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La pensée

cartographique des images


Aléas cinéma Teresa Castro
Collection dirigée par
Rémi Fontanel et Luc Vancheri

La pensée
cartographique des images

ISBN 978 2-84301-297-6


© ALÉAS ÉDITEUR, mars 2008
Siège social : Aléas Éditeur, 15 Quai Lassagne - 69001 LYON
Direction : Maurice GLAYMANN et Pascal VERCHERY

www.aleas.fr
Ami du Livre, l’Éditeur Audacieux et Sagace
l’ ALÉAS
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Sommaire

Introduction
Remerciements
Première Partie La raison et les formes cartographiques d l’image.
L’idée de ce travail est née en 2004, lors d’une visite au Musée Albert
Chapitre I Des cartes à la « raison cartographique » des images.
Kahn. Mes remerciements vont tout d’abord à Philippe Dubois, qui, dès le début, I.1. Définir la carte. Entre langage et dispositif visuel. Les objets de la carte et la question
a cru dans cette recherche, ainsi qu’au personnel du Musée, pour leur générosi- du référent. La carte dans le tableau : coïncidence ou décalage représentationnel ?
té sans réserve. Merci à Jacques Aumont, Giovanni Careri, Christian Jacob et Quelques conclusions.
aussi Sylvie Lindeperg : leurs commentaires et réflexions m’ont beaucoup appor- I.2. Aux origines de l’expression « raison cartographique ».
té. À Luc Vancheri et à l’équipe d’Aléas, toute ma reconnaissance pour la confian- I.3. De la « raison graphique » à la « raison cartographique ».
ce qu’ils m’ont accordée. Chantal Benedetti m’a offert son aide pour les I.4. La « raison cartographique » et l’histoire.
traductions de l’anglais et Martine Floch pour celles de l’allemand. Sans ses lec- I.5. Une définition de la « raison cartographique ». Un mode de pensée. L’historicité des
formes de rationalité. Un champ épistémologique.
tures attentives et amicales, ce travail n’existerait pas dans sa forme actuelle. Je
tiens, par ailleurs, à saluer mes parents, ainsi que tous les amis et compagnons Chapitre II Cinéma, cartographie et formes cartographiques.
de recherche, trop nombreux pour être cités ici. Un mot, enfin, et pas le moindre, II.1. Le « géographique » du cinéma : quelques jalons d’analyse.
pour Aldo Benedetti. II.2. Gilles Deleuze et la « méthode cartographique ».
II.3. Giuliana Bruno et l’« atlas de l’émotion ».
La publication de cet ouvrage a bénéficié du généreux soutien II.4. Tom Conley et le « cinéma cartographique ».
de la Fundação para a Ciência e Tecnologia, Portugal. II.5. Bilan
II.6. Les formes cartographiques. Le panorama, ou le déroulement de la vision. L’atlas, ou
le désir de mouvement. La vue aérienne, ou le paradigme zénithal. Pour une théorie des
Publié avec la concours Centre National du Livre.
formes cartographiques.

Deuxième partie Formes cartographiques et cinéma.

Chapitre III Les Panoramas.


III.1. Du siècle des panoramas à l’âge des panoramiques. Le siècle des panoramas. Le
Cinéorama de Raoul Grimoin-Sanson. Photographie et panoramisme au XIXe siècle.
III.2. Panoramique, stratégies descriptives et montage. Entre topographie et pittoresque,
des ruines aux archives. Arpentages. Poésie des foules et « montage horizontal ».
III.3. Panoptisme. Questions de genre : Laura Mulvey, Peter Wollen et Chantal Akerman.
III. 4. L’ « effet panorama ». Un cinéma sans cadre ? Un cinéma des virtualités ?
III.5. Conclusions.

Chapitre IV Les Atlas.


IV.1. Le monde à portée de main et du regard.
IV.2. Des atlas géographiques aux atlas en tant que mécanisme de pensée. Le XIXe siècle
et les « atlas scientifiques ». L’« atlas cinématographique » d’Aby Warburg ?
IV.3. Les Archives de la Planète [1912-1931] d’Albert Kahn. L’architecte et le maître
d’œuvre. Le « grand livre du monde » est un atlas. L’art de décrire ou savoir « épier la
nature ».
IV.4. Images du monde (d’)après les Archives de la Planète. Le cinéma colonial serait-il un
genre cartographique ? Godfrey Reggio et la trilogie Qatsi.
IV.5. Formes contemporaines de l’atlas. Un atlas de Milwaukee : James Benning. L’Atlas
Group et Walid Raad. Patrick Keiller : cinéma cartographique et atlas filmiques.
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IV. 6. Conclusions. INTRODUCTION


Chapitre V Les Vues Aériennes.
V.1. Les légendes d’un siècle. Au début était le ballon. Images de la guerre (1914-1918) : À première vue, rien ne semble plus éloigné que cartogra-
photographie et cinéma aériens. phie et cinéma. Se fondant sur une panoplie d’opérations d’essen-
V.2. « Ciné-sensations » du monde (1919-1939). Les vues aériennes dans la culture visuel-
le occidentale (1918-1939). « Ciné-sensations » urbaines : Chicago, New York. ce mathématique, la première se veut science exacte et rigoureuse.
V. 3. L’« ornement de la masse » à Hollywood : de Siegfried Kracauer à Busby Berkeley. Affaire de mensuration, de modélisation, de projection, la carto-
« L’ornement de la masse » selon Siegfried Kracauer. Les comédies musicales de Busby
graphie est devenue une question de gestion et de contrôle des
Berkeley des années 1930. Ornementation et « Berkeleyesque ».
V.4. De « l’œil en dehors de l’œil » aux « mille yeux du Docteur Mabuse » ? territoires, voire de surveillance satellitaire. Le cinéma, pour sa
V. 5. Conclusions. part, oscille, dans le sens commun, entre l’art et l’industrie,
Troisième partie Enjeux de la raison cartographique des images.
l’oeuvre et le marché. Qu’on l’imagine attaché à une spécificité
précise (comme celle de la projection dans le noir d’une durée
Chapitre VI De la description au diagramme : cinéma, régimes de visibilité imposée), ou qu’on le veuille démultiplié (diffusé en ligne, expo-
et rationalités cartographiques.
VI.1 Décrire et diagrammatiser le réel. Stratégies descriptives. Descriptions organiques et sé dans des galeries, projeté sur les murs des villes, etc.), il n’en
descriptions cristallines. Diagrammes. Régimes descriptif et diagrammatique des images. reste pas moins une question de création et de divertissement.
VI.2. Cinéma et rationalités cartographiques. Visibilité cinétique. Surfaces d’inscription.
Et pourtant. À y regarder de plus près, les choses ne sont pas
VI.3. Bilan, pistes et ouvertures. Conclusion. Bibliographie.
ce qu’elles semblent. Loin de se limiter aux opérations techniques
Index. Noms Films. Table des figures. visant à dresser des cartes, la cartographie est aujourd’hui large-
ment reconnue comme un phénomène culturel complexe, qui
recouvre une multiplicité de formes et d’expressions. Pouvant
désigner des expressions picturales remplies de scènes imagées
[Fig. 1], mais aussi des maquettes réalisées avec des coquillages
et des baguettes de bois (voire des récits oraux) [Fig. 2], la carte
est irréductible à un modèle unique 1. Elle nourrit des récits, sti-
mule la fantaisie et a définitivement colonisé l’imaginaire litté-
raire et artistique. À l’aube du XXIe siècle, entre cartographie de
Mars et celle du génome, elle s’affirme comme un principe d’expli-

1 Pour ce qui est de ces cartes moins conventionnelles (dont les « stick
charts » des Îles Marshall, dans le Pacifique ou certaines cartes « orales »
africaines ), cf. le deuxième volume, livre 3, de The History of Cartography.
Cartography in the Traditional African, American, Arctic, Australian, and
Pacific Societies (ed.) David Woodward and G. Malcolm Lewis, Chicago,
Chicago University of Chicago Press, 1998. Les différents volumes de cette
vaste histoire de la cartographie constituent, avec le travail de Christian Jacob,
L’Empire des cartes. Approche théorique de la cartographie à travers
l’histoire (Paris, Albin Michel, 1992), l’ouvrage cartographique de référence du
présent travail.
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cation spatial (et temporel) majeur. Art générateur d’espaces, le Bruno semblent faire écho à une thèse de Christian Jacob (dont le
cinéma partage avec la carte des points de contact inattendus, la travail sur la cartographie est une des grandes références du pré-
question d’un lien ontologique entre cartographie et cinéma ayant sent ouvrage) :
intéressé récemment divers auteurs. Ainsi, en 2007, le chercheur [La carte] invite son lecteur à se projeter dans la représentation,
américain Tom Conley publie-t-il (soixante ans après que à la focaliser et à en être non seulement le spectateur passif, mais
Siegfried Kracauer a consacré quelques lignes à la question des aussi l’architecte, le constructeur. Elle annihile en fait l’écart
cartes dans les films) un ouvrage intitulé Cartographic Cinema 2. constitutif de la représentation, en projetant le spectateur à l’inté-
rieur même de ce qui est représenté, sous la forme d’un investis-
Loin de limiter les cartes à un motif dont il s’agirait de retracer les
sement imaginaire, d’un regard et d’une mobilité incorporels. Elle
vicissitudes tout au long de l’histoire du cinéma, Conley s’inté- instaure une réalité qui est de l’ordre du simulacre et de la simu-
resse davantage à leur présence dans le texte filmique, afin de lation, et invite à vivre une vie, des passions, des émotions et des
démontrer comment cinéma et cartographie sont « étrangement désirs par procuration. 5
coextensifs » 3. Les arguments de l’auteur s’appuient essentielle- Conçu comme une étude d’analyse et de culture visuelle, ce
ment sur la relation que le spectateur d’un film et l’observateur travail souhaite marquer sa différence : c’est moins à la dimension
d’une carte entretiennent avec les images qu’ils contemplent. spectatorielle qu’à celle d’image qu’il s’intéresse. Au lieu de pen-
Ancrée dans un travail minutieux d’analyse filmique, l’étude de ser la figure de la carte dans le film, ou le rapport entre le film et
Conley insiste, comme le travail de Giuliana Bruno, sur la dimen- le spectateur, c’est une idée centrale qu’il s’agit de défendre ici : le
sion spectatorielle du problème. Après un premier livre consacré cinéma, et au-delà de celui-ci le monde des images en général,
aux « cartographies cinématiques » d’Elvira Notari, cinéaste pion- sont traversés par une pensée de l’espace qui trouve dans la carte
nière napolitaine, Bruno publie en 2002 Atlas of Emotion. géographique son modèle théorique. L’intention de cet ouvrage
Journeys in Art, Architecture and Film 4, un ouvrage explorant les n’est donc pas de discuter des applications potentielles du cinéma
croisements entre architecture, géographie et cinéma. L’acte de à la cartographie et à la géographie, celle-ci étant entendue comme
cartographier y est élevé au statut de notion opératoire, s’accom- science de l’espace à laquelle la cartographie se rattache. L’objec-
modant à la fois à l’idée d’un parcours dans l’espace et à la dimen- tif général vise davantage à créer un cadre susceptible de penser
sion « é-motionelle » de l’expérience du déplacement. Pour théoriquement et historiquement les relations entre les images
l’auteure, « le cinéma constitue une cartographie moderne », les cartographiques et les images cinématographiques. Si la carto-
cartes et les films (ainsi que l’architecture) procurant l’« émotion graphie et la géographie jouent un rôle certes essentiel dans cette
du mouvement ». Autant la recherche de Conley que celle de histoire d’images, c’est surtout leur dimension épistémique et
inventive qui m’intéresse. Comme le signale le philosophe Jean-
2 Cf. S. Kracauer, De Caligari à Hitler. Une histoire du cinéma allemand, Marc Besse, il faudrait envisager la géographie comme une «
Paris, L’Âge d’Homme, 1973 [1947], p. 316 ; T. Conley, Cartographic Cinema, manière d’être dans l’espace et de le penser » 6. La cartographie
University of Minnesota Press, 2007. devient dès lors non pas une affaire d’information géographique,
3 T. Conley, Cartographic Cinema, op. cit., p. 1.
mais d’imagination géographique.
4 G. Bruno, Streetwalking on a Ruined Map : Cultural Theory and the City
Films of Elvira Notari, Princeton, Princeton University Press, 1992 et G.
5 Ch. Jacob, L’Empire des cart, op. cit., p. 425-6.
Bruno, Atlas of Emotion : Journeys in Art, Architecture and Film, London,
6 J.-M. Besse, Face au monde : atlas, jardins, géoramas, Paris, Desclée de
New York, Verso, 2002.
Brouwer, 2003, p. 8.
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La première étape de ce parcours théorique et historique genres et de temporalités distinctes, cette analyse propose in fine
sera l’analyse de la notion de carte. Elle permettra de mettre en un atlas des formes cartographiques du cinéma. Dans une der-
place un certain nombre de termes, mais surtout d’avancer l’idée nière étape de ce parcours, on reviendra sur ces analyses, afin de
complexe et ambitieuse de raison cartographique. Pour l’ancrer dégager la logique qui sous-tend autant d’exemples différents.
dans le domaine des images en général, cette notion sera interro- Celle-ci concerne l’idée de régimes de visibilité de l’image, qu’on
gée par le biais de trois formes : panoramas, vues aériennes, atlas. essaiera de théoriser autour des notions de « description » et de
Ces trois formes seront ensuite analysées dans le détail de « diagramme ».
quelques-unes de leurs expressions cinématographiques. L’un des
arguments de ce travail est que la raison cartographique des La pensée cartographique du cinéma : un problème de
images traverse de façon discontinue l’univers des images, par- « culture visuelle »
fois comme une mémoire involontaire qui fait irruption dans les
cadres les plus inattendus. Cette idée dicte son découpage histo- Fondé sur les images, le présent ouvrage avance, au fil des
rique. L’argument, né d’une intuition, s’est confirmé progressive- lignes et entre les lignes, une théorie sur les migrations et les métis-
ment dans l’hypothèse suivante : le début du XXe siècle comme le sages de l’image. Par l’attention qu’il porte à la dimension histo-
début du XXIe siècle sont des moments de manifestation forts rique, culturelle et sociopolitique des formes cartographiques et
d’une pensée cartographique des images. Caractérisés tous les des visibilités qu’elles engendrent, il est conçu comme une étude de
deux par la prolifération de nouveaux dispositifs et technologies culture visuelle. Plus qu’un phénomène historiquement situable
de l’image, ces deux moments s’avèrent particulièrement riches en (la culture visuelle comme tournant particulier d’une société, où le
exemples. Il est, par conséquent, légitime de les rapprocher, sans primat du visuel anticipe ou remplace celui de l’écrit, par exemple),
que ce rapprochement implique une comparaison fondée sur des ou qu’un champ interdisciplinaire, celle-ci désigne ici un domaine
analogies formelles souvent illusoires, ou l’élimination de leurs particulier. Réunissant des images sous toutes leurs manifesta-
différences historiques. Derrière ce rapprochement se profilent tions, ainsi que des formes d’expérience visuelle, la culture visuel-
la possibilité et la volonté de faire émerger un champ de recherche le met l’accent sur la centralité du visuel et des images dans la
hétérogène. En un certain sens, cette méthode s’apparente à une sphère sociale, ainsi que sur leur nature historique et culturelle.
spatialisation topologique du temps, où « ce qui est éloigné d’un Par conséquent, elle ne désigne pas une théorie générale de l’image,
point de vue temporel et historique peut relever des proximités mais plutôt une façon d’envisager les problèmes des images.
plus strictes que ce qui est proche d’un point de vue chronolo- Si cette notion nourrit et habite pacifiquement le travail de
gique ». 7 Par une mise en série d’images – essentiellement ciné- nombreux historiens 8, la culture visuelle provoque aussi un débat
matographiques, mais aussi cartographiques, photographiques et disciplinaire. Je pense à deux mouvements qui, outre-Atlantique
autres, par un jeu de comparaisons et d’oppositions, par des rap- et outre-Rhin, sont en train de reconfigurer l’étude des images
prochements et des mises en relation, cette partie analytique s’ins-
pire de la notion d’atlas comme forme d’agencement d’images et 8 Pensons aux médiévistes, pour qui la question de la culture visuelle revêt
d’un savoir visuel. En confrontant des objets hétérogènes, issus de d’une double pertinence, à la fois comme phénomène historique (la société
médiévale européenne d’avant l’invention d’imprimerie accorde à l’expérience
visuelle une importance majeure) et comme façon de traiter un ensemble de
7 V. Vitiello, Topologia del moderno, Genoa, Marietti, 1992, p. 8. manifestations (incluant des images, mais aussi des descriptions imagées, etc.).
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(non sans). D’un côté, il y a le courant anglo-saxon que l’on appel- Richard Rorty comme une alternative à la domination du visuel
le visual studies ou visual culture studies et qui connaît, depuis dans les théories de la connaissance) 10.
quelques années, un épanouissement considérable. D’un autre Si le projet disciplinaire des visual studies est relativement
côté, il y a la tradition de la Bildwissenschaft, originaire des pays récent, surgissant aux États-Unis au début des années 1990, la
germanophones. Selon l’américain W. J. T. Mitchell, figure clé Bildwissenchaft se réfère à une tradition scientifique germano-
des visual studies, le premier correspond à l’émergence d’un phone inspirée de certains travaux qui, entre le début du XXe
« tournant visuel », illustrant « la façon dont la pensée moderne siècle et l’arrivée des nationaux-socialistes au pouvoir, conduisi-
s’est réorientée autour de paradigmes visuels qui semblent mena- rent l’histoire de l’art vers une science « de l’image » ou du « visuel
cer et briser n’importe quelle possibilité de maîtrise discursive » 9. ». Lorsque Aby Warburg songe à transformer la première en un
Concentrés, pour l’essentiel, sur les XIXe et XXe siècles, les objets Laboratorium kulturwissenschaftlicher Bildgeschichte (un
de prédilection des visual studies sont toutes les images issues « Laboratoire d'histoire culturelle de l'image »), ou qu’Erwin
des moyens de communication de masse contemporains – les Panofsky consacre un essai au cinéma, leur recherche s’ouvre à
nouveaux médias, la télévision et la vidéo, le cinéma et la photo- une réflexion sur les images dépassant largement les frontières
graphie, la publicité, la bande dessinée –, la ligne théorique com- de l’histoire de l’art traditionnelle. Ce projet se voit aujourd’hui
mune à ces travaux étant leur insistance sur le « visuel » et la prolongé par plusieurs chercheurs de langue allemande, dont
« visualité ». Il est clair que ce pictorial turn représente un retour Klaus Sachs-Hombach, Horst Bredekamp, Hans Belting, ou enco-
en force des problèmes d’image et de visualité (notamment par re Gottfried Boehm, chantre en 1994 de l’Iconic turn. Malgré les
rapport à l’iconoclastie du linguistic turn, prôné en 1967 par différences qui les séparent, concernant notamment la visée poli-
tique des deux notions, le pictorial turn anglo-saxon et l’iconic
À ce propos, cf. J.-C. Schmitt, Le Corps des images. Essais sur la culture turn germanique répondent à un même changement de paradig-
visuelle au Moyen Âge, Paris, Gallimard, 2002. Ce travail de recherche portant
essentiellement sur des expressions cinématographiques, il faut rappeler que
me, mettant l’accent sur l’image, le visuel et la dimension imagée
les études cinématographiques et audiovisuelles ne sont pas étrangères à la des récits. Selon Horst Bredekamp, il s’agit d’« une transformation
question de la culture visuelle et à sa transdisciplinarité constituante. Parmi profonde appelée par les techniques modernes de l’image et par le
d’autres exemples possibles, signalons toute une série de travaux portant sur désir d’une participation visuelle, transformation qui s’accomplit
les origines du dispositif cinématographique et ses rapports avec la modernité.
dans l’ensemble de la culture » 11.
Ceux-ci accordent à la notion de culture visuelle une importance capitale, sans
faire l’impasse sur quelques-unes des questions qu’elle évoque : la richesse de À défaut de m’inscrire dans l’un ou l’autre de ces courants
l’univers visuel et de ses expériences, la nature socialement construite du (liés à des contextes universitaires bien précis), je revendique
regard, voire la construction visuelle du social. Cf., entre autres, L. Charney, V. néanmoins le « braconnage » transdisciplinaire que permet la cul-
Schwartz, Vanessa (ed.), Cinema and the Invention of Modern Life, Berkeley, ture visuelle. Ce sont, par ailleurs, les dimensions iconiques et
Los Angeles, University of California Press, 1995 ou encore F. Albera, M. Braun
et al., Arrêt sur image, fragmentation du temps. Aux origines de la culture
visuelles de la pensée cartographique des images qui vont m’inté-
visuelle moderne / Stop Motion, Fragmentation of Time. Exploring the Roots
of the Modern Visual Culture, Paris, Payot, 2002. 10 R. Rorty, The Linguistic Turn : Essays in Philosophical Method, Chicago,
9 W. J. T. Mitchell, Picture Theory. Essays on Verbal and Visual Chicago University Press, 1967.
Representation, Chicago, The University of Chicago Press, 1994, p. 9. Cf. aussi 11 H. Bredekamp, cité dans B. Stiegler, « Iconic Turn » et réflexion sociétale »,
l’ouvrage du même auteur Iconologie. Image, texte, idéologie, Paris, Les Trivium, nº1, 2008, mis en ligne le 24 avril 2008 : http://trivium.
Prairies Ordinaires, 2009. revues.org//index308.html.
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resser. En tant qu’hypothèse, celle-ci est indissociable d’un autre CHAPITRE I : La migration des images
« tournant » : le spatial turn, ou « tournant spatial ». Car c’est
bien l’espace qui se trouve aujourd’hui à l’ordre du jour et, avec lui I.1. Définir la carte
(bien que de façon indirecte) la carte. En 1967 déjà, Michel
Foucault pressentait que, face à un long XIXe siècle obsédé par
l’Histoire, « l’époque actuelle serait plutôt (…) l’époque de l’espa- Les cartes sont des représentations gra-
ce ». Il observait alors : phiques qui facilitent une compréhension spatiale
des choses, des concepts, des conditions, des proces-
Nous sommes à l'époque du simultané, nous sommes à l'époque
sus ou des événements dans le monde humain.
de la juxtaposition, à l'époque du proche et du lointain, du côte à John Brian Harley et David Woodward 15
côte, du dispersé. Nous sommes à un moment où le monde
s'éprouve, je crois, moins comme une grande vie qui se dévelop- La carte n’est pas un objet mais une fonction.
perait à travers le temps que comme un réseau qui relie des points Christian Jacob 16
et qui entrecroise son écheveau 12.
Si de nombreux théoriciens ont insisté sur ce spatial turn qui Qu’est-ce qu’une carte ? Résistant aux définitions trop
caractériserait le contemporain 13, la carte et la cartographie (map rigides et aux tentatives de généralisation, la « carte » est un objet
and mapping) ont, elles aussi, acquis une visibilité nouvelle, y complexe et multiforme. Incluant à la fois des schémas primitifs
compris au niveau théorique. Constamment appropriée par de gravés sur les rochers et les cartes numériques d’aujourd’hui, elle
nouveaux domaines, la carte est devenue une métaphore visuelle échappe à un modèle unique. Comment donc la définir ? Le Petit
centrale de la pensée contemporaine. Plus que jamais, elle est Robert nous en offre plusieurs définitions, parmi lesquelles
aussi un « chemin abstrait pour l’imagination concrète » 14. C’est « représentation à échelle réduite de la surface totale ou partielle
ainsi que le lecteur doit concevoir le présent ouvrage : comme un du globe terrestre ». Dérivé du grec chartès, à travers le latin tar-
site d’imagination, où le parcours théorique et analytique est dicté dif charta, le mot recouvre à chaque reprise la même idée : celle
par la richesse des images. d’une surface-support malléable, notamment en papier ou en car-
ton, comme pour les cartes à jouer et les cartes postales, elles aussi
supports d’images. Dans d’autres langues indo-européennes
(comme l’anglais, l’espagnol ou encore le portugais), le terme déri-
ve du latin tardif mappa. Il s’agit une fois de plus de l’idée d’une
surface sur laquelle on place quelque chose, mappa désignant
aussi une serviette de table. La langue italienne garde le souvenir
12 M. Foucault, « Des espaces autres », Dits et Écrits IV, Paris, Gallimard, de ces deux origines, carta et mappa désignant toutes les deux la
1994 [1967/1984], p. 752.
13 Cf. The Spatial Turn. Interdisciplinary Perspectives (ed. B. Warf et S.
Arias), London, Routledge, 2008. 15 J.B. Harley, D. Woodward, « Preface », in Harley, J.B., Woodward, D. (ed.),
14 « Et la splendeur des cartes, chemin abstrait pour l’imagination concrète » : The History of Cartography. Cartography in Prehistoric, Ancient and
vers de O Esplendor (« La Splendeur »), Álvaro de Campos (hétéronyme de Medieval Europe and the Mediterranean, Chicago, Chicago University Press,
Fernando Pessoa). Il s’agit d’un poème non publié du vivant du poète vol. I, 1987, p. xvi.
portugais. 16 Ch. Jacob, L’Empire des cart, op. cit., p. 29.
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représentation graphique d’une région 17. Pourtant, au Moyen Âge les progrès scientifiques et les conséquences de la mise en place
(et même après), on se réfère aux cartes selon les termes géné- d’un champ scientifique particulier, aujourd’hui, ni les historiens
riques de pictura, imago ou descriptio. Dans une étude consa- ni les théoriciens de la cartographie ne semblent être d’accord sur
crée à la peinture hollandaise du XVIIe siècle, Svetlana Alpers a la définition de leur objet, voire de leur discipline. Cette difficul-
commenté ce complexe découpage de sens, annonçant deux élé- té est patente, d’autant que l’histoire et la théorie de la cartogra-
ments principaux : la nature iconique de la carte – la carte est une phie furent longtemps dominées par un positivisme aguerri,
image – et sa valeur descriptive 18. Pour conclure cette brève incur- furieusement attaché au récit des faits. Le renouveau théorique
sion dans le dictionnaire, on ajoutera que le mot « cartographie » inspiré par les travaux du théoricien anglais John Brian Harley
surgit seulement au XIXe siècle. Pendant longtemps, l’activité du (1932-1991) a permis d’élargir la définition de la carte, en met-
cartographe, ainsi que la discipline ou la science aujourd’hui nom- tant l’accent sur une discussion plus conceptuelle, capable d’inté-
mée « cartographie », n’étaient pas désignées en ces termes. On grer, entre autres, l’aspect métaphorique de celle-ci, ainsi que son
se référait notamment aux manufacturiers de cartes comme « cos- rôle dans la pensée analogique. Influencé par Roland Barthes,
mographes » (d’après Ptolémée) et, à partir du XVIe siècle, comme Jacques Derrida et surtout par Michel Foucault, le travail de
« géographes », ou encore « arpenteurs » ou « agrimenseurs » Harley a représenté un véritable virage épistémologique dans la
[Fig. 3]. Au XVIIe siècle surgit en France l’expression « ingénieurs façon d’interpréter la nature des cartes et de la cartographie.
géographes », qui coexistera désormais avec d’autres désignations
: ainsi, le « détailleur », par exemple, est l’ingénieur géographe Une espèce d’image
s’occupant de lever le détail, c’est-à-dire « la grandeur et la figu-
re des villes » 19. Le néologisme « cartographie » vient lier l’idée Comment établir une définition cohérente et opératoire de
d’un support – la carte – à celle d’une action particulière, d’ordre la notion de carte ? Dans le contexte des études cartographiques,
graphique. De son côté, l’étymologie du mot « carte » dévoile la l’on peut identifier deux grandes tendances explicatives : la pre-
dimension concrète et objective du terme, ainsi que son détour- mière tend à définir la carte en termes de langage, c’est-à-dire en
nement métonymique : « carte » désigne couramment non plus le tant que système de communication par signes ; la deuxième, à
support, mais ce qu’elle supporte, c’est-à-dire une image. l’expliquer comme dispositif visuel. Ces deux explications ne
La carte est donc un objet difficile à cerner, y compris d’un s’excluent pas, intégrant, chacune à leur façon, les apports de l’his-
point de vue lexical. Si les significations du terme ont naturelle- toire et de la théorie de la cartographie, mais aussi les contribu-
ment évolué tout au long de l’histoire, de façon à accompagner tions de philosophes, d’historiens de l’art et de sémioticiens. Ainsi,
la carte peut être décrite comme une « représentation fondée sur
un langage, caractérisée par la construction d’une image analo-
17 J.B. Harley et D. Harvey signalent l’ambiguïté du mot dans d’autres
langues. C’est le cas du russe, où karta (carte) est très proche de kartina gique d’un espace » 20. La définition renvoie aux études de la
(image), et du chinois, où tu désigne à la fois carte, dessin ou diagramme. Cf. sémiologie graphique, pour qui la cartographie illustre un langa-
J.B. Harley, D. Woodward, « Preface », op. cit., p. xvi. ge graphique, mais aussi aux analyses de quelques philosophes, tel
18 S. Alpers, L’Art de dépeindre. La peinture hollandaise au XVIIe siècle,
Paris, Gallimard, 1990 [1983].
19 F. de Dainville, Le Langage des géographes. Termes, signes, couleurs des 20 J. Lévy, « Carte », in Lévy, J., Lussault, M. (dir.), Dictionnaire de la
cartes anciennes 1500-1800, Paris, Ed. A et J. Picard, 1964, p. 57. géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, 2003, p. 128.
18 19

Nelson Goodman, pour qui la carte serait un langage artificiel 21. impossible. Mieux vaut se concentrer sur le processus fonda-
De son côté, l’approche de la carte en tant que dispositif visuel à mental qui préside à la fabrication de n’importe quelle carte – la
part entière, voire de « pluralité de dispositifs » 22, évoque spatialisation de l’information – que sur ses présumés objets. Car
l’ensemble des enjeux matériels et structurels qui conditionnent la carte donne à ses objets les caractères d’un espace : une
la rencontre avec l’image cartographique. Parmi ces derniers, on métrique (un mode de traitement de la distance), une échelle (un
compte les matériaux de la carte, son format, le rôle des signi- rapport de taille entre deux réalités) et une substance (la compo-
fiants graphiques, les opérations intellectuelles et techniques qui sante non nécessairement spatiale d’une configuration spatiale) 24.
président à sa réalisation ainsi qu’à sa consultation, etc. Comme Mais la carte implique aussi des relations particulières avec
l’explique Christian Jacob (dont le travail illustre bien le renou- son référent. Divers penseurs, du sémioticien Charles S. Peirce au
veau théorique de la discipline cartographique en France) : philosophe Nelson Goodman, ont discuté de cet aspect particulier.
Une carte se définit peut-être moins par des traits formels que Peirce, en particulier, reconnaît dans la carte un signe « ico-
par les conditions particulières de sa production et de sa récep- nique » : à la différence de l’indice (signe par contiguïté physique
tion, par son statut d’artefact et de médiation dans un processus avec son référent), elle ne présente pas un objet, mais elle le repré-
de communication sociale. Elle est un mélange problématique, sente ; et contrairement au symbole (signe par convention géné-
où la transparence de l’illusion référentielle coexiste avec l’opaci-
rale), elle ne le fait pas de façon purement conventionnelle, mais
té d’un support qui matérialise cette image. 23
selon une analogie. En tant qu’icône, la carte est un signe ren-
Si une définition de la carte comme langage ne fait pas l’éco-
voyant « à l’objet qu’il dénote simplement en vertu des caractères
nomie du concept d’image, la notion de dispositif visuel accorde à
qu’il possède, que cet objet existe réellement ou non » 25. C’est
cette dernière une place prépondérante. Il est important de souli-
bien le cas des cartes fictives, relevant d’espaces imaginaires,
gner cet aspect, puisque c’est bien d’une image qu’il s’agit quand on
comme les célèbres cartes de Jonathan Swift dans Les Voyages de
parle des cartes, c’est-à-dire d’une représentation concrétisée par
Gulliver, ou celle de R. L. Stevenson dans L’Île au trésor. Selon ce
un geste graphique. Mais représentation de quoi et comment ? On
dernier, cette carte, qu’il dessina avant d’écrire son livre, « était
considère que l’objet de la carte est l’espace : le plus souvent
l’essentielle de l’intrigue », la contenant à elle seule 26. Comme le
l’espace terrestre, voire réel et empirique, dans ses différentes
remarque très justement Gilles Tiberghien, c’est dire à quel point
dimensions (de la très grande échelle jusqu’à la petite échelle) et
la puissance suggestive de la carte, avec ses effets de réel, joue sur
acceptions (géographique, géologique, politique, etc.). Mais l’espa-
l’imaginaire 27.
ce représenté peut aussi être non-terrestre, extra-terrestre ou sim-
Les cartes ne représentent pas toujours de la même façon.
plement imaginaire : on possède des cartes océanographiques,
Prenons l’exemple des cartes dites concrètes, ou à trois dimen-
astronomiques, météorologiques, de la Lune, ainsi que des cartes
sions, parmi lesquelles les plans-reliefs ou les maquettes [Fig. 4].
fictives, relevant d’espaces imaginaires. C’est pourquoi tenter de
Elles se distinguent des cartes hydrographiques, correspondant
définir la carte en fonction de son objet, aussi vague soit-il, s’avère
21 Voir, par exemple, J. Bertin, Sémiologie graphique : les diagrammes, les 24 Ibidem.
réseaux, les cartes, Paris, Gauthier-Villars, 1973, ainsi que N. Goodman, 25 Idem, p. 140.
Problems and projects, Indianapolis, Hackett Publishing Co, 1972, p. 16. 26 R. L. Stevenson, Essais sur l’art de la fiction, Paris, Payot, 1992, p. 332.
22 Ch. Jacob, L’Empire des cartes, op. cit., p. 30. 27 G. Tiberghien, Finis Terrae. Imaginaires et imaginations
23 Idem, p. 41. cartographiques, Paris, Bayard, 2007, p. 14.
20 21

l’image traditionnelle de l’objet cartographique [Fig. 5]. Si la rela- re ce supplément qui l’élève au rang d’indice. Ainsi, certes, un seul
tion d’un plan-relief avec son référent relève d’un processus ana- et même signe peut à la fois ressembler et indiquer. 28
logique évident, fondé sur la miniaturisation du réel, la relation En somme, pour Peirce, la carte est non seulement une « espèce
d’une carte hydrographique avec son référent met en évidence les d’image », mais aussi une sorte de diagramme, c’est-à-dire une sous-
règles conventionnelles supportant la ressemblance. La carte classe de l’ordre de l’icône, une hypoicône dont la ressemblance
hydrographique comme le plan-relief impliquent, néanmoins, une consiste en la relation de leurs parties. Nous y reviendrons.
étape de sélection des éléments du réel qui conviennent le mieux
à leur représentation. Pour le cas de la carte hydrographique, cette La carte dans le tableau
représentation se fonde sur une schématisation : on identifie les
rivières, les lacs et les cours d’eau qu’on représentera en fonction Que nous disent les historiens des images sur le mode de
de conventions graphiques. Ces conventions graphiques sont de représentation cartographique, notamment face à d’autres modes
l’ordre de la ressemblance, même si, et à s’en tenir aux appa- de représentation, comme la peinture et la photographie ?
rences, les cartes hydrographiques ne s’apparentent pas à leurs Prenons deux exemples contradictoires. L’historienne de l’art
objets. Leur ressemblance consiste dans les relations entre leurs américaine Svetlana Alpers a insisté sur les ressemblances entre
parties, c’est-à-dire dans leur traitement des distances et des rap- carte et tableau. Alpers fait une analyse détaillée de l’espace visuel
ports de taille. Elles retiennent parfois des conventions naturelles de la peinture hollandaise du XVIIe siècle, notamment celui des
: ainsi la couleur bleue représente presque toujours les cours paysages et vues de villes, fortement marqué par ce qu’elle quali-
d’eau, les lacs, la mer. fie d’« appel cartographique » et en contraste frappant avec l’espa-
L’icône – et donc la carte – n’est jamais absolument pure et ce albertien de la peinture italienne 29. L’argument de l’auteure
si elle contient le plus souvent des symboles, elle peut aussi conte- repose sur une exégèse historique de la notion de descriptio au
nir des indices. Peirce l’explique : XVIIe siècle en Hollande. Partant d’une analyse des traductions et
Certes, une carte est très utile pour designer un endroit et c’est une adaptations du mot grec graphikos dans la Géographie de
espèce d’image. Pourtant, à moins qu’elle ne comporte la marque Ptolémée, Alpers défend que le mot « description » :
d’un lieu connu ainsi qu’une échelle et les points cardinaux, elle ne […] présuppose une conception large de la représentation par
situe pas plus un lieu que la carte des Voyages de Gulliver ne situe l’image englobant la cartographie au même titre que les autres
Brobdingnag. Certes, si une nouvelle île était découverte, disons, formes d’illustration graphique. En recourant au terme de des-
dans les mers arctiques, son emplacement pourrait être grosso cription, les textes géographiques acceptaient la base graphique de
modo représenté sur une carte ne comportant ni indications tex-
tuelles, ni méridiens, ni parallèles car les contours bien connus de 28 « What is a Sign ? », Essential Peirce, Bloomington, Indiana University
l’Islande, de la Nouvelle-Zemble, du Groenland, etc. serviraient à Press, 1998 [1894], p. 8.
indiquer sa position. Dans un tel cas, nous devrions user de notre 29 S. Alpers, L’Art de dépeindre, op. cit. Alpers oppose dans son ouvrage l’art
connaissance selon laquelle aucun autre endroit susceptible d’être descriptif de la tradition nordique à l’art narratif italien. L’opposition étant
cartographié sur cette terre ne possède la même silhouette que le lit- difficilement tenable, l’argument a fait polémique. Cf. E. Gombrich, « Peinture
toral arctique. C’est donc cette expérience du monde dans lequel et cartographie aux Pays-Bas au XVIIe siècle », Réflexions sur l’histoire de
nous vivons qui situe la carte au-delà de la simple icône et lui confè- l’art, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1992, pp. 192-207 et D. Arasse, Le
Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1996,
pp. 187-189.
22 23

leur domaine, tout en mettant ce qu’ils consignaient en rapport détaillée, et richement articulée d’un monde qu’il se contente de
avec la notion de confection d’images. Le mot description pris décrire plutôt que d’expliquer » 32.
dans un sens graphique ne convient pas uniquement aux cartes D’autres historiens de l’art ont signalé les différences entre
qui inscrivent le monde sur une surface, mais également aux pein- carte et tableau. Dans un livre consacré à la naissance du tableau,
tures nordiques qui partagent le même intérêt pour la descrip-
Victor I. Stoichita consacre plusieurs pages à la question de la
tion. 30
carte, en se concentrant notamment sur une toile du Greco, Vue
C’est donc en ces termes qu’elle rapproche le travail des
de Tolède avec son plan (1610-1614) [Fig. 6], où une vue
peintres hollandais de celui des confectionneurs de cartes. Liés
d’ensemble de Tolède coexiste avec une carte de ladite ville 33. Pour
par une conception similaire de l’acte et de l’espace picturaux – on
Stoichita, leur coexistence est le signe d’un « décalage représen-
inscrit sur une surface ce qu’on voit dans le monde, afin de com-
tationnel ». Ceci est d’ailleurs confirmé par la légende qui explique
muniquer un savoir ou des informations –, peintres et carto-
dans le coin inférieur de l’image que l’hôpital de don Juan Tavera
graphes seraient mus par une même pulsion de décrire l’univers,
(dont l’administrateur était le propriétaire du tableau) avait été «
située aux frontières de l’art et de la science. Dans un autre texte,
mis en modèle et déplacé » pour des raisons d’intégrité de la
Martin Jay a considéré la peinture hollandaise telle qu’elle a été
représentation. La carte se trouve dans le tableau pour qu’on puis-
systématisée par le livre d’Alpers comme l’exemple d’un deuxiè-
se voir la vraie position du bâtiment dans la ville, Stoichita
me « régime scopique » de la modernité 31. L’auteur reconnaît dans
concluant que si « la ‘vue’ est le dominant du représentatif, du
l’« art de dépeindre » l’un des trois régimes de vision de l’époque
symbolique », « le plan est le domaine de l’exactitude » 34. De plus,
moderne, les autres étant le régime perspectiviste cartésien et le
dans le tableau du Greco, la carte « ne fait pas contexte mais, pour
régime visuel baroque. Le régime cartésien, monoculaire, désin-
ainsi dire intertexte » 35. De fait :
carné et de l’ordre du regard (gaze, par opposition au « coup d’œil
La carte n’est pas un paysage vu de loin, de très loin, d’extrême-
», glance) est associé par Jay à la perspective de Brunelleschi et ment loin. Elle est le fruit d’un panoramique conceptuel. Il y a
d’Alberti, constituant, selon lui, le modèle dominant de la moder- donc non pas mise à distance, mais carrément rupture de niveau.
nité. Autant l’« art de dépeindre » hollandais que la culture visuel- C’est la raison pour laquelle la carte ne peut pas se contenter
le baroque représentent, selon l’auteur, des moments de malaise du d’être, simplement, ‘image’. Elle tient de l’image et du texte à la
régime cartésien, même si la rupture de l’art hollandais avec le car- fois. Toute carte a besoin, afin d’être ‘lue’, d’une légende. 36
tésianisme n’est pas aussi radicale que celle de l’art baroque (d’une Ce point sur la lisibilité de la carte est très important : avec
certaine façon, elle ne constituerait pas vraiment une rupture, juste leurs formes graphiques et leurs symboles, les cartes ressemblent
une manifestation différente d’un même phénomène). Que ce soit souvent à des schémas multiples qui demandent effectivement à
rupture ou volte-face, il est néanmoins évident que l’art hollandais être décodés. Stoichita interprète ainsi la présence des représen-
se distingue par son « œil attentif à la surface fragmentaire, tations cartographiques dans la peinture hollandaise du XVIIe
32 Idem, p. 13.
33 V. I. Stoichita, L’Instauration du tableau. Métapeinture à l’aube des temps
modernes, Genève, Droz, 1999.
30 S. Alpers, L’Art de dépeindre, op. cit., p. 236. 34 Idem, p. 238.
31 M. Jay, « Scopic Regimes of Modernity », in Foster, H. (ed.), On Vision and 35 Idem, p. 239.
Visuality, Seattle Bay Press, 1988, pp. 3-23. 36 Idem, p. 242.
24 25

siècle comme un exercice intertextuel, s’appuyant sur l’exemple de nombre d’images cartographiques dans la culture visuelle hol-
quelques « joyeuses compagnies », scènes de genre particulière- landaise du XVIIe siècle. Dans ce paysage visuel si particulier, la
ment associées au peintre rotterdamois Willem Buytewech (1591- carte n’invite nécessairement pas au pragmatisme de la lecture et
1624). Selon l’auteur, les cartes que l’on retrouve aussi souvent de la consultation, pouvant être exposée dans un espace privé ou
dans ses tableaux viennent arrêter « la fuite du regard », stimu- public pour être regardée et appréciée. De nombreuses cartes de
lée par le jeu de regards caractéristique du travail du peintre l’époque réunissent sur la même surface picturale des différents
[Fig. 7]. La carte serait ainsi une image venant renforcer le niveaux de représentation, combinant aisément représentation
tableau « dans sa qualité de limite » ; inversement, « l’horizon cartographique, vues paysagères, portraits de gens et d’animaux.
profond » et « le ciel haut » d’une peinture de paysage « trans- *
percent le mur en télescopant l’image » 37 [Fig. 8]. Si Stoichita Une fois dressé ce panorama, que peut-on affirmer ? Tout
insiste bien sur les distinctions sémiologiques entre carte et vue d’abord, que les cartes prennent corps en tant qu’images à la fois
paysagère (magistralement analysées par Louis Marin dans un par une série d’opérations d’ordre intellectuel et par des méthodes
autre contexte 38), leur opposition est ici discutable. Car autant la de représentation graphique. Moyen de visualisation symbolique,
carte que la peinture de paysage se prêtent davantage à une déam- la carte donne à voir et à penser un schéma du monde. « Il n’y a
bulation du regard qu’à une rupture ou à un prolongement hors pas de cartographe qui n’imagine le monde avant de le représen-
tableau de son parcours. Dans la Joyeuse Compagnie de Berlin ter et qui ne le représente pour en donner une image »39 ; ou enco-
[Fig. 7], le tableau derrière les personnages n’est pas vraiment re, comme le synthétise Christian Jacob, « la carte est, dans son
une « fenêtre ouvrant sur la scène du monde », mais une surface processus comme dans son résultat, la projection d’un schéma
sur laquelle – et non pas au-delà de laquelle – le regard se fixe. mental sur un support, la matérialisation d’un ordre intellectuel
Même dans une peinture où les différences entre les niveaux abstrait de l’univers empirique »40. L’idée de projection est impor-
sémiologiques de représentation de l’espace s’apparentent à un tante, car elle recouvre un aspect central de la représentation car-
véritable thème iconographique, comme dans une Joyeuse tographique : la projection à la fois géométrique et figurée d’une
Compagnie de Dirck Hals [Fig. 9], rien ne contredit le statut image du monde sur une surface. Il n’y a pas de transformation
d’image de la carte. des différentes dimensions du réel dans les deux dimensions de
La présence récurrente de ces cartes dans une certaine pein- l’image cartographique conventionnelle sans recours à la projec-
ture hollandaise du XVIIe siècle vient plutôt insister sur leur valeur tion géométrique, qu’elle soit cylindrique, conique ou azimutale.
de modèle capital de représentation de l’espace et leur statut C’est à travers ce processus que la plupart des cartes adaptent
d’image. C’est la suggestion d’Alpers, dont l’intuition semble leurs objets aux formes esthétiques et intellectuelles d’une certai-
confirmée : dans la Joyeuse Compagnie de Rotterdam, la carte ne époque. À cet ensemble de techniques, s’ajoute une série
est ainsi clairement présentée comme un tableau, signalant cet variable de procédés graphiques, qui se résument, pour le cas des
autre phénomène essentiel, la présence significative d’un grand cartes conventionnelles, à quelques traits essentiels et constants :
la délimitation de l’espace visuel par un cadre (et l’imposition d’un
37 Idem, pp. 242-243.
38 L. Marin, Utopiques : jeux d’espaces, Paris, Éditions de Les Éditions de 39 G. Tiberghien, Finis Terrae, op. cit., pp. 10-11.
Minuit, 1973. 40 Ch. Jacob, L’Empire des cartes, op. cit., p. 51.
26 27

point de vue à capacité déictique), la géométrisation de la repré- Raison graphique 41. L’ouvrage élabore une conjecture séduisan-
sentation et sa traduction en une panoplie de symboles et de te et aujourd’hui largement adoptée, inspirée des travaux du
formes graphiques précises (dont la maîtrise mnémotechnique scientifique parmi les populations du nord du Ghana. Selon son
devient indispensable). On reconnaît ces caractéristiques dans les hypothèse, les modes de pensée ne sont pas indépendants des
fameuses mappemondes médiévales en T/O [Fig. 10], impré- moyens de pensée en général et de l’écriture en particulier, les
gnées de symbolisme religieux ; mais aussi dans nos cartes rou- moyens de communication transformant la nature même des pro-
tières actuelles, conçues essentiellement pour gérer la circulation cessus de connaissance. À travers l’examen de quelques figures
automobile. graphiques, dont les tableaux, les listes, les formules et les
Avant de mettre un terme à ce détour, il faut faire mention recettes, Goody analyse dans son livre le rôle de l’écriture dans
des usages de la carte, image dont le but est dès l’origine précis. Il cette transformation des processus de connaissance et le déve-
s’agit de la communication d’un savoir, habituellement d’ordre loppement des institutions de pouvoir. Selon l’auteur, l’écriture
géographique, sur le monde. Des tablettes d’argile datées de tren- fonctionne comme un dispositif spatial de triage de l’information
te siècles avant notre ère relèvent déjà du souci de repérer les favorisant non seulement l’accumulation et l’organisation de celle-
contours et les itinéraires. Si ces premières cartes précèdent ci, mais aussi les possibilités de l’esprit critique. C’est le cas des
l’invention et l’usage de l’écriture, attestant une relation particu- listes, par exemple, impliquant un classement qui, par sa dispo-
lière avec la parole, les usages de la carte s’édifient par la suite sur sition visuelle, impose un ordre dans l’espace du support de l’écri-
une capacité démonstrative de l’image. S’il est indiscutable que ture et facilite la manipulation intellectuelle de l’information.
la monstration de l’image a lieu dans le temps, les singularités du Quid de la cartographie ? À l’instar de l’écriture, celle-ci est
regard font que la carte revêt un aspect d’immédiateté qui, une manifestation de l’activité graphique. Si Goody n’aborde pas
d’emblée, aura été d’une importance capitale. L’articulation des la question, on est en droit de se demander ce qu’il en est du rôle
éléments spatiaux du réel est, cependant, toujours investie d’une de la cartographie dans l’histoire intrigante des rapports entre
fonction dialogique : adressée à un utilisateur (un sujet qui regar- modes de communication et modes de pensée. L’existence de
de), la carte prescrit, établit, énonce. Et si en tant qu’artefact, elle cartes dans les sociétés sans écriture vient rendre ce problème
relève des différents enjeux de son temps (sociaux, politiques, reli- encore plus complexe [Fig. 11]. En quoi la raison cartographique
gieux, etc.), en tant que processus transhistorique, elle reste une se distingue-t-elle d’une raison graphique ? La simultanéité visuel-
affaire de rhétorique de l’image. Si une discussion de la carte s’avé- le de la carte s’oppose-t-elle à la linéarité séquentielle de l’écritu-
rait nécessaire, une idée va désormais retenir notre attention : re ? Quelle a été l’influence de la cartographie sur le progrès de la
celle de « raison cartographique ». connaissance et sur les structures cognitives ?
À l’image de la raison graphique, la raison cartographique
entraîne visiblement des conséquences importantes sur les cul-
tures où elle se manifeste, en particulier en ce qui concerne la mise
I. 2. De la « raison graphique » à la « raison cartographique ». en place de modes de pensée correspondant à de nouveaux modes

En 1977, l’anthropologue britannique Jack Goody publiait


41 J. Goody, La Raison graphique. La Domestication de la pensée sauvage,
un livre traduit en français deux ans plus tard sous le titre La Paris, Les Éditions de Minuit, 1979.
28 29

de domination, qu’ils soient scientifiques, intellectuels, politiques, L’auteur observe notamment que la naissance de la géographie
sociaux, etc. Mais que peut-on entendre par « raison cartogra- grecque coïncide avec la naissance de la philosophie et l’adoption
phique » ? L’expression est aujourd’hui utilisée pour faire réfé- de l’écriture et signale que les premiers philosophes de l’école
rence aux modes de pensée qui se constituent à l’aide des ionienne, Thalès de Milet et Anaximandre, étaient aussi des géo-
représentations graphiques de l’espace géographique. Autrement graphes, leurs modèles d’interprétation du monde étant dictés
dit, les cartes, moyen de communication par excellence, produi- par leur façon – cartographique – de se l’approprier. Thalès de
sent non seulement un savoir, mais influencent aussi notre façon Milet, le plus ancien des savants, a réussi, selon la légende, à
de penser le monde. Cette hypothèse fut notamment esquissée mesurer la hauteur des pyramides en observant leur ombre - et en
par Harley, sans que l’auteur y mentionne pourtant le mot de « utilisant ce qui ressemble aujourd’hui à un procédé d’arpentage
raison » : élémentaire. Anaximandre, géographe et philosophe disciple de
L’histoire de la cartographie est davantage qu’une histoire tech- Thalès, a pour sa part dressé les premières cartes géographiques.
nique et pratique de l'artéfact. Elle peut aussi être considérée Cette « invention » mythique de la carte constitue effectivement
comme un pan de l'histoire de la pensée humaine, de sorte que, si un pas fondamental dans l’histoire technique et intellectuelle de
elle réserve une grande place à l'étude des techniques qui influen- l’humanité :
cent le véhicule de cette pensée, elle prend aussi en compte la por- Elle [l’invention de la carte] est un acte prométhéen, où l’homme
tée sociale de l'innovation cartographique et la façon dont les franchit les limites du possible et du pensable, s’octroie sur le
cartes ont influencé tous les autres pans de l'histoire de l'humanité monde le point de vue des dieux et des oiseaux, maîtres du ciel. En
sur lesquels elles agissent. 42 créant cette image de la terre, le premier cartographe rend visible
Si Harley se concentre sur la dimension historique de la carto- et pensable en un schéma synoptique ce qui, auparavant, n’était
graphie, on voit bien comment celle-ci constitue aujourd’hui « qu’un objet de rumeurs, insaisissable, dissous dans des litanies
une théorie des actes cognitifs et des technologies par lesquels de toponymes. Avec la carte, la terre se prête à une maîtrise intel-
l’homme réduit la complexité environnementale et s’approprie lectuelle, voire à une véritable manipulation. […] Ce processus de
intellectuellement le Monde » 43. réduction, de condensation de la terre présuppose en outre un
La notion d’une « raison cartographique » a été développée effort surhumain de conceptualisation. Avant de représenter
par plusieurs auteurs, parmi lesquels le géographe italien Franco l’oekoumène, il faut parvenir à penser cet objet abstrait, à se le
Farinelli. Selon lui, la pensée occidentale n’existerait pas sans le figurer non plus comme un mot, mais comme une réalité visuel-
le, un assemblage de formes proportionnées. 45
dispositif cartographique. En fondant son analyse sur une lectu-
Farinelli accorde une importance fondamentale à ce geste ori-
re attentive des écrits de plusieurs philosophes et géographes,
ginel, ajoutant que cette transformation du réel en image a permis
d’Anaximandre à Kant, de Peirce à Wittgenstein, Farinelli sou-
à Anaximandre d’élaborer sa cosmologie et de développer ses
tient que la pensée occidentale est déterminée par les procédures
concepts philosophiques. Selon le géographe, presque tout repo-
de présentation géographique, c’est-à-dire, la cartographie 44.
se sur le pinax original d’Anaximandre et sa vision géométrique de
42 J.B. Harley, « The Map and the Development of the History of Cartography »,
fico in età moderna, Florence, La Nuova Italia, 1992 ; F. Farinelli, Geografia,
op. cit., p. 5.
un’introduzione ai modelli dal mondo, Turin, Einaudi, 2003.
43 E. Casti, « Cartographie », dans Lévy, J., Lussault, M. (dir.), Dictionnaire
45 Ch. Jacob, « Lectures antiques de la carte », Études Françaises, automne
de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, 2003, p. 134.
1985, nº21/2, pp. 25-26.
44 F. Farinelli, I segni del mondo. Immagine cartografica e discorso geogra-
30 31

l’univers (pinax étant le mot grec ancien pour dire carte, et signi- Questions d’Histoire
fiant « table »), y compris les fondements de la raison occidenta-
le. Il affirme : « après Anaximandre, la carte devient la machine Penser la cartographie en termes de raison ne peut se faire
de toute construction, de nouvelles réalités et de nouvelles idées qu’en adoptant une perspective historique, laquelle admet plura-
peuvent surgir, y compris celles de Platon » ; « la philosophie est lité et discontinuités On entend ici le concept de « raison » dans
un développement de la géographie, elle naît de la géographie et le sens courant de discours cohérent, d’énonciation sensée, même
prend de la géographie, qui est la forme originaire du savoir occi- si on reconnaît aussi d’autres niveaux de la raison, liés aux actions
dental, les modèles et les figures de la pensée ». 46 affectives, aux émotions et aux sensibilités. Il ne s’agit pas de
Pour Farinelli, l’histoire de la philosophie est « l’histoire de la défendre l’idée d’une « Raison » unitaire et absolue, mais plutôt
colonisation progressive du discours (du logos, du raisonnement) de « rationalités ». Confronté aux problèmes de l’historicité de la
par l’image cartographique elle-même » 47. Si cette histoire plurielle raison, Michel Foucault a insisté sur la manifestation plurielle des
et discontinue commence à l’époque grecque avec la carte processus de rationalisation. Comme il l’explique dans un entre-
d’Anaximandre, la Modernité représente son aboutissement. Le phi- tien daté de 1983 :
losophe italien cite plusieurs fois un texte célèbre de Martin […] je ne pense pas qu’il y ait une sorte d’acte fondateur par lequel
Heidegger, « L’époque des conceptions du monde ». Le philosophe la raison dans son essence aurait été découverte ou instaurée et
allemand y discute l’essence des « Temps Modernes » à travers l’ana- dont tel ou tel événement aurait pu ensuite détourner ; je pense en
lyse d’un de ces phénomènes principaux, la science. Selon Heidegger, fait qu’il y a une autocréation de la raison et c’est pourquoi ce que
j’ai essayé d’analyser, ce sont des formes de rationalité : diffé-
« il n’y a science comme recherche que depuis que la vérité est deve-
rentes instaurations, différentes créations, différentes modifica-
nue certitude de la représentation » 48. Ceci arrive avec l’avènement tions par lesquelles des rationalités s’engendrent les unes les
des « Temps Modernes », c’est-à-dire quand le Monde comme tel est autres, se chassent les unes les autres, s’opposent les unes les
devenu une « image conçue » 49. C’est ce dernier point qui intéresse autres, sans que pour autant on puisse assigner un moment où la
Farinelli, car il prétend que le Monde en tant qu’image conçue est, lit- raison aurait perdu son projet fondamental, ni même assigner un
téralement, la carte. La métaphysique de Descartes est ensuite iden- moment où on serait passé de la rationalité à l’irrationalité. 51
tifiée comme le moment fondateur de la pensée moderne, articulée Si les formes de rationalité sont plurielles, on dira, pour être
sur une vision du monde fondée sur la croyance dans la séparation plus précis, que la rationalité cartographique antique se distingue
radicale entre le réel et sa représentation. Comme l’écrira plus tard de la rationalité cartographique médiévale (les mots « antique »
Walter Benjamin, dans un tout autre contexte, « toute idée renferme et « médiévale » recouvrant des réalités sociohistoriques diffé-
l’image du monde. La tâche de la présentation de l’idée, ce n’est rien rentes). Car la cartographie constitue effectivement une rationa-
de moins que de dessiner cette image en réduction du monde » 50. lité, dont l’impact se fait sentir sur les mêmes domaines que ceux
étudiés par Foucault : les savoirs, les techniques, les modes de
46 F. Farinelli, Geografia, op.cit., p. 9 et p. 161.
gouvernement et de domination. Si l’histoire et la théorie de la
47 F. Farinelli, I segni del mondo, op.cit., pp. 55-56.
48 M. Heidegger, « L’époque des ‘conceptions du monde’ », Chemins qui ne cartographie se sont emparés des travaux de Foucault, c’est parce
mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962 [1938], p. 114. que celui-ci a mis l’accent sur l’importance des « codes fonda-
49 Weltbild en allemand. Cf. M. Heidegger, « L’époque des ‘conceptions du
monde’ », op. cit., p. 118. 51 M. Foucault, « Structuralisme et poststructuralisme », Dits et écrits IV,
50 W. Benjamin, Origine du drame baroque allemand, Flammarion, Paris, 1985, p. 59. Paris, Gallimard, 1994, p. 441.
32 33

mentaux d’une culture – ceux qui régissent son langage, ses sché- notion elle-même est difficile, ayant souvent été abusivement
mas perceptifs, ses échanges, ses techniques, ses valeurs, la hié- employée. C’est dans Les Mots et les choses (1966) et L’Archéologie du
rarchie de ses pratiques » 52. Parmi ces codes, il y a la carte. Il est savoir (1969) que Foucault l’utilise et l’on trouve dans son travail peu
clair aujourd’hui que les motivations sociales et historiques de la de références postérieures, à l’exception de l’article « Réponse à une
pratique cartographique sont le plus souvent liées à différentes question », publié dans la revue Esprit en mai 1968. Si, dans Les Mots
formes de découverte et d’appropriation du monde (inventaire, et les choses, Foucault avait expliqué l’épistémè en termes de condi-
quadrillage spatial, surveillance et contrôle des territoires). Même tions de possibilité du savoir, il précise alors que :
s’il ne faut pas réduire la carte à ces fonctions disciplinaires, on a […] L’épistémè n’est pas une sorte de grande théorie sous-jacen-
pu noter, en particulier pour ce qui concerne l’époque moderne, te, c’est un espace de dispersion, c’est un champ ouvert et sans
qu’« avec la carte, comme signe et privilège du pouvoir politique, doute indéfiniment descriptible de relations. […] L’épistémè n’est
nous aurions l’une des formes extrêmes de ces dispositifs panop- pas une tranche d’histoire commune à toutes les sciences ; c’est un
jeu simultané de rémanences spécifiques. […] L’épistémè n’est
tiques dans lesquels Michel Foucault voit l’un des instruments de
pas un stade général de la raison ; c’est un rapport complexe de
contrôle et de coercition de l’État moderne » 53.
décalages successifs. 56
La cartographie peut-t-elle être envisagée comme une épisté-
Suivant Foucault, il se peut que la raison cartographique telle que
mè ? Dans un article qui a fait date, John Brian Harley a avancé une
l’entend Franco Farinelli, par exemple, puisse être pensée comme une
définition de la cartographie dans les termes d’un ensemble de
épistémè. Les observations faites par le philosophe français s’appli-
connaissances pratiques et théoriques que les manufacturiers de
quent bien au projet de l’auteur italien, qui, pourtant, ne cite jamais
cartes emploient pour construire un mode particulier de la représen-
Foucault et n’emploie pas le terme en question. Dans son livre
tation54. Si les « règles » présidant à l’élaboration du discours carto-
Geografia, un’introduzione ai modelli dal mondo, il cherche néan-
graphique varient en fonction des sociétés et des époques, l’auteur en
moins à analyser les configurations de l’espace du savoir sur lequel se
distingue deux grands types : d’une part, l’épistémologie scientifique
fonde la connaissance philosophique occidentale du monde. Ceci dit,
de la discipline (les écrits et les traités de cartographie) ; d’autre part,
il convient de souligner la différence entre la raison cartographique en
la production culturelle des cartes. Selon lui l’analyse de ces deux
tant qu’épistémè et ses formes historiques objectivées, car celles-ci sont
dimensions permet de définir une épistémè dans le sens foucaldien et
contraires à la notion. Michel Foucault est très clair à ce propos :
de tracer une archéologie des connaissances théoriques et pratiques Ce qu’on voudrait mettre au jour c’est le champ épistémologique,
qui président au discours cartographique. Si la cartographie constitue l’épistémè, où les connaissances, envisagées hors de tout critère se
une formation discursive autonome, voire une technê, « c’est-à-dire référant à leur valeur rationnelle ou à leurs formes objectives,
une rationalité pratique gouvernée par un but conscient » 55, le pro- enfoncent leur positivité et manifestent ainsi une histoire qui n’est
blème de l’épistémè est plus complexe. Tout d’abord, parce que la pas celle de leur perfection croissante, mais plutôt celle de leurs
conditions de possibilité […]. 57
52 M. Foucault, Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences Comment et en quels termes peut-on dès lors parler de « rai-
humaines, Paris, Gallimard, 1966, p. 11. son cartographique » ?
53 Ch. Jacob, L’Empire des cartes, op. cit., p. 405.
54 J. B. Harley, « Deconstructing the map », op. cit., pp. 150-168. 56 M. Foucault, « Réponse à une question », Dits et écrits I, Paris, Gallimard,
55 M. Foucault, «Espace, savoir et pouvoir », Dits et écrits IV, Paris, 1994, pp. 676-677.
Gallimard, 1994, p. 285. 57 M. Foucault, Les Mots et les choses, op. cit., 13.
34 35

Expliquer en termes de raison la cartographie, c’est faire Une deuxième dimension de la raison cartographique est liée à
appel à une conception de celle-ci qui dépasse sa définition tradi- l’historicité des formes de rationalité. Entendue comme rationa-
tionnelle : l’établissement du dessin et de l’édition des cartes et lité pratique, la cartographie a connu des manifestations distinctes
plans. Il est clair aujourd’hui que la carte constitue un dispositif selon les sociétés et les époques historiques. Il ne faut donc pas
visuel relevant de plusieurs domaines et enjeux. La « carte » a postuler l’idée de raison cartographique en termes absolus, mais
envahi les discours scientifiques et littéraires : elle reste une méta- plutôt parler de différentes « rationalités cartographiques ». En
phore puissante pour rendre compte de toute une série d’activités. approchant la raison cartographique du point de vue de ses
Il est donc légitime que notre conception de la cartographie s’élar- expressions historiques, l’on peut intégrer et commencer à com-
gisse, de façon à intégrer ces nouvelles données faisant de la carte prendre la pluralité de conceptions de la carte, ainsi que leurs
un objet extrêmement complexe. Expliquer en termes de raison la multiples enjeux. Enfin, une troisième dimension de la raison car-
cartographie équivaut à prendre en compte la « déconstruction tographique est celle d’un véritable champ épistémologique. En ce
de la carte » dans le sens de Harley, mais aussi à élargir son ana- sens, on assume que la cartographie crée et a créé les conditions
lyse de la carte comme champ ouvert de relations. C’est tout l’inté- de possibilité d’une pensée, mais aussi de certains discours et
rêt de la définition avancée par Harley et Woodward : « les cartes manifestations dépassant, en apparence, le domaine strictement
sont des représentations graphiques qui facilitent une compré- cartographique.
hension spatiale des choses, des concepts, des conditions, des pro-
cessus ou des événements dans le monde humain » 58. Le défi est I.3 Les formes cartographiques : panoramas, vues
donc de trouver une définition de la « raison cartographique » aériennes, atlas
capable de rendre compte de toutes ces complexités.
Une première dimension de la raison cartographique est Écrivant en 1982 à propos de Pierre Boulez, Michel
celle d’un mode de pensée, fondé sur les représentations gra- Foucault faisait l’éloge des formes :
phiques conventionnelles et non conventionnelles de l’espace géo- On croit volontiers qu’une culture s’attache plus à ses valeurs qu’à
graphique. Il s’agit de donner suite à l’hypothèse de Jack Goody, ses formes, que celles-ci, facilement, peuvent être modifiées, aban-
selon laquelle les formes graphiques ont un impact décisif sur les données, reprises ; que seul le sens s’enracine profondément. C’est
façons de penser. Cette pensée cartographique se manifeste dans méconnaître combien les formes, quand elles se défont ou qu’elles
naissent, ont pu provoquer d’étonnement ou susciter de haine ;
les images et par les images 59. Comme toute pensée, elle n’est pas
c’est méconnaître qu’on tient plus aux manières de voir, de dire,
strictement rationnelle. Par représentations graphiques conven- de faire et de penser qu’à ce qu’on voit, qu’à ce qu’on pense, dit ou
tionnelles et non conventionnelles, il faut entendre les cartes dans fait. Le combat des formes en Occident a été aussi acharné, sinon
leurs diverses formes et manifestations (mappemondes, globes, plus, que celui des idées ou des valeurs. 60
atlas, aquarelles militaires, cartes tridimensionnelles, etc.), mais Dans le contexte de ce travail, la notion de « forme » nous mène
aussi des techniques de représentation tel le Global Positioning dans le domaine des images (bien que les formes ne se manifestent
System (ou GPS), ou des formes graphiques tels les diagrammes. toujours par des images, comme l’atteste la référence de Foucault à

58 J.B. Harley, D. Woodward, « Preface », op. cit., p. xvi. 60 M. Foucault, « Pierre Boulez, l’écran traversé », Dits et écrits IV, Paris,
59 Bien qu’on parle aujourd’hui de formes de cartographie orale. Cf. note 1. Gallimard, 1994 [1982], pp. 219-220.
36 37

Boulez, ainsi qu’aux manières de dire et de faire). Les formes carto- la formation ne se fait pas par empreinte ou par moulage, mais par
graphiques, entendues comme des configurations capables d’unifier la lente substitution, molécule par molécule, de la matière miné-
certains phénomènes, concernent essentiellement des manières de rale à la matière organique. Ce phénomène peut expliquer, par
voir, parmi lesquelles se trouve l’expérience de la cartographie. Cette analogie, la présence « fossile » de la carte dans des manifesta-
définition est assez souple pour réunir dans un même ensemble des tions qui semblent en être fort éloignées. Sorte de contrepoids
manifestations très différentes dans leur nature, mais représentant des plastique du concept plus abstrait de « raison cartographique des
configurations stables : panoramas, vues aériennes et atlas. Si l’on peut images», la notion de « formes cartographiques » nous permet
arguer que les deux premiers concernent des problèmes de point de ainsi de passer du domaine épistémique à l’univers foisonnant
vue, les derniers renvoient plutôt à une procédure d’assemblage et des images.
d’agencement d’images. Ces trois formes constituent des façons parti-
culières de construire des expériences visuelles, incarnant toutes les Le panorama, ou le déroulement de la vision
trois des modes du regard historiquement déterminés. Elles sont des
formes cartographiques dans la mesure où elles représentent des sites Renvoyant à une maximalisation formelle et conceptuelle
privilégiés de manifestation de la raison cartographique. En tant que de l’idée et de la figure même du point de vue, le panorama répond
formes graphiques facilitant une compréhension spatiale du monde, à un désir d’embrasser et de circonscrire l’espace indissociable
les panoramas, les vues aériennes et les atlas ont permis à la raison d’une mise en mouvement de la vision. Si, par son étendue, la vue
cartographique de se manifester phénoménologiquement, de se décli- panoramique est une vue d’ensemble invitant à la contemplation,
ner au fil du temps, de façonner des modes de regard et de pensée sur c’est un déroulement de la vision dans l’espace et dans le temps
l’espace. qui, au départ, l’intéresse. Autrement dit, dans la forme panora-
Parler de formes cartographiques de l’image implique ainsi mique, contemplation et parcours du regard sont complémen-
un saut conceptuel important. Car celles-ci ne sont pas des cartes, taires. De nombreuses vues panoramiques produites par les
même si, dans leur « arrière-pensée », ce sont bien des configu- cultures orientales, en particulière chinoise, illustrent bien ce der-
rations d’intentions cartographiques qui se profilent. Ce passage nier aspect : prenant la forme de rouleaux peints, leur succession
de la carte à la forme cartographique est complexe, d’autant plus de points de vues enchaînés défile sous les yeux de l’observateur
que celles-ci se déclinent dans une variété d’expressions média- [Fig. 12]. Les pendants de ces images en Europe concernent cer-
tiques. Pour recourir à un terme issu de la minéralogie, l’on par- taines cartes nautiques ou fluviales déployées en longueur. La dis-
lera d’« épigénie » lorsqu’une forme cartographique prend corps tinction entre cartographie et peinture (notamment de paysage)
dans et par l’image. Le contact avec des formes représentation- est d’ailleurs très poreuse dans la culture chinoise, la première
nelles distinctes – la peinture, la photographie, le cinéma –, voire étant considérée comme un genre pictural.
même avec des expériences visuelles très différentes - comme la En Occident, l’épanouissement historique de la vision pano-
dimension architecturale de certains panoramas - suscite parmi ramique coïncide avec l’avènement des sociétés dites discipli-
les formes cartographiques de nouvelles combinaisons et agen- naires et le développement du panoptisme en tant que théorie et
cements, leur faisant perdre – ou oublier, si l’on préfère – une pratique politique. Bien avant que l’Irlandais Robert Barker ne
partie de leurs éléments, transformant leur nature iconique. L’épi- fasse breveter son dispositif panoramique en 1787, l’histoire des
génie, rappelons-le, est parfois à l’origine de certains fossiles, dont images est déjà parsemée de vues panoramiques. Pourtant, le
38 39

XIXe siècle connaît une inflation sans précédents. On s’intéresse- Les raisons d’une telle coïncidence reposent sur la dimen-
ra en priorité à ces manifestations, incluant les panoramas circu- sion topographique des formes panoramiques. Prenons l’exemple
laires, de l’ordre de la scénographie (comprenant les peintures et du pyrénéiste français Franz Schrader (1844-1924). Auteur de
les bâtiments édifiés pour les abriter au XIXe siècle), ainsi que les nombreuses peintures de paysage et de photographies panora-
panoramas plans (les images picturales, photographiques et, plus miques des Pyrénnées, il est aussi le premier grand cartographe de
tard, cinématographiques) qui permettent d’embrasser l’intégri- cette chaîne montagneuse, ses cartes orographiques panora-
té d’un champ visuel. Si la vision du monde et de la nature pro- miques ressemblant fortement à celles de Saussure. Panorama et
posée par les panoramas du XIXe siècle est spécifiquement carte sont, du moins à partir du XIXe siècle, intimement associés,
moderne et bourgeoise (on y reviendra), la valeur de son expé- y compris en tant qu’expérience du regard. Combinées à la vision
rience visuelle renvoie à la cartographie, dans la mesure où elle en hauteur, les vues panoramiques évoquent, aux yeux de ceux
subordonne l’image aux enjeux d’une compréhension spatiale du qui découvrent les paysages alpestres et montagnards, la vision
monde et des évènements. cartographique, comme le rappelle Goethe, lorsqu’il gravit le som-
Les représentations panoramiques constituent, en effet, des met de la Dole dans le Jura :
représentations sémiotiquement moins complexes et hétérogènes […] nous goûtâmes avec le plus grand plaisir la jouissance qui
que les images cartographiques conventionnelles, mais relevant nous avait été refusée la veille. Tout le pays de Vaud et celui de Gex
d’une même valeur informative et documentaire. La profusion de s’étalaient sous nos pieds comme une carte ; toutes les propriétés
dessins et d’aquarelles panoramiques accompagnant au XIXe siècle coupées de haies vertes, comme les planches d’un parterre. […] Il
n’y a point de termes pour exprimer la grandeur et la beauté de ce
la conquête du milieu alpin, par exemple, trouve sa justification
spectacle ; c’est à peine si l’on a d’abord le sentiment de ce qu’on
dans la dimension proprement topographique assumée par les voit : seulement on se rappelle avec plaisir les noms et les formes
panoramas, comme s’ils étaient indissociables d’un projet de des- des villes et des villages, et l’on s’émerveille de reconnaître que ce
cription du milieu physique par l’image. Le lien de ces images avec sont les mêmes points blancs qu’on a devant soi. 61
les panoramas scénographiques est indéniable, comme l’atteste le Enfin, au XIXe siècle surgit un dispositif hybride, entre scénographie
travail du géologue et naturaliste suisse Horace Bénédict de panoramique et atlas tridimensionnel : les géoramas, dont celui de
Saussure (1740-1799). Lors de ses voyages alpestres, pendant les- Charles Delanglard, qui ouvre ses portes au public parisien en 1825.
quels il mesure l’altitude des sommets et observe attentivement Contrairement aux panoramas conventionnels, les géoramas ne don-
cols et glaciers, le scientifique réalise d’étranges panoramas hori- nent pas à voir des paysages, mais des cartes peintes à l’intérieur d’une
zontaux, recréant une vision à 360º à partir du sommet des mon- structure sphérique. Delanglard précise ainsi dans le mémoire descrip-
tagnes [Fig. 13]. Ces images (qui ne sont rien d’autre que des tif de son projet que « le Géorama présente la superficie de la Terre et ne
représentations graphiques facilitant une compréhension spatiale doit être considéré que comme une immense carte sans solution de conti-
du milieu, c’est-à-dire des cartes), ont la capacité de restituer une nuité » 62. L’expérience géographique du monde devient ainsi un spec-
vision d’ensemble, fondée sur l’enchaînement des points de vue. De tacle, situé quelque part entre le panoramisme caractéristique du XIXe
nombreux commentateurs ont signalé la coïncidence de principe siècle et les « voyages autour du monde » promis par le cinématographe.
entre ces panoramas horizontaux et les panoramas scénogra-
phiques, observant que certains plans d’orientation des peintures 61 J. W. Goethe, Voyages en Suisse et en Italie, in Œuvres de Goethe, Paris,
panoramiques ressemblent fortement aux premiers [Fig. 14]. Hachette, 1912 [1775], pp. 23-25.
40 41

Les vues aériennes, ou le paradigme zénithal et l’élève à une sorte de saisie esthétique des ensembles territo-
riaux qu’il considère. 64
Par vues aériennes, on entend les vues plongeantes, prises La vue aérienne a servi tout au long des siècles à représenter l’espa-
à partir d’un angle de vue oblique ou vertical. Ce point de vue se ce géographique. La lente émergence du paradigme zénithal qui carac-
distingue par une spécificité sémiotique complexe, son angle de térise l’histoire de la cartographie inclut, dans son déroulement
vue inhabituel (parce que longtemps resté sans équivalent dans la discontinu, des vues obliques et des vues à vol d’oiseau, que l’on trou-
réalité empirique, au moins jusqu’à l’invention des montgolfières) ve non seulement en Europe, mais aussi dans la documentation arabe
bouleversant certains principes structurels de l’image. Si elles ou chinoise. À l’instar des panoramas, avec lesquels elles partagent
modifient l’échelle de la réalité et la dépouillent de sa volumétrie plusieurs caractéristiques, les vues aériennes constituent une façon de
apparente, les vues aériennes s’accompagnent de problèmes de penser l’espace dont le paradigme serait la raison cartographique. Que
figuration, dont la radicalité est proportionnelle à la valeur de ce soit dans une version picturale utopique et contemplative, dite « à
l’angle de vue. Possédant une puissance d’abstraction semblant vol d’oiseau », ou dans une version photographique censée être « objec-
les cantonner à une dimension ouvertement esthétique, les vues tive », la vue aérienne invite à la comparaison avec les images carto-
aériennes relèvent aussi d’un « effet de vérité » renforcé. Le cas graphiques conventionnelles, sans pourtant se confondre avec elles.
des photographies aériennes en est un bon exemple : malgré la Cette considération du point de vue aérien à la lumière de
pléthore de travaux exposant la nature construite du regard pho- la tradition cartographique n’est pas originale, ni dans le domai-
tographique, ces images jouissent aujourd’hui encore d’un statut ne de l’histoire de la cartographie, ni dans celui de l’histoire de
d’objectivité largement intact. Si leur association à un regard l’art. Henri Focillon remarque ainsi que l’originalité des peintres
désincarné et purement « machinique » a certainement contri- siennois du Trecento tient à leurs « paysages cartographiques qui
bué à cette réalité, leur « effet de vérité » s’explique aussi par le fait déploient le monde du haut en bas du tableau, non pas comme
que ces images viennent confirmer les présomptions de réalité une profondeur, mais à vol d’oiseau, théâtre à la fois plat et com-
des cartes, jugées, elles aussi, objectives et neutres. Selon Olivier plet pour la plus grande multiplicité d’épisodes possibles »65. Le
Lugon, la vue aérienne : lien de la vue aérienne avec cette conception cartographique du
[…] aurait en effet la clarté de la carte, mais d’une carte dans paysage est réitéré en ces termes :
laquelle le territoire représenté aurait gardé sa chair. D’une cer- Le besoin de saisir la totalité de l’espace se satisfait ici [chez les
taine façon, elle transformerait le monde lui-même en sa propre peintres siennois] par une structure arbitraire et féconde, qui n’est
carte topographique, rendrait la réalité instantanément déchif- ni l’abrégé schématique d’un plan, ni la perspective normale, et
frable comme un réseau de signes cartographiques. 63 qui, même après la constitution de cette dernière, reprend vigueur
Jean-Marc Besse partage cette opinion, tout en mettant l’accent sur dans les ateliers du Nord, chez les peintres de paysages fantas-
le caractère iconique des images aériennes. Il écrit :
La vue d’avion possède en effet une vertu quasi cartographique.
Elle fait sortir le regard de la linéarité des observations de terrain, 64 J. M. Besse, « Géographies aériennes », Alex S. Maclean. L’Arpenteur du
ciel, Paris, Carré / Textuel, 2003, pp. 352-353. Yves Lacoste atteste lui aussi
62 Charles Delanglard, cité dans J.-M. Besse, Face au monde, op. cit., p. 191. cette « confusion » entre carte et paysage aérien. Cf. Y. Lacoste, « À quoi sert
63 O. Lugon, « La vue aérienne. Robert Breuer, Eugen Diesel, Karl H. le paysage ? Qu’est-ce un beau paysage », La Théorie du paysage en France,
Brunner », La Photographie en Allemagne. Anthologie de textes (1919-1939), Seyssel, Champ Vallon, 1995, p. 51.
Nîmes, Ed. Jacqueline Chambon, 1997. p. 127. 65 H. Focillon, La Vie des formes, Paris, Quadrige / Puf, 1981 [1943], p. 46.
42 43

tiques. […] Sous l’horizon haussé, l’espace se déroule comme un ensemble de données dans le but de les comparer. L’historienne
tapis, et la figure de la terre est pareille au versant d’un mont.66 Patricia Falguières a remarqué la spécificité du catalogue :
L’image de la terre comme un tapis coloré se déroulant devant nos Mettant en œuvre des catégories là ou l’inventaire se fie à l’assenti-
yeux est un lieu commun du discours sur la vision aérienne, renvoyant ment aux objets donnés, supposant un principe d’ordre, de classe-
à la perception d’un monde devenu surface, où la volumétrie du réel ment, et un principe de désignation, une déictique, le catalogue
donne lieu à une platitude cartographique [Fig. 15]. Poncif impres- témoigne de cette intelligence « mécanicienne » qui est apte à mettre
sionniste, il traduit l’étonnant spectacle de couleurs et de lignes qui en place des procédures, à édifier des dispositifs, à décliner les agen-
s’offre au regard du voyageur aérien - et qui bouleverse également les cements du montrer-s’orienter-classer. Ces performances de la rai-
son connurent au XVIe siècle un épanouissement décisif […].68
sens de l’amateur de tapis. Il illustre la puissance ornementale de la vue
S’il est certain que l’atlas s’inscrit dans ce mouvement d’épanouis-
aérienne, sa dimension esthétique, capable de transformer la tridi-
sement de la raison survenu à l’époque moderne, il est fort probable
mensionnalité du réel en un ensemble de lignes et de formes. Suivant
qu’il partage avec le catalogue bon nombre d’enjeux, comme le ras-
la pensée formaliste de Focillon, ces images attestent un univers visuel
semblement, l’organisation et l’exposition des connaissances. Mais
complexe, où des « paysages cartographiques » habitent l’espace à la
l’atlas n’est pas tout à fait un catalogue, dans le sens où l’opérativité
fois scénique et ornemental d’un tableau siennois. En prenant ce carac-
procédurale qu’il installe est essentiellement fondée sur la reproduction
tère ouvert et flexible des formes pour modèle, on dira que la vue
et l’agencement d’images. Caractérisé par une pensée du découpage et
aérienne concrétise et réalise les enjeux les plus divers de la raison car-
de la progression spatiales, l’atlas donne forme à un voyage visuel, régi
tographique, que ce soit dans sa version documentaire et objective, ou
par des rythmes particuliers. Tout atlas semble convier au mouvement,
esthétique et ornementale.
que ce soit du regard ou de l’esprit.
Apparus au XVIe siècle dans le contexte de la science géo-
graphique, les atlas envahissent, à partir du XIXe siècle et notam-
L’atlas, ou le désir de mouvement
ment après l’invention de la photographie, les domaines les plus
divers du savoir. Ils s’assument alors comme une « technologie
Bien qu’il existent des atlas manuscrits, les atlas se dévelop-
intellectuelle » ayant la capacité de façonner le regard de cher-
pent à la fin du XVIe siècle, portés par l’essor de l’imprimerie. On
cheurs et scientifiques. Comme l’a noté Bruno Latour :
reviendra sur quelques jalons importants de leur histoire, mais il
[…] il n’y a rien que l’homme soit capable de vraiment dominer :
est important de préciser d’ores et déjà que les atlas constituent des tout est tout de suite trop grand ou trop petit pour lui, trop mélan-
recueils d’images à l’origine desquels se trouve le principe de la col- gé ou composé de couches successives qui dissimulent au regard
lection. Dispositif éminemment visuel, l’atlas est avant tout une ce qu’il voudrait observer. Si ! Pourtant, une chose et une seule se
figure graphique autonome, distincte de l’inventaire, « simple ras- domine du regard : c’est une feuille de papier étalée sur une table
semblement empirique de faits, dépourvu de principe d’ordre »67, ou punaisée sur un mur. L’histoire des sciences et des techniques
mais proche du catalogue, qui organise et qui range par objet un est pour une large part celle des ruses permettant d’amener le
monde sur cette surface de papier. […] Feuilleter le monde, folio
après folio, tel est le rêve du chercheur.69
66 Idem, p. 46.
67 P. Falguières, « Les raisons du catalogue », Cahiers du Musée National 68 P. Falguières, « Les raisons du catalogue », op. cit., p. 8.
d’Art Moderne, nº 56/57, Été-Automne, 1996, p. 6. 69 B. Latour, « Les vues de l’esprit », Culture et technique, nº14, 1985, p. 26.
44 45

Georges Didi-Huberman a beaucoup insisté sur le rôle des CHAPITRE II : les Panoramas
planches d’un atlas comme théâtre du savoir : la masse docu-
mentaire réunie y est déployée et recomposée en fonction de cor-
respondances à créer par le chercheur. Si l’atlas Mnémosyne En 1935, Walter Benjamin remarquait à propos des panora-
d’Aby Warburg [Chapitre IV] constitue l’exemple abouti de l’atlas mas que ceux-ci avaient annoncé « au-delà de la photographie, le
et de ses planches comme table de montage, d’autres projets, cinéma et le film sonore » 72. Suite à de nombreuses études sur le ciné-
comme l’ABC de la Guerre de Bertold Brecht (1955), par exemple, ma des débuts et les pratiques spectatorielles qui lui sont associées,
illustrent cette dimension. On aura l’occasion d’y revenir. l’historiographie du cinéma donne aujourd’hui raison à l’intuition de
Il faut, enfin, signaler qu’en tant que forme visuelle du Benjamin, les panoramas étant unanimement reconnus comme
savoir, l’atlas ne se limite pas aux livres. Depuis le XVIe siècle, il appartenant à la vaste archéologie du spectacle filmique. Mais
se déploie sur différentes surfaces : l’« atlas mural » de la Galerie qu’entend-t-on par « panoramas » ? Avant de discuter les enjeux des
des Cartes Géographiques du palais du Vatican, réalisé entre 1580 mouvements panoramiques au cinéma, il convient de revenir sur les
et 1582 pour le pape Grégoire XII, est un exemple bien connu différentes formes de panoramas qui les ont préparés et préfigurés.
[Fig. 16]. Sur les murs de la galerie, longue de 120 mètres, un Qu’ils soient scénographiques ou photographiques, ces panoramas
cycle de fresques représente les différentes provinces italiennes, ont consolidé une expérience centrale pour la compréhension des
ainsi que des villes notables. Caractérisé par un véritable souci panoramiques cinématographiques : le « voyage du regard ».
topographique, le cycle a valeur d’inventaire. Comme le signale Phénomène visuel par nature, ce dernier se substitue progressive-
Jean-Marc Besse, au XVIe siècle « toute surface, sol, mur, ou pla- ment à l’expérience du voyage conventionnel au sein des « espaces
fond, peut apparemment être mobilisée par la géographie », d’imagination géographique », l’imagination étant « cette faculté qui
« l’estampe, la chambre à coucher, le studiolo, la salle de récep- consiste non pas tant à mettre le réel en image qu’à faire passer de
tion, la galerie, la bibliothèque et (…) le jardin » étant à rapprocher l’image au réel, qu’à installer, à partir de l’image une conscience de
du recueil de cartes 70. Dans les galeries du Vatican, le spectateur réalité » 73. L’image panoramique joue, dans ce contexte, un rôle
est littéralement mobilisé, son parcours étant un véritable voya- essentiel, incarnant en quelque sorte la kinesthésie du déplacement et
ge dans l’espace et dans le temps : les cartes incluent de nom- la déambulation des yeux. En 1948, le critique hongrois Béla Balázs
breuses informations d’ordre historique. Si le genre de la remarque que le panoramique permet au spectateur de « toucher
« topographie-historique » 71 est alors en vogue, il faudra revenir l’espace des yeux » 74.
sur ce lien général entre géographie et histoire.

70 J.-M. Besse, Face au monde, op. cit., p. 41.


71 Idem, p. 52.72 W. Benjamin, « Paris, capitale du XIXe siècle », Œuvres III,
Paris, Gallimard, 2000 [exposé de 1935], p. 49.
72 W. Benjamin, « Paris, capitale du XIXe siècle », Œuvres III, Paris,
Gallimard, 2000 [exposé de 1935], p. 49.
73 J.-M. Besse, Face au monde, op. cit., p. 11.
74 B. Balázs, Le Cinéma. Nature et évolution d’un art nouveau, Paris, Payot,
1979 [1948], pp. 130-131.
46 47

II.1. Du siècle des panoramas à l’âge des panoramiques Panorama des Champs-Élysées. Cette somptueuse rotonde de
quarante mètres de diamètre fut inaugurée en 1839 ; elle sera
Entre 1787, moment où Robert Barker (1739-1806), peintre rasée seize ans après, lors de l’Exposition Universelle de 1855, qui
de miniatures et de portraits né en Irlande, dépose son fameux la fait remplacer par le Panorama National. Enfin, c’est après la
brevet décrivant une invention qu’il nomme alors « la nature à guerre franco-allemande de 1871 qu’un troisième épisode de
coup d’œil » 75 et 1900, date à laquelle James White tourne pour « panoramanie » s’empare de Paris et de la France. Les panora-
la maison Edison plusieurs « panoramas circulaires » de mas se voient alors encadrés par une rhétorique ouvertement pro-
l’Exposition Universelle de Paris, le phénomène du panoramis- pagandiste, avant de se transformer, lors des expositions
me envahit le monde occidental, se déclinant en de multiples universelles, en de puissants instruments de publicité commer-
manifestations. Il concerne, d’abord, ces célèbres panoramas ciale. L’Exposition Universelle de 1900, conçue à la fois comme le
architecturaux ou scénographiques auxquels fait référence testament du siècle qui finit et le présage de celui qui commence,
Benjamin et dont l’engouement généralisé connaît des fluctua- résonne comme le chant du cygne d’un dispositif qui, comme l’on
tions. Pour ce qui est du cas français, la première vogue de cette a maintes fois signalé, fut rapidement remplacé dans le cœur des
véritable manie coïncide avec les premières années du XIXe siècle. foules par une autre attraction naissante : le cinématographe.
Dans la foulée des spectacles organisés à Londres par Barker, L’histoire de ces multiples dispositifs connus sous la désigna-
l’ingénieur américain Robert Fulton importe l’attraction dans la tion générale de « panoramas » est aujourd’hui bien documentée : on
jeune république française, faisant édifier une rotonde panora- n’évoquera ici que quelques éléments essentiels 77. Le premier est
mique dans le jardin des Capucines, que prépare le peintre Pierre cette anecdote bien connue selon laquelle l’inventeur supposé du
Prévost pour l’inauguration une Vue de Paris depuis les Tuileries. panorama, l’Irlandais Robert Barker, se trouve en prison au moment
Une deuxième vague de « panoramie » se situe ensuite autour de où lui vient l’idée d’éclairer par le haut une peinture de grandes
1830. À en croire les remarques ironiques de Balzac dans Le Père dimensions 78. La petite histoire, dont la véracité a une importance
Goriot, la mode est alors aux spectacles en -rama 76. À la même toute secondaire, possède un double intérêt : elle souligne à la fois la
époque (1834), Louis Daguerre inaugure son célèbre diorama : dimension architecturale des panoramas et leur lien avec le système
des tableaux sur toiles tendues verticalement, où sont peints en carcéral et le panoptisme. On aura l’occasion de revenir sur ce der-
couleurs transparentes des figures et des paysages, de sorte que les nier aspect : précisons, pour le moment, que la désignation « pano-
spectateurs placés dans l’obscurité voyaient ces représentations de rama » recouvre aussi bien une peinture de grandes dimensions que
différentes façons en fonction du système d’éclairage. Ce deuxiè- le bâtiment et l’organisation matérielle conçus et construits pour
me élan ne dure pourtant que quelques années, restant essentiel-
lement associé au travail du peintre Jean-Charles Langlois, à qui 77 Nous renvoyons à une bibliographie non exhaustive sur le sujet : S. Bordini,
Storia del Panorama : La Visione Totale nella Pittura del XIX secolo, Roma,
l’on doit quelques innovations concernant l’éclairage et la pré- Officina, 1984 ; B. Comment, Le XIXe siècle des panoramas, op. cit. ; S.
sentation des peintures panoramiques, ainsi que l’édification du Oettermann, The Panorama. History of a Mass Medium, New York, Zone
Books, 1997 [1980].
75 En français dans l’original. Pour une traduction du brevet, cf. B. Comment, 78 Une version alternative de l’histoire attribue à l’américain Robert Fulton
Le XIXe siècle des panoramas, Paris, Adam Biro, 1993, p. 108. (considéré aussi comme l’inventeur du bateau à vapeur) avec l’invention des
76 H. de Balzac, Le Père Goriot, Paris, Le Livre de Poche, 1995 [1834], pp. panoramas, au moment, pour lui aussi, d’un séjour en prison : cf. S.
103-104. Oettermann, The Panorama, op. cit., pp. 39-40.
48 49

l’abriter [Fig. 17]. En ce sens, les « panoramas » du XIXe siècle Bapst met l’accent sur quelques points importants, dont l’idéal
constituent avant tout des « lieux » : lieux clos abritant une repré- hyperréaliste qui fait des dispositifs panoramiques du XIXe siècle les
sentation du monde qui se prétend sans limites, ainsi que lieux de loi- ancêtres de quelques représentations immersives contemporaines 80.
sirs, de spectacle, de propagande, de sociabilité et de consommation. Les panoramas visent à produire une illusion « complète », plaçant
Médium de masse par excellence, le dispositif panoramique répond, leurs visiteurs devant une représentation picturale qui les entoure et qui
selon une hypothèse de Stephan Oettermann, au développement du multiplie les stratagèmes pour dissimuler ses limites. Ceux-ci concer-
système capitaliste et à sa vocation à organiser le travail et à plani- nent d’abord les limites littérales de l’image, occultées par un voile
fier les loisirs. Spectacle payant, il n’est pas surprenant que le pano- (bord supérieur) et par une étoffe (bord inférieur). À partir des années
rama ait vu le jour dans l’Angleterre du premier capitalisme 1830, il devient habituel de prolonger la toile en ajoutant entre celle-ci
industriel, mobilisant ensuite des foules de spectateurs partout en et la plate-forme d’observation un terrain factice : des objets et des
Europe et aux États-Unis. Malgré une popularité fluctuante, le phé- figures décoratives confèrent à la représentation panoramique un
nomène des panoramas attira tout au long du XIXe siècle, et partout aspect tridimensionnel.
dans le monde, des millions de spectateurs. Le cadre constituant le principal obstacle à l’abolition des fron-
Qu’est-ce donc qu’un panorama et quels sont ses principaux tières entre le réel et l’artifice, il s’agit de le dissimuler, voire de le sup-
enjeux ? Germain Bapst, auteur de l’une des premières histoires primer, en veillant au traitement de la distance et du rapport de taille
vouées aux panoramas (et aux dioramas), avance en 1891 une entre les divers éléments dans le tableau. La question est indissociable
explication détaillée, concentrée sur la dimension strictement pic- d’un autre problème sur lequel Bapst reste silencieux : celui de la
turale du dispositif : représentation de la nature dans son apparence illimitée. Les pein-
Le panorama est une peinture circulaire exposée de façon que tures panoramiques concernaient généralement des vues de villes ou
l’œil du spectateur, placé au centre et embrassant tout son hori- de sites naturels, ou encore des scènes historiques, notamment des
zon, ne rencontre que ce tableau qui l’enveloppe. La vue ne per- batailles, dont l’angle de vue plongeant permettait une vision globale
met à l’homme de juger des grandeurs et des distances que par la du site et/ou de l’événement. Ces deux grandes tendances – paysage
comparaison ; sans point de repère, il porte un jugement faux sur
et histoire – se caractérisent habituellement par des différences for-
ce que sa vue perçoit. Lorsqu’on voit un tableau, quelque grand
qu’il soit, renfermé dans un cadre, le cadre et ce qui entoure le
melles importantes, dont l’unité spatio-temporelle de la représenta-
tableau sont des points de repère qui avertissent que l’on n’est tion. Ainsi, et contrairement aux vues paysagères, de nombreuses «
pas en présence de la nature, mais de sa reproduction. Pour éta- vues historiques » réunissent sur un espace unifié des évènements
blir l’illusion, il faut que l’œil, sur quelque point qu’il se porte, non-synchroniques. Malgré ces divergences, presque toutes les pein-
rencontre partout des figurations faites en proportion avec des tures panoramiques se fondent sur un idéal d’exactitude topogra-
tons exacts et que, nulle part, il ne puisse saisir la vue d’objets phique concernant leur représentation des paysages. Ainsi, un
réels qui lui serviraient de comparaison ; alors qu’il ne voit qu’une panorama de la Crucifixion impliqua-t-il des mois de travail à
œuvre d’art, il croit être en présence de la nature. Telle est la loi Jérusalem, afin de réunir des dessins topographiques de la ville 81.
sur laquelle sont basés les principes du panorama. 79
80 Cf., parmi d’autres : A. Griffiths, « The largest picture ever executed by
79 G. Bapst, Essai sur l’histoire des panoramas et des dioramas, suivi d’un man », in Fullerton, J. (ed.), Screen Culture : History and Textuality, London,
extrait des rapports du jury international de l’exposition universelle de 1899, John Libbey, 2004, pp. 199-220.
Paris, Imprimerie National, 1891, p. 8. 81 S. Oettermann, The Panorama, op. cit., p. 52.
50 51

La question du paysage traverse l’histoire de ces dispositifs Des artistes comme Karl Friedrich Schinkel (qui réalise en 1808 un «
dès leur début. Pourtant, la peinture panoramique se distingue Panorama de Palerme ») ou Caspar David Friedrich (qui songe dès
de la tradition du « paysage idéal », étant plus proche d’un projet 1810 à la réalisation d’un panorama personnel) s’intéresseront, eux
de « physiognomie du paysage » 82 que d’un quelconque genre aussi, à un genre souvent décrié comme un spectacle optique ne pré-
poétique. Aussi vague soit-il, le premier transforme la peinture sentant pas d’intérêt artistique. Selon C. D. Friedrich, « tout ce que l’on
de panoramas en une affaire de restitution plus ou moins détaillée aperçoit, fût-ce en faisant un tour complet sur soi-même, devrait être
et précise d’un milieu géographique et naturel, associé, par coincé à l’intérieur d’une image, et c’est cela qu’on appellerait richesse
exemple et en termes de culture visuelle, à la popularité du papier dans la composition » 85. Si le peintre répond à ce problème par le
peint panoramique, élément principal du décor intérieur du XIXe choix de peindre des « fragments » du monde, il ne fait que confirmer
siècle 83. Dans l’Allemagne romantique, où le débat sur la question une autre hypothèse, largement admise par les historiens d’art, selon
du paysage est particulièrement vif, la peinture de panoramas laquelle le monde était devenu, aux débuts du XIXe siècle (et aux yeux
trouve de nombreux et illustres défenseurs, dont le naturaliste de quelques-uns), un panorama que l’œil du peintre parcourt en quête
Alexander von Humboldt (1769-1859). Ce dernier n’hésite pas à de cadrages possibles [Fig. 18]. En ce sens, le dispositif panoramique
en faire l’éloge dans son Cosmos (1855) : ne constituerait qu’une réponse, certes radicale, à un problème géné-
Aujourd’hui, après les admirables perfectionnements apportés par ral, attaché au désir d’appropriation du monde par l’image, sinon à
Prévost et Daguerre à la peinture circulaire de Barker, on peut une nouvelle théorie du regard tout court. Ce qu’indique le commen-
presque se dispenser de voyager à travers les climats lointains. Les taire de Humboldt est cette transformation du monde en image opé-
panoramas circulaires rendent plus de services que les décors de rée dans le panorama.
théâtre, parce que le spectateur, frappé d’enchantement au milieu
Outre la dissimulation indispensable du cadre, un autre élé-
d’un cercle magique, et à l’abri de distractions importunes, se croit
entouré de tout côté par une nature étrangère. Ils nous laissent des
ment s’avère essentiel pour parfaire l’illusion panoramique : la
souvenirs qui, après quelques années, se confondent avec l’impres- manipulation de la lumière. Celle-ci concerne l’éclairage de l’espa-
sion des scènes de la nature que nous avons pu voir réellement. 84 ce et le traitement des valeurs lumineuses de la peinture. En ce qui
« Frappé d’enchantement » et « à l’abri de distractions importunes concerne la première dimension, l’on sait que l’entrée dans les
», le spectateur décrit par Humboldt pourrait être celui du cinémato- rotondes panoramiques se fait dans la pénombre. Arrivé sur la pla-
graphe, hanté par les souvenirs vivaces d’un monde qui lui est apparu. teforme centrale de visionnage, le spectateur se trouve enveloppé
par une lumière ombragée (un voile masque l’éclairage zénithal
82 L’expression est de Roland Recht, à propos de Carl Gustav Carus : cf. R. qui éclaire la toile) lui permettant de découvrir progressivement
Recht, La Lettre de Humboldt – du jardin paysager au daguerréotype, Paris, l’image qui l’entoure. L’effet, aux allures magiques, est accentué
Christian Bourgois, 1989, p. 49. par la peinture soigneusement placée dans la rotonde qui
83 Dans le papier peint panoramique, chaque lé est un élément d’un décor, 20
l’accueille, les variations quotidiennes de lumière et les différentes
ou 32 lés formant un paysage. Développé essentiellement par des fabricants
français, le papier peint panoramique explore surtout des paysages exotiques qualités lumineuses de la toile. En fait, et c’est le deuxième aspect
(Chine, Amérique du Nord, Inde, Brésil, etc.). Ces papiers peints panoramiques de la question, l’utilisation habituelle dans ces peintures de la pers-
étaient souvent précédés par des levés topographiques réalisés in situ. pective aérienne se fonde sur la manipulation des teintes et des
84 A. von Humboldt, Cosmos. Essai d’une description physique du monde,
Paris, Gide et J. Baudry, 1855, t. II, pp. 104-05. Humboldt se réfère aux
dioramas de Daguerre. 85 Cité dans R. Recht, La Lettre de Humboldt, op. cit., p. 26.
52 53

couleurs. La plupart de ces images se caractérisent ainsi par leur pour donner un instant l’impression d’une tempête » 88. L’illusion
atmosphère brumeuse, fort peu contrastée. Aux yeux d’un specta- est complétée par la restitution artificielle des odeurs et de la brise
teur que l’on a soigneusement assigné à la bonne distance, la lumiè- maritime. Comme l’écrira plus tard Walter Benjamin :
re semble émaner de la peinture elle-même. On s’évertuait infatigablement à transformer les panoramas, par
Le principal reproche que l’on fera aux panoramas concerne des artifices techniques, en théâtre d’une parfaite imitation de la
l’absence de mouvement : sans ce dernier, l’illusion ne semble jamais nature. On s’efforçait de reproduire les changements de la lumiè-
complète. Malgré cette faiblesse, les réactions des spectateurs, re du jour dans le paysage, le lever de la lune, le bruissement des
cascades. […] En cherchant à produire dans la représentation de
hommes et femmes, sont parfois extrêmes : vertiges, mal de mer,
la nature des modifications très réalistes de ce genre, les panora-
frayeur et évanouissements accablent les plus sensibles. Le spectacle mas annoncent par-delà la photographie, le film et même le film
panoramique représente, notamment au tout début du XIXe siècle, un sonore. 89
substitut à d’autres expériences sensorielles liées au désir de (tout)
voir et de tout embrasser par le regard, comme l’ascension de tours ou Dans un article intitulé « La beauté du cinéma », daté du 6
de montagnes. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les débuts de l’alpi- août 1917, Louis Delluc fait l’observation suivante :
nisme et l’invention des montgolfières coïncident à peu près avec Tout Paris vient d’acclamer un film qui est, en vérité, étonnant.
l’invention du spectacle panoramique : selon Oettermann, le mal de Qui n’a pas vu la traversée d’un transport militaire et des avisos
mer (seekrank) se confond alors avec un « mal de voir » (sehkrank) 86. convoyeurs par gros temps ? C’est beau. […] Ça, c’est de la beau-
La critique portant sur l’absence de mouvement ne se limi- té haute, je dirais presque la beauté du hasard mais il faut rendre
te pas, dans le discours des critiques, à la question du mouvement justice à l’opérateur ; il a su voir si habilement que nous avons
des images. Ce qui est en cause, c’est la nature globale de l’illusion exactement les sensations de mer, de ciel, de vent, qu’il a eues,
et de l’expérience multisensorielle qu’elle propose : celle-ci concer- lui. Ce n’est plus un film. C’est la vérité naturelle ; et la pensée
que de telles visions nous seront données abondamment dans
ne autant le mouvement des images, que le mouvement et les sen-
quelques années est un grand réconfort. 90
sations des spectateurs eux-mêmes. Lors de l’Exposition
L’historiographie du cinéma reconnaît depuis longtemps dans les
Universelle de 1900, le Maréorama – un panorama mouvant, où
dispositifs panoramiques du XIXe siècle des précurseurs du spectacle
l’image se déroule devant le spectateur – est ainsi loué pour sa
cinématographique. On peut, effectivement, souligner quelques simi-
vocation à créer une illusion « complète », qui va au-delà du
larités importantes. En ce qui concerne le spectateur, les dispositifs
simple spectacle optique. Le dispositif recrée un voyage en
panoramiques et les dispositifs cinématographiques constituent des
Méditerranée, de Marseille à Istanbul, étant construit « de façon
spectacles collectifs, qui le placent au sein d’une machinerie plus vaste.
à lui donner [au spectateur] la sensation complète d’un voyage en
Ce qui les distingue réside dans l’équation mobilité du spectateur /
mer, avec mouvement de roulis et de tangage » 87. Selon le rapport
immobilité de l’image. Si cette équation s’applique aux dispositifs pano-
général de l’exposition, « au moyen d’une machinerie, on impri-
ramiques classiques (le cas des panoramas mouvants étant différent),
me à ce pont [les spectateurs sont placés sur le pont d’un stea-
mer] des mouvements qui peuvent atteindre la violence nécessaire 88 Cité dans E. Toulet, « Le cinéma à l’Exposition Universelle de 1900 », Revue
d’Histoire Moderne et Contemporaine, tome XXXIII, avril-juin 1986, p. 190.
86 S. Oettermann, The Panorama, op. cit., pp. 12-13. 89 W. Benjamin, « Paris, capitale du XIXe siècle », op. cit., p. 37.
87 G. Mareschal, « Les Panoramas de l’exposition II. Le Maréorama », La 90 L. Delluc, « La beauté du cinéma », Cinéma et Cie, Paris, Cinémathèque
Nature, nº 1414, 30 juin 1900, p. 67. Française, 1986, p. 31 [1917].
54 55

c’est l’inverse qui se produit au cinéma. Malgré ceci, plusieurs aspects En organisant les « vues » comme une succession d’attractions
globaux du dispositif panoramique anticipent le spectacle cinémato- qui se présentaient selon un ordre déterminé à l’avance, ces plans
graphique, dont l’accent sur la stimulation visuelle du spectateur (le codifiaient et ordonnaient le regard prétendument autonome du
spectacle panoramique est essentiellement un spectacle optique), ou spectateur, de la même façon que la mise en chaîne du montage
cinématographique serait bientôt appelée à le faire. 93
encore, pour ce qui est des images, la mise en séquence du champ
Griffiths reconnaît donc dans le dispositif panoramique des élé-
visuel et la condensation progressive du temps. S’appuyant sur ces
ments qui relèvent de la mise en séquence, comme si les panoramas
mêmes éléments généraux, Alison Griffiths a ainsi proposé que la
dont l’unité spatio-temporelle constitue la règle préfiguraient les mou-
reconstitution, entendue en tant que trope cinématographique, consti-
vements panoramiques de la caméra cinématographique. Pour leur
tue le principe structurant commun au cinéma des premiers temps et
part, les panoramas composites annoncent « les perspectives mul-
aux panoramas 91. Tout en restant attentive aux différences entre les
tiples, la narration et la sélection du détail des premiers films pluri-
deux dispositifs, l’auteure s’est intéressée aux propriétés reconstitu-
ponctuels » 94. Il ne s’agit pas de reconnaître les origines du montage
tives du panorama, celles qui conduisent le spectateur à « appréhen-
cinématographique dans les panoramas picturaux, mais d’inscrire cer-
der les événements représentés devant lui comme s’il s’agissait
taines pratiques propres au cinéma dans une culture visuelle plus vaste
d’actions se déroulant dans un espace et un temps à la fois continus et
et historiquement déterminée.
immédiats » 92. L’hypothèse de Griffiths concerne tout particulière-
Un autre élément important concerne les guides et les plans
ment les panoramas historiques ou « composites » : des images réunis-
accompagnant les tableaux panoramiques, suggérant une dimen-
sant souvent sur la même scène la représentation d’événements ayant
sion de lecture impliquée par l’image et relevant d’une visibilité
eu lieu à des moments disparates. Autrement dit, dans ces panoramas,
quasi-cartographique. Celle-ci est flagrante dans les panoramas de
la temporalité devient l’un des principes structurants de l’image, cor-
vues de villes ou de paysages lointains et exotiques, illustrant ce
rélative à l’idéal d’exactitude topographique qui distingue cette forme
qu’un observateur aurait pu contempler depuis un point de vue
d’expression. Car ces peintures ne sont pas réalisées sans de méticuleux
élevé, en effectuant une rotation de 360º sur soi-même. Leurs
travaux préparatoires sur le terrain, leur effet de véracité et d’illusion
plans d’orientation contiennent des légendes qui permettent, au-
dépendant autant de la fidélité avec laquelle ils restituent les détails
delà de la contemplation, la lecture et l’interprétation de l’image
que de l’uniformité spatiale de la scène. Griffiths observe que dans les
autour des repères qui la balisent, comme l’illustre le plan d’un
guides qui accompagnent ces panoramas, les épisodes représentés se
panorama de Kaboul réalisé en 1842 [Fig. 19]. Ce que celui-ci
trouvent répertoriés et agencés, suggérant au regard du spectateur une
réussit, c’est à souligner la valeur géostratégique du site, un élé-
séquence prédéterminée. Elle écrit :
ment d’autant plus actuel que l’empire britannique y avait récem-
91 A. Griffiths, « Le panorama et les origines de la reconstitution ment subi (en 1841) l’une des pires défaites de son histoire.
cinématographique », Cinémas, vol. 14, nº1, automne 2003, pp. 35-65. D’autres L’image panoramique signale l’importance géopolitique du pays
points de contact concernent des aspects sociologiques, comme la reconversion de dans les affaires de l’Asie centrale, en insistant à la fois sur la posi-
panoramistes célèbres (dont la famille Poole en Angleterre) en des entrepreneurs
tion géographique particulière de la capitale Kaboul, située au
cinématographiques. Patrick Désile a, pour sa part, exploré les liens entre les
pratiques panoramiques et cinématographiques de la lumière : cf. P. Désile, milieu d’une grande plaine encerclée par des collines, et sur le
Généalogie de la lumière. Du panorama au cinéma, Paris, L’Harmattan, 2000.
92 A. Griffiths, « Le panorama et les origines de la reconstitution cinématographique », 93 Idem, p. 46.
op. cit., p. 37. 94 Idem, p. 44.
56 57

caractère de son peuple. Elle sollicite aussi bien un « regard tac- balayer du regard les collines qui entourent la capitale. La réalisatrice
tique » qu’un « regard esthétique », pour reprendre la termino- commente en voix-off : « le paysage tout entier avait l’aspect d’une
logie du géographe Yves Lacoste, qui lui aussi rappelle que « image figée, d’un tableau. Ce spectacle nous rendit euphoriques et nous
l’observation des paysages sert, d’abord, à faire la guerre » 95. Un emplit d’un sentiment de complétude ». Le soldat qui les accompagne
film de l’artiste française Marine Hugonnier (née en 1968), Ariana se tient devant la vue, « le geste fier », comme si la vision panoramique
(2003), racontant le voyage de l’artiste en Afghanistan, entrepris était une propriété militaire. L’équipe de tournage décide de cesser de
afin d’y tourner des panoramiques du paysage, fournit un exemple filmer et de renoncer au panoramique. Inscrit dans une trilogie sur le
particulièrement intéressant de confrontation avec le panorama voyage et le paysage qui inclut aussi The Last Tour (2004) et Travelling
de 1842. Dans le film, le paysage nous est tout d’abord montré tel Amazonia (2006), le film de Hugonnier pose directement la question
qu’aperçu à partir d’un avion, pendant que la voix-off nous expo- du panorama en tant qu’instrument de contrôle de l’espace, soit par les
se les enjeux du projet : tentatives inévitablement avortées de prendre des vues « impre-
Au vu des affrontements à venir, le paysage a revêtu un aspect nables », soit par les images enregistrées dans la ville de Kaboul pen-
stratégique. Chaque contour terrestre, chaque col, chaque gorge, dant les déambulations touristiques de l’équipe de tournage. Celles-ci
chaque ombre derrière le moindre roc, chaque belvédère ou sen- sont pour la plupart tournées en super-8, leur accumulation de vues
tier était vu comme un abri potentiel, une cachette ou une ligne s’opposant au seul panoramique de la ville inclus dans le film, com-
d’approche à tenir hors de portée des regards ennemis. Chaque
menté ainsi par la voix-off : « La continuité de ce plan, de ce panora-
aspérité du paysage, creux, monticule ou point de vue était consi-
déré comme une zone à contrôler, une position à conserver, un
ma, semblait effacer ces fragments. Il faisait des paysages urbains un
endroit où se replier en cas de besoin. endroit homogène par opposition à la réalité citadine, comme si l’idée
Le paysage étant ainsi restreint à sa dimension stratégique, le pano- de discontinuité, ou de révolution, était impossible ».
ramique devient une affaire de contrôle et de sécurité du territoire. Si Pour ce qui est des peintures panoramiques du XIXe siècle,
« la carte exacte nourrit la paranoïa des militaires et des policiers », même dans les images où la dimension géographique constitue
étant « le talon d’Achille de tout système de défense » 96, le film de l’élément principal de l’attraction, il devient habituel d’y inclure
Hugonnier démontre bien l’actualisation de ce fantasme par la forme des épisodes ou des « tableaux humains », notamment vers la fin
panoramique (le panorama n’étant pas une carte, mais une forme car- du XIXe siècle. Dans le panorama de Kaboul cité, on trouve ainsi
tographique). Dans Ariana, il fut difficile de réaliser un panoramique des vues « rapprochées » de la population locale. Leur intégra-
du paysage, comme si un secret système de défense déjouait constam- tion dans la peinture relève moins d’une quelconque ambition
ment les intentions de l’équipe de tournage. Après un premier échec narrative que du rassemblement d’informations d’ordre ethno-
dans la vallée de Panjshir, Hugonnier et son équipe décident de se graphique sur les « types humains » et de la pure attraction visuel-
rendre à Kaboul où, ayant momentanément renoncé à leur projet ini- le. C’est comme si ces images se situaient quelque part entre un
tial, ils deviennent de « simples touristes ». Ils obtiennent enfin l’auto- mode de lecture cartographique – adapté aussi bien à une
risation nécessaire pour gravir la « Television Hill », d’où l’on peut recherche ponctuelle d’information qu’à une contemplation ency-
clopédique – et une « peinture d’attractions ». Le jeu de mots
évoque l’idée de « cinéma d’attractions », telle qu’avancée par
95 Y. Lacoste, « À quoi sert le paysage ? Qu’est-ce un beau paysage », La
Tom Gunning et André Gaudreault : un cinéma fondé sur sa capa-
Théorie du paysage en France, Seyssel, Champ Vallon, 1995, p. 55.
96 Ch. Jacob, L’Empire des cartes, op. cit., p. 352. cité à montrer quelque chose et dont le pouvoir de stimulation
58 59

visuelle se distingue des enjeux du cinéma narratif dominant 97. Alors qu’une représentation cinématographique des mêmes évé-
Transposée dans ce contexte, l’idée de « peinture des attractions » nements aurait été ponctuée de raccords venant marquer les mul-
essaie de rendre compte de la dimension spectaculaire et « spec- tiples ellipses temporelles et spatiales, le panorama parvient à
tacularisante » des panoramas scénographiques. Sans vouloir proposer un discours du même ordre par des procédés narratifs
qui lui sont propres et que les spectateurs de l’époque étaient sûre-
imposer ce qui est un modèle analytique essentiellement cinéma-
ment en mesure de décoder. 99
tographique à un dispositif différent, la question du donner à voir
En somme, tout semble suggérer que « fabriqué comme de la pein-
est une pulsion essentielle du « cinéma d’attractions » et d’une
ture, le panorama est destiné à être vu comme cinéma ». 100
certaine peinture panoramique, tout comme l’oscillation entre
deux paradigmes distincts : paradigme de l’« illusion complète »
Le Cinéorama de Raoul Grimoin-Sanson
d’un côté et paradigme de la monstration de l’autre côté. Bon
nombre de dispositifs panoramiques, comme le Maréorama, Le Cinéorama de Raoul Grimoin-Sanson, présenté à Paris
s’adressaient directement au spectateur par la stimulation ou le lors de l’Exposition Universelle de 1900 et dans le contexte d’une
choc sensoriel, cherchant à susciter chez lui des sensations phy- véritable « panoramanie fin-de-siècle », figure dans toutes les his-
siologiques fortes. toires du dispositif cinématographique, parce qu’il combine
Discutant de ces mêmes panoramas de paysage et de leur l’architecture spectacularisante des panoramas avec le cinéma.
inclusion d’éléments hétérogènes – portraits à valeur ethnogra- Grimoin-Sanson (1860-1941) accumule au long de sa vie un cer-
phique, détails architecturaux, etc., Griffiths les rapproche des tain nombre d’inventions, parmi lesquelles l’olographotypique
premiers travelogues, connus en France aussi sous le terme de (un procédé de gravure chimique), le « microphone compensa-
« panoramas ». Elle écrit : teur », l’« autophone postal », la « lampe photogénique » ou enco-
En préfigurant les découpages propres aux premiers travelogues re le « phototachygraphe », un appareil de prise de vues et de
et en invitant à voir la peinture comme une représentation syn- projection devancé par le cinématographe Lumière de quelques
thétique – néanmoins cohérente – d’un lieu et des gens qui le peu- jours. En 1896, cet inventeur prolifique est animé par une nouvelle
plent, le panorama en venait essentiellement à construire
idée : celle de créer un écran circulaire, sur lequel projeter des
l’expérience du spectateur en termes protocinématographiques. 98
vues panoramiques. Songeant déjà à l’Exposition Universelle qui
Les plans d’orientation qui accompagnent les panoramas suggè-
aura lieu à Paris dans peu de temps, il conçoit une mise en scène
rent une mise en séquence des images et leur font partager avec les
capable d’impressionner et d’attirer la foule :
travelogues cinématographiques certains traits essentiels :
Je fis les plans d’un vaste hall en forme de cirque, et dont les
parois blanches, mesurant cent mètres de circonférence, servi-
raient d’écran ininterrompu. Le centre devait en être occupé par
97 Cf. A. Gaudreault et T. Gunning, « Le cinéma des premiers temps : un défi une nacelle immense de ballon munie de tous ses accessoires :
à l’histoire du cinéma », in Aumont, J. et al., L’Histoire du cinéma. Nouvelles
ancre, cordages, sacs de lest et échelle. Le plafond, constitué par
approches, Paris Publications de la Sorbonne, 1989, pp. 49-63 ; et T. Gunning,
une draperie retombant en forme de panse, devait imiter parfai-
« Le cinéma d’attraction : le film des premiers temps, le spectateur et l’avant-
garde », 1895. Revue de l’association française de recherche sur l’histoire du tement l’enveloppe de l’aéronef […]. 101
cinéma, nº 50, décembre 2006, pp. 54-65.
99 Idem, p. 55.
98 A. Griffiths, « Le panorama et les origines de la reconstitution cinématographique »,
100 J. Aumont, L’Œil interminable. Cinéma et Peinture, Paris, Séguier, 1986, p. 49.
op. cit., p. 52.
101 R. Grimoin-Sanson, Le Film de ma vie, Paris, Les Éditions Henry-Parville, 1926, p. 89.
60 61

L’aspect le plus impressionnant du projet concerne le dis- du début du XXe siècle : l’ascension d’un ballon. Si le rêve de voler
positif de projection, ainsi que les images projetées : était ancien, la conquête des ciels est récente, les inventions de la
Dix appareils de projection, disposés en étoile […], devaient être photographie et de la cinématographie venant nourrir un désir
placés sous la nacelle. Un mécanisme central était prévu à la fois ancestral : celui de regarder le monde à partir du ciel. L’extension
pour les actionner et pour les synchroniser, afin d’éviter entre les du champ visuel impliqué par le dispositif de Grimoin-Sanson est
vues toute solution de continuité. Dès que le public, monté par de donc double, dans la mesure où il s’agit de voir à partir d’en haut
petits escaliers latéraux, aurait pris place dans la nacelle, l’obscu-
et tout autour de soi. Le film projeté au Cinéorama incarne par-
rité devait se faire. Alors aurait commencé une merveilleuse
ascension. Parti de Paris, le ballon devait tour à tour atterrir à
faitement le « cinéma d’attractions » : plutôt que voyeuriste, celui-
Bruxelles, Londres, Barcelone, Tunis… 102 ci est profondément exhibitionniste, privilégiant la stimulation
Grimoin-Sanson – qui breveta son invention sous le nom de « ciné- directe du spectateur, souvent par la surprise ou par le choc. Rien
cosmorama » en 1897 – s’est probablement inspiré du « cyclorama ne définit mieux le dispositif engendré par Grimoin-Sanson : la
électrique » de M. Chase, un dispositif de projection de photographies technologie cinématographique y constitue en soi l’attraction
panoramiques [Fig. 20]. Dans un article paru dans La Nature du 11 foraine et les vues présentées au public interpellent le spectateur
janvier 1896, le rédacteur anonyme qui commente cette invention ima- par leur puissance visuelle et imaginaire. En ce sens, le recours de
gine déjà les projections panoramiques du kinétoscope d’Edison ou l’inventeur aux vues aériennes est particulièrement intéressant :
du cinématographe Lumière. même si l’on reconnaît dans son projet l’ébauche d’un univers fic-
Si l’idée de Grimoin-Sanson était dans l’air du temps, tionnel (la réalisation d’un voyage aérien), les vues prises à partir
l’inventeur fait preuve d’un sens aigu du spectacle, lié d’une part d’un ballon sollicitent la stimulation sensorielle du spectateur et
à la mise en scène de son dispositif, inspirée des dispositifs pano- exposent l’aspect exhibitionniste de la nouvelle technologie.
ramiques et d’autre part aux images qu’il compte projeter. Celles- Démontrant parfaitement les capacités visuelles et cénesthésiques
ci sont doublement spectaculaires, d’abord parce qu’elles sont du cinéma, ces images participent d’un formidable ensemble
mouvantes – ce qui en 1900 suffit pour attirer la curiosité de la machinique, qui combine panoramisme, cinématographie et aéro-
foule – et, ensuite, parce qu’elles offrent un point de vue inouï, station. En 1900, elles sont l’attraction parfaite, car à ce moment-
capable d’impressionner les sens et l’imagination des spectateurs charnière la cinématographie est à la fois un dispositif
spectaculaire – les images bougent – et du spectaculaire : les
102 Idem, p. 90. Le Cinéorama de Grimoin-Sanson ressemble à une autre images en question sont des vues aériennes (qui seront, en plus,
invention, brevetée en 1889 par un certain Auguste Baron. Cette invention – qui ne coloriées).
vit jamais le jour – consistait en un ensemble d’appareils enregistreurs d’images et Le 24 avril 1900, après avoir tourné des images dans plu-
de sons « concourant à la formation d’une image panoramique parlante projetée sur sieurs pays, Grimoin-Sanson enregistre à Paris quelques vues à
un écran circulaire ». Le concepteur défend ainsi son projet : « le but de cette
invention est de faire voyager sans fatigue les spectateurs dans les cinq parties du partir d’un ballon. Quelques semaines plus tard démarrent les
monde, en leur montrant non seulement les maisons, les campagnes, etc., mais représentations du Cinéorama, installé dans le Champ de Mars.
encore les différentes manifestations de la vie (…), le tout, avec ses mouvements et Les vues, vraisemblablement obliques, ont été coloriées ; le spec-
ses bruits, projeté sur une toile circulaire pouvant avoir 100 mètres de circonférence, tacle compte, par ailleurs, sur la participation d’un conférencier.
la projection panoramique à sa grandeur relative et avec ses couleurs naturelles ».
La projection commence par les images tournées à bord du bal-
Cité dans E. Michaux, Du Panorama pictural au cinéma circulaire. Origines et
histoire d’un autre cinéma 1785-1998, Paris, L’Harmattan, 1999, pp. 83-84. lon : selon Grimoin-Sanson, « la sensation était extraordinaire,
62 63

et beaucoup de spectateurs éprouvaient le même vertige que celui Ayant remarqué que les Vues habituelles de Cinémtographe ne
que donne une ascension vraie » 103. Les projecteurs dégagent peuvent donner qu’une idée très imparfaite des lieux représentés
pourtant une forte chaleur, la température atteignant quarante-six en raison de l’exiguïté du champ embrassé par l’appareil, nous
degrés dans la salle de projection, ce qui incommoda les specta- venons d’organiser un dispositif spécial permettant de prendre
des vues circulaires, et de reproduire d’une façon parfaite l’aspect
teurs et alerta la préfecture de police. Après quatre représenta-
général et complet de chacune des parties les plus pittoresques
tions seulement, et devant le risque d’incendie, celle-ci décide de de l’Exposition. Les Vues ainsi obtenues porteront le nom de vues
fermer le Cinéorama. Dix ans plus tard, lors des grandes inonda- panoramiques circulaires et sont appelées au plus grand succès, le
tions de Paris, les vues tournées par Grimoin-Sanson sont irré- public voyant défiler un à un devant ses yeux les différents monu-
parablement endommagées et il les vend alors au poids du ments, avec la foule qui les environne et jouissant en même temps
celluloïd. Affabulation ? Selon Jean-Jacques Meusy, les quatre de la perspective des Avenues, des Jardins, des Ponts de la Seine,
représentations dont Grimoin-Sanson rend compte dans ses etc., exactement comme le ferait un observateur placé à un point
mémoires n’ont jamais eu lieu : le dispositif n’aurait jamais fonc- central et regardant tout autour de lui. 106
tionné, comme le laisse croire un document appartenant au dos- À l’occasion de l’Exposition Universelle de 1900, le pionnier du ciné-
sier de liquidation de la Société française du Cinéorama 104. ma de trucage tourne ainsi ses derniers films de non-fiction selon des
Face au Cinéorama de Grimoin-Sanson, les panoramiques paramètres « anciens ». Car en mentionnant l’exiguïté du champ,
tournés à Paris par James White pour la maison Edison semblent Méliès renvoie à l’horizon conceptuel du spectacle panoramique, pour
quelque peu différents, même s’ils sont spectaculaires eux aussi, lequel l’élargissement sans précédents du cadre était la condition sine
constituant, selon la terminologie de l’époque, de formidables « qua non de l’illusion réaliste. Le cadrage du réel imposé par le dispo-
photographies animées ». La désignation s’avère juste, dans la sitif cinématographique apparaît alors aux yeux de Méliès comme un
mesure où quelques-uns de leurs enjeux semblent plus proches de obstacle important, puisque, habituellement, les vues cinématogra-
la technologie photographique que de la mise en scène spectacu- phiques conventionnelles ne réussissent qu’à transmettre « une idée
laire et « spectacularisante » de Grimoin-Sanson. White tourne très imparfaite des lieux représentés ». Autrement dit, la jouissance
vingt et un films à Paris en juillet 1900, dont quatorze concernant du regard documentaire est alors inséparable de la fidélité topogra-
l’Exposition Universelle. Parmi eux, trois sont des vues panora- phique et du rêve d’une vision globale caractéristiques des panoramas.
miques circulaires : différentes des dispositifs panoramiques, elles La maison Pathé – qui enregistre à l’occasion au moins sept panora-
réactualisent, néanmoins, le geste imaginaire qui est à leur origi- mas circulaires, reprend les arguments de Méliès :
ne, celui d’un observateur tournant autour de soi, afin d’embras- Toujours désireux de satisfaire nos clients, nous avons établi des
ser du regard un monde devenu image. Vues Panoramiques circulaires permettant de saisir dans leur
ensemble les parties les plus intéressantes et les plus pittoresques.
Équipé d’un cinématographe, Georges Méliès tourne, lui
De cette façon, le spectateur voit défiler devant ses yeux tous les
aussi, cinq panoramas circulaires, « dont l’effet est véritablement monuments, les jardins, les avenues, ainsi que la foule qui circu-
saisissant » 105. Il écrit à leur propos :

103 R. Grimoin-Sanson, Le Film de ma vie, op. cit., p. 126. par Georges Méliès », cité dans J. Malthête, « Les Vues spéciales de l’Exposition
104 J.-J. Meusy, Paris-Palaces ou le temps des cinémas (1894-1918), Paris, de 1900, tournées par Georges Méliès », 1895, Revue de l’association française
AFRHC / CNRS, 1995, p. 86. de recherche sur l’histoire du cinéma, n°36, 2002, p. 102.
105 « Feuille spéciale décrivant les Vues Spéciales de l’Exposition de 1900 éditées 106 Idem, pp. 104-105.
64 65

le, absolument comme si, se trouvant placé en un point, il regar- à-dire des vues allongées dépassant l’habituel format rectangu-
dait autour de lui. 107 laire de l’image ; les panoramas tout court, constitués d’au moins
deux prises de vues photographiques normales ou allongées jux-
De fait, toutes ces images, qui sont partie intégrante de l’his- taposées ; les panoramiques, autrement dit des images réalisées
toire du panoramisme, ne peuvent être comprises qu’à la lumiè- avec la chambre mise au point par Frédéric Martens, dont l’objec-
re d’une autre histoire : celle de la photographie. S’il faut trouver tif est mobile, mais l’appareil reste fixe ; et enfin, les panoptiques,
une forme transitionnelle entre les panoramas fixes et les pano- obtenus grâce au cyclographe inventé par un certain J. M.
ramas en mouvement, c’est du côté de la photographie qu’il faut Damoizeau en 1891. La prise de vue à 360º de ces derniers résul-
pousser l’investigation. te de la rotation de l’appareil sur lui-même (la largeur du film en
bobine étant de 9 ou 13 centimètres et sa longueur de 80 centi-
Photographie et panoramisme au XIXe siècle mètres). Une première distinction oppose donc les images pano-
ramiques réalisées en une seule prise de vue à celles obtenues
L’histoire du panoramisme en tant que phénomène cultu- grâce au montage de plusieurs vues. Selon Philippe Dubois, « il y
rel du XIXe siècle est indissociable de celle de la photographie, a autant de différence entre ces deux types de panoramas qu’entre
qui dès ses débuts s’intéressera aux formats allongés. Question un plan séquence et une scène découpée et montée » 108. Pourtant,
d’élargissement du point de vue, mais aussi de mouvement du la méthode de réalisation des panoramas obtenus en une seule
regard et d’inscription de la durée dans l’image, le genre panora- prise de vue n’est pas toujours la même : elle peut s’appuyer sur
mique semble être avant tout une affaire de technique, d’objectif, un objectif grand angulaire, sur le pivotement de l’objectif (comme
de support, d’appareil. Pourtant, et comme le signale Philippe dans le dispositif de Martens), ou encore sur la rotation de l’appa-
Dubois, ces « panoramas-image » s’affirment plutôt comme un reil tout entier (cas du cyclographe). Dans ce contexte, ce sont les
concept, travaillé par l’impulsion de surmonter les limites spa- panoptiques, impliquant le mouvement de l’appareil (et de la pel-
tiales et temporelles de la photographie classique. La plupart des licule) pendant la prise de vue qui posent les problèmes les plus
grands pionniers de la photographie ont pratiqué le genre, dont passionnants, invitant, par ailleurs, au rapprochement avec le
Édouard Baldus (1813-1889), les frères Bisson (1814-1876 ; 1826- cinéma. Car si toute photographie enregistre du temps, dans les
1900), Maxime Ducamp (1822-1894), Gustave Le Gray (1820- panoptiques l'inscription de la durée dans l’image coïncide avec
1884) ou Charles Nègre (1820-1880), pour se limiter à des un déplacement continu dans l’espace, rappelant la démarche
exemples français. Une chambre daguerrienne panoramique avec cinématographique. Selon certains, ce mystérieux Damoizeau
vue à 150º (le « Mégascope ») fut aussi mise au point dès 1845 par serait ainsi la figure intermédiaire entre Marey et Lumière 109.
Frédéric Martens (1806-1885). Dubois a tiré les conséquences paradoxales de ce rapprochement,
La désignation « photographie panoramique » recouvre, en suggérant que le panorama « c’est quand l’image réussit ce
pourtant, des réalisations distinctes, dont il convient de préciser paradoxe d’intégrer une des dimensions fondamentales du ciné-
les termes. Selon Joachim Bonnemaison, on peut distinguer
quatre types d’image panoramique : les vues de panorama, c’est- 108 Ph. Dubois, « La question du panorama. Entre photographie et cinéma »,
Cinémathèque, nº 4, Automne 1993, p. 34.
109 J. Bonnemaison, Panoramas, photographies 1850-1950. Collection
107 « L’exposition de 1900 vue par Pathé », cité dans Idem, pp. 114-115. Bonnemaison, s.l., Actes Sud, 1989, p. 23.
66 67

ma à l’intérieur même de sa forme photographique. […] C’est, si prendre ici la « topographie » dans un sens élargi, incluant la tech-
l’on veut, du cinéma dans la photo » 110. nique du levé des cartes et des plans, ainsi que toute représentation gra-
Que voient pourtant les pionniers et leur public dans ces phique, y compris photographique, d’une portion de territoire, ou la
images ? Certainement pas du cinéma : ce qui frappe, c’est plutôt description de la configuration d’un lieu ou d’un pays. Toute chose
leur valeur descriptive, dont l’intérêt scientifique paraît alors indé- envisagée comme étendue d’espace de forme et de dimensions déter-
niable. La photographie panoramique s’adaptant tout particuliè- minées, qu’elle soit un corps, un ensemble architectural ou un
rement à la représentation des paysages – naturels, urbains, ensemble d’objets, est ainsi passible d’un traitement « topographique ».
industriels –, son champ d’application semble clair aux yeux de Le format allongé de la photographie panoramique s’adapte particu-
ses contemporains : il concerne essentiellement la topographie et lièrement bien au regard analytique de la topographie. Contrairement
les sciences qui lui sont associées. Discutant de l’invention du aux « panoramas-scénographiques », pour lesquels l’exactitude topo-
cyclographe dans les pages de La Nature, le photographe Albert graphique constitua la condition d’une illusion représentationnelle, le
Londe est très clair : cadre photographique devient le signe visible d’un geste para-scienti-
[…] l’appareil de M. Damoizeau nous paraît appelé à un grand fique instrumentalisant le voir en vue de la constitution d’un savoir.
avenir : il sera très utile dans les divers cas où la photographie L’un des principaux enjeux de la photographie panoramique est moins
peut rendre des services à la cartographie, au nivellement, à la le réalisme illusoire que l’accumulation de données « objectives » se
topographie. Au point de vue pittoresque il n’a pas un champ déployant sur une surface. Enfin, si ces documents sont susceptibles
moins vaste. […]. 111
d’être appréciés pour leurs qualités visuelles, ils se prêtent aussi à l’exa-
Les mots de Londe évoquent les développements de la métropho-
men (ou, si l’on veut, à la lecture) par un œil scientifique : mesurées,
tographie (l’utilisation de la photographie dans le levé des plans), aux-
décomposées, commentées, traduites, ces images recèlent des don-
quels le format panoramique vient donner un élan considérable. Tout
nées quantifiables.
se passe comme si la photographie panoramique possédait une valeur
éminemment topographique : non seulement elle constitue un auxi-
liaire précieux pour les levés topographiques, mais son trait distinctif
II.2 Panoramiques et stratégies descriptives
relève d’une puissance descriptive sans précédents 112. Malgré un degré
d’exactitude certes variable, la photographie panoramique renseigne
Qu’en est-il du geste panoramique au cinéma ? Méliès et la
sur la hauteur relative des sommets, la forme générale des collines, les
Maison Pathé le choisissent en 1900 pour insister sur la capacité
rapports de taille et de distance entre les divers éléments. Il faut com-
du cinéma à évoquer la réalité physique des lieux. À croire Béla
Balázs, le mouvement panoramique rendrait mieux compte de la
110 Ph. Dubois, « Vue panoramique : l’affaire Marey-Lumière ou la question réalité de l’espace que le montage : pour l’auteur hongrois, si le
cinéma/photographie revisitée », in Gili, J.A. et al. (dir.), Les Vingt premières
années du cinéma français. Actes du colloque international de la Sorbonne
cinéma a recours à cette « faculté technique extraordinaire », c’est
Nouvelle (4, 5 et 6 novembre 1993), Paris, AFRHC / Presses de la Sorbonne précisément « parce qu’elle accroît la crédibilité, le naturel de la
Nouvelle, 1995, pp. 430-431. prise de vues » 113. La position de Balázs n’est pas surprenante :
111 A. Londe, « La Photographie panoramique. Nouvel appareil de M. J.
Damoizeau », La Nature, nº 920, 17 janvier 1891, p. 106.
112 Cf. notamment M. Callot, Emploi des appareils panoramiques dans les 113 B. Balázs, Le Cinéma. Nature et évolution d’un art moderne, Paris, Payot,
levés photographiques, Paris, Imprimerie Nationale, 1909. 1979, pp. 130-131.
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forme panoramique et description de l’espace semblent s’articu- Attraction spectaculaire


ler. Le panoramique renvoie effectivement à des stratégies des-
criptives dont l’enjeu principal est leur faculté d’identification Entre pittoresque et topographie : des ruines aux archives
sensorielle, puisque « l’espace même devient expérience vécue et
non pas image représentée de l’espace dans la perspective de la Discutant de l’utilité du cyclorama de Damoizeau dans les pages
prise de vues » 114. C’est précisément cette faculté qui explique la de la plus grande revue scientifique française, Albert Londe men-
puissance haptique de ce mouvement de caméra, synthétisée dans tionne l’intérêt « pittoresque » de l’appareil. Quelques années plus
la formule « toucher l’espace des yeux » 115. Autrement dit, les tard, c’est au tour de Georges Méliès et de la Maison Pathé de vanter
enjeux du panoramique cinématographique relèvent davantage le caractère « pittoresque » de leurs panoramas circulaires, tournés à
de la perception de l’espace que de sa représentation. Ainsi élevé l’Exposition Universelle de 1900. Il suffit de feuilleter quelques cata-
au rang d’expression facilitant une compréhension de l’espace, le logues des maisons de production de l’époque pour constater la popu-
panoramique surgit comme une forme cartographique, dont l’un larité de ces vues panoramiques permettant aux premiers spectateurs
des principaux enjeux au sein du texte filmique serait celui de du cinématographe de découvrir des aspects du monde. Ces « pano-
fournir au spectateur une conscience accrue de l’espace. Dans son ramas » concernent aussi bien la rotation de l’appareil de prises de vue
analyse, Balázs évoque même l’idée d’une caméra « mesurant sur son axe que son déplacement dans l’espace, devenant rapidement
dans sa marche la longueur réelle » des espaces 116. associés à un genre particulier, celui des travelogues ou vues de voya-
Quels sont donc les enjeux essentiels du panoramique et de ge, genre pour lequel la description cinématographique du paysage et
son rapport à l’espace ? Les pistes explorées par la suite concer- des lieux s’avère essentielle. Dans ce contexte, il est important de ques-
nent certaines stratégies descriptives associées à la version la plus tionner le lien entre la forme panoramique en tant que mode du
extrême de ce mouvement d’appareil, c’est-à-dire sa rotation à regard et cette expérience particulière du monde qui se profile derrière
360º. Malgré ce que suggèrent les exemples de George Méliès et l’adjectif pittoresque. L’association n’est pas surprenante : la trans-
de la Maison Pathé, ces mouvements circulaires complets de la formation du monde en panorama (c’est-à-dire en image) est un pro-
caméra restèrent assez exceptionnels dans l’histoire du cinéma. blème esthétique indissociable de l’invention du paysage (lui-même
Par ailleurs, lorsqu’on est confronté à ces rotations complètes de une création du regard) et de l’expérience du pittoresque. À ce propos,
la caméra, il devient clair, malgré les arguments de Balázs, que la l’historien allemand Wolfgang Schivelbusch a insisté sur le rôle du
question de la perception de l’espace accompagne celle de sa développement des moyens de transport et des voyages en train en
représentation. Si ces panoramiques à 360º rendent compte de la particulier – qualifiés de « voyages panoramiques » – dans la trans-
singularité contingente et repérable des lieux, oscillant entre pit- mutation du monde en séquence d’images 117. Ce qui est intéressant,
toresque et topographie, ils les enveloppent dans une représenta- c’est la façon dont le geste panoramique a pu s’adapter très tôt aux
tion littéralement close et parachevée, qui se prête à une enjeux d’un pittoresque cinématographique, devenant l’un de ses
rhétorique de l’archivage des traces. motifs formels par excellence.
D’un point de vue étymologique, la notion de pittoresque
renvoie à la peinture et à des concepts esthétiques formulés à la fin
114 B. Balázs, Le Cinéma, op. cit., p. 131.
115 Ibidem.
116 Ibidem. 117 W. Schivelbusch, Histoire des voyages en train, Paris, Le Promeneur, 1990 [1977].
70 71

du XVIIIe siècle, notamment en Angleterre. Le terme fut d’abord de vue anthropologique et scientifique - sur la façon de vivre des
utilisé pour désigner les éléments matériels qu’il convenait Inuits. Dans un monde en transformation rapide, le pittoresque
d’inclure dans un tableau ; par extension, les éléments du monde au cinéma vient répondre à deux impératifs majeurs : celui d’un
réel qui pouvaient être regardés comme faisant déjà partie d’une régime du spectaculaire misant en partie sur les capacités uniques
image furent eux aussi qualifiés de « pittoresques ». La notion, du cinéma à recréer les expériences du paysage et du voyage et
vite devenue centrale dans la théorie du paysage du XIXe siècle, celui de l’archivage. On comprend mieux ainsi la récurrence des
s’appliqua aussi aux panoramas peints. À cet égard, il est utile de mouvements panoramiques dans les travelogues, films d’explo-
rappeler l’importance de la topographie nautique, du vedutisme ration, films ethnographiques ou autres : geste « spectaculari-
des atlas ou de la cartographie militaire pour la fabrication du sant », le panoramique est aussi la démarche embaumeuse par
regard pittoresque. De fait, « topographie » et « pittoresque » 118 excellence, en particulier dans sa version la plus extrême à 360º,
confèrent tous deux un rôle essentiel à l’observation et à la repré- capable d’envelopper le monde d’un seul geste. Enfin, si le pitto-
sentation. Enfin, ce rappel fait aussi apparaître clairement le rôle resque forme « l’habitude de sentir à travers les yeux », le pano-
des images cartographiques dans la mise en place d’un régime ramique permet de « toucher l’espace des yeux » 121. Pour revenir
visuel « pittoresque », ouvrant la voie à une interprétation plus aux panoramiques à 360º tournés par Méliès et par la Maison
exacte de son devenir cinématographique. Pathé lors de l’Exposition Universelle de 1900, perpétuant un
L’intérêt pour le pittoresque au cinéma ne se limite pas au geste vieux d’au moins un siècle, leur caractère « pittoresque »
caractère expressif des images qu’il génère. Il est à la fois une concerne visiblement leur puissance exhibitionniste. Ce qui cap-
expérience de découverte et de dépaysement et la mise en place tive les spectateurs est le double mouvement (de l’image et dans
d’un système potentiel d’analyse et de documentation. À ce pro- l’image), la largeur du champ de vue et la « spectacularisation »
pos, le lien établi par Fatimah Tobing Rony entre le pittoresque et du lieu. En choisissant le pittoresque comme principe détermi-
ce que l’auteure nomme le « régime taxidermique » 119 du cinéma nant, la Maison Pathé et Méliès opèrent un choix documentaire
ethnographique muet est particulièrement intéressant. Dans une décisif, fondé sur un mode de regard et un régime visuel dont les
étude portant sur la représentation des peuples non occidentaux enjeux ne sont pas neutres. Car le pittoresque implique un rapport
dans la culture visuelle du début du XXe siècle, Tobing Rony mémoriel aux images – « sans le souvenir d’images, personne ne
évoque ainsi l’anthropologue Franz Boas, qui reprocha au film pouvait voir pittoresquement » 122 –, ainsi qu’une conscience aiguë
Nanook l’esquimau de Robert Flaherty (Nanook of the North, de l’écoulement du temps. Si le panoramique est devenu son
1922) le manque de vues illustrant « des aspects pittoresques et expression privilégiée, c’est parce qu’il préserve les paysages du
intéressants » 120. Selon Boas, ces images auraient non seulement monde dans le temps, en les figeant dans une représentation révo-
rendu le film plus attirant, mais auraient réussi à capturer sur la lue capable de fixer des aspects de la réalité dont la disparition
pellicule des détails « authentiques » - et donc précieux d’un point semble inéluctable.
Même si la rotation complète de la caméra se fait rare après
118 R. Dubbini, Geografie dello sguardo. Visione e paesaggio in età moderna, 1900 (ce sont les panoramiques horizontaux qui ponctuent la plu-
Torino, Einaudi, 1994, p. xvIII.
119 F. T. Rony, The Third-Eye : Race, Cinema and Ethnographic Spectacle, 121 Ch. Hussey, The Picturesque : Studies in a Point of View, London, Archon
Durham and London, Duke University Press, 1996. Books, 1967 [1927], p. 4 ; B. Balázs, Le Cinéma, op. cit., p. 131.
120 F. Boas, cité dans F. T. Rony, The Third-Eye, op. cit., p. 78. 122 Ch. Hussey, The Picturesque, op. cit., p. 79.
72 73

part des vues documentant les lieux et les paysages du monde), […] on appellera monument tout artefact édifié par une commu-
elle surgit, de façon symptomatique, dans certains films habités nauté d’individus pour se remémorer ou faire remémorer à
par la question de la préservation des traces. En témoignent les d’autres générations des personnes, des événements, des sacri-
actualités françaises de la Première Guerre Mondiale : toutes les fices, des rites ou des croyances. La spécificité du monument tient
alors précisément à son mode d’action sur la mémoire. […] Défi à
bandes ou séquences traitant des ruines et des destructions causées
l’entropie, à l’action dissolvante qu’exerce le temps sur toutes
par le conflit sont rythmées par des mouvements d’appareils hori- choses naturelles et artificielles, il tente d’apaiser l’angoisse de la
zontaux et verticaux (pas nécessairement à 360º) 123. En témoigne mort et de l’anéantissement. 127
aussi un film non daté du Service Cinématographique de l’Armée En somme, si le panoramique à 360º s’avère un geste idéal pour
[SCA] intitulé Les Allemands s’acharnent sur les églises de France, documenter les ruines, c’est parce qu’il possède une véritable capacité
comprenant vingt et un panoramiques montrant la destruction à agir sur la mémoire, sa dimension spatiale étant indissociable de sa
d’édifices religieux dans l’Oise, l’Aisne et la Meuse 124. Selon Laurent portée temporelle et historique.
Véray, cette prolifération frappante d’un seul geste s’explique en Le panoramique à 360º tourné en 1921 par l’opérateur Léon
fonction de la « sensation de plénitude spatiale » 125 qu’ils procu- Busy dans le site d’Angkor Vat au Cambodge marque le passage
rent. Sachant que le panoramique est associé à un mode du regard manifeste d’une « ruine-document » à la « ruine-monument »
particulier, la ruine, qui demande dans ce contexte à être docu- [Fig. 22]. Réalisé dans un paysage de ruines différent de celui
mentée, devient l’un de ses terrains de manifestation privilégiée. des champs de Verdun, ce geste est l’expression ultime d’une envie
Nul n’endosse mieux ce rôle documentaire que le panoramique à de saisir et de montrer la singularité proprement topographique
360º, comme le confirme un exemple tourné en 1917 dans le pay- des lieux. Il illustre un certain mode du regard scientifique, que
sage rasé du bois des Caures 126. La rotation complète de la camé- l’on nommera « restaurateur » et pour lequel l’observation atten-
ra autour de son axe s’adapte parfaitement à l’échelle tive et le relevé des formes s’avèrent indispensables (la
cataclysmique de l’événement ; placée au cœur même de ce qui fut Conservation des Monuments d’Angkor fut d’ailleurs créée en
le tragique théâtre des opérations, la caméra fournit un relevé « 1908, moment où démarrent les travaux de restauration de la
ciné-topographique » de ces lieux massacrés, dont il était impéra- cité). Si les méthodes de ce regard restaurateur reposent depuis le
tif de garder la trace. Ce film de la SCA dresse un état des lieux en XIXe siècle sur les capacités descriptives du dessin et de la photo-
un seul mouvement d’appareil, le panoramique découvrant à la graphie, le pittoresque cinématographique, et avec lui le geste
fois la totalité de l’espace et la concrétude de la destruction. panoramique, en deviennent des instruments importants, par la
Un autre élément capital concerne la dimension monu- richesse des informations qu’ils fournissent. Les panoramiques
mentale de ces images, la définition de « monument » avancée sur le paysage sont, par ailleurs, fréquents dans les films archi-
par Françoise Choay cernant les enjeux en question : vistiques et documentaires des Archives de la Planète, pour les-
quelles Busy tourne ces images [Chapitre IV]. Tobing Rony a
123 L. Véray, Les Films d’actualité français de la Grande Guerre, Paris, suggéré à leur propos que, à l’instar de bon nombre de panora-
S.I.R.P.A. / A.F.R.C.H., 1995, p. 117. miques de paysage dans le cinéma de la même époque, leur rôle
124 Référence ECPA A 1301. Selon Véray, ce film non daté était destiné à
s’inscrit dans le contexte d’expansion coloniale. Tout se passe
l’exportation.
125 L. Véray, Les Films d’actualité français de la Grande Guerre, op. cit., p. 117.
126 Référence ECPA A 256. 127 Françoise Choay, L’Allégorie du patrimoine, Paris, Seuil, 1992, p. 14-15.
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comme si le mouvement panoramique, à l’instar de certaines bien à ce mouvement particulier de la caméra : la question de la
cartes, transformait le monde en un territoire à la merci de représentation accompagne alors celle de la perception. Dans cette
l’Occident. Mais qu’en est-il du panoramique de Busy ? perspective, le pittoresque cinématographique devient ici émi-
L’on sait que Busy (1874-1951) appartenait à l’armée colo- nemment topographique. Enfin, la notion de monument avancée
niale française : entre 1898 et 1917, il fut intendant militaire en plus haut trouve ici un exemple achevé, d’autant plus que ces
Indochine et au Tonkin, et devint, en 1922, photographe du images s’inscrivent dans un projet – les Archives de la Planète –
Gouvernement général de la région. Vu son attachement aux ins- conçu comme une véritable prothèse mnémonique du monde.
titutions coloniales, l’hypothèse prend corps. Et pourtant, si le
geste de l’opérateur se trouve indéniablement lié à un fantasme Arpentages
d’appropriation visuel caractéristique du regard panoramique, ce
dernier est loin d’être la manifestation d’une volonté impérialis- Les mouvements panoramiques ne se limitent pas aux
te. On a ici affaire à plusieurs facteurs : un désir de donner à voir, enjeux et stratégies descriptives du cinéma de non-fiction des pre-
sinon de décrire par l’image, le monde autour de soi ; une sensi- mières décennies du XXe siècle. Souvent associés à des instances
bilité particulière aux qualités proprement topographiques du site « expérimentales » attirant l’attention sur le dispositif qui leur
en question ; et l’ambition d’accumuler et de garder des traces. donne forme (ce qui expliquerait sa rareté relative) 129, les pano-
Comme l’a bien montré Alison Griffiths dans une étude sur le ramiques complets continuent, des décennies plus tard, d’explo-
cinéma ethnographique des premiers temps, il est difficile d’impo- rer les capacités de la caméra à faire sens à partir des paysages du
ser à ces images des modèles monolithiques concernant les rela- monde. Dans plusieurs de leurs films, Jean-Marie Straub et
tions de pouvoir qu’elles recèlent128. Le même argument Danièle Huillet utilisent des panoramiques circulaires et/ou semi-
s’applique aux images réalisées par Busy au Cambodge, compre- circulaires – comme Fortini /Cani (1976) ou Trop tôt, trop tard
nant, outre les films, deux cent dix autochromes. Si toutes ces (1980-1981). Au lieu de s’inscrire de façon téléologique dans une
images sont inséparables du mouvement colonial français, on ne lignée « moderniste » du pittoresque cinématographique, ces
saurait les réduire à une forme d’impérialisme visuel fondée sur mouvements de caméra sont symptomatiques d’une rupture
leur supposé rapport propriétaire à la réalité. Plutôt que de limi- conceptuelle importante. En affranchissant le geste panoramique
ter le panoramique de Léon Busy à un désir de maîtrise et de de certaines implications idéologiques, ils affirment sa dimension
contrôle accompagnant les discours impérialiste et colonialiste, topographique. La situation a été bien résumée par Jacques
il est judicieux d’envisager d’autres aspects mis en évidence par ce Aumont, à propos de Trop tôt, trop tard :
mouvement d’appareil. L’un d’entre eux est le fait qu’il donne une Les panoramiques de Straub sont autre chose, dans ce film comme
représentation précise d’Angkor en tant que modèle d’organisa- dans les autres : la constatation qu’on ne peut pas faire le tour du
tion centralisé, le point de vue de la caméra coïncidant à la fois
avec le point recteur de ce système rationnel et le cœur symbolique 129 Assumant, par exemple, les enjeux formels de la Entfesselte Kamera (la
de la cité. Univers clos et autosuffisant, la cité d’Angkor se prête « caméra déchaînée » illustrée par le film Variétés, Edwald Dupont, 1925),
interrogeant le dispositif cinématographique tout court (La Région centrale,
Michael Snow, 1971), ou étant liées à une déconstruction du système narratif
128 A. Griffiths, Wondrous Difference. Cinema, Anthropology & Turn-Of-The- traditionnel (La Chambre, Chantal Akerman, 1972 ou Riddles of the Sphynx,
Century Visual Culture, New York, Columbia University Press, 2002, p. xxix. Laura Mulvey et Peter Wollen, 1977).
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visible, mais peut-être trouver un point dans les choses d’où les graphe. Géographe, ça veut dire décrire la terre. « Gé », c’est la
choses pourront être vues et faire sens. Combinaison de l’art du terre en grec et « graphe », ça veut dire écrire. 132
géographe et de celui du metteur en scène, le choix d’emplace-
ment pour la caméra est déterminé par des considérations d’éco- La géostratégie du regard mise en œuvre par les panora-
nomie, de rentabilité ; il ne s’agit pas de tout ramener à un regard miques de Straub/Huillet est à la fois liée à une conception du
maître, mais de trouver un montage de la réalité qui fasse sens ;
paysage comme juxtaposition stratigraphique de surface et à une
tourner la caméra, tel un regard scrupuleusement anonyme, ce
sera prendre la mesure – esthétique, géographique, sémiotique,
affaire de description. Dans les films de Straub/Huillet, l’acte de
politique – du paysage. 130 décrire participe activement de la constitution et de la découver-
Dans les films de celui, le panoramique complet n’est plus le signe te « ciné-géographique » de son objet, dans la mesure où décrire
d’un œil dominateur et absolu, mais d’un regard mensurateur et ana- équivaut à montrer en fonction d’un point de vue « stratégique-
lytique. La différence est importante, impliquant une conception du ment juste ». Parce qu’ils entendent s’enquérir du réel par des
monde et de l’acte de filmer significativement différente de celle ren- moyens cinématographiques, la différence entre les panoramiques
contrée jusqu’à maintenant. Si, dans les films des premières décen- de Straub et ceux du cinéma de non-fiction des premiers temps
nies du cinéma, le réel était approché comme s’il était transparent et concerne aussi un tout autre aspect : le rapport de ce geste au
passible d’être approprié par un mouvement circulaire du regard, dans temps et à la mémoire. Si le panoramique s’adapta bien à une rhé-
les films de Straub/Huillet le geste panoramique sert à explorer des torique des ruines et des archives, pour ce qui est des paysages
paysages devenus opaques. Il permet de les sonder et de les examiner panoramiqués par Straub/Huillet, l’on passe d’un geste qui pré-
soigneusement par le biais de la caméra, comme si la rotation de celle- tend préserver la mémoire, en la figeant dans une image par-
ci pouvait à la fois percer leur secret, en allant au-delà de la surface achevée, à une cartographie active du passé. En ce sens, les
visible du monde et en trouvant dans la continuité visuelle du réel un paysages panoramiqués par Straub/Huillet sont moins des lieux
montage qui fasse sens. Le regard des deux cinéastes sur le paysage qu’il faut protéger contre l’action inexorable du temps (comme
serait ainsi plutôt « tactique » qu’« esthétique » 131. L’une des princi- l’étaient le bois des Caures à Verdun ou Angkor Vat au Cambodge)
pales questions soulevées par la succession de ces blocs d’espace-temps que des sites dont la fouille circulaire de la caméra révèle, sous la
est celle d’une géostratégie du regard, comme le confirme Straub lui- surface apparente des choses, un paysage-palimpseste constitué
même dans un entretien : de plusieurs strates empilées. Dans Fortini Cani (1976), l’on passe
Un cinéaste devrait aussi être un peu arpenteur. […] Pour filmer ainsi d’un stade amnésique du paysage à un forage filmique, intro-
un village, il faut savoir exactement où l’on se trouve […] ; il faut duit par les mots du poète italien Franco Fortini. Tournés à
tourner autour pendant un certain temps avant de trouver, pour Marzabotto, Bergiola et San Leonardo dans l’Apennin, théâtre
employer un vocabulaire militaire, un point stratégiquement juste. malheureux de fusillades-représailles perpétrées contre les popu-
[…] Pour filmer sur cette planète il faut être un petit peu géo- lations civiles par les fascistes italiens et les nazis allemands en
septembre 1944, les panoramiques silencieux et respectueux de
130 J. Aumont, « Doublages », in Faux, A.-M. (dir.), Jean-Marie Straub, Straub/Huillet fouillent et creusent lentement les profondeurs du
Danièle Huillet. Conversations en archipel, Paris, Cinémathèque Française,
1999, pp. 71-77.
131 La terminologie est de Yves Lacoste : Y. Lacoste, « À quoi sert le paysage ? 132 J. M. Straub, Rencontres avec Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, op.
Qu’est-ce un beau paysage », op. cit., p. 55. cit., pp. 16-17.
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monde et de sa mémoire accablée. La dimension « tellurique, géo- tuant le point de départ de tous les trajets. Mais ils garantissent aussi
logique, géophysique » de ces plans frappa de nombreux critiques, et surtout l’identité du sujet qui les tourne. Les panoramiques à 360º
inspirés par les mots de Straub lui-même. C’est comme si l’image de Depardon sont donc la façon trouvée par le cinéaste-photographe
devenait « archéologique, stratigraphique, tectonique », ren- pour se positionner et dans son film et dans le monde. La « géostra-
voyant « aux couches désertes de notre temps qui enfouissent nos tégie » est dès lors d’ordre personnel : elle n’est pas sans rappeler
propres fantômes, aux couches lacunaires qui se juxtaposent sui- certains aspects de la pratique cartographique conventionnelle, le
vant des orientations et des connexions variables » 133. La succes- « je suis ici » du cinéaste marquant cette « coïncidence idéale de
sion de blocs d’espace-temps dans Fortini Cani rappelle l’image et de l’espace, opérée par le corps du sujet » 135.
l’accumulation méthodique de levés ciné-cartographiques, dres-
sant la carte de ces coupes des couches du temps. Dans cette
optique, les panoramiques sont à la fois un geste cartographique III.3. Le panoptisme mis à nu par la critique
et la marque d’un œil cinématographique par excellence.
Si, dans le travail de Straub/Huillet, cette véritable géostraté- En faisant référence à l’anecdote selon laquelle l’inventeur
gie du regard entraîne une série d’implications plus ou moins com- des spectacles panoramiques se trouvait en prison lorsque lui
plexes sur les images et leur temporalité, dans Afriques : comment serait venue l’idée de créer un spectacle fondé sur l’illusion d’être
ça va avec la douleur ? (1996) de Raymond Depardon, elle a des en présence de la nature, on est confronté à une dimension essen-
conséquences différentes. On y retrouve l’idée d’un cinéaste arpen- tielle, et jusqu’à maintenant à peine effleurée, de la forme pano-
teur, telle que suggérée par Jean-Marie Straub. Pourtant, les pano- ramique : le panoptisme. De nombreux commentateurs, inspirés
ramiques à 360º ponctuant ce documentaire semblent plutôt liés à par l’histoire apocryphe, ont effectivement relevé les similitudes
une dimension déictique. Ayant arpenté seul le continent africain, qui lient panoramisme et panoptisme. La première d’entre elles
armé d’un micro et de sa caméra, Depardon commence chaque serait temporelle : si Robert Barker dépose son brevet en 1787, le
séquence de son film par un lent panoramique à 360º, couvrant tou- philosophe anglais Jeremy Bentham (1748-1832) conçoit le
jours des endroits différents. Les panoramiques situent l’action, Panopticon quatre ans plus tard. Celui-ci est à la fois un disposi-
décrivant soigneusement l’environnement. Plutôt que de trouver un tif architectural - une prison, fondé sur l’illusion d’une surveillance
point de vue « stratégiquement juste », la question est, selon les permanente, et l’expression d’une théorie sociale (la philosophie
propres mots de Depardon, celle de tourner la caméra autour de lui utilitariste de Bentham) et d’un mode de pouvoir. Michel Foucault
afin d’établir un « où suis-je ? » et un « qui suis-je ?» 134. L’exercice étudia l’avènement et la mise en place de ce dernier, inspiré d’une
est désormais de l’ordre de la méditation, ces panoramiques revêtant architecture circulaire qui rappele, effectivement, celle des pano-
une valeur de repère, à la fois physique et morale. Dans l’ensemble ramas, à une différence près : dans sa tour centrale, ce n’est pas
du film, ces panoramiques s’affirment comme un point d’ancrage, un visiteur qui contemple une représentation du monde, mais des
comme un temps d’arrêt rythmant la succession d’images et insti- geôliers dominant du regard l’univers clos qu’ils surveillent. Le
Panopticon constituant le « diagramme d’un mécanisme de pou-
133 G. Deleuze, L’Image-temps. Cinéma 2, Paris, Les Éditions de Minuit, voir ramené à sa forme idéale », ou encore « une figure de tech-
1985, p. 317.
134 Entretien avec Raymond Depardon, Afriques : comment ça va avec la
douleur ? [DVD], s.l., MK2, s.d. 135 Ch. Jacob, L’Empire des cartes, op. cit., p. 432.
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nologie politique qu’on peut et qu’on doit détacher de tout usage tion pour le moins paradoxale des panoramiques à 360º. Si celles-
spécifique » 136, le panorama de Barker anticipe, lui, dans un ci « enferment » des personnages féminins dans les rôles symbo-
contexte fort différent, la mise en place de ce mécanisme discipli- liques qui leur sont attribués, les révolutions complètes et
naire. Foucault a démontré comment la discipline correspond à un consécutives de la caméra permettent une déconstruction des
type de pouvoir bien particulier et historiquement situable, impli- structures narratives conventionnelles, qui fonctionne comme une
quant plusieurs techniques d’assujettissement de l’individu. Tout forme de libération, brisant le cadre disciplinaire institué par le
indique, par conséquent, que le panorama de Barker fut l’une de cinéma dit de domination. Ainsi énoncé, le propos semble s’éloi-
ses expressions. Selon certains auteurs, le Panopticon de Bentham gner de la question cartographique ; et pourtant, la transformation
constitue la sublimation oculocentrique et tridimensionnelle de des corps en surface topographique en proie à l’exercice de la
l’horizon circulaire sur lequel se fonde le Panorama de Barker, machine panoptique, ainsi que l’accent mis sur le balayage systé-
celui-ci illustrant l’éveil d’un regard omnivoyant, devenu entre- matique de l’ensemble de l’espace et la résolution des problèmes
temps l’apanage des sociétés de contrôle contemporaines 137. en cause par une forme extrême de spatialisation, nous mènent au
Si les liens historiques et conceptuels entre le panoramisme cœur de cette problématique. La cartographie est ici d’ordre pra-
et le panoptisme sont avérés, la dimension « naturellement » dis- tique et métaphorique. Elle concerne à la fois le quadrillage des
ciplinaire des images panoramiques pose une toute autre ques- corps et de l’espace mise en scène pas ces cinéastes et la « poli-
tion. À en croire certains auteurs, le geste panoramique, en tique d’observation » très particulière qui en découle.
particulier quand il implique une rotation complète, est indisso-
ciable d’une volonté d’appropriation et de subjugation du monde Laura Mulvey, Peter Wollen et Chantal Akerman
par l’image liée à un dispositif disciplinaire plus vaste, dont le but
est celui d’assujettir le monde et les individus. Il nous semble, En 1977, Laura Mulvey et Peter Wollen réalisent Riddles of
pourtant, que le panoramique à 360º n’est pas nécessairement the Sphinx, un long-métrage conçu à la fois comme une critique du
l’expression d’une claustration ou d’un désir de surveiller, comme cinéma narratif dominant et un approfondissement de certains
les cas déjà discutés de Straub/Huillet ou de Raymond Depardon problèmes déjà explorés dans leur premier film – Penthesilea,
l’indiquent. Dans le cadre du cinéma, le panoramique peut même Queen of the Amazons (1974) – et dans leurs écrits critiques.
servir des intentions diamétralement opposées, dont la nécessité Constitué de sept parties autonomes – « Opening Pages » ; « Laura
de se libérer de certaines contraintes narratives et formelles res- Speaking » ; « Stones » ; « Louise's Story Told in 13 Shots » ;
senties par la praxis cinématographique comme une « technique « Acrobats » ; « Laura Listening » ; et « Puzzle Ending » –, le film
disciplinaire ». Deux films portant sur des questions de genre – explore plusieurs idées avancées par Mulvey dans son article fon-
Riddles of the Sphinx de Laura Mulvey et Peter Wollen (1977) et dateur « Plaisir visuel et le cinéma narratif » (1975), ainsi que cer-
La Chambre de Chantal Akerman (1972) – illustrent une utilisa- taines prises de position de Wollen sur le cinéma, systématisées
dans son essai « The Two Avant-gardes » 138 (1975). L’évocation de
136 M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard,
2006 [1975], p. 239. 138 L. Mulvey, « Visual Pleasure and Narrative Cinema », in Kaplan, E. A.
137 A. Schmidt-Burkhardt, « The All-Seer : God’s Eye as Proto-Surveillance », (ed.), Feminism and Film, Oxford University Press, 2000, pp. 34-47. P.
CTRL Space, Rhetorics of surveillance from Bentham to Big Brother, Wollen, « The Two-Avant-Gardes », Studio International, November/
Karlsruhe /Cambridge Massachussets, ZKM /The Mit Press, 2002, p 27. December 1975, volume 190, nº 978, pp. 171-175.
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la Sphinge est essentielle pour comprendre le projet filmique des routine des tâches domestiques et toute au bonheur que lui pro-
auteurs : dans la réévaluation du mythe qu’en fait Mulvey au tout cure son enfant, une situation rendue plus compliquée par le fait
début du film (épisode « Laura Speaking »), la créature au buste de que Louise travaille. L’épisode est introduit par un carton où l’on
femme, corps de lion(ne) et ailes d’oiseau incarne la femme en peut lire, « Perhaps Louise is too close to her child… » (« Peut-être
marge de la société patriarcale, symbolisée dans le mythe d’Œdipe que Louise est trop proche de son enfant… ») ; l’on découvre
par la ville de Thèbes 139. Selon Mulvey et Wollen, le langage énig- ensuite la jeune mère dans la cuisine, en train de préparer à man-
matique de la Sphinge n’est qu’une allégorie de la résistance à ger pour sa fille, Anna. Ce premier panoramique est tourné au
l’ordre rationnel du patriarcat : nécessairement troublant, il ouvri- niveau de la ceinture du personnage, dont on ne voit pas le visa-
rait la voie à l’inconscient et aux refoulés. En un certain sens, ge : tout semble concentré sur l’enfant qui attend patiemment le
Riddles of the Sphinx est lui-même conçu comme une énigme, un repas sur sa chaise. À la fin de cette première et lente révolution
essai formulé dans un langage qui se veut capable d’énoncer ce que de la caméra surgit brusquement la main de Chris, le compagnon
le discours patriarcal réprime [Figs. 23, 24]. de Louise, tandis qu’à la fin du deuxième plan-séquence, situé
L’idée d’énigme fournit aux auteurs une autre image : celle cette fois dans la chambre de l’enfant (et interrogeant le rapport
de la femme actuelle, nécessairement déconcertée par les rébus fusionnel liant la mère à sa fille), l’on apprend, à travers un car-
que lui sont adressés par la société patriarcale, à laquelle elle est ton, que Chris quitte le foyer. La faute est comme attribuée à
par nature étrangère, et qui concernent notamment la question de Louise : trop « enfermée » dans la relation mère-enfant, elle s’est
la maternité. Toujours dans l’épisode « Laura Speaking », Mulvey coupée du monde. Le troisième panoramique concerne le départ
remarque, en adressant frontalement la caméra, que « nous de Chris : on y surprend Louise regardant par la fenêtre le com-
vivons dans une société dominée par le père, dans laquelle la place pagnon qui la quitte, leur enfant dans ses bras. Pendant tout ce
de la mère est supprimée. La maternité, ainsi que la façon de la temps, l’on entend, en voix-off, ce qui semblent être des fragments
vivre, ou de ne pas la vivre, se trouve à l’origine du problème ». des pensées de Louise.
C’est précisément ce problème qui inspire la partie centrale du La description de trois sur treize plans-séquences suffit à
film, l’épisode. montrer comment l’exemple de « Louise’s story » est profondé-
ment paradoxal concernant la question du panoptisme inhérent
« Louise’s Story Told in 13 Shots ». Comme son nom à la vision panoramique. Dans ces trois plans, le personnage de
l’indique, l’épisode est constitué de treize plans il s’agit de treize Louise semble bien arrimé à sa place, occupant des espaces inté-
plans-séquences, filmés invariablement en longs panoramiques rieurs que l’on ressent comme immuables et figés, malgré le mou-
circulaires à 360º. Ces images introduisent le spectateur dans vement circulaire des panoramiques. Le travail de la caméra
l’univers de Louise, une jeune mère en train de se séparer de son renforce le sentiment généralisé d’enfermement, car en dépit de
compagnon et qui semble tiraillée par des sentiments contradic- tout le plaisir que lui apporte l’expérience de la maternité, celle-
toires concernant la maternité. Louise est à la fois accablée par la ci confine Louise à des espaces domestiques, comme la cuisine et
la chambre de l’enfant, où la jeune femme est contrainte de répé-
139 Mulvey dit dans le film : « The Sphinx is outside the city gates, she ter les mêmes gestes quotidiennement, son corps devenant un
challenges the culture of the city, with its order of kinship and its order of objet parmi des objets, une surface à balayer et à topographier.
knowledge, a culture and a political system which assign women a subordinate
Lieux d’une expérience vécue, ces intérieurs ressemblent malgré
place ».
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tout à des prisons, Louise s’y trouvant réduite à l’accomplisse- revue Screen en 1975 : « Visual pleasure and Narrative Cinema ».
ment de simples fonctions instrumentales, comme préparer à Inspirée des travaux de Sigmund Freud et de Jacques Lacan,
manger pour son enfant, ou le mettre au lit. Ces panoramiques- Mulvey s’y concentre sur le jeu complexe des regards mis à l’œuvre
panoptiques s’ajustent bien à la critique féministe de Mulvey / par le cinéma classique – regard de la caméra, regard des per-
Wollen, l’œil central et méticuleux de la caméra illustrant, par ses sonnages et regard des spectateurs – et constate que :
révolutions continues, la surveillance contraignante et constante Bien au-delà de la mise en scène d’une femme réduite à « le-fait-
de l’ordre patriarcal, la volonté de celui-ci de plier l’expérience de d’être-regardé » (to-be-looked-at-ness), le cinéma développe le
la maternité à une philosophie instrumentaliste, où le rôle de regard à porter à cette femme au sein du spectacle lui-même. En
chaque individu se résume à l’accomplissement de certaines fonc- faisant varier le degré de contrôle du film sur la dimension tem-
porelle (montage, narration) et sur les dimensions spatiales (chan-
tions. En ce sens, les panoramiques à 360º constituent l’une des
gements de distance, montage), les codes cinématiques créent un
formes privilégiées du panoptisme entendu comme dispositif de regard, un monde et un objet, faisant ainsi naître une illusion taillée
pouvoir. à la mesure du désir. Ce sont ces codes cinématiques et leur rela-
Et pourtant, dans Riddles of the Sphinx, les rotations com- tion aux structures externes formatrices qu’il faut décomposer pour
plètes de la caméra sont loin de se résumer à ce rôle symbolique. pouvoir défier le cinéma classique et le plaisir qu’il procure. 140
En effet, et c’est tout le paradoxe de l’épisode, le balayage méca- L’on voit comment la succession de panoramiques à 360º de
nique de l’espace, ainsi que le découpage original de la section – Mulvey et de Wollen servent à explorer des nouvelles solutions concer-
treize panoramiques à 360º successifs –, viennent clairement libé- nant les dimensions temporelles et spatiales de leur film, ainsi que les
rer le travail de la caméra des contraintes imposées par les prin- codes cinématiques qu’il convoque. Elle précise ensuite que :
cipes de la narration classique. Ils mettent en cause un quelconque Pour se défaire de l’accumulation monolithique de conventions
idéal de transparence, effet de suspense narratif ou jeu d’attente qui caractérise le cinéma classique, il faut (à l’image des cinéastes
chez le spectateur. Autrement dit, la construction du récit dans « d’avant-garde) commencer par affranchir le regard de la caméra
Louise’s Story » s’articule autour d’un seul mouvement de camé- et celui du spectateur, en rétablissant la présence matérielle de la
ra, ainsi que d’une formule de montage minimale, fournie par la caméra dans le temps et dans l’espace et en restituant au specta-
succession de panoramiques. Contrairement au cinéma narratif teur sa capacité de raisonnement et de détachement passionné. 141
classique tout est conçu pour rediriger le regard du spectateur vers Que la rotation panoptique de la caméra soit capable d’affranchir le
des éléments dont le statut est habituellement secondaire. Le plan- regard de la caméra et du spectateur, c’est tout le paradoxe de Louise’s
séquence dans la cuisine est particulièrement parlant, dans la Story, ainsi que d’un autre film, tourné par la jeune Chantal Akerman
mesure où il présente au premier plan des éléments anodins du en 1972. Il s’agit de La Chambre, un court-métrage constitué de plu-
décor, comme le papier peint à figures géométriques qui recouvre sieurs panoramiques à 360º de la chambre de la cinéaste. Dans le film
les murs. Le cinéma est ici synonyme de défilement de surfaces : la d’Akerman, un premier long et lent panoramique parcourt l’espace,
caméra de Mulvey / Wollen topographie non seulement des corps sans jamais s’arrêter sur ce qu’il découvre : un fauteuil en bois recou-
et des lieux apparemment dépourvus de substance et de profon- vert de velours rouge, une table sur laquelle sont disposés des fruits et
deur, mais elle décrit l’espace clos d’un dispositif social. des tasses de thé, une bouilloire sur la cuisinière, une grande commo-
Pour bien saisir les enjeux de « Louise’s Story Told in 13 140 L. Mulvey, « Visual Pleasure and Narrative Cinema », op. cit., p. 46.
Shots », il faut revenir au fameux texte de Mulvey, publié dans la 141 Idem, p. 47.
86 87

de en bois massif, Akerman au lit, un bureau de travail, l’évier et à nou- III. 4. L’effet panorama
veau le fauteuil de bois [Figs. 25. 26]. La caméra fait trois révolutions
complètes : si dans le premier mouvement de droite à gauche l’on Se prêtant à une multiplicité d’expressions parfois para-
découvre la cinéaste assise immobile sur le lit, elle est allongée lors du doxales, le panorama est une véritable forme « à effets », utilisée
deuxième passage et à nouveau assise lors de la troisième traversée. au cinéma pour les impressions particulières qu’elle suscite. En
Elle a une pomme dans les mains : la caméra continue son mouve- prenant toujours sa manifestation la plus extrême pour objet, on
ment jusqu’au bureau de travail. Soudain, elle revient « sur ses pas », constate que la rotation de la caméra à 360º semble attachée à
découvrant la jeune femme en train de manger son fruit. Le panora- deux occurrences principales, liées à une volonté d’annuler le cadre
mique gauche-droite continue jusqu’à la commode en bois et puis il de l’image et à l’exploration des virtualités de l’image. Dans une
s’inverse à nouveau, et ainsi deux fois de suite, jusqu’à ce qu’Akerman certaine mesure, ces deux tendances étaient déjà présentes dans les
ait fini de manger la pomme et s’allonge à nouveau sur le lit. Un der- panoramas du XIXe siècle qui annonçaient et préfiguraient ceux
nier panoramique droite-gauche s’arrêtera après le bureau de travail. du cinéma. Ainsi, le dépassement du cadre était l’une des ambi-
Dispositif autoportraituriste, La Chambre se sert de la rota- tions des panoramas scénographiques dont l’idéal d’illusion com-
tion de la caméra d’une façon semblable à celle de Mulvey/Wollen. plète et l’impératif du plaisir visuel les contraignaient à multiplier
L’on reconnaît la même articulation paradoxale entre un geste les stratagèmes pour dissimuler leurs limites – y compris les limites
capable de transformer le corps de ses sujets dans une surface à littérales de l’image. Pour ce qui concerne l’idée de virtualité, c’est
topographier, les enfermant dans l’image, tout en étant capable du côté des panoramas photographiques, en particulier des pan-
d’affranchir le regard de la caméra des codes cinématiques tradi- optiques, que l’on trouve les origines de cette tendance, dans la
tionnels, en rétablissant sa présence matérielle dans l’espace-temps. mesure où ceux-ci, en magnifiant la spatialisation de la durée,
Le film d’Akerman illustre parfaitement (trois ans avant sa publi- exposent l’image comme montage hétérogène de temporalités.
cation), les propos du fameux texte de Mulvey. Sa convocation du
genre intime le rend encore plus porteur de sens : il s’agit de l’auto- Un cinéma sans cadre ?
mise en scène d’une femme cinéaste en objet du regard. Oscillant
ironiquement entre l’autoportrait et la nature morte, les panora- Le cinéma peut-il se passer du cadre ? Tout d’abord fron-
miques transforment la jeune Akerman en un objet ornemental tière matérielle (limite de l’écran) et frontière sensible (limite de
parmi d’autres objets ornementaux – le fauteuil, la table la bouilloi- l’image), il semble difficile de concevoir un cinéma sans cadre. Et
re, etc. –, faisant d’elle une image – « Eve (ou odalisque) moderne pourtant, l’utilisation des panoramiques à 360º au cinéma est
croquant une pomme » – emprisonnée dans une autre image. Si la souvent liée à une rhétorique du cadre, misant, de façon quelque
rotation constante de la caméra autour de son axe participe active- peu paradoxale, sur son dépassement (à l’instar de la forme atlas
ment de cet effet, elle rend l’exercice singulier, comme capable de qui, dans un autre sens, fait elle aussi exploser des cadres). Cette
restituer au spectateur la capacité de raisonnement et de détache- idée est parfaitement illustrée par un film « mythique », réalisé
ment que Mulvey reconnaît comme étant essentielle pour affranchir par Michael Snow en 1971, La Région centrale, où a question des
le regard de celui-ci. Le cinéma étant l’art ultime du contrôle de panoramiques y rejoint celle de la représentation du paysage.
l’univers, le panoramique devient ici, non sans ironie, une façon de Tourné dans le Grand nord canadien, La Région centrale
dénoncer et surmonter ce qui serait son panoptisme intrinsèque. répond à l’envie de Snow de faire « un film sur un espace com-
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plètement ouvert » 142. Les références du cinéaste sont strictement Pour réaliser La Région centrale, Snow fit construire une machi-
picturales : dans le projet qu’il adresse en 1969 à la Société de ne équipée d’un bras multidirectionnel portant la caméra et capable de
développement de l’industrie cinématographique canadienne, il filmer dans tous les sens le paysage autour de lui. Les mouvements
dit ainsi vouloir réaliser « un immense film de paysage qui soit au combinés de la caméra ne sont pas aléatoires : ils furent composés par
cinéma ce que sont à la peinture les grands tableaux de paysage de Michael Snow et transmis, par bandes magnétiques sonores, au dis-
Cézanne, Poussin, Corot, Monet et, au Canada, des peintres du positif. Snow dit n’avoir regardé qu’une seule fois dans l’œilleton de la
Groupe du Sept » 143. Snow songe à unifier le sujet et la méthode caméra, le film étant le fruit du planning et du dispositif lui-même.
de son film : « je voulais faire un film dans lequel ce que la camé- Face à l’immensité du paysage alentour, ce dernier est conçu de façon
ra-œil ferait dans l’espace serait en totale adéquation avec ce à ne pas l’enfermer dans un cadre fixe, régi par des schémas de com-
qu’elle verrait ». La démarche était déjà en germe dans le film position. Le spectateur est effectivement frappé par le débordement
Standard Time (1967), ponctué par des panoramiques horizon- constant de l’image, sa vitesse hallucinante détruisant la matérialité
taux continus 144. Selon Snow, l’effet de ces panoramiques lui sug- du paysage et faisant de l’expérience visuelle du film une source de
géra la démarche à suivre dans La Région centrale : sensations extrêmes.
Si vous entrez complètement dans la réalité de ces mouvements Fruit d’un « œil automatisé », manifestation ultime d’un «
circulaires, c’est vous qui êtes en train de tourner, entouré par tout regard prothétique », le film de Snow est souvent cité comme une
le reste ; ou, bien au contraire, vous êtes le centre stationnaire de forme de scission extrême entre l’œil et le corps, ou encore comme
et tout le reste tourne autour de vous. Mais à l’écran, c’est le centre un exemple d’émancipation de la machine. Le critique américain
qu’on ne voit jamais qui est mystérieux. […] à mesure qu’on des-
Manny Farber observa à propos du film que « c’est comme si l’on
cend dans les dimensions, on s’approche du zéro et dans ce film, La
Région centrale, le point zéro est le centre absolu, le zéro nirva-
était pris dans une force de vision globale » 146. D’autres auteurs
nique, le centre extatique d’une sphère complète. Vous compre- l’ont rapproché de l’esthétique de la télésurveillance, son regard
nez, la caméra se déplace autour d’un point invisible à 360º, non totalitaire « pour rien » et sa vision « en pure perte, pure perfor-
seulement horizontalement mais dans toutes les directions et les mance » constituant une sorte de degré zéro de toutes les
plans de la sphère. […] La pesanteur finit par être abolie. 145 machines qui cherchent à épuiser le réel 147. Si tous ces aspects
sont importants, il convient d’insister sur la dimension cartogra-
phique du film de Snow. Si les cartes stricto sensu sont présentes
142 M. Snow, « Convergence sur La Région centrale : Michael Snow en dans les stades préparatoires d’un projet portant sur le paysage,
conversation avec Charlotte Townsend », in Bouhours, J.-M. et al. (textes ce rapprochement concerne la démarche et les effets de ce film
réunis et présentés par), Des Écrits. 1958-2001, Paris, Centre Georges singulier 148. Balayant l’espace en fonction d’une partition géné-
Pompidou, ENSBA, 2002 [1971], p. 49
143 M. Snow, « La Région centrale », in Bouhours, J.-M. et al. (textes réunis et 146 Manny Farber, cité dans S. de Loppinot, La Région centrale de Michael
présentés par), Des Écrits. 1958-2001, op. cit., p. 32. Snow, op. cit., p. 26.
144 Filmé dans l’appartement de Snow, à New York, le film rappelle le 147 A. Fleischer, « La cinémachine de Michael Snow », Michael Snow.
dispositif auto-portraituriste mis en place par Chantal Akerman dans La Panoramique. Œuvres photographiques & Films. Photographic Works and
Chambre. Dans les mots de Snow, Standard Time est « un film sur mon foyer, Films. 1962-1999, Société des expositions du Palais de Beaux-Arts de Bruxelles,
ma femme, ma caméra, ma radio et ma tortue » (cité dans S. de Loppinot, La Centre National de la Photographie, Centre pour l’image contemporaine Saint-
Région centrale de Michael Snow, Crisnée, Yellow Now, 2010, p. 38). Gervais Genève, Cinémathèque Royale de Belgique, 1999-2000, p. 40.
145 M. Snow, « Convergence sur La Région centrale », op. cit., p. 50. 148 Snow se sert de cartes et de photographies aériennes pour repérer le lieu
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rale, le dispositif imaginé par Snow s’apparente à une machine actualisation des possibilités contenues dans l’image. Le premier
exploratoire posée sur un corps extra-terrestre qu’elle est censée sens est bien illustré par une courte séquence d’Obsession de Brian
capturer et décrire par l’image. Dans la note d’intention déjà citée, de Palma (1975). Michael Courtland (incarné par Cliff Robertson)
Snow affirme que « l’effet produit par le mouvement mécanisé assiste à l’enterrement de sa femme et de sa fille, après que leur kid-
sera équivalent à ce que j’imagine être les premières images de la nappage a tourné au drame. Un panoramique à 360º part et finit au
surface de la lune filmées avec rigueur » 149. Si les repères spa- mémorial qu’il leur fait ériger et qui reproduit la façade de l’église
tiaux ne sont pas ceux communément admis, c’est parce que dans de San Miniato à Florence. Il sert à figurer une ellipse temporelle.
ce monde autre, les règles du jeu cartographique sont, elles aussi, Soumis à une fonction narrative, ce mouvement est le stratagème
différentes, le débordement du cadre de l’image reflétant ces nou- trouvé pour accélérer le récit, l’ellipse se fondant sur l’exploration
velles dimensions. La Région centrale a beau commencer par un d’une dimension essentielle des images panoramiques : la coïnci-
long panoramique (horizontal ?) qui embrasse plusieurs fois son dence entre l’inscription de la durée dans l’image et un déplace-
tour d’horizon, la combinaison et la vitesse des mouvements ment continu dans l’espace. Dans ce panoramique, il s’agit de ne
annulent par la suite tout point de repère, ligne d’horizon compris. pas faire coïncider la durée éprouvée par le spectateur avec la durée
Le film s’affirme comme la cartographie nouvelle d’un paysage figurée. Ce décalage spatio-temporel illustre la dimension cinéma-
vierge et intouché par l’homme ; dans la cosmologie qu’il propo- tographique des panoramas, suggérée par Philippe Dubois à propos
se, ciel et terre se confondent et se mélangent dans l’image. Point de la photographie panoramique. Malgré leur continuité consti-
d’ancrage central à partir duquel s’organise l’espace autour de lui, tuante, le panorama est ici une sorte de montage sans coupe fondée
le dispositif machinique de Snow est à l’origine d’une fiction car- sur la manipulation de l’échelle temporelle et ayant effacé les fis-
tographique : si les dimensions et les points de repère nous échap- sures et les intervalles, à l’instar de nombreux panoramas scéno-
pent, la caméra, pour sa part, s’acharne à balayer l’espace dans graphiques. Ce qui frappe, c’est le choix de représenter spatialement
son mouvement continu. Lieu de nulle part, La Région centrale de le mouvement du temps, filmé comme un parcours visuel continu.
Michael Snow n’est qu’une utopie née et cartographiée par un Un vidéoclip réalisé par Michel Gondry, Come Into My World
ciné-œil panoramique. (2002), explore différemment la virtualité du geste panoramique.
On y surprend la chanteuse Kylie Minogue sortant d’un magasin de
Un cinéma des virtualités ? nettoyage à sec : la caméra la suit – la surveille ? – et accompagne
la chanteuse dans son mouvement circulaire, jusqu’à qu’elle se trou-
Les mouvements panoramiques se prêtent aussi à des explo- ve devant le même magasin, d’où sort une autre Kylie Minogue,
rations de l’idée de virtualité, celle-ci étant entendue comme explo- laquelle escorte la première dans sa deuxième balade dans une rue
ration des puissances temporelles de l’image ou encore comme parisienne stéréotypée. Tous les personnages que l’on croise
(Gondry joue sur la profondeur de champ pour mettre en scène une
où il tournera son film (au nord de Sept-Îles). Dans le projet du film datant de série de situations plus au moins burlesques) se multiplient et se
1969, il considère tourner dans les grandes régions minières du nord de multiplieront à chaque nouveau tour de la caméra (il y en aura
l’Ontario, que son père géomètre avait cartographié entre 1912 et 1914 et dont quatre au total). Le vidéoclip est un long plan-séquence, constitué
l’artiste possède les « fascinants » carnets et les instantanés : M. Snow, « La
d’une boucle de quatre panoramiques à 360º, chaque révolution de
Région centrale », op. cit., p. 32.
149 S. de Loppinot, La Région centrale de Michael Snow, op. cit., p. la caméra venant actualiser une image « virtuelle », c’est-à-dire à la
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fois générée par synthèse numérique et contenue, en puissance, mique, œuvrant dans un « entre-images » résiduel – ni photo-
dans l’image originaire. L’on trouve ici à la fois une expression du graphie ni cinéma (ou plutôt les deux à fois), sans pourtant rien
panoramique comme geste surveillant / forme de pistage et comme n’être d’autre que du virtuel –, l’espace du souvenir est l’enjeu
exploration des virtualités de l’image. commun à toutes ces images. Toutes les vidéos évoquées explo-
Le travail récent de l’artiste anglais Victor Burgin (né en rent les contrées riches en gisements – bande d’images ; voix-off ;
1941) illustre magistralement le rapport des panoramiques à bande-son – d’une mémoire spatio-temporalisée et sondée par le
l’actualisation d’une mémoire « virtuelle ». De longs panora- geste panoramique. Parachevant cette démarche minutieuse, ce
miques ponctuent des travaux concentrés sur des ensembles dernier fait lui-même retour, au sens mnésique du terme, dans le
architecturaux particuliers, comme Ellective Affinities (2000) – travail de l’artiste.
tourné au pavillon Mies van der Rohe à Barcelone –, Nietzsche’s Interrogé sur son intérêt obsessionnel pour le panorama,
Paris (2001) – filmé dans le parvis de la Bibliothèque Nationale Burgin observe que son recours délibéré à ce geste s’explique dans
François Mitterrand à Paris –, ou The Little House (2005) – enre- ses recherches actuelles par des raisons « programmatiques », le
gistré dans la maison de l’architecte Rudolph Schindler (dessinée panorama lui offrant une forme d’« automatisme ». Il précise :
et construite par celui-ci en 1922 à Los Angeles) [Fig. 27]. Mais Je décide quoi photographier et où placer l’appareil photogra-
ce mouvement est aussi présent dans des œuvres comme phique, mais toutes les autres décisions ne sont plus de mon ressort.
Watergate (2000) – réalisée dans le musée Corcoran de Le cadrage – la base même de toute la « photographie d’art » et
Washington et dans une chambre d’hôtel –, Listen to Britain probablement aussi du cinéma – est réduit à décider de la hauteur
de l’appareil photographique par rapport au sol. Ensuite, il n’y a
(2003) – située dans le paysage bucolique des alentours de
pas de « composition » réelle dans le cadre pendant un mouvement
Canterbury – ou Voyage to Italy (2006) – se déroulant, pour panoramique. Il y a plutôt un sens perpétuel de « décomposition »
l’essentiel, à Pompéi. Toutes ces circonvolutions de la caméra pré- résultant du déplacement constant et mathématiquement uniforme
sentent une particularité : elles sont animées numériquement par de tout ce qui est visible. 151
l’artiste à partir de photographies panoramiques. Comme le décla- Il est clair que les panoramiques manipulés de Burgin touchent à la
re Burgin, « produits entièrement par un logiciel, ces ‘panora- fois au problème de la nature des images et à une théorie de la mémoi-
miques’ apparemment cinématographiques sont complètement re. Cette dernière prend des allures bergsoniennes, notamment si l’on
non cinématographiques » 150. Derrière la sobriété formelle de ces considère les travaux de l’artiste à la lumière des idées de « souvenir
travaux, invariablement articulés autour de l’empilement minu- pur » et de « souvenir-image ». Cette équation est particulièrement
tieux de leurs multiples strates visuelles et sonores, le panora- pertinente pour approcher Ellective Affinities, Nietzsche’s Paris, Listen
mique se profile comme le mécanisme central, sorte de machina to Britain ou encore Voyage to Italy. Ces œuvres décrivent le progrès
prodigieuse capable d’évoquer le travail de la mémoire. À la sin- dynamique par lequel la perception est capable d’appeler au fond de la
gularité des lieux choisis par l’artiste se substitue un seul et même mémoire des souvenirs purs. Actualisés par le mouvement panora-
espace, celui du souvenir, venu creuser dans la matière tangible mique, ceux-ci deviennent « souvenirs-images ». Ainsi compris, et en
des lieux. Incarné dans et par le mouvement cyclique du panora- plus d’être un geste capable de sonder les profondeurs de la mémoire,
le panoramique devient un mode d’action sur le virtuel, que ce soit la
150 V. Burgin, « Politique de la forme. Entretien entre Victor Burgin et les
étudiants du Master », Objets temporels. Victor Burgin, Rennes, Presses
Universitaires de Rennes, 2007, p. 313. 151 Idem, pp. 312-313.
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virtualité des souvenirs purs, ou la virtualité du mouvement contenu CHAPITRE III : les Vues Aériennes
dans les photographies numériquement animées par l’artiste. Le fait
que l’artiste choisisse de produire ces panoramiques par logiciel ajou-
te à la démarche une dimension complémentaire : dans le travail de Écrivant en 1956, Edgar Morin observait au début de Le
Burgin, le panoramique devient l’image « entre-images » par excel- Cinéma ou l’homme imaginaire que le XIXe siècle avait légué à
lence, entre photographie et cinéma, entre continuité et discontinuité, l’Homme deux machines nouvelles : l’avion et le cinéma 152. Si
entre actuel et virtuel. cette coïncidence le frappe (et lui inspire quelques lignes judi-
cieuses sur leur apparition), l’auteur reste silencieux sur la com-
plicité liant ces deux machines dès leurs débuts. Paul Virilio
résumera plus tard cette formidable entente par une boutade
maintes fois citée : « le cinéma ce n’est pas je vois, c’est je vole » 153.
Derrière cette relation entre technologies du vol et technologies de
l’image se profile l’une des formes privilégiées de notre rapport à
l’espace, illustrée actuellement par la popularité du logiciel Google
Earth et la vulgarisation télévisuelle des images des drones : la
vue aérienne. Apparemment simple question d’angle ou de point
de vue, celle-ci est un problème de culture visuelle aux multiples
surprises et paradoxes, dont l’histoire remonte à bien avant
l’invention du cinématographe et la mise au point de l’aéroplane.
Renvoyant à une multitude de supports de l’image, allant des des-
sins imaginés qui prolifèrent au XVIe siècle à l’imagerie de poin-
te fournie par les satellites, la vision aérienne occupe une place
centrale dans l’imaginaire visuel du XXe et du XXIe siècle. Pour ce
qui est de ses manifestations cinématographiques, ses enjeux par-
ticuliers s’élaborèrent dans un paysage visuel très riche et fonda-
mentalement hétérogène. Considérer la vision aérienne comme
manifestation visuelle implique un questionnement des frontières
entre l’histoire des techniques de visualisation et celle des images.

152 E. Morin, Le Cinéma ou l’homme imaginaire, Paris, Les Éditions de


Minuit, 1956, p. 13.
153 P. Virilio, Guerre et cinéma I. Logistique de la perception, Paris, Cahiers
du Cinéma, 1991 [1984], p. 15.
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III.1. Les légendes d’un siècle pendra. Il importe d’explorer les effets et les conséquences entraî-
nés par la coïncidence entre ces deux prouesses : la prouesse du
Dans le prologue du film Andrei Roublev d’Andrei vol et la prouesse du regard aérien qui l’accompagne. Ce dernier
Tarkovsky (1966), le personnage Efim échappe à la foule enragée est avant tout celui de l’œil de la caméra, dont l’une des qualités
qui le poursuit en s’envolant dans un ballon primitif, bricolé à serait « celle d’être un œil en dehors de l’œil », pour citer une for-
partir de peaux de bêtes. Émerveillé, il crie « Je vole ! Je vole ! », mule de Jean Epstein 155. Il s’agit de la vision d’une machine per-
pendant que son ballon s’élève lentement au-dessus du sol, lon- mettant de prolonger la vision et le regard humains dans des
geant verticalement l’église devant laquelle les hostilités s’achar- domaines qui leur furent longtemps inaccessibles et qui leur
nent et où les figures humaines deviennent de plus en plus petites. seraient restés inabordables, ne fût-ce que par la multitude de
Efim aperçoit d’en haut les bateaux d’où ses poursuiveurs contem- béquilles visuelles venues à leur secours. L’histoire de la vision
plent le spectacle prodigieux qui s’offre à leur regard, ainsi qu’un aérienne est, à cet égard, particulièrement éloquente, dans le sens
troupeau de moutons, une enceinte monacale et les reflets du ciel où la photographie et le cinéma, dans la continuité d’autres
sur les eaux placides de son pays. Il vole et il regarde, avant que moyens d’expression, ont joué un rôle fondamental dans le pro-
ses cris annoncent le sort cruel qui l’attend : celui de s’écraser vio- cessus d’anthropologisation d’un mode de vision essentiellement
lemment à terre dans son ballon grossier. La caméra s’écrase avec non terrestre (l’Homme, créature terrestre, ne vole pas). Pour
lui, un arrêt sur image vient renforcer, par l’ellipse du choc, la vio- l’accomplir, il a fallu compter sur des armatures technologiques
lence de la chute. On voit ensuite, au ralenti, un cheval noir se qui permettent à l’être humain de s’élever dans les airs. Avant de
rouler par terre, le dernier plan de cette longue séquence initiale creuser les multiples implications de cette alliance entre les
se focalisant sur le ballon dégonflant d’Efim. machines elles-mêmes et entre les hommes et les machines, exa-
Ce prologue, séparé narrativement du reste du film, inspi- minons au plus près ces images où un paysan russe s’élève dans
re aujourd’hui encore commentaires et analyses diverses. les airs. Que nous montrent-elles exactement ?
Tarkovski lui accorda une valeur essentiellement symbolique, à Elles nous dévoilent, tout d’abord, un monde bouleversé
propos de laquelle certains auteurs ont rappelé la légende de dans son échelle, où les figures humaines sont les premières à dis-
Kriakutny, sorte d’Icare russe qui aurait réussi à s’envoler avec paraître, s’effaçant au fur et à mesure que la perspective chan-
des ailes artificielles, au XVIIIe siècle 154. Au lieu d’analyser cette geante les destitue de leur volume constituant [Fig. 28]. Conduits
séquence dans son rapport à la structure narrative globale du film, à bord de ce ballon primitif, on est frappé par la mobilité et le
ou de revenir sur ses éventuelles dimensions métaphoriques, décentrement constants du point de vue : on est bien loin du
concentrons-nous sur ces images qui, en s’imposant à l’imagina- monde stable et centralisé de la perspective conventionnelle héri-
tion, parlent avant tout aux yeux et aux sens. S’il est naturelle- tée de la Renaissance. Il se peut que les vues aériennes de ce pro-
ment question de vision dans cette séquence, il y est aussi affaire logue fassent écho à la thèse de la « perspective inversée »,
de sensation car, si Efim vole, on est transporté avec lui, la suc- caractéristique de l’art de l’icône. Le prologue d’Andrei Roublev
cession de paysages et le jeu changeant de perspectives s’ajoutant serait une façon d’insister sur une vision et une expérience diffé-
à cette vitesse enivrante que seul un arrêt brutal sur l’image sus-
155 J. Epstein, « L’objectif lui-même », Écrits sur le cinéma I, Paris, Seghers,
154 R. Bird, Andrei Roublev, London, BFI Publishing, 2004. 1974 [15 janvier 1926], p. 129.
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rentielles du monde. Observée à partir de ces points de vue en rience du vol, ainsi que par ses angles de vue les plus inattendus.
hauteur, la Terre se trouve réduite à l’état d’une miniature qu’Efim Évidemment, les désirs de voler et de voir du haut du ciel ne s’équi-
domine par son regard [Fig. 29], et à laquelle on soustrait, fina- valent pas nécessairement ; pourtant, l’histoire complexe des expé-
lement, la ligne d’horizon qui la charpente et sans laquelle elle riences et des représentations de l’espace (champs
n’est plus tout à fait la Terre [Fig. 30]. Nul mieux que Tarkovsky phénoménologiques par excellence de cette pensée cartographique
parvient à nous révéler à quel point la terre représente le contre- des images que l’on essaie de cerner dans les images en mouvement)
champ du ciel, au sein d’une cosmologie régie par la métaphore démontre à quel point ces deux ambitions sont inextricablement
concrète de la projection des nuages sur l’écran liquide de la sur- liées. Le développement concomitant des technologies de l’image (la
face terrestre et dont le jeu de textures et de tonalités invite à la photographie, le cinéma, le numérique) et des moyens de locomotion
contemplation. La vue aérienne dévoile ici toute sa puissance aériens (l’aérostation, l’aviation, les vaisseaux de la conquête spatia-
d’abstraction : abstraction formelle, capable de transformer le le) n’est venu qu’accentuer la complexité des déterminations tech-
monde en une série de taches et de lignes qui échappent à la tri- niques, sociales et culturelles des vues aériennes. Dans ce contexte,
dimensionnalité concrétiste du réel ; et abstraction intellectuelle, l’avènement du cinéma constitue une étape beaucoup plus impor-
au sens où, tout en permettant de voir et de regarder le monde tante qu’il n’y paraît, dans la mesure où il vient exposer la dimension
autrement, elle ouvre la voie à une pensée originale, voire une cinétique et cénesthésique de la vision aérienne.
« ontologie des surfaces » 156. Dans le prologue d’Andrei Roublev,
la leçon de la géographie aérienne retrouve un écho allégorique Au début était le ballon
inattendu, teinté du mysticisme caractéristique du travail du
cinéaste russe, et évoque, par la même occasion, l’ancienne tradi- Apparu dans un contexte où la conquête des airs et l’éman-
tion philosophique qui associe le regard aérien à une expérience cipation du regard dans ses diverses contraintes physiques étaient
spirituelle particulière. à l’ordre du jour, le cinématographe manifeste d’emblée une
Pourtant, ces images ne sont pas seulement une affaire de curieuse vocation aérienne. Le « désir de voir plus, mieux et autre-
vision. Grâce à leur mouvement constituant, à leur vitesse de dérou- ment » 157 commande un bon nombre d’entreprises scientifiques en
lement et à la mobilité extrême de leur point de vue, elles sont aussi cette fin de XIXe siècle, âge qui entretient, dès ses débuts, des liens
une affaire de sensation. Dans cette séquence, l’impression de voler étroits avec la faculté de s’élever dans les airs. L’invention des
et de tomber avec Efim est de même importance que le plaisir montgolfières, étape essentielle, date de 1783. Un nombre signifi-
d’observer le monde à partir d’un angle de vue inhabituel, ou de le catif de gravures et de séries lithographiques attestent la popula-
découvrir et le dominer par le regard. Les vues aériennes du pro- rité des vues « à vol d’oiseau » qui, alliées à ce nouveau prodige de
logue d’Andrei Roublev constituent l’un des exemples les plus frap- l’engin humain – l’aérostat –, se diffusent rapidement. Malgré les
pants de cette complicité fondamentale entre la caméra progrès techniques, ces vues reposent encore sur des restitutions
cinématographique et les moyens aériens de locomotion. En fait, le à partir du dessin et se situent dans la tradition des « portraits de
cinéma semble envoûté par la mobilité extrême procurée par l’expé- ville » qui s’étaient multipliés en Europe à partir du XVIe siècle –
et dont la fameuse vue gravée de Venise dressée par Jacopo De’
156 L’expression est de J. M. Besse, « Géographies aériennes », Alex S. 157 Ph. Dubois, « Le regard vertical ou : les transformations du paysage », in
Maclean. L’Arpenteur du ciel, Paris, Carré / Textuel, 2003, p. 337. Mottet, J. (dir.), Les Paysages du cinéma, Paris, Champ Vallon, 1999, p. 28.
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Barbari en 1500 constitue l’un des premiers exemples 158. C’est dans Miracle ! moi, qui ai professé toute ma vie une haine de la géo-
cette lignée particulière que s’inscrivent les vues à vol d’oiseau, y métrie qui n’a d’égale que mon horreur contre l’algèbre, je produis
compris celles qui accompagnent et exploitent la vogue des voyages avec la rapidité de la pensée des plans plus fidèles que ceux de
en ballon. Au XIXe siècle, certains artistes, comme Victor Navlet Cassini, plus parfaits que ceux du Dépôt de la guerre ! 161
(1819-1886), dont la Vue générale de Paris, prise de Le regard en hauteur porté sur les étendues de la terre évoque
l’Observatoire, en ballon (1855) séduit les visiteurs de l’Exposition presque naturellement les vues cartographiques. Au moment de son
Universelle de Paris de 1855, ou Alfred Guesdon (1808-1876), rapport de 1839 à la Chambre des députés, François Arago avait déjà
excellent dans ce genre nouveau qui prolifère aux États-Unis, où remarqué l’application potentielle des « photographies de paysages »
l’urbanisation du territoire est en pleine expansion. à la cartographie, le développement de la photographie aérostatique se
Il faut attendre l’invention de la photographie pour que la retrouvant presque immédiatement mis au service de cette dernière.
visualisation du regard aérien franchisse une autre étape. En 1858, Nadar jette une lumière importante sur les raisons fondamentales de
Nadar dépose un brevet intitulé « Un nouveau système de photo- cette alliance, en rappelant les impressions que lui avait procurées la
graphie aérostatique », et réalise par la suite les toutes premières montée dans un ballon :
Sous nous, comme pour nous faire honneur en accompagnant
photographies aériennes. À l’en croire, dès le moment où il monte
notre marche, la terre se déroule en un énorme tapis sans bords,
dans la nacelle d’un aérostat, « l’invitation à l’objectif était là plus sans commencement ni fin, aux couleurs variés où la dominante
que formelle, impérative » 159. Après plusieurs tentatives échouées est le vert, dans tous ses accents comme dans tous ses mariages.
(à cause de l’hydrogène sulfuré qui s’échappe de son ballon et qui […] C’est bien en effet le planisphère, car nulle perception des dif-
noircit les plaques photographiques), Nadar réussit à obtenir un férences d’altitudes. […] Et quelle pureté de lignes, quelle extra-
« simple positif sur verre, très-faible [sic], tout taché » et dont on ordinaire netteté d’aspect par les exiguïtés de ce microcosme où
ne connaît que la description qu’il nous a laissée 160. Dès le début tout nous apparaît avec l’exquise impression d’une merveilleuse,
de ses expériences, il songe aux avantages de l’« arpentage au ravissante, propreté ! 162
daguerréotype en ballon » et s’exalte : Vue du ciel, la terre ressemble à ses cartes, à un planisphère où les
saillies et les creux disparaissent pour donner lieu à la « pureté des
lignes » et à la « netteté d’aspect ». C’est comme si l’expérience de
158 Mesurant presque trois mètres de largueur, la vue demanda trois ans de l’espace procurée par la photographie aérienne n’avait d’égale que celle
préparation et impliqua la collaboration d’un nombre important de géomètres
produite par la cartographie. C’est pourquoi dans les Mémoires du
et de spécialistes du relevé topographique, confirmant la complicité maintenue
entre la science cartographique et les arts picturaux. Selon Louis Marin, le Géant (le Géant étant l’immense ballon de 6 000 mètres cubes que
portrait de Venise dû à De’ Barbari se trouve à l’origine du genre qu’il désigne Nadar fit construire et qui s’écrasa à Hannover en 1863), et rêvant de
par « utopie de la ville », lequel se distingue des plans géométraux et des vues l’application de la photographie aérienne aux opérations cadastrales,
panoramiques. Cf. L. Marin, Utopiques, op. cit., p. 267. Nadar croit pouvoir remplacer « l’armée de fonctionnaires » à leur ser-
159 F. Nadar, Quand j’étais photographe, Arles, Actes Sud, 1998 [1909], p. 24.
160 « Voici bien sous moi les trois uniques maisons dont se compose le tout
vice. Il écrit : « cette œuvre [du cadastre] aujourd’hui, avec le même
petit village appelé le Petit-Bicêtre : une ferme, une auberge et la gendarmerie,
- ainsi qu’il convient dans tout Petit-Bicêtre civilisé. On distingue parfaitement 161 F. Nadar, À terre et en l’air, op. cit., p. 52. La famille Cassini (en particulier
les tuiles des toits, – et sur la route une tapissière dont le charretier s’est arrêté César-François Cassini et son fils Jean-Dominique Cassini) dressa, au XVIIIe
court devant le ballon » : F. Nadar, À terre et en l’air… Mémoires du Géant, siècle la première carte générale et particulière du royaume de France.
Paris, E. Dentu, 1865, p. 58. 162 F. Nadar, Quand j’étais photographe, op. cit., pp. 97-98.
102 103

personnel, je peux l’achever en trente jours – et l’achever parfaite » 163 ville de Paris, intitulé Paris vu en ballon et ses environs, annonçant
; de plus, ses « seules armes » sont « un bon aérostat captif et un bon un genre très apprécié encore de nos jours. Cette même année, lors
appareil photographique à objectif renversé » 164, moyens qu’il comp- de la première Exposition internationale de la locomotion aérien-
te aussi utiliser afin de mettre fin aux disputes foncières. Avec son sys- ne, est exposée au Grand Palais une sélection d’images réalisées
tème de photographie aérostatique, le photographe veut produire une par des amateurs à partir de l’air. Parmi les visiteurs du salon,
carte à partir d’une photographie prise selon un axe vertical. Même s’il l’artiste Robert Delaunay fut particulièrement impressionné par
ne parviendra jamais à la réaliser (les photographies aériennes que quelques-unes de ces images, le motif aéronautique devenant, pour
l’on connaît de lui, prises le 16 juillet 1868 à Paris, sont obliques), la lui, le signe visible de son adhésion à la modernité. L’impact de la
métrophotographie (technique permettant de construire une carte à perspective aérienne sur les avant-gardes précède la guerre de
partir de deux photographies d’un même lieu) ainsi que la photo- 1914-1918 : outre l’exemple de Delaunay, autant la peinture russe
grammétrie (technique permettant de déterminer les dimensions des que le premier Futurisme italien se montrent particulièrement sen-
objets photographiés) poursuivront cet idéal. L’aéronaute Gaston sibles à l’éclatement radical de la perspective entraîné par cette
Tissandier (1843-1899) n’hésitera pas, quant à lui, à ajouter sur une forme de vision, dont l’impact sur la production artistique devien-
épreuve photoglyptique du cliché qu’il avait obtenu à 600 mètres au- dra flagrant dans les décennies à venir. En ce qui concerne la pres-
dessus de l’Île-Saint Louis (avec le concours de Jacques Ducom) une se illustrée, l’important hebdomadaire L’Illustration commence à
carte en papier végétal de l’endroit précis. Force est de remarquer que reproduire dans ses pages, avec une certaine régularité, quelques-
l’image cartographique coïncide parfaitement avec l’image photogra- uns de ces clichés aériens [Fig. 31]. Les photographies en plongée
phique, dont l’axe de prise de vue est strictement vertical 165. La « fidé- de Léon Gimpel (1873-1948) connaissent alors une fortune singu-
lité » et la « perfection » de ces images viennent non pas mettre en lière, en participant à la diffusion d’un genre photographique qui
cause les présomptions de réalité des cartes, comme le suggère mali- connaîtra une grande popularité 167.
cieusement Nadar, mais les confirmer. Qu’en est-il du cinématographe, présenté au public à la fin
Les débuts de la photographie aérienne en France, incluant de 1895 ? En 1898, les frères Lumière tournent un Panorama pris
aussi bien les expériences pionnières de Nadar et de Tissandier d’un ballon captif (vue nº 997). Il s’agit d’une vue strictement ver-
que les photographies en cerf-volant d’Arthur Batut (1846-1918) et ticale, prise dans une localité inconnue, à propos de laquelle on a
d’Émile Wenz (1863-1940), sont aujourd’hui bien connues 166. En signalé trois éléments capitaux : la verticalité de l’angle de prise de
1909, paraît un premier recueil de photographies aériennes de la vue ; le mouvement dans l’image et de l’image ; et, enfin, l’abs-
traction de l’espace, dépourvu de ligne d’horizon et, donc, d’une
163 F. Nadar, À terre et en l’air, op. cit., p. 51. dimension paysagère conventionnelle 168. Si la verticalité de l’axe
164 Ibidem.
de vue constitue un trait essentiel et qui distingue cette vue des
165 Cf. G. Tissandier, La Photographie en ballon, Paris, Gauthier-Villars,
1886. L’épreuve se trouve au tout début du livre. premiers essais d’autres maisons de production rivales (en parti-
166 Notamment grâce au travail de Thierry Gervais, La Photographie culier de la Maison Edison), la question du mouvement est elle
aérienne en France de 1858 à 1914. Les prémices de la vision en plongée,
Mémoire de DEA d’histoire de l’art (dir. José Vovelle), Université de Paris I 167 Cf. Th. Gervais, « L’exploit mis en page. La médiatisation de la conquête
Panthéon-Sorbonne, 1998. Cf. aussi son article « Un basculement du regard. de l’air à la Belle Époque », L’Événement. Les images comme acteurs de
Les débuts de la photographie aérienne 1855-1914 », Études Photographiques, l’histoire, Paris, Hazan / Jeu de Paume, 2007, pp. 60-83.
nº9, Mai 2001, pp. 80-108. 168 Ph. Dubois, « Le regard vertical », op. cit.
104 105

aussi fondamentale, dans la mesure où les problèmes du regard « masse », le monde se transforme en une fantaisie lilliputienne et
aérien au cinéma s’avèrent indissociables du couple percep- l’œil acquiert des dimensions gullivériennes 170.
tion/sensation. L’importance symbolique de ce plan unique rési- Le cinéma des premiers temps garde lui aussi les traces de
de dans le fait qu’il expose, probablement pour la première fois, cette histoire combinant dès le début le « je vois » du cinémato-
la dimension concrètement cinétique et cénesthésique de l’expé- graphe avec le « je vole » des engins volants. Le ballon y occupe
rience aérienne de l’espace. Contrairement à la vue Lumière une place singulière : elle concerne aussi bien la scénographie du
nº 998 – Départ d’une montgolfière (avec une acrobate pendue Cinéorama de Raoul Grimoin-Sanson, présenté à l’Exposition
par les mains) 169 –, même si le ballon en question est « captif », Universelle de 1900 [Chapitre II], que les ballons suspendus
c’est-à-dire attaché au sol, la vue enregistre à partir du dirigeable devant les toiles de fond des studios. Le thème des ballons et des
son mouvement de bas en haut. L’opérateur fait face à une diffi- engins volants habite l’imaginaire fébrile du XIXe siècle, avant de
culté déjà affrontée par des photographes tels Nadar ou se transformer, dans les premières décennies du siècle suivant,
Tissandier : la mobilité de la nacelle et l’instabilité de l’appareil de en une véritable obsession pour les images et les sensations de
prises de vue. Car le mouvement ne se résume pas à l’ascension de l’aéronautique. L’iconographie aérienne des films antérieurs à
l’aérostat au-dessus de la terre : il se trouve aussi dans les images 1914 participe ainsi d’un contexte visuel plus large, attentif à la
elles-mêmes. Accompagnée par l’instabilité du point de vue, cette circulation de nombreuses images dans l’édition et la presse illus-
« aérienneté » du mouvement deviendra autour des années 1920 trée. L’œuvre de Jules Verne joue dans ce paysage un rôle fonda-
l’apanage de la liberté et de la mobilité sans précédents de la vision mental, notamment en France, où ses récits et les illustrations qui
cinématographique. les accompagnent nourrissent l’imagination des petits et des
La verticalité du point de vue est, par ailleurs, à l’origine d’un grands. Un film comme Les Aventures Extraordinaires de
étrange effet visuel, sorte de fusion originale de la vision macro- Saturnin Farandoul (Le Avventure Straordinarissime di
scopique et du regard microscopique. Il s’agit d’un effet optique Saturnino Farandola, 1914), un serial de 18 épisodes réalisé par
bien connu : contempler le monde à partir d’en haut permet un Marcel Fabre, est issu de cet univers à la fois littéraire et imagi-
élargissement sans précédent du champ de vision. La vision aérien- naire. Le film contient non seulement de nombreux ballons, mais
ne est, en ce sens, une vision macroscopique, permettant de voir à
170 Une installation contemporaine de l’artiste israélienne Michal Rovner
l’œil nu l’étendue d’un territoire. Pourtant, cette hauteur du point
(née en 1957) explore les enjeux de l’équation combinant gullivérisation de la
de vue va de pair avec un monde rétrécissant, progressivement vision et microscopie du regard. Intitulée Data Zone, Cultures Table (2003),
dépourvu du volume le caractérisant. Autrement dit, si le domai- l’installation est constituée d’une série d’écrans sous la forme de boîtes de
ne de vision s’amplifie, le regard a affaire à un monde miniaturisé. Pétri (les petites boîtes cylindriques et peu profondes, généralement en verre,
La verticalité du point de vue ne vient dès lors qu’accentuer cet que l’on utilise pour les cultures biologiques) installées sur des tables
d’exposition, sur lesquelles le spectateur doit se pencher afin de regarder les
effet naturel de micropsie. Aplatissant et transfigurant plus que images diffusés. À première vue, il s’agit d’organismes microscopiques en
n’importe quel autre axe de vue, l’angle strictement vertical de la mouvement ; pourtant, en les observant plus attentivement, on peut y
caméra réduit les badauds de la vue nº 997 à l’aspect de taches reconnaître de minuscules figures humaines que l’artiste a filmées à partir
mobiles, indistinctes de leurs ombres. Les hommes deviennent d’un point de vue strictement vertical, la réduction extrême de l’image ayant
été réalisée numériquement en postproduction. Ces figures recréent, par leurs
mouvements soigneusement chorégraphiés, le grouillement des formes de vie
169 Il s’agit d’une vue non retrouvée, programmée le 25 mars 1901 à Lyon. invisibles à l’œil nu ou la forme hélicoïdale de l’ADN.
106 107

aussi des images qui prétendent rendre compte de l’expérience mière étant celle de 1903, quand les frères Wright réalisent avec
aérienne – ce qui est rarement le cas dans ces films des premiers succès un vol dans un engin « plus lourd que l’air » (ici repose la
temps pour lesquels la logistique complexe et dangereuse de distinction entre aéronautique et aérostation, dont la sustenta-
l’aérostation représente une difficulté incontournable. Trois plans tion est assurée par des gazes plus légers que l’air ambiant) et la
illustrent magistralement cette volonté, évoquant aussi bien les deuxième 1908, quand Louis-Paul Bonvillain, directeur du servi-
difficultés pratiques à recréer en studio les effets radicaux et exci- ce scientifique de la firme Pathé, prend une photographie aérien-
tants impliqués par la hauteur et la verticalité du point de vue ne à partir d’un avion survolant le Mans. Par ailleurs, et selon le
[Figs. 32, 33 et 34]. Si le premier plan illustre le point de vue Ciné-Journal, l’organe hebdomadaire de l’industrie cinémato-
vertical légèrement oblique qui correspond à la position de graphique de l’époque, « quelques mètres de film furent enregis-
Saturnin Farandoul, penché sur un dirigeable, l’angle du cadre du trés au cours d’une envolée qui ne dura pas plus d’une minute 171.
plan suivant, tourné sur le vif, ne coïncide pas avec la position en Dans le sillon de la presse illustrée, les actualités cinéma-
hauteur du personnage. Et pourtant, ce plan se situe dans la conti- tographiques de l’époque suivent attentivement, à partir du sol, les
nuité du premier : Farandoul regarde toujours à travers sa longue- progrès de l’aviation, comme le confirme le Ciné-Journal. On y
vue, comme le confirme le cache circulaire qui délimite l’image. Le trouve plusieurs références à cette question, ainsi que des
manque de raccord entre ces plans est frappant : dans le premier, annonces concernant un « appareil cinématographique pour
la ligne d’horizon est absente et les deux figures humaines, litté- l’aviation » : la caméra « Le Parvo » [Fig. 35]. Un article daté de
ralement écrasées contre le sol (le ballon de Phileas Fogg s’est 1911, « La cinématographie en aéroplane » atteste le développe-
effondré suite à une lutte acharnée dans le ciel), évoquent les effets ment de la cinématographie aérienne. Un certain André Prothin
propres à la position verticale. Si Farandoul n’était pas équipé y rapporte son enregistrement d’un voyage Reims-Mourmelon à
d’une lunette, Fogg et ses comparses ressembleraient certaine- bord de différents appareils monoplans et biplans. Il écrit :
ment à des petites taches laminées sur la surface de la terre, J’ai pu, en effet, obtenir au cours de ces ascensions des films très
comme les badauds de la vue Lumière. bons comme qualité photographique, comme netteté, comme
Si cette série de trois plans issus des Aventures de Saturnin relief ; très bons encore comme qualités documentaires, comme
Farandoul illustre la façon dont le point de vue aérien pénètre visibilité, comme topographie, comme reconnaissance. Et je
n’étais nullement outillé spécialement ; j’en conclus donc qu’en
l’imaginaire du cinéma de fiction des premiers temps, c’est au sein
modifiant légèrement le matériel habituel on pourrait faire des
du cinéma de non-fiction que l’on trouve les exemples les plus
choses merveilleuses qui atteindraient la perfection. 172
spectaculaires, notamment après la guerre de 1914-1918.
L’auteur décrit par la suite le détail de ses ascensions, terminant
Pourtant, même avant le conflit quelques opérateurs commen-
son rapport par quelques conseils d’ordre pratique, dont celui-ci :
cent à équiper les dirigeables, puis les avions, avec des caméras, En général, il est préférable de ne point prendre ses vues trop ver-
explorant ainsi la sensation – typiquement cinématographique ? ticales ; à moins de se trouver trop bas ; mais, dés que vous serez
– de parcourir librement l’espace. L’accentuation de cet aspect à 2 ou 300 mètres, les plans ne perdront rien de leur intérêt, en
sensitif constitue la contribution la plus évidente du nouvel appa-
reil de prises de vue à l’histoire de la vision et du regard aériens : 171 « Premières applications du cinématographe à l’aviation », Ciné-Journal,
nº 154, 5 août 1911, p. 39.
elle repose sur le développement parallèle de l’industrie aéro-
172 A. Prothin, « La cinématographie en aéroplane », Ciné-Journal, nº 167, 4
nautique. Il est donc utile de rappeler au moins deux dates, la pre- novembre 1911, p. 5.
108 109

ramenant votre prise de vue presque horizontale et vous aurez La vue aérienne, qu’elle soit photographique ou cinémato-
l’avantage d’obtenir la silhouette des monuments importants alors graphique, expose les enjeux complexes et paradoxaux qui se dis-
que ces monuments disparaissent totalement dans l’ensemble que simulent derrière l’exactitude apparente des images indicielles. Ce
vous les prenez en passant au-dessus d’eux. C’est au point que je fut d’abord l’institution militaire, attirée par les qualités docu-
n’ai pu reconnaître l’emplacement de la cathédrale de Reims la
mentaires de ces images, qui se trouva confrontée à ces questions.
première fois que je l’ai doublée, et ceci parce que le pilote m’avait
L’armée – qui depuis le XVIIIe siècle est en charge du cadastre du
amené juste dans son axe […]. 173
territoire et qui connaît déjà l’intérêt de l’aérostation – ne tarde
Ce n’est pas le caractère spectaculaire de ces prises de vue, capables
pas à saisir à quel point une alliance entre les moyens de repro-
de changer radicalement l’apparence des choses, qui attire l’attention
duction mécanique et l’aviation peut transformer radicalement
de Prothin. Au-delà des avancées perceptives radicales qu’elle facilite,
l’expérience militaire. L’enjeu est d’autant plus capital à un
l’auteur est visiblement plus intéressé par les possibilités panoramiques
moment historique marqué par l’escalade des conflits. Dans ce
conventionnelles de cette nouvelle vision, constatant, par ailleurs, que
contexte, les forces militaires italiennes sont parmi les premières
les images obtenues se distinguent par leurs vertus documentaires,
à explorer les possibilités offertes par cette nouvelle configuration
leur visibilité et leurs qualités manifestement topographiques et de
technologique, procédant, en 1911, à la reconnaissance aérienne
reconnaissance, c’est-à-dire selon leur valeur cognitive. À l’horizon de
de Tripoli, dont elles obtiennent une mosaïque de photographies
cette conception, c’est une vision éminemment instrumentale et fonc-
zénithales de la ville. Synthèse de plusieurs points de vue, cette
tionnelle de la vision aérienne qui s’énonce ici, autour de son élargis-
image-mosaïque rend compte des déplacements dans l’espace et
sement du point de vue. Une croyance presque aveugle et généralisée
dans le temps d’un œil machinique. Elle est construite d’une façon
dans l’objectivité des moyens de reproduction mécanisée, tels la pho-
telle que, selon différents angles, l’observateur a l’impression de
tographie et le cinéma, ne vient qu’accentuer, dans les premières
regarder des zones différentes de l’espace. Il n’est pas étonnant
décennies du XXe siècle, la tendance qui voit dans les images indi-
que le polycentrisme perspectiviste de ces images aient profondé-
cielles prises à partir de l’air le substitut naturel des images cartogra-
ment frappé les avant-gardes, en butte à l’hégémonie centenaire de
phiques. Les premières permettent de vérifier, par le biais de
la perspective centralisée héritée de la Renaissance. Les nom-
l’expérience concrète du vol, l’exactitude des cartes, révélant des détails
breuses mosaïques photographiques produites par les unités de
jusque-là ignorés. Pourtant, et comme le signale Prothin, ces images
reconnaissance aérienne des différentes armées gardent souvent,
indicielles s’avèrent souvent moins lisibles qu’une carte convention-
par ailleurs, la trace des fissures agençant ses différentes parties,
nelle. Confronté à la cathédrale de Reims à partir d’un axe de vue stric-
comme s’il s’agissait d’une grille. L’imposition d’un mode de lecture
tement vertical, l’opérateur ne la reconnaît pas, car elle lui apparaît
essentiellement cartographique est ici, plus que jamais, visible :
« sous l’aspect de deux grosses tables rondes de salle à manger et une
une image due aux exploits militaires de Gabrielle d’Annunzio vient
autre longue » 174. On imagine que Prothin aurait été capable de com-
confirmer cette impression [Fig. 36]. Elle est constituée de plu-
prendre une carte de Reims, dont la nature iconique et l’agencement
sieurs photographies de Vienne prises à partir d’un aéroplane et
de symboles graphiques ne constituaient sans doute pas un casse-tête
déployées sur l’espace panoramique et orthogonal d’une carte ima-
pour son regard instruit…
ginaire, et dont quelques espaces blancs restent à remplir, comme
si tout territoire n’était qu’une ossature cartographique à remplir
173 Ibidem, p. 8.
174 Ibidem. de la chair indicielle de la photographie.
110 111

En ce qui concerne les vues aériennes cinématographiques, yeux de nos armées comme l’avait été jadis la cavalerie, mais com-
il faudra attendre la fin d’un conflit déployé à l’échelle planétaire bien plus perçants et précis ! » 177. Par l’absence d’autres docu-
pour que le cinéma commence véritablement à montrer ce qu’il ments, ces ouvrages didactiques publiés après la fin du conflit
peut accomplir dans ce domaine. Étant donné l’importance de la nous permettent d'apprécier les questions soulevées par ces
Première Guerre Mondiale dans le développement de la vision images à leur époque. Quand on parcourt les pages rédigées par
aérienne, il est important d’ouvrir ici une courte parenthèse à son un commandant de section de photographie aérienne aux armées,
propos, car c’est précisément à ce moment-là que les vues on est frappé par la complexité du dispositif technique mis en
aériennes commencent à se diffuser et que se nouent des liens place pour pouvoir interpréter ces images. En feuilletant les 78
concrets et symboliques entre aviateurs et opérateurs de cinéma. photographies reproduites dans le livre, dont la plupart furent
prises à partir de l’air, souvent selon un axe strictement vertical,
Images de la guerre (1914-1918) on comprend immédiatement les multiples problèmes auxquels se
heurtèrent les militaires : ces images se résument souvent à une
Selon Paul Virilio, en 1914 « l’aviation cesse vraiment d’être succession de formes et de lignes sans aucune logique apparente,
un moyen de voler, d’accomplir des records (…) pour devenir une rappelant notamment des peintures cubistes 178. Le lieutenant
façon de voir ou peut-être même l’ultime moyen de voir » 175. En André-H. Carlier résume ainsi la situation :
effet, si la guerre de 1914-1918 voit l’introduction d’un impres- On serait tenté de croire, vu la fidélité de l’objectif, que la photo-
sionnant arsenal militaire (mines souterraines, crapouillots, graphie aérienne verticale est une image fidèle du terrain, et
lance-flammes, grenades, gaz asphyxiant, chars d’assaut, etc.), qu’une fois remise à l’échelle nous aurons une carte de la zone
elle ne fut un point de référence que dans la mesure où elle a été photographiée. Malheureusement il n’en est rien, et de multiples
causes d’erreurs compliquent le problème. 179
la première guerre aérienne mondiale. La guerre ayant été décla-
L’aveu est parlant. D’un côté, il rend clair le rôle matriciel de l’image
rée le 4 août 1914, c’est en 1916 que le général Joffre signe un
cartographique ; de l’autre côté, il justifie l’apparat interprétatif qui
règlement stipulant que « la photographie aérienne tient une place
entoure ces images et dévoile une série de paradoxes touchant à la
de premier ordre dans le relevé des positions ennemies » 176. La
nature de l’image et des modes de vision. De fait, si la photographie
décision était motivée par les bons résultats obtenus par les
aérienne possède une étonnante valeur documentaire, au point de pou-
artilleurs, qui avaient commencé à utiliser leurs appareils per-
sonnels pour les opérations de reconnaissance. Le rôle joué par
ces unités fut fondamental, marquant un virage radical dans les 177 Dans A.-H. Carlier, La Photographie aérienne pendant la guerre, Paris,
annales de plus en plus technologiques de la guerre. Préfaçant en Delagrave, 1921, p. 5.
178 À en croire certains témoignages, un atlas de photographies aériennes conçu
1921 un livre dédié à la photographie aérienne pendant le conflit,
par la Royal Air Force britannique dans le but de former le regard de ses pilotes,
le général Duval s’exclame : « la photographie aérienne a été les incluait parmi ses toponymes « pays FUTURISTE » et « pays CUBISTE » (cité dans
P. K. Saint-Amour, « Modernist Reconnaissance », Modernism/Modernity,
175 P. Virilio, Guerre et cinéma I, op. cit., p. 22. nº10, nº 2, avril 2003, p. 350). Stephen Kern, insistant sur la complexité de la
176 Cité dans L. Dumarche, « La photographie aérienne 1914-1918 : une révolution de la perception en cours, se réfère à la Première Guerre Mondiale
nouvelle arme de guerre », Vues d’en haut. La photographie aérienne comme « la guerre cubiste ». Cf. S. Kern, « The Cubist War », The Culture of
pendant la guerre de 1914-1918, Paris, Musée de l’Armée, Musée d’Histoire Time and Space. 1880-1918, Cambridge / Massachusetts, 1983, pp. 287-312.
Contemporaine- B.D.I.C., 1988, p. 13. 179 A.-H. Carlier, La Photographie aérienne pendant la guerre, op. cit., p. 44.
112 113

voir s’assumer comme les « yeux de l’armée », elle se situe dans les stéréoscopique) les signes et les symboles graphiques permettant
limites de sa propre lisibilité, comme si un excès de visible menaçait de déchiffrer l’image. Toujours à propos de l’exigence interpréta-
constamment son intelligibilité. L’instrumentalisation de la photogra- tive des photographies aériennes, l’historienne d’art Rosalind
phie aérienne par l’intelligence militaire fut accompagnée par le déve- Krauss en a tiré quelques conclusions sur la nature photogra-
loppement des services complémentaires de photo-interprétation et phique de l’image :
par le perfectionnement des techniques de déchiffrage de l’image. Le La photographie aérienne dévoile donc une déchirure dans le tissu
lieutenant Carlier précise, d’ailleurs, qu’« en l’état actuel de la ques- de la réalité, une déchirure que la plupart des photographes au
tion, on est toujours amené à restituer le cliché pour obtenir une sol tentent ardemment de masquer. Si toute la photographie pro-
carte » 180. Le document se voit dépourvu de ses valeurs de clarté et de meut, approfondit et encourage notre fantasme d’un rapport
direct au réel, la photographie aérienne tend – par les moyens
lisibilité, le « réalisme appliqué » de la photographie aérienne étant
mêmes de la photographie – à crever la baudruche de ce rêve. 183
plutôt un effet du discours qui l’accompagne 181.
La question évoquée par Krauss est loin d’être strictement photo-
Si l’interprétation de ces images se résume habituellement
graphique, comme l’illustre un film concernant la guerre civile espa-
à des notations écrites et dessinées sur les clichés (comme s’il
gnole. Il s’agit de L’Espoir d’André Malraux (1939), plus
s’agissait d’ajouter à une carte les toponymes et légendes capables
particulièrement de cette séquence où un paysan monte dans un avion
de l’éclairer), les photographies sont parfois traitées au ferricya-
pour guider le bombardement des avions fascistes camouflés dans un
nure qui, blanchissant l’empreinte photographique, ne laisse sur
bois. Il s’avére par la suite incapable de reconnaître les formes insoup-
l’image que les traits auparavant dessinés en encre de chine, c’est-
çonnées de son pays que, comme tout bon paysan, il est censé connaître
à-dire une carte sommaire. Pour rétablir la lisibilité du référent,
dans les moindres détails. À bord d’un aéroplane auquel il faut fournir
l’on transforme ainsi son empreinte indicielle – l’image photo-
un regard, la connaissance multi-sensorielle d’un territoire incarnée
graphique – dans l’ébauche de sa figure symbolique – l’image des-
par le paysan se voit mise en échec. Le décalage entre ce qu’on voit et
sinée. Évidemment, si l'intérêt militaire de ces images repose sur
ce qu’on reconnaît est cruellement exposé. En contemplant la terre
les informations qu’elles apportent aux services de renseignement,
vue du haut pour la première fois, le paysan n’y voit rien, demandant,
elles perdent toute valeur si l’on ne peut déterminer avec précision
les larmes aux yeux : « Ça, c’est Teruel ? ». Il ne possède pas le regard
ni ce qu’elles représentent, ni où elles se situent. Comme l’a
instruit qu’il lui faut pour comprendre ce qu’il voit. Le commandant de
démontré l’historien de la cartographie David Harvey, une carte
l’avion, impatient, s’exclame : « C’est ton village ! ». Toujours décon-
est souvent bien plus lisible qu’une photographie aérienne 182.
certé par le spectacle qui se déroule devant ses yeux, le paysan demeu-
Celle-ci ressemble, dans ce contexte historique particulier, à une
re incapable de reconnaître le bois où se cachent les avions ennemis.
sorte de carte minimale, à laquelle les interprètes au service des
unités de renseignement de l’armée ajoutent (suite à une obser-
183 R. Krauss, « Emblème ou lexies : le texte photographique », L’Atelier de
vation millimétrique et usant du recours aux astuces de la vision
Jackson Pollock. Hans Namuth, Paris, Macula, 1978, s.p. Selon l’auteure, la
photographie aérienne « nous met en face d’une ‘réalité’ transformée en un
180 Idem, p. 50. texte, en quelque chose qui nécessite une lecture ou un décodage. Il y a césure
181 A. Sekula, « The instrumental image : Steichen at war », Artforum, vol. entre l’angle de vision sous lequel la photo a été prise, et cet autre angle de
XIV, décembre 1975, nº4, p. 28. vision qui est requis pour la comprendre » (ibidem). On est tenté de détourner
182 P.D. Harvey, The History of Topographical Maps. Symbols, Pictures and légèrement le propos de Krauss, en suggérant que la photographie aérienne
Surveys, Londres, Thames & Hudson, 1980, pp. 9-13. nous confronte à une réalité non pas transformée en texte, mais en carte.
114 115

Ces angles de vue inusités sur le monde exposent la nature culturelle pe de soldats dont la spécialité est la prise de photographies
et non naturelle des modes de regard. C’est seulement au fur et à mesu- aériennes à l’aide de ballons et de cerfs-volants. Selon Laurent
re que l’avion s’approche du sol, le vol à basse altitude mettant l’opé- Véray, on organise même des reconstitutions de combats aériens 185.
ration en péril, que le paysan reconnaît parmi l’ensemble confus de L’aviation exalte les sentiments nationalistes et les exploits de ses
détails la réalité physique qui lui échappait. S’il n’est pas sûr que, héros, comme Roland Garros ou le redouté Diable Rouge 186.
confronté à une carte de son pays, cet homme aurait été capable de la Les vues prises à partir de l’air sont quantitativement moins
lire (la lecture cartographique étant le fruit d’un apprentissage), la importantes que les images d’aéroplanes et de dirigeables.
séquence de Malraux expose bien les enjeux complexes de la vision Pendant le conflit s’effectuent pourtant de nombreuses mises au
aérienne. Ces images soulèvent de nombreuses questions, liées d’un point techniques : les opérateurs des années à venir, dont
côté aux bouleversements perceptifs majeurs entraînés par l’expérience quelques-uns sont littéralement formés à l’armée, n’oublieront
visuelle du vol et, d’un autre côté, à l’importance de l’expérience de la pas la leçon. C’est le cas de Lucien Le Saint (1881-1931) qui aurait
guerre dans une histoire qui concerne aussi bien les modes de vision « réussi à fixer sa caméra sur la tourelle du mitrailleur, bénéfi-
que les modalités du regard. Le conflit de 1914-1918 constitue une étape ciant ainsi du ‘champ de tir’ idéal et d’une souplesse incompa-
fondamentale, coïncidant avec une rationalisation des techniques bel- rable pour les panoramiques » 187. Si la boutade renvoie à la
ligérantes et la transformation des champs de bataille en des « champs fameuse analogie entre le fusil et la caméra, cette expérience de Le
de vision », pour utiliser la terminologie de Paul Virilio. La guerre Saint explique très probablement sa participation ultérieure à un
devient une affaire de vitesse et de perception, dont voir plus, mieux et projet particulièrement important. Il s’agit de la réalisation d’une
autrement est l’enjeu capital. série de vues aériennes à partir d’un ballon dirigeable, en 1919,
Une « carte mobile » : En dirigeable sur les champs de sous l‘égide du Service Cinématographique de l’Armée [SCA] et
bataille (1919). dont subsistent plusieurs versions montées.
Ces vues, connues sous le titre En dirigeable sur les champs
Que s’est-il passé pendant ces années de conflit dans le champ de bataille, constituent un document unique. Tournées à la fin du
du cinéma ? En France, les actualités cinématographiques, placées conflit dans le but de dresser l’état des lieux des destructions cau-
sous le contrôle attentif des autorités, continuent de s’intéresser aux sées par quatre ans de belligérances, elles révèlent toute l’ampleur
prouesses de l’aviation, qu’elles suivaient déjà à la Belle Époque. de la dévastation, laissant entrevoir la dimension herculéenne des
Citons, parmi quelques titres distribués pendant ces années de guer-
re : « L’aviation au front » (Pathé, 1915) ; « Les progrès de notre 185 L. Véray, Les Films d’actualité français de la Grande Guerre, op. cit., p. 103.
aviation en 1916 » (Pathé, 1916) ; « La maîtrise de l’air » (Pathé, 186 Roland Garros (1888 -1918), officier aviateur français, il réussit la
1916) ; « Dunkerque en avion » (Gaumont, 1916) ; « La guerre première traversée de la Méditerranée ; Manfred von Richthofen (1892 -
1918) : aviateur allemand, connu sous le nom de « Diable Rouge ».
aérienne » (Éclair, 1915) ; ou encore « Les pigeons voyageurs aux 187 M. Huret, Ciné-actualités. Histoire de la presse filmée 1895-1980, Paris,
armées » (Éclair, 1915) 184. Un film de 1915, « La téléphotographie Henri Veyrier, 1984, p. 53. Lucien Le Saint (1881-1931) : photographe et
aérienne » (Éclair) rend notamment compte des activités d’un grou- opérateur. Le Saint travaille pour Gaumont avant 1914 (tournant notamment
les films d’Émile Cohl) et sera à la Société Photographique et
Cinématographique de l’Armée entre mai 1917 et mars 1918. Il travaille pour
184 F. Lemaire, Les Films militaires français de la Première Guerre les Archives de la Planète d’Albert Kahn entre 1918 et 1923, finissant sa
Mondiale, Paris, SIRPA/ECPA, 1997. carrière chez Pathé News de 1925 à 1929.
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travaux de reconstruction nécessaires. Leur tournage s’inscrit partie, « De Bailleul au Mont-Saint-Eloy », concerne le Nord et le Pas-
dans le contexte d’un projet documentaire plus vaste, incluant la de-Calais ; la troisième partie, « De Saint-Quentin à Vauxaillon », se
réalisation d’une vaste campagne photographique. En outre, et rapporte à l’Aisne et à l’Oise ; et, finalement, la quatrième partie, « De
comme le signale le géographe Emmanuel de Martonne, la fin des l’Ailette à Reims », couvre l’Aisne et la Marne. Il s’agit, faute d’une
hostilités fut suivie par l’exécution de nombreuses « cartes par autre définition, d’un véritable film de paysage ou, pour reprendre les
avion » (des mosaïques de photographies aériennes, ayant la mots de Le Saint, d’« une carte mobile » révélant, au fur et à mesure
valeur de cartes), afin de « réaliser rapidement des plans de villes que le dirigeable survole ces villes et ces régions dévastées, un pays
permettant d’étudier la reconstruction des localités dévastées, ou profondément défiguré. L’analogie entre la terre et le corps s’impose
pour guider les opérations de ‘remembrement’ dans les cam- rapidement au regard et à l’imagination du spectateur, notamment
pagnes où la multiplication des parcelles rendait difficile l’exploi- dans la séquence concentrée sur les champs de bataille. Le dirigeable
tation » 188. Dans son journal, Le Saint écrit : les survole à très faible altitude, de façon à ce que l’on puisse mieux
Merveilleux comme résultat, la cartographie des anciennes tran- observer les traces de la destruction, le pilote et l’opérateur ayant trou-
chées avec tous les petits détails ; à la projection cela défile sans vé la bonne et juste distance. La vedette rase les maisons éventrées et
heurt, sans filage, d’une netteté permettant de lire tranquillement les clochers en ruine des églises, flottant au-dessus des champs sillon-
cette carte mobile. Je le dis encore une fois, jamais je n’ai fait nés de cratères de bombes. À faible altitude, la stabilité de l’engin se
d’aussi belles vues aériennes et aussi complètes qu’avec des
montre plus difficile à contrôler, ainsi que celle des points de vue, qui
vedettes. 189
tourbillonnent. Mais outre ces accidents occasionnels, ces vues ne sont
Il faut ainsi placer cette série de vues dans le cadre d’un véritable
jamais particulièrement instables, ni verticales. Au contraire, elles sont
projet de cartographie visuelle, articulé autour de deux axes fonda-
invariablement obliques, la caméra ayant été placée à l’arrière de la
mentaux : l’inventorisation du territoire, par le biais de la photographie,
nacelle d’une manière telle que l’on puisse reconnaître plus facilement
du cinéma et de la cartographie, et la propagande. Car ces images fonc-
les choses que l’on aperçoit. Ce souci du point de vue oblique fonc-
tionnent comme une forme d’exacerbation patriotique, insistant à la
tionne dès lors comme le garant de la lisibilité et de la valeur docu-
fois sur la dimension martyrisée du pays et sur le dynamisme des tra-
mentaire de ces vues. Le voyage se termine par une vue panoramique
vaux de reconstruction.
de Paris, prise au niveau de la porte de la Chapelle, depuis laquelle on
Le film est organisé en quatre parties, reconstituant le voyage effec-
distingue le Sacré-Cœur, l’Arc du Triomphe et la Tour Eiffel [Fig. 38].
tué en plusieurs étapes par Le Saint (et probablement par deux autres
Assemblées comme de longs plans-séquences, ces images
opérateurs) à bord d’une Zodiac de la marine, la VZ-16 [Fig. 37] 190.
constituent, non seulement un panorama unique des territoires
Plusieurs cartons manuscrits prennent soin de situer géographique-
français et belge touchés par la guerre, mais aussi un travelling
ment les vues : la première partie, intitulée « De Nieuport au Mont
aérien extraordinaire. Si ce mouvement d’appareil était déjà pré-
Kemmel », couvre la Belgique et la Flandre occidentale ; la deuxième
sent dans la vue Lumière nº 997, ses possibilités sont ici explorées
autrement, dans un pano-travelling qui mise autant sur les capa-
188 E. de Martonne, Géographie aérienne, op. cit., p. 70. cités uniques de l’alliance entre le « je vois » de la caméra et le
189 Journal de Lucien Le Saint, Archives du Musée Albert Kahn. C’est nous « je vole » du dirigeable que sur la valeur documentaire des
qui soulignons.
190 Cette vedette a fait a fait ses essais de vols entre juillet et septembre 1919,
images du monde qu’il donne à voir. Ces images rendent compte
n’ayant pas volé ensuite. de l’échelle, à la fois géographique et qualitative des dégâts, et
118 119

dressent un état des lieux. De plus, la fluidité du mouvement de feuille-morte, tonneau, vrille seront suivis par l’appareil impas-
la caméra constitue une source certaine d’émotion : émotion liée sible ; plus exactement il faut reconnaître qu’il y a une autre sen-
au plaisir de la découverte d’un nouvel angle de vision sur la sibilité à bord, celle de la rétine cinéma et que c’est l’homme qui
terre 191 ; émotion attachée à la vision subite du territoire comme est devenu machine, le pilote, sourd, dans son casque prison, est
devenu reflexe, automate ; l’appareil derrière-lui, regarde seul et
un autre corps blessé ; et émotion, enfin, de pouvoir parcourir
se souvient de tout. C’est par le cinéma que l’homme-oiseau pren-
librement l’espace-temps. La spécificité cinématographique de ce dra conscience de lui-même […] la poésie cinégraphique de l’avion
dispositif est fondamentale, car aucun assemblage de photogra- est saisissante. 193
phies aériennes ne serait capable de transmettre, de façon aussi Dans un contexte où l’exaltation des valeurs de la modernité et les
immédiate et efficace, l’intensité cénesthésique promue par le hymnes au « machinisme » se multiplient, le cinéma retrouve dans les
double cinétisme du vol et des vues cinématographiques. Point mouvements aériens un fantasme puissant, comme si l’ultime « ciné-
essentiel, l’utilisation d’un dirigeable permet de parcourir les airs sensation » du monde était celle de s’élever dans les airs. Si une liberté
à une vitesse et une hauteur modérées. extrême de mouvements s’incarne, notamment dans les années 1920,
La conscience de la virtuosité du dispositif trouvé pour accom- dans la figure du petit aéroplane qui effectue des cabrioles dans les airs
plir le projet explique la tentative de simuler l’impression d’un mou- devant le regard émerveillé de la foule et des objectifs de plus en plus
vement ininterrompu : plus qu’à un quelconque idéal réaliste, elle est nombreux des opérateurs, l’œil machinique de la caméra ambitionne,
liée à l’exploit technologique. Situé à mi-chemin entre le « primiti- lui aussi, de pouvoir « piquer » ou monter en vrille au gré de ses désirs.
visme » des formes qui caractérise le cinéma d’avant 1914 et la véri- Les avant-gardes ne vont pas tarder à formuler cette ambition ; un pam-
table révolution avant-gardiste qui se profile, ce film « sans auteur » phlet bien connu de Dziga Vertov, daté de 1923, proclame ainsi :
exprime bel et bien une conscience des potentialités du langage ciné- Je suis le ciné-œil mécanique. Moi, machine, je vous montre le
matographique. Ce que ces vues apportent consiste en une « ciné- monde comme seule je peux le voir. Je me libère désormais de
sensation » du monde, fondée sur une vision doublement l'immobilité humaine, je suis dans le mouvement ininterrompu,
machinique et articulée autour du couple caméra/aéronef 192. En je m'approche et je m'éloigne des objets, je me glisse dessous, je
1927, dans les pages de Cinéa Ciné pour tous, le critique français grimpe dessus, j’avance à côté du museau d’un cheval au galop, je
Jean Tedesco observe la chose suivante : fonce à toute allure dans la foule, je cours devant les soldats qui
L’appareil de prises de vues automatique dont les rouages sont chargent, je me renverse sur le dos, je m’élève en même temps
mis en marche par un simple déclic est fixé sur la carlingue d’un que l’aéroplane, je tombe et je m’envole avec les corps qui tombent
avion ; le pilote n’a pas à s’en occuper ; dans le ciel il n’aura pas et qui s’envolent. Voilà que moi, appareil, je me suis jeté le long de
qu’à ressembler aux goélands qui s’amusent par temps clair ; la résultante en louvoyant dans le chaos des mouvements à par-
tir du mouvement issu des combinaisons les plus compliquées.
191 Toujours dans son journal, Lucien Le Saint écrit « Paris la nuit vu [sic] de Libéré de l’impératif des 16-17 images par seconde, libéré des
600 mètres n’est pas une chose que l’on peut s’offrir tous les jours […]. cadres du temps et de l'espace, je juxtapose tous les points de l'uni-
Suivant la Seine qui reflétait le ciel et se détachait sur l’entourage sombre, les vers où que je les ai fixés. Ma voie mène à la création d’une per-
lumières semblaient jaune orangé par rapport à cette luminosité, et tout à fait
réveillé je jouissais de ce beau spectacle … ».
192 Nous reprenons le néologisme « ciné-sensation » de Dziga Vertov : D.
Vertov, « Conseil des Trois », Articles, journaux, projets, Paris, Cahiers du 193 J. Tedesco, « Le Cinéma, expression de l’esprit moderne », Cinéa Ciné
Cinéma, 1972 , p. 27. pour tous, nº 81, 15 mars 1927, p. 10.
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ception neuve du monde. C’est pourquoi je déchiffre d’une maniè- s’attache à la mobilité de l’appareil de prises de vue, la question de
re nouvelle un monde qui vous est inconnu. 194 l’angle des prises de vue n’est pas de moindre importance. Car la
Les mots de Vertov, rédigés dans l’environnement révolutionnaire quête des « ciné-sensations » du monde conduit non seulement à
de l’Union Soviétique peu après la réalisation du film du SCA, révè- une mobilisation extrême de la caméra, mais aussi à l’exploration
lent, malgré la différence de contexte, toute la valeur du film En diri- de points de vue inhabituels. Parmi ces derniers on compte les
geable sur les champs de bataille. Fruit d’un ciné-œil mécanique, vues verticales et obliques, c’est-à-dire le cadrage en plongée. Les
libérées de l’immobilité humaine, aspirant à la continuité du mouve- avant-gardes y reconnaissent l’une des principales sources du
ment, s’élevant dans les airs et descendant vers la terre, ces images renouvellement de la vision qu’elles recherchent à tout prix.
illustrent une nouvelle forme de percevoir et de regarder le monde. Entendue comme un « œil machinique », la caméra cinémato-
graphique (comme la caméra photographique) se veut désormais
III.2. « Ciné-sensations » du monde (1919-1939) affranchie des contraintes corporelles et terrestres de la vision
humaine et semble s’accorder parfaitement au cinétisme des mou-
Dans le domaine des arts visuels, et pour ce qui concerne la vision vements aériens et à leur intensité sensorielle. Un certain cinéma
aérienne, il est un moment important : celui des années de l’entre- des années 1920-1930 s’attachera à explorer les différents effets de
deux-guerres. Pendant ces deux décennies, peintres, photographes et cette alliance, contribuant à révéler un regard typiquement ciné-
cinéastes succombent à une véritable vogue du « vu de l’air », la vue matographique. Il est important de décrire un peu mieux la toile
plongeante envahissant l’imagination des différentes avant-gardes, de fond complexe sur laquelle s’inscrit son épanouissement. Celle-
notamment pendant la phase d’ébullition créatrice qui coïncide avec la ci touche trois sphères principales : les avant-gardes, les médias
décennie de 1920. Mais cette vogue ne se résuma pas aux seuls cercles de masse et le milieu scientifique.
artistiques : la presse illustrée, ainsi que les expositions industrielles,
divulgue la photographie aérienne, qu’elle soit oblique et « pittoresque Les vues aériennes dans la culture visuelle occi-
» ou verticale et « abstraite », contribuant à la naturalisation d’un mode dentale (1918-1939)
de vision, dont la pénétration dans l’univers médiatique s’explique,
avant tout, par son côté spectaculaire. La popularisation de la vue Vers la fin du mois de mars 1916, l’artiste allemand Oskar
aérienne accompagne, par ailleurs, le développement de ses applica- Schlemmer notait dans son journal :
tions scientifiques. L’émerveillement du grand public et des artistes Tout comme ils nous ont devancés en aviation, les Français nous
face à ces images est partagé par géographes, archéologues et autres précèdent dans une découverte : la photographie aérienne. Elle
scientifiques, qui découvrent alors un outil d’analyse précieux, ouvrant nous donne une vue inédite sur les surfaces de la terre et sur les
des perspectives inattendues sur la Terre et son histoire. formes vues d’en haut, combiné aux énormes effets tonals de la
En ce qui concerne le cinéma, la prolifération à l’écran de photographie. Les Français ont perçu immédiatement que cette
vues plongeantes est liée à un autre phénomène : l’exacerbation technique peut obtenir du monde visible de nouveaux stimuli. 195
des mouvements de caméra, y compris des mouvements aériens,
survenue dans la décennie de 1920. Si son enjeu principal 195 Cité dans T. Schlemmer (ed.), The Letters and Diaries of Oskar
Schlemmer, Middletown, Connecticut, Wesleyan University Press, 1972, p. 36.
Après avoir été blessé deux fois, Schlemmer fut intégré au service de
194 D. Vertov, « Conseil des Trois », op. cit., pp. 30-31.
topographes de l’armée allemande (où il se trouvait en mars 1916).
122 123

Pour ce qui est des avant-gardes, la Première Guerre Mondiale l’élan abstractionniste de l’art est intimement lié à la diffusion de
est venue exposer de façon brutale les multiples facettes d’une crise la photographie aérienne est contemporaine du développement
généralisée concernant la perception spatio-temporelle : les images de plusieurs mouvements activement engagés dans cette voie (une
aériennes diffusées pendant le conflit y jouent un rôle important. Ce relation qui est aussi explorée par rapport au cubisme et à ses
furent précisément les nouveaux stimuli auxquels fait référence effets cénesthésiques). C’est le cas du Suprématisme, dont le livre
Schlemmer qui attirèrent le Futurisme italien, séduit par les dimen- de Kasimir Malevitch, Die Gegenstandslose Welt (Le Monde non
sions cénesthésiques de l’expérience du vol. Suite à la publication par objectif), paru en 1927 sous les auspices de l’école du Bauhaus,
Fedele Azari (1895-1930) d’un pamphlet sur le « théâtre aérien futu- élève la photographie aérienne au statut de source plastique et
riste » (1919), les « aéro-manifestes » futuristes se succèdent. En 1929, conceptuelle [Fig. 39]. Le Bauhaus se montre, d’ailleurs, un envi-
un groupe de huit artistes signe le « Manifeste de l’aéropeinture ». Si ronnement particulièrement réceptif à ce genre de propos : le
les champs de la photographie et du cinéma ne sont pas directement Hongrois László Moholy-Nagy (1895-1946), enseignant dans l’éta-
concernés par cette « aéro » frénésie pamphlétaire, un photographe ita- blissement de 1923 à 1938, s’engage ainsi dans une exploration
lien est particulièrement intéressé par la « vision-sensation » : Filippo des « points de vue inhabituels obtenus par des prises de vue en
Masoero (1894-1969). Cet artiste méconnu participe du deuxième oblique, d’en haut et d’en bas » 197. Figure de proue de la Nouvelle
mouvement futuriste avec d’étonnantes photographies aériennes. Vision, sa pratique photographique (et cinématographique) expri-
Dans les années 1930, il survole le centre de plusieurs villes (Rome, me la puissance d’abstraction de la vision aérienne et la façon dont
Turin, Assise, etc.) et photographie, soit en vol piqué, soit dangereu- elle oscille entre la géométrisation des formes et l’abstractionnis-
sement suspendu aux avions, leurs monuments iconiques en utilisant me tout court.
une très longue vitesse d’obturation. Ses photos se caractérisent par Si Moholy-Nagy ne mentionne directement la question de la vision
d’étranges distorsions et des effets de flou, illustrant le « dynamisme à aérienne que dans un texte daté de 1943 198, l’écrivain allemand Robert
l’état pur ». Elles constituent un prolongement des recherches des Breuer (1878-1943) le fait dans un article daté de 1926, « Le monde vu
frères Bragaglia, ainsi que la traduction photographique d’une vertu d’en haut ». Il insiste sur la relation entre la vision aérienne et l’abs-
cinématographique, celle de l’inscription de la durée et du mouvement traction, de même que sur la nouveauté de son expérience vis-à-vis de
dans la représentation 196. l’espace et de sa valeur topographique. Il conclut son essai par la
Tout au long des années 1920, la vue aérienne joue un rôle remarque suivante :
important dans le développement de l’abstraction. L’idée que Désormais, en s’habituant à des tels coups d’œil, l’homme qui vole
va nécessairement ressentir l’espace, sa structure et sa composi-
196 Selon Giovanni Lista, les liens de Masoero avec l’industrie cinématographique tion, sa vie et son infini […]. Si l’on ajoute qu’un tel regard orienté
sont multiples : il travaille pour plusieurs sociétés de production (notamment vers la plastique de la perspective sera extrêmement mobile, on
l’Italia Film de Turin) avant de diriger les recherches photographiques et
cinématographiques du Ministero de l’Aeronautica (1926) et de participer aux
activités de l’Istituto Luce (à partir de 1930). Lista mentionne également un projet
de film, intitulé La mort de la métropole (La morte della metropoli, 1932) ; co- 197 L. Moholy-Nagy, « La photographie dans la réclame », Peinture,
écrit avec Giuseppe Pasquarelli, le film concernerait la conquête de l’espace et il photographie, film et autres écrits sur la photographie, Paris, Gallimard,
ne fut jamais tourné. Cf. G. Lista, « Vue aérienne et aéropeinture futuriste : une 2007 [1927], p. 156.
métaphysique de l’espace », La Conquête de l’air. Une aventure dans l’art du XXe 198 L. Moholy-Nagy, « Espace-temps et photographie », Peinture,
siècle, Toulouse, Milan, Les Abattoirs /5 continents Ed., 2002, p. 114. photographie, film, op. cit., p. 237.
124 125

peut dire que l’œil de l’homme qui vole pourra connaître des enri- domaines de connaissance en fonction d’une conception globali-
chissements extraordinaires et vivre de grandioses sensations. 199 sante […]. 201
Mobilité du regard et richesse sensorielle : Breuer touche à deux Voici une opinion que l’on retrouve souvent dans des manuels de
aspects fondamentaux propres à la compréhension cinématographique géographie aérienne, en Allemagne et ailleurs. Ce qui est intéressant
de la vue aérienne. Observons au passage que l’Allemagne de ces chez Diesel, c’est (encore une autre fois) sa référence explicite à la carte
années est sous le charme des images aériennes du monde : outre les comme modèle de cette « conception globalisante » à laquelle s’inté-
multiples activités du milieu artistique – y compris les grandes expo- resse désormais le discours scientifique. Il écrit :
sitions où la photographie aérienne trouve une place importante, L’aspiration à la globalité trouve son expression dans la carte géo-
comme la Film und Foto (réalisée à Stuttgart en 1929), ou Das Lichtbild graphique. Mais la lecture de nos cartes très abstraites n’est pas
(organisée à Munich en 1930) –, l’on assiste à la publication de plu- l’affaire de tout le monde, si bien que par le passé on prenait la
sieurs recueils d’images. Comme le suggère Olivier Lugon, le genre de peine de spécifier sur la carte la nature du paysage représenté.
[…] C’est seulement aujourd’hui que nous possédons, grâce à la
l’atlas photographique, « soit de véritables ouvrages de géographie à
photo aérienne, un merveilleux moyen pour rendre, avec toute la
visée didactique dans lesquels les photographies remplacent intégra- magie de l’évidence, la terre visible comme une carte, et la carte
lement les cartes » 200, prospère. En somme, la photographie aérien- comme la terre. 202
ne envahit le paysage visuel de l’époque, circulant aisément parmi des Un dernier exemple renvoie directement à l’expérience capitale de
sphères culturelles distinctes : un ouvrage populaire à caractère géo- la guerre. Il s’agit d’une anthologie de textes et d’images publiée en
graphique comme La Terre des allemands (Das Land der Deutschen, 1930 par Ernst Jünger, Das Antlitz des Weltkrieges. Fronterlebnisse
1931) de l’écrivain Eugen Diesel (1889-1970) se voit ainsi enrichi par deutscher Soldaten (Le Visage de la guerre mondiale : expériences sur
plus de deux cents photographies aériennes de Robert Petschow (1888- le front de soldats allemands) 203. Conçu comme une histoire culturel-
1945). Diesel, qui ne tarit pas d’éloges concernant « l’émotion géogra- le de la guerre, l’ouvrage contient 200 photographies, de nombreuses
phique » avec laquelle Petschow a photographié l’Allemagne, laisse cartes et une chronologie détaillée du conflit [Fig. 40]. Il inclut aussi un
étendre que la vue surplombante a changé la rationalité scientifique. texte de Jünger lui-même, portant sur les relations entre la photogra-
Discutant de l’impact de la photographie aérienne sur la géographie, il phie et la guerre et qui anticipe, par son insistance sur les liens qui
constate : unissent guerre et perception, les arguments développés par Paul
On n’assigne plus aujourd’hui pour mission suprême à celle-ci [la Virilio dans Guerre et cinéma. La théorie mystique de Jünger sur la
science] d’accumuler des matériaux et de construire des théories :
guerre fut violemment attaquée par Walter Benjamin à propos d’un
on s’efforce, au contraire, de contribuer à une vision d’ensemble,
à une conception globale du monde, de l’homme et des choses.
autre livre édité par l’auteur cette même année 204 ; Das Antlitz des
La géographie s’emploie plus que jamais à réunir une série de
201 E. Diesel, « Avant-propos à La Terre des Allemands », in Lugon, O., La
Photographie en Allemagne, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1997 [1931], p.
199 R. Breuer, « Le monde vu d’en haut. Considérations sur les vues 131.202 E. Diesel, « Avant-propos à La Terre des Allemands », op. cit., p. 131.
aériennes », in Lugon, O. La Photographie en Allemagne, Nîmes, Jacqueline 203 E. Jünger (Hg.), Das Antlitz des Weltkrieges. Fronterlebnisse deutscher
Chambon, 1997 [1926], p. 130. Soldaten, Berlin, Neufeld & Henius Verlag, 1930.
200 O. Lugon, « La vue aérienne », La Photographie en Allemagne, Nîmes, 204 Il s’agit de Krieg und Krieger ; Cf. W. Benjamin, « Théories du fascisme
Jacqueline Chambon, 1997, p. 128. L’auteur constate aussi la parution de allemand. À propos de l’ouvrage collectif Guerre et Guerriers, publié sous la
revues spécialisées. direction d’Ernst Jünger », Œuvres II, Paris, Gallimard, 2000 [1930], pp. 198-215.
126 127

Weltkrieges s’inscrit dans la même lignée de réhabilitation et d’esthé- sentir sur les architectes et les urbanistes, comme l’illustre
tisation de la guerre, utilisant, en vue de cet objectif, l’image photo- l’exemple maintes fois cité de Le Corbusier 207.
graphique. Parmi les images reproduites, on trouve de nombreuses Grand public, artistes et scientifiques partagent donc le
photographies aériennes : tout se passe comme si ces images distantes même émerveillement devant les images aériennes du monde. Il en
servaient le propos esthétisant du livre. Il est significatif que dans un va de même pour les cinéphiles, les revues spécialisées donnant
autre recueil, Krieg dem Krieg ! (Guerre à la guerre !), publié par le voix à cet éblouissement. Dans Cinéa, Ciné pour tous, plusieurs
pacifiste Ernst Friedrich en 1924, l’on ne trouve aucune photographie critiques s’extasient devant « d’étonnantes prises de vues
aérienne parmi les images (très dures) des atrocités de la guerre. aériennes », ou encore « la poésie cinégraphique de l’avion ».
En ce qui concerne le paysage visuel d’autres pays euro- Philippe Soupault, écrivant en 1931 sur le documentaire Nord 70º-
péens de l’entre-deux-guerres, on constate une vogue similaire de 22º (réalisé par René Ginet et documentant un voyage en bateau
la vue aérienne en Italie et en France. Il est très probable que la de Bergen au Groenland), souligne que dans le même programme
vulgarisation de ces images correspond à un phénomène trans- figurait L’Aviateur avec Douglas Fairbanks Jr. (William Seiter,
national, stimulé par les progrès de l’industrie aéronautique. En 1931). Si Soupault juge le film « sans prétention », il remarque que
Italie, les relations privilégiées du régime fasciste avec l’industrie ce qui frappe le plus ce sont les prises de vues aériennes, « sem-
aéronautique nationale fournissent l’occasion de réaliser de nom- blables à celles que nous avons vues tant de fois » et conclut que
breuses expositions incluant des images aériennes, avec lesquelles « l’aviation est décidément très photogénique » 208.
le public se familiarise. C’est le cas de l’Esposizione aeronautica
italiana organisée à Milan en 1934 et qui comporte de nom- « Ciné-sensations » urbaines
breuses photographies aériennes choisies et réalisées par Filippo
Masoero. L’administration de Mussolini excelle dans l’utilisation Avant que la vue aérienne ne se transforme en un poncif du
de l’imagerie aérienne, rapidement mise au service des entreprises discours filmique, sous la forme du conventionnel plan de situa-
de cadastre territorial, en Italie et dans ses colonies. En France, les tion initial, elle fait l’objet d’un intérêt particulier, essentiellement
vues aériennes justifient un nombre croissant de reportages dans concentré autour de l’intensité sensorielle qu’elle procure.
la presse illustrée, où elles sont souvent accompagnées par Plusieurs critiques et cinéastes, en particulier ceux liés aux avant-
d’images cartographiques conventionnelles, soulignant les dimen- gardes françaises et russes, lui consacrent dans les années 1920
sions synoptiques, topographiques et documentaires des pre- des lignes enflammées, comme si la vision aérienne incarnait les
mières. Plusieurs expositions et salons industriels, comme le puissances rêvées du cinématographe. C’est le cas de Jean
Salon de l’aéronautique, réalisé depuis 1908, continuent à sur-
prendre ses visiteurs, y compris les géographes 205. Si l’« intelli- 207 Ayant voyagé en avion jusqu’à Moscou en 1928 (et puis en Amérique du
Sud en 1929 et en Afrique du Nord en 1933), Le Corbusier reste profondément
gence démonstrative » 206 de ces images frappe les scientifiques, impressionné par la vision aérienne, qu’il essaye d’intégrer dans sa pratique
l’émerveillement ne se limite pas aux géographes et aux archéo- architecturale. La vision de l’avion permet selon lui une « vision humaine »,
logues : l’impact de la vision synoptique du monde se fait aussi comme celle du marcheur sur la route. Cf. M. Ch. Boyer, « Aviation and the
aerial view. Le Corbusier’s spatial transformations in the 1930s and 1940s »,
205 E. de Martonne, « Photogrammétrie et photographie aérienne », Annales Diacritics, Fall-Winter 2003, pp. 93-116.
de Géographie, Année 1935, vol. 44, nº 247, p. 65. 208 Ph. Soupault, « Un documentaire : ‘Nord 70º 22º’ – les actualités »,
206 E. de Martonne, La Géographie aérienne, op. cit., p. 112. Écrits de cinéma 1918-1931, Paris, Plon, 1979, p. 208.
128 129

Epstein, qui l’intègre dans le cadre de sa réflexion sur la photogé- Les propos d’Epstein se rapprochent des envolées lyriques déjà
nie. Il écrit dans Bonjour cinéma (1921) : citées de Dziga Vertov : malgré les différences entre les thèses des deux
Le paysage peut être un état d’âme. Il est surtout un état. Repos. cinéastes, toutes deux s’inscrivent dans une même mouvance critique,
Aussi tel que le donne le plus souvent le documentaire de la Bretagne engagée dans l’exaltation du regard de la caméra et de sa spécificité 212.
pittoresque ou du voyage au Japon, il est une faute grave. Mais « la Pour sa part, le critique (et cinéaste) français Jean Tedesco consacre
danse du paysage » est photogénique. Par la fenêtre du wagon et le une partie importante de son article « le Cinéma, expression de l’esprit
hublot du navire, le monde acquiert une vivacité nouvelle, cinéma-
moderne » à la photogénie mécanique de l’avion 213.
tographique. […] Le mal de mer et décidément agréable. L’avion et
moi à son bord, tombons. Mes genoux plient. Ce domaine reste à
Dans ce contexte, quelques films se livrent à des expériences
exploiter. Je désire un drame à bord d’un manège de chevaux de bois originales, mettant en évidence les sensations uniques procurées
ou, plus moderne, d’aéroplanes. La foire en bas et autour progressi- à la fois par la vision et le mouvement aériens de la caméra. Parmi
vement se brouillerait. Le tragique ainsi centrifugé décuplerait sa ceux-ci se distinguent plusieurs travaux consacrés à la ville et
photogénie y ajoutant celle du vertige et de la rotation. 209 l’espace urbain en général, dont certains correspondent à des
Epstein est attiré par le mouvement et la vitesse, le vertige et la rota- recherches formelles menées dans le cadre d’un programme artis-
tion, la sensorialité telle que radicalisée par l’expérience du vol, dont la tique plus vaste, attiré par la multiplication ad infinitum des
« danse du paysage » est encore plus hallucinante que celle du monde points de vue. Il n’est ainsi pas surprenant de trouver plusieurs
vu d’un train ou d’un bateau. Il ne s’intéresse pas à la figure de l’avion, vues strictement verticales dans un film comme Marseille vieux
dont il reproche d’ailleurs aux futuristes italiens le fétichisme : « Ah, je port (1929) de Moholy-Nagy, pour ne citer qu’un exemple. Les
crains les futuristes qui ont la démangeaison de remplacer les vrais angles de vue et les cadrages de la caméra y reprennent claire-
drames par des faux, faits avec n’importe quoi : l’aviation et le feu cen- ment des formules photographiques. Le scénario Dynamique de
tral, les hosties consacrées et la guerre mondiale » 210. Il s’intéresse à la la grande ville (Dynamik der Grobstadt), rédigé par l’artiste entre
vision aérienne dans sa dimension cénesthésique et seulement parce 1921 et 1922, contient, lui aussi, plusieurs séquences incluant des
qu’elle annonce le regard de cette machine à voir (et à penser) le temps prises de vue aériennes (sa présentation typographique compre-
qu’incarne pour lui le cinématographe. Il précise, en 1931 :
Il fut, il est encore très important de mobiliser à l’extrême l’appa- 212 Si le rôle de l’imagerie aérienne dans le cinéma de Vertov de cette période
reil de prises de vue ; de le placer, automatique, dans des ballons reste surtout d’ordre symbolique, vraisemblablement pour des raisons à la fois
de football lancés en chandelle, sur la selle d’un cheval galopant, d’ordre technique et politique, quelques vues aériennes trouvent leur place
dans l’œuvre du cinéaste, notamment dans la treizième édition de Kino-
sur des bouées pendant la tempête ; de le tapir en sous-sol, de le
Pravda, datée de 1922 et comptant avec la participation d’Aleksander
promener à hauteur de plafond. […] Depuis toujours, pour tou- Rodtchenko. L’artiste Aleksei Gan écrit à son propos : « Nous voyons des
jours, nous sommes des projectiles, formés et formant à l’infini avions tout en regardant la Terre vue du haut, cette Terre qui défile sous nos
d’autres projectiles. Mieux qu’une auto, mieux qu’un avion, le yeux. Les rues, les maisons, les journaux sont présentés sous un nouveau jour,
cinématographe permet quelques trajectoires personnelles […]. 211 donnant ainsi aux mots du camarade Trotsky tout leur sens, tant dans leur
dimension spatiale que dans leur mesure temporelle :‘Nous existons mais
209 J. Epstein, Bonjour cinéma. Écrits sur le cinéma I, op. cit., pp. 94-95. personne ne nous remarque’ » : A. Gan, « The Thirteenth Experiment », in
210 J. Epstein, Le Cinématographe vu de l’Etna, Écrits sur le cinéma I, op. Tsivian, Y. (ed.), Lines of Resistance. Dziga Vertov and the Twenties, Sacile
cit., [1926], p. 133. /Pordenone, Le Giornate del Cinema Muto, 2004, p. 57 [A. Gan, « Trinadtsyi
211 J. Epstein, « Le cinématographe continue… », Écrits sur le cinéma I, op. opyt », Kino-fot, nº5, 10 Décembre 1922, pp. 6-7].
cit., [1930], pp. 224-225. 213 J. Tedesco, « Le Cinéma, expression de l’esprit moderne », op. cit., pp. 9-11.
130 131

nant dans sa version allemande de 1927 quelques photographies gine, à l’emploi et à la réception de cette séquence, elle illustre au
aériennes). Si le projet de Moholy-Nagy ne voit pas le jour, le mieux la façon dont les prises de vue aérienne assument dans
célèbre Berlin, symphonie d’une grande ville (Berlin : die Sinfonie l’ensemble de la production cinématographique de ces années une
der Grobstadt, 1927) de Walter Ruttmann reprend plusieurs dimension non négligeable.
thèmes annoncés par le Hongrois dans son scénario. Dans ce film, L’on trouve dans les catalogues Pathé et Gaumont d’autres
comme dans la plupart des dites « symphonies urbaines », les reportages entièrement construits autour de prises de vue
vues d’en haut s’articulent à d’autres angles de prise de vue, aériennes : c’est le cas de En survolant New York (Pathé, 1932),
notamment à des vues d’en bas, dans une dialectique ou encore de New York sous la neige (Pathé, 1934). Ces deux films
plongée/contre-plongée indissociable des pratiques photogra- viennent confirmer que l’intérêt porté à l’intensité sensorielle des
phiques des avant-gardes. prises de vue aériennes et à la conquête cinématographique de
Mais la vision aérienne ne se limite pas aux programmes l’espace ne fut pas limité aux seules avant-gardes. Ils rendent
d’expérimentation formelle de quelques cinéastes avant-gardistes, compte, enfin, du lien qui unit la métropole moderne comme enti-
où elle se déploie dans un éventail impressionnant de plongées et té phénoménale à une vision surplombante et hypermobile,
de contre-plongées, se diffusant aussi dans les actualités. Un capable de balayer la totalité d’un territoire dont la complexité
exemple probant concerne une séquence intitulée Des « gratte- croissante rend de plus en plus difficile l’appréhension.
ciel » bien élevés (Gaumont, 1929) : durant à peine une minute,
elle fut tournée à Chicago. Le carton initial justifie son titre énig- III. 3. L’« ornement de la masse » à Hollywood :
matique : « Des ‘Gratte-Ciel’ bien élevés. Qui saluent bien bas Siegfried Kracauer, Busby Berkeley
ceux qui les regardent de haut ». Ces quarante secondes de pur
plaisir visuel et sensoriel explorent ce qu’Epstein appela la « danse Impressionné par les vues aériennes si photogéniques de
du paysage », confirmant amplement les qualités photogéniques L’Aviateur, le critique français Philippe Soupault observe, dans
des images tournées à partir d’un engin volant. Une caméra sus- un texte déjà cité, que parmi les actualités « passionnantes » qu’il
pendue à un dirigeable balaie la ville de Chicago, oscillant de droi- avait pu voir un soir de 1931 il y avait des images de « nageuses
te à gauche et créant ainsi l’impression que les immeubles font la formant des figures géométriques » 214. Anticipant les fantaisies
révérence face à la caméra. Ces images profondément exhibition- aquatiques d’Esther Williams, ces formations minutieusement
nistes illustrent la dimension à la fois cinétique et cénesthésique orchestrées rappellent un autre spectacle, très populaire dans ces
de la vision aérienne. On est proche d’un « cinéma des attrac- années-là : celui des troupes de danseuses, dont les gestes géo-
tions » : la raison d’être de ces images n’est rien d’autre que la sti- métriques attirent les foules et remplissent les théâtres, que ce
mulation sensorielle directe du spectateur, moins par le choc ou soit en Europe ou aux États-Unis. Phénomène anglo-saxon à l’ori-
par la surprise caractéristiques du cinéma des premiers temps, gine 215, ces spectacles doivent en partie leur popularité aux actua-
que par l’angle de prise de vue et les mouvements de la caméra. Si lités cinématographiques relayant mondialement l’image des
l’oscillation chorégraphiée de cette dernière constitue l’« attrac-
tion filmée », le cinéma s’affirme en qualité de dispositif du spec- 214 Ph. Soupault, « Un documentaire ‘Nord 70º 22º’ – les actualités », op.
taculaire par excellence, capable de montrer et de recréer les cit., p. 208.
215 John Tiller, qui donne son nom à la célèbre troupe, est un industriel
sensations du vol. Malgré l’absence d’informations relatives à l’ori- anglais et non américain, comme le pense Kracauer.
132 133

danseuses. En 1927, l’écrivain allemand Siegfried Kracauer se ment de la masse, le recours à la vue aérienne comme principe
livrait, dans son essai « L’ornement de la masse », à une analyse d’explication relève d’une acuité critique originale. Pour Kracauer,
de ce phénomène populaire, en s’attachant à extraire du sens de la vue aérienne est à la fois un phénomène visuel capable d’expli-
ces revues de girls, dont les Tillers Girls sont alors les plus célèbres quer, par analogie, l’ornement, ainsi que le principe de visibilité
[Fig. 41]. L’exaltation de la culture physique passionne la optique et théorique de cette manifestation de surface. Autrement
République de Weimar (1919-1933), le phénomène des girls ins- dit, bien au-delà de sa nature référentielle, la vue aérienne est
pirant un ouvrage à Fritz Giese et un bref essai à Alfred Polgar, capable d’évoquer des problèmes de fond au regard de ses obser-
entre autres 216. Ce qui intéresse Kracauer est la façon dont l’exa- vateurs. Ainsi entendue, elle ne constitue pas seulement une révé-
men de ce genre de manifestation culturelle est capable de donner lation sur la nature jusque-là cachée et inaperçue des choses du
« directement accès au contenu fondamental de la réalité exis- monde, mais aussi l’instrument facilitant l’accès aux contenus.
tante » 217. Kracauer reconnaît dans les formations de ces troupes Si l’ornement joue une importance capitale dans le texte de
des « ornements humains », dont le support est la « masse ». Plus Kracauer, c’est parce que sa structure nous apprend quelque chose sur
qu’un groupe d’individus, celle-ci désigne une structure formée la société dans laquelle elle se développe. Kracauer interprète plus pré-
par des éléments anonymes, des « constellations vivantes » où les cisément les figures géométriques formées par les troupes de dan-
girls constituent « les morceaux d’une seule et même figure » 218. seuses à la lumière du procès de production capitaliste et des
Contrairement aux parades militaires, qui inspirent les chorégra- techniques de production à la chaîne adoptées par les grandes entre-
phies des danseuses, ces figures sont dépourvues de toute signi- prises. L’ornement représente leur équivalent dans le domaine des loi-
fication, l’ornement étant à lui-même sa propre fin. sirs et du divertissement :
Plus que la notion de « masse », c’est l’« ornement » le Tel le motif du stade, l’organisation [du procès de production capi-
concept qui charpente l’argumentation de Kracauer – et c’est cette taliste] surplombe les masses, figure monstrueuse que son auteur
idée qui fait naître chez lui une comparaison avec les vues soustrait à la vue de ceux qui la portent sans être lui-même
aériennes. Selon l’auteur, l’ornement ressemble « aux vues capable de la contempler. […] Aux jambes des tiller girls corres-
pondent les mains dans les usines. […] L’ornement de masse est
aériennes de paysages et de villes en ceci qu’il ne naît pas de l’inté-
le reflet esthétique de la rationalité recherchée par le système éco-
rieur des phénomènes, mais qu’il apparaît au-dessus d’eux » 219. Ce nomique dominant. 220
recours à la vue aérienne en tant que principe analogique d’expli- Manifestation visible du système dominant, l’ornement est une
citation s’accorde parfaitement au contexte culturel et visuel dans conséquence de la rationalisation de la vie et du travail sous le capita-
lequel se trouve Kracauer. À l’instar d’autres penseurs, il se lisme, dont la rationalité esthétique et abstraite s’avère incapable de
montre sensible à cette nouvelle forme de vision et à ses implica- surmonter les « leurres mythologiques » (la religion) dominants dans
tions conceptuelles. Dans le contexte de sa discussion sur l’orne- le passé. Dissimulé « sous un vêtement abstrait », l’ornement de masse
ne serait qu’« un culte mythologique » 221. En fait, la rationalité propre
216 F. Giese, Girlkultur, Vergleiche zwischen amerikanischem und europäischem au système capitaliste semble « assez forte pour convoquer la masse et
Rhythmus und Lebensgefühl, Munchen, Delphin Verlag, 1925 ; A. Polgar, « Girls »
(1925), in Auswahl : Prosa aus vier Jahrzehnten, Reinbeck, 1968.
effacer la vie de ses figures », mais « trop faible pour trouver les humains
217 S. Kracauer, « L’ornement de la masse », op. cit., p. 69.
218 Idem, p. 71. 220 Idem, p. 73.
219 Ibidem. 221 Idem, p. 78.
134 135

dans la masse et rendre les figures transparentes à la connaissance » 222. concentre, d’abord, sur les nuages, comme dans les films de montagne
En somme, les cultes esthétiques du capitalisme s’avèrent incapables de d’Arnold Franck (1889-1974), auxquels participe, d’ailleurs, la réalisa-
succéder pleinement aux rites religieux : selon Kracauer, ils ne servent trice elle-même 225. Toujours selon Kracauer, cette coïncidence expo-
qu’à démontrer l’irrationalité profonde du système. se « la fusion ultime du culte de la montagne et du culte de Hitler » 226.
« Vides de sens » sous la République de Weimar, ces orne- Par ailleurs, elle souligne bien la portée symbolique de la vision aérien-
ments vivants seront mobilisés par le national-socialisme. Dans son ne et la façon dont celle-ci incarne certains fantasmes de maîtrise et de
livre De Caligari à Hitler, Kracauer revient à la question de l’orne- contrôle. Dans cette perspective, cette séquence est à rapprocher de
mentation et identifie dans Les Nibelungen de Fritz Lang (Die l’épisode du voyage aérien dans Faust de Murnau (1926), où les vues
Nibelungen, 1924) un caractère ornemental ayant anticipé les mani- plongeantes sur la maquette sculpturale du monde constituent à la fois
festations de masse organisées par les dirigeants nazis. Il précise : le symbole de l’ambition démesurée de Faust et de la maîtrise diabo-
Certains ornements spécifiquement humains dans le film déno- lique sur les éléments de Méphisto. Survolant Nuremberg, l’avion de
tent également l’omnipotence de la dictature. […] C’est le Hitler incarne, pour sa part, la « puissance dynamique » du système
triomphe complet de l’ornemental sur l’humain. L’autorité abso- nazi ; comme le tapis du Prince des Ténèbres, il domine tout l’espace,
lue s’affirme elle-même en arrangeant les gens sous sa domination découvert par des plongées descendantes, dont quelques-unes nous
en dessins plaisants. Cela est également valable pour le régime
révèlent les « constellations vivantes » convergeant vers le meeting.
nazi, qui manifesta un fort penchant ornemental dans l’organisa-
tion des masses. 223
Un autre film de Riefenstahl décrit ce même phénomène
Le film de propagande nazie par excellence, Le Triomphe de la d’appareillage des masses caractéristique du régime national-
Volonté (Triumph des Willens, 1935) de Leni Riefenstahl, vient illus- socialiste : Les Dieux du stade (Olympia, 1938). Comme Kracauer
trer à la perfection cette idée. À la lumière de l’essai de Kracauer, le l’avait déjà remarqué dans son essai, le domaine de la culture phy-
film documente l’instrumentalisation de l’ornement de masse par le sique se prête bien à l’« ornementation », la séquence sur les gym-
national-socialisme. On assiste au passage d’un culte mythologique nastes féminines étant particulièrement éloquente [Figs. 45, 46].
sans dieux, mis en place par le système capitaliste, à un ordre fasciste, Ces exercices très chorégraphiés, rassemblant des milliers de gym-
la « masse » étant remplacée par la «communauté mythique ». Walter nastes anonymes, évoquent ceux des troupes de danseuses. Ces
Benjamin, qui entretient avec Kracauer une discussion théorique fruc- dernières deviennent, d’ailleurs, et pendant une courte période,
tueuse, conclut précisément que « la conséquence logique du fascisme un instrument de propagande du régime nazi d’avant la guerre, la
est une esthétisation de la vie politique » 224. Si les séquences du mee- troupe incarnant la Gemeinschaft (« l’esprit de communauté ») en
ting de Nuremberg illustrent bien ce point, la séquence inaugurale de tant que destin. Les Scala Girls sont ainsi promues comme
Triomphe de la Volonté vient renforcer le lien entre l’expérience aérien- l’Europas Elitetrupp (« la troupe européenne d’élite »), les Hiller
ne de l’espace et l’esthétisation du politique [Figs. 42, 43, 44]. Accom- Girls se transformant en une véritable icône nationale. Sur une
pagnant le voyage aérien du Führer, la caméra de Riefenstahl se affiche datée de 1939, où ces dernières surgissent en uniforme
militaire, on peut lire : « Das Hiller-Ballet : Deutschlands beste

222 Idem, pp. 78-79. 225 Franck tourna aussi, avec le concours de Carl Junghaus, Ombres Volantes
223 S. Kracauer, De Caligari à Hitler, op. cit., p. 102. (Fliegende Schatten, 1930), un parcours de l’Afrique à vol d’oiseau par
224 W. Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité mécanique », l’aviateur allemand Ernst Udet.
Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000 [dernière version, 1939], p. 314. 226 S. Kracauer, De Caligari à Hitler, op. cit., p. 290.
136 137

Girltruppe : Ein Körper-, Ein Rhythmus-, Ein Schlag- ! » (« Le Les préparations soigneusement planifiées de Berkeley lui
ballet Hiller: la meilleure troupe de girls d’Allemagne : un corps, ont permis de tourner des plans-séquences particulièrement longs
un rythme, un coup ! ») 227. Une comédie musicale de la même et spectaculaires, mobilisant une foule de danseuses anonymes
année, Wir tanzen um die Welt (Nous dansons autour du monde, dans des décors somptueux. Berkeley méprise le montage et tour-
Karl Anton, 1939), met en scène les Jenny Hill Girls, exécutant ne ces séquences avec une seule caméra. Une anecdote veut qu’au
des numéros évoquant les chorégraphies de Busby Berkeley et de moment de son premier contrat avec Warner il passe quelques
ses fameuses Berkeley Girls. En regardant les films de Berkeley, semaines dans les studios à observer les tournages : Richard Day,
les problèmes soulevés par Kracauer dans « L’ornement de la directeur artistique de Whoopee !, apprend alors à cet homme de
masse » semblent plus que jamais pertinents. Dans les perfor- théâtre que les caméras n’ont qu’un seul œil. Pour Berkeley, ce
mances musicales imaginées par l’Américain, les danseuses fut un « conseil très simple, mais qui a tout changé » : il se met
constituent les éléments anonymes d’une architecture vivante, alors à planifier ses numéros en fonction de cet œil solitaire et
dont les figures se forment et se déforment au fil de l’enchaîne- mécanique 228. L’œil cinématographique de Berkeley aspire à la
ment des tableaux. Ces séquences se distinguent aussi par le rôle libération des contraintes humaines et à la continuité du mouve-
essentiel accordé au regard surplombant, les prises de vue stric- ment, la métaphore de l’œil et de l’objectif revenant dans
tement verticales étant, mieux qu’aucunes autres, capables de quelques-uns de ses films [Figs. 47, 48]. Capable de s’élever et
révéler la dimension monumentale et le caractère visuel des de se déplacer dans les airs, la caméra de Berkeley se plaît à ren-
numéros de Berkeley. verser la perspective conventionnelle : les prises de vue verticales
Né à Palm Springs en 1895, dans une famille de gens du à 90º deviennent l’image de marque du metteur en scène et assu-
spectacle, William Berkeley Enos intègre à douze ans l'Académie ment dans l’ensemble de ses films un rôle symbolique et dialec-
militaire de Mohegan Lake, dont il sort diplômé en 1914. tique particulier. 229
Volontaire de l’armée américaine pendant la Première Guerre Ces vues verticales révèlent, dans toute leur splendeur, les
Mondiale, il organise des parades militaires en qualité de lieute- « ornements » que Berkeley met soigneusement en scène [Fig. 49].
nant d’artillerie, d’abord en France et ensuite en Allemagne ; peu Ce qui frappe dans ces séquences, c’est la valeur plastique de
avant l’Armistice, il suit un cours de surveillance aérienne. Après l’image, simultanément aplatie et libérée de ses contraintes réalistes
la guerre, il entame une carrière de comédien, avant de s’orienter par l’utilisation de l’angle de vue vertical. L’image devient une pure
vers la mise en scène de spectacles musicaux à Broadway, où il surface, se prêtant à la composition de figures géométriques éblouis-
acquiert sa réputation de chorégraphe. En 1930, le producteur santes et à la succession d’autres effets visuels. Berkeley n’hésitera
Samuel Goldwyn l’invite à participer à Whoopee ! de Thornton pas à utiliser des fonds noirs pour accentuer ces étonnants effets
Freeland ; deux ans après, Berkeley signe un contrat de sept ans d’aplatissement, les premiers renforçant, par ailleurs, l’idée d’une
avec la Warner Bros, travaillant par la suite à un rythme fréné-
tique de cinq films par an, entrant à la MGM en 1939. 228 T. Thomas, J. Terry (ed.), The Busby Berkeley Book, s.l., A & W Visual
Library, 1973, p. 25.
229 Selon Rick Altman, « la distinction entre plan pris d’en haut et plan
227 T. J. Gordon, « Fascism and the Female Form : Performance Art in the correspondant au niveau de l’œil humain reflète une dichotomie essentielle de
Third Reich », Journal of the History of Sexuality, vol. 11, nos ? January / la comédie musicale ». Cf. R. Altman, La Comédie musicale hollywoodienne,
April 2002, p. 173. Paris, Armand Collin, 1992 [1987], p. 85.
138 139

image-écran, entendue à la fois comme une surface de comparu- spectacles de la Broadway. Au moment où il entame sa carrière ciné-
tion de l’image et comme espace de projection onirique. Écrivant en matographique, Berkeley énonce le problème en ces termes :
1928, Ernst Bloch remarque que « l’impression immédiate produi- Dans les films, tout est vu à travers l’œil de la caméra. Tandis qu’au
te par la revue est due à la force et à la vivacité visuelles de scènes théâtre le regard du spectateur peut vagabonder à souhait, au ciné-
sans liens entre elles qui s’engendrent l’une l’autre en se métamor- ma, au contraire, ce sont le réalisateur et ses opérateurs qui déci-
phosant et qui touchent au rêve » 230. Comment ne pas penser à dent où le spectateur va regarder. Il me semblait évident que les
comédies musicales avaient jusque-là été décevantes car personne
Berkeley et à ses séquences oniriques ? Avant d’y revenir, il est
n’avait fait preuve d’imagination dans l’utilisation de la caméra. 231
important d’insister sur quelques éléments essentiels pour une
Berkeley réussit le pari créatif, créant des numéros cinématogra-
meilleure compréhension des séquences de Berkeley. Ils touchent
phiques articulés autour de la mise en mouvement de la caméra
à quatre dimensions distinctes : la technique, la danse, l’abstrac-
(capable de se glisser partout), de la multiplication des points de vue
tion et, enfin, l’expérience de la guerre.
(parmi lesquels la prise de vue verticale à 90º) et de la transformation
Commençons par l’aspect technique, essentiel mais souvent
de l’image en une surface plastique. Enfin, chez Berkeley, il n’y a jamais
oublié : sans le recours aux grues et à la suspension de l’opérateur
vraiment de morcellement du corps par le plan, la caméra ayant plu-
sous des rails aériens, les mouvements de caméra de Berkeley
tôt tendance à montrer des centaines de mains et de jambes réunies.
auraient été impossibles à réaliser. Car les numéros filmés de
L’image étant dans les numéros de Berkeley une surface plas-
Berkeley constituent, avant tout, un exploit technique, notam-
tique délivrée de ses contraintes réalistes et diégétiques, surgit
ment par rapport à leurs concurrents théâtraux de la Broadway.
presque naturellement la question de l’ abstraction. Dans ses films,
À travers la création de dispositifs de déplacement conçus sur
celle-ci s’illustre généralement par des formes naturelles, comme
mesure, le metteur en scène déplace sa caméra entre les corps des
des motifs floraux, ou des formations géométriques et kaléidosco-
danseurs, mettant en place une dialectique entre le plan vertical
piques dont la matière première est le corps « réifié » des danseuses.
et le plan horizontal, le haut et le bas. Les variations d’échelle
Parfois, Berkeley flirte ouvertement avec l’abstraction, comme dans
deviennent dramatiques, spectaculaires. Au lieu de dissimuler ce
la séquence « Dames », que l’on trouve dans le film homonyme. La
travail, Berkeley mise ouvertement sur ces prouesses : les bandes-
question est liée à celle de la musique et à des notions de rythme.
annonces de ses films contiennent souvent des scènes du tourna-
Dans les numéros de Berkeley, elle est la conséquence de la subor-
ge, où l’on peut voir le système de plateformes et de grues utilisé.
dination de l’image à la bande-son et du passage d’un son diégé-
La technique – notamment celle qui facilite la réalisation de prises
tique au son supra-diégétique, à travers des « fondus sonores ». Au
de vue strictement verticales – est ici un protocole de spectacula-
sein de ces compositions, les corps des danseuses se voient, par
risation du réel.
ailleurs, dépourvus de leur valeur référentielle : les jambes, les pieds,
L’autre question importante est celle de la danse, articulée
les bras, les torses deviennent les éléments constitutifs des « orne-
autour d’une interrogation : comment filmer le numéro musical ? La
ments ». Même si les chorégraphies de Berkeley ne rejettent pas
question est fondamentale aux yeux de Berkeley – et pour la comé-
l’« exubérance des formes organiques », comme le font les forma-
die musicale hollywoodienne, qui doit à tout prix se distinguer des
tions purement linéaires des danseuses de cabaret, on ne peut par-

230 E. Bloch, « La forme de la revue dans la philosophie », Héritage de ce 231 B. Berkeley, cité dans T. Thomas, J. Terry (ed.), The Busby Berkeley Book,
temps, Paris, Payot, 1978 [1928], p. 341. op. cit., p. 25.
140 141

ler à leur propos ni de « signification rituelle », ni d’« unité mora- Le fils aîné du dictateur italien était passionné de cinéma (pre-
le » 232. Les ornements de Berkeley dépersonnalisent eux aussi les nant la direction de la revue Cinema en 1936), ce qui justifie, peut-
danseuses : celles-ci sont transformées en les éléments d’une archi- être, sa vision bizarrement « cinématographique », de l’épisode 234.
tecture vivante [Figs. 50, 51, 52], en une masse uniforme où tous Une séquence de Berkeley illustre parfaitement l’effet visuel qui
les individus se ressemblent [Figs. 53, 54, 55]. frappa le jeune Mussolini [Figs. 56, 57, 58].
Quatrième point capital : l’expérience de la guerre. Le pas-
sage de Berkeley dans l’armée est souvent mentionné comme une Ornementations
inspiration pour ses chorégraphies rigoureusement planifiées. Si
la discipline martiale de ses numéros, ainsi que la récurrence de Je pense mécaniquement, puis je vais voir
motifs militaires dans ses films, est indéniable, l’expérience de la mes techniciens et je leur dis ce que je veux.
Busby Berkeley 235
guerre est liée au travail de Berkeley par un autre aspect : l’expé-
rience du vol et les images qui lui sont associées – les vues
aériennes. Si le passage de Berkeley dans un service de sur- Puissance d’abstraction, effet de surface et mouvement
veillance aérienne de l’armée américaine relève de l’anecdotique, constituant : la notion d’ornement s’applique bien aux comédies
son attirance par les mouvements aériens de la caméra, ainsi que musicales de Berkeley. Celles-ci constituent un épisode important
par les angles verticaux de vision, est à mettre en rapport avec et méconnu de la longue histoire de l’ornement, notion dont le
l’expérience perceptive associée au conflit. Car ce fut pendant, champ d’application est très large et potentiellement extensible au
mais surtout après, la Première Guerre Mondiale que se propa- domaine des formes filmiques. Phénomène lié à un art des effets,
gèrent en Europe et aux États-Unis, les prises de vue réalisées à l’ornement est un principe de composition relevant à la fois d’un
partir d’avions et de dirigeables : celles-ci permettent non seule- traitement des surfaces et d’une rythmique. On pense à l’orne-
ment de regarder le monde d’en haut, mais aussi d’éprouver les mentation mélodique et aux « notes d’agrément », comme
variations d’échelle dramatiques que l’on retrouve dans les numé- l’appoggiatura, le trille, le mordant, le glissando ou encore le
ros de Berkeley. Ces vues aériennes de paysages et de villes sem- gruppetto, mais aussi aux qualités visuelles de certains espaces
blent éloignées de cette cinématographie surplombante, avec ses plastiques, où les questions de la variation, des répétitions ou
constellations humaines kaléidoscopiques et ses motifs floraux encore de la sérialité s’avèrent fondamentales. L’ornement est une
surprenants. Et pourtant, abstraction et esthétisation de la guer- forme créatrice de formes, sinon d’espaces, l’espace ornemental
re y sont intimement liées. Venant confirmer cette idée, Vittorio étant le plus souvent linéaire et « aérien », telle une surface bidi-
Mussolini a pu écrire, à propos de son expérience en Éthiopie mensionnelle en proie au mouvement et au déploiement des
(1935-1936) : « Je me souviens encore de l’effet que je produisais vitesses. Le cinéma de Berkeley fait penser à une « ornemen-
sur un groupe de Galla [groupe ethnique habitant l’Éthiopie] ras- tique », au cœur de laquelle se trouve le regard surplombant, dans
semblé en rond autour d’un homme aux vêtements noirs, je fon- ses dimensions optiques et sensorielles. L’ornement ne se résume
çais avec mon avion droit vers le centre et il s’ouvrait exactement
234 À propos de son premier bombardement, il se plaindra aussi du manque
comme une rose en train d’éclore. C’était très amusant (…) » 233.
d’explosions « type film américain ». Cf. Idem, p. 28.
232 S. Kracauer, « L’ornement de la masse », op. cit., p. 72. 235 B. Berkeley, cité dans B. Pike, D. Martin, The Genius of Busby Berkeley,
233 V. Mussolini, Voli sulle Ambe, Firenze, Sansoni, 1936, pp. 47-48. op. cit., p. 63.
142 143

pas à l’exploration de l’angle de vue vertical [Figs. 50-52] 236. Le cinéma aurait joué un rôle essentiel dans cette transformation :
Pourtant, l’une des principales innovations de Berkeley est la « en règle générale, l’appareil saisit mieux les mouvements de masse
transformation de l’angle de vue vertical en un protocole d’orne- que ne peut le faire l’œil humain. Des centaines de milliers d’hommes
mentation, ainsi que la dialectique vertical /horizontal, haut/bas ne sont jamais aussi bien saisies qu’à vol d’oiseau » 238. Les propos de
de laquelle il participe, caractérisée par ses variations d’échelle et Benjamin rappellent ceux de Kracauer. Fasciné par le phénomène des
son impression de continuité visuelle. Ces innovations sont direc- girls, Kracauer revient sur le sujet dans un article daté de 1931 intitulé
tement liées au dispositif et à la technique cinématographiques. « Girls und Krise » (« Les Girls et la crise »). À propos d’un spectacle
Chez Berkeley, l’ornement se distingue aussi par une autre des Alfred Jackson Girls, il écrit alors :
dimension primordiale : il est « vivant ». Autrement dit, à l’origi- Cette troupe ne se compose pas vraiment de seize danseuses (je
ne des figures ornementales qui caractérisent ses numéros filmés me trompe peut-être sur le chiffre exact) ; on dirait plutôt que
se trouve une masse humaine, les Berkeley Girls. La question sus- chacune des jambes de ces filles représente un trente-deuxième
cite plusieurs observations, dont celle de la confrontation de la d’un appareillage parfaitement réglé. […] Leurs numéros rappel-
lent le mouvement régulier des pistons. Ils ne sont pas d’une exac-
masse avec sa propre représentation. Walter Benjamin y fait men-
titude militaire, ils correspondent à l’idéal de la machine. 239
tion dans son essai sur la reproductibilité mécanique (1935) :
Selon Kracauer, les spectacles des girls sont plus proches de la méca-
(…) à la reproduction en masse correspond une reproduction des
masses. Dans les grands cortèges de fête, dans les monstrueux
nique que de la danse, la succession des jambes des danseuses évo-
meetings, dans les manifestations sportives qui rassemblent des quant la cadence de la projection cinématographique (Berkeley, qui
masses entières, dans la guerre enfin, c’est-à-dire en toutes ces commence à ce moment-là à travailler à Hollywood, insiste lui aussi sur
occasions où interviennent aujourd’hui l’appareil de prises de vue, la dimension mécanique – et machinique – de ses numéros : « je pense
la masse peut se voir elle-même face à face. Ce processus, dont il mécaniquement, puis je vais voir mes techniciens et je leur dis ce que
est inutile de souligner la portée, est étroitement lié au dévelop- je veux » 240). Kracauer poursuit :
pement des techniques de reproduction et d’enregistrement. 237 Ces gentilles filles produisent un effet spectral. On dirait les ves-
tiges d’années révolues, qui maintenant émergent à contretemps et
leurs danses sont des montages vidés de leurs sens. Mais qu’est-ce
236 Ces images renvoient à la tradition des revues théâtrales américaines des
qui s’incarne à travers elles devenues métaphore désincarnée ? Le
années 1920, avec leurs extravagants tableaux vivants, illustrant la circulation
et la récurrence des motifs ornementaux dans des domaines très divers, allant
fonctionnement d’une économie florissante […] d’après-guerre, à
des arts décoratifs aux arts performatifs. Dans les spectacles musicaux de l’époque où ces filles étaient produites artificiellement aux États-
l’époque, les danseuses pouvaient assumer de multiples formes : celle de Unis pour être exportées en série vers l’Europe. Elles n’étaient pas
moyens de transport (trains, navires, taxis, zeppelins), de gratte-ciel, de seulement des produits américains, elles apportaient la preuve de
standards téléphoniques, de paquets de cigarettes, d’horloges, de pièces de la grandeur de la production américaine. […] Ainsi, lorsqu’elles
monnaie, de sacs à main, d’assiettes de porcelaine, de chandeliers, etc. Les se regroupaient en un serpent qui ondoie, elles fournissaient une
danseuses représentent ces objets, auxquels elles sont parfois associées, étant brillante illustration des vertus du travail à la chaîne ; quand elles
elles-mêmes traitées en tant qu’objet ornemental. Même si ces « ornements
vivants » ne sont pas explorés dans les scènes théâtrales en fonction d’un axe 238 Ibid.
de vue vertical, ils évoquent des effets visuels conçus pour des espaces 239 S. Kracauer, « Girls und Krisis », Schriften 5 :2. Aufsätze 1927-1931,
bidimensionnels. Frankfurt, Surkamp Verlag, 1990 [1931], pp. 320-322.
237 W. Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité mécanique », 240 B. Berkeley, cité dans B. Pike, D. Martin, The Genius of Busby Berkeley,
Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000 [première version 1935], p. 110. op. cit., p. 63.
144 145

se livraient à un numéro de claquettes effréné, on croyait entendre moment historique particulier, marqué, aux États-Unis, par l’effort de
« business, business ». Lorsqu’avec une précision mathématique, reconstruction et la mobilisation des masses.
elles lançaient les jambes en l’air, elles célébraient allègrement les
progrès de la rationalisation. Enfin, lorsqu’elles reproduisaient Revenons, en guise de conclusion, sur le lien intime entre le
sans cesse le même enchaînement, sans jamais rompre les rangs,
Berkeleyesque et la révolution perceptive amorcée par les progrès
on pensait alors à une chaîne ininterrompue de voitures glissant
des fours des usines vers le monde et l’on se disait que l’état de
de la vision aérienne. Il s’agit, à l’origine, d’une question technolo-
grâce ne prendrait pas fin […] Mais tout cela a bien changé gique, fondée sur l’alliance du « je vois » de la caméra avec le « je
aujourd’hui. Les krachs boursiers se succédant ont ébranlé l’éco- vole » de l’avion. Dans les films des années 1930 de Berkeley, on ne
nomie et la crise a depuis bien longtemps apporté un démenti à la trouve pas d’engins volants ; on assiste, par contre, à une assimi-
croyance en une prospérité éternelle. Plus personne ne croit à ces lation cinématique complète de ce dispositif optique et perceptif,
Jackson Girls toutes roses ! Elles continuent à accomplir leurs ainsi qu’à son intégration au sein du discours filmique. Si l’expé-
numéros abstraits avec la même minutie, mais il y a belle lurette rience moderne de la guerre est moins éloignée des numéros filmés
que les rêves de bonheur qu’elles sont censées incarner ont été de Berkeley qu’il ne le semble, quel est le rapport de ces derniers
démasqués comme folle illusion. Elles peuvent toujours lancer avec la cartographie ? Apparemment, on en est bien loin. Et pour-
leurs jambes en l’air, elles ne sont plus que le théâtre d’ombres
tant, une séquence de Gold Diggers of 1935 (Busby Berkeley, 1935)
d’un passé révolu. Leur sourire est figé tel un masque, leur assu-
rance, tout ce qu’il reste de jours qui furent meilleurs ; la minutie
vient rappeler le lien intime unissant ce système à une forme car-
qu’elles apportent à leurs danses est dérisoire par rapport aux dif- tographique matricielle. Il s’agit du visage de Wini Shaw dans «
ficultés rencontrées par les puissances qu’elles ont encensées. Elles Lullaby of Broadway » (pour la petite histoire, le numéro préféré
auront beau continuer à serpenter et à onduler comme si de rien de Berkeley) : filmé à partir d’un point de vue vertical, il se trans-
n’était, il n’empêche que la crise qui a causé la perte de tant d’usines forme, petit à petit, en une carte de Manhattan, dans laquelle plon-
a implicitement aussi liquidé ces machineries de filles. 241 ge la caméra de Berkeley [Figs. 59, 60, 61]. L’image
Cette lecture s’applique aux numéros de Berkeley, tournés et mon- cartographique deviendra ensuite une maquette tridimensionnel-
trés en pleine Dépression. Les « ornements vivants » de ses films fonc- le, à la merci de l’œil curieux de la caméra. Même dans une comé-
tionnent comme une résonance phantasmatique du système de die musicale hollywoodienne des années 1930, le souvenir de
production capitaliste, voire un retour symbolique (ou escapiste ?) de l’image cartographique comme matrice des vues plongeantes
ce même système. Certains auteurs ont interprété ces chorégraphies à s’impose au regard. Cette séquence illustre la transformation sans
la lumière de la politique de Roosevelt et de sa recherche d’un équilibre cesse réimaginée des formes, la carte surgissant sur le visage de
entre individualisme et collectivisme, comme si elles répondaient à Wini Shaw comme un curieux souvenir…
l’effort d’encadrement du corps social caractéristique du New Deal 242.
Il est indéniable que l’originale « ingénierie » de Berkeley répond à un III. 4. Labyrinthes contemporains

Si l’image de marque de Busby Berkeley est liée à ses angles


241 S. Kracauer, « Girls und Krisis », op. cit., pp. 320-322. de vue strictement verticales, d’autres cinéastes en ont exploré les
242 M. , « The Crowd, the Collective and the Chorus : Busby Berkeley and the effets. Prenons un exemple récent : dans une séquence de Snake
New Deal », in Belton, J. (ed.), Movies and Mass Culture, New Brunswick,
Rutgers University Press, 1996, pp. 59-94. Eyes (1998), la caméra de Brian De Palma s’élève sur un person-
146 147

nage qui écoute derrière la porte pour révéler, à travers un tra- le labyrinthe, et non pas l’architecte et ses perspectives » 244. Au-
velling aérien dont l’angle est strictement vertical, ce qui se passe delà de la métaphore, cette affirmation s’applique autant aux laby-
au-delà des murs d’un hôtel dédaléen et dépouillé de plafonds. Ce rinthes antiques qu’à ces nouveaux espaces, comme celui du grand
regard diégétiquement impossible illustre ce que Thomas Y. Levin casino, où tout est conçu pour couper le client de la réalité exté-
désigne par un « régime surveillant de narration » 243, le curieux rieure et l’égarer dans les méandres du jeu. Dans le labyrinthe de
mouvement d’appareil survennant à la fin d’une longue poursui- Snake Eyes, la caméra qui survole les chambres de l’hôtel jouxtant
te se déroulant dans l’univers contrôlé et artificiel d’un grand casi- le casino ne vient que confirmer cette idée, tout comme les plans
no américain. Malgré son improbabilité diégétique, le spectateur et les moniteurs présents dans la régie de surveillance du casino.
n’est pas surpris par cette manifestation d’une caméra omni- Snake Eyes nous fournit non seulement un exemple de naturali-
sciente : tout le film de De Palma est construit autour de ce thème, sation diégétique du phénomène essentiellement non narratif de
explorant plusieurs instances d’un regard surveillant, dont l’« œil la surveillance, mais le film serait aussi le symptôme d’une « laby-
volant à gravité zéro » – une petite caméra de surveillance sus- rinthisation » sans égal de l’espace-temps, illustrée ici par la figu-
pendue à un ballon dirigeable en forme d’œil – constitue, dans le re architecturale du casino et une narration conçue autour des
film, sa figure ultime. À la fin, le « bon policier » (en réalité un flic flash-backs constants.
corrompu) mène le « mauvais policier » (en apparence un offi- Survenue au lendemain de la Seconde Guerre mondiale,
cier respectable) à l’endroit où se cache le témoin crucial parce cette labyrinthisation correspond à une véritable révolution spatio-
qu’il est pisté électroniquement. Le système de géopositionne- temporelle. Dictée par la crise des dimensions structurantes du
ment par satellite auquel il a recours illustre la sophistication des monde accompagnant ce deuxième conflit planétaire, ce boule-
technologies de surveillance. versement se traduit par l’éclatement des notions d’espace et de
Si la question des dispositifs de surveillance et de leur rhé- temps, comme si, au printemps 1945, l’espace-temps n’était plus un
torique visuelle est capitale dans Snake Eyes, l’idée d’un espace- continuum intelligible 245. Le réel est désormais ressenti comme
temps devenu labyrinthique est essentielle aussi dans le film. Dans dispersé, discontinu et lacunaire, et la fragmentation et l’hétéro-
la séquence déjà mentionnée, l’envol de la caméra constitue, à généité seront les mots d’ordre dans les décennies à venir. Pour ce
l’instar du mythique envol de Dédale, une clé du labyrinthe dans qui concerne le cinéma, Gilles Deleuze a (entre autres) commenté
lequel se meut le personnage en question (le « mauvais policier »), les conséquences de cette révolution spatio-temporelle, citant à la
étourdi par la succession de couloirs et de carrefours identiques fin de L’Image-mouvement quelques-uns de ces effets : « l’image
desservant les chambres de ce gigantesque hôtel-casino. Si les ne renvoie plus à une situation globalisante ou synthétique, mais
labyrinthes antiques étaient couverts, faisant abstraction d’une dispersive » ; « les enchaînements, les raccords ou les liaisons sont
pensée du survol, c’était sans doute parce que la vue surplom- délibérément faibles » 246, etc. Le film de De Palma correspond à
bante donne accès à la vision et ainsi à la connaissance. Dans ces
espaces labyrinthiques, « c’est le voyageur et sa myopie qui font 244 P. Rosensthiel, « Les mots du labyrinthe », Cartes et figures de la terre,
Paris, Centre Georges Pompidou, 1981, p. 95.
245 Paul Virilio parle même d’une crise de la notion de dimension : « La crise de
243 Th. Y. Levin, « Rhethoric of the Temporal Index : Surveillant Narration
la notion de dimension apparaît donc bien comme la crise de l’entier, la crise
and the Cinema of “Real Time” », in Levin, Th. Y et al. (ed.), CTRL [Space].
d’un espace substantiel (continu et homogène) hérité de la géométrie archaïque,
Rhetorics of Surveillance from Bentham to Big Brother, Cambridge,
au bénéfice de la relativité de d’un espace accidentel (discontinu et hétérogène)
Massachussets, MIT Press, 2002, pp. 578-593.
148 149

une étape tardive de cette complexe révolution spatio-temporelle. ensemence une lamelle de microscope. Je suis un savant glacial,
Marquée désormais par la compression de l’espace et du temps, et leur guerre n’est plus, pour moi, qu’une étude de laboratoire. 248
cette dernière phase répond, en outre, à l’avènement des sociétés L’aveu est parlant. Après avoir rédigé le dithyrambique Terre des
dites de contrôle et à l’apparition de nouvelles technologies de hommes (1938), où il loue les vues en hauteur à maintes reprises, c’est
l’information et de la communication. Ces développements expli- un Saint-Exupéry désenchanté qui écrit ces lignes dans Pilote de
quent l’emprise de nouvelles métaphores structurantes, comme Guerre (1942), le récit d’une mission aérienne dans le Nord de la France
celles de « circulation », de « flux », de « réseau » ou encore de (l’auteur sera porté disparu en juillet 1944, lors d’une mission de car-
« carte ». C’est dans ce contexte que l’angle de vue vertical – illus- tographie et de reconnaissance photographique). Les vols de sur-
tré désormais par les vues satellitaires – assume un rôle crucial. À veillance et de bombardement se font maintenant à haute altitude et
l’instar des images cartographiques, parmi lesquelles celles des à grande vitesse, transformant l’expérience de la guerre en une « étude
GPS, la vue aérienne aide à transformer des situations labyrin- de laboratoire », guidée par des principes scientifiques fondées sur
thiques en des instances intelligibles. l’observation, les calculs et les réglages optiques, ainsi que par la trans-
Cette labyrinthisation de l’espace-temps constitue l’une des mission immédiate de l’information. On est bien loin de la « juste dis-
clés pour comprendre le rôle de la vue aérienne dans la culture tance » du dirigeable occupé par Lucien Le Saint : le « pilote de guerre
visuelle d’après 1945. Une fois de plus, c’est un conflit militaire à » est devenu un « humain inhumain » et la vue aérienne l’un des ins-
l’échelle planétaire qui vient stimuler cet avènement. Paul Virilio truments de cette déshumanisation.
a avancé l’idée d’une stratégie de la vision globale fondée sur La guerre aérienne devient entre 1939 et 1945 une dimen-
l’industrialisation massive des technologies de vision et leur asso- sion essentielle du conflit et elle est accompagnée par la mise au
ciation aux systèmes d’armes, devenus invisibles et électro- point de nombreux instruments optiques. Voler, c’est voir et voir,
niques 247. L’impact que ce réagencement a eu sur la perception c’est accéder à la connaissance. L’histoire technique de ce conflit
des images aériennes a été décisif, comme l’atteste l’exemple est une histoire de dispositifs optiques méconnus, guidés par le
d’Antoine de Saint-Exupéry, frappé en 1940 par la déréalisation et désir de voir plus, mieux et autrement, dont cette « Wild machi-
la distanciation impliquées par la vision aérienne : ne » britannique, un traceur de cartes sophistiqué, permettant de
La terre est vide. Il n’est plus d’homme quand on observe de dix transformer des diapositives aériennes en des images stéréosco-
kilomètres de distance. Les démarches de l’homme ne se lisent piques et en des relevés topographiques précis. Le souvenir de la
plus à cette échelle. Nos appareils photo à long foyer nous servent guerre est, lui même, hanté par des images aériennes embléma-
ici de microscope. Il faut le microscope pour saisir, non l’homme tiques 249. Les vues aériennes de Hiroshima et Nagasaki, avant et
– il échappe encore à cet instrument – mais les signes de sa pré-
sence, les routes, les canaux, les convois, les chalands. L’homme 248 A. de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, New York, Éditions de la Maison
Française, 1942, p. 72.
249 C’est le cas d’une photographie prise par les Alliés en avril 1944 à 7 000
où les parties, les fractions (points et fragments divers) redeviennent mètres d’altitude en Silésie et incluant dans son champ de vision le camp de
essentielles, à l’instar de l’instant, fraction ou plutôt effraction du temps ». P. concentration d’Auschwitz. Cette image est amplement commentée par Harun
Virilio, L’Espace critique, Paris, Christian Bourgois, 1984, p. 42-43. Farocki dans son film Images du monde et inscription de la guerre (Bilder der
246 G. Deleuze, L’Image-mouvement, Cinéma 1, Paris, Les Éditions de Welt und Inschrift des Krieges, 1988). Ce film constitue un essai important sur
Minuit, 1983, p. 279. les vues aériennes, la topographie et la « logistique de la perception » dans le
247 P. Virilio, Guerre et cinéma I, op. cit., p. II. sens de Paul Virilio. Cf. H. Farocki, « Il serait temps que la réalité commence »,
150 151

après les bombardements nucléaires de 1945, offrent des images la ballade et l’aller-retour continuel » 250. Il faudra attendre les
signifiantes [Figs. 62, 63]. Elles donnent à voir l’ensemble des années 1970 – et avec eux des progrès techniques importants, tels
deux villes à partir du même point de vue des avions qui les ont le développement des hélicoptères et la mise au point du steadi-
anéanties. Que montrent-elles réellement ? À l’instar des cartes, cam - pour que la vue aérienne retrouve une place originale dans
ces photographies taisent l’horreur concrète des événements. la rhétorique cinématographique. Un film de Joseph Losey, Deux
Contrairement aux images insoutenables des victimes, brûlées ou hommes en fuite (Figures in a Landscape, 1970), où deux per-
écorchées vives, ces deux clichés aériens transforment l’explosion sonnages traqués par un hélicoptère traversent une succession de
nucléaire en un phénomène de surexposition photographique, paysages arides et montagneux, en fournit un exemple probant
comme si la lumière éblouissante qui accompagna l’explosion [Figs. 64, 65, 66]. Le film est pour le réalisateur américain
nucléaire avait effacé toute trace de vie. Cette surexposition n’avait l’occasion d’explorer une suite sensationnelle de mouvements et
pour but que l’oblitération cartographique de ses cibles, consti- points de vue aériens, qui s’inscrit dans la continuité formelle des
tuant en quelque sorte l’ultime et inévitable conséquence d’une « ciné-sensations » du monde. Pourtant, la question du pistage est
guerre dont le mobile fut l’ambition de « réécrire la carte du dès lors essentielle, non seulement d’un point de vue narratif –
monde ». C’est ainsi qu’après avoir réalisé une maquette en trois l’histoire est censée se dérouler dans un régime totalitaire sud-
dimensions de la baie de Tokyo, pour que les équipages de bom- américain, mais aussi d’un point de vue figuratif. Le film consti-
bardiers préparent les attaques, l’armée américaine essaie de rayer tue en quelque sorte l’ancêtre d’un jeu vidéo, dans ce qu’il a
littéralement de la carte les villes d’Hiroshima et de Nagasaki. d’affrontement permanent entre ceux qui voient et qui poursui-
vent – l’hélicoptère étant pour Losey le symbole des terreurs du
Comment se traduit, en termes d’économie figurative, cette monde moderne (le film est tourné en pleine guerre du Vietnam)
complicité pesante de la vue aérienne avec l’histoire de la des- – et ceux qui, au sol, essaient de survivre, en se dissimulant dans
truction massive ? Au risque simplifier une histoire complexe – le champ de vision. Il fait apparaître clairement l’importance de
comment oublier l’Allemagne en ruines vue d’en haut dans La l’angle de vision dans ce « jeu » complexe, où il s’agit de raccour-
Scandaleuse de Berlin de Billy Wilder (A Foreign Affair, 1948) cir ou d’annuler les distances dans un espace qu’il faut parcourir
ou encore la fierté d’une New York intouchée par la guerre dans et dominer. Aperçus d’en haut, les deux hommes menant un com-
La Cité sans voiles de Jules Dassin (Naked City, 1948) ? –, la crise bat sans espoir se voient littéralement écrasés contre le vaste pay-
de l’image-action, pour reprendre les termes de Deleuze, ne sage lunaire, dépouillé de toute référence. C’est bien l’angle de
semble pas se traduire par une prééminence du regard surplom- vision surplombant qui les réduit à l’état de silhouettes fantas-
bant. Le temps est désormais à la fragmentation et à l’éclatement matiques, la caméra fournissant à l’hélicoptère hypermobile un
typiques d’une « géographie des ruines », échappant à la hauteur regard obsédé par le voir immédiat. Avec Deux hommes en fuite,
et au synoptisme des vues aériennes. Après la guerre, celles-ci ne la « machine de vision » semble accéder à la maturité culturelle-
conviennent pas à l’errance géographique et métaphysique des ment construite du regard : regard menaçant et létal dans la nar-
rescapés. Au cinéma, l’action est remplacée par « la promenade, rative du film et, désormais, regard essentiellement inquiétant
parce que ouvertement machinique et déshumanisé.
Reconnaître et Poursuivre, Dijon, Théâtre Thypographique, 2002, pp. 34-45 ; T.
Keenan, « Light Weapons », in Elsaesser, Th. (ed.), Harun Farocki : Working on
the Sight-Lines, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2004, pp. 203-210. 250 G. Deleuze, L’Image-temps, op. cit., p. 280.
152 153

Cette courte lecture de Deux hommes en fuite peut induire en cristaux de sel dans le lac. On aperçoit, enfin, Smithson marchant
erreur, suggérant que la vision aérienne est inséparable d’une « logis- de façon convulsive le long de la spirale de pierre, filmé toujours
tique de la perception », dans le sens que lui accorde Virilio. Cette à partir d'un hélicoptère, dont l’ombre est visible sur les eaux
interprétation réduit la vision aérienne aux enjeux idéologiques de boueuses du lac salé et dont le bruissement des hélices est audible.
l’automation perceptive, dictée par « une volonté d’illumination En arrivant au centre de la spirale, l’artiste contemple l'eau : l’héli-
généralisée, capable de tout donner à voir, à savoir, à chaque endroit, coptère remonte dans le ciel, révélant la structure dans sa globa-
à chaque instant, version technicienne de l’œil de Dieu qui interdi- lité, s’enroulant sur elle-même dans l’eau rougeâtre du lac, avant
rait à jamais l’accident, la surprise » 251. Malgré la banalisation de la que Smithson ne retourne sur ses pas.
vidéosurveillance, force est de constater que la présence de l’angle de On pourrait se contenter de signaler que l’échelle monu-
vision aérien dans le paysage visuel contemporain va bien au-delà de mentale de la Spiral Jetty invite au regard surplombant et que,
la mise en place d’une « machine de vision ». Sa présence s’expli- dans le film, les vues aériennes n’ont qu’une valeur purement
querait aussi en raison de la place essentielle qu’il assume dans la « monstrative », rendant visible dans leur intégralité la forme et
confrontation par l’image d’un espace-temps perçu comme labyrin- les dimensions de l’œuvre. Smithson portait, par ailleurs, un inté-
thique. Cette instrumentalisation s’adapte à différents questionne- rêt considérable aux vues aériennes : il est donc naturel que ce
ments et rhétoriques, comme le démontre un autre film, très mode de vision retrouve dans son principal travail filmique une
différent, mais datant lui aussi de 1970 : The Spiral Jetty, réalisé par place importante 252. Pourtant, la présence de vues surplombantes
l’artiste américain Robert Smithson (1938-1973). dans le film ne se résume pas à la monstration, comme le laisse
Le film de Smithson constitue l’un des deux volets de son clair l’évocation de la notion d’échelle par l’artiste dans son essai
projet, l’autre étant la monumentale volute de pierres basaltiques « The Spiral Jetty » (1972) :
érigée sur la rive nord du Grand Lac Salé dans l’Utah, immortali- Si les dimensions définissent un objet, c’est l’échelle qui détermi-
sée par une photographie aérienne prise en 1970 par Gianfranco ne l’art. […] L’échelle dépend de la capacité à prendre conscience
Gorgoni [Fig. 67]. Dans le film, il est question non pas de docu- des conditions réelles de la perception. Quand on refuse de déga-
menter la construction de cette œuvre centrale du mouvement ger l’échelle des dimensions, on reste avec un objet ou un langa-
ge qui semble certain. À mon sens, l’échelle opère par incertitude.
land art, mais de la repenser à travers le médium cinématogra-
Être dans l’échelle de « Spiral Jetty », c’est en être en dehors. 253
phique. Une séquence durant environ neuf minutes est particu-
La vue plongeante correspond ainsi dans la version filmique de son
lièrement intéressante : elle commence par un long
œuvre à une tentative de « prendre conscience des conditions réelles
plan-séquence, constitué par une série de prises de vue aériennes
de la perception », tout en étant dans et au dehors de la jetée. Car, et
tournées à partir d’un hélicoptère ; l’appareil balaie l'ensemble de
toujours selon Smithson :
la jetée depuis son centre, dans un mouvement en spirale. […] pour mon film (un film est une spirale composée de photo-
Pendant ce temps, Smithson récite les coordonnées géogra- grammes), je me ferai filmer depuis un hélicoptère (du grec helix,
phiques changeantes, énumérant à chaque fois les éléments com-
posant la sculpture (« boue, cristaux de sel, roches, eau »). Une
série de plans fixes nous donne ensuite à voir la formation des 252 R. Smithson, « Aerial Art », The Writings of Robert Smithson, Berkeley,
Los Angeles, University of California Press, 1996 [1969], pp. 116-118.
253 R. Smithson, « The Spiral Jetty », The Writings of Robert Smithson, op.
251 P. Virilio, Guerre et cinéma I, op. cit., p. v. cit., [1972], p. 147.
154 155

helikos voulant dire spirale) directement au-dessus afin d'obte- remonter le temps’ capable de transformer des camions en des
nir l’échelle [de la Spiral Jetty] en termes de pas erratiques. 254 dinosaures » 255. Dans The Spiral Jetty, les vues aériennes s’intè-
La détermination de l’échelle – ou « échelonnage » – constitue ainsi grent à une stratégie d’échelonnage dont l’objectif final est de car-
la démarche principale du film. Ce processus est particulièrement tographier son objet, tout en participant à la dialectisation d’un
visible dans la séquence déjà décrite, la dialectique entre les vues tour- espace-temps discontinu, hétérogène, labyrinthique. On est face à
nées à partir de l'hélicoptère et le déplacement de l’artiste le long de la une machine de vision, non pas dans le sens que lui accorde Virilio,
spirale constituant la mécanique essentielle d’une procédure émi- mais dans celui d’un procédé de résolution d’un problème, faisant
nemment cartographique. Car l’arpentage terrestre est le contrepoint appel à des outils comme la marche et la vision surplombante.
du levé topographique réalisé à partir de l’air, dans ce qui compose un Compte tenu d’autres développements, cette « situation
agencement entre vision et expérience corporelle (la mesure sur le ter- labyrinthique » généralisée est aujourd’hui presque inséparable de
rain étant littéralement faite en pieds) et évoque des procédures car- l’avènement des sociétés de contrôle et du déploiement sans pré-
tographiques. cédents des technologies de surveillance. Si le film de De Palma
L’échelonnage ne se résume pourtant pas à une stratégie illustre bien ce dernier point, ce que le travail de Smithson rap-
visuelle combinant vision surplombante et vision horizontale. pelle c’est que l’entropie spatio-temporelle à l’origine de ce phé-
Inspiré de la cristallographie, à laquelle il emprunte une série nomène de labyrinthisation n’entretient pas de relation de
d’outils conceptuels, Smithson formule autour de l’idée d’empile- causalité directe avec la question sociopolitique de la surveillan-
ment une correspondance entre le modèle de croissance des cris- ce. En d’autres termes, on peut parler de situations labyrinthiques
taux et la sédimentation des temps historiques. Selon l’artiste, les sans avoir affaire aux enjeux idéologiques des sociétés de contrô-
modèles cristallographique et historique se développent à la fois le. Il faudrait signaler, pour conclure, que si la question de la laby-
verticalement et horizontalement, diachroniquement et synchro- rinthisation de l’espace-temps est une notion possible autour de
niquement, point de vue vertical et parcours horizontal formant laquelle articuler une analyse des vues aériennes dans la culture
comme deux axes croisés, dont le mouvement hélicoïdal traduit visuelle de l’après 1945, elle n’en constitue pas le seuil interprétatif
l’imbrication complexe de l’espace-temps. La structure narrative exclusif. 256
du film reprend cette mécanique. Son assemblage de temps hété-
rogènes est le fruit de la combinaison d’une narration horizontale
ou synchronique – illustrée par la récapitulation linéaire des étapes
de reconstruction de la jetée - et d’une narration verticale ou dia-
chronique, constituée par des « couches superposées » allant de
l’évocation du Golden Spike (la jonction, en 1869, des rails qui
unissent le Pacifique à l’Atlantique) au rappel des origines géolo-
giques de la terre. Le montage du film s’effectue sous le signe d’un
modèle temporel alternatif, fondé sur l’idée de polyrythmie de l’his- 255 Idem, p. 150.
toire, voire d’anachronisme : « la moviola devient une ‘machine à 256 Comme l’attestent plusieurs entreprises récentes, tournées plutôt vers
l’« esthétisation » du monde, que cela concerne les paysages dévastés du
Koweït (Lektionen in Finsternis, Werner Herzog, 1992) ou la surface de la
254 Idem, p. 148. planète (Yann-Arthus Bertrand).
157

CHAPITRE IV : Les Atlas.

Dans un court texte intitulé « Mon Atlas », le philosophe


Vilém Flusser commente les différentes évolutions des atlas à la
fin du XXe siècle, en les confrontant aux souvenirs (imaginaires ?)
de son grand-père, remontant au temps « où les atlas étaient enco-
re des livres » 257. Explosant de couleurs et habités d’une dimen-
sion ludique (appuyée sur les capacités nouvelles du multimédia),
ces atlas d’un type nouveau inspirent au grand-père de Flusser
autant d’enthousiasme que de crainte. S’ils lui fournissent un
aperçu sur le XXIe siècle à venir, le grand-père avoue à son petit-
fils ne pas être capable d’y trouver son chemin. Empruntant à la
technique cinématographique, ces nouveaux atlas deviennent plus
réels « que tous les espaces et les temps du dehors » 258. On pense
à une fable bien connue de Jorge Luis Borges, concernant un
empire où « l’Art de la Cartographie fut poussé à une telle
Perfection » que l’on décida de lever une carte à l’échelle 1 :1 du
territoire. Jugée inutile par les générations postérieures (à quoi
bon une carte qui remplace le réel ?), cette « Carte Dilatée » fut
abandonnée à l’inclémence des éléments. 259
Si nous rappelons ici ce texte de Flusser, c’est parce que le
philosophe mentionne à plusieurs reprises l’impact de la technique
cinématographique sur les atlas géographiques. Il suffit de penser
au logiciel Google Earth, avec ses fonctionnalités permettant à l’uti-
lisateur de parcourir l’espace-temps, pour mesurer la justesse de
ses observations. Pourtant, les rapports entre l’atlas en tant que
forme visuelle du savoir et le cinéma remontent à l’invention du
cinématographe. Si les atlas existaient bel et bien avant l’exploit
des Frères Lumière, le cinématographe vient actualiser leur forme
de théâtralisation du monde, les conduisant vers de nouvelles

257 V. Flusser, « Mon Atlas », Choses et non-choses. Esquisses


méthodologiques, Nîmes, Ed. Jacqueline Chambon, 1993, p. 144.
258 Ibidem.
259 J. L. Borges, De la rigueur de la science, in Œuvres complètes, Paris,
Gallimard, 1993 [1960], tome I, p. 57.
158 159

directions. Dans la période qui assiste à l’invention et à la dissé- particulièrement riche, celle du monde occidental au tournant du
mination de la nouvelle machine (ca. 1895-1907), certains codes et XXe siècle. On a certes affaire, dans l’affiche d’Urban, à une
symboles cartographiques sont ainsi explicitement cités, comme convention iconographique liée à la représentation des quatre par-
si le cinématographe était le dépositaire d’une volonté éminem- ties du monde. Mais si le bioscope s’auto-proclame ici, de façon si
ment cartographique – ou comme si l’atlas relevait d’une pulsion littérale, l’héritier des dispositifs visuels qui depuis la Renaissance
de mouvement et de montage comparable à celle du cinéma. mettent « le monde à la portée de la main » (pour reprendre la
célèbre devise de la Star Film de Georges Méliès), pourquoi ne
IV. 1. Le monde à portée du regard pas considérer sérieusement la question d’une filiation cartogra-
phique du cinéma? Celui-ci ne serait-il pas le dépositaire de cette
Le cinéma serait-il l’héritier de la cartographie ? L’heureuse volonté éminemment cartographique de saisir le monde par
rencontre de deux images est un point de départ possible pour cette l’image ? C’est, en tout cas, ce que pensent Ella Shohat et Robert
discussion [Figs. 68, 69]. Il s’agit, dans la Figure 68, du frontispice Stam, pour qui « le cinéma (…) se représente lui-même comme le
du premier atlas jamais alors imprimé : le Theatrum Orbis Terrarum successeur contemporain d’un média visuel plus ancien : la car-
du marchand, collectionneur et humaniste Abraham Ortelius (1527- tographie » 261. Rien n’illustre mieux cette idée que l’affiche de
1598), paru à Anvers en 1570. On y trouve les quatre figures allégo- Charles Urban, dont les nombreux travelogues donnent à voir et
riques des continents connus de l’époque (un cinquième continent, à connaître le monde : « we put the world before you ». Spécialisé
encore hypothétique, la Terra Australe Magallanica, plus tard connu dans les films tournés sur le vif dans le monde entier, le logo de la
comme l’Australie, est symbolisé par un buste, allégorie de sa taille compagnie d’Urban donne forme à cette idée [Fig. 70], antici-
inconnue). En haut, munie du sceptre et du globe impériaux, on pant ceux de studios tels que la RKO ou la bien nommée
reconnaît l’Europe ; majestueusement assise sur un trône, elle veille Universal. Les vues Urban sont, par ailleurs, complétées par des
sur l’Asie (à gauche), habillée de pierres précieuses, ainsi que sur films dévoilant un autre « monde inconnu », celui qui est révélé
l’Afrique (à droite), couronnée de flammes. En bas, l’Amérique sau- par le microscope. En 1907, Urban formalise le lien entre ces deux
vage tient dans ses mains une tête coupée, signe visible de son canni- aspects du théâtre de la nature, en créant une compagnie dédiée
balisme, qui hante l’imagination délirante des Européens. La Figure aux films scientifiques et de voyage, la maison Kineto. Le « bio-
69 reproduit une affiche publicitaire conçue plus de trois cents ans scope » ouvre ainsi à la visibilité des mondes, y compris le monde
après la page de titre du Theatrum. Elle annonce, en 1903, une toute invisible à l’œil nu. Si la question de la description du visible est
nouvelle invention, celle du bioscope, c’est-à-dire le cinéma, Urban fondamentale, celle du spectacle et de l’émerveillement suscité
bioscope étant le nom du projecteur inventé par le pionnier du ciné- par ces nouvelles technologies – le bioscope et le micro-bioscope
ma américain émigré en Angleterre, Charles Urban. 260 –, ne l’est pas moins. Enfin, les affiches d’Urban signalent à quel
On dira qu’il ne s’agit ici que d’une de ces heureuses coïn- point le cinématographe s’inscrit dans la tradition hétérogène des
cidences qui caractérisent l’univers vibrant des images, question sciences optiques, avec leurs chambres noires, lanternes
tout au plus, d’artifice rhétorique au sein d’une culture visuelle magiques, fantasmagories, lentilles, boîtes prodigieuses et autres.

260 La popularité du « bioscope » fut telle, que le mot est devenu, dans la 261 E. Shohat, R. Stam, Unthinking Eurocentrism : Multiculturalism and the
langue anglaise, synonyme de « cinéma ». Media, London, Routledge, 1994, p. 147.
160 161

Le logo d’Urban évoque aussi les liens de la nouvelle inven- Nombreux sont ceux qui se plaisent à la Géographie et à la
tion avec les moyens de communication et de transport qui, en ce Chorographie, et principalement aux Cartes, qui montrent divers
début de siècle, font « rétrécir » le monde – le train et le bateau dessins et descriptions des Contrées. Mais, parce qu’ils ne peuvent
transatlantique –, ainsi qu’avec cet autre grand progrès de la pas, faute d’argent, se les procurer, ou bien, parce que s’ils en ont,
ces cartes valent si chères qu’ils ne peuvent pas les acheter, et s’en
modernité industrielle, celui dont les extraordinaires implications
détournent, ils ne peuvent se donner satisfaction. […] j’ai commen-
commencent alors à se manifester : l’électricité, figurée, à gauche, cé à penser au moyen qui pouvait être trouvé pour remédier aux
par un pylône. Si le rôle du voyage et du défilement ferroviaires inconvénients dont j’ai parlé […]. Et à la fin il m’est apparu que ce
dans la crise perceptuelle qui anticipe l’avènement du cinéma, moyen pouvait être celui que nous observons dans ce livre […]. 264
ainsi que les liens généraux qui unissent le train au cinéma muet, Comment, dès lors, ne pas penser aux nombreux travelogues et
sont aujourd’hui bien connus 262, il faudrait explorer cet autre lien films de voyage tournés dans ces deux premières décennies de l’histoire
entre le cinéma et les dispositifs de représentation géographique, du cinéma ? Selon Charles Musser, ce genre était l’un des plus déve-
dont le Géorama [Chapitre I] ou les projections lumineuses si loppés au début du XXe siècle 265 : c’est comme si le cinéma venait
chères aux conférenciers des sociétés de géographie. Tout un pan combler le vieux désir de voir et de donner à voir le monde. Plus de trois
du cinéma des premiers temps, en particulier du cinéma de non- cents ans après le Theatrum d’Ortelius, les vues de voyage sont souvent
fiction, par ses vues ferroviaires (phantom rides), vues de voyage, présentées en des termes semblables à ceux cités par le cartographe
films ethnographiques et autres, investit des espaces d’imagina- anversois. Il s’agit d’offrir le monde à ceux qui, désireux de le connaître
tion géographique, dont participent atlas et Géorama. Dans la tra- (en général, la petite et moyenne bourgeoisie), ne peuvent pas, pour
dition spectaculaire de certains dispositifs d’imagination une raison quelconque, vivre l’expérience du voyage ; ou de faire décou-
géographique, le cinématographe s’affirme comme un système de vrir à un public toujours plus avide d’images les contrées qu’une seule
captation du monde additionnel. Les opérateurs des premiers vie humaine ne suffirait pas à explorer, malgré les développements
temps sont, comme on l’a maintes fois répété, des véritables considérables et prodigieux des moyens de communication. Avec les
« chasseurs d’images ». Une formule de René Schowb résume précautions qui s’imposent pour ce genre de comparaison, on dira que
bien la situation : « le cinéma semble avoir été réservé pour ce phénomène n’est pas sans évoquer le mouvement de découverte et
l’époque où l’homme, ayant amoindri les distances jusqu’à les sup- de prise de possession du monde par l’Occident qui caractérisa l’âge
primer, pouvait souhaiter de posséder devant soi l’image du d’Ortelius. Burton Holmes, « le doyen des travelogues », voyageur infa-
monde » 263. tigable à qui l’on doit de nombreuses photographies et films de voyages,
Malgré la considérable distance historique qui sépare l’atlas prises entre 1892 et 1952, fait ainsi la promotion de ses images :
d’Ortelius des débuts du cinéma, les mots du cartographe, parus Des centaines de milliers de personnes privées du plaisir et du
dans l’Adresse de son ouvrage, sont parlants : privilège de faire des grands voyages sont néanmoins en mesure
de parler de contrées lointaines avec intelligence et esprit parce

262 Cf parmi d’autres, W. Schivelbusch, Histoire des voyages en train, Paris, 264 A. Ortelius, Theatrum Orbis Terrarum, première édition, Anvers, Aeg.
Le Promeneur / Quai Voltaire, 1990 [1977] ; L. Kirby, Parallel Tracks, The Coppenius Diesth, 1570, cité par J.-M. Besse, Face au monde, op. cit., pp. 22-23.
Railroad and Silent Cinema, Duke University Press, 1997. 265 Ch. Musser, « The Travel Genre in 1903-1904: Moving Towards Fictional
263 René Schwob, cité dans P. Leprohon, L’Exotisme et le cinéma. Les chasseurs Narrative », in Elsaesser, Th. (ed.), Early Cinema : Space, Frame and
d’images à la conquête du monde, Paris, Les Éditions J. Susse, 1945, p. 14. Narrative, London, British Film Institute, 1990, pp. 123-32.
162 163

qu’elles ont eu accès aux descriptions aussi éclairantes que fasci- mie « typique » des lieux et des gens, des vallées d’eaux cristallines aux
nantes de M. Holmes. Les dessins du « travelogue » de M. Holmes alpages verdoyants [Figs. 71, 72, 73]. Le caractère descriptif de ces
rivalisent de précision et d’exactitude avec les productions de son images – c’est-à-dire leur énumération plus ou moins détaillée des dif-
inégalable caméra. Nul autre voyageur en ce monde ne possède férents aspects de la réalité – contribue à la consolidation d’une ima-
une connaissance aussi pointue, une matière aussi riche, alliées au
gination géographique et anthropologique de la Suisse. Il s’agit, par
don de les transmettre que Burton Holmes. 266
ailleurs, de créer un effet de réalité, renforcé ici par l’enchaînement des
Holmes précise dans ses mémoires que « voyager, c’est posséder le
vues. Celles-ci recréent la scansion rythmique du monde et de ses pay-
monde », ajoutant que « posséder le monde par le voyage a un grand
sages engendrée par ce voyage imaginaire. Par ailleurs, portraying
avantage : on peut profiter de tous les plaisirs de la possession sans en
(c’est-à-dire dresser le portrait, l’une des formes de la description), est
subir les responsabilités » 267. L’aveu est clair : on pense à Ortelius,
un terme souvent utilisé dans les catalogues des films des premiers
pour qui le plan de son Theatrum équivaut lui aussi à un tour du monde
temps 269. C’est ainsi que doivent être interprétées dans ces travelogues
; on pense également aux nombreux et monumentaux atlas dédicacés
la succession des prises individuelles, la répétition ou la variation mini-
à des hommes de pouvoir, pour lesquels ils constituaient une méto-
male des gestes de l’opérateur et, parfois, l’articulation de trois régimes
nymie de la possession du monde.
de signes : écriture, carte et image indicielle [Figs. 74, 75, 76]. La carte
Le caractère à la fois topographique, descriptif et sériel de ces tra-
y fait figure d’icône du réel, à mi-chemin entre le régime symbolique de
velogues les rapproche d’une rationalité cartographique. S’identifiant
l’écriture et les traces indexicales de l’image cinématographique. Parmi
avec l’esthétique de la vue, caractérisée par la ressemblance avec l’acte
les prises de vue, on reconnaît un geste descriptif fondamental: le mou-
de regarder et par un mode descriptif fondé principalement sur la suc-
vement panoramique, qui donne parfois son nom à l’ensemble de vues
cession de prises individuelles 268, ces films relèvent d’une véritable
tournées. On n’hésite pas non plus à revenir de façon systématique sur
obsession du lieu et du paysage – d’où leur caractère topographique.
quelques-uns de ces lieux, sans cesse cinématographiés par des opé-
La question qui les hante est moins celle de l’espace, qu’il soit géogra-
rateurs dont les films s’inscrivent dans le cadre d’une production col-
phique ou filmique, que celle des lieux. Ces images stéréotypées, frô-
lective espacée dans le temps. Ces images doivent ainsi être placées
lant la banalité, installent une conscience de réalité, participant
dans le contexte d’une série, entendue bien sûr comme série de pho-
activement à la construction de l’imagination géographique. Un film
togrammes et de plans, mais aussi comme série culturelle, dans le sens
tourné dans les Alpes orientales entre 1905 et 1910 (et illustrant par-
d’une culture visuelle incluant dans son univers des photographies,
faitement le genre du travelogue), permet de visualiser la physiono-
des cartes postales, des illustrations, des cartes et même des spectacles
géographiques. Spectacle de la vie moderne, l’expérience cinémato-
266 Elias Burton Holmes (1870-1958): voyageur, photographe et opérateur graphique fait partie des mises en scène du monde (parmi lesquelles
américain. Il franchit l’Atlantique trente fois et le Pacifique vingt fois, faisant on compte les expositions universelles).
six fois le tour du monde et tournant plus de cent cinquante mille mètres de
pellicule. On lui attribue l’invention du mot « travelogue ». G. Caldwell (dir.),
Topographie, description et sérialité : voilà les trois élé-
Burton Holmes. Travelogues. Le plus grand voyageur de son temps, 1892- ments qui permettent d'impliquer le cinéma de non-fiction des
1952, Köln, Taschen, 2006, p. 4. premières décennies du XXe siècle dans le déploiement général
267 Idem, p. 7.
268 T. Gunning, « Before documentary : early nonfiction films and the ‘view 269 T. Gunning, « ‘The Whole World Within Reach’ : Travel Images Without
aesthetic’ », in Hertogs, D. et al., (ed.), Uncharted Territory : Essays on Early Borders », in Cosandey, R. et al. (dir.), Cinémas sans frontiers / Images
Nonfiction Films, Amsterdam, Nederlands Filmmuseum, 1997, p. 22. Across Borders, Lausanne, Payot, 1995, p. 21.
164 165

d’une rationalité cartographique, stimulée en ce début de siècle comprenant 53 cartes sous le titre de Theatrum Orbis Terrarum,
par un mouvement inédit de mondialisation. Toujours à propos de ou « théâtre du monde ». Dans une étude captivante, Jean-Marc
ces films, on a remarqué qu’ils sont produits « dans le contexte Besse a exploré la dimension théâtrale de cet atlas, parfaitement
fervent de production de vues du monde, d’un labeur obsessif de illustrée par la monumentalité de son frontispice [Fig. 68], repre-
traitement du monde en tant que séries d’images » 270. On n’hési- nant certains modèles de l’architecture éphémère, cérémoniale et
tera pas alors à rapprocher ce phénomène du mouvement festive de la même époque 272. Selon l’auteur, la cartographie de la
d’expansion industrielle et coloniale de l’époque, ainsi que de la période témoigne d’une véritable vocation théâtrale, liée aux phé-
théorie de Martin Heidegger sur « le Monde en tant qu’image nomènes du collectionnisme et des arts de la mémoire – et évo-
conçue ». On se rappelle que la métaphysique de la représentation quant certaines expressions contemporaines de l’atlas. La
dont « le Monde en tant qu’image conçue » relève a été interpré- contribution de Mercator est surtout reconnue aujourd’hui en rai-
tée par le géographe Franco Farinelli comme le symptôme visible son du titre qu’il a donné à son travail : Atlas. La référence était
du déploiement d’une raison cartographique [Chapitre I]. La celle du héros titanique légendaire condamné par Zeus à porter la
période dont on s’occupe ici est effectivement marquée par une voûte céleste sur ses épaules, effort que Mercator jugeait proche
pulsion visuelle prolifique où la discipline géographique et la pra- de son entreprise. S’adressant au prince Ferdinand de Médicis, à
tique cartographique assument un rôle fondamental. Si « au lieu qui il dédie son ouvrage, Mercator commente son choix : « j’ai
de substituts, les images deviennent notre façon de posséder le placé cet homme Atlas, si remarquable pour son érudition, son
monde » 271, on ne peut ne pas penser aux atlas. C’est bien dans la humanité, et sa sagesse, en tant que modèle que je cherche à imi-
ligne directe de ces dispositifs cartographiques que l’on doit ins- ter » 273. Il fait référence à une tradition tardive, selon laquelle
crire le bioscope. La question est donc de savoir ce que l’on entend Atlas serait aussi un expert en astronomie : sa figure, examinant
par dispositif atlas : elle nécessite une parenthèse permettant de et mesurant un globe terrestre, décore ainsi le frontispice de son
mieux comprendre par la suite les multiples enjeux de quelques- ouvrage. La désignation s’est vite vulgarisée, désignant dès lors
unes des manifestations cinématographiques de cette forme. tout recueil de cartes.
Ce bref récit des origines nous enseigne qu’un atlas consti-
IV.2. Des atlas géographiques au mécanisme de pensée tue un ensemble de cartes, c’est-à-dire d’images, réunies selon un
plan préconçu, visant la complétude et réduites (habituellement)
En 1594, Gerhard Mercator (n. 1512), géographe flamand, au format d’un livre maniable et consultable 274. Même s’il existe
meurt à Duisburg sans achever l’ouvrage sur lequel il travaillait plusieurs atlas manuscrits, c’est l’imprimerie, ou si l’on préfère, la
depuis 1569 : une collection de cartes représentant l’ensemble de
272 J.-M. Besse, Face au monde, op. cit., pp. 15-83. Les mots « théâtre »
la Terre. Son travail, bien qu’original – les cartes ont été pour la
(latin « theatrum ») et « miroir » (latin « speculum ») constituent entre le
première fois expressément conçues et réalisées pour le projet - XVIe et le XVIIe siècles une désignation générique pour ces recueils de cartes.
n’est pas sans précédent : il devait beaucoup à celui d’Abraham 273 Cité dans G. Tirot, « Atlas, du mythe cosmologique au mythe
Ortelius, qui avait publié quelques années auparavant un recueil géographique », in Vanci-Perahim, M. (dir.), Atlas et les territoires du regard.
Le géographique de l’histoire de l’art (XIXe et XXe siècles), Paris,
Publications de la Sorbonne, 2006, p. 18.
270 Idem, p. 27. 274 Le plus grand livre du monde est, néanmoins, un atlas, l’atlas Klencke
271 Idem, p. 28. (XVIIe siècle), mesurant (ouvert) 176 x 231 cm.
166 167

reproduction mécanisée, qui vient stimuler leur production et leur de ce moment, il comprend tous les recueils de « planches et docu-
développement. Les atlas constituent de véritables projets édito- ments graphiques joints à un ouvrage pour en faciliter l’intelli-
riaux, destinés à un public averti, leur but étant autant (si non gence » 279. Épousant le développement des techniques de
plus) d’ordre commercial que d’ordre scientifique 275. Se voulant reproduction graphique et la mise en place de nouvelles disci-
exhaustifs et intégraux, les atlas se distinguent des mappemondes, plines, les atlas à caractère scientifique – botaniques, anato-
où la Terre est offerte au regard de son observateur d’un seul et miques, anthropologiques, etc – se multiplient. Comme dans les
synoptique coup d’œil. En tant que dispositif visuel, l’atlas per- recueils d’autrefois, la mise en ordre visuel de leurs éléments gra-
met le passage de la contemplation du particulier à la méditation phiques s’organise en vue de la transmission d’un certain savoir,
sur l’universel et vice-versa. Selon Christian Jacob, il « permet de rendant possible une forme de connaissance particulière, articu-
concilier le tout et le détail » ; étant « régi par une logique cumu- lée autour des associations à établir entre ces éléments. Les enjeux
lative et analytique, qui conduit de la vision globale aux images de cette forme reposent sur sa dimension visuelle, comme le rap-
partielles », il se prête « à une forme différente de maîtrise du pellent fort bien les philosophes et historiens de la science Peter
monde, plus intellectuelle et encyclopédique » 276. Suivant l’auteur, Galison et Lorraine Daston 280. Galison et Daston se sont intéres-
toute composition d’un atlas passe, en outre, par une pensée du sés à la façon dont les atlas scientifiques ont contribué, en parti-
découpage et de la progression. Découpage dans la mesure où les culier pendant la seconde moitié du XIXe siècle, à définir et à
atlas prélèvent un espace déterminé – des continents, des pays, mettre en place la catégorie scientifique moderne d’objectivité. Ils
des régions – du continuum spatio-temporel. Ce découpage déli- en élargissent la définition à des volumes d’images qui ne portent
mite, circonscrit, impose un cadre et un point de vue ; il institue pas nécessairement la désignation d’« atlas », en insistant sur la
et induit une progression, « dans l’espace comme dans le dimension visuelle du dispositif :
livre » 277. Cette progression obéit à une logique particulière, la Les atlas fournissent des objets de travail aux sciences visuelles.
succession de planches n’étant jamais laissée au hasard. Toujours Tant chez les initiés que chez les néophytes, l’atlas entraîne l’œil
selon Jacob, « le voyage de l’esprit et du regard doit obéir à une à identifier certains types d’objets comme références […] et à les
logique, suivre une continuité minimale, être régie par des considérer d’une certaine façon […]. Acquérir cet œil expert, c’est
rythmes propres, de ralentissement ou d’accélération » 278. gagner ses galons dans la plupart des sciences empiriques. Ainsi,
les atlas affûtent l’œil du débutant et ravivent le regard du spé-
cialiste. […]. Parce que les atlas habituent l’œil, ils sont nécessai-
Les atlas scientifiques rement visuels, même dans des disciplines où d’autres sensations
jouent un rôle considérable (par exemple la texture en botanique,
Le phénomène des atlas s’est progressivement répandu vers discipline disposant d’autant de termes pour décrire l’assise pili-
d’autres zones de la connaissance et de la création, connaissant fère que les Esquimaux n’en utiliseraient pour la neige). Dans un
tout au long du XIXe siècle un épanouissement décisif. À partir atlas, quelles que soient la quantité de texte et la fonction avouée

275 C’est le cas du Theatrum d’Ortelius, qui connaît un grand succès 279 La définition est issue du Dictionnaire de l’Académie Française, Paris,
commercial et qui répond à des demandes commerciales précises. Imprimerie Nationale Juliard, 1994.
276 Ch. Jacob, L’Empire des cartes, op. cit., Paris, Albin Michel, 1992, p. 97. 280 L. Daston, P. Galison, « The Image of Objectivity », Representations,
277 Idem, p. 107. nº 40, Automne 1992, pp. 81-128. Ce travail a été considérablement développé
278 Ibidem. dans L. Daston, P. Galison, Objectivity, New York, Zone Books, 2007.
168 169

de ce dernier, allant de long et essentiel à inexistant et méprisé, ce considérable des moyens de visualisation de la science et du
sont les illustrations qui occupent le devant de la scène. savoir. Concernant ces atlas de types humains, on y reconnaît
Généralement gigantesques, dessinées et gravées avec le plus deux lignes directrices de la nouvelle discipline anthropologique :
grand soin et produites à grand frais, elles sont la raison d’être l’étude des physionomies et la démarche taxinomique. Un
des atlas. D’ailleurs, les reléguer au rang d’« illustrations », revient
exemple intéressant est celui d’un atlas des races de l’empire bri-
à refuser de reconnaître leur primauté […] Or, dans la plupart des
atlas conçus depuis le XVIIIe siècle, les images sont l’alpha et
tannique, initié en 1869 par le biologiste et ethnologue anglais
l’oméga du genre. 281 Thomas Huxley (1825-1895), alors président de l’Ethnological
Society britannique. Le projet était soutenu par le Colonial Office
Les auteurs suggèrent ainsi que l’atlas constitue une figure de Londres, qui envoie à tous les gouverneurs des circulaires
graphique autonome, voire une véritable technologie intellec- contenant des instructions précises sur les photographies à
tuelle, revêtue au XIXe siècle d’une importance scientifique capi- prendre. En conformité avec la méthode anthropométrique alors
tale, qui s’explique en partie par son alliance avec la reproduction en vogue, ces images devaient constituer, une fois collectées, une
(photo-) graphique. Selon Daston et Galison, la période de 1830 véritable cartographie visuelle et anthropologique de l’empire.
à 1930 correspondrait à une sorte d’« âge d’or » des atlas scienti- Pour ce qui est de la photographie anthropométrique, il n’est pas
fiques : les auteurs ont recensé environs deux mille titres d’atlas insensé de la rapprocher de la cartographie : soumise à des impé-
scientifiques non géographiques, ainsi que des centaines ratifs statistiques et métriques, ses échelles et grilles de mesure,
d’ouvrages réunissant des images scientifiques. ainsi que le caractère fortement frontal des images qui en résul-
Malgré l’intérêt des historiens et des sociologues de la scien- tent, renvoient à des protocoles cartographiques [Fig. 77]. La cir-
ce pour le thème de la visualisation dans leurs divers domaines de culaire d’Huxley est suivie à un jour d’intervalle d’une autre
recherche, l’histoire globale de ces nombreux atlas scientifiques circulaire, sollicitant, elle, des photographies des principaux bâti-
reste à étudier. Quelques exemples frappants – et non sans rap- ments et lieux d’intérêt dans les colonies. La cartographie de
port avec des manifestations cinématographiques ultérieures – l’Empire serait ainsi complète, englobant à la fois corps et espaces,
se situent dans le domaine de l’anthropologie naissante, en parti- le médium photographique les traduisant dans des signes lisibles
culier avec ses atlas photographiques de « types humains ». sur une surface. Collectés sous la forme d’un atlas, ceux-ci seraient
L’enthousiasme de la nouvelle discipline pour la photographie est, ensuite parcourables selon le mode d’un voyage du regard. Malgré
par ailleurs, indiscutable, ne serait-ce que par la conséquente les efforts d’Huxley, le projet échoue : photographier les sujets de
documentation visuelle qui nous est parvenue. La photographie l’empire « nus, de face et de profil » s’avère une mission bien trop
vient combler le désir d’exactitude qui hante l’anthropologie, asso- compliquée (seuls cinquante jeux complets de photographies ont
ciée dès ses débuts à la médecine et aux sciences naturelles. Bien été retournés). Il ne nous reste que les traces de ce fantasme de
sûr, il faudrait placer cette question dans un cadre historique plus complétude et de synthèse de l’empire, dont l’atlas serait le sub-
large, lié précisément aux changements de la raison scientifique stitut économique, miniaturisé et maniable 282.
auxquels s’intéressent Daston et Galison, et impliquant, entre
autres, l’évolution du concept d’objectivité et le développement 282 E. Edwards, « Professor Huxley’s ‘Well-considered plan’ », Raw
Histories. Photographs, Anthropology and Museums, Oxford, New York,
281 L. Daston, P. Galison, « The Image of Objectivity », op. cit., p. 85. Berg Publishers, 2001, pp. 131-155.
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Un deuxième exemple concerne l’atlas ethnographique réa- l’Institut Anthropologique, mais sa taille et son coût (18 livres)
lisé par le photographe hambourgeois Carl Dammann (1819-1874) l’empêchent de trouver sa place dans la plupart des bibliothèques
sous les auspices de la Berliner Gesellschaft für Anthropologie et des particuliers. Il faut donc se féliciter de ce que les éditeurs aient
édité entre 1873 et 1874 sous le titre de Anthropologisch- à présent publié un atlas éducatif plus petit, qui coûte 3 livres 3
shillings, et qui contient de 150 à 200 portraits dans un format
Ethnologisches Album in Photographien 283. L’ouvrage réunit six
convenable pour un livre destiné à un séjour. Nous lui souhaitons
cents photographies, incluant des images achetées par le photo- un vif succès, car il fera naître des vocations d’anthropologues
graphe, ainsi que des clichés réalisés par l’auteur de différents partout où on le trouvera. Les portraits sont classés selon un plan
« types » étrangers de passage à Hambourg. Le recueil expose le essentiellement géographique, une classification raciale précise
statut complexe et hétérogène de la photographie dite anthropo- étant impraticable. 284
logique, combinant les typiques portraits de face et de profil avec Ce passage est particulièrement intéressant, dans la mesure où il
des scènes de genre, soigneusement compilées et rephotographiées signale un aspect important : les motivations pratiques de l’atlas. Tylor
par Dammann [Fig. 78]. Les cinquante planches de son l’atlas, insiste sur une nécessité particulière : pour être efficace, l’atlas doit être
organisées par aires géographiques, vont du « Type Germanique et maniable et accessible. En effet, les atlas doivent non seulement circuler,
Teutonique » ou du « Type Caucasien » jusqu’aux Aborigènes mais aussi être consultés par le plus grand nombre de savants – et de non
Australiens, dans un mouvement instaurant une logique de pro- savants. Si l’Album de Dammann crée partout de « nouveaux anthro-
gression raciale et sexiste, amplement confirmée par les légendes pologues », c’est précisément parce qu’il permet, à travers le parcours
des images. Ces dernières individualisent l’homme d’état Otto von de la succession de ses planches, de former le regard de son lecteur.
Bismarck, laissant anonymes les femmes et les races non euro-
péennes. Gustav Fritsch (1838-1927), anthropologue berlinois, L’atlas « cinématographique » d’Aby Warburg
comme Edward Burnett Tylor (1832-1917), anthropologue londo-
nien, louent avec effusion le projet de la Berliner Gesellschaft für Ce survol critique a permis de mettre en avant à quel point le
Anthropologie, qui obtient une médaille de bronze à l’Exposition fameux atlas de Warburg, soit son « histoire de l’art sans texte »,
Universelle de Vienne (1873). Dans un compte rendu datant de s’inscrit dans une lignée heuristique précise, la désignation « atlas »
1876, Tylor résume bien les enjeux de l’ouvrage : étant particulièrement courante dans la langue allemande. Ernst
L’anthropologie doit beaucoup à la photographie. […] Ainsi le Gombrich comme Georges Didi-Huberman ont rappelé à propos
grand Anthropologisches-Ethnologisches Album de Carl de Mnémosyne l’existence d’un autre atlas, l’Ethnologisches
Dammann de Hambourg, achevé voici quelques mois, représen- Bilderbuch de l’anthropologue et médecin allemand Adolf Bastian
te l'une des plus importantes contributions aux sciences
(1826-1905), paru en 1887, et qui aura « probablement marqué la
humaines. Il est composé de cinquante planches, format « port-
folio », qui comportent chacune de dix à vingt photographies, et
conception que Warburg pouvait se faire d’une présentation réca-
il contribue largement à fournir une représentation adéquate de pitulative et comparative de motifs anthropologiques agencés en
l'homme dans toute sa diversité. On peut en voir un exemplaire à répertoire » 285. L’ouvrage en question contient 25 planches allant

283 Anthropologisch-Ethnologisches Album mit Photographien von C. 284 E. B. Tylor, « Dammann’s Race Photographs », Nature, volume XIII, 6
Dammann. Herausgegeben mit Unterstützung aus den Sammlungen der janvier 1876, p. 184.
Berliner Gesellschaft für Anthropologie, Ethnologie, und Urgeschichte, 285 G. Didi-Huberman, L’Image survivante. Histoire de l’art et temps des
Berlin, Verlag von Wiegend, Hempel, und Parey, 1874. fantômes selon Aby Warburg, Paris, Éditions de Minuit, 2002, p. 477 ; et E.
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des cieux mexicains et images de temples égyptiens à la mappe- atlas, elle laisse apparaître clairement le lien entre le dispositif gra-
monde do Codex de Turin, par exemple (plusieurs cartes et dia- phique choisi et la théorie warburgienne sur les images et la mémoire
grammes figurent dans le livre). Néanmoins, le travail de Warburg des formes. Les idées de Bilderwanderung et de Nachleben (« survi-
se distingue de celui de Bastian et marque une rupture significati- vance ») renvoient à un modèle temporel discontinu et hétérochrone,
ve avec une certaine façon, analogique et téléologique, de penser le voire « anachronique », dans le sens que lui accorde Didi-Huberman.
passé. Au lieu de revenir sur cette énorme distance conceptuelle, il Comme l’a signalé ce dernier, il s’agit moins pour Warburg de faire
est important d’insister sur la forme graphique choisie par Warburg une histoire de l’art que de tracer les survivances des images. Le dis-
pour donner forme à sa pensée : l’atlas. Car Mnémosyne est un atlas, positif graphique de Mnémosyne permet ainsi à Warburg de sonder et
et non un inventaire ou un catalogue, consistant à disposer des de cartographier par des séries comparatives (dont l’échelle est dictée
images sur de grands cartons noirs afin de saisir ce que l’historien par le médium photographique) un certain territoire de l’histoire des
d’art désignait par Bilderwanderung, ou « migration des images ». images. Il est intéressant de confronter Mnémosyne à d’autres formu-
Ces grands cartons noirs furent remplacés à un certain moment par lations graphiques réalisées par Warburg, incluant des dessins carto-
de grands écrans de toile noire où les images – essentiellement des graphiques et des schèmes de « géographie personnelle » 288.
photographies et des reproductions d’œuvres d’art, mais aussi des Dispositif ouvert et plastique, Mnémosyne donne forme à la
cartes, des timbres-poste, des coupures de presse, etc. – pouvaient pensée complexe et originelle de Warburg, chacune de ses planches
être plus facilement déplacés. Au moment de la mort de Warburg, constituant « le relevé cartographique d’une région de l’histoire de
l’atlas comptait près d’un millier de ces images, disposées sur plu- l’art envisagée simultanément comme séquence objective et
sieurs dizaines de planches [Figs. 79, 80]. comme enchaînement de pensées » 289. Ce parallèle appelle deux
Selon Didi-Huberman, les planches de Mnémosyne sont observations. En premier lieu, l’atlas de Warburg constitue bel et
une variation visuelle de la figure graphique du tableau dans le bien un espace, un territoire constitué de « régions » qui spatiali-
sens combinatoire : « une série des séries » 286. Warburg lui-même sent l’information et que l’on peut effectivement parcourir avec les
décrit son travail en ces termes : yeux et l’esprit. Si l’on suit la définition ouverte de « carte » avan-
Avec le secours du zèle consenti par Mademoiselle le Dr. Bing, j’ai cée par John Brian Harley et David Harvey – « les cartes sont des
pu réunir le matériel pour un atlas d’images qui, par leur mise en représentations graphiques qui facilitent une compréhension spa-
séries, dépliera la fonction des valeurs expressives antiques, ori- tiale des choses, des concepts, des conditions, des processus ou des
ginairement imprimées à travers la représentation de la vie en événements dans le monde humain » 290 – Mnémosyne est, sans
mouvement, interne ou externe. Dans le même temps, ce sera la
nul doute, un projet éminemment cartographique. Visant une
fondation d’une nouvelle théorie de la fonction mémorative des
images chez l’homme. 287
forme de complétude et de maîtrise symbolique du monde et du
Mnémosyne est donc une affaire de sérialisation et de « dépli ». Si 288 Cf. Sabine Mainberger, Experiment Linie. Künste und Ihre
l’explication de Warburg vient confirmer la nature complexe de cet Wissenschaften um 1900, Berlin, Kadmos Kulturverlag, 2009.
289 Ph.-A. Michaud, “Zwischenreich. Mnemosyne, ou l’expressivité sans sujet”,
Gombrich, Aby Warburg : an Intellectual Biography, Oxford, Phaidon, 1986, Les Cahiers du Musée National d’Art Moderne, nº 70 (Hiver 1999-2000), p. 45.
pp. 285-286. 290 J.B. Harley, D. Woodward, « Preface », in Harley, J. B., Woodward, D.
286 G. Didi-Huberman, L’Image survivante, op. cit., p. 454. (ed.), The History of Cartography. Cartography in Prehistoric, Ancient and
287 Aby Warburg, lettre à Karl Vossler du 12 octobre 1929, cité dans Idem, pp. Medieval Europe and the Mediterranean, Chicago, Chicago University Press,
460-461. vol. I, 1987, p. xvi.
174 175

temps des images, l’atlas de Warburg permet à la fois une vue […] face à la déconstruction tabulaire des planches, celui-ci doit
synoptique de l’ensemble, ainsi que l’arrêt sur ses détails, installant recréer des trajectoires de sens, des faisceaux d’intensité, en
une dynamique entre vision globale et vision locale. Soumis à une s’appuyant sur l’espacement des photographies et sur la différen-
logique sérielle comparative facilitée par le médium photogra- ce dans la taille des tirages qui correspondent à des variations
d’accent. 293
phique, Mnémosyne relève, par ailleurs, d’une vocation pédago-
Fondé sur la puissance critique des intervalles, le moteur de
gique évidente, dans le sens où elle veut rendre le regard attentif à
Mnémosyne est l’imagination critique de celui qui s’avère capable de
la Bilderwanderung. En deuxième lieu, l’utilisation d’un certain
créer des liens et des correspondances entre les images mobilisées.
vocabulaire – « séquence », « enchaînement » – invite au rappro-
L’une des questions essentielles concerne la capacité de la forme atlas
chement de Mnémosyne avec le cinéma, comme si ce dernier déte-
de rendre lisible le fil complexe – ou le film ? – de l’histoire 294.
nait la clé pour comprendre certaines questions posées par la
Avec le dispositif imaginé par Warburg, il est clair que l’atlas
temporalité des images. Didi-Huberman a démontré à quel point
franchit un pas important en tant que dispositif photo-graphique ou
le travail de Warburg est dominé par le problème du mouvement,
paracinémato-graphique d’une pensée par images. Si à l’origine, les
soit en tant qu’objet, soit en tant que méthode. En ce sens, il a avan-
atlas constituent, essentiellement, des dispositifs de déploiement de
cé l’idée d’un « savoir-mouvement des images », voire d’un
l’imagination géographique, ils deviennent, avec le temps, une forme
« savoir-montage » : « un savoir en extensions, en relations asso-
particulière de penser l’agencement des images et, avec lui, les images
ciatives, en montages toujours renouvelés » 291. Si le montage n’est
tout court. Leur rapprochement avec le cinéma n’est pas surprenant,
pas nécessairement une affaire de cinéma, Philippe-Alain Michaud,
car la question essentielle qui traverse ce dispositif est bien celle de la
pour sa part, est catégorique :
Même si rien, dans Mnémosyne, ne relève de la technique du film
mise en mouvement des images, dont tout atlas, du Theatrum Orbis
il s’agit pourtant bien d’un dispositif cinématographique : les Terrarum d’Ortelius à Mnémosyne de Warburg, est simultanément
fonds noirs de supports où s’organise le jeu de glissement et de facteur, lieu et exemple. Dans un tout autre contexte, Christian Jacob
déplacement des images occupent la même fonction que l’espace a suggéré lui aussi que la progression et le découpage qui caractérisent
décrit par Dickson dans ses premiers films tournés au fond de la le dispositif atlas évoquent le dispositif cinématographique 295. En
Black Maria : une fonction isolante qui concentre la représenta- somme, et pour fermer cette parenthèse sur la forme atlas, on peut
tion sur le moment de la comparution. 292 affirmer que celle-ci se caractérise par la théâtralité de ses mises en
Si les planches permettent et encouragent la libre association des espace et la cinématographie de ses mises en mouvement. Il est temps
images, leur glissement sur la toile noire, leurs différences de taille et maintenant d’effectuer un retour au cinéma, ainsi qu’aux premières
les espacements divers correspondent à des changements de rythme, décennies de son histoire, afin d’identifier les manifestations ciné-
parfois très saccadés, au moment où les images s’offrent au spectateur. matographiques de cette forme si particulière.
Le moment de la « projection » est dépouillé de sa dimension dia-
chronique, demandant l’intervention du spectateur : 293 Ibidem.
294 Georges Didi-Huberman comme Giorgio Agamben, on mis l’accent sur ce
point. Cf. le travail en cours de Georges Didi-Huberman sur l’atlas en tant que
291 G. Didi-Huberman, « Préface. Savoir-Mouvement (L’Homme qui parlait forme de savoir, ainsi que G. Agamben, « Le Cinéma de Guy Debord », Image
aux papillons) », in Ph.-A. Michaud, Aby Warburg et l’image en mouvement, et mémoire. Écrits sur l’image, la danse et le cinéma, Paris, Desclée de
Paris, Macula, 1998, pp. 11-12. Brouwer, 2004, p. 89.
292 Ph.-A. Michaud, Warburg et l’image en mouvement, op.cit., p. 239. 295 Ch. Jacob, L’Empire des cartes, op. cit., pp. 106-109.
176 177

IV.3 Les Archives de la Planète [1912-1931] d’Albert Kahn images concernent une cinquantaine de pays dans tous les conti-
nents, sauf l’Océanie. Elles accomplissent le dessein ambitieux
Le Grand Khan possède un atlas dont les d’Albert Kahn, celui de « fixer une fois pour toutes des aspects, des
dessins représentent le globe terraqué dans son pratiques et des modes de l’activité humaine dont la disparition
ensemble et continent par continent, les confins
des plus lointains royaumes, les routes maritimes, fatale n’est plus qu’une question de temps » 298.
le contour des côtes, les plans des métropoles les On ne saurait trop insister sur la richesse de ces archives,
plus illustres et des ports les plus opulents. dont les dizaines de milliers d’autochromes constituent l’une des
Italo Calvino 296 plus grandes collections au monde [Fig. 81]. Leur fonds filmique
n’est pas de moindre importance. Il se présente pour sa plus gran-
1928. Camille Sauvageot, opérateur au service du banquier et de part sous la forme de rushes (séquences brutes non montées)
philanthrope français Albert Kahn, tourne en Camargue un film en tournés par plusieurs opérateurs au service d’Albert Kahn. À ces
couleurs sur la procession annuelle aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Le prises de vue s’ajoutent presque 17 000 mètres de pellicule ache-
film est tourné avec le procédé lenticulaire Keller Dorian. Il fait par- tés aux Sociétés Gaumont et Pathé. Les films, qui complètent une
tie d’une série d’« essais de cinématographie en couleurs naturelles » collection photographique plus ambitieuse, concernent autant des
réalisés par Sauvageot entre 1928 et 1929. Il s’ouvre par une carte où genres scientifiques et ethnographiques que les actualités et
une main nous indique la localisation précise du village et il se pour- d’autres formes documentaires. Avant d’inscrire les ADLP dans la
suit avec une vue, pittoresque et regorgeante de couleurs chaudes, du lignée des atlas scientifiques du XIXe siècle, il est important de
lever du soleil. Suivent quelques vues d’ensemble du village et de rappeler très brièvement les principes qui ont présidé à leur genè-
l’église des Saintes Maries, d’où sort la procession que l’opérateur se et constitution, ainsi que leur contexte historique. Cet effort
est venu filmer. Avant de documenter cet événement, Sauvageot passe nécessairement par les figures d’Albert Kahn et du géo-
tourne des images dans un campement gitan, s’attardant sur un graphe Jean Brunhes.
« type de sicilienne » et un « type d’andalouse ». Il termine son film
par des vues de courses de taureaux à Arles. L’architecte et le maître d’œuvre
Ce film, simple et extraordinaire à la fois, fait partie d’une
collection unique au monde, les Archives de la Planète [ADLP], « Autoritaire », «secret », « maniaque » : voilà comment a
véritable atlas cinématographique et photographique du monde. pu être décrit Albert Kahn 299. Né en 1860, il restera jusqu’à la fin
Suite à l’effondrement de la fortune de leur fondateur, survenu
au moment du krach boursier de 1929, les archives sont réel de sujets filmés à proprement parler. Cette estimation résulte du
contraintes de cesser leurs activités en 1931, après presque vingt comptage des fiches d'inventaire établies par le Service des Archives du Film,
lors du dépôt des bobines à Bois d'Arcy. Il donne donc le nombre de bobines et
ans de travail. Le fonds est constitué à cette date de 4 000 plaques
on sait qu'une même bobine peut contenir plusieurs sujets.
stéréoscopiques, 72 000 plaques autochromes et 183 000 mètres 298 Albert Kahn cité par Emmanuel de Margerie, lettre à Jean Brunhes, 26
de film 297, équivalant à plus de 100 heures de projection. Les janvier 1912 (cité dans J. Beausoleil, M. J.-B. Delamarre, « Deux témoins de
leur temps : Albert Kahn et Jean Brunhes », Jean Brunhes : Autour du
296 I. Calvino, Les Villes invisibles, Paris, Seuil, 1996 [1972], p. 158. monde, regards d’un géographe/ regards de la géographie, Boulogne, Musée
297 Le nombre de titres filmés pour les Archives de la Planète est Albert Kahn, 1993, p. 92).
actuellement estimé à 2130. Bien entendu, il ne correspond pas au nombre 299 R. Borde, Les Cinémathèques, Paris, L’Âge de l’Homme, 1983, p. 37.
178 179

de sa vie (1940) un homme discret, évitant à tout prix les nom- le financement d’une activité éditoriale prolifique 302 et la création
breuses caméras qui l’entourent. Cette réserve lui vaut la réputa- des ADLP.
tion d’un homme mystérieux, plongeant son œuvre dans En 1912, Albert Kahn demande à Emmanuel de Margerie, géologue,
l’obscurité après sa mort. Dans sa jeunesse, Kahn fait l’expérien- de trouver pour la charge de directeur des ADLP « un homme actif, suf-
ce d’un exil « volontaire » à Paris, suite à l’annexion de l’Alsace et fisamment jeune, habitué à la fois aux voyages et à l’enseignement et
une partie de la Lorraine par l’Allemagne en 1871. Il fait partie d’une compétence reconnue comme géographe » 303. Margerie lui
des presque 100 000 « optants » (ceux qui ont choisi de garder la recommande Jean Brunhes, qu’il contacte au nom du banquier, en lui
nationalité française) forcés à émigrer en territoire français. C’est présentant le projet dans les termes suivants :
à Paris qu’il rencontre trois ans plus tard Henri Bergson : les deux Monsieur Kahn voudrait constituer pendant qu’il en est temps
hommes deviendront amis et resteront proches jusqu’à la fin de encore, ce qu’il appelle les ‘Archives de la Planète’, c’est-à-dire
leurs vies. Plusieurs œuvres et initiatives du mécène se font avec faire procéder à une sorte d’inventaire photographique de la sur-
la participation plus ou moins active du philosophe. face du globe occupée et aménagée par l’Homme, telle qu’elle se
présente au début du XXe siècle. 304
Employé dans une banque, le jeune Kahn se fait vite remar-
Brunhes accepte l’invitation, qui est accompagnée par la création et
quer pour ses talents financiers. En 1898, après avoir fait fortune
le financement d’une Chaire de Géographie Humaine au Collège de
grâce à la spéculation sur les actions des sociétés d’exploitation du
France. Né à Toulouse en 1869, Brunhes commence sa carrière à la
diamant et de l’or d’Afrique du Sud, il crée sa propre maison ban-
Faculté de Fribourg. En 1910, il publie son œuvre capitale, La
caire. Trois ans auparavant, il s’est installé à Boulogne, où il com-
Géographie humaine. Elève de Paul Vidal de La Blache, il subit
mence la composition de ses fameux jardins. Le jardin dans sa
l’influence de Friedrich Ratzel dont il suit les séminaires en
globalité – où coexistent harmonieusement modèles français,
Allemagne 305.
anglais, japonais, forêt vosgienne et forêt de cèdres – semble donner
Il est important d’insister sur la figure de Jean Brunhes, car le géo-
corps à l’utopie – sinon à l’hétérotopie – d’Albert Kahn. Cette utopie,
graphe est, avec Albert Kahn, la figure fondamentale des ADLP. Depuis
consacrée au rapprochement entre les peuples, inclut la création de
la formation des archives, c’est lui qui organise et prépare soigneuse-
bourses de voyage pour des jeunes agrégés (les Bourses « Autour du
ment les missions des opérateurs à son service, en s’occupant des
Monde » 300), la fondation de diverses sociétés et cercles de débat
démarches nécessaires auprès des régions et des pays à visiter et en
(parmi lesquels le Comité national d’études sociales et politiques 301),
organisant avec eux des réunions préparatoires. Celles-ci s’appuient
300 Administrées par la Sorbonne, les Bourses « Autour du Monde » se sur une documentation exhaustive, comprenant cartes, livres de géo-
destinaient à de jeunes agrégés, français et étrangers, qui, avant le début de
leur carrière, souhaitaient voyager autour du monde (le recrutement s’élargit 302 Jusqu’en 1931, Kahn va financer pas moins de quatorze bulletins et revues
aux jeunes femmes en 1905). Pour les lauréats, auxquels seul un rapport final d’information, parmi lesquels des quotidiens et des hebdomadaires.
était demandé, un voyage de presque quinze mois représentait l’opportunité 303 A. Kahn cité par Emmanuel de Margerie, lettre à Jean Brunhes, 26 janvier
d’enrichir leur expérience personnelle. 1912 (cité dans J. Beausoleil, M. J.-B. Delamarre, « Deux témoins de leur
301 Le CNESP fonctionnait comme un forum bimensuel, avec une temps : Albert Kahn et Jean Brunhes », op. cit., p. 92).
cinquantaine de membres permanents, originaires des élites politiques et 304 Idem, p. 91.
administratives de l’époque, et se consacrant à ’étude de questions d’ordre 305 Paul Vidal de la Blache (1845-1918) : géographe français, fondateur en
social et politique d’intérêt général. Les séances du CNESP ont lieu à la Cour France de la géographie humaine. Friedrich Ratzel, (1844-1904), géographe
de Cassation de Paris jusqu’en 1931. allemand, un des fondateurs de la géographie humaine politique.
180 181

graphie, guides de voyage et images photographiques. Brunhes offrait édition de La Géographie humaine (1925) inclut un troisième tome
un exemplaire de son livre La Géographie humaine aux hommes atta- avec 278 illustrations, dont 265 photographiques, parmi lesquelles
chés à son service : les principes théoriques des missions des ADLP quelques photographies aériennes. Sur les autochromes, que Brunhes
sont inspirés de cet ouvrage, dans lequel l’auteur avait procédé à une utilise souvent pour illustrer ses cours, le géographe écrira :
classification des faits géographiques qu’il essayait d’inculquer rapi- […] telle image en dit plus que des dizaines de pages ; elle dit ce
dement aux opérateurs. Brunhes leur demandait de faire attention à qu’elle dit autrement et avec une clarté spécifique qui est la sienne ;
l’environnement et à l’habitat des gens, ainsi qu’aux scènes de la vie elle exprime ses idées sous une forme concrète et saisissante qui
quotidienne 306. Pour comprendre la démarche et les images des ADLP, rend ses idées mêmes plus vivantes et qui les hausse en vérité. 309
il est donc fondamental de prendre en ligne de compte la géographie Le cinématographe, capable de reproduire le mouvement, « c’est-
française du tournant du siècle et de discuter brièvement la méthode à-dire le rythme de la vie » 310, vient compléter, dans le cadre des ADLP,
géographique de Brunhes. les images fixes.
Inscrite dans la tradition vidalienne de la recherche sur le ter- La rationalité observatrice, descriptive et comparative pré-
rain, le but de cette méthode était de constituer une « vue raisonnée » sidant à la démarche géographique de Brunhes s’appuie sur la
ou « description explicative » de la surface terrestre 307. Celle-ci consis- documentation visuelle. Sa méthode est en parfait accord avec
tait en la traduction en mots et en images du travail d’observation quelques thèmes caractéristiques de la géographie française du
directe effectué par le géographe. En vue de cet objectif, Brunhes tournant du siècle, dont l’idée de l’unité du monde. Ce qui ressort
n’hésite pas à se servir de la photographie, qu’il préfère aux croquis, des travaux de Jean Brunhes, c’est son ambition de décrire le
autant dans sa pratique de terrain que dans le but de mieux illustrer monde dans sa globalité et son unité. Récemment uniformisé par
ses œuvres. Il s’agit de mettre la photographie au service de la des- la standardisation du temps et de l’espace, ce dernier est devenu
cription : « d’abord, simple itinéraire à fin utilitaire et pratique, la plus petit, plus facilement parcourable et accessible : en somme,
description s’élève et tend à devenir de plus en plus une description plus facilement archivable. Le travail de Brunhes entend, par
complète, rationnelle, en prenant une forme explicative » 308. Dans le ailleurs, rendre le monde visible et intelligible, « connaître et faire
domaine de la géographie, la photographie constitue, avec la carte, et connaître » 311. C’est pour mener à bien cette tâche immense que le
cela depuis les dernières années du XIXe siècle, la base d’un ensei- géographe utilise la photographie et le cinématographe. Enfin,
gnement soutenu par l’image. Pendant sa carrière, Brunhes consacre Brunhes témoigne de l’état d’un monde à la merci des changements
plusieurs articles aux procédés photographiques et, si sa thèse sur rapides, brutaux et irréversibles entraînés par la mondialisation.
l’irrigation comportait déjà 45 photographies en 1902, la troisième Dans le cadre des ADLP, ce témoignage combine « le désir de voir
le monde et de le parcourir », avec « la volonté de témoigner sur un
plan moral et politique » 312 – intention que l’on trouve à l’origine
306 « (…) encore que l’exceptionnel, ce qui devait capter l’attention des opérateurs,
c’était essentiellement le type courant, le quotidien, l’homme dans son cadre de 309 Cité dans M.-C. Robic, « Jean-Brunhes, un ‘géo-photo-graphe’ expert aux
vie » : cité dans M. Bonhomme, M. J.-B. Delamarre, « La méthode des missions des Archives de la Planète », op. cit., p. 125.
Archives de la Planète », Jean Brunhes : Autour du monde, regards d’un 310 Jean Brunhes cité dans Ibidem.
géographe/ regards de la géographie, Boulogne, Musée Albert Kahn, 1993, p. 202. 311 J.-M. Besse, « La géographie dans le mouvement des sciences au tournant
307 M.-C. Robic, « Jean-Brunhes, un ‘géo-photo-graphe’ expert aux Archives du siècle », Colloque Autour de 1905 : Élisée Reclus -Paul Vidal de la Blache. Le
de la Planète », Jean Brunhes, op. cit., p. 109. géographe, la cité le monde, Montpellier, Université Paul Valéry, 5 juillet 2005.
308 J. Brunhes cité dans Idem, p. 125. 312 Idem, p. 10.
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de tous les projets du mécène. C’est donc dans ce contexte précis le sens plus vaste qui lui est accordé au XIXe siècle, c’est-à-dire
qu’il faut évaluer les ADLP, leurs photographies et leurs films. celui d’un dispositif d’accumulation et d’agencement d’images.
À propos de ces deux dimensions, s’imposent quelques
Le « grand livre du monde » est un atlas observations relatives au public des ADLP, mais aussi à leurs
enjeux discursifs et à leur mode de fonctionnement. Remarquons,
En se référant aux bourses « Autour du Monde », instituées pour commencer, que les images photographiques et cinémato-
et financés par Albert Kahn, Henri Bergson dira en 1931 qu’« il graphiques des ADLP n’ont été vues que très rarement de leur
s’agissait d’abord, dans la pensée du fondateur, d’ouvrir chaque temps. Le public des films et des autochromes des ADLP fut très
année à une élite de jeunes maîtres ce que Descartes a appelé ‘le limité : public savant par excellence, il inclut les invités de Kahn,
grand livre du monde’ » 313. On sait que Kahn croyait ardemment qui assistent à la projection de ces images dans le cadre des
aux capacités formatrices du voyage, dans tout ce qu’il implique réunions du Cercle « Autour du Monde » 314, ainsi que les étu-
d’ouverture au monde et de contact avec les autres. En 1908, il avait diants de Jean Brunhes au Collège de France 315. Cette exclusivi-
lui-même entrepris le tour du monde, accompagné de son chauffeur té ne remet pas en cause la valeur pédagogique des ADLP : le
Alfred Dutertre, qui, après une formation rapide chez Gaumont, projet du financier s’adressait, du moins dans l’immédiat, à une
prendra au cours du périple environ 3 000 plaques stéréoscopiques minorité, attestant une croyance politique dans la formation des
et 2 000 mètres de film. Les ADLP constituent une autre figure de « élites », fidèle en cela aux valeurs de la Troisième République.
ce « grand livre du monde », celui-ci n’étant rien d’autre qu’un atlas En dernière instance, le « public » des ADLP devient dès lors
[Fig. 82]. La métaphore de Descartes, citée dans la première par- beaucoup plus vaste, car ces archives ont aussi été conçues dans
tie de son Discours de la méthode, est une métaphore de son temps ; le but de témoigner, dans un futur plus ou moins lointain, de l’état
elle fut écrite par un homme qui, installé en Hollande dès 1628, du monde au début du XXe siècle.
connaissait bien la production cartographique de l’époque. En parfaite adéquation avec la conception selon laquelle la
Les Archives de la Planète constituent un atlas – photogra- photographie et le cinématographe seraient la mémoire docu-
phique, cinématographique, voire « multimédia » – du monde.
Cette proposition s’ordonne autour de deux dimensions fonda- 314 Le cercle (ou société) Autour du Monde comprend tous les anciens boursiers
des Bourses « Autour du Monde », quelques membres d’honneur (parmi
mentales. Tout d’abord, ces archives, dirigées dès le début par un
lesquelsAnatole France, Auguste Rodin, Henri Bergson et des visiteurs
géographe, se situent dans la continuité directe des réalisations occasionnels, comme Albert Einstein, Rabindranath Tagore, Herbert George
qui, dès la Renaissance jusqu’au XIXe siècle, prétendent diffuser Wells) et des membres associés.
auprès du public la connaissance géographique et historique sur 315 Pour ce qui est des projections réalisées à Boulogne – dans le cadre des
le monde. En ce sens, elles s’inscrivent dans les espaces de l’ima- réunions du Cercle « Autour du Monde », ou tout simplement organisées en
honneur des invités de Kahn –, registres de projection nous renseignent sur
gination géographique qui donnent à voir le monde et qui en les sujets montrés et les personnes présentes. Les registres des projections
intensifient la conscience géographique, comme les atlas carto- d’autochromes couvrent la période du 11 juin 1913 au 6 mars 1930 : ils
graphiques en format papier, les jardins géographiques, les pano- concernent 833 projections et un total de 75 sujets. Les registres de
ramas, les géoramas. Ensuite, les ADLP constituent un atlas dans projections des films ne sont pas exhaustifs pour la période allant de 1913 à
1921 ; ils consignent, pourtant, avec exactitude, les projections tenues entre le
313 H. Bergson, Bulletin de la Société Autour du Monde, nº 14, juin 1931, pp. 18 mars 1921 et le 28 octobre 1935. Un total de 555 séances et de 173 sujets
iii-iv. peut être comptabilisé.
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mentaire du réel, les images des ADLP participent, par ailleurs, senter la totalité du monde ou des connaissances, mais aussi une
d’un régime descriptif des images. Les photographies et les films façon de donner forme à la véritable pulsion archivistique qui hante
des ADLP sont censés placer le monde devant les yeux de leur les consciences depuis le XIXe siècle. À la fois support d’une mémoi-
observateur comme le ferait un atlas. Comme le résume Christian re visuelle et espace de collection, l’atlas en tant que forme visuelle
Jacob, celui-ci est un dispositif régi par une logique particulière du savoir constitue un mode d’action sur la mémoire. Inventaire
(cumulative et analytique), orchestrant le tout et le détail et se prê- séquencé du monde, la collection d’images des ADLP assume le rôle
tant à une forme « plus intellectuelle et encyclopédique » de maî- de mémoire photographique et cinématographique du monde, fixant
trise du monde 316. La définition s’applique parfaitement au projet de façon monumentale l’état de la planète au début du XXe siècle.
visuel de Kahn. La logique cumulative et analytique dont parle Enfin, les ADLP doivent être placées dans un univers visuel plus
Jacob n’est que trop évidente, non seulement au regard de la ratio- large où prolifèrent des images du monde. Cartes géographiques et
nalité géographique qui préside à l’organisation des archives (de la cartes postales, vues paysagères et panoramas, photographies et vues
Planète), mais aussi par les images elles-mêmes. Les films, tout de voyage, toutes ces images contribuent à favoriser la transmission de
comme les plaques stéréoscopiques et les autochromes, ont été la connaissance du monde par l’image. En dernière instance, l’idée
rassemblés pour leur intérêt en tant que documents historiques d’un atlas cinématographique et photographique ne trouve son véri-
préservant la mémoire d’un monde « dont la disparition fatale n’est table sens que si elle est placée dans la perspective élargie d’une cultu-
plus qu’une question de temps » 317. Visant à rassembler, organiser re visuelle, touchant à des mises en scène du monde très différentes.
et présenter des connaissances à la fois géographiques et histo- Ceci ne met pas en cause l’originalité de l’entreprise cinématographique
riques sur « des aspects, des pratiques et des modes de l’activité des ADLP, pour laquelle le film devient finalement matériel d’archives.
humaine » 318, Histoire et Géographie ne s’opposent pas dans les En fait, les films des ADLP se distinguent, par leur attention au quoti-
ADLP. À l’instar du fameux Atlas de Joan Blaeu (1598-1673), la dien et au banal, des deux autres grands projets français qui leur sont
Géographie est ici l’œil et la lumière de l’Histoire. Comme les cartes contemporains et pour lesquels le statut archivistique du film était cen-
de Blaeu, les films et les photographies des ADLP permettent de tral: l’Encyclopédie Gaumont de la firme Gaumont (adressée aux
recréer la réalité plus ou moins proche, d’avoir « devant nos yeux, publics scolaires) et le Service Photographique et Cinématographique
les choses les plus éloignées de nous » 319. de l’Armée. Mais si cette originalité est indéniable, elle ne résume pas
Inscrit dans cette lignée lointaine, le projet documentaire à elle seule les enjeux globaux de la collection.
matérialisé par les ADLP est néanmoins animé par une conscience
historique en accord avec le mouvement général de constitution des Épier la nature
archives modernes, où les mots « archives », « atlas » et « musée »
se recoupent. L’atlas constitue non seulement une manière de repré- La question de la description a déjà été effleurée à propos
du cinéma des premiers temps. Selon Gunning, le mode descriptif
316 Ch. Jacob, L’Empire des cartes, op. cit., p. 97. caractérisant les vues « primitives » s’articule sur la succession de
317 A. Kahn cité par Emmanuel de Margerie, lettre à Jean Brunhes, 26 janvier vues individuelles. À ce propos, il a été suggéré que la répétition des
1912 (cité dans J. Beausoleil, M. J.-B. Delamarre, « Deux témoins de leur cadrages et des mouvements de caméra par les opérateurs, ainsi
temps : Albert Kahn et Jean Brunhes », op. cit., p. 92).
que la coexistence occasionnelle de trois régimes de signes (écri-
318 Ibidem.
319 Joan Blaeu, cité dans Ch. Jacob, L’Empire des cartes, op. cit., p. 423. ture, carte, image indicielle), contribuent à la création d’un « effet
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de réel » caractérisant le régime descriptif. Ce modèle se retrouve graphe est donc un acte inspiré par cette même volonté descripti-
dans quelques films de la collection de Kahn ; pourtant, il est ve qui sous-tend d’autres projets géographiques.
important de souligner que le problème de la description reste, Les quelques essais de cinématographie en couleurs natu-
pour le cas des ADLP, fondamentalement lié à la méthode géogra- relles tournés par Camille Sauvageot entre 1928 et 1929 consti-
phique de Jean Brunhes. Celle-ci fait de l’entreprise documentai- tuent, à cet égard, un bon exemple. Si la pellicule couleur rend
re des ADLP un projet de description à forme « explicative », à Sauvageot particulièrement sensible à la dimension « pitto-
l’origine de laquelle se trouvent quelques théories concernant l’uti- resque » du réel, l’opérateur filmant le lever du soleil, les moissons
lisation de la photographie dans la recherche géographique, syn- ou encore les jardins exotiques d’Albert Kahn à Cap-Martin, il
thétisées en ces termes par Vidal de la Blache : « il faut, il est vrai, reproduit, pour le reste, les gestes trouvés dans les films en noir
qu’elle [la photographie] soit empruntée dans un esprit géogra- et blanc des ADLP. On reconnaît les mêmes mouvements pano-
phique, par des personnes sachant épier la nature » 320. ramiques, balayant cette fois-ci les paysages ensoleillés du Midi,
Si la photographie se trouve à l’origine de cette conception les agrestes contrées bretonnes ou les rues de Paris. Tous les films
descriptive et utilitaire des images, elle ne saurait pourtant résumer prétendent détailler des activités ou des endroits particuliers,
les films des ADLP. Ceux-ci ne se caractérisent pas nécessairement comme le départ pour la pêche au thon (film tourné à Concarneau,
par leur aspect photographique, traduit par un hypothétique plan en Bretagne) ou des manifestations religieuses (les pèlerins en
unique et l’attention porté au cadrage. Un certain nombre de traits Troménie, Bretagne). Les vues tournées en juin 1929 dans
de ces images semblent, tout au contraire, dépendre des éléments quelques villages montagnards des Alpes-Maritimes combinent
suivants : approche rythmée par la cadence des plans et des mou- ainsi les aspects pittoresques de la vue de voyage conventionnel-
vements de caméra (avec une progression du général vers le par- le avec la pulsion descriptive caractérisant la démarche géogra-
ticulier) ; organisation des prises de vue en fonction d’éléments phique de Jean Brunhes. On retrouve, à la manière des cartes
spatiaux ; retour périodique et systématique sur certains motifs ; postales animées, le groupe de vieilles maisons, les vues du pont
logique de répétition (ou variation minimale) des gestes de l’opé- et de la tour de péage médiévaux, ainsi que la succession d’aspects
rateur ; montage à la caméra ; et, enfin, sens très développé du film de la vie des paysans montagnards, des ruines du vieux Castillon
en tant que document, c’est-à-dire surface sur laquelle s’inscrit le et des vues du nouveau village.
réel. Ces films – en particulier ceux qui s’intéressent à des lieux – La figuration de l’espace urbain dans quelques films des
sont parfois envisagés comme un bloc d’informations sur le sujet ADLP vient étoffer cette hypothèse, dans la mesure où elle prend
qu’ils représentent, selon un mode de fonctionnement interne rele- corps autour de trois points : le cadre (le découpage de l’espace) ;
vant autant de l’inventaire – énumérer les différents aspects qui le regard (l’institution d’une visibilité) ; et la sérialité (la logique
distinguent un lieu d’un autre ou constituent un événement - que de production). En ce qui concerne le cadre, la définition d’un
de la mesure – dans le sens de la métrique installée par le décou- champ et l’instauration d’un point de vue témoignent d’une pre-
page et la segmentation de l’espace en unités, en plans et en mière tentative de maîtrise visuelle de l’espace. Les vues urbaines
séquences. Épier et décrire la nature par le recours au cinémato- des ADLP procèdent ainsi par segmentation : la ville y est d’abord
circonscrite, comme si elle était isolée et isolable, pour ensuite
être donnée à voir en fonction des itinéraires et des parcours pos-
320 Cité dans M.-C. Robic, « La géographie dans le mouvement scientifique »,
Jean Brunhes, op. cit., p. 60. sibles. Les villes en question, quelquefois labyrinthiques par natu-
188 189

re (cas des villes arabo-musulmanes), se laissent voir, observer et Si les vues urbaines et paysagères permettent d’identifier
apprivoiser. C’est comme si le regard des opérateurs s’organisait tout un ensemble d’éléments caractérisant ce mode descriptif, un
selon un « quadrillage imaginaire », traduisant une volonté de dernier exemple, très différent, permettra de conclure cette analy-
maîtrise et de contrôle de la réalité extérieure en conformité avec se. Il concerne les films scientifiques tournés par le médecin et bio-
les ambitions scientifiques du projet. Au lieu d’une géométrie spé- logiste Jean Comandon (1877-1970) dans le laboratoire de biologie
cifique, ce quadrillage produit un rythme : un retour périodique que Kahn met à la disposition du scientifique dans sa propriété de
et systématique sur des motifs et des mouvements de caméra per- Boulogne en 1926. Ces films se distinguent, par leur mode de pro-
mettant d’organiser, de saisir et de rendre familier l’espace de la duction, leur but et leurs formes, de toutes les vues discutées
ville, à l’instar d’une grille cartésienne. On est devant un œil ana- jusqu’à maintenant. Intégrés dans le centre de documentation diri-
lytique (ou descriptif), évoquant l’activité du chorographe. Selon gé par Jean Brunhes, ils sont sous l’entière et totale responsabili-
Georg Braun et Frans Hogenberg, éditeurs en 1572 d’un atlas de té de Comandon qui enregistre soit des expériences – « sang
villes du monde, le Civitates Orbis Terrarum (ancêtre lointain de d’oiseau infecté par un hématozoaire et phagocytose de ce parasi-
ces vues urbaines), le chorographe « décrit chaque secteur du te » –, soit des manifestations biologiques – « développement des
monde individuellement, avec ses villes, villages, îles, rivières, œufs d’oursins », « la vie des microbes dans un étang » – à l’aide
lacs, montagnes, sources, etc., et il raconte leur histoire, rendant d’un ultramicroscope. La Croissance des végétaux (version tour-
tout si clair que le lecteur a l’impression d’avoir la ville ou le lieu née en 1929) est, par ailleurs, le film des ADLP le plus souvent pro-
réel devant les yeux » 321. jeté dans le cadre des réunions du Cercle Autour du Monde. Ce
Mais le richissime fonds filmique des ADLP ne se résume film ne cesse de surprendre les invités de Kahn et conserve
pas à ces vues urbaines tournées dans plusieurs pays et tout parti- aujourd’hui encore une puissance visuelle remarquable. Germaine
culièrement à Paris, les images des rues de la capitale, avec ses Dulac se réfère explicitement au film sur le développement des
grands boulevards et son impressionnante circulation automobi- œufs d’oursins dans un essai daté de 1927 :
le, faisant figure de proie dans l’ensemble de la collection. Quelques Dans le film sur la naissance des oursins, une forme schématique,
films documentent des événements précis – comme les Jeux par un mouvement de rotation plus ou moins accéléré décrivant
Olympiques de 1924, organisés à Paris et à Chamonix ; d’autres une courbe aux degrés différents, provoque une impression étran-
illustrent des activités économiques – comme le film sur la pêche gère à la pensée dont elle est la manifestation, le rythme, l’ampli-
tude du mouvement dans l’espace de l’écran devenant les seuls
à la morue en Terre Neuve, tourné en 1922 par le même Lucien Le
facteurs sensibles. 322
Saint d’En dirigeable sur les champs de bataille [Chapitre III]
Dans un article datant de 1925 (rédigé avant la version précitée de
[Figs. 83, 84]. On trouve aussi des images concernant la vie poli-
La Croissance des végétaux), elle écrit, à propos de la notion d’« idée
tique de l’époque et de ses personnalités, les activités économiques,
visuelle » :
les pratiques religieuses, etc. Tout cela ne remet pas en cause
Il existe entre autres une étude enregistrée au ralenti de l’épa-
l’hypothèse d’un régime descriptif à l’œuvre dans l’ensemble des nouissement des fleurs. Les fleurs dont les stades de vie ne nous
films (et des photographies) des ADLP, la richesse de la collection appairassent que brutaux et limités : naissance, épanouissement,
venant attester la polyvalence de ce régime.
322 G. Dulac, « Les esthétiques. Les entraves de la cinégraphie intégrale »,
321 Cité dans S. Alpers, L’Art de dépeindre, op. cit., p. 272. L’Art cinématographique, tome II, Paris, Félix Alcan, 1927, pp. 46-47.
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mort, et dont nous ne connaissons pas l’évolution minutieuse, les IV.4. Le cinéma colonial serait-il un genre « cartographique » ?
mouvements pareils à la souffrance et à la joie, nous sont mon-
trées au cinéma dans la plénitude de leur existence. 323 Donnez-moi une carte ; puis montrez-moi tout ce
qui me reste pour conquérir le monde …
Dulac conclut par la suite qu’auparavant : Christopher Marlowe 327
[…] nous regardions les images immobiles de nos livres, mais tout
cela était pour nous lointain comme un pays étranger. Avec le ciné- En 1922, un ancien employé d’Albert Kahn, géographe de
ma, pas de pays inexplorés, plus de barrière entre les choses et nous, formation, part en Algérie afin de tourner des images et dresser
plus de barrière entre notre esprit et la vérité dans sa subtilité. 324 des relevés cartographiques pour la mission Haardt-Audouin. Son
C’est peut-être à quelques-uns de ces films que fait aussi allusion nom : Pierre-Joseph-Paul Castelnau (1880-1944). Mobilisé pen-
Colette – qui fréquente le cercle de Kahn – dans un article paru dans dant la guerre au Service géographique et photographique de
la Revue de Paris datée du 15 décembre 1929 : « au cinéma, je ne recon- l’armée, il réalise de nombreux autochromes des destructions cau-
nais qu’un apparat véritable : celui que nous découvrent l’œil convexe sées par le conflit. Il entre au service des ADLP en 1917, photogra-
du microscope et l’œil fiévreux et papillotant de l’accéléré » 325. Les phiant, après l’armistice, la reconstruction dans les départements
phénomènes capturés sur la pellicule par le Docteur Comandon consti- de l’Aisne et de la Marne. S’il n’exécute que des autochromes pour
tuent une autre façon d’« épier la nature », pour reprendre la belle les archives de Kahn, il tourne des films pour le ministère des
expression de Vidal de la Blache. Comme pour Charles Urban, donner Affaires Etrangères et l’Exposition Coloniale de Marseille (1922) et
à voir le monde est, pour les ADLP, une façon de capter sur la pellicu- fait publier, à la même époque, plusieurs documents cartogra-
le les détails qui singularisent telle région ou localité, ainsi que les pro- phiques. Proche de Jean Brunhes, il lui explique dans une lettre
cessus et événements de la nature échappant à la vision directe. non datée vouloir mettre en œuvre « l’application géographique
Constantijn Huygens, diplomate hollandais du XVIIe siècle, remar- du cinéma » 328. En qualité de géographe de la première mission
quait à propos du microscope : « nous errons dans un monde de créa- Citroën à travers l’Afrique, il réalise ainsi La Traversée du Sahara
tures minuscules, inconnues jusqu’à présent, comme si c’était un en autochenilles (1923) et Le Continent mystérieux (1924).
continent de notre globe découvert depuis peu » 326. Il était naturel Illustrant la tradition du documentaire au long cours, ces
que les Archives de la Planète incluent ce « continent » dans leur inven- deux films introduisent la question délicate du colonialisme et du
taire du monde. cinéma colonial, dont tout un pan est indissociable d’une entrepri-
se plus vaste de cartographie visuelle. Après avoir conçu et déve-
loppé un nouveau véhicule, l’autochenille B2, la firme Citroën
organise en 1921 une grande opération publicitaire, en proposant de
traverser le désert saharien en vingt jours. Soutenue activement par
l’armée et le gouvernement français, la mission Haardt-Audouin
323 G. Dulac, « L’essence du cinéma – l’idée visuelle », Écrits sur le cinéma
(1919-1937), Paris, Paris Expérimental, 1994, p. 65.
part de Touggort le 17 décembre 1922, pour arriver à Tombouctou,
324 Ibidem.
325 Colette, citée dans A. et O. Virmaux, Colette et le cinéma, Paris, Fayard, 327 Ch. Marlowe, Tamerlan (deuxième partie), Paris, Albin Michel, 1977
2004, p. 369. [1587].
326 Cité dans S. Alpers, L’Art de dépeindre, op. cit., p. 49. 328 Archives Mariel Jean-Brunhes-Delamarre, Musée Albert Kahn.
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dans le Soudan Français (aujourd’hui le Mali), le 7 janvier 1923. Le rôle que le cinématographe pouvait jouer dans cette
Elle inclut plusieurs militaires, ainsi que Paul Castelnau qui en rap- entreprise a été rapidement compris : parmi les multiples exemples
porte des relevés cartographiques, ainsi que les deux films déjà men- possibles, un pamphlet intitulé Le Cinéma colonisateur, publié par
tionnés. Le premier, La Traversée du Sahara, documente le voyage, un agent de Pathé à Alger en 1916, proclame que « demain, le ciné-
substituant au « détail pittoresque » « le visage français de ma sera l’auxiliaire puissant de l’expansion du clair génie natio-
l’Afrique » 329. Un an plus tard, le géographe fait paraître un mon- nal, l’agent attendu qui fera aux Français aimer et mieux connaître
tage d’images moins austère, sous le titre exotique (probablement leurs colonies et aux indigènes, la France civilisatrice et glorieu-
imposé par les distributeurs) de Le Continent mystérieux. se » 332. L’une des tâches à accomplir par le cinéma était, précisé-
Entreprise à la fois militaire, scientifique et commerciale, ment, ce qu’on peut appeler la ciné-cartographie de l’empire : la
cette traversée amorce, en France, la vogue des « croisières », dont constitution d’une représentation cinématographique de ces vastes
les récits filmiques les plus connus sont La Croisière noire (1924- territoires, capable de faciliter la compréhension de ce qui demeu-
1925) et La Croisière jaune (1931-1932) 330. Un bon nombre de rait, pour beaucoup d’européens, une abstraction. En somme, ciné-
films de ce genre ont été produits en France et ailleurs : il faut les ma et cartographie se voient réunis au sein d’un même projet :
inscrire dans le déploiement d’une rationalité cartographique atta- l’épanouissement des empires coloniaux européens.
chée à l’exploration, à la conquête et à l’assujettissement des ter- Il n’est donc pas surprenant de trouver dans ces films de
ritoires convoités par les puissances coloniales européennes. Dans nombreuses cartes. L’utilisation d’images cartographiques devient
l’introduction du livre retraçant les aventures de l’expédition, un poncif de ces documentaires, qu’il s’agisse de reportages, de
André Citroën est très clair : films d’exploration, de films exotiques, ou de documentaires
Le premier [résultat] et le plus apparent, c’est que la liaison entre romancés. Ils se retrouvent même dans des films de fiction. Ces
l’Algérie et l’Afrique Occidentale française vient de recevoir une solu- images constituent le symptôme le plus évident de la rationalité
tion pratique. […] L’autochenille permettra, en outre, de procéder cartographique qui les commande, signalant l’adaptation d’un
aux relevés topographiques encore incomplets et d’achever les études régime visuel descriptif aux enjeux du discours colonialiste. Un
relatives à l’établissement de la voie ferrée. Elle deviendra également
reportage Pathé-Journal intitulé Afrique Occidentale Française,
l’auxiliaire et l’ange gardien de l’avion. […] Parmi les conséquences
presque immédiates à tirer du raid africain, on peut encore men-
daté des années trente, en fournit un bel exemple 333. Les
tionner le développement du grand tourisme ; il suffit pour cela séquences, concernant les possessions françaises dans cette région
d’organiser le ravitaillement et de jalonner les itinéraires. 331 - le Sénégal, la Guinée Française, la Côte d’Ivoire, le Dahomey, la
Haute-Volta, le Soudan Français et la Mauritanie - sont invaria-
blement introduites par une carte de la région. Ces cartes ont une
329 P. Leprohon, L’Exotisme et le cinéma, op. cit., pp. 63-64. valeur à la fois symbolique et discursive : semi-occultées par les
330 Ces deux expéditions sont aussi financées par André Citroën : le film qui
documente la première, tourné en Afrique, est réalisé par Léon Poirier ; le
cartons qui désignent les possessions, elles ne permettent pas de
deuxième, La Croisière jaune, est tourné en Asie par André Sauvage. localiser avec précision la région concernée. Elles fonctionnent
Associant images et son direct, Citroën lui impose un montage et un comme un signe de ce régime descriptif, la marque des énoncés
commentaire réalisés par Léon Poirier
331 A. Citroën, « Introduction », in Haardt, G. M., Audouin-Dubreuil, L. La 332 Cité dans G. Gauthier, Un Siècle de documentaires français, Paris,
Première traversée du Sahara en automobile. De Touggourt à Tombouctou Armand Collin, 2004, p. 35.
par l’Atlantide, Paris, Plon, 1923, p. 23. 333 Référence CM 78 Pathé-Archives. Film sonore, N&B, 41 min.
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visuels qui, invariablement, succèdent à l’image filmée de la carte trois minutes passe en revue la constitution de l’empire colonial
: l’enchaînement de vues paysagères, des portraits des gens et des français, en utilisant des cartes animées par des flèches, matéria-
activités qui caractérisent les territoires désignés. Le régime des- lisant l’idée d’une France rayonnante [Figs. 85, 86]. Une obser-
criptif dominant est justifié par la rationalité cartographique à vation de Siegfried Kracauer à propos du rôle des cartes dans des
l’œuvre dans les images. Si chaque vue procède par sélection et films produits par le gouvernement national-socialiste vient étayer
cadrage du réel, ici les plans sont conçus comme les planches d’un cette idée. Il écrit à leur propos : « ressemblant à des graphiques
atlas. Empruntant, encore une fois, une idée de Jacob, pour qui « de processus physiques, elles [les cartes] montrent comment tous
le jeu du partiel et du global » est constitutif de cette forme, les matériaux connus sont brisés, pénétrés, repoussés et avalés
chaque plan offre ainsi la vue détaillée d’un aspect de la réalité, par le nouveau matériau, démontrant ainsi sa supériorité absolue
étant interprété et placé par le spectateur dans le cadre de l’éco- de la manière la plus frappante » 335.
nomie globale du film, portrait filmique de l’Afrique Occidentale
Française. On est devant un atlas filmé de ce territoire : celui-ci est IV.5. Formes contemporaines de l’atlas
traversé par un double problème d’échelle, dictée par le cadrage
et l’échelle des plans et symbolisée par le fait que la totalité de L’un des projets artistiques majeurs de l’artiste allemand
l’espace physique se trouve réduite (ou miniaturisée) dans un bloc Gerhard Richter (né en 1932) s’intitule Atlas : mis en œuvre en 1964,
d’espace-temps projetable. Le fait que ce monde miniaturisé nous il compte aujourd’hui environ 700 panneaux réunissant plus de
soit restitué par le biais de la projection cinématographique – et 5 000 photographies, coupures de presse, dessins, diagrammes et
non pas cartographique – et que les images qui le constituent autres matériels visuels, collectionnés et assemblés par l’artiste sur
soient d’une nature référentielle distincte de celle des cartes des planches disposées presque toujours selon une orthogonalité
conventionnelles, ne remet pas en cause la nature essentiellement rigoureuse. Il s’agit d’un travail en cours, articulé autour de l’accu-
cartographique de cet atlas. mulation et de la mise en série d’images, donnant forme à la pulsion
L’image cartographique pénètre ainsi, de façon discrète archivistique d’un certain pan de l’art contemporain. L’Atlas de
mais certaine, au sein des portraits et des récits cinématogra- Richter est né de sa volonté d’incorporer l’esthétique de la photo-
phiques de l’entreprise d’exploration et conquête du monde, graphie d’amateur à sa peinture, conçue d’après des reproductions
comme l’atteste le film La France est un Empire (1939), docu- photographiques. Ayant amassé de nombreuses images, l’artiste
mentaire de propagande produit par le Service intercolonial décide, en 1969, de les faire encadrer. Le projet fut exposé pour la
d’information et de documentation 334. Si la bande-annonce du première fois en 1972, sous le titre d’Atlas der Fotos in Skizzen
film promet au spectateur un voyage unique (« Sans quitter votre (« Atlas des photographies en esquisses ») : si les premiers pan-
fauteuil, vous visiterez l’Algérie, la Tunisie, le Maroc, l’Afrique neaux contiennent des photographies de famille, ainsi que des
noire, la Somalie, Madagascar, les Antilles, l’Indo-Chine, et toutes images trouvées dans la presse, Richter réunit aussi des photogra-
nos possessions d’Outre-mer »), le film mise également sur la phies des camps de concentration (panneaux 16 à 20), des images
valeur pédagogique des cartes. Une séquence durant à peu près pornographiques (panneaux 21 à 23), des portraits d’hommes
illustres (panneaux 30 à 37), ou encore des photographies aériennes
334 Scénario de Jean d’Agraives et Emmanuel Bourcier, avec les images de Gaston
Chelle (Afrique du nord), Hervé Missir (Asie), Georges Barrois (Madagascar et
Somalie), Raymond Méjat (Guyane et les Antilles), André Persin (Afrique noire). 335 S. Kracauer, De Caligari à Hitler, op. cit., p. 316.
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(panneaux 106 à 124), entre autres [Fig. 87]. Vers la fin des années même : « je ne peux traiter cette immense quantité d’images que par
soixante, les formats de ces images deviennent standardisés, de l’ordre car ce ne sont plus des images individuelles » 339. La grille revêt
façon à permettre leur organisation symétrique, sous la forme d’une donc un effet très particulier : elle transforme l’amas de fragments en
grille d’images. Selon Benjamin H. Buchloh, « ni l’album particulier un ensemble à la fois cohérent, parce qu’uniformisé, et ouvert, c’est-à-
de l’amateur, ni les projets cumulatifs de la photographie docu- dire non conforme à un récit linéaire.
mentaire ne peuvent identifier la nature discursive de cette collec- La pierre de touche de cet atlas contemporain est à chercher
tion photographique » 336. Il suggère au contraire que : dans l’idée de forme graphique. Si les exemples discutés jusqu’à
[...] les mots qui nous viendraient spontanément à l’esprit pour présent avaient pour objet une totalité géographique, l’Atlas de
décrire l’Atlas de Richter sont ceux que l’on utiliserait pour décri- Richter se concentre exclusivement autour de la spatialisation des
re des tableaux informatifs, des supports pédagogiques, des illus- objets de la connaissance – à ne pas confondre avec les représen-
trations techniques ou scientifiques tirées de manuels ou de tations de l’espace et des lieux du monde. Si Buchloh évoque à pro-
nomenclatures, l’organisation archivistique de documents selon
pos du projet la tradition cartographique (ainsi que l’atlas
les principes d’une discipline encore non identifiée. 337
Mnémosyne d’Aby Warburg), seules sa configuration épistémique
Buchloh introduit une dimension fondamentale, déjà évoquée à
et sa capacité à penser (les temps de) la mémoire justifient ce rap-
propos des atlas scientifiques: l’idée que ces collections d’images consti-
prochement. Associés à la photographie et à la reproduction méca-
tuent une technologie intellectuelle. « Les atlas fournissent des objets
nisée, les atlas sont devenus l’instrument d’une vision globale (du
de travail aux sciences visuelles », observaient Galison et Daston à pro-
monde, de disciplines scientifiques, d’un problème, etc.), rassem-
pos des livres scientifiques du XIXe siècle 338 : l’affirmation peut s’appli-
blée par une accumulation sans précédent d’informations visuelles
quer également au travail de Richter, dont la pratique artistique
et la nécessité d’y trouver et d’y tracer un parcours. La forme atlas
constitue une manière autre d’envisager la question des « sciences du
devient ainsi, non seulement une façon de représenter par l’agen-
regard ». Son atlas répond à la fois à la décision de fonder sa pratique
cement d’images la connaissance sur l’espace géographique, mais
picturale sur la photographie et – suivant Buchloh – à la nécessité de
aussi une forme particulière, et spécifiquement visuelle, de pen-
réagir à la « crise de la mémoire » caractérisant l’Allemagne de l’après-
ser par l’espace les objets de la connaissance. Aboutissant à une
guerre. Le fait que l’artiste ait choisi d’organiser ses images sur des
vision dialectisée entre la totalité et les détails, l’Atlas de Richter
séries déclinées sous la forme d’une grille, réunissant des ensembles de
illustre comment cette forme est devenue une procédure archivis-
quatre, six, neuf, douze, seize ou même vingt photographies, est par-
tique majeure de l’art contemporain, prise dans la dialectique com-
ticulièrement frappant. La grille est une forme infiniment extensible,
plexe qui unit et oppose, dans un maelström difficilement
imposant son ordre rationnel à cet amas de fragments – fragments
navigable, mémoire et histoire. Dispositif majeur du régime visuel
d’images, mais aussi de la mémoire, qu’elle soit personnelle ou collec-
contemporain, la forme atlas ouvre aussi la voie à une interpréta-
tive. Elle est aussi symptomatique d’une volonté de maîtriser, par la
tion du phénomène cartographique dans des termes différents de
spatialisation, les données amassées. Comme l’explique l’artiste lui-
ceux qui ont été explorés jusqu’à maintenant.
336 B. H. Buchloh, « Gerhard Richter’s Atlas : The Anomic Archive », in
Blazwick, I. (ed.), Gerhard Richter Atlas. The Reader, London, Whitechapel,
2003, p. 100.
337 Ibidem.
338 L. Daston, P. Galison, « The Image of Objectivity », op. cit., p. 85.. 339 G. Richter, cité dans Blazwick, I., Gerhard Richter Atlas, op. cit., p. 115.
198 199

James Benning, One Way Boogie Woogie / 27 years Later comme par euphémisme une véritable disparition [Figs. 90, 91].
Élément clé du paysage, l’homme est, comme ce dernier, une fonc-
En 1977, le cinéaste américain James Benning réalisait dans tion du temps: les enfants d’OWBW sont devenus des adultes, les
sa ville natale de Milwaukee One Way Boogie Woogie [OWBW]. adolescentes des femmes mûres. Contrairement aux panneaux d’un
Composé de soixante plans fixes durant une minute chacun, le diptyque, qui peuvent être regardés en même temps, OWBW/27YL
film dépeint le paysage de la vallée industrielle de la ville. sont projetés l’un après l’autre, constituant un étrange exercice pour
Dominée par ses nombreuses usines, la Milwaukee de Benning le spectateur. L’un des principaux enjeux du film est précisément
est une ville d’entrepôts et d’ateliers, traversée par des chemins de le travail de la mémoire, qu’il concerne la constitution d’une archi-
fer qui font lentement transiter des wagons de fret et où les châ- ve audiovisuelle de Milwaukee, ou la mémoire du spectateur. À cet
teaux d’eau et les réservoirs de gaz se succèdent aux espaces vides égard, l’œil est aussi important que l’oreille, dans la mesure où les
et aux amas de gravats. Des hommes et des femmes donnent vie sons que Benning recueille et combine de façon discrète et admi-
à des micro-récits, aidés en cela par la bande son ; les silhouettes rable font partie intégrante de ses paysages.
longilignes des cheminées se dressent contre un ciel toujours bleu, L’ensemble de l’œuvre de Benning porte essentiellement
tandis que les insignes lumineuses des bières de Milwaukee sur l’exploration de paysages vernaculaires de l’Amérique du
ornent l’obscurité de la nuit. Le titre du film fait référence à l’une Nord. Dans cette perspective, elle est non seulement à rapprocher
des plus célèbres toiles de Piet Mondrian, Broadway Boogie du courant structurel auquel elle est souvent associée (Benning
Woogie : la précision mathématique avec laquelle se succèdent parle souvent de l’influence de Michael Snow dans son travail, par
les images de Benning, saturées de couleurs vives et admirable- exemple), mais aussi d’une certaine tendance générale du ciné-
ment composées, substitue à la grille moderniste du peintre fla- ma expérimental américain, attachée à l’exploration de lieux et
mand un système tout aussi strict [Figs. 88, 89]. de paysages. Puisque de nombreux films de Benning sont consti-
Vingt-sept ans plus tard (et quinze autres films après), tués de plans fixes soigneusement composés, la question de la
Benning retourna à Milwaukee, ville qu’il avait abandonnée en 1978. photographie est, elle aussi, souvent évoquée par des commenta-
Après avoir contacté tous ceux qui avaient participé à OWBW, il teurs. Mais face à OWBW/27YL, ce qui frappe c’est l’étrange
reprit le film, plan par plan, à l’emplacement exact où il avait installé « entre-images » dans lequel se place le diptyque : marqué par
sa caméra près de trois décennies plus tôt. De ce geste résulta 27 l’absence de mouvements de caméra et l’expérience de la durée
Years Later [27YL], film spectral, hanté par le souvenir de OWBW qu’il implique, ainsi que par le travail subtil des mouvements dans
(la bande-son fut entièrement reprise) et dont la matière première l’image, celui-ci est éminemment cinématographique.
est le passage du temps. Vingt-sept ans plus tard, le monde a chan- Plus que la photographie, le diptyque de Benning invite au
gé et avec lui les paysages de Milwaukee : les enseignes des brasse- rapprochement avec la cartographie. D’une manière générale,
ries ont cédé leur place aux panneaux lumineux des hôtels de luxe; dans les films du cinéaste, le geste de filmer ressemble à un pro-
les usines ont été remplacées par des « drive-in ». Le drapeau arbo- cessus de territorialisation par lequel il s’approprie l’espace en lui
rant les couleurs des États-Unis, qui volait coloré dans le ciel de donnant un sens et une identité. L’idée de cartographie est chère
OWBW, est maintenant terni et loqueteux. D’autres éléments ont à l’auteur, qui utilise régulièrement l’expression « mapping » pour
disparu, comme les marques soigneusement peintes sur les réser- parler de son travail, comme si son geste créatif s’apparentait à
voirs à gaz, ou encore certains personnages dont l’absence illustre celui d’un cinéaste-cartographe. À propos de sa trilogie califor-
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nienne – El Valley Centro (2000), Sogobi (2001), Los (2001) –, résultat de ces deux campagnes photographiques fut ensuite numé-
Benning parle de cartographie visuelle, affirmant : risé, de façon à créer quatre vues panoramiques traversant l’espa-
California Trilogy est ma tentative de dresser la carte de l'État de ce et le temps comme des « stratigrammes », des représentations
Californie par le biais de l’outil-caméra, au moyen d'une géogra- graphiques des couches spatio-temporelles qui constituent le bou-
phie d’images et de sons prélevés dans différents contextes et levard. Ces panoramas furent publiés en 2005 sous la forme d’un
espaces : le rural, l’urbain et le sauvage. Ce n’est en aucun cas la livre, Then & Now : les images de 1973 y sont affichées en haut de
volonté de témoigner d’une réalité globale et objective, mais plu-
la page ; elles font face aux images de 2004, sur lesquelles elles sont
tôt une description personnelle de ce que je crois être devenu la
Californie au tournant de ce siècle. C’est une méditation. 340
alignées, dans ce qui ressemble à un relevé « photo-topographique »
La question de la cartographie concerne aussi bien une dimension de la plus célèbre avenue d’Hollywood [Fig. 92].
thématique (Benning est essentiellement préoccupé de lieux et de pay- Dans la mesure où l’inscription de la durée dans l’image
sages) que méthodique. Cette dernière est fondée sur une conception coïncide avec un déplacement continu dans l’espace, le projet pho-
particulière du cinéma, entendu moins comme fenêtre ouvrant sur tographique de Ruscha est, lui aussi, éminemment cinématogra-
une profondeur fictive que comme surface impressionnable sur laquel- phique. Au-delà de cet aspect, la démarche commune aux projets
le vient s’inscrire la « géographie d’images et de sons » que Benning de Benning et de Ruscha semble déterminée par une rationalité
prélève dans le réel. Cet aspect est notoirement présent dans cartographique, même si le regard poétique et très personnel du
OWBW/27YL, la composition des plans insistant, à une exception près, premier se distingue du regard arpenteur et quasi-anthropologique
sur la planéité de l’image. du second. Avec Benning, nous avons affaire à une « cartographie
Plus que la fixité des plans, c’est cette planéité récurrente qui sentimentale », une sorte de méditation très personnelle sur des
pourrait rappeler ici certains travaux photographiques dont la lieux bien spécifiques et le passage du temps, revêtant néanmoins
logique topographique et cumulative serait aussi le symptôme d’une un aspect méthodique ou sériel : tous les plans sont fixes et durent
vocation cartographique de l’image. Ces travaux photographiques se exactement une minute. Avec Then & Now, nous avons affaire à un
placent, eux aussi, dans un curieux « entre-images » évoquant la relèvement de terrain, un atlas photographique traitant presque «
photographie, le cinéma et la tradition cartographique : c’est le cas géologiquement » de la métrique et de l’échelle du Hollywood
de certaines œuvres du photographe américain Ed Ruscha, comme Boulevard, c’est-à-dire en fonction de deux strates de temps super-
le célèbre Every Building on Sunset Strip (1966), un encart à volets posées. Then & Now partage avec les deux films de Benning cette
mesurant plus de huit mètres de longueur et documentant chaque même conception de l’image (et de la ville) en tant que surface
bâtiment du Sunset Strip. Le 8 juillet 1973, Ruscha photographiait plane sur laquelle s’inscrivent les effets du temps.
le fameux Hollywood Boulevard à partir d’une camionnette par- Facteur, lieu et exemple de mise en mouvement de l’image,
courant toute la longueur de la rue, côté nord et côté sud. Ces images le dispositif atlas relève d’une certaine temporalité constitutive
furent ensuite développées et stockées. Plus de trente ans plus tard, des images : si les cartes dans l’atlas incluent le temps, les photo-
le 5 juin 2004, Ruscha décida, à l’instar de Benning, de rephoto- graphies et les plans de Ruscha / Benning donnent forme au pas-
graphier la rue selon la même méthode, cette fois en couleur. Le sage du temps. Si les deux projets sont marqués par une pensée de
la progression dans l’espace et la mise en mouvement des images,
340 Cité dans les notes du programme cinéma « Imaginer Los Angeles », du le diptyque de Benning doit être compris comme un atlas audio-
Centre Georges Pompidou, 27 mars 2006. visuel de la Milwaukee industrielle. Il s’inscrit dans une double
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tradition : celle, strictement cartographique, des atlas urbains qui, Walid Raad, L’Atlas Group
depuis le XVIe siècle, documentent et transforment en image les
villes du monde et celle, cinématographique, des films des pre- Un autre exemple réunit de façon originale et problématique
miers temps (tous les plans du film sont fixes, ne durant qu’une plusieurs aspects déjà évoqués : il s’agit de l’Atlas Group, projet
minute). OWBW/27YL nous met face à un portrait de la vallée entamé en 1999 par l’artiste Libanais Walid Raad (né en 1967). Le
industrielle de Milwaukee qui répond à un sentiment de mémoi- Groupe Atlas se propose de constituer un fonds d’archives sur l’his-
re en péril (au moment où Benning décide de tourner OWBW la toire contemporaine du Liban, réunissant des documents consi-
ville de Milwaukee entamait son déclin). L’idée de portrait soulè- gnés dans plusieurs supports : vidéos, photographies, carnets de
ve dans ce cas précis un problème géographique et figuratif essen- notes, témoignages oraux, etc. Il s’agit d’une fondation imaginai-
tiel : comment montrer et décrire les lieux du monde ? Pendant la re, motivée par le désir réel de créer un centre de réflexion sur la
Renaissance, et suite à la redécouverte des textes géographiques question de la mémoire historique au Liban, pays profondément
de Ptolémée, la peinture de « portraits de ville » a été associée à marqué par une interminable et sanglante guerre civile. À l’origi-
la chorographie, c’est-à-dire l’étude d’une géographie régionale et ne de ces archives, on trouve ce même sentiment de mémoire en
des lieux qui ne serait pas l’affaire des hommes de science, mais péril qui avait motivé Albert Kahn à financer un corps privé d’opé-
celle des peintres [Fig. 93]. Comme l’explique Ptolémée dans le rateurs dont la mission était de quadriller avec leurs appareils une
premier chapitre de son traité sur la géographie : planète en transformation accélérée. La nature violente des évé-
La geographia est une représentation (mimésis) par le dessin de nements qui ont secoué le Liban et la situation de quasi amnésie
la partie connue de la terre, dans sa totalité, avec ce qui en règle post-traumatique dans laquelle le pays se retrouva dans les années
générale, lui est rattaché ; et elle diffère de la chorographia, 1990 poussèrent Raad au questionnement critique des entreprises
puisque cette dernière, détachant l’ensemble des lieux pris à part, de documentation. L’artiste est particulièrement attaché à l’idée
expose avec précision chacun d’eux, séparément et pour lui-
de « documents hystériques », de traces symptomatiques signa-
même, décrivant en même temps presque tous les petits détails
qu’il renferme […]. 341
lant, non pas la guérison des séquelles du conflit, mais le refoule-
L’idée de chorographie constitue un point d’entrée intéressant pour ment de la douleur qu’il a causée.
appréhender ces deux films (ainsi que les projets de Ruscha), résultant Raad organise les documents collectés en trois catégories :
d’une accumulation systématique et agencée d’images et de sons. un type A (« Authored »), lorsque l’auteur des documents est iden-
Compte tenu de la nature topographique des plans, de leur ambition tifié ; un type FD (« Found Documents »), rassemblant les docu-
descriptive et de leur démarche sérielle, la notion d’atlas s’avère l’une ments trouvés ; et le type AGP (« Atlas Group Productions »),
des plus justes pour traiter les enjeux de ces deux films « chorogra- réunissant les productions du groupe. Ces documents sont rigou-
phiques ». reusement ordonnés dans des diagrammes et, parfois, publique-
ment présentés par Raad lors de performances ressemblant à de
très sérieuses présentations académiques. Si son projet constitue
la tentative de créer un espace accueillant les manifestations du
travail obscur de la mémoire (ses « documents hystériques »), la
341 Cité dans Ch. Jacob, « La mimésis géographique en Grèce ancienne »,
démarche de l’artiste est rationnelle et méthodique. Le statut de
Espace et représentation, Paris, Éditions de la Villette, 1982, p. 56. beaucoup des documents de type A et FD est, pourtant, délibéré-
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ment équivoque : on ne peut jamais affirmer avec certitude s’ils comme une tentative d’archivage de la mémoire inconsciente du
sont « réels » ou « fictifs », trouvés ou fabriqués. Le projet joue Liban, mémoire qui se manifeste dans et par les images, on ne
ouvertement sur ce doute, entretenu par une affabulation serait pas loin de certains propos de Mnémosyne. Pourtant, et là
constante. Ainsi, l’on apprend que le Groupe Atlas aurait été formé se situe l’une des différences fondamentales entre l’atlas de
en 1976 par l’artiste Maha Traboulsi ; que « le plus renommé des Warburg et celui de Raad, ce dernier fabrique ses documents,
historiens du Liban », le Dr. Fadl Fakhouri, aurait légué ses deux contrairement au premier, qui les monte. Dans l’atlas de Raad, la
cent vingt-six carnets de notes, vingt-quatre photographies et méthode et les enjeux sont radicalement différents de ceux de
deux films à la fondation de Raad 342 ; et que Soheil Bachar, seul Warburg et même la spatialisation des objets de la connaissance
otage arabe enlevé pendant la guerre civile, supposément détenu se trouve limitée dans le projet de l’artiste libanais à la traduction
pendant dix ans, serait l’auteur de témoignages exclusifs sur sa graphique de quelques-unes des informations réunies. C’est
captivité. Même le gouvernement libanais collaborerait avec ces comme si le dispositif atlas se trouvait métaphorisé, ayant perdu
archives, auxquelles il aurait communiqué Secrets In The Open les conditionnements graphiques qui lui donnent forme et qui
Sea (2002), une série de photographies bleues, soi-disant retrou- sont encore présents dans le projet de Richter. Il est peut-être
vées dans les décombres du centre ville de Beyrouth en 1992. utile de passer en revue quelques-uns des éléments formels et
Envoyées dans un laboratoire par le Groupe Atlas, leur secret fut conceptuels qui le distinguent, dont, tout d’abord, la volonté de
rapidement découvert : sous leur surface bleue marine se dissi- classement et d’organisation de l’information. Celle-ci traverse le
mulent les portraits, sereins et en noir blanc, des gens disparus en projet de Raad, accompagné par le catalogage méticuleux de toute
mer pendant la guerre civile. information concernant la guerre civile. Ainsi, le carnet de notes-
Parce qu’il assume pleinement l’héritage de l’art concep- volume 38 du Dr. Fadl Fakhouri contient 145 découpages de pho-
tuel, qu’il illustre l’alliance de la pulsion archivistique de l’art tographies de voiture « qui sont les répliques exactes (même
contemporain avec sa dimension fictionnelle et qu’il mène une marque, modèle et couleur) de chacun des véhicules utilisés
réflexion sur la question des archives et des « contre-archives » de comme voitures piégées pendant les guerres du Liban entre 1975
l’histoire (ou de la mémoire et de la contre-mémoire), l’Atlas et 1991 » 344 (Already Been In A Lake Of Fire, 1999). Cette
Group rappelle le travail de Richter. Quelques auteurs ont même démarche est régie par une logique de sérialité découlant, à la
mentionné l’héritage de Warburg, comme si Mnémosyne consti- limite, de la volonté de classement déjà mentionnée, et illustrée,
tuait une espèce d’horizon précurseur de toutes ces démarches 343. entre autres, par deux projets : Sweet Talk or Photographic
Malgré les différences évidentes entre les deux projets, on se Documents of Beirut et A History of Car Bombs in the Lebanese
demande effectivement si la conception de « documents hysté- Wars (1975-1991)-Volumes 1-245. Mais le Atlas Project se carac-
riques » avancée par Raad ne constitue pas un écho, certes moins térise aussi par la volonté de traduire graphiquement les infor-
conceptualisé, des théories de l’historien de l’art allemand sur le mations réunies (Missing Lebanese Wars, 1999) et par un goût
Nachleben (« survivance »). Si l’on considère l’atlas de Raad pour les cartes (My Neck Is Thinner Than Air, série de perfor-

342 W. Raad, The Truth Will Be Known When The Last Witness Is Dead. 343 B. Schmitz, « Not a search for truth », The Atlas Group (1989-2004). A
Documents from the Fakhouri File in The Atlas Group Archive, Köln, Verlag Project by Walid Raad, Köln, Verlag der Buchhandlung Walther Köning,
der Buchhandlung Walter König, La Galerie Noisy-le-Sec, Les Laboratoires 2006, p. 45.
d’Aubervilliers, 2004, p. 9. 344 W. Raad, The Truth Will Be Known, op. cit., p. 59.
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mances et de publications, depuis 2005), les diagrammes (We ment, l’un des premiers enregistrements filmiques en couleur du
Can Make Rain But No One Came To Ask, vidéo et installation, lever du soleil, tourné par Camille Sauvageot en 1928. Les images
2005) et les maquettes (I Was Overcome With a Momentary de l’opérateur au service d’Albert Kahn, réalisées avec le procédé
Panic, installation). Enfin, il faut mentionner la dimension géo- Keller-Dorian, illustrent bien l’attirance de la caméra pour les
politique des travaux de Raad, chacun de ses projets constituant détails pittoresques du théâtre de la nature. Il s’agit à la fois d’une
une tentative d’analyser les implications politiques et esthétiques cinématographie comme dispositif spectaculaire – centré sur la
de la situation géographique du Liban et de Beyrouth. capacité de la machine à reproduire du mouvement et en couleur
Parmi les documents audiovisuels produits par Raad, l’un – et d’une cinématographie comme dispositif du spectaculaire : le
est particulièrement intéressant : I Only Wish That I Could Weep spectacle filmé y constitue l’attraction. Débutant encore dans l’art
(2001). Durant six minutes, il montre une succession de huit cou- de capturer le monde, l’œil machinique de la caméra se focalisait
chers de soleil sur la mer. L’histoire qui l’accompagne nous alors sur le spectacle éblouissant du soleil se levant sur la mer,
apprend que ces images ont été tournées par un opérateur libanais avant de poursuivre son travail titanesque de documentation
(« Operator #17 ») au solde des services secrets dans les années exhaustive de toute la planète. Cinquante ans après, cette tâche a
1990. Sa mission consistant à surveiller les rendez-vous et les ras- été maintes fois accomplie et l’œil de l’Histoire – l’œil de toutes les
semblements suspects sur la grande corniche de Beyrouth, l’opé- histoires – s’est transformé en un œil machinique sans histoires.
rateur anonyme ne peut pas s’empêcher de diriger sa caméra, La bande-vidéo tournée par un opérateur anonyme dont la fonc-
cachée dans une buvette-camionnette, vers les flamboyants cou- tion est de surveiller le monde cherche, par ses plans du coucher
chers de soleil auxquels il assiste. Originaire de Beyrouth oriental, du soleil, l’innocence perdue d’un regard dont l’intention est enco-
le cameramen #17 avait rêvé, pendant la durée de la guerre civi- re d’épier la nature.
le, de pouvoir regarder le coucher de soleil sur la corniche.
Découvert par les autorités, il est destitué de ses fonctions. On Patrick Keiller, The City of the Future
l’autorise néanmoins à garder la bande-vidéo, dont il aurait fait
ensuite don au Groupe Atlas. L’anecdote illustre bien le travail Conçue par le cinéaste anglais Patrick Keiller, la source de
d’affabulation poétique caractérisant le projet de Raad ; elle modi- l’installation The City of the Future est un DVD interactif investi-
fie aussi le regard que l’on porte sur ces images, propres d’une guant les représentations du paysage urbain dans le cinéma bri-
esthétique et d’une rhétorique de la surveillance, amplement tannique des origines (1896-1909) 345. L’installation fut présentée
confirmée, si besoin en était, par la qualité médiocre de la bande- au British Film Institute entre novembre 2007 et février 2008 :
vidéo. Qu’est-ce que documentent réellement ces images, dont agençant 68 films du début du siècle, elle était constituée de cinq
l’origine – une caméra de surveillance cachée – veut les confiner écrans, disposés dans la salle en fonction des relations géogra-
à leur valeur indicielle ? phiques entre les lieux représentés dans les films et faisant ainsi de
Walid Raad nous fournit une réponse par sa théorie des la spatialisation cartographique son principe constitutif [Fig. 94].
« documents hystériques » : ces images seraient le symptôme des Chaque écran reproduisait une séquence différente, mais toujours
troubles suscités par l’expérience traumatique de la guerre et, en
345 Le DVD a été produit dans le cadre d’un projet de recherche plus vaste,
même temps, une façon d’interroger l’amnésie historique l’ayant incluant aussi une base de données sur des films tournés entre 1896 et 1973,
suivie. À ce propos, on évoquera ce qui constitue, très probable- disponible sur : http ://vads.ahds.ac.uk/resources/CF.html.
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organisée comme un voyage dans le Royaume-Uni du début du cartes et de films à la manière d’un flâneur, soit en fonction d’une
XXe siècle, les films étant précédés par des cartes. séquence linéaire. 346
Depuis le début des années quatre-vingt, Patrick Keiller (né Invitant à la flânerie du regard, ces films des premiers temps sus-
en 1950), architecte de formation, consacre sa réflexion aux citent un regard para-cartographique, comme le rappelle Giuliana
espaces urbains de la Grande-Bretagne contemporaine. Auteur Bruno :
de plusieurs films « semi-documentaires » (l’expression est de Les cartes supposent des espaces imaginés et une exploration ima-
l’artiste), souvent conçus comme des récits de voyage ou des jour- ginative de l’espace. Le plaisir que les regarder procure est une
sorte de flânerie : contempler une carte stimule, rappelle et rem-
naux intimes imaginaires conviant la tradition documentaire bri-
place le voyage. De même que de se plonger dans une carte, vivre
tannique – London (1993) et Robinson in Space (1997) –, il un film c’est être passionnément transporté à travers une géogra-
entreprend avec The City of the Future une autre ligne de phie. On est emporté par ce voyage imaginaire tout comme on est
recherche, toujours axée sur le milieu urbain et la figure de la ému par un voyage à l’étranger ou dans sa propre maison, au fil
ville : l’installation. L’artiste avait déjà exploré les possibilités spa- d’ensembles architecturaux. 347
tiales et scénographiques offertes par ce médium dans Londres – Le choix de l’installation permet à Keiller d’exposer non pas ces
Bombay, œuvre présentée au Fresnoy en 2006 et impliquant une films en tant que documents, mais plutôt la flânerie du regard qui les
trentaine d’écrans. Dans The City of the Future, on trouve un nou- caractérise. Phénomène visuel par nature, le voyage cinématogra-
vel élément essentiel : les images cartographiques. Présentes sur phique du regard se substitua progressivement à l’expérience multi-
tous les écrans, on aurait tort de croire que leur rôle se résume à sensorielle du voyage conventionnel. Si, dans ces films des premières
celui de fournir une simple interface, voire un joli menu de navi- décennies du XXe siècle, le mouvement du regard du spectateur est
gation. Ces images livrent la clé pour comprendre certains aspects illustré par les nombreux panoramiques ponctuant ces images, dans
du projet de Keiller dont le choix même de l’installation comme l’installation de Keiller, le mouvement du spectateur est redevenu
dispositif d’exploration des images. Transformant les relations concret. La disposition de l’installation étant dictée par des éléments
spatiales entre ses éléments constituants en la substance de géographiques, l’œuvre fonctionne, par ailleurs, comme une sorte de
l’œuvre, le choix de l’installation représenta pour Keiller une alter- diagramme tridimensionnel des parcours possibles qui invite à la fois
native plus juste. Comme il l’explique : à l’errance physique du spectateur et de son regard, élevant ainsi cette
[…] j’ai entrepris une exploration du paysage dans le cinéma des dernière au statut de modèle de lecture et interprétation des images. En
premiers temps, avec l’idée de découvrir quelque chose au sujet de ce sens, The City of the Future est un dispositif réussissant, par la théâ-
l’évolution de l’espace urbain […]. Les films des premiers temps tralisation et l’agencement d’images à valeur topographique, à arpen-
durent généralement entre une et trois minutes et, par l’absence
ter un territoire critique et à exposer certaines tendances
de montage, de gros plans et d’autres sophistications, ils consti-
tuent des espaces dans lesquels le regard peut errer. En raison de
fondamentales des films des premiers temps. Celles-ci sont liées au
cela, ils invitent à des visionnements répétés. Un film de compi- regard spectatoriel convoqué par ces films, ainsi qu’au modèle du voya-
lation (mon idée initiale) semblait nier leurs possibilités les plus ge qui les sous-tend et à l’imagination géographique de laquelle ils par-
mystérieuses. J’ai donc eu l’idée de les arranger spatialement, sur ticipent.
un réseau de cartes et j’ai décidé de travailler sur un ensemble
« navigable » de films […]. Les films peuvent être visualisés de
346 P. Keiller, « Phantom Rides », The Guardian, 10 novembre 2007.
deux façons interconnectées : soit en en explorant un paysage de 347 G. Bruno, Atlas of Emotion, op. cit., p. 185.
210 211

Dans la mesure où l’installation The City of the Future est un tion utopienne, traduite physiquement par la circularité à la fois
dispositif d’agencement d’images, marqué par la théâtralité de ses ouverte et close de l’installation, capable de multiplier à l’infini ses
mises en espace et par la cinématographie de ses mises en mouve- horizons visuels et critiques. Le sujet éminemment urbain du pro-
ment, ne s’apparente-t-elle pas à un atlas ? On a déjà mentionné jet de Keiller trouve autour de cette dernière idée toute sa portée,
l’existence d’atlas tridimensionnels, déployés sur les murs de gale- cet « atlas-installation » n’étant finalement qu’une « utopique de
ries que l’on parcourt, comme la Galerie des Cartes Géographiques la ville » au sens de Louis Marin : une construction réelle et ima-
du palais du Vatican [Chapitre I]. Avec l’installation de Keiller, la ginaire d’espaces qui laisse apparaître des lieux et des espaces non
forme atlas se trouve réactualisée dans l’espace d’une galerie cohérents. Comme le note Marin, « le portrait, le plan de la ville
d’expositions et ainsi fortement transformée. La démarche adop- serait (…) simultanément la trace d’un passé rémanent et la struc-
tée par l’artiste anglais rend les films « navigables », Keiller adop- ture d’un avenir à faire » 349. Portant la trace de ce souvenir ancien,
tant une logique cumulative et analytique, l’agencement des vues l’« atlas-installation » de Keiller recrée dans l’espace d’une galerie
filmées étant soumis à une pensée du découpage et de la progres- la figure de la carte entendue à la fois comme « expérimentation en
sion, à la fois géographique et dans l’espace du film. Expression prise sur le réel » et comme schéma producteur de toute une série
achevée de l’atlas en tant que mise en scène d’une totalité (ici de de récits possibles.
nature géographique) et articulation des rapports de lieux, The
City of the Future est un atlas des paysages filmiques du Royaume-
Uni des premières années du XXe siècle.
La pulsion cartographique du projet de Keiller ne se résume
pourtant pas à ces aspects et convie ici une nouvelle définition de
« carte », telle qu’avancée par Gilles Deleuze et Félix Guattari : « si
la carte s’oppose au calque, c’est qu’elle est tout entière tournée
vers une expérimentation en prise sur le réel. (…) » 348. Au lieu de
figer les rapports entre les lieux dans une représentation close et
achevée - se référant donc par « calque » –, l’« atlas-installation »
de Patrick Keiller ressemble à un agrégat ouvert de rapports, à une
carte dont les coordonnées mouvantes sont redéfinies sans cesse
par les déplacements des visiteurs et les utilisateurs du DVD.
Conçu comme un voyage dans une pluralité de cartes virtuelles qui
ne tracent que de parcours possibles, The City of the Future est un
instrument d’arpentage critique, inspiré par les images elles-
mêmes et le regard errant qu’elles suscitent. Générant ses propres
« territoires », l’installation surgit, enfin, comme une sorte de fic-

348 G. Deleuze, F. Guattari, Mille Plateaux : Capitalisme et Schizophrénie, 349 L. Marin, « La ville dans sa carte et dans son portrait », De la
Paris, Les Éditions de Minuit, 1989 , p. 21. représentation, Paris, Gallimard, 1994 [1981], p. 206.
213

Chapitre V. De la description au diagramme, du cinétisme


aux surfaces

Panoramas, vues aériennes, atlas – que dire si ce n’est


l’impressionnante fécondité des formes cartographiques et le foi-
sonnement de ses expressions cinématographiques entre le début
du XXe siècle et la première décennie du XXIe siècle. Si ce n’est
aussi interroger ce qui peut bien rapprocher des panoramiques
tournés en 1900 par Méliès d’une installation de 2007 d’un archi-
tecte anglais, ou bien un film tourné à partir d’un ballon dirigeable
à la fin de la Première Guerre Mondiale des archives rassemblées
dans les années 2000 par un artiste libanais. Si tout un monde,
historique, culturel, imaginaire, semble les séparer, toutes ces
images sont traversées par une logique qui les font s’adhérer
ensemble. L’une des lignes de force de ce livre pose, en effet, que
les formes cartographiques sont régies par des régimes de visibili-
té particuliers. Désignant la façon dont ces images rendent visible
le monde, ils sont ici liés aux notions de « description » et de « dia-
gramme ». Toutes les deux renvoient à des façons de concevoir la
représentation spatio-temporelle du monde, description et dia-
grammatisation du réel déterminant, par ailleurs, les conditions
de possibilité de ce qui peut être vu et donné à voir par les images
en question. Ces deux stratégies sont essentielles pour la compré-
hension des formes et des rationalités cartographiques. Il convient
donc de les expliquer. Cette partie, théorique, très différente des
précédentes, vient clôturer notre parcours, par un retour sur la
notion de raison cartographique, avancée au début de celui-ci.

V.1 Le cinéma ou l’art de décrire

Décrire. Ce mot est revenu systématiquement au cours de


cette étude, comme s’il s’agissait d’une fonction récurrente dans
l’univers des formes cartographiques. L’action de décrire concer-
ne ici non pas la construction discursive des connaissances sur
l’image – et, par conséquent, le travail de l’analyste –, mais les
214 215

images elles-mêmes. Il ne s’agit pas de décrire l’image, mais de la dant, dans la mesure où il transforme déjà les choses en images
possibilité de décrire par l’image. On se rappelle l’hypothèse de des choses, le monde en images du monde. L’acte de décrire au
Svetlana Alpers selon laquelle l’appel cartographique de la pein- cinéma ne se résume pourtant pas à la capture et à la monstration
ture hollandaise reposait sur une conception de la description en du réel que viennent faciliter l’automatisme et l’indicialité du dis-
tant que pratique graphique. Alpers, dont les arguments se fon- positif cinématographique. À la question « le cinéma peut-il décri-
dent sur une exégèse historique de la notion de description, re ? », la réponse est donc affirmative, même si sa façon de décrire
l’entend à la fois comme un procédé rhétorique, lié aux mots et à demande à être discutée. La notion de « stratégies descriptives »
la tradition de l’ekphrasis, et comme opération visuelle, désignant est, sans doute, la façon plus adéquate pour désigner ce phéno-
un mode de représentation extensible à tous les procédés gra- mène, dont la dimension procédurale est essentielle.
phiques. Il est vrai que si la description renvoie bel et bien à une
construction langagière, elle possède aussi une dimension visuel- Stratégies descriptives et savoir visuel
le, concernant autant les mots que les images participant à sa for-
mation discursive. On a beau se tenir à une conception strictement Penser la description au cinéma doit d’abord rendre pru-
littéraire du descriptif, force est de constater que celui-ci prétend dent face à l’idéal d’objectivité encore associé à l’automatisme du
toujours soumettre des objets « à la vue » de l’esprit, comme dispositif cinématographique et, ensuite, nous obliger à accepter
l’atteste la très classique définition de l’Encyclopédie du XVIIIe la dimension fictionnelle de l’acte descriptif – fictionnelle dans la
siècle, signée par M. Beauzé : « la Description est une figure de mesure où elle relève d’une construction de l’imagination. Car
pensée par développement, qui, au lieu d’indiquer simplement un décrire, au cinéma comme ailleurs, implique une prise de posi-
objet, le rend en quelque sorte visible, par l’exposition vive et ani- tion sur le réel, traduite par le choix et l’agencement d’éléments
mée des propriétés et des circonstances les plus intéressantes » 350. sous une certaine forme. Cet agencement, ou mise en série des-
Il s’agit, certes, d’une analogie ; il n’empêche que la description criptive, se distingue, en général, par des intentions précises.
nous rend capables d’imaginer les choses comme si elles nous Parmi ces dernières se comptent souvent la formation d’une
étaient rendues visibles, comme si le discours descriptif pouvait connaissance ou d’un savoir, ou encore, la création d’un « effet
les « objectiver » en images. Loin de n’être que des représenta- de réel », certains travelogues et reportages illustrant bien ces
tions matérialisées, les images concernent aussi des processus aspects. Ces films fourmillant de détails (la description est bel et
mentaux, l’objectivation désignant ce passage de l’abstraction à bien un « art du détail », parfois qualifié d’« inutile ») font pen-
l’état « concret » d’images de pensée. La composante visuelle de ser à une forme d’exultation descriptive. Un travelogue colorié
la description littéraire devient ainsi tangible : comme l’affirma datant de la première décennie du XXe siècle – Die schönsten
Roland Barthes, « toute description littéraire est une vue » 351. Wasserfälle der Ostalpen (ca. 1905-1910) fournit un exemple inté-
Décrire par des mots n’est certes pas décrire par des images ressant [Chapitre IV] [Figs. 71, 72, 73]. Quelque part entre le
et l’on objectera que si la description a pour but de rendre visible, naturalisme et l’esthétisme, il ne montre ni ne raconte : il décrit 352.
le dispositif cinématographique serait en quelque sorte redon-
352 En ce qui concerne la monstration, on citera André Gardies : « (…) la
350 Cité dans Ph. Hamon, La Description littéraire. Anthologie de textes monstration est une donnée langagière et non pas discursive. Tout film
théoriques et critiques, Paris, Macula, 1991, p. 211. recourant nécessairement à la monstration, celle-ci ne peut servir de trait
351 R. Barthes, S/Z, Paris, Le Seuil, 1970, p. 61. distinctif ». Cf. A. Gardies, Décrire à l’écran, op. cit., p. 177.
216 217

Que ce soient des types humains, des activités ou des paysages, ce portant sur la description littéraire et ses « détails concrets ».
film se veut un portrait descriptif des Alpes Orientales. Considérée Barthes écrit :
comme un « embellissement » par la rhétorique classique, la des- Sémiotiquement, le « détail concret » est constitué d’une collusion
cription a souvent été réduite à des fonctions décoratives et acces- directe d’un référent et d’un signifiant ; le signifié est expulsé du
soires : le coloriage du film vient ajouter à la puissance signe, et avec lui, bien entendu, la possibilité de développer une
ornementale et éminemment visuelle de la description. forme du signifié, c’est-à-dire en fait la structure narrative elle-
même. […] Autrement dit, la carence […] du signifié au profit du
La présence d’images cartographiques dans certains des
seul référent devient le signifiant même du réalisme : il se pro-
films discutés – comme Rapallo (Cines, 1912), Afrique Occidentale duit un effet de réel […]. 354
Française (Pathé-Journal, années 1930) ou La France est un Selon Philippe Hamon (à qui l’on doit une véritable théorisation de
Empire (1939) [Chapitre IV] [Figs. 85, 86, 87] – est elle aussi la notion de descriptif), l’effet de réel constitue l’un de ses principaux
symptomatique et confirme, si besoin en était encore, leur dimen- traits 355. Ce concept peut être transposé de façon fructueuse dans le
sion descriptive. Car s’il y a bien « un mode de description mini- domaine des études sur l’image, qu’elles concernent la photographie,
male » dont le cinéma tire parti, il concerne précisément « les le cinéma ou même la cartographie. Prenons par exemple ces trois
cartes et les plans » 353. Procédant essentiellement par accumula- images : un carton contenant le mot Rapallo, désignant à la fois le titre
tion et enchaînement de points de vue, avec leurs successions de et l’objet du film ; une carte sur laquelle l’on situe le village ; et un pho-
cadrages et de changements d’échelle, ces films relèvent de straté- togramme issu du premier mouvement panoramique donnant à voir
gies descriptives. Celles-ci se traduisent par un ensemble d’actions son fameux port [Figs. 74, 75, 76]. La figure 75 évoque bien le pouvoir
coordonnées en vue d’un double objectif : mettre en image, non ontologique des cartes, cette collusion entre le signe et la chose qu’il
seulement par l’enregistrement d’une réalité « brute », mais aussi représente. Louis Marin a magistralement commenté cette situation,
par la construction d’un point de vue sur cette réalité ; et partici- résumée par la fameuse boutade trouvée dans La Logique de Port-
per de la constitution d’un socle commun de savoirs. Pour ce qui Royal, selon laquelle « l’on dira sans préparation et sans façon d’un
concerne les exemples discutés, ce socle commun de savoirs peut portrait de César que c’est César et d’une carte d’Italie que c’est
ou non se limiter à la création d’une imagination géographique. l’Italie » 356. Il ne s’agit pas de confondre la chose – l’Italie – avec son
Certains panoramiques à 360º, comme celui tourné par l’opéra- signe – la carte d’Italie –, mais d’accorder à celui-ci un effet ontolo-
teur Léon Busy à Angkor Vat, par exemple [Chapitre II], partici- gique dont, pour le cas de la cartographie, les cartes fictives ou imagi-
paient de la construction d’un pittoresque cinématographique. Si naires fournissent un exemple probant. Car, si la fameuse Île au Trésor
ce dernier concourt incontestablement à la formation d’une ima-
gination d’ordre géographique, il implique, en amont, un rapport
au temps et à la mémoire allant bien au-delà de cet aspect. 354 R. Barthes, « L’effet de réel », Le Bruissement de la langue. Essais
critiques IV, Paris, Seuil, 1984 [1968], p. 186.
Indissociables de la construction d’un point de vue, les stra- 355 Ph. Hamon, Du Descriptif, Paris, Hachette, 1991. Hamon distingue entre
tégies descriptives participent aussi de la création d’un « effet de description et descriptif, la première étant une « figure » ou « une unité
réel ». L’expression renvoie à un texte célèbre de Roland Barthes, spécifique pourvue (…) d’une essence stable et de traits fixes » et le deuxième
« un certain effet de texte, un certain type de ‘dominante’ », « un mode d’être
des textes » (Ibid., p. 5).
353 B. Amengual, « Le cinéma : un art de la description ? », Cinémathèque, 356 Cité dans L. Marin, « Les voies de la carte », Cartes et figures de la terre,
nº 8, 1995, p. 19. Paris, Centre Georges Pompidou, 1981, p. 47.
218 219

n’existe pas, la carte qu’en a dessinée Robert Louis Stevenson lui confè- l’on comprend bien comment la question de leur nature sémiotique est
re, aux yeux de son observateur, une réalité indiscutable. L’on peut beaucoup plus complexe qu’elle ne le semble. En tant qu’images indi-
même parler d’impression de réalité, dans la mesure où le spectateur cielles, elles renvoient à un référent facilement identifiable et avec
de la carte identifie les espaces représentés à une réalité autonome et lequel elles entretiennent une relation « naturelle ». Mais elles consti-
pré-existante. Pour ce qui concerne la troisième image [Fig. 76], il ne tuent aussi, dans une autre mesure, la trace de séries visuelles et des-
faut pas non plus confondre l’effet de réel dans son sens barthesien criptives plus vastes. En ce sens, elles ne sont pas des indices purs,
(l’évacuation du signifié au profit du couple référent/signifiant) avec la possédant quelque chose de l’ordre de l’iconique, renvoyant à d’autres
fameuse impression de réalité du cinéma (l’identification par le spec- images du même référent.
tateur des images filmées à la réalité) et ses effets de réalité (parmi les- Tout autre est l’effet de réel créé par la caméra descriptive
quels s’incluent les indices d’analogie spécifiques, comme le de Chantal Akerman dans son film La Chambre (1972) [Chapitre
mouvement de l’image, ou non spécifiques, comme le coloriage). L’effet II] [Figs. 25, 26, 27]. Les panoramiques à 360º y sont utilisés
de réel est plutôt lié à l’ensemble du film et au fait que son « signifié » pour (dé)construire et subvertir son autoportrait. Si le film partage
(son aspect narratif) ait été rendu complètement inopérant. En fait, le avec Rapallo l’utilisation du mouvement panoramique pour
travelogue Rapallo prétend décrire et non pas raconter, la notion d’effet balayer l’espace, la stratégie descriptive d’Akerman repose entiè-
de réel s’appuyant sur cette opposition classique entre description et rement sur ces rotations complètes de la caméra. Celles-ci suggè-
narration 357. Concernant les stratégies descriptives mobilisées dans le rent non pas une continuité narrative, mais un enchaînement
film, il faut signaler la convocation de trois régimes de signes, ainsi que purement descriptif et apparemment dénuée de sens. Les pano-
sa structure sommatoire, traduite par la mise en série de points de vue. ramiques révèlent une succession de natures mortes : vieux fau-
Si l’enchaînement de tableaux descriptifs ne correspond pas à un inven- teuil en bois recouvert de velours rouge ; table avec fruits, tasses
taire systématique (comme dans certains films des Archives de la de porcelaine et théière ; bouilloire sur cuisinière ; femme au lit ;
Planète), il évoque néanmoins une collection de vues pittoresques que bureau de travail ; évier. Face aux tableaux d’Akerman, on est un
le spectateur, devenu voyageur/touriste, peut observer et/ou consom- peu comme Diderot devant les tableaux de Chardin, émerveillé
mer. Les mouvements panoramiques deviennent le signe visible de ce face à ces « compositions muettes » qui semblent suspendues
personnage à la fois mobile et absent qu’est le spectateur. Dans Rapallo, dans le temps et dans un univers clos [Fig. 98] 358. Au lieu d’une
son regard est le focalisateur de la description. Enfin, et dans la mesu- simple coïncidence formelle, l’on a affaire à des stratégies des-
re où ce travelogue illustre bien un certain « cartepostalisme », l’effet criptives – les unes picturales, les autres filmiques – dont l’effet
de réel qu’il suscite renvoie autant à son référent qu’à d’autres signi- de réel est semblable.
fiants du même référent. Rapallo et la riviera italienne connurent dès Les images d’Akerman ne se réduisent pourtant pas à de
la fin du XIXe siècle un tourisme d’élite, lancé par les voyageurs anglais, natures mortes patiemment assemblées et filmées. Elles sont aussi
le phénomène étant accompagné de la rédaction de guides de voyage des « détails concrets » au sens de Barthes. Sous leur forme écrite,
(genre descriptif par définition) et de la production de nombreuses les « détails concrets » renvoient à l’idée d’« illusion référentielle » :
images, dont des cartes postales [Figs. 96, 97]. Face à ces images, « dans le moment même où ces détails sont réputés dénoter direc-
tement le réel, ils ne font rien d’autre, sans le dire, que le signi-
357 Giuliana Bruno a suggéré, au contraire, que « l’appel cartographique du
cinéma dérive d’un détour narratif de la notion de l’art de décrire ». Cf. G.
Bruno, Atlas of Emotion, op. cit., p. 181. 358 D. Diderot, Salon de 1763, Œuvres Esthétiques, Paris, Bordas, 1991, p. 485.
220 221

fier » 359. Sous leur forme cinématographique, ils suggèrent des Grillet 362, la systématisation du philosophe fait la distinction entre
images qui se suffisent à elles-mêmes, offrant un « plus de réel » et descriptions organiques et descriptions cristallines. Deleuze écrit :
non pas un « plus de réalisme ». Ce « plus de réel » se traduit par une Nous pouvons opposer point par point deux régimes de l’image,
impression d’étrangeté vis-à-vis des objets, demandant un réajuste- un régime organique et un régime cristallin […]. Le premier point
ment du regard de la part du spectateur. Pour le dire avec les mots concerne les descriptions. On appellera « organique » une des-
de Robert Bresson, la beauté de La Chambre ne réside pas dans ses cription qui suppose l’indépendance de son objet. Il ne s’agit pas
de savoir si l’objet est réellement indépendant ; il ne s’agit pas de
images, mais dans « l’ineffable » qu’elles dégagent 360. Au lieu de ren-
savoir si ce sont des extérieurs ou des décors. Ce qui compte, c’est
voyer à un réel indescriptible, cet « ineffable » suggère bien un geste que, décors ou extérieurs, le milieu décrit soit posé comme indé-
descriptif et des images « autres ». C’est peut-être avec Gilles Deleuze pendant de la description que la caméra en fait, et vaille pour une
qu’il faut les penser, car devant elles on est comme devant de pures réalité supposée préexistante. 363
situations optiques et sonores. Caractéristiques de l’image-temps, La description organique ressemble aux descriptions traditionnelles
dans ces situations le personnage : identifiées par Robbe-Grillet dans son essai, dont il est certain qu’elles
[…] a gagné en voyance ce qu’il a perdu en action ou en réaction : « ont pour but de faire voir et qu’elles y réussissent » 364. À la des-
il VOIT, si bien que le problème du spectateur devient « qu’est-ce cription caractéristique du nouveau roman correspond, dans la ter-
qu’il y a à voir dans l’image ? » (et non plus « qu’est-ce qu’on va
minologie deleuzienne, la description cristalline :
voir dans l’image suivante ? ». La situation ne se prolonge plus
On appelle au contraire cristalline une description qui vaut pour
en action par l’intermédiaire des affections. […] Ce n’est plus une
son objet, qui le remplace, le crée et le gomme à la fois comme dit
situation sensori-motrice, mais une situation purement optique et
Robbe-Grillet, et ne cesse de faire place à autres descriptions qui
sonore, où le voyant a remplacé l’actant : une « description ». 361
contredisent, déplacent ou modifient les précédentes. C’est main-
En somme, si l’effet de réel créé par les stratégies descriptives tenant la description même qui constitue le seul objet décompo-
du travelogue Rapallo est très différent de celui engagé par le film sé, multiplié. 365
d’Akerman, c’est parce que leurs façons de décrire ne sont pas les Ces deux régimes descriptifs recoupent la distinction entre image
mêmes. Pour bien comprendre ce qui les sépare, il est utile d’exa- relevant de la sensori-motricité et image purement optique :
miner dans le détail la distinction opérée par Gilles Deleuze entre (…) les descriptions organiques qui présupposent l’indépendance
« descriptions organiques » et « descriptions cristallines ». d’un milieu qualifié servent à définir des sensations sensori-
motrices, tandis que les descriptions cristallines, qui constituent
Descriptions leur propre objet, renvoient à des situations purement optiques et
sonores détachées de leur prolongement moteur : un cinéma de
Il revient à Gilles Deleuze d’avoir avancé une théorie sur la voyant, non plus d’actant. 366
description filmique dans son livre sur l’image-temps. Inspirée de
la théorie des descriptions élaborée par l’écrivain Alain Robbe- 362 En particulier de son article « Temps et description ». Cf. A. Robbe-
Grillet, « Temps et description », Pour un nouveau roman, Paris, Les Éditions
359 R. Barthes, « L’effet de réel », op. cit., p. 186. de Minuit, 1963, pp. 155-169.
360 « La beauté de ton film ne sera pas dans les images (cartepostalisme) 363 G. Deleuze, L’Image-temps, op. cit., p. 165.
mais dans l’ineffable qu’elles dégagent ». Cf. R. Bresson, Notes sur le 364 A. Robbe-Grillet, « Temps et description », op. cit., p. 158.
cinématographe, op. cit., p. 119. 365 G. Deleuze, L’Image-temps, op. cit., p. 165.
361 G. Deleuze, L’Image-temps, pp. 356-357. 366 Idem, pp. 165-166.
222 223

nous intéresse […]. Sa richesse est donc apparente, et vient de ce


Autrement dit, soit la description implique un référent exté- qu’elle associe à la chose beaucoup d’autres choses qui lui res-
rieur autonome (description traditionnelle ou organique), soit semblent sur le même plan, en tant qu’elles suscitent toutes des
l’image devient son propre référent, dans un processus simultané mouvements semblables. C’est en ce sens que le schéma sensori-
moteur est agent d’abstraction. 369
de création et de « gommage » du référent (description du nou-
Le travelogue Rapallo est, à maints égards, un « agent d’abstrac-
veau roman ou cristalline).
tion », dans la mesure où il sollicite un véritable déjà-vu encyclopé-
Cette distinction s’avère particulièrement utile. Bon nombre
dique. Rapallo ne décrit pas « l’essentielle singularité » du lieu non
de stratégies descriptives identifiées au cours de cette étude s’atta-
seulement parce qu’il renvoie à une vaste série de productions visuelles
chent à un mode « organique » de la description, en ce qu’elles
(incluant les cartes postales déjà évoquées), mais parce qu’au lieu de
impliquent la préexistence du réel et la séparation nette entre
redonner de la réalité à l’imaginaire, il se fonde sur la séparation entre
l’objet-référent et son signifiant-objectivant (objectivant au sens
ces deux pôles. La question posée par ces descriptions organiques et
où il matérialise par l’image et dans l’image un référent). Sur ce
cristallines n’est pas celle d’un plus ou moins de réalité (au sens, par
point, le travelogue Rapallo constitue un bon exemple, car aux
exemple, d’André Bazin), mais des rapports entre le réel et l’imaginai-
yeux de ses spectateurs, actant en tant que promeneurs, les images
re. Comme il a été suggéré par rapport au film d’Akerman, il s’agit de
du film équivalent à la réalité supposée préexistante du village.
donner aux objets un plus de réel, au sens où « le regard imaginaire fait
Succédant à la carte qui inaugure le travelogue, et dont la fonction
du réel quelque chose d’imaginaire, en même temps qu’il devient réel
première est de situer la description, les images indicielles vien-
à son tour et nous redonne de la réalité » 370. En somme, la description
nent comme ajourner la notion d’effet ontologique de l’image.
n’est pas affaire de réalisme, mais de fabrication d’une visibilité.
Elles sont non seulement des images indicielles, mais des images
sensori-motrices, dont la valeur de reconnaissance est « automa-
Diagrammes
tique ou habituelle », opérant par « prolongement » : « la per-
ception se prolonge en mouvements d’usage, les mouvements Dans un article consacré à The Spiral Jetty de Robert
prolongent la perception pour en tirer des effets utiles » 367. Pour Smithson (1970), Andrew V. Uroskie rapproche la démarche de
le cas des images optiques et sonores pures, illustrées par le film Smithson de la notion de « description cristalline » telle que dis-
d’Akerman, la reconnaissance est « attentive » : « mes mouve- cutée par Deleuze 371. Il est clair que le film de Smithson se trou-
ments, plus subtils et d’une autre nature, font retour à l’objet, ve du côté de l’image-temps, avec ses situations optiques et
reviennent sur l’objet, pour en souligner certains contours et en sonores pures et, surtout, sa conception complexe et non-chro-
tirer ‘quelques traits caractéristiques’ » 368. nologique de la temporalité, à propos de laquelle on pourrait évo-
Si ces deux types d’image constituent des descriptions, il quer certains passages de Deleuze sur les « pointes de présent et
faut bien distinguer entre descriptions organique et cristalline. nappes de passé ». Smithson semble partager avec le philosophe
Deleuze précise encore : une vision stratigraphique de la temporalité, selon laquelle le
L’image sensori-motrice ne retient en fait de la chose que ce qui
369 Idem, p. 64.
370 Idem, p. 17.
367 G. Deleuze, L’Image-temps, op. cit., p. 62. 371 A. Uroskie, « La Jetée en Spirale : Robert Smithson’s Stratigraphic
368 Ibidem. Cinema », Grey Room, nº 19, Spring 2005, pp. 54-79.
224 225

passé se manifesterait comme coexistence de cercles. The Spiral de vertige temporel, avant que les images du camion progressant
Jetty illustre cette idée presque de façon programmatique, dans la sur la route (cette fois tournées à partir de l’arrière du véhicule) ne
mesure où le film est conçu comme un voyage de « cercle du passé nous conduisent vers une autre séquence, imaginée maintenant
» en « cercle du passé ». Ces cercles coexistent au sein du film, les autour d’une carte géologique de la région. Sur cette carte se recou-
images récurrentes d’un camion avançant le long d’une route pent les dessins des lacs actuels avec les traits de l’ancien lac
poussiéreuse fonctionnant comme des passages entre eux. Dans Bonneville. La voix de Smithson nous apprend que jusqu’à la fin de
son essai sur le film, l’artiste écrit à leur propos : années 1870 on crut en une liaison entre ce lac et l’Océan Pacifique
Des espaces et des choses invraisemblables ont été intercalés entre via un canal souterrain, « coiffé par un tourbillon dangereux pour
certains segments du film, montrant une portion de chemin de la navigation ». Ce récit mythopoétique représente une autre stra-
terre qui va au site même dans l’Utah et en repart. Une route qui te de l’histoire de la Spiral Jetty, l’image cartographique venant
avance et qui recule entre des choses et des lieux situés ailleurs. matérialiser ce regard que Smithson, dans un essai sur la forme
On peut même dire que cette route n’est nulle part en particulier.
du futur et de la mémoire, attribue au voyageur dans le temps :
[…] Néanmoins, toutes ces invraisemblances s’accommoderaient
à mon univers filmique. Dérivant parmi des fragments de film,
« une double perspective du passé et du présent suivant une pro-
on ne peut leur infuser aucune signification, elles paraissent usées, jection qui disparaît dans un présent non existant » 374. Les images
ossifiées, dégradées et sans intérêt ; cependant, elles sont assez de la route nous guident ensuite vers un autre gisement de temps,
puissantes pour nous projeter dans un vertige lucide. 372 une pile de livres posée sur un miroir, dont Smithson ne récite que
le titre du premier : The Lost World – Le monde perdu. Dans ce qui
Ce « vertige lucide » n’est rien d’autre que le vertige du constitue probablement la figuration la plus explicite de ce voyage
temps, expérimenté par l’artiste lui-même lors de son premier dans le temps, le même camion nous mène, enfin, dans un dernier
voyage au Grand Lac Salé. Il y découvrit des ruines industrielles, cercle du passé, la salle des dinosaures de l’American Museum of
dont « la simple vision » le transporta dans « un monde de pré- Natural History – un clin d’œil à une séquence bien connue du film
histoire moderne » 373. Au début du film, plusieurs séquences décri- La Jetée de Chris Marker (1962), œuvre hantée par un même ver-
vent ce même « vertige du temps », qui n’a rien à voir avec les tige du temps [Fig. 100] ? Filmée avec un filtre rouge conférant à
connexions logiques du mode descriptif organique, cette descrip- l’endroit la même couleur du lac salé dans lequel se trouve la spi-
tion « réaliste » décriée par Robbe-Grillet (auteur que Smithson rale de pierres (rougie par des microbactéries), la salle des dino-
connaît et cite dans ses écrits). Les images de la route poussiéreu- saures devient dans le film une sorte de laboratoire
se nous mènent, d’abord, à une curieuse mise en scène, conçue photographique capable de faire émerger le sentiment vertigineux
autour des pages d’un vieil atlas géographique s’envolant sur un du temps. Toujours dans son essai sur la Spiral Jetty, Smithson
terrain de boue sèche et craquelée, tandis que la voix-over de l’artis- compare le travail du monteur, « penché sur un tel chaos de prises
te explique que l’histoire de la terre ressemble à un conte dont les de vues » à celui du paléontologue « tentant d'organiser des mor-
pages auraient été déchirées [Fig. 99]. Le son des battements ceaux épars d'un monde, d'une terre encore incomplète, d'un laps
réguliers et inexorables d’une horloge contribue à cette impression de temps inachevé, de limbes sans espace sur quelques bobines en
374 R. Smithson, « The Shape of the Future and Memory », The Writings of
372 R. Smithson, « The Spiral Jetty », op. cit., pp. 151-152. Robert Smithson, Berkeley, Los Angeles, University of California Press, 1996
373 Idem, pp. 145-146. [1966], p. 332.
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spirale » 375. La moviola devient alors « ‘machine à remonter le impossible la localisation de la jetée dans un espace-temps précis
temps’, capable de transformer des camions en des dinosaures » 376. et cohérent. Mais c’est l’historien de l’art américain George Baker
Face à ces séquences, on est devant des descriptions cristallines qui a avancé une piste particulièrement intéressante, en suggé-
qui ne cessent pas « d’absorber et de créer son propre objet » 377. Quand rant que l’entreprise cartographique du film se rapproche d’un
on affirme, de façon inexacte, que le film de Smithson documente la modèle diagrammatique 379. Si l’intérêt de Smithson pour les
construction de la Spiral Jetty, on ne tient pas compte de cette dimen- cartes est bien connu, Baker signale un aspect moins exploré de
sion fictionnelle des stratégies descriptives commandant l’ensemble son activité : l’attention qu’il prêta aux diagrammes en tant
d’une œuvre – sculpture, film, essai théorique – de laquelle ne subsis- qu’opération intellectuelle et figurative permettant de lier des
tèrent pendant plusieurs décennies que des descriptions filmiques, objets et des langages disparates. Selon Baker, le travail de
écrites, ou photographiques. Le fait que la jetée de Smithson soit récem- Smithson illustre une tendance transversale à l’art du XXe siècle :
ment émergée des eaux rouges et salées qui la couvraient ne change en le « diagrammatique ». Il cite notamment un essai d’un autre his-
rien sa dimension « auto-descriptive ». Couverte de cristaux de sel, le torien de l’art, David Joselit, où l’auteur se penche sur les rap-
earthwork le plus connu du XXe siècle est le parfait exemple d’un réfé- ports entre les diagrammes et le dadaïsme. Ce dernier défend que
rent en constante mutation, pris dans une sorte d’entropie descriptive le diagramme constitue, avec le photomontage et le ready-made,
par laquelle l’imaginaire et le réel deviennent indiscernables. La Spiral l’une des principales stratégies visuelles mobilisées par les artistes
Jetty est ainsi à rapprocher de ces cartes en trois dimensions de conti- dadaïstes pour appréhender la crise épistémologique découlant
nents mythiques que Smithson dressa avec des débris de verre, des du passage d’une culture textuelle et littéraire à une culture plei-
coquillages ou du sable 378. Ces cartes valent elles aussi pour leur objet, nement visuelle. Pour l’auteur, le « diagrammatique » :
qu’elles créent et gomment à la fois. Abandonnées ensuite aux éléments, (…) met l’accent sur la pure corrélation entre les choses, au lieu de
elles font place à d’autres descriptions. s’attaquer à leur objectivité. Une visualité diagrammatique pro-
Ce lien entre un mode descriptif « cristallin » et la carto- duit un espace interstitiel – un espace de la coupe, comme les rac-
graphie est loin d’être anodin. Pour ce qui concerne le film de cords entre les images dans un montage, ou comme la limite
inframince entre un readymade et ses différentes occurrences. 380
Smithson, il a déjà été suggéré que le recours aux vues aériennes
Fondant son analyse dans cette étude, Baker reconnaît dans le dia-
faisait partie d’une stratégie d’échelonage dont l’objectif final est
gramme l’une des stratégies majeures des avant-gardes, ainsi que le
celui de cartographier son objet [Chapitre III]. Uroskie a lui aussi
modèle permettant de comprendre le film The Spiral Jetty. Associant
été sensible à cet aspect du film, parlant à son propos d’une « car-
cinéma et diagramme, il affirme :
tographie inversée », sorte de critique perceptuelle rendant
Car le cinéma, tel qu’il se déploie dans Spiral Jetty, peut être vu,
de la même façon que le diagramme, comme une force de pure
375 R. Smithson, « The Spiral Jetty », op. cit., p. 150.
376 Ibidem.
vectorisation. À travers le montage, il rend palpable les techniques
377 G. Deleuze, L’Image-temps, op. cit., p. 93. de liaison et de connexion qui, dans les formes diagrammatiques
378 A. Reynolds, « At the Jetty », The Spiral Jetty, in Cooke, L. et al., Robert Smithson
The Spiral Jetty, New York / Los Angeles, London, Dia Art Foundation, University of 379 G. Baker, « The Cinema Model », in Cooke, L. et al., Robert Smithson The
California Press, 2005, pp. 75-76. Le rapport de Smithson à la cartographie a été traité Spiral Jetty, New York / Los Angeles, London, Dia Art Foundation, University
par Edward S. Casey dans Earth Mapping : Artists Reshaping Landscape, of California Press, 2005, pp. 79-113.
Minneapolis, London, University of Minnesota Press, 1995, pp. 3-26, ainsi que par 380 D. Joselit, « Dada’s Diagrams », The Dada Seminars, Washington,
Gilles Tiberghien dans Land Art, Paris, Éditions Carré, 1993, pp. 165-195. National Gallery of Art, 2005, p. 234.
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conventionnelles, ne produisent que des images potentielles. […] traduisant le parcours dynamique d’un aérostat entre Paris et
Le cinéma serait ce médium qui, comme le diagramme, cherche- Montignac (Charente) [Fig. 104]. Si la dimension relationnelle du
rait à produire des relations à travers la discontinuité, un médium diagramme intéressa Peirce, l’articulation de cet aspect avec sa
rendu possible par la condition même d’interstice. 381 vocation à figurer la variation des phénomènes se rapproche de
Les propos de Baker sont très clairs : si le cinéma ressemble à un certains usages philosophiques de la notion, illustrés notamment
diagramme, c’est dans la mesure où il construit des liens et des corréla- par certains travaux de Michel Foucault et de Gilles Deleuze.
tions entre les éléments discontinus d’un ensemble. Avant d’explorer et Ainsi, dans Surveiller et punir (1975), Foucault propose que le
d’approfondir cette hypothèse porteuse, il convient de répondre à la Panopticon constitue le « diagramme d’un mécanisme de pouvoir
question : qu’est-ce exactement qu’un diagramme ? Sans vouloir retra- ramené à sa forme idéale » 382. Dans la pensée de Foucault, le dia-
cer ici la vaste et complexe histoire de cette expression graphique, l’on gramme concerne non seulement les variations d’un phénomène,
remarquera d’abord que le diagramme est lié à une façon particulière de mais ce que l’historien désigne par la formation des énoncés, c’est-
penser et de représenter visuellement la pensée qui trouvent des à-dire la structure relationnelle des éléments d’un phénomène
exemples dans des domaines aussi différents que les mathématiques, la avant même que ce phénomène ne soit énonçable. Voilà pourquoi
géographie, la linguistique, ou l’architecture. Le diagramme compte les principes du Panoptique traversent une série d’institutions dif-
parmi les formes de communication visuelle et graphique les plus férentes, que ce soient l’école, l’hôpital, l’atelier ou la caserne mili-
anciennes, concernant aussi bien des formulations géométriques taire. Plus qu’un système architectural et optique, le Panoptique
d’Euclide [Fig. 102] que les cartes médiévales dites en « T-O » [Fig. 10]. est un schéma déterminant des rapports de forces, ou encore,
Outil à la fois conceptuel et technique, il constitue un système de repré- comme le formule Deleuze, « une machine abstraite » 383. Dans la
sentation graphique ayant pour rôle de figurer et d'expliquer des phé- lecture que le philosophe fait du travail de Foucault, la notion de
nomènes en fonction des relations entre la partie et le tout et entre les « diagramme » (opposée à celle d’« archive ») devient fonda-
parties entre elles. Ce fut précisément cette dimension que Charles S. mentale, se rapprochant du concept d’épistémè. En tant que
Peirce retint dans sa sémiotique, distinguant entre trois catégories de « champ ouvert et sans doute indéfiniment descriptible de rela-
signes – l’icône, l’index et le symbole. Le diagramme est pour Peirce tions », l’épistémè est traversée par des diagrammes exposant un
une sorte d’« icône relationnelle » : contrairement aux images et aux ensemble de rapports de forces 384. La question du diagramme
métaphores (les deux autres sous-catégories de l’icône), les diagrammes n’est donc pas celle du visible et de l’énonçable, des strates ou des
représentent les structures de leurs objets et ne les ressemblent que par formations historiques, mais celle des rapports et des devenirs
des relations analogues dans leurs propres parties [Fig, 103]. des forces. Le diagramme :
Mais le diagramme ne se résume pas à cette dimension rela- […] ne fonctionne jamais pour représenter un monde préexistant,
tionnelle, comme le rappelle l’étymologie. Le mot grec diagram- il produit un nouveau type de réalité, un nouveau modèle de véri-
ma (διαραµµα), désignant l’inscription par des lignes (comme les té. Il n’est pas sujet de l’histoire, ni qui surplombe l’histoire. Il fait
traces que le crabe laisse sur le sable) renvoie à la fois à une acti- l’histoire en défaisant les réalités et les significations précédentes,
vité et à sa trace. En ce sens, un diagramme traduit aussi la suite constituant autant de points d’émergence ou de créativité, de
de variations d’un même phénomène, comme l’illustre cette image
382 M. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 239.
383 G. Deleuze, Foucault, Paris, Les Éditions de Minuit, 2004 [1986], p. 42.
381 G. Baker, « The Cinema Model », op. cit., p. 92. 384 M. Foucault, « Réponse à une question », op. cit., p. 676.
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conjonctions inattendues, de continuums improbables. Il double des formes cartographiques ne « diagrammatiseraient » pas le
l’histoire avec un devenir. 385 réel. Puisque le diagramme décrit, il ne s’agit pas de remplacer la
Qu’est-ce qui lie ces propositions complexes à ce qui a été suggéré description par une autre opération, mais de décrire autrement.
auparavant, qu’il s’agisse de l’idée de description cristalline ou de On peut répondre à cette question en recourant à la terminologie
l’hypothèse de George Baker ? Si on a ici évoqué les travaux de Foucault de Deleuze et en faisant remarquer que l’idée de description cris-
et Deleuze, c’est parce que leur utilisation de la notion de diagramme talline semble bien s’adapter aux stratégies descriptives du dia-
transforme ce qui ressemble à un dispositif essentiellement descriptif gramme. Ainsi, La Chambre de Akerman ne serait qu’un
– le diagramme dans le sens commun - en un dispositif générateur de diagramme de la chambre de la cinéaste, chaque révolution de la
réalités – le diagramme dans le sens de Baker / Deleuze. L’acte de caméra constituant une « carte » venant se superposer aux des-
décrire a beau être un acte créateur générant des points de vue sur la criptions cristallines d’autres « cartes ». Mais l’on peut aussi
réalité, la distinction entre description organique et description cris- appréhender le problème autrement, en approchant le diagram-
talline démontre que la portée créatrice des stratégies descriptives est me comme « entité intellectuelle qui est à la fois idée et image,
très variable. Il en est de même pour le diagramme qui, désignant géné- procédé de construction et figure résultant de la construction, pro-
ralement un système de représentation permettant de décrire des phé- cessus mental et acte graphique » 387. La description se trouve au
nomènes en fonction de la mise en évidence des corrélations entre les cœur de cette pensée constructive qui donne à voir et à penser :
éléments d’un ensemble, peut devenir une façon de créer et d’organi- elle est diagrammatique dans la mesure où elle constitue la trace
ser un nouveau type de réalité. Dans cette perspective, un diagramme dynamique d’une idée (l’acte de décrire étant inséparable de l’acti-
est « une superposition de cartes. Et, d’un diagramme à l’autre, de nou- vité créatrice de la pensée). Les observations de Jean-Marc Besse
velles cartes sont tirées » 386. D’ailleurs, si la problématique de la car- à ce propos se révèlent fort utiles :
tographie hante le film The Spiral Jetty de Robert Smithson, c’est Car, si l’invention est descriptive, symétriquement, la description
précisément parce que celui-ci peut être compris comme une « carte est inventive. La description est l’attention scrupuleuse aux signes
imaginaire ». L’artiste lui-même affirma que le film récapitule l’échel- de ce qui est là devant, et, plus encore, elle s’évertue à tisser des
le de la Spiral Jetty, sa cartographie concernant les coordonnées spa- liens entre ces signes et à y saisir comme une forme. 388
tio-temporelles d’une œuvre qui prétend défier les conceptions Si jamais ce ne fut le cas, l’indicialité du cinéma cesse désormais de
spatiales et chronologiques conventionnelles. poser problème, car « l’invention révèle ce qui était déjà là, elle déga-
Si le film de Smithson entre bien dans ce cadre théorique, ge, et dévoile par là même un nouveau plan de réalité » 389. À pro-
il reste encore à explorer l’hypothèse plus vaste de George Baker prement parler, la question posée par le cinéma diagrammatique n’est
selon laquelle un certain cinéma serait diagrammatique. En pas celle de garder les traces, mais de faire émerger, à partir d’eux et à
convoquant l’histoire de l’art, en particulier celle du dadaïsme, travers le montage, un nouveau plan de réalité. Celui-ci n’existerait pas
Baker hisse le diagramme au statut de paradigme d’un régime his- si on ne l’avait pas filmé et pensé par le montage. L’articulation de ces
torique de visibilité, son hypothèse faisant émerger un champ deux éléments est cruciale. Il ne s’agit pas de suggérer que le cinéma
nouveau. On est en droit de se demander si certaines expressions
387 J.-M. Besse, « Cartographier, construire, inventer. Notes pour une
épistémologie de la démarche de projet », Les Carnets du Paysage, nº7,
385 Idem, p. 42. automne 2001, p. 136.
386 Idem, p. 51. 388 Idem, p. 140.
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donne à voir et à connaître l’« in-vu » et l’« in-su » par le biais de ses Le champ scientifique dans lequel le dispositif cinémato-
techniques (comme la microcinématographie, qui fascina d’emblée le graphique a été mis au point au XIXe siècle fut lui-même habité
public). De fait, si le cinéma diagrammatique rend visible et intelli- par un régime diagrammatique de l’image. Le projet Mnémosyne
gible, c’est parce qu’il donne forme à une pensée par images, capable d’Aby Warburg constitue, à cet égard, un exemple probant, l’atlas
de révéler des formes et des relations insoupçonnées. Le cinéma dia- d’images de l’historien d’art allemand étant, de fait, un diagram-
grammatique n’est pas un cinéma illustratif, mais un cinéma des rela- me qui essaie de capter la « migration des images ». Si sa tentati-
tions. ve est restée sans suite, nombreuses sont les expériences qui ont
Revenons au travelogue Rapallo qui décrit sans diagram- tenté d’analyser et d’enregistrer le mouvement. Nous pensons à la
matiser, générant des points de vue sans véritablement les inven- chronophotographie d’Étienne-Jules Marey (1830-1904) et à sa
ter. L’opération mentale qui détermine cette série de vues est célèbre « méthode graphique », consistant en la transcription sur
inductive, comme si elle remontait des faits à la loi, en effaçant la papier ou sur une surface sensible des traces produites par les
singularité du lieu. Toute autre est la démarche diagrammatique, mouvements des corps vivants ou des objets mobiles, repose
procédant par abduction, comme le suggère Peirce 390. En admet- entièrement sur une visibilité diagrammatique. Ces images,
tant une relation entre ses parties qui soit similaire à celle de son qu’elles concernent des feuilles de papier noir griffées par les
objet, le diagramme permet d’interroger cette relation et de for- appareils ou des chronophotographies, sont des diagrammes
muler des hypothèses qui, n’étant pas contenues dans cette rela- [Figs. 104, 105]. Un lien entre cette « méthode graphique » et la
tion, pourraient néanmoins permettre de l’expliquer. C’est bien le pensée cartographique des images peut être établi. Dans la mesu-
cas de The Spiral Jetty de Robert Smithson : tout se passe comme re où Marey vise à comprendre spatialement le mouvement, ses
si ce film était une spirale vertigineuse de temps, comme si son diagrammes sont une question de mémoire spatiale du mouve-
découpage et son montage donnaient vie au concept labyrinthique ment, de combinaison graphique d’intervalles d’espace et de
d’espace-temps imaginé par Smithson. Les points de vue qu’il temps. En somme, ces images sont une affaire de « carto-gra-
génère ne correspondent pas à la saisie d’une réalité immédiate- phie », les cartes étant des représentations graphiques qui facili-
ment observable. Ils installent plutôt une véritable structure intel- tent une compréhension spatiale des choses. Si la culture visuelle
lectuelle, technique et perceptive, « permettant d’ordonner les de l’époque « se double alors d’une culture diagrammatique, gra-
informations, les matériaux, les données dont on dispose » 391. D’un phique, photographique […] orientée par des coordonnés carté-
point de vue épistémologique, le film de Smithson n’est que la for- siennes » 392, ne dira-t-on qu’elle se voit investie par une
mulation d’une hypothèse cherchant une règle – le vertige de rationalité cartographique ? Face à ces images qui aplanissent et
temps – pour expliquer un fait – la Spiral Jetty. Il s’agit plutôt de qui schématisent le réel, le rendant mensurable, intelligible et
produire du sens et non pas d’établir une vérité. Le cinéma dia- manipulable, on est de fait devant des cartes-diagramme, capables
grammatique est ainsi, et en quelque sorte, le lieu d’une utopie, de donner forme à l’« in-vu » et à l’« in-su ». En 1885, moment où
oeuvrant un champ nouveau d’images et de pensées dont l’écono- Marey rédige un Supplément sur le développement de la métho-
mie référentielle est particulièrement complexe. de graphique par l’emploi de la photographie, le scientifique est

389 Jean-Marc Besse, « Cartographier, construire, inventer », op. cit., p. 140.


390 Idem, p. 142. 392 M. Frizot, Étienne-Jules Marey, chronophotographe, Paris,
391 Idem, p. 144. Nathan/VUEF, 2001, p. 20.
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frappé par les vertus de celle-ci, dont la manipulation de l’échel- descriptif suppose la préexistence du réel, ainsi qu’une séparation
le et la simplification des données. Comme l’a signalé Georges nette entre l’objet/référent et le signifiant/objectivant (la descrip-
Didi-Huberman, « la méthode graphique procède d’une épisté- tion matérialisant par l’image et dans l’image un référent). Gilles
mè générale (…) particulièrement attentive à développer les Deleuze a nommé ses descriptions « organiques », les distinguant des
figures indiciaires d’une connaissance matérielle des phéno- descriptions « cristallines », où l’image devient son propre référent.
mènes » 393. Ce que l’on peut avancer, c’est que le mode de déve- Avec celles-ci, le régime descriptif de l’image se rapproche du régi-
loppement de ces figures indiciaires fut marqué par l’une des me diagrammatique, le rapport entre réel et imaginaire étant indis-
figures iconiques majeures de la connaissance matérielle des phé- cernable, bien que toujours source d’un « plus de réel ». Ce dernier
nomènes : la carte. Enfin, en ce qui concerne ce régime de visibi- régime de visibilité s’attache, lui aussi, à décrire le réel, mais cette fois
lité diagrammatique et le développement du cinéma, le passage en fonction de la mise en évidence des corrélations entre les images,
qui restait à opérer était celui d’un diagramme rendant visibles créant et organisant par la suite un nouveau type de réalité. Le régi-
des éléments imperceptibles grâces à des instruments venant en me diagrammatique de l’image n’est plus un régime des traces, mais
aide de la vision humaine à un diagramme faisant de la descrip- une forme de pensée créatrice d’idées et d’hypothèses.
tion inventive son principe figuratif majeur.
V.2. Cinéma et rationalités cartographiques
Régimes descriptive et diagrammatique de l’image
Le découpage historique particulier du présent travail
En tant que régimes de visibilité, les régimes descriptif et dia- découle, rappelons-le, d’une intuition, devenue progressivement
grammatique de l’image concernent des façons d’envisager la repré- interrogation théorique : le début du XXe siècle, ainsi que sa fin et
sentation spatio-temporelle du monde. D’une façon générale, autant le début du XXIe siècle, constitueraient des moments de manifes-
le régime descriptif que le régime diagrammatique décrivent le réel. tation forts de la raison cartographique. Que cela ait lieu à la jonc-
Leurs stratégies descriptives sont, pourtant, différentes, leur rapport tion entre deux siècles n’est qu’une coïncidence. Si ces deux
au réel s’énonçant selon des paramètres distincts. Dans le contexte moments fourmillent d’exemples illustrant la pensée cartogra-
cinématographique, il est important de préciser que la description phique des images en mouvement, c’est dans la prolifération de
par images ne concerne pas la capture et la monstration du réel, mais nouveaux dispositifs et technologies de l’image, ainsi que dans les
une prise de position sur le réel, articulée en fonction d’une accu- phénomènes de mondialisation caractérisant ces deux époques,
mulation et d’un enchaînement des points de vue. Du choix et de qu’il faut trouver les raisons générales d’un tel phénomène. La
l’agencement de ces éléments résultent des mises en série descrip- pratique cartographique traditionnelle connaît, en ces deux
tives, dont l’objectif est de construire un point de vue sur la réalité et, moments, et pour causes les phénomènes évoqués, une expan-
parfois, un socle commun de savoirs. La description n’est pas une sion vers de nouveaux chemins. Au début du XXe siècle, il s’agit
question de réalisme, mais de fabrication d’une visibilité attachée à essentiellement de perfectionner la compréhension spatiale du
un « plus de réel ». Dans le régime descriptif conventionnel, l’acte monde connu et de cartographier les terres encore inexplorées.
Cet élan à l’origine d’innombrables expéditions est indissociable
393 G. Didi-Huberman, « La danse de toute chose », Mouvements de l’air. d’enjeux politiques, économiques, idéologiques. Un autre élément
Étienne-Jules Marey, Photographe des fluides, Paris, Gallimard, 204, p. 193. participe pleinement de l’équation déjà exposée : le mouvement
236 237

impérialiste et les entreprises coloniales qui l’accompagnent. Au ses fonctionnalités « cinématographiques », illustrées par la flui-
fur et à mesure que la technologie et les formes cinématogra- dité des mouvements aériens permettant à l’utilisateur de par-
phiques se perfectionnent, elles viendront s’ajouter à cette confi- courir l’espace-temps, ou encore par la possibilité d’évoluer en
guration épistémique, reconnaissant dans le cinéma son aptitude profondeur dans l’image, que ce soit à travers le zoom in ou le
à faire de la géographie (pensons aux Archives de la Planète), mais zoom out. Améliorées à chaque version du logiciel, ces fonction-
aussi de la propagande. Si la cartographie est l’« instrument pri- nalités exposent la dimension cinétique de la cartographie et de
vilégié de toutes les propagandes » et le cartographe « le porte- la compréhension spatiale qu’elle facilite : dans ce contexte, les
parole des pouvoirs politiques, commerciaux ou militaires » 394, la vues tournées à partir d’un dirigeable en 1919 par le Service
raison cartographique saura s’approprier cette nouvelle techno- Cinématographique de l’Armée (En dirigeable sur les champs de
logie de l’image, un exemple abouti de « ciné-cartographie » étant bataille) font presque figure de précurseurs [Chapitre III]. Google
fourni par les expéditions André Citroën des années 1920 Earth est, par ailleurs, associé à un fantasme de domination pan-
[Chapitre IV]. D’ailleurs, et pour ce qui concerne la mission optique à l’ensemble de la planète. Il est difficile de ne pas évoquer
Haardt-Audouin, le géographe-opérateur Paul Castelnau rappor- cet aspect quand l’application prétend avoir photographié toute la
ta de son voyage des relevés cartographiques et des films. Dans surface de la terre, facilitant un accès immédiat (au moins en théo-
l’histoire de l’entreprise coloniale, cinéma et cartographie devin- rie) à n’importe quel point. Si la résolution des images est
rent des alliés insoupçonnés. aujourd’hui encore très inégale, à terme cet outil pourra couvrir
Au XXIe siècle, l’épanouissement de la cartographie semble dans le détail – et en temps réel ? – toutes les régions du monde.
d’abord stimulé par le développement des technologies numé- La logique à l’œuvre est celle d’une résorption des « zones
riques de l’image et le mouvement de « globalisation ». La vites- blanches » des cartes, même si celles-ci sont impensables sans
se à laquelle se succèdent les outils cartographiques, ainsi que leur leurs espaces vides, signalant les territoires inconnus et dissimu-
promptitude à entrer dans nos vies quotidiennes, frappe les obser- lant tout ce que l’on veut garder secret. Google Earth suscite inévi-
vateurs : c’est le cas des outils de localisation satellitaire, comme tablement la discussion, soit parce qu’il révèle des informations
le Global Positioning System, développé par l’institution militai- « sensibles » sur les états et les territoires, soit parce que quelques-
re, aujourd’hui banalisé et régulièrement exploré par des artistes. unes de ces images peuvent potentiellement porter atteinte à la vie
Le très populaire logiciel de visualisation Google Earth propose, privée. Le projet, qui connaît un succès fulgurant, évoque aussi
lui, un ensemble navigable de cartes et de vues satellitaires et bien des visions utopiques que des visions dystopiques, où le
aériennes, dont quelques-unes affichent une définition et un degré « géolocalisable » devient synonyme de contrôlable à l’instant.
de détail impressionnants. L’utilisateur peut explorer à son gré le Dans une brève notice sur les Archives de la Planète, le géo-
navigateur géographique, celui-ci offrant, par ailleurs, des vues graphe Marc Dumont y fait référence en termes d’un « Google
en trois dimensions de certaines villes, ainsi que la possibilité de Earth avant l’heure » 395. La comparaison est intéressante : elle
parcourir des photographies panoramiques à 360º de certains rappelle que le cinéma participa, à un autre moment historique,
endroits et de simuler le lever et le coucher du soleil « à n’impor- de la classification du réel sous un régime visuel précis (phéno-
te quel point du globe ». Ce qui frappe dans Google Earth, ce sont
395 M. Dumont, « Capter le Monde par l’image : le pari philanthropique fou
des Archives de la Planète », EspacesTemps.net, septembre 2007 :
394 Ch. Jacob, L’Empire des cartes, op. cit., p. 386. http://espacestemps.net/document3342.html.
238 239

mène comparable, malgré toutes les différences, au projet de entièrement visible sur l’écran. D’autres exemples pourraient être
Google). Il est difficile de ne pas penser aux entreprises de « ciné- cités, comme le logotype, moins connu et plus ancien, de la socié-
cartographie » du monde, à propos desquelles on a pu dire que le té de production cinématographique Danoise, la Nordisk, fondée
cinéma « se représente lui-même comme le successeur contem- en 1906 [Figs. 106, 107]. Le recours aux images du globe date de
porain d’un média visuel plus ancien : la cartographie » 396. Les la période de l’invention et de la propagation du cinématographe
termes de cette hypothèse sont pourtant susceptibles d’être inver- (1895-1907) : l’étrange image choisie par l’entrepreneur Charles
sés. Certains projets contemporains, dont Google Earth en parti- Urban pour identifier son entreprise – la Charles Urban Trading
culier, illustrent à leur tour la vocation cinématographique de la Company – semblait déjà annoncer cette formule visuelle, tout
cartographie. Cette idée – qui rencontre auprès de certains car- comme une affiche publicitaire de Leopoldo Fregoli associant
tographes et géographes une certaine fortune 397 – repose essen- train et globe terrestre.
tiellement sur la visibilité cinétique facilitée par le cinéma. Dans Cette prédilection précoce des sociétés de production ciné-
la mesure où elle constitue l’un des traits communs de ces ratio- matographique pour l’image du globe terrestre est frappante. Elle
nalités cartographiques des images, elle nécessite ici un détour s’inscrit dans une longue tradition, dont les enjeux historiques
explicatif, d’autant plus que la visibilité cinétique des images en sont liés aux différentes étapes de mondialisation de la planète 398.
mouvement fut, dès les premiers temps du cinéma, associée à une Universalisme philosophique et rhétorique impérialiste semblent
image cartographique particulière : celle du globe. particulièrement sensibles à cette forme cartographique, même
si le globe terrestre, contrairement à la mappemonde, « ne se
Visibilité cinétique prête pas à un regard totalisant et pleinement synoptique » 399.
Comme le signale Christian Jacob, il « introduit le mouvement, la
Si le cinéma se pensa au début du XXe siècle comme le suc- progressivité du regard, la conjonction du geste et de la vision, de
cesseur contemporain de la cartographie, rien ne signale mieux la découverte progressive et de l’occultation » 400. L’attirance des
cette disposition que certains logotypes des sociétés de production studios pour le globe s’expliquerait en partie par la visibilité émi-
cinématographique, tels que ceux de la RKO (Radio Keith nemment cinétique qui lui est associée [Fig. 108]. Selon Ella
Orpheum) ou de l’Universal Studios. Le premier (1929-1956) nous Shohat, « le penchant du cinéma pour le globe terrestre tournant
présente un émetteur radioélectrique sur un globe terrestre, célèbre à la fois les capacités cinétiques du médium et son ubi-
entouré de quelques nuages : le poste est en train d’envoyer des quité mondiale, permettant aux spectateurs de réaliser un voya-
signes, illustrés par des éclairs et des ondes acoustiques, ainsi que ge à bas prix, sans sortir des centres urbains » 401. Ces images, qui
par le son caractéristique du code morse qui accompagne l’image. surgissent en début du film et avant même le générique, annon-
Le deuxième consiste tout simplement en un globe terrestre,
398 D. Cosgrove, Appolo’s Eye. A Cartographic Genealogy of the Earth in the
396 E. Shohat, R. Stam, Unthinking Eurocentrism : Multiculturalism and the Western Imagination, Baltimore et London, The Johns Hopkins University
Media, London, Routledge, 1994, p. 147. Press, 2003.
397 Notamment ceux qui travaillent sur la « cartographie dynamique », 399 Ch. Jacob, L’Empire des cartes, op. cit., p. 79.
s’intéressant à la visualisation dynamique et interactive de l’information 400 Ibidem.
géographique et se distinguant de la « cartographie multimédia », adressée au 401 E. Shohat, « Imaging Terra Incognita: the Disciplinary Gaze of Empire »,
grand public. Public Culture, vol. 3, nº2, Printemps 1991, p. 47.
240 241

cent symboliquement la nature du spectacle prêt à se dérouler. l’univers où que je les ai fixés » 402. Le rapprochement semble
Ce qui frappe, notamment dans le contexte du cinéma des pre- superficiel, quand il néglige la longue et vaste histoire de l’auto-
miers temps, c’est qu’en l’absence d’un logotype, on n’hésite pas matisation des moyens de vision. Il mérite d’être approfondi. Car
à convoquer des images cartographiques, comme l’illustrent bien si le cinématographe naissant avait inconsciemment inscrit sa
trois plans du début de Les Aventures Extraordinaires de visibilité cinétique dans une lignée cartographique, cent ans après,
Saturnin Farandoul (1914), film à épisodes de Marcel Fabre c’est au tour des nouvelles formes de cartographie de l’espace de
[Figs. 109 à 111]. C’est comme si ces images traduisaient visuel- trouver dans le cinéma l’une de ses sources d’inspiration.
lement la devise de Charles Urban, « we put the world before
you », le cinéma mettant toujours le monde devant nos yeux. Surfaces d’inscription
Aujourd’hui encore, de nombreuses chaînes d’information recou-
rent à l’image du globe – et du planisphère. Si l’idée de visibilité cinétique constitue un premier trait
Ces logotypes illustrent bien la façon dont la sphère ter- traversant les deux rationalités cartographiques de l’image en
restre est devenue une icône culturelle, parfaitement adaptée aux question, la conception de l’image comme surface sur laquelle
ambitions universalistes, sinon impérialistes, du médium ciné- s’inscrit le monde en est un deuxième. Cette idée s’oppose au para-
matographique. Ils révèlent, par ailleurs, et peut-être mieux digme d’un cinéma conçu, dans la tradition perspectiviste de la
qu’aucun autre signe, la parenté insoupçonnée entre cartographie peinture renaissante, comme une fenêtre ouverte sur le reflet du
et cinéma. Dépassant la présence anecdotique d’images cartogra- monde s’étendant en profondeur. La question de la surface a déjà
phiques conventionnelles dans le texte filmique, cette parenté été évoquée à propos de la polysémie des mots « carte » et
repose sur la visibilité cinétique que cartographie et cinéma, en « mappa », revoyant à la même idée à chaque reprise : celle d’une
tant que formes de représentation du réel, prétendent faciliter. surface-support malléable, sur laquelle on place ou inscrit quelque
Paradoxalement, si dès ses débuts, le cinéma a eu recours à cer- chose. En fait, si les objets des cartes conventionnelles sont mul-
taines images cartographiques pour évoquer les puissances de ses tiples, celles-ci se constituent inévitablement comme projections
images, certains outils cartographiques contemporains, dont sur une surface, qu’elle soit cylindrique, conique ou azimutale,
Google Earth, sont aujourd’hui fondés sur des fonctionnalités fil- d’une certaine vision du monde 403. L’argument de Svetlana Alpers
miques [Fig. 112]. Face à ce logiciel – dont les améliorations sur l’appel cartographique de la peinture hollandaise concernait,
constantes nous permettent d’accéder « à n’importe quel point lui aussi, la question de l’image entendue comme surface. Selon
du globe terrestre », d’examiner des images satellites, des cartes, l’auteure, la conception picturale des peintres hollandais se rap-
des bâtiments 3D et en relief, des photographies panoramiques à
360º et même de manipuler un curseur de temps pour admirer
402 D. Vertov, « Conseil des Trois », op. cit., pp. 30-31.
« le crépuscule, l’aube et les zones d’ombre à la surface du globe » 403 On parle bien ici de cartes « conventionnelles », les cartes tridimensionnelles,
–, comment ne pas penser au « ciné-œil » de la caméra ? Google par exemple, soulevant d’autres questions, liées essentiellement à la
Earth est la machine qui véritablement nous montre le monde miniaturisation du monde. On retrouve, à ce propos, le plaisir de dominer par le
comme elle seule peut le voir, s’approchant et s’éloignant des regard un monde miniaturisé dans le domaine des décors cinématographiques et
plus particulièrement dans la figure de la maquette. La matérialisation de ce jeu
choses, actualisant ce vieux rêve de Dziga Vertov : « libérée des d’échelle fondamental semble signaler un autre aspect de la vocation
cadres du temps et de l’espace, je juxtapose tous les points de cartographique de l’image au cinéma.
242 243

procherait du système ptoléméen de projection cartographique, nomènes saisis et traduits par l’instrumentation « carto-graphique
alors en vogue dans les ateliers du Nord de l’Europe. Leur œil » mise à point par Marey. Autant les graphiques que les chrono-
attentif à la surface du monde dispose sur la surface plane des photographies de Marey sont des images qui se distinguent par
tableaux un assemblage de ce qu’il voyait. Parmi les éléments rap- leur caractère de surface, des vues dont la platitude est, par ailleurs,
prochant les vues panoramiques des cartes réalisées à la même renforcée par leur fond noir. Peu importe que sur ce fond noir se
époque, Alpers cite ainsi le renforcement des valeurs de surface et déploient des lignes abstraites ou des figures « stylisées »: le fond
d’étendue, phénomène accompagné par l’affaiblissement des noir insiste toujours sur cet aspect de surface de l’image 406. Le
volumes [Chapitre I]. En somme, la conception de l’image comme mouvement du regard y évolue comme dans une carte et accom-
surface est indissociable de la problématique de la carte : il reste pagne le déroulement des coordonnés spatio-temporelles, tout en
à déterminer ici comment la vocation cartographique des images cherchant à traduire l’évolution des forces et des mouvements.
traduit cet aspect et dans quelle mesure les deux rationalités iden- Tout un pan de la production cinématographique des premières
tifiées donnent forme à ce problème. décennies du XXe siècle garde le souvenir de ces origines dia-
Nous avons suggéré auparavant que le régime diagramma- grammatiques, en particulier le cinéma scientifique, qui rend
tique de l’image était particulièrement manifeste à la fin du XIXe visible, via le ralenti et l’accéléré, des éléments imperceptibles à la
siècle. L’une des réponses possibles à la dernière question se trou- vision humaine. Certains de ces films, comme ceux que le Docteur
ve dans ce carrefour où se croisent méthode graphique, diagram- Comandon tourna sous les auspices d’Albert Kahn, gardent même
matisation du réel et raison cartographique. La méthode graphique leur fond noir (La croissance des végétaux, 1929) [Chapitre IV]. Le
– illustrant à la fois l’aboutissement d’une série de recherches sur cinéma s’y présente alors comme un dispositif d’agencement de
l’art des notations et l’universalisation des langages graphiques surfaces, sur lesquelles se déploient les mouvements des oursins ou
dans le domaine de la figuration scientifique – est inséparable de l’épanouissement des fleurs. La mise en mouvement des formes y
l’image comprise comme surface d’inscription. À propos des pro- est dissociée de la profondeur de l’espace, l’image relevant d’un
cédés métriques du criminologue Alphonse Bertillon (1853-1914), rythme et d’une dynamique internes qui dépasse la problématique
Éric de Chassey a pu noter que leur aboutissement mène à « un d’un rendu illusoire de l’espace en profondeur.
aplatissement de tous les objets du monde visible, qui en assure la Si cette conception de l’image cinématographique comme
mesurabilité (de même qu’une carte géographique, une vue aérien- surface s’adapte bien aux enjeux d’un certain cinéma scientifique,
ne ou une image astronomique, en aplatissant le monde visible, il semble apparemment plus difficile de défendre que les quelques
permettent de mesurer le paysage ou les corps célestes) » 404. travelogues analysés relèvent, eux aussi, de ce modèle [Chapitre
Autrement dit, « il n’y a (…) nulle place dans le système de IV]. La difficulté apparente de cette position réside dans une cer-
Bertillon pour la profondeur, d’aucune sorte » 405. La « méthode taine vision de l’histoire du cinéma, qui inscrit inévitablement ces
graphique » ne concerne rien d’autre que l’inscription des courbes films « primitifs » dans la lignée des vues Lumière et reconnaît
et des traces sur des supports sensibles, l’image-surface obtenue dans ces dernières la matrice d’un cinéma compris comme
rendant non seulement visibles, mais aussi intelligibles, les phé- « fenêtre ouverte sur le monde ». Pourtant, il a été remarqué que

404 É. De Chassey, Platitudes. Une histoire de la photographie plate, Paris


Gallimard, 2006. 406 Notons, néanmoins, que Marey créa aussi des vues stéréoscopiques,
405 Idem. déployant des trajectoires non pas latéralement, mais en profondeur.
244 245

la question traversant les vues Lumière est moins la profondeur du film et devant les yeux de l’homme, le monde se prête à des
fictive de l’image que leur caractère de surface, le cadre de cer- rêves de collection et d’archivage. Telle qu’illustrée par ces films,
taines vues surgissant comme surface de défilement 407. Pour ce la question de l’image-surface s’inscrit dans de ce vaste projet de
qui concerne des travelogues comme Die schönsten Wasserfälle domination panoptique du monde par l’image, à laquelle la ratio-
der Ostalpen ou Rappalo, la question de l’image-surface soulève nalité cartographique traversant les premières années du XXe
aussi d’autres aspects, dont le régime descriptif qui commande siècle semble donner forme. Mais, il suffit de rappeler l’exemple
ces films. De fait, leur accumulation et mise en série descriptive de des panoramiques de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, pour
points de vue impliquent une conception du ruban filmique comprendre que l’image-surface va bien au-delà de ces enjeux.
comme surface d’inscription, à la manière d’une carte. Que le dis- Car si la géostratégie du regard qu’elles installent est une question
positif cinématographique soit capable de reproduire l’illusion de de conception de l’image en tant que surface, on est bien loin d’un
la vie, et avec elle l’illusion de profondeur, ne contredit en rien la quelconque projet de domination du monde. Enfin, leur concep-
dimension éminemment surfacique de ces films. La question qui tion de l’image suggère moins l’idée d’un support sur lequel s’ins-
les hante n’est pas celle d’un rendu réaliste de l’espace, mais celle crit le monde qu’une conception stratigraphique. Leur
de la documentation par l’image des lieux du monde. Leur puis- cartographie relève non pas d’une forme de maîtrise du réel, mais
sance descriptive, renforcée par le coloriage des films, annule, par d’une forme d’exploration.
ailleurs, toute profondeur. Dans leur matérialité, les variations Dans le contexte contemporain, la conception de l’image
chromiques de ces images déjouent toute fiction optique de pro- comme surface appelle d’autres observations. Face aux images
fondeur. Le défilement des images à l’écran devient un déploie- fournies par le logiciel Google Earth, par exemple, ce qui frappe
ment spatial de taches et de formes, d’où leur caractère est leur dimension composite, hétérogène, combinant plusieurs
ornemental. couches – cartographiques, photographiques, vidéographiques,
Ces images documentant les lieux du monde, tout comme sonores – et agençant plusieurs surfaces [Fig. 112]. Tout dans
celles que l’on doit aux opérateurs des Archives de la Planète, peu- ces images relève de l’hétérogénéité, de la coexistence au sein du
vent être comprises comme des surfaces dans une autre perspec- même plan d’inscription de différents régimes de signes. En ce
tive encore : celle des « effets de sens ». Pour paraphraser Alpers, sens, ces images se rapprochent de celles de la cartographie
si l’objectif des peintres hollandais était de capter sur leur toile conventionnelle, l’accentuation de l’effet de bilocation de l’utili-
« toute une gamme de connaissances et informations sur le sateur – qui peut parcourir en temps réel la surface du globe -
monde » 408, celui des opérateurs des ADLP (certainement bien insistant sur leur effet cartographique. Dans la mesure ou Google
plus structuré que celui des opérateurs anonymes des travelogues Earth est devenu l’un de nos principaux interfaces, c’est-à-dire
discutés) était de faire inscrire sur la pellicule « la surface du globe une surface de contact entre nous et les images du monde, la ques-
occupée et aménagée par l’Homme » 409. Mis à plat sur la surface tion de la surface (combinée ici à celle de l’écran) est décidem-
ment incontournable. En se fondant sur les principes d’une
407 Ph.-A. Michaud, « L’appareil du réel. Le cinéma des Lumière », Sketches. visibilité cinétique, la dimension cinématographique de Google
Histoire de l’art, cinéma, Paris, Kargo & L’Éclat, 2006, p. 73. Earth est bien loin d’une conception « réaliste » de l’espace. Le
408 Svetlana Alpers, L’Art de dépeindre, op. cit., p. 212.
409 Albert Kahn cité par Emanuel de Margerie, lettre à Jean Brunhes, 26
cinéma comme fenêtre ouverte sur le monde a donné lieu à une
janvier 1912, op. cit. cinétique des surfaces. On pourra toujours s’attacher à mesurer les
246 247

conséquences de toutes les nouvelles technologies de l’image Conclusion


concernant l’idée d’image-surface (dont celle d’un écran devenu
littéralement surface de comparution des images). Celle-ci elle Dans un contexte global marqué par le retour des pro-
n’en demeure pas moins un trait majeur de cette nouvelle ratio- blèmes d’espace et l’inflation des « géo-lectures » 410, les questions
nalité cartographique. de la carte et de la cartographie, entendues de façon ouverte et
souvent métaphorique, ont gagné une visibilité nouvelle. La carte
apparaît aujourd’hui comme un principe d’explication spatial
majeur, valable aussi bien pour la littérature que pour la psycha-
nalyse 411, pour ne citer que ces deux domaines. Investie par les
artistes, qui n’ont de cesse de se l’approprier, la « carte » est plus
que jamais omniprésente. Dans des livres, sur nos écrans, dans
l’espace urbain. Qu’elle prenne la forme presque archaïque d’un
atlas à feuilleter (atlas « des guerres et des conflits », « des espèces
en danger », « des migrations dans le monde », etc.), ou d’une

410 Pour rester dans le monde francophone, citons la Géophilosophie : le mot


est utilisé par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie ?
(Paris, Les Éditions de Minuit, 1991), l’idée traversant aussi Mille Plateaux
(Paris, Les Éditions de Minuit, 1980). La « géophilosophie » est une pensée qui
met en scène des territoires, des populations, des animaux et qui opère par
déterritorialisations et par rencontres. L’idée a aussi été explorée par Jean-Luc
Nancy et Philippe Lacoue Labarthe. Géocritique et géolittérature : l’objet de la «
géocritique » sont les interactions entre espaces humains et littérature (cf. B.
Westphal, La Géocritique. Réel, fiction, espace, Paris, Les Éditions de Minuit,
2007). Esthétique géopolitique : l’expression renvoie au travail de Fredric
Jameson et à sa lecture de l’imaginaire géopolitique contemporain (cf. F.
Jameson, The Geopolitical Aesthetic : Cinema and Space in the World
System, Bloomington, Indiana University Press, 1992). Géoesthétique :
l’expression commence à être utilisée dans le domaine de la philosophie pour
appréhender certains aspects de la pensée d’auteurs aussi différents que
Nietzsche, Merleau-Ponty ou Gilles Deleuze (la notion a aussi été explorée par
le géographe italien Mario Neve). Enfin, l’idée de géohistoire (terme forgé par
Fernand Braudel en 1951), ainsi que le projet d’une « néo-géographie
philosophique », dû au philosophe français François Dagognet (1973), sont
aussi repris de nos jours.
411 Cf. pour la littérature F. Moretti, Graphes, cartes et arbres. Modèles
abstraits pour une autre histoire de la littérature, Paris, Les Prairies
Ordinaires, 2008 ; cf. pour la psychanalyse F. Deligny, Fernand Deligny.
Œuvres, Paris, Éditions L’Arachnéen, 2007.
248 249

interface numérique invitant l’utilisateur à zoomer (presque) de bout en bout la réflexion. Question large et ambitieuse, elle
n’importe quel endroit de la planète, elle fait désormais partie répond à un désir d’interroger à la fois l’espace dans son hétéro-
intégrante de notre paysage visuel. « Dispositif fondateur de la généité et l’hétérogénéité des formes à investir et à représenter
pensée occidentale », sa reconsidération critique la définit comme l’espace. Ce travail, qui plaide pour un droit de cité de la carte
« le préalable à tout discours, un dispositif générant virtuellement dans le domaine des études visuelles, a ainsi impliqué un choix
récits, descriptions, savoirs encyclopédiques ou anecdotiques sur stratégique : son inscription dans le champ épistémologique de
le monde et tout ce qu’il renferme » 412. C’est dans ce contexte par- la « culture visuelle ». Celle-ci semble répondre aux besoins de
ticulier qu’a ainsi émergé la conscience que le cinéma possédait dialogues disciplinaires ici amorcés. La culture visuelle est enten-
une dimension cartographique et que les cartes (du moins cer- due ici comme un champ transdisciplinaire moins intéressé par la
taines d’entre elles) étaient en quelque sorte cinématiques. D’où spécificité médiatique des images que par la possibilité qu’il offre
l’intérêt grandissant des cartographes et des géographes pour les de traiter et de comprendre l’image dans sa globalité. L’une de ses
images en mouvement. caractéristiques réside dans son attention potentielle à tous les
Tout au long de ces pages, j’ai voulu approfondir la réflexion types d’images, sans opérer de distinctions de valeur entre images
sur les rapports entre cartographie et images animées, en avan- « artistiques », « scientifiques », « mentales » et autres. L’image
çant l’hypothèse qu’il existe une pensée cartographique des cesse d’être considérée en fonction de son médium pour être
images. Derrière cette formulation énigmatique se profile une replacée et reconsidérée dans une série d’images hétérogènes, ou
théorie de l’image et des images. De l’image, car celle-ci, en tant des formes d’expérience visuelle. C’est en ce sens que doit être
que « site de l’idéation » 413, s’avère capable de produire des pen- compris le projet d’une « histoire élargie des images ». Le recours
sées. Des images, puisqu’il s’agit de suggérer que, dans leur foi- à l’idée de « culture visuelle » tente d’intégrer de nouvelles stra-
sonnement, celles-ci communiquent entre elles et s’échangent des tégies interprétatives concernant les images (les « visual studies »,
idées au sein de processus qui vont bien au-delà du modèle tradi- la Bildwissenchaft), ainsi que des études réalisées dans des disci-
tionnel des « influences » ou des « héritages ». Dans la lignée plines plus au moins récentes (comme l’histoire de l’art ou les
d’Aby Warburg, on parle aujourd’hui de migration. Le mot fait études cinématographiques). Ce qui est proposé ici est, par consé-
allusion aux déplacements (figuratifs, symboliques, intellectuels) quent, davantage un mode de recherche sur l’image qu’une nou-
qui agitent l’univers des images. La notion s’adapte bien à l’hybri- velle discipline de l’image.
dité revendiquée de ce livre. À cheval entre plusieurs disciplines Pour ce qui est des analyses réalisées dans le cadre de cet
et savoirs de l’image, il convie à plusieurs déplacements concertés. ouvrage, plusieurs remarques d’ordre général s’imposent. La pre-
La notion de « migration » permet de dévoiler les rapports cachés mière touche à la question des régimes de visibilité et aux rap-
entre les images (cartographiques, cinématographiques et autres) ports entre description et fiction. Si la pensée cartographique des
et leur arrière-fond épistémologique, leurs « arrière-pensées ». images a permis des descriptions et des savoirs encyclopédiques
Au-delà de la question de la carte, c’est davantage la ques- sur le monde, créant des espaces et parfois des utopies, quelle est,
tion d’une pensée cartographique des images qui a sous-tendu inversement, son aptitude à générer des récits ? Car la cartogra-
phie possède des dimensions fictives : il suffit pour s’en convaincre
412 Ch. Jacob, L’Empire des cartes, op. cit., Paris, Albin Michel, p. 52.
de prendre en compte le point de vue et la mobilité imaginaires du
413 J. Aumont, À quoi pensent les films ? Cinéma et Peinture, Paris, Séguier,
1986. lecteur de carte. Si l’accent n’a pas cessé d’être mis sur l’impor-
250 251

tance de l’imagination et de l’imaginaire dans la pensée cartogra- nalités cartographiques de ces deux figures et de leurs expressions
phique, c’est un pan nouveau qu’il conviendra d’explorer : celui de visuelles 415. Autant de questions à adresser à d’autres objets (ciné-
ses récits fictionnels. Dans un travail discutant de la dimension matographiques, photographiques, picturaux, etc.), voire à
cartographique du cinéma, Giuliana Bruno remarquait déjà que « d’autres domaines (la géographie, l’histoire, la philosophie).
l’appel cartographique du cinéma dérive d’un détour narratif de la
notion de l’art de décrire » 414. Ce « détour narratif » peut prendre
plusieurs formes, dans la mesure où les récits cartographiques
sont liés aux figures du déplacement et des parcours dans l’espa-
ce. Ceux-ci racontent souvent une forme de cartographie aléatoi-
re et fluide (comme celle des Situationnistes, par exemple). Ils
interrogent aussi la mémoire, entendue comme territoire à arpen-
ter et dont on peut dresser la carte.
Une deuxième remarque est liée à la dimension historique
de ce livre, soucieux de la façon dont chaque société conçoit et
organise son rapport au visible et à ses formes de représentation.
Elle concerne le contexte contemporain, auquel il faut adresser
un certain nombre de questions. Comment interpréter la prolifé-
ration d’outils cartographiques, qu’ils prennent la forme d’un télé-
phone portable équipée d’un GPS ou d’une interface numérique ?
Quel est le sens de cet épanouissement d’une cartographie livrant
la promesse d’un géo-localisable en temps réel ? Est-il un symp-
tôme de ce renversement majeur qui veut que l’espace ne soit plus
subordonné au temps ? Quel rapport établir avec l’avènement des
sociétés dites de surveillance et de contrôle ? La vidéosurveillan-
ce comme les formes de pistage électronique sont des phéno-
mènes essentiellement (mais pas exclusivement) visuels, qui
constituent une extension de la cartographie entendue en tant que
dispositif disciplinaire et de contrôle à l’ensemble de la société.
La question se pose des figures de ce regard nouveau et de leur
évolution au long du XXe et du XIXe siècle. Elle concerne aussi la
figure nouvelle du réseau, notion qui a envahi les discours. Il
conviendrait d’interroger les liens qui l’unissent à la « grille »
comme forme de pensée de l’espace et de l’usage fait par les ratio-
415 Cf., à propos de la grille, H. Higgins, The Grid Book, Cambridge, MIT
414 G. Bruno, Atlas of Emotion, op. cit., p. 181. Press, 2009.

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