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INTRODUCTION

Une carte en relief du massif de la Jungfrau modelée dans le ciment, trop


grosse pour quitter la pièce où on l’a construite. Le peroxyde d’azote, carburant
pour fusées et qu’on emploie d’ordinaire pour se décolorer les cheveux. Une limou-
sine Studebaker dont la carrosserie a la forme d’un oiseau de proie, toutes griffes
dehors, mais qui ne circule que sur les routes défoncées d’un canton de montagne.
ISBN 978-2-7535-3351-6 Presses universitaires de Rennes, 2014, www.pur-editions.fr

Un renflement situé au centre exact d’une ville, qui contient tout le devenir de
celle-ci, et qui grossit au point de repousser en périphérie l’ancien centre et de le
remplacer… On rencontre dans ses lectures bien des objets singuliers. Ceux-ci
sont mentionnés par Gravity’s Rainbow, de Thomas Pynchon, Les Grandes Blondes
de Jean Echenoz, Morbus Kitahara de Christoph Ransmayr et Le città invisibili
d’Italo Calvino. Ils ouvrent la fiction à des espaces étranges qui mettent en crise
la notion de territoire. Or j’étudie ici la représentation de l’espace géographique
dans ces quatre fictions postmodernes.
La postmodernité désigne l’époque, le système économique, politique, social
et culturel (l’adjectif « postmoderne » étant précisément à l’origine de ce substan-
tif ), quant au postmodernisme, il s’agit plutôt d’un ensemble, courant de pensée
« Territoires postmodernes », Clément Lévy

et mouvement esthétique à la fois, contemporain de cette période et conscient de


sa signification dans l’histoire. C’est ainsi que selon leur discipline, les spécialistes
s’intéressent plutôt au postmodernisme qu’à la postmodernité : David Harvey,
géographe, intitule son essai The Condition of Postmodernity (1990), et le théoricien
de la littérature Brian McHale étudie dans Postmodernist Fiction (1987) la fiction
postmoderne, ou postmoderniste (la distinction est de mise en anglais).
Le postmodernisme est un mouvement qui, sur la critique des idéaux valorisés
par la pensée moderne, élève une riche reconstruction fondée sur le pluralisme.
Pour définir simplement le postmodernisme littéraire, il suffirait de dire que c’est
une esthétique qui privilégie l’écart et la distorsion. La chronologie est souvent
18 TERRITOIRES POSTMODERNES

bousculée, des lieux réels côtoient des lieux imaginaires, l’usage du pastiche
mélange les genres et les références littéraires convoquées dans des œuvres qui les
malmènent, et tout principe unifiant est remis en doute (au risque de la paranoïa,
thème important ici).
Mais cette esthétique refuse en même temps de définir explicitement une
théorie sur laquelle elle pourrait se fonder. Cela permet des affiliations, certes
pratiques, mais également fragiles. Dans son Apostille au Nom de la rose, Umberto
Eco considère le postmodernisme comme un « maniérisme en tant que catégorie
méta-historique » 1. Identification fructueuse parce qu’elle rend compte avec exacti-
tude d’une des caractéristiques fondamentales du postmodernisme : son goût pour
la parodie et l’allusion ironique. Car selon Umberto Eco, l’attitude postmoderne
consiste à dépasser l’avant-garde, ses réalisations tout comme ses idéaux, par la
citation ironique, ce qui est maniériste car cela correspond au refus d’une attitude
naïve.
Pour autant, le maniérisme des années 1960-1990 que serait le postmoder-
nisme ne se réduit pas à un style ou un courant esthétique. Sa dimension politique
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l’inscrit dans un contexte historique dont la singularité doit être affirmée. De


nombreux artistes et théoriciens que l’on peut considérer comme des postmoder-
nistes se sont ainsi sensiblement impliqués au côté des mouvements d’affirmation
des minorités qui partagent les mêmes références théoriques (Foucault, Deleuze,
Derrida, pour ne citer que les plus connus), même s’ils récusent la pertinence de
la notion de postmodernisme. Et les mouvements d’action en faveur de l’écologie
ou contre la mondialisation, comme en témoignent les travaux de Toni Negri ou
Hakim Bey, revendiquent les mêmes sources théoriques 2. Reconnaissons au moins
que « postmoderne », même si ce n’est qu’une étiquette, a le mérite de permettre
d’identifier en un mot ce qu’il serait difficile de présenter autrement que par
de longues explications. De plus, les auteurs postmodernes ont en commun un
« Territoires postmodernes », Clément Lévy

certain nombre de refus : la prétention à avoir raison, à édifier des normes ou à s’y
soumettre, et plus généralement les discours univoques 3.

1. Umberto Eco, Apostille au Nom de la rose (1983), tr. Myriem Bouzaher, Paris, LGF, « Le Livre
de poche – biblio/Essais », 1990, p. 75.
2. Cf. Hakim Bey, TAZ, Zone autonome temporaire (1991), trad. Christine Tréguier, Peter Lamia
et Aude Latarget, Paris, L’Éclat, « Lyber », 1997 et Michael Hardt et Antonio Negri, Empire
(2000), trad. Denis-Armand Canal, Paris, 10/18, « Fait et cause », 2000.
3. Cela a permis de définir le posmodernisme comme une « pensée faible », Gianni Vattimo et Pier
Aldo Rovatti (dir.), Il pensiero debole (1983), Milan, Feltrinelli, 1997.
INTRODUCTION 19

Ruggero Campagnoli rappelle en outre que les contradictions apparentes dans


la définition du postmodernisme ne sont en fait que deux interprétations opposées
de la même notion :
La plus connue est l’interprétation progressiste, anti-totalitaire, anti-élitaire,
déconstructionniste et ludique, qui considère le postmodernisme comme un hyper-
modernisme. Non moins intéressante, toutefois, est l’interprétation conservatrice,
qui nous vient avant tout de la tradition hispanique, qui attire l’attention sur un
postmodernisme conservateur, réagissant à l’anarchie et à la crise du modernisme,
vu comme décadence et dégénérescence culturelle 4.
Exarcerbation, ou rejet du modernisme, le postmodernisme vient en effet après
celui-ci, et promeut un relativisme souvent considéré avec condescendance. Mais
comme le postmodernisme ne dépasse pas le modernisme, il est perpétuellement
en crise. En relativisant sa nouveauté, on peut mieux expliquer ses contradictions,
et comprendre que des auteurs aussi difficiles à faire entrer dans la chronologie du
postmodernisme que Franz Kafka ou même Lawrence Sterne puissent être appelés
ses précurseurs.
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Le postmodernisme littéraire a fait l’objet d’ouvrages qui ont permis de le


définir dans toute son ampleur 5. Mon travail n’entend pas les dépasser ni les
remplacer, parce que seule la fiction m’occupe ici, et aussi parce que je fais porter
mon effort de recherche sur la représentation de l’espace et en particulier du
territoire. Le terme de fiction, se référant non à un genre, mais à un rapport du
texte au réel, permet de ne pas se heurter à la question du genre que les auteurs
postmodernes contournent allègrement en valorisant dans leurs œuvres tous les
mélanges. Le roman se fait chez eux jeu de cartes, dictionnaire ou édition critique
d’un poème 6. Les œuvres de mon corpus participent à divers genres, en particu-
lier des genres romanesques, mais introduisent des éléments d’hétérogénéité qui
empêchent de les définir comme tenant d’un seul genre en particulier.
« Territoires postmodernes », Clément Lévy

4. Ruggero Campagnoli, « Postmodernisme de l’Oulipo », Francis Claudon, Sophie Élias, Sylvie


Jouanny et al. (dir.), La Modernité mode d’emploi, Paris, Kimé, 2006, p. 149.
5. Ihab Hassan, The Postmodern Turn: Essays in Postmodern Theory and Culture, Colombus, Ohio
State University Press, 1987 ; Brian McHale, Constructing Postmodernism, Londres, New York,
Routledge, 1992 ; Gerhard Hoffmann, From Modernism to Postmodernism, Concepts and Strategies
of Postmodern American Fiction, Amsterdam – New York, Rodopi, « Postmodern Studies », 2005.
6. Il castello dei destini incrociati (1973) d’Italo Calvino reconstitue tous les récits du monde à partir
de cartes étendues sur la table d’un château, puis d’une taverne ; Le Dictionnaire khazar (1988),
de Milorad Pavić est un « roman-lexique », Pale Fire (1962), de Vladimir Nabokov, se présente
comme une œuvre poétique fictive accompagnée de notes. Ce ne sont que quelques exemples.
20 TERRITOIRES POSTMODERNES

Ce livre consiste donc en une étude de la représentation de l’espace dans


quatre exemples caractéristiques de la fiction postmoderne. Le postmodernisme
semble un label attribué à des auteurs et à des livres très différents entre eux. Mais
en choisissant des œuvres du début des années 1970 et du milieu des années 1990,
j’ai fait en sorte de pouvoir délimiter les contours historiques du postmodernisme.
Il est vrai que nul ne sait s’il est achevé, ou bien si nous vivons encore dans la
postmodernité. Mais cette indécision est elle-même postmoderne, au sens faible
du terme, car celui-ci sert couramment à qualifier toute situation d’incertitude
que l’on croit pouvoir attribuer à la dévaluation de l’autorité des normes qui régis-
saient les arts, les sciences et la société dans son ensemble. Au sens fort du terme,
l’époque postmoderne est celle de la plus récente remise en question de la valeur
des Lumières et de la réalité des progrès qui, selon ses défenseurs, ont caractérisé
l’ère moderne.
Mais ce mouvement n’a jamais été défini par un manifeste, il n’a reconnu
aucune école, et l’on peut remarquer qu’avant lui, dans l’histoire européenne
récente, aucun autre mouvement esthétique ou courant de pensée n’a été à ce point
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dépourvu de repères. L’expression « nouveau roman » apparaît dans la critique


en 1957, au sujet de Tropismes 7 de Nathalie Sarraute et de La Jalousie d’Alain
Robbe-Grillet, puis celui-ci donne son manifeste au mouvement avec Pour un
nouveau roman en 1963. Auparavant, le futurisme avait été proclamé par Filippo
Tommaso Marinetti dans une tribune publiée dans Le Figaro en 1909. Quant à la
Beat Generation, elle est baptisée ainsi par Jack Kerouac quelques années avant les
premières publications de ses auteurs phares 8. Bien plus indécise est la naissance
du postmodernisme. Ses détracteurs lui reprochent précisément sa définition floue
et ses limites incertaines.
Des créations d’architectes du début des années 1970 sont d’abord appelées
« post-modern » par l’historien d’art Christopher Jencks, dans The Language of
« Territoires postmodernes », Clément Lévy

Post-Modern Architecture (1977). Puis le terme est employé dans le fameux essai
du philosophe Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Rapport sur le
savoir (1979). Par la suite, les événements survenus au cours des années 1990
ont démenti les positions défendues par certains intellectuels postmodernistes
qui annonçaient à grand fracas la fin de l’histoire et l’avènement d’une nouvelle

7. En 1957, les Éditions de Minuit publient la deuxième édition de Tropismes, paru pour la première
fois en 1939.
8. La Beat Generation prend forme à partir des publications de Gregory Corso, The Vestal Lady
on Brattle and Other Poems (1955), Allen Ginsberg, Howl (1956), Jack Kerouac, On the Road
(1957), et William Burroughs, Naked Lunch (1959).
INTRODUCTION 21

humanité grâce à la disparition des régimes adversaires du capitalisme libéral 9.


L’identification d’une nouvelle menace contre l’Occident et ses valeurs depuis les
attentats terroristes de 2001, et les récentes guerres d’Afghanistan et d’Irak ont
peut-être contribué à tourner la page du postmodernisme, mais la transition est
longue, surtout dans les pays qui ont connu les « printemps arabes » de 2011.
Dans sa dimension esthétique, le postmodernisme semble donc être apparu
bien avant qu’on le nomme ainsi, et les critiques de la forme et de la représentation
qu’il a permises sont toujours vivaces dans les arts du début du xxie siècle. En l’op-
posant au modernisme, on pourra aussi tenter une définition du postmodernisme :
là où le modernisme affirme un universel et valorise les oppositions tranchées
(particulier/général, un/multiple, centre/périphérie, etc.), le postmodernisme se
fonde sur la notion de réseau, affirme que tout est intervalle et qu’il n’y a pas de
centre, et prône l’ouverture à l’altérité.
La notion d’intervalle mérite d’être envisagée dans toute sa richesse, car, dans
son sens technique, elle permet de caractériser des grandeurs mesurables aussi bien
que des positions. Or ce terme d’intervalle est une image empruntée au départ
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à la science romaine de la fortification (la poliorcétique), et il désigne l’espace


qui s’étend entre deux fossés. Quant à la notion d’intervalle en latin, elle se dit
précisément « spatium ». Or l’espace, qui est donc avant tout intervalle, espace
intermédiaire, est conçu par le géographe américain Edward Soja comme tiers-
espace (« thirdspace »), et il représente ce qui distingue mais surtout ce qui sépare
l’espace macroscopique du monde et de la carte, et l’espace microscopique de
l’individu et de son milieu.
En effet, les géographes contemporains s’accordent à penser que la période
postmoderne a particulièrement favorisé l’attention accordée à l’espace dans les
arts et dans la théorie. Ainsi, Jean-Marc Besse affirme avec justesse :
dans le travail important d’Edward Soja, la postmodernité est identifiée, fonda-
« Territoires postmodernes », Clément Lévy

mentalement, avec le retour, ou l’affirmation, des problématiques spatiales. L’espace


deviendrait (ou serait redevenu) un des éléments caractéristiques des sociétés
contemporaines, et c’est cela qui, selon Soja, ferait passer de la modernité caracté-
risée par la primauté du temps à la postmodernité caractérisée par la primauté de
l’espace 10.

9. Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme (1992), trad. Denis-Armand Canal,
Paris, Flammarion, 1992.
10. Jean-Marc Besse, « Le postmodernisme et la géographie. Éléments pour un débat », L’Espace
géographique, n° 2004-1, janvier-mars 2004, p. 3-4.
22 TERRITOIRES POSTMODERNES

Edward Soja est en effet l’auteur de deux ouvrages qui ont marqué le passage
en géographie à un usage fécond de la théorie postmoderne 11, là où auparavant,
les géographes, en particulier David Harvey et Fredric Jameson – Mike Davis
constituant un cas particulier – utilisaient la notion comme synonyme et symp-
tôme d’une crise profonde de l’idéologie capitaliste libérale 12.
Mais pour étudier des œuvres littéraires, c’est à la géocritique, et non à la
géographie, que nous ferons appel. Cette méthodologie fondée par Bertrand
Westphal repose sur une théorie des rapports entre l’espace référentiel et la litté-
rature qui permet de concevoir l’inscription dans le texte d’un référent spatial
comme première par rapport à sa description sous la plume du géographe. La
géocritique, dans les termes de Bertrand Westphal, « à l’inverse de la plupart des
autres approches littéraires de l’espace, […] incline en faveur d’une démarche
géocentrée, qui place le lieu au centre des débats 13 ». Comme les fictions et les
textes théoriques qui s’inscrivent dans le mouvement postmoderne accordent à
l’espace toute leur attention, la géocritique s’impose. Multifocalisée, elle permet
d’envisager les rapports entre le référent et sa représentation selon des perspectives
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plurielles qui seront celles des personnages selon leurs différentes appartenances,
celle des auteurs, des narrateurs, quand ils sont identifiés par un lieu d’origine,
et pourquoi pas celle du lecteur. Polysensorielle, la géocritique est parfaitement
adaptée à la représentation littéraire qui fait imaginer au lecteur des sensations
visuelles, haptiques, auditives, olfactives et gustatives. Et comme elle propose une
« vision stratigraphique 14 », la géocritique permet d’étudier dans leur profondeur
les quatre dimensions de l’espace et du temps que reconstruit chaque récit de
fiction, ainsi que la référence à l’histoire que convoque chaque mention d’un lieu
dans un texte littéraire.
« Territoires postmodernes », Clément Lévy

11. Edward W. Soja, Postmodern Geographies: The Reassertion of Space in Critical Social Theory (1989),
Londres, Verso, 1995 ; Thirdspace: Journeys to Los Angeles and Other Real-and-Imagined Places,
Oxford, Blackwell, 1996.
12. David Harvey, The Condition of Postmodernity: An Enquiry into the Origins of Cultural Change,
Oxford, Blackwell, 1990 et Fredric Jameson, Le Postmodernisme, ou La Logique culturelle du
capitalisme tardif (1991), trad. Florence Nevoltry, Paris, Beaux-Arts de Paris, « D’Art en ques-
tions », 2007. Les travaux de Mike Davis, inaugurés avec son essai sur l’urbanisme, l’histoire et
les représentations artistiques de Los Angeles, ont permis un véritable aggiornamento, sensible
depuis dans les études culturelles. Voir Mike Davis, City of Quartz, Los Angeles capitale du futur
(1991), Paris, La Découverte, 1997.
13. Bertrand Westphal, La Géocritique, Réel, fiction, espace, Paris, Éditions de Minuit, « Paradoxe »,
2007, p. 185.
14. Ibid., p. 222 sq.
INTRODUCTION 23

Mais j’entends appliquer la géocritique, axée sur le lieu, à l’étude de l’espace,


tel qu’il est représenté dans un corpus récent, ce qui rend nécessaire une révision
de la théorie de la représentation littéraire. Le choix d’un corpus postmoderne ne
rend pas cette étude plus profonde ni féconde, mais plus diverse dans son champ
et plus restreinte dans son application.

Le postmodernisme, par son insistance à accorder un espace aux différentes


identités, a laissé libre cours au développement d’identités locales qui contribuent
à définir la notion de territoire.
En latin, « terra », la terre, précède « territoire ». Mais dans la racine du mot,
« Terre et terreur se mêlent et se confondent 15 ». En effet, le dérivé « territorium »
rappelle certaines formes du verbe « terrere » : épouvanter (participe parfait passif :
« territus »). Quand le mot terreur entre dans la langue française, au xive siècle,
sa prononciation le rapproche de mots plus anciens, dérivés de « terre » et du
latin « territorium » au xiie siècle : terreor, terreoir, terroi, terroier, qui signifient
terre, terrain, territoire. D’autres sont aussi employés dans le vocabulaire militaire :
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terrail, terral et terrier ajoutent aux sens communs aux termes de ce groupe ceux
de remblai, rempart. Par le contexte dans lequel ces mots sont employés, et du
fait de l’idée banale selon laquelle il faut inspirer de la terreur à nos ennemis pour
les empêcher d’entrer sur notre territoire et de s’en emparer, des connotations
affectives quelque peu hostiles ont pu se joindre aux sens de « territoire ». Sa
définition la plus générale, dans Les Mots de la géographie est : « Espace approprié,
avec sentiment ou conscience de son appropriation 16 ». L’affect est en effet ce qui
distingue dans l’espace la terre que l’on s’approprie et sur laquelle on établit son
territoire. En cela, les termes de nation et de patrie sont très proches, par leur sens,
de « territoire », et la grande mission de l’État serait donc de garantir l’intégrité et
la sécurité du territoire. C’est pourquoi le terme signifie également la partie de l’es-
« Territoires postmodernes », Clément Lévy

pace sur laquelle s’étend le pouvoir d’une institution, et en particulier d’une cour
de justice. Par extensions successives, « territoire » est ainsi devenu un synonyme
de « domaine », ou de « champ », qu’on utilise en sciences sociales. « Territoire » est
donc un mot passe-partout, tout comme « espace » dans les lettres et les sciences

15. « Territorio […] è una parola nella cui radice Terra e terrore si mescolano e confondono. » Franco
Farinelli, Geografia, Un’introduzione ai modelli del mondo, Turin, Einaudi, « Piccola biblioteca
Einaudi », 2003, p. 37. Quand la note ne mentionne pas la source de la traduction citée, j’en
suis l’auteur.
16. Hervé Théry et Roger Brunet, « Territoire », Roger Brunet (dir.), Les Mots de la géographie,
Dictionnaire critique (1992), Montpellier, GIP Reclus, La Documentation française, 1993,
p. 480.
24 TERRITOIRES POSTMODERNES

humaines, et il peut désigner aussi bien le sujet de recherches d’un urbaniste, que
celui d’un spécialiste du comportement animal ou d’un psychologue.
Les recherches que j’ai menées se fondent cependant sur des conceptions
récentes de la notion de territoire, qui la mettent en relation avec le visage de
l’autre, dans les œuvres de Deleuze et Guattari, et avec le nomos, le territoire du
droit, chez Carl Schmitt et Massimo Cacciari. En théorie de la littérature, les
travaux sur l’espace de Gaston Bachelard et de Maurice Blanchot, jusqu’à une
période récente, semblaient avoir tout dit sur le sujet. Mais L’Espace littéraire 17 et
La Poétique de l’espace 18 étudient dans ce terme une métaphore de la création litté-
raire et une conception subjective de l’espace. La démarche de Bachelard a permis
de faire d’Espèce d’espaces (1974), de Georges Perec, son contrepoint sur le versant
intimiste de la littérature contemporaine puisque comme lui, Perec écrit sur la
chambre, l’appartement, la rue, le quartier, mais la référence est chez lui nettement
autobiographique, alors que Bachelard se fondait sur des œuvres littéraires pour
tenir un discours plus général. Mais mon propos envisage l’espace et le territoire
comme des relations ouvertes, et non partagées entre le subjectif et l’objectif. La
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géophilosophie dans laquelle l’étude géocritique menée ici peut s’inscrire est celle
de Nietzsche dont s’inspirent Gilles Deleuze et Félix Guattari.
Dans les œuvres de Friedrich Nietzsche sont décrits de nombreux paysages,
et l’auteur compare son travail de philosophe à celui d’un arpenteur, ou à la
randonnée d’un voyageur 19. Mais la montagne que gravit Zarathoustra ou l’océan
qu’il traverse pour rejoindre les Îles des Bienheureux ne sont pas des lieux géogra-
phiques, mais des espaces symboliques. Nietzsche les a conçus au cours de ses
promenades en France, en Suisse ou en Italie, comme en témoignent certains
passages d’Ecce homo (1908), mais Also sprach Zarathustra (1883-1885) n’évoque
pas des lieux réels, ni dont la localisation soit déterminante, ni des lieux communs
comme le locus amoenus : ce sont des lieux symboliques, au même titre que la
« Territoires postmodernes », Clément Lévy

« selva oscura » de Dante. L’espace nietzschéen qui dans son écart au référent remet
en question la différence entre lieu et espace se rapproche donc de l’espace des
récits mythologiques, mais pour proposer un discours philosophique et poétique :
l’espace géographique est conçu comme une image du plan d’immanence, la

17. Maurice Blanchot, L’Espace littéraire (1955), Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1988.
18. Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace (1957), Paris, Puf, « Quadrige – Grands textes »,
2004.
19. Voir sur ce point mon article, « Nietzsche arpenteur : la géophilosophie et l’Europe », Tania
Collani et Éric Lysøe (dir.), Entre tensions et passions : Construction/ déconstruction de l’es-
pace européen, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, « Europes littéraires », 2010,
p. 227-240.
INTRODUCTION 25

« coupe du chaos 20 » à laquelle Deleuze et Guattari le comparent fait du plan


d’immanence le lieu de création des concepts et le territoire où un discours philo-
sophique peut prendre racine, ou plutôt faire rhizome.
Ainsi, en étudiant la représentation de territoires géographiques dans des
fictions postmodernes, non seulement j’inscris mon travail dans la tradition des
études sur l’espace littéraire, mais je m’inspire également de la démarche de philo-
sophes qui, certes, travaillent dans un tout autre domaine, mais dont les écrits
sont nourris de culture littéraire. Pas plus que je ne souhaite me faire philosophe,
je ne considère Deleuze, Nietzsche ou Cacciari comme les auteurs d’œuvres litté-
raires. Mais je mène mon étude en me plaçant parfois dans l’intervalle qui sépare
la littérature et la philosophie. Depuis cette position intermédiaire, je cherche à
comprendre si les bouleversements théoriques qu’ont suscités les penseurs postmo-
dernistes ont influencé la vision du monde des auteurs de mon corpus.

De là, dans cet ouvrage, la place prépondérante donnée à l’étude de la repré-


sentation. L’œuvre littéraire, de l’Antiquité à l’époque moderne, avait la prétention
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de représenter le monde, c’est-à-dire de l’envisager comme objet, l’artiste rivali-


sant alors avec les dieux, mais aussi comme voie d’accès à un « plus haut sens »,
pour citer Rabelais dans la préface de Gargantua. La représentation fait sens car
elle donne au lecteur un moyen d’interpréter le réel, en le faisant figurer dans un
artefact à l’étendue limitée, ce qui lui donne une cohérence plus évidente.
Pour étudier la fiction postmoderne, j’ai préféré des œuvres qui rendent bien
sensible la diversité de ce courant esthétique, et qui en sont des exemples typiques.
Ces quatre fictions sont des récits qui entretiennent avec d’autres genres que le
roman des rapports étroits et représentent des territoires en crise.
Gravity’s Rainbow (1973), de Thomas Pynchon, que j’ai abordé après avoir
étudié Mason & Dixon (1997), a suscité chez moi un vif intérêt, et n’a pas cessé de
« Territoires postmodernes », Clément Lévy

faire vaciller les certitudes éphémères par lesquelles je crois connaître ses secrets et
son sens. Pourtant, beaucoup d’autres fictions sont considérées comme de parfaits
exemples du postmodernisme américain. C’est le cas des romans de Don DeLillo,
William Gaddis ou William Gass. Mais j’ai préféré une œuvre moins expérimen-
tale, sans choisir pour autant une œuvre facile, car Gravity’s Rainbow (1973) fait se
chevaucher des espaces réels et des lieux imaginaires, et se déroule surtout dans la
« Zone », dans l’Allemagne de 1945 où s’est imposé un nouveau rapport au temps
et à l’espace qui a déterminé l’émergence du postmodernisme.

20. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Éditions de Minuit,
« Critique », 1991, p. 44.
26 TERRITOIRES POSTMODERNES

Jean Echenoz est l’un des romanciers minimalistes qui représentent en France
le courant postmoderne. Ses œuvres ont connu un succès croissant mais leur
traitement explicite et insistant des questions liées à l’espace géographique les a
désignées à mon attention. Les personnages des romans de Jean Echenoz voyagent
beaucoup, en orbite autour de la Terre dans Nous trois (1992), à travers le Pacifique
en goélette dans Le Méridien de Greenwich, et plus souvent en voiture, mais aussi
en avion, comme dans Les Grandes Blondes (1995). Ce roman est un pastiche alerte
de romans d’aventure qui joue avec les stéréotypes du récit de voyage à l’époque
où les touristes voyagent d’un continent à l’autre.
Italo Calvino publie en 1979 Se una notte d’inverno un viaggiatore, roman
dont l’intrigue consiste en la lecture par un groupe de personnages des premières
pages d’une série de romans fictifs. Ce roman sur le roman, ou méta-roman,
est cité en exemple d’expérimentation romanesque postmoderne. Mais Le città
invisibili (1972), par sa forme recherchée et sa référence à un ouvrage de la fin du
xiiie siècle qui fonde la représentation moderne de l’Orient en Europe, m’a paru
plus en phase avec mon sujet. L’empire tartare que décrivait Marco Polo dans
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son Livre des merveilles 21 a une consistance que l’histoire peut vérifier, même si la
fable et le mythe ont une part importante dans cet ouvrage. Mais le recueil d’Italo
Calvino semble l’annoter ou l’émailler de fictions plus variées encore. Ce déca-
lage et la part utopique du recueil des Città invisibili permettent qu’on l’envisage
comme une œuvre tout à fait adaptée à une étude sur la représentation de l’espace
dans une fiction postmoderne.
Un autre et plus fameux roman de Christoph Ransmayr, Die letzte Welt
(1988) pouvait offrir, comme Morbus Kitahara (1995), une incursion dans un
temps fictif, anachronique, et lié pourtant à l’histoire, car ce travail sur le temps
du roman était couplé cette fois-ci à une réécriture brillante des Métamorphoses
d’Ovide. Cependant Morbus Kitahara décrit un territoire en crise. La région
« Territoires postmodernes », Clément Lévy

de Moor derrière laquelle Christoph Ransmayr dissimule une vision critique


de l’Autriche du xxe siècle offre l’occasion de décrire et de mettre au jour des
descriptions codées par un brouillage de la géographie de référence.

21. Je le cite ici dans une édition récente qui lui donne un titre plus exact : La Description du monde,
éd. et trad. de la rédaction française due à Thibaut de Cepoy par Pierre-Yves Badel, Paris, LGF,
« Le Livre de poche – Lettres gothiques », 1998. En italien, il est intitulé Milione, aphérèse du
surnom des Polo, « Emilione », originaires de l’Emilia. C’était aussi une allusion aux trésors (aux
« merveilles ») que le récit du voyageur décrit en abondance : Marco Polo, Milione, Versione
toscana del Trecento (1975), éd. par Valeria Bertolucci Pizzorusso, index : Giorgio R. Cardona,
Milan, Adelphi, 2003, p. ix-xv.
INTRODUCTION 27

Ainsi, Le città invisibili, Gravity’s Rainbow, Les Grandes Blondes et Morbus


Kitahara constituent un corpus qui encadre, de 1972 à 1995, le développement
d’un mouvement diversement défini et dont les œuvres représentatives sont très
différentes entre elles. Surtout, ces quatre fictions ont chacune un rapport parti-
culier à l’espace géographique : elles permettent de l’étudier dans un ensemble
très contrasté. L’atlas que l’on pourrait constituer en compilant tous les topo-
nymes cités dans ces quatre livres couvrirait tous les continents, du Labrador à
l’île Maurice et du détroit de Tsushima (qui s’étend entre la Corée et le Japon)
à la baie de Janeiro. Mais il comprendrait aussi des lieux qui n’existent pas et
qu’on serait parfois bien en peine de situer. La mythique Thulé, évoquée aussi
par Thomas Pynchon, trouverait sa place dans l’océan glacial arctique, mais les
villes que décrit Marco Polo au Grand Khan dans Le città invisibili ne sont pas
localisables sur la mappemonde. En revanche, certaines d’entre elles se trouvent
répertoriées dans le Dictionnaire des lieux imaginaires d’Alberto Manguel et Gianni
Guadalupi. Ils ont en effet repris (en les réduisant) les descriptions de dix-neuf
« villes invisibles 22 » pour les faire figurer aux côtés du château de la Belle au bois
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dormant, Oz, Locus Solus et autres inventions géographiques. Dans une démarche
assez proche, une artiste italienne, Rebecca Agnes (née en 1978), a réalisé en
2002 une œuvre graphique intitulée Mappa qui est un planisphère représentant
le monde, évidé des lieux où elle n’est jamais allée, et donc « presque entière-
ment constitué de mer 23 », mais enrichi de « tous les lieux de [s]on imaginaire
personnel 24 ». Parmi ceux-ci, on trouve notamment, sur un archipel aux contours
étranges, les cinquante-cinq « villes invisibles » d’Italo Calvino 25. Cependant, la
22. La première à apparaître dans cet ouvrage, Aglaurée, est dite « ville non localisée ». Quatre
autres (Anastasia, Eudoxie, Moriane et Valdrade) sont situées en Asie, ce qui est conforme à
l’ancrage des Città invisibili dans l’histoire de la Chine du xiiie siècle, mais Italo Calvino ne
donne jamais aucune indication permettant de localiser les « villes invisibles » alors même que
« Territoires postmodernes », Clément Lévy

certaines semblent aussi européennes que d’autres sont manifestement asiatiques. Voir aussi
Alberto Manguel et Gianni Guadalupi, Dictionnaire des lieux imaginaires (1980), trad. Patrick
Reumaux, Michel-Claude Touchard et Olivier Touchard, Arles, Actes Sud, « Babel », 2001, s. v.
Argia, Baucis, Bersabée, Despina, Ersilie, Eusapie, Isaura, Léonie, Octavie, Périntie, Phyllide,
Tecla, Zemrude et Zénobie.
23. « Un mondo quasi interamente costituito dal mare », Rebecca Agnes, « I luoghi immaginari di
Rebecca Agnes », entretien avec Emmanuele Catellani, Artkey Magazine, 19/3/2006. Mappa a
été présentée à la Galerie des enfants du Centre Georges-Pompidou à Paris lors de l’exposition
« L’Invention du monde », octobre 2003-juin 2004.
24. « Tutti i luoghi del mio immaginario personale », ibid.
25. Avant Rebecca Agnes, Fausto Melotti (1901-1986) a créé plusieurs de ses sculptures en s’inspirant
des œuvres d’Italo Calvino, qui reconnaissait lui devoir ses « villes effilées ». Des photographies
de ces assemblages élancés de matériaux légers, disposés avec minutie sur des trépieds filiformes,
28 TERRITOIRES POSTMODERNES

remarquable variété des tonalités qui caractérisent chacune des fictions du corpus
conduit à considérer le réalisme de ces représentations de l’espace géographique,
très variable, avec un certain détachement. La gravité a sa place dans chacune des
quatre fictions, mais l’ironie se taille la part du lion dans Les Grandes Blondes,
l’humour et le burlesque sont très représentés chez Thomas Pynchon, le lyrisme
est fréquent dans Morbus Kitahara, et la rêverie onirique, parfois mélancolique,
est omniprésente dans Le città invisibili. Ces tonalités du texte littéraire jouent
diversement sur la confiance que le lecteur accorde au narrateur et sur la facilité
avec laquelle il se laisse mener par le récit. Qu’un élément discordant apparaisse
dans le cadre géographique réaliste de l’histoire, et le décalage rend plus sensible la
frontière qui sépare la réalité de la fiction. Cesse alors brusquement la « suspension
volontaire de l’incrédulité 26 » qui, selon l’hypothèse de Samuel Taylor Coleridge
sur l’illusion poétique, permet qu’une fiction émeuve et suscite l’adhésion.

On le voit, mon ambition d’embrasser l’essentiel de la période postmoderne a


influencé le choix d’œuvres distantes de plus de vingt ans, appartenant à différents
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genres du roman ou s’en démarquant largement comme Le città invisibili. Mais


des critères subjectifs sont également entrés en jeu.
Italo Calvino publie Le città invisibili au cœur de sa période parisienne (1967-
1980) qui le voit devenir membre de l’OuLiPo en 1973. La structure de ce recueil
est remarquable puisque les cinq descriptions que compte chacune des onze séries
de villes n’apparaissent pas ensemble, mais en s’égrenant régulièrement, de la
cinquième à la première, dans les neuf sections du recueil. Les onze séries conçues
par l’auteur recouvrent un champ de réflexion sur l’urbanisme particulièrement
large, et sont surtout caractérisées par leur force d’évocation poétique : les villes et
la mémoire, le désir, les signes, les villes effilées, les villes et les échanges, le regard,
le nom, les morts, le ciel, les villes continues et les villes cachées 27. De plus, les
« Territoires postmodernes », Clément Lévy

neuf sections du recueil sont encadrées par des passages en italiques que le critique

arborescences métalliques, sont reproduites en couverture des éditions de poche des œuvres de
Calvino (collection Oscar des éditions Mondadori à Milan).
26. « The willing suspension of disbelief », Samuel Taylor Coleridge, Biographia Literaria (1817), The
Collected Works, Princeton, Princeton University Press, 1983, t. VII, vol. 2, p. 6.
27. Les séries sont citées ici dans leur ordre d’apparition dans le texte, et non dans l’ordre donné
par l’index : le città e la memoria, le città e il desiderio, le città e i segni, le città sottili, le città e gli
scambi, le città e gli occhi, le città e il nome, le città e i morti, le città e il cielo, le città continue, e
le città nascoste.
INTRODUCTION 29

Mario Barenghi nomme des « micro-cadres 28 » qui explicitent le dispositif narratif


plutôt discret dans lequel sont enchâssées les descriptions. En effet, les micro-
cadres sont le plus souvent des dialogues entre le marchand vénitien Marco Polo
et l’empereur Kublai Khan.
Commentant l’architecture des Città invisibili et sa construction narrative,
Guido Bonsaver relève leur complexité. En effet, l’identité des narrateurs du cadre
narratif (les neuf paires de micro-cadres) et des cinquante-cinq descriptions de
villes, n’est pas certaine, et semble même varier : on a parfois affaire à un narrateur
homodiégétique, mais il est parfois tout à fait extérieur à l’histoire. Et dans le volet
ouvrant du cadre de la septième section, Kublai et Marco Polo imaginent, dans ce
qui est une allusion de l’auteur à l’apologue de Tchouang-tseu auquel Raymond
Queneau fait référence dans Les Fleurs bleues 29, qu’ils n’existent que dans le rêve de
« deux misérables surnommés Kublai Khan et Marco Polo, occupés à fouiller une
décharge d’ordures 30 ». La chronologie aussi est ambiguë, car le récit est tantôt au
passé, tantôt au présent. Guido Bonsaver conclut ainsi que « l’œuvre qui représente
le plus nettement Calvino comme auteur expérimental est sans aucun doute les
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Città 31 ». « Moment magique de l’œuvre d’Italo Calvino 32 », selon Peter Kuon,


Le città invisibili procure les plaisirs des évocations intertextuelles de l’Orient des
contes et des récits de voyages, mais elle propose aussi une réflexion sur la ville, y
compris sur les villes contemporaines et ses développements utopiques. L’espace
géographique comprend donc ici un ailleurs lointain aussi bien que les lieux dans
lesquels vivent la majeure partie des hommes.

28. « Microcornici », Mario Barenghi, Italo Calvino, Città invisibili [Notice], Romanzi e raconti
(1992), éd. Claudio Milanini, avec la collab. de Mario Barenghi et Bruno Falcetto, Milan,
Mondadori, « I Meridiani », 2005, t. II, p. 1359.
29. Queneau cite le fameux apologue sur la quatrième de couverture (« Tchouang-tseu rêve qu’il
« Territoires postmodernes », Clément Lévy

est un papillon, mais n’est-ce point le papillon qui rêve qu’il est Tchouang-tseu ? »), et les inter-
férences entre rêve et réalité fondent toute l’organisation de l’intrigue dans Les Fleurs bleues
(1965). Italo Calvino est l’auteur de sa traduction italienne : I fiori blu, Turin, Einaudi, 1967.
30. Italo Calvino, Les Villes invisibles, trad. Jean Thibaudeau, Paris, Le Seuil, « Points », 1996,
p. 122 : « due straccioni soprannominati Kublai Kan e Marco Polo, che stanno rovistando in uno
scarico di spazzatura », Le città invisibili (1972), Milan, Mondadori, « Oscar », 1993, p. 103-104.
31. « L’opera che più rappresenta il Calvino “sperimentale” è senza dubbio le Città », Guido Bonsaver,
Il mondo scritto, Forme e ideologia nella narrativa di Italo Calvino, Turin, Tirrenia Stampatori,
« L’Avventura Letteraria », 1995, p. 163.
32. « Momento magico nell’opera di Calvino », Peter Kuon, « Critica e progetto dell’utopia: Le città
invisibili di Italo Calvino », Mario Barenghi, Gianni Canova et Bruno Falcetto (dir.), La
visione dell’invisibile. Saggi e materiali su Le città invisibili di Italo Calvino, Milan, Mondadori,
« I luoghi e la storia », 2002, p. 41.
30 TERRITOIRES POSTMODERNES

« Mes romans sont en général assez voyageurs et géographiques 33 » dit Jean


Echenoz, mais dans le cas des Grandes Blondes 34, cette affirmation est une véritable
litote. Ici, le personnage principal, Gloire Abgrall, une chanteuse vite oubliée après
un passage en prison entraîne des détectives à sa suite en Australie puis en Inde.
Longs voyages dont l’exotisme est exagéré par le narrateur, et où les personnages ne
parviennent pas à se libérer de leur mal de vivre. L’organisation du roman autour
de deux pôles géographiques, l’un proche (Paris), l’autre lointain, peut rappeler
L’Équipée malaise (1986), dont l’histoire suit le même mouvement d’oscillation.
L’empathie de l’auteur envers ses personnages est sensible, et semble opposer
un démenti aux lecteurs qui, comme Christine Jérusalem, retiennent avant tout
de ses œuvres « la dérive des personnages », « la vacuité du paysage » ou « les trajets
circulaires » et « le piétinement 35 ». Car Jean Echenoz pose sur ses contemporains
un regard tendre et amusé, et l’ironie chez lui est plus affectueuse que sarcastique.
Cependant, Jean Echenoz ne cache pas que les enjeux liés à la mobilité des
hommes sur la surface de la Terre le préoccupent. Dans un passage des Grandes
Blondes, un Africain qui, à Paris cherche à bénéficier du regroupement familial,
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« se fait remballer vite fait 36 » et dans Je m’en vais, une ouverture de chapitre place
le lecteur face aux règles injustes définissant l’espace européen selon les accords de
Schengen, « qui autorisent les riches à se promener chez les riches, confortable-
ment entre soi, s’ouvrant plus grand les bras pour mieux les fermer aux pauvres
qui, supérieurement bougnoulisés, n’en comprennent que mieux leur douleur 37 ».
Ces scènes fortes prouvent que l’auteur n’hésite pas à prendre parti sur des ques-
tions politiques et sociales de grande actualité 38. Il n’est en aucune manière un
artiste détaché de la réalité du terrain, relativiste et moqueur, ce qu’on reproche
couramment aux postmodernistes. Mais Jean Echenoz ne reconnaît pas la perti-
nence de ce label, du moins en littérature 39.
« Territoires postmodernes », Clément Lévy

33. Jean Echenoz, « Dans l’atelier de l’écrivain », [entretien avec Geneviève Winter, Pascaline Griton
et Emmanuel Barthélemy], Je m’en vais, Éditions de Minuit, « Double », 2001, p. 231.
34. Jean Echenoz, Les Grandes Blondes, Paris, Éditions de Minuit, 1995, p. 96.
35. Christine Jérusalem, « Géographies de Jean Echenoz », Remue.net, [en ligne] <http://remue.
net/cont/echenozChrisJer.html>.
36. Jean Echenoz, Les Grandes Blondes, op. cit., p. 205.
37. Jean Echenoz, Je m’en vais, op. cit., p. 181.
38. La première scène a lieu dans un commissariat de police. Et dans la seconde, l’usage du terme
insultant « bougnoule », transformé en forme verbale à la voix passive, signale la violence des
rapports sociaux dans l’Union européenne.
39. « J’ai toujours eu du mal à voir la pertinence de l’idée de postmodernité en littérature, alors que
je peux la comprendre en architecture », Jean Echenoz, « L’image du roman comme moteur de
INTRODUCTION 31

Les Grandes Blondes relève bien de l’attachement de l’auteur à des thèmes et


des motifs récurrents dans son œuvre : le déplacement et la géographie, et ils sont
abordés à la faveur d’un récit enlevé, mené sur un rythme presque trépidant. Il en
ressort l’image d’un monde scindé en territoires étanches, parfois impénétrables
à l’étranger de passage, mais lui réservant souvent des découvertes inattendues.
Plus de quarante ans après sa parution, Gravity’s Rainbow reste un jalon essen-
tiel dans l’œuvre de Thomas Pynchon, qui vient de publier son huitième opus,
Bleeding Edge (2013). Son statut de parangon du roman postmoderne, le fait qu’il
situe son intrigue dans une période à laquelle Christoph Ransmayr fait référence
dans Morbus Kitahara, qu’une écrivaine autrichienne de grand renom, Elfriede
Jelinek ait contribué à sa traduction en allemand, que Ransmayr en cite un passage
en exergue dans son premier recueil de poèmes (Strahlender Untergang, 1982), et
surtout la conception dans Gravity’s Rainbow d’une forme de l’espace qui joue un
rôle capital dans l’œuvre de son auteur et dans la théorie postmoderne de la repré-
sentation m’ont décidé à le choisir de préférence aux autres. J’y ai été encouragé
par l’existence d’un vade-mecum 40 qui explicite les références parfois obscures que
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contient ce roman, mais aussi par la variété et l’abondance de la critique consacrée


à Gravity’s Rainbow.
Pour autant, résumer ce roman représente une gageure. Depuis sa parution, la
critique considère Gravity’s Rainbow comme un « roman encyclopédique 41 » ; il a
aussi été conçu comme un « roman de la multiplicité des informations 42 », ce qui
donne une idée de la richesse ou de l’intrication de son contenu. Le personnage
principal du roman, Tyrone Slothrop, est un jeune lieutenant de l’armée améri-
caine, en poste à Londres à la fin de l’année 1944, chargé d’enquêter sur les fusées
« Territoires postmodernes », Clément Lévy

la fiction », [entretien avec Jean-Claude Lebrun], L’Humanité, 11/10/1996, Remue.net, [en ligne]
<http://remue.net/cont/echenozjcl.html>.
40. L’ouvrage de Steven Weisenburger, A Gravity’s Rainbow Companion: Sources and Contexts for
Pynchon’s Novel, Athens (Ga.), University of Georgia Press, a été publié pour la première fois
en 1988, et la seconde édition en 2006. Mais ce livre est paru après la traduction française du
roman qui n’a pu en bénéficier. Je la cite de temps en temps.
41. « Encyclopedic novel », Edward Mendelson, « Gravity’s Encyclopedia » (1976), Harold Bloom
(dir.), Thomas Pynchon’s Gravity’s Rainbow, New York, Chelsea House, « Modern Critical
Interpretations », 1986, p. 29-52.
42. « Novels of information multiplicity », John Johnston, Information Multiplicity: American Fiction
in the Age of Media Saturation, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1998, p. 58.
32 TERRITOIRES POSTMODERNES

V-2 43 qui sont, pour Pierre-Yves Pétillon, le personnage principal du roman 44.
Mais Slothrop croit avoir été manipulé dans sa petite enfance par des scientifiques
de la firme IG Farben, poursuit ses recherches pour son compte et s’évanouit dans
l’Allemagne tout juste défaite, la Zone, parcourue par des réfugiés de toutes prove-
nances, mus par des espoirs divers, ainsi que par des personnages menacés comme
lui par la paranoïa. Le roman s’achève en Californie après un bond de vingt-cinq
ans en avant : la chute d’un missile sur un cinéma (où s’interrompt la projection
d’un film qui pourrait être Gravity’s Rainbow) est imminente. Est-ce le prélude à
l’anéantissement total, au grand bombardement nucléaire ?
La possession, voire le contrôle ou l’exploitation de l’autre sont des enjeux
importants dans ce récit où des États rivaux se disputent la maîtrise de territoires
qu’ils prennent par la force. La guerre, l’amour et l’économie de marché sont des
thèmes importants du roman, et ils partagent le même réseau métaphorique.
C’est pourquoi l’espace de la Zone, disputé mais aux frontières provisoirement
incertaines dans la période qui précède les accords de Potsdam, est aussi le lieu où
prennent forme des projets de toutes sortes : une république anarchiste de gauchos,
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les orgies des profiteurs de guerre, ou l’utopie de fraternité et de vie en harmonie


avec la nature que Slothrop emprunte à son aïeul hérétique, l’un des premiers
colons de la Nouvelle-Angleterre selon qui les « preterites » : les « oubliés », les
exclus, ou les pécheurs pourraient rencontrer la grâce divine. En 1974, la décision
du jury du prix Pulitzer (dans la catégorie « Letters, Drama and Music: Fiction »),
unanime en faveur du roman, fut cassée par les membres du conseil consultatif, qui
considéraient qu’il était « illisible, boursouflé, surécrit, et obscène 45 ». Aujourd’hui
encore, ces remarques témoignent du choc qu’a représenté ce roman en son temps.
Gravity’s Rainbow, remarque Pierre-Yves Pétillon,
surplombe de sa vaste stature toute la fiction américaine depuis l’après-guerre […]
mais son vrai mouvement est dans le maelström qui emporte toute cette galaxie
« Territoires postmodernes », Clément Lévy

d’écritures et de réminiscences, l’attire, la happe vers le bas dans un tourbillon en


spirale – puis, peu à peu, la disperse en fragments et l’efface. Reste, au cœur du livre,

43. Ces missiles, nommés « Vergeltungswaffen 2 », « armes de représailles-2 », furent lancés dans les
derniers mois de la guerre principalement sur Londres et Anvers. Ces armes nouvelles ont suscité
la convoitise des Alliés avant même la capitulation nazie. L’opération Paperclip permit d’exfiltrer
vers les laboratoires de recherche américains les scientifiques qui les avaient développées, au
premier rang desquels Wernher von Braun.
44. « Gravity’s Rainbow est au V-2 ce que Moby Dick est à la baleine blanche », Pierre-Yves Pétillon,
« 1973 : Gravity’s Rainbow, Thomas Pynchon », Histoire de la littérature américaine : Notre
demi-siècle, 1939-1989, Paris, Fayard, 1992, p. 520.
45. Pour plus de détail, voir Sascha Pöhlmann, « Gravity’s Rainbow », The Literary Encyclopedia,
24/10/2006, [en ligne] <http://www.litencyc.com/php/sworks.php?rec=true&UID=4900>.
INTRODUCTION 33

une puissante pulsation lyrique, qui naît de la fascination pour le « moment du


risque », où, dans le calcul infinitésimal (qui, de Newton à Leibniz, puis à Thom, est
à certains égards son vrai sujet), on approche dans une courbe la « discontinuité »,
le seuil abrupt, sur la ligne de crête, « où il va se passer quelque chose » et que, à ce
seuil, le vaste roman se contracte sur le « suspens » de cette attente 46.
Ce roman semble tout englober, et en focalisant mon étude sur la représenta-
tion de l’espace qu’il propose, je suis bien conscient de réduire sa portée. Mais il
procure, outre le plaisir de lecture, des réponses claires et décisives à la question
du traitement de l’espace dans la fiction postmoderne.
Morbus Kitahara peut être défini comme une uchronie 47. J’emploie le terme
dans le sens que lui donne le philosophe Charles Renouvier (1815-1903) dans
l’essai du même titre, celui d’histoire alternative 48. Elisabeth Wesseling le déve-
loppe ainsi : « La fantaisie uchronique situe l’utopie dans l’histoire en imaginant
un cours apocryphe des événements qui n’ont évidemment pas eu lieu dans la
réalité, mais qui pourraient avoir eu lieu 49. » Elle en étudie quelques exemples dans
Der Butt (1977) de Günter Grass, Mumbo Jumbo (1972) d’Ishmael Reed, et dans
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Gravity’s Rainbow. Le cadre temporel de référence de Morbus Kitahara entre dans


la chronologie réelle, et semble embrasser les années 1945 à 1970, mais l’auteur ne
cite jamais aucune date, et cette reconstruction chronologique est purement hypo-
thétique. En revanche, le moment de bifurcation de l’intrigue avec l’histoire réelle
semble clairement identifiable : au sortir d’une guerre qui a vu en Europe les juifs,
les Tsiganes ou les communistes assassinés en masse dans des camps, la coalition
des vainqueurs poursuit les combats pendant vingt ans à travers le monde entier.
Mais ces événements ont lieu en arrière-plan de l’intrigue du roman. Elle se
déroule dans un village bordant un lac de montage, Moor, qui se trouve presque
totalement à l’écart du monde extérieur. Ambras, un rescapé de la carrière où
« Territoires postmodernes », Clément Lévy

46. Pierre-Yves Pétillon, « 1973 : Gravity’s Rainbow, Thomas Pynchon », art. cit., p. 518-521.
47. La première étude récente de ce genre littéraire est l’ouvrage de Hinrich Hudde et Peter Kuon
(dir.), De l’utopie à l’uchronie, Formes, significations, fonctions, Tübingen, Gunter Narr, « Études
littéraires françaises », 1988.
48. Charles Renouvier, Uchronie (l’utopie dans l’histoire), Esquisse historique apocryphe du dévelop-
pement de la civilisation européenne tel qu’il n’a pas été, tel qu’il aurait pu être, Paris, Bureau de la
Critique philosophique, 1876, ouvrage consulté sur Gallica, la bibliothèque numérique de la
Bnf, <http://gallica2.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k833574.image.r=renouvier.f1.langFR>.
49. « Uchronian fantasy locates utopia in history, by imagining an apocryphal course of events, which
clearly did not really take place, but which might have taken place », Elisabeth Wesseling,
« Historical Fiction: Utopia in History », Hans Bertens and Douwe Fokkema (dir.),
International Postmodernism: Theory and Literary Practice, Amsterdam, John Benjamins,
« A Comparative History of Literatures in European Languages », 1997, p. 204.
34 TERRITOIRES POSTMODERNES

sont morts des milliers de travailleurs forcés, en devient l’administrateur grâce


à la protection des Américains. Il prend à son service le jeune forgeron Bering
pour en faire son garde du corps 50. Une jeune femme, Lily, accompagne ensuite
les deux hommes au Brésil : dans le dernier tiers du roman, les habitants de Moor
sont expulsés de leur village qui devient une zone de manœuvres militaires, et
la carrière est démontée pour être installée de l’autre côté de l’Atlantique. Mais
Bering, personnage principal du roman qui retrace son histoire de sa naissance à
sa mort, incapable de comprendre l’histoire d’Ambras et d’accéder à une pleine
conscience du monde qui l’entoure se montre définitivement incapable de sortir
du cycle de violences qui ont d’abord accablé ses parents avant de le marquer à son
tour. La maladie dont le nom fournit son titre au roman, « Morbus Kitahara », en
latin médical, est une affection de la rétine qui obscurcit momentanément la vue.
Bering en est atteint, ce qui désigne aussi, symboliquement, son aveuglement et
l’incompréhension qu’il manifeste devant sa propre violence.
Cependant Morbus Kitahara ne se limite pas à la triste chronique d’un
village isolé en montagne. C’est aussi, comme les œuvres de Thomas Bernhard
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et d’Elfriede Jelinek, une critique de l’Autriche contemporaine, qui s’est souvent


présentée comme la première victime du nazisme avec l’annexion de 1938. La rela-
tion parfois conflictuelle de Ransmayr à son pays explique que Morbus Kitahara ait
été pour lui une façon de marquer son opposition avec des attitudes révisionnistes
ou négligentes vis-à-vis du passé de l’Autriche, par l’intermédiaire d’une fiction
symbolique et prudente, dont la valeur littéraire a été largement reconnue 51.
Morbus Kitahara contient en effet des descriptions lyriques, caractéristiques
du style de Ransmayr. Mais elles n’effacent pas la noirceur de la référence aux plus
sombres moments de l’histoire de l’Europe au xxe siècle. Aveuglé par les allusions
explicites à la Shoah, dans une publication de 2006, j’ai cru, à la faveur d’une
confusion regrettable entre un camp (Mauthausen) et son satellite, que Ransmayr
« Territoires postmodernes », Clément Lévy

50. Les noms des deux personnages principaux du roman sont des toponymes. Vitus Bering (1681-
1741) était le navigateur qui découvrit le détroit qui porte son nom, et Ambras est le nom d’un
château du Tyrol.
51. Christoph Ransmayr a reçu le Prix Franz Kafka pour Morbus Kitahara en 1995, et en 1996, le
Prix Aristeion, prix européen qui fut conjointement décerné à Salman Rushdie pour The Moor’s
Last Sigh. Seule une voix dans la presse autrichienne s’opposa au concert de louanges décernées à
l’auteur : Franz Joseph Czernin, « Es muss der Lärm der Welt sein. Zur Sprache von Christoph
Ransmayr und anderen Literaturproduzenten », Der Standard (9/1/1998).
INTRODUCTION 35

minimisait le nombre des prisonniers morts dans la carrière d’Ebensee dont celle
de Moor est une représentation fictionnelle. Mais je me trompais 52.
Morbus Kitahara est donc une œuvre grave, qui contraste avec les autres livres
du corpus. La forte présence de l’histoire et les paysages alpins magnifiés par la
langue de Christoph Ransmayr introduisent une façon très élaborée de représenter
l’espace géographique, les références s’ajoutant les unes aux autres en formant une
stratification dont l’étude est très fructueuse.

Les œuvres étudiées ici sont des fictions, et en tant que telles, elles entre-
tiennent avec le réel référentiel une relation mimétique. Si le Nouveau Roman a
accéléré la mort du personnage et l’atténuation de l’intrigue, la fiction postmo-
derne n’a pas renoncé à la représentation. Bien au contraire, le réel s’impose au
lecteur et parasite parfois le récit. Ainsi les descriptions des lieux et des person-
nages, leur mise en scène dans des environnements dont l’importance est souli-
gnée, les énumérations, les index ou autres répertoires alphabétiques viennent
saturer de réel le récit de fiction. Les paroles des personnages, des narrateurs, et
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les voix que transmettent les médias s’entremêlent, et dans cette prolifération de
discours et d’images que John Barth célèbre dans un article fameux comme un
« renouvellement 53 » de la fiction, le péril qui menace est celui du brouillage et
d’une indistinction qui viendrait masquer tout propos intelligible.
Dans le contexte postmoderne de perte générale des repères et d’affirmation
de toutes les diversités, la fiction postmoderne donne-t-elle encore un sens à la
notion de territoire ? Si oui, y a-t-il une représentation littéraire du territoire qui
soit caractéristique de la fiction postmoderne ? et sinon, comment l’appropriation
de l’espace est-elle envisagée ?
Un premier état des lieux permettra de concevoir le monde comme un
ensemble dépourvu de forme et sans cohérence apparente. Le roman postmoderne
« Territoires postmodernes », Clément Lévy

cultive la parodie, et remplit d’objets inattendus, ou faisant allusion à d’autres


œuvres, d’autres genres et d’autres époques, le cadre vide d’une représentation

52. Dans cet article, je tentais maladroitement de justifier ce qui, dans ma lecture hâtive, était des
choix discutables de l’auteur. Je prenais Moor pour Mauthausen, où les nazis ont assassiné plus
de 100 000 personnes, alors qu’il est question d’Ebensee, où l’on a compté environ 12 000 morts.
Voir « Pynchon et Ransmayr inventent un autre mai 1945 en Europe : une expérience littéraire »,
Cédric Groulier, Clément Lévy et Gian Maria Tore (dir.), Regards croisés sur l’expérience en
Sciences de l’homme et de la société, Limoges, Pulim, « Constellations », 2006, p. 231-240.
53. John Barth, « La littérature du renouvellement, La fiction postmoderniste », trad. Cynthia
Liebow et Jean-Benoît Puech, Poétique 48, novembre 1981, p. 395-405.
36 TERRITOIRES POSTMODERNES

du monde presque abandonnée par l’auteur. Devenu trop petit, le monde est en
outre recouvert de non-lieux, symboles de la condition humaine postmoderne.
On verra ensuite que les fictions du corpus ne renoncent pourtant pas à
écrire l’espace, donnant aux techniques et aux notions qu’emploie la géographie
une importance prépondérante. La toponymie des fictions d’Italo Calvino et de
Christoph Ransmayr est particulièrement riche, qu’elle soit entièrement fiction-
nelle, qu’elle renvoie à des lieux réels, ou qu’elle soit le fruit d’une création nouvelle
sur la base d’allusions culturelles et historiques. Nous verrons aussi comment est
employée la cartographie dans les deux romans de Jean Echenoz et de Thomas
Pynchon.
Les territoires dans lesquels se déroulent les intrigues du corpus pourront
alors être envisagés comme des espaces-temps. En effet, la fiction postmoderne
croise les dimensions de l’espace et du temps, ce qui donne lieu à une expressivité
particulière (et nostalgique) des textes étudiés ici. Mais l’espace référentiel, revenu
au cœur de la théorie postmoderne, permet une redéfinition des buts assignés à
la fiction, qui s’ouvre à tous les possibles. Les lignes de fuite qui entraînent ces
ISBN 978-2-7535-3351-6 Presses universitaires de Rennes, 2014, www.pur-editions.fr

fictions nomades vers des lieux autres mettront en évidence la force du tournant
spatial qu’a théorisé la critique postmoderne.
La question de la représentation sera alors abordée et l’on verra combien les
œuvres postmodernes se posent à la fois en héritières de la tradition et la brisent
par la caricature des morceaux de bravoure attendus. L’étude des mises en abîme
et des ekphrasis que proposent les œuvres du corpus permettra d’entrer au cœur
de la crise de la représentation. Nous distinguerons aussi mimèsis et réalisme des
descriptions, ce qui permettra de détailler la crise du territoire que révèlent Le città
invisibili, Les Grandes Blondes, Gravity’s Rainbow et Morbus Kitahara.
Nous pourrons alors proposer une autre territorialité fondée sur les notions
de milieu et de flux. Les œuvres du corpus comprennent de nombreuses images
« Territoires postmodernes », Clément Lévy

symboliques qui réorganisent le territoire en crise. Ainsi, le labyrinthe et le


mandala imposent un ordre au monde et lui donnent forme. En outre, on verra
que la géologie des lieux décrits montre en quoi le territoire résulte de forces tellu-
riques qui permettent de replacer la géocritique menée ici dans la continuité de
la géophilosophie de Deleuze et Guattari. Les territoires de la fiction seront donc
envisagés comme milieux. De là, nous verrons que le réseau dans lequel circulent
les informations que l’histoire transmet au lecteur constitue un tissu. Mais ce tissu
est une interface entre le texte et le monde, et c’est en cela que la crise du territoire
concerne le référent aussi bien que sa représentation fictionnelle.

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