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Un renflement situé au centre exact d’une ville, qui contient tout le devenir de
celle-ci, et qui grossit au point de repousser en périphérie l’ancien centre et de le
remplacer… On rencontre dans ses lectures bien des objets singuliers. Ceux-ci
sont mentionnés par Gravity’s Rainbow, de Thomas Pynchon, Les Grandes Blondes
de Jean Echenoz, Morbus Kitahara de Christoph Ransmayr et Le città invisibili
d’Italo Calvino. Ils ouvrent la fiction à des espaces étranges qui mettent en crise
la notion de territoire. Or j’étudie ici la représentation de l’espace géographique
dans ces quatre fictions postmodernes.
La postmodernité désigne l’époque, le système économique, politique, social
et culturel (l’adjectif « postmoderne » étant précisément à l’origine de ce substan-
tif ), quant au postmodernisme, il s’agit plutôt d’un ensemble, courant de pensée
« Territoires postmodernes », Clément Lévy
bousculée, des lieux réels côtoient des lieux imaginaires, l’usage du pastiche
mélange les genres et les références littéraires convoquées dans des œuvres qui les
malmènent, et tout principe unifiant est remis en doute (au risque de la paranoïa,
thème important ici).
Mais cette esthétique refuse en même temps de définir explicitement une
théorie sur laquelle elle pourrait se fonder. Cela permet des affiliations, certes
pratiques, mais également fragiles. Dans son Apostille au Nom de la rose, Umberto
Eco considère le postmodernisme comme un « maniérisme en tant que catégorie
méta-historique » 1. Identification fructueuse parce qu’elle rend compte avec exacti-
tude d’une des caractéristiques fondamentales du postmodernisme : son goût pour
la parodie et l’allusion ironique. Car selon Umberto Eco, l’attitude postmoderne
consiste à dépasser l’avant-garde, ses réalisations tout comme ses idéaux, par la
citation ironique, ce qui est maniériste car cela correspond au refus d’une attitude
naïve.
Pour autant, le maniérisme des années 1960-1990 que serait le postmoder-
nisme ne se réduit pas à un style ou un courant esthétique. Sa dimension politique
ISBN 978-2-7535-3351-6 Presses universitaires de Rennes, 2014, www.pur-editions.fr
certain nombre de refus : la prétention à avoir raison, à édifier des normes ou à s’y
soumettre, et plus généralement les discours univoques 3.
1. Umberto Eco, Apostille au Nom de la rose (1983), tr. Myriem Bouzaher, Paris, LGF, « Le Livre
de poche – biblio/Essais », 1990, p. 75.
2. Cf. Hakim Bey, TAZ, Zone autonome temporaire (1991), trad. Christine Tréguier, Peter Lamia
et Aude Latarget, Paris, L’Éclat, « Lyber », 1997 et Michael Hardt et Antonio Negri, Empire
(2000), trad. Denis-Armand Canal, Paris, 10/18, « Fait et cause », 2000.
3. Cela a permis de définir le posmodernisme comme une « pensée faible », Gianni Vattimo et Pier
Aldo Rovatti (dir.), Il pensiero debole (1983), Milan, Feltrinelli, 1997.
INTRODUCTION 19
Post-Modern Architecture (1977). Puis le terme est employé dans le fameux essai
du philosophe Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Rapport sur le
savoir (1979). Par la suite, les événements survenus au cours des années 1990
ont démenti les positions défendues par certains intellectuels postmodernistes
qui annonçaient à grand fracas la fin de l’histoire et l’avènement d’une nouvelle
7. En 1957, les Éditions de Minuit publient la deuxième édition de Tropismes, paru pour la première
fois en 1939.
8. La Beat Generation prend forme à partir des publications de Gregory Corso, The Vestal Lady
on Brattle and Other Poems (1955), Allen Ginsberg, Howl (1956), Jack Kerouac, On the Road
(1957), et William Burroughs, Naked Lunch (1959).
INTRODUCTION 21
9. Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme (1992), trad. Denis-Armand Canal,
Paris, Flammarion, 1992.
10. Jean-Marc Besse, « Le postmodernisme et la géographie. Éléments pour un débat », L’Espace
géographique, n° 2004-1, janvier-mars 2004, p. 3-4.
22 TERRITOIRES POSTMODERNES
Edward Soja est en effet l’auteur de deux ouvrages qui ont marqué le passage
en géographie à un usage fécond de la théorie postmoderne 11, là où auparavant,
les géographes, en particulier David Harvey et Fredric Jameson – Mike Davis
constituant un cas particulier – utilisaient la notion comme synonyme et symp-
tôme d’une crise profonde de l’idéologie capitaliste libérale 12.
Mais pour étudier des œuvres littéraires, c’est à la géocritique, et non à la
géographie, que nous ferons appel. Cette méthodologie fondée par Bertrand
Westphal repose sur une théorie des rapports entre l’espace référentiel et la litté-
rature qui permet de concevoir l’inscription dans le texte d’un référent spatial
comme première par rapport à sa description sous la plume du géographe. La
géocritique, dans les termes de Bertrand Westphal, « à l’inverse de la plupart des
autres approches littéraires de l’espace, […] incline en faveur d’une démarche
géocentrée, qui place le lieu au centre des débats 13 ». Comme les fictions et les
textes théoriques qui s’inscrivent dans le mouvement postmoderne accordent à
l’espace toute leur attention, la géocritique s’impose. Multifocalisée, elle permet
d’envisager les rapports entre le référent et sa représentation selon des perspectives
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plurielles qui seront celles des personnages selon leurs différentes appartenances,
celle des auteurs, des narrateurs, quand ils sont identifiés par un lieu d’origine,
et pourquoi pas celle du lecteur. Polysensorielle, la géocritique est parfaitement
adaptée à la représentation littéraire qui fait imaginer au lecteur des sensations
visuelles, haptiques, auditives, olfactives et gustatives. Et comme elle propose une
« vision stratigraphique 14 », la géocritique permet d’étudier dans leur profondeur
les quatre dimensions de l’espace et du temps que reconstruit chaque récit de
fiction, ainsi que la référence à l’histoire que convoque chaque mention d’un lieu
dans un texte littéraire.
« Territoires postmodernes », Clément Lévy
11. Edward W. Soja, Postmodern Geographies: The Reassertion of Space in Critical Social Theory (1989),
Londres, Verso, 1995 ; Thirdspace: Journeys to Los Angeles and Other Real-and-Imagined Places,
Oxford, Blackwell, 1996.
12. David Harvey, The Condition of Postmodernity: An Enquiry into the Origins of Cultural Change,
Oxford, Blackwell, 1990 et Fredric Jameson, Le Postmodernisme, ou La Logique culturelle du
capitalisme tardif (1991), trad. Florence Nevoltry, Paris, Beaux-Arts de Paris, « D’Art en ques-
tions », 2007. Les travaux de Mike Davis, inaugurés avec son essai sur l’urbanisme, l’histoire et
les représentations artistiques de Los Angeles, ont permis un véritable aggiornamento, sensible
depuis dans les études culturelles. Voir Mike Davis, City of Quartz, Los Angeles capitale du futur
(1991), Paris, La Découverte, 1997.
13. Bertrand Westphal, La Géocritique, Réel, fiction, espace, Paris, Éditions de Minuit, « Paradoxe »,
2007, p. 185.
14. Ibid., p. 222 sq.
INTRODUCTION 23
terrail, terral et terrier ajoutent aux sens communs aux termes de ce groupe ceux
de remblai, rempart. Par le contexte dans lequel ces mots sont employés, et du
fait de l’idée banale selon laquelle il faut inspirer de la terreur à nos ennemis pour
les empêcher d’entrer sur notre territoire et de s’en emparer, des connotations
affectives quelque peu hostiles ont pu se joindre aux sens de « territoire ». Sa
définition la plus générale, dans Les Mots de la géographie est : « Espace approprié,
avec sentiment ou conscience de son appropriation 16 ». L’affect est en effet ce qui
distingue dans l’espace la terre que l’on s’approprie et sur laquelle on établit son
territoire. En cela, les termes de nation et de patrie sont très proches, par leur sens,
de « territoire », et la grande mission de l’État serait donc de garantir l’intégrité et
la sécurité du territoire. C’est pourquoi le terme signifie également la partie de l’es-
« Territoires postmodernes », Clément Lévy
pace sur laquelle s’étend le pouvoir d’une institution, et en particulier d’une cour
de justice. Par extensions successives, « territoire » est ainsi devenu un synonyme
de « domaine », ou de « champ », qu’on utilise en sciences sociales. « Territoire » est
donc un mot passe-partout, tout comme « espace » dans les lettres et les sciences
15. « Territorio […] è una parola nella cui radice Terra e terrore si mescolano e confondono. » Franco
Farinelli, Geografia, Un’introduzione ai modelli del mondo, Turin, Einaudi, « Piccola biblioteca
Einaudi », 2003, p. 37. Quand la note ne mentionne pas la source de la traduction citée, j’en
suis l’auteur.
16. Hervé Théry et Roger Brunet, « Territoire », Roger Brunet (dir.), Les Mots de la géographie,
Dictionnaire critique (1992), Montpellier, GIP Reclus, La Documentation française, 1993,
p. 480.
24 TERRITOIRES POSTMODERNES
humaines, et il peut désigner aussi bien le sujet de recherches d’un urbaniste, que
celui d’un spécialiste du comportement animal ou d’un psychologue.
Les recherches que j’ai menées se fondent cependant sur des conceptions
récentes de la notion de territoire, qui la mettent en relation avec le visage de
l’autre, dans les œuvres de Deleuze et Guattari, et avec le nomos, le territoire du
droit, chez Carl Schmitt et Massimo Cacciari. En théorie de la littérature, les
travaux sur l’espace de Gaston Bachelard et de Maurice Blanchot, jusqu’à une
période récente, semblaient avoir tout dit sur le sujet. Mais L’Espace littéraire 17 et
La Poétique de l’espace 18 étudient dans ce terme une métaphore de la création litté-
raire et une conception subjective de l’espace. La démarche de Bachelard a permis
de faire d’Espèce d’espaces (1974), de Georges Perec, son contrepoint sur le versant
intimiste de la littérature contemporaine puisque comme lui, Perec écrit sur la
chambre, l’appartement, la rue, le quartier, mais la référence est chez lui nettement
autobiographique, alors que Bachelard se fondait sur des œuvres littéraires pour
tenir un discours plus général. Mais mon propos envisage l’espace et le territoire
comme des relations ouvertes, et non partagées entre le subjectif et l’objectif. La
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géophilosophie dans laquelle l’étude géocritique menée ici peut s’inscrire est celle
de Nietzsche dont s’inspirent Gilles Deleuze et Félix Guattari.
Dans les œuvres de Friedrich Nietzsche sont décrits de nombreux paysages,
et l’auteur compare son travail de philosophe à celui d’un arpenteur, ou à la
randonnée d’un voyageur 19. Mais la montagne que gravit Zarathoustra ou l’océan
qu’il traverse pour rejoindre les Îles des Bienheureux ne sont pas des lieux géogra-
phiques, mais des espaces symboliques. Nietzsche les a conçus au cours de ses
promenades en France, en Suisse ou en Italie, comme en témoignent certains
passages d’Ecce homo (1908), mais Also sprach Zarathustra (1883-1885) n’évoque
pas des lieux réels, ni dont la localisation soit déterminante, ni des lieux communs
comme le locus amoenus : ce sont des lieux symboliques, au même titre que la
« Territoires postmodernes », Clément Lévy
« selva oscura » de Dante. L’espace nietzschéen qui dans son écart au référent remet
en question la différence entre lieu et espace se rapproche donc de l’espace des
récits mythologiques, mais pour proposer un discours philosophique et poétique :
l’espace géographique est conçu comme une image du plan d’immanence, la
17. Maurice Blanchot, L’Espace littéraire (1955), Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1988.
18. Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace (1957), Paris, Puf, « Quadrige – Grands textes »,
2004.
19. Voir sur ce point mon article, « Nietzsche arpenteur : la géophilosophie et l’Europe », Tania
Collani et Éric Lysøe (dir.), Entre tensions et passions : Construction/ déconstruction de l’es-
pace européen, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, « Europes littéraires », 2010,
p. 227-240.
INTRODUCTION 25
faire vaciller les certitudes éphémères par lesquelles je crois connaître ses secrets et
son sens. Pourtant, beaucoup d’autres fictions sont considérées comme de parfaits
exemples du postmodernisme américain. C’est le cas des romans de Don DeLillo,
William Gaddis ou William Gass. Mais j’ai préféré une œuvre moins expérimen-
tale, sans choisir pour autant une œuvre facile, car Gravity’s Rainbow (1973) fait se
chevaucher des espaces réels et des lieux imaginaires, et se déroule surtout dans la
« Zone », dans l’Allemagne de 1945 où s’est imposé un nouveau rapport au temps
et à l’espace qui a déterminé l’émergence du postmodernisme.
20. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Éditions de Minuit,
« Critique », 1991, p. 44.
26 TERRITOIRES POSTMODERNES
Jean Echenoz est l’un des romanciers minimalistes qui représentent en France
le courant postmoderne. Ses œuvres ont connu un succès croissant mais leur
traitement explicite et insistant des questions liées à l’espace géographique les a
désignées à mon attention. Les personnages des romans de Jean Echenoz voyagent
beaucoup, en orbite autour de la Terre dans Nous trois (1992), à travers le Pacifique
en goélette dans Le Méridien de Greenwich, et plus souvent en voiture, mais aussi
en avion, comme dans Les Grandes Blondes (1995). Ce roman est un pastiche alerte
de romans d’aventure qui joue avec les stéréotypes du récit de voyage à l’époque
où les touristes voyagent d’un continent à l’autre.
Italo Calvino publie en 1979 Se una notte d’inverno un viaggiatore, roman
dont l’intrigue consiste en la lecture par un groupe de personnages des premières
pages d’une série de romans fictifs. Ce roman sur le roman, ou méta-roman,
est cité en exemple d’expérimentation romanesque postmoderne. Mais Le città
invisibili (1972), par sa forme recherchée et sa référence à un ouvrage de la fin du
xiiie siècle qui fonde la représentation moderne de l’Orient en Europe, m’a paru
plus en phase avec mon sujet. L’empire tartare que décrivait Marco Polo dans
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son Livre des merveilles 21 a une consistance que l’histoire peut vérifier, même si la
fable et le mythe ont une part importante dans cet ouvrage. Mais le recueil d’Italo
Calvino semble l’annoter ou l’émailler de fictions plus variées encore. Ce déca-
lage et la part utopique du recueil des Città invisibili permettent qu’on l’envisage
comme une œuvre tout à fait adaptée à une étude sur la représentation de l’espace
dans une fiction postmoderne.
Un autre et plus fameux roman de Christoph Ransmayr, Die letzte Welt
(1988) pouvait offrir, comme Morbus Kitahara (1995), une incursion dans un
temps fictif, anachronique, et lié pourtant à l’histoire, car ce travail sur le temps
du roman était couplé cette fois-ci à une réécriture brillante des Métamorphoses
d’Ovide. Cependant Morbus Kitahara décrit un territoire en crise. La région
« Territoires postmodernes », Clément Lévy
21. Je le cite ici dans une édition récente qui lui donne un titre plus exact : La Description du monde,
éd. et trad. de la rédaction française due à Thibaut de Cepoy par Pierre-Yves Badel, Paris, LGF,
« Le Livre de poche – Lettres gothiques », 1998. En italien, il est intitulé Milione, aphérèse du
surnom des Polo, « Emilione », originaires de l’Emilia. C’était aussi une allusion aux trésors (aux
« merveilles ») que le récit du voyageur décrit en abondance : Marco Polo, Milione, Versione
toscana del Trecento (1975), éd. par Valeria Bertolucci Pizzorusso, index : Giorgio R. Cardona,
Milan, Adelphi, 2003, p. ix-xv.
INTRODUCTION 27
dormant, Oz, Locus Solus et autres inventions géographiques. Dans une démarche
assez proche, une artiste italienne, Rebecca Agnes (née en 1978), a réalisé en
2002 une œuvre graphique intitulée Mappa qui est un planisphère représentant
le monde, évidé des lieux où elle n’est jamais allée, et donc « presque entière-
ment constitué de mer 23 », mais enrichi de « tous les lieux de [s]on imaginaire
personnel 24 ». Parmi ceux-ci, on trouve notamment, sur un archipel aux contours
étranges, les cinquante-cinq « villes invisibles » d’Italo Calvino 25. Cependant, la
22. La première à apparaître dans cet ouvrage, Aglaurée, est dite « ville non localisée ». Quatre
autres (Anastasia, Eudoxie, Moriane et Valdrade) sont situées en Asie, ce qui est conforme à
l’ancrage des Città invisibili dans l’histoire de la Chine du xiiie siècle, mais Italo Calvino ne
donne jamais aucune indication permettant de localiser les « villes invisibles » alors même que
« Territoires postmodernes », Clément Lévy
certaines semblent aussi européennes que d’autres sont manifestement asiatiques. Voir aussi
Alberto Manguel et Gianni Guadalupi, Dictionnaire des lieux imaginaires (1980), trad. Patrick
Reumaux, Michel-Claude Touchard et Olivier Touchard, Arles, Actes Sud, « Babel », 2001, s. v.
Argia, Baucis, Bersabée, Despina, Ersilie, Eusapie, Isaura, Léonie, Octavie, Périntie, Phyllide,
Tecla, Zemrude et Zénobie.
23. « Un mondo quasi interamente costituito dal mare », Rebecca Agnes, « I luoghi immaginari di
Rebecca Agnes », entretien avec Emmanuele Catellani, Artkey Magazine, 19/3/2006. Mappa a
été présentée à la Galerie des enfants du Centre Georges-Pompidou à Paris lors de l’exposition
« L’Invention du monde », octobre 2003-juin 2004.
24. « Tutti i luoghi del mio immaginario personale », ibid.
25. Avant Rebecca Agnes, Fausto Melotti (1901-1986) a créé plusieurs de ses sculptures en s’inspirant
des œuvres d’Italo Calvino, qui reconnaissait lui devoir ses « villes effilées ». Des photographies
de ces assemblages élancés de matériaux légers, disposés avec minutie sur des trépieds filiformes,
28 TERRITOIRES POSTMODERNES
remarquable variété des tonalités qui caractérisent chacune des fictions du corpus
conduit à considérer le réalisme de ces représentations de l’espace géographique,
très variable, avec un certain détachement. La gravité a sa place dans chacune des
quatre fictions, mais l’ironie se taille la part du lion dans Les Grandes Blondes,
l’humour et le burlesque sont très représentés chez Thomas Pynchon, le lyrisme
est fréquent dans Morbus Kitahara, et la rêverie onirique, parfois mélancolique,
est omniprésente dans Le città invisibili. Ces tonalités du texte littéraire jouent
diversement sur la confiance que le lecteur accorde au narrateur et sur la facilité
avec laquelle il se laisse mener par le récit. Qu’un élément discordant apparaisse
dans le cadre géographique réaliste de l’histoire, et le décalage rend plus sensible la
frontière qui sépare la réalité de la fiction. Cesse alors brusquement la « suspension
volontaire de l’incrédulité 26 » qui, selon l’hypothèse de Samuel Taylor Coleridge
sur l’illusion poétique, permet qu’une fiction émeuve et suscite l’adhésion.
neuf sections du recueil sont encadrées par des passages en italiques que le critique
arborescences métalliques, sont reproduites en couverture des éditions de poche des œuvres de
Calvino (collection Oscar des éditions Mondadori à Milan).
26. « The willing suspension of disbelief », Samuel Taylor Coleridge, Biographia Literaria (1817), The
Collected Works, Princeton, Princeton University Press, 1983, t. VII, vol. 2, p. 6.
27. Les séries sont citées ici dans leur ordre d’apparition dans le texte, et non dans l’ordre donné
par l’index : le città e la memoria, le città e il desiderio, le città e i segni, le città sottili, le città e gli
scambi, le città e gli occhi, le città e il nome, le città e i morti, le città e il cielo, le città continue, e
le città nascoste.
INTRODUCTION 29
28. « Microcornici », Mario Barenghi, Italo Calvino, Città invisibili [Notice], Romanzi e raconti
(1992), éd. Claudio Milanini, avec la collab. de Mario Barenghi et Bruno Falcetto, Milan,
Mondadori, « I Meridiani », 2005, t. II, p. 1359.
29. Queneau cite le fameux apologue sur la quatrième de couverture (« Tchouang-tseu rêve qu’il
« Territoires postmodernes », Clément Lévy
est un papillon, mais n’est-ce point le papillon qui rêve qu’il est Tchouang-tseu ? »), et les inter-
férences entre rêve et réalité fondent toute l’organisation de l’intrigue dans Les Fleurs bleues
(1965). Italo Calvino est l’auteur de sa traduction italienne : I fiori blu, Turin, Einaudi, 1967.
30. Italo Calvino, Les Villes invisibles, trad. Jean Thibaudeau, Paris, Le Seuil, « Points », 1996,
p. 122 : « due straccioni soprannominati Kublai Kan e Marco Polo, che stanno rovistando in uno
scarico di spazzatura », Le città invisibili (1972), Milan, Mondadori, « Oscar », 1993, p. 103-104.
31. « L’opera che più rappresenta il Calvino “sperimentale” è senza dubbio le Città », Guido Bonsaver,
Il mondo scritto, Forme e ideologia nella narrativa di Italo Calvino, Turin, Tirrenia Stampatori,
« L’Avventura Letteraria », 1995, p. 163.
32. « Momento magico nell’opera di Calvino », Peter Kuon, « Critica e progetto dell’utopia: Le città
invisibili di Italo Calvino », Mario Barenghi, Gianni Canova et Bruno Falcetto (dir.), La
visione dell’invisibile. Saggi e materiali su Le città invisibili di Italo Calvino, Milan, Mondadori,
« I luoghi e la storia », 2002, p. 41.
30 TERRITOIRES POSTMODERNES
« se fait remballer vite fait 36 » et dans Je m’en vais, une ouverture de chapitre place
le lecteur face aux règles injustes définissant l’espace européen selon les accords de
Schengen, « qui autorisent les riches à se promener chez les riches, confortable-
ment entre soi, s’ouvrant plus grand les bras pour mieux les fermer aux pauvres
qui, supérieurement bougnoulisés, n’en comprennent que mieux leur douleur 37 ».
Ces scènes fortes prouvent que l’auteur n’hésite pas à prendre parti sur des ques-
tions politiques et sociales de grande actualité 38. Il n’est en aucune manière un
artiste détaché de la réalité du terrain, relativiste et moqueur, ce qu’on reproche
couramment aux postmodernistes. Mais Jean Echenoz ne reconnaît pas la perti-
nence de ce label, du moins en littérature 39.
« Territoires postmodernes », Clément Lévy
33. Jean Echenoz, « Dans l’atelier de l’écrivain », [entretien avec Geneviève Winter, Pascaline Griton
et Emmanuel Barthélemy], Je m’en vais, Éditions de Minuit, « Double », 2001, p. 231.
34. Jean Echenoz, Les Grandes Blondes, Paris, Éditions de Minuit, 1995, p. 96.
35. Christine Jérusalem, « Géographies de Jean Echenoz », Remue.net, [en ligne] <http://remue.
net/cont/echenozChrisJer.html>.
36. Jean Echenoz, Les Grandes Blondes, op. cit., p. 205.
37. Jean Echenoz, Je m’en vais, op. cit., p. 181.
38. La première scène a lieu dans un commissariat de police. Et dans la seconde, l’usage du terme
insultant « bougnoule », transformé en forme verbale à la voix passive, signale la violence des
rapports sociaux dans l’Union européenne.
39. « J’ai toujours eu du mal à voir la pertinence de l’idée de postmodernité en littérature, alors que
je peux la comprendre en architecture », Jean Echenoz, « L’image du roman comme moteur de
INTRODUCTION 31
la fiction », [entretien avec Jean-Claude Lebrun], L’Humanité, 11/10/1996, Remue.net, [en ligne]
<http://remue.net/cont/echenozjcl.html>.
40. L’ouvrage de Steven Weisenburger, A Gravity’s Rainbow Companion: Sources and Contexts for
Pynchon’s Novel, Athens (Ga.), University of Georgia Press, a été publié pour la première fois
en 1988, et la seconde édition en 2006. Mais ce livre est paru après la traduction française du
roman qui n’a pu en bénéficier. Je la cite de temps en temps.
41. « Encyclopedic novel », Edward Mendelson, « Gravity’s Encyclopedia » (1976), Harold Bloom
(dir.), Thomas Pynchon’s Gravity’s Rainbow, New York, Chelsea House, « Modern Critical
Interpretations », 1986, p. 29-52.
42. « Novels of information multiplicity », John Johnston, Information Multiplicity: American Fiction
in the Age of Media Saturation, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1998, p. 58.
32 TERRITOIRES POSTMODERNES
V-2 43 qui sont, pour Pierre-Yves Pétillon, le personnage principal du roman 44.
Mais Slothrop croit avoir été manipulé dans sa petite enfance par des scientifiques
de la firme IG Farben, poursuit ses recherches pour son compte et s’évanouit dans
l’Allemagne tout juste défaite, la Zone, parcourue par des réfugiés de toutes prove-
nances, mus par des espoirs divers, ainsi que par des personnages menacés comme
lui par la paranoïa. Le roman s’achève en Californie après un bond de vingt-cinq
ans en avant : la chute d’un missile sur un cinéma (où s’interrompt la projection
d’un film qui pourrait être Gravity’s Rainbow) est imminente. Est-ce le prélude à
l’anéantissement total, au grand bombardement nucléaire ?
La possession, voire le contrôle ou l’exploitation de l’autre sont des enjeux
importants dans ce récit où des États rivaux se disputent la maîtrise de territoires
qu’ils prennent par la force. La guerre, l’amour et l’économie de marché sont des
thèmes importants du roman, et ils partagent le même réseau métaphorique.
C’est pourquoi l’espace de la Zone, disputé mais aux frontières provisoirement
incertaines dans la période qui précède les accords de Potsdam, est aussi le lieu où
prennent forme des projets de toutes sortes : une république anarchiste de gauchos,
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43. Ces missiles, nommés « Vergeltungswaffen 2 », « armes de représailles-2 », furent lancés dans les
derniers mois de la guerre principalement sur Londres et Anvers. Ces armes nouvelles ont suscité
la convoitise des Alliés avant même la capitulation nazie. L’opération Paperclip permit d’exfiltrer
vers les laboratoires de recherche américains les scientifiques qui les avaient développées, au
premier rang desquels Wernher von Braun.
44. « Gravity’s Rainbow est au V-2 ce que Moby Dick est à la baleine blanche », Pierre-Yves Pétillon,
« 1973 : Gravity’s Rainbow, Thomas Pynchon », Histoire de la littérature américaine : Notre
demi-siècle, 1939-1989, Paris, Fayard, 1992, p. 520.
45. Pour plus de détail, voir Sascha Pöhlmann, « Gravity’s Rainbow », The Literary Encyclopedia,
24/10/2006, [en ligne] <http://www.litencyc.com/php/sworks.php?rec=true&UID=4900>.
INTRODUCTION 33
46. Pierre-Yves Pétillon, « 1973 : Gravity’s Rainbow, Thomas Pynchon », art. cit., p. 518-521.
47. La première étude récente de ce genre littéraire est l’ouvrage de Hinrich Hudde et Peter Kuon
(dir.), De l’utopie à l’uchronie, Formes, significations, fonctions, Tübingen, Gunter Narr, « Études
littéraires françaises », 1988.
48. Charles Renouvier, Uchronie (l’utopie dans l’histoire), Esquisse historique apocryphe du dévelop-
pement de la civilisation européenne tel qu’il n’a pas été, tel qu’il aurait pu être, Paris, Bureau de la
Critique philosophique, 1876, ouvrage consulté sur Gallica, la bibliothèque numérique de la
Bnf, <http://gallica2.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k833574.image.r=renouvier.f1.langFR>.
49. « Uchronian fantasy locates utopia in history, by imagining an apocryphal course of events, which
clearly did not really take place, but which might have taken place », Elisabeth Wesseling,
« Historical Fiction: Utopia in History », Hans Bertens and Douwe Fokkema (dir.),
International Postmodernism: Theory and Literary Practice, Amsterdam, John Benjamins,
« A Comparative History of Literatures in European Languages », 1997, p. 204.
34 TERRITOIRES POSTMODERNES
50. Les noms des deux personnages principaux du roman sont des toponymes. Vitus Bering (1681-
1741) était le navigateur qui découvrit le détroit qui porte son nom, et Ambras est le nom d’un
château du Tyrol.
51. Christoph Ransmayr a reçu le Prix Franz Kafka pour Morbus Kitahara en 1995, et en 1996, le
Prix Aristeion, prix européen qui fut conjointement décerné à Salman Rushdie pour The Moor’s
Last Sigh. Seule une voix dans la presse autrichienne s’opposa au concert de louanges décernées à
l’auteur : Franz Joseph Czernin, « Es muss der Lärm der Welt sein. Zur Sprache von Christoph
Ransmayr und anderen Literaturproduzenten », Der Standard (9/1/1998).
INTRODUCTION 35
minimisait le nombre des prisonniers morts dans la carrière d’Ebensee dont celle
de Moor est une représentation fictionnelle. Mais je me trompais 52.
Morbus Kitahara est donc une œuvre grave, qui contraste avec les autres livres
du corpus. La forte présence de l’histoire et les paysages alpins magnifiés par la
langue de Christoph Ransmayr introduisent une façon très élaborée de représenter
l’espace géographique, les références s’ajoutant les unes aux autres en formant une
stratification dont l’étude est très fructueuse.
Les œuvres étudiées ici sont des fictions, et en tant que telles, elles entre-
tiennent avec le réel référentiel une relation mimétique. Si le Nouveau Roman a
accéléré la mort du personnage et l’atténuation de l’intrigue, la fiction postmo-
derne n’a pas renoncé à la représentation. Bien au contraire, le réel s’impose au
lecteur et parasite parfois le récit. Ainsi les descriptions des lieux et des person-
nages, leur mise en scène dans des environnements dont l’importance est souli-
gnée, les énumérations, les index ou autres répertoires alphabétiques viennent
saturer de réel le récit de fiction. Les paroles des personnages, des narrateurs, et
ISBN 978-2-7535-3351-6 Presses universitaires de Rennes, 2014, www.pur-editions.fr
les voix que transmettent les médias s’entremêlent, et dans cette prolifération de
discours et d’images que John Barth célèbre dans un article fameux comme un
« renouvellement 53 » de la fiction, le péril qui menace est celui du brouillage et
d’une indistinction qui viendrait masquer tout propos intelligible.
Dans le contexte postmoderne de perte générale des repères et d’affirmation
de toutes les diversités, la fiction postmoderne donne-t-elle encore un sens à la
notion de territoire ? Si oui, y a-t-il une représentation littéraire du territoire qui
soit caractéristique de la fiction postmoderne ? et sinon, comment l’appropriation
de l’espace est-elle envisagée ?
Un premier état des lieux permettra de concevoir le monde comme un
ensemble dépourvu de forme et sans cohérence apparente. Le roman postmoderne
« Territoires postmodernes », Clément Lévy
52. Dans cet article, je tentais maladroitement de justifier ce qui, dans ma lecture hâtive, était des
choix discutables de l’auteur. Je prenais Moor pour Mauthausen, où les nazis ont assassiné plus
de 100 000 personnes, alors qu’il est question d’Ebensee, où l’on a compté environ 12 000 morts.
Voir « Pynchon et Ransmayr inventent un autre mai 1945 en Europe : une expérience littéraire »,
Cédric Groulier, Clément Lévy et Gian Maria Tore (dir.), Regards croisés sur l’expérience en
Sciences de l’homme et de la société, Limoges, Pulim, « Constellations », 2006, p. 231-240.
53. John Barth, « La littérature du renouvellement, La fiction postmoderniste », trad. Cynthia
Liebow et Jean-Benoît Puech, Poétique 48, novembre 1981, p. 395-405.
36 TERRITOIRES POSTMODERNES
du monde presque abandonnée par l’auteur. Devenu trop petit, le monde est en
outre recouvert de non-lieux, symboles de la condition humaine postmoderne.
On verra ensuite que les fictions du corpus ne renoncent pourtant pas à
écrire l’espace, donnant aux techniques et aux notions qu’emploie la géographie
une importance prépondérante. La toponymie des fictions d’Italo Calvino et de
Christoph Ransmayr est particulièrement riche, qu’elle soit entièrement fiction-
nelle, qu’elle renvoie à des lieux réels, ou qu’elle soit le fruit d’une création nouvelle
sur la base d’allusions culturelles et historiques. Nous verrons aussi comment est
employée la cartographie dans les deux romans de Jean Echenoz et de Thomas
Pynchon.
Les territoires dans lesquels se déroulent les intrigues du corpus pourront
alors être envisagés comme des espaces-temps. En effet, la fiction postmoderne
croise les dimensions de l’espace et du temps, ce qui donne lieu à une expressivité
particulière (et nostalgique) des textes étudiés ici. Mais l’espace référentiel, revenu
au cœur de la théorie postmoderne, permet une redéfinition des buts assignés à
la fiction, qui s’ouvre à tous les possibles. Les lignes de fuite qui entraînent ces
ISBN 978-2-7535-3351-6 Presses universitaires de Rennes, 2014, www.pur-editions.fr
fictions nomades vers des lieux autres mettront en évidence la force du tournant
spatial qu’a théorisé la critique postmoderne.
La question de la représentation sera alors abordée et l’on verra combien les
œuvres postmodernes se posent à la fois en héritières de la tradition et la brisent
par la caricature des morceaux de bravoure attendus. L’étude des mises en abîme
et des ekphrasis que proposent les œuvres du corpus permettra d’entrer au cœur
de la crise de la représentation. Nous distinguerons aussi mimèsis et réalisme des
descriptions, ce qui permettra de détailler la crise du territoire que révèlent Le città
invisibili, Les Grandes Blondes, Gravity’s Rainbow et Morbus Kitahara.
Nous pourrons alors proposer une autre territorialité fondée sur les notions
de milieu et de flux. Les œuvres du corpus comprennent de nombreuses images
« Territoires postmodernes », Clément Lévy