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Masarykova univerzita

Filozofická fakulta

Ústav románských jazyků a literatur

Učitelstvì francouzského jazyka a literatury pro střednì školy

Bc. Marta Schlemmerová

Les grands thèmes de Charles Péguy exprimés à travers le


personnage littéraire de Jeanne d’Arc

Magisterská diplomová práce

Vedoucì práce: prof. PhDr. Petr Kyloušek, CSc.

Brno 2011
Prohlašuji, že jsem diplomovou práci vypracovala samostatně za použitì pouze
uvedených pramenů a že tištěná verze práce přesně odpovìdá verzi elektronické.

V Brně dne 11. května 2011 ......................................................

2
Chtěla bych poděkovat svému vedoucìmu práce, prof. PhDr. Petru Kylouškovi, CSc.
za cenné rady a veškerý čas, který mi v souvislosti s touto pracì věnoval.
Můj dìk patřì i mé rodině a přátelům za jejich trpělivost, podporu a povzbuzovánì.

3
Portrait de Charles Péguy par Jean-Pierre Laurens

4
Table des matières

INTRODUCTION .......................................................................................................................... 7

I. Les thèmes dans la structure d’une œuvre littéraire .................................................................... 9

II. LA PRÉSENTATION DE L’AUTEUR ET DE L’ŒUVRE CHOISIE .................................. 10

II.1. Charles Péguy .............................................................................................................. 10

II.2. Le personnage de Jeanne d’Arc dans l’œuvre de Péguy .............................................. 12

II.2.a. Le drame de Jeanne d’Arc ............................................................................... 12

II.2.b. Le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc ....................................................... 15

II.2.c. La Tapisserie de Sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc.................................... 16

II.2.d. Jeanne et Hauviette.......................................................................................... 17

II.2.e. Le Mystère de la vocation de Jeanne d’Arc ..................................................... 18

III. ANALYSE DE L’ŒUVRE CHOISIE ................................................................................... 19

III.1. Patriotisme .................................................................................................................. 19

III.1.a. L’attachement à la famille et à la maison du père........................................... 20

III.1.b L’attachement au village natal et à la région ................................................... 22

III.1.c Le rapport à la nation et à la France................................................................. 24

III.2. Pensée socialiste ......................................................................................................... 27

III.3. Solitude ...................................................................................................................... 32

III.4. Vocation ..................................................................................................................... 36

III.5. Dévotion versus action, dévotion et action ................................................................. 41

III.5.a La dévotion séparée de l’action ....................................................................... 41

III.5.b. La dévotion exagérée...................................................................................... 42

III.5.c La dévotion perverse ....................................................................................... 43

III.5.d L’action seule, la non dévotion ....................................................................... 46

III.5.e La dévotion et l’action de Jeanne d’Arc .......................................................... 47

III.6. La damnation et l’enfer .............................................................................................. 50

IV. L’INTERPRÉTATION DES CONCLUSIONS DE L’ANALYSE DE L’ŒUVRE CHOISIE


...................................................................................................................................................... 56

V. L’ASPECT ESTHÉTIQUE DE L’ŒUVRE DE PÉGUY ....................................................... 58

5
CONCLUSION ............................................................................................................................ 64

Abréviations utilisées ................................................................................................................... 67

Bibliographie ................................................................................................................................ 68

L’œuvre de Charles Péguy .................................................................................................. 68

Les ouvrages cités ou consultés........................................................................................... 68

Revues et articles ................................................................................................................. 69

Sites internet consultés ........................................................................................................ 69

6
INTRODUCTION

Le monde poétique, qui s’inspire du monde réel, est riche en thèmes et en


motifs. Chaque poète néanmoins a son propre répertoire de thèmes qui est influencé
par son expérience humaine et qui est traité d’une façon unique. Dans le cas de
Charles Péguy, poète et essayiste français de la fin du XIXe siècle et du début du
XXe siècle, les thèmes principaux sont exprimés à travers le personnage de Jeanne
d’Arc : dans ses paroles, dans ses attitudes, mais surtout dans ses monologues
intérieurs et dans ses prières.

Le présent travail a pour objectif d’analyser le matériel thématologique des


ouvrages poétiques choisis de Charles Péguy pour découvrir le rôle et l’importance
de Jeanne d’Arc dans l’œuvre de cet auteur.

Nous avons opté pour Charles Péguy parce que son œuvre, certainement
malconnue, surprend par sa profondeur et un idéalisme étonnant.

En nous appuyant sur les œuvres thématologiques de Mukařovský,


Heidenreich et Trousson, nous analyserons les ouvrages poétiques de Péguy, ceux
où Jeanne d’Arc joue un rôle : le drame de Jeanne d’Arc, Le Mystère de la Charité
de Jeanne d’Arc, La Tapisserie de Sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc, Jeanne et
Hauviette, Le Mystère de la vocation de Jeanne d’Arc.

Avant de commencer l’analyse littéraire nous avons considéré utile d’esquisser


brièvement la biographie de l’auteur et les résumés des ouvrages choisis pour
l’analyse avec leurs caractéristiques.
Dans la partie analytique, nous nous concentrerons sur six grands thèmes
péguyens liés au personnage de Jeanne d’Arc. En commençant par le thème du
patriotisme, plus concrètement l’attachement à la famille, à la maison et le pays
natal, à la nation française et à la France, nous continuerons par les thèmes du
socialisme, de la solitude et de la vocation et en passant par le thème de la dévotion
et action dans leurs diverses formes, nous arriverons jusqu’au thème de la damnation
et de l’enfer, le problème central de Péguy.

7
Ensuite, nous réfléchirons sur le rôle de la protagoniste Jeanne d’Arc dans
l’œuvre de Péguy et nous proposerons de lui attribuer le statut d’un alter ego de
Péguy ou le rôle de l’Anima qui est complémentaire à l’Animus, Péguy même.
Finalement, nous observerons le côté esthétique de la poésie et la prose de
Péguy, qui est typique par son caractère répétitif et s’inspire probablement des textes
sacrés judéo-chrétiens.

8
I. Les thèmes dans la structure d’une œuvre littéraire

Le présent travail se concentre surtout à la thématologie ; dans la terminologie,


nous nous rapprochons aux termes de Mukařovský et nous appelons « thème » ce
que Trousson appelle « motif » : « une toile de fond, un concept large, désignant soit
une certaine attitude Ŕ par exemple la révolte Ŕ soit une situation de base,
impersonnelle, dont les acteurs n’ont pas encore été individualisés. »1. Un thème est
donc une entité abstraite, pas encore incarnée dans un personnage, mais qui délimite
les attitudes fondamentales et les situations récupérées par l’ouvrage littéraire.

L’ensemble des thèmes constitue la matière de la littérature, mais relève aussi


l’expérience humaine non littéraire.2 Chaque poète a son propre ensemble de thèmes
qui sont caractéristiques pour lui et cet ensemble est nécessairement restreint et
influencé par l’expérience de sa vie et sa façon de percevoir le monde et de vivre
dans son microcosme. Le répertoire des thèmes auprès d’un poète, l’inventaire
thématique, est un matériel important, par lequel un auteur diffère des autres, et
grâce auquel il est possible de déduire sa structure individuelle de l’œuvre et le
thème « global » d’un ouvrage littéraire donné.3

Selon Mukařovský, ses théories et sa pratique d’analyser les entités de


signification des œuvres littéraires, les relations sémantiques imprévues sont souvent
découvertes. L’artiste, à l’aide de l’œuvre saisit la réalité, sa propre réalité. Les
liaisons de signification doivent être cherchées, et c’est la tâche du lecteur.4

Dans le présent travail, nous nous chargeons de chercher ces nouvelles liaisons
de signification dans l’œuvre choisie de Charles Péguy et à travers l’analyse
thématologique chercher à comprendre sa propre réalité et sa relation avec Jeanne
d’Arc.

1
Raymond Trousson, Thèmes et mythes, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1981, p.
22.
2
Cf. Raymond Trousson, Thèmes et mythes, op. cit., p. 24.
3
Cf. Julius Heidenreich, « O tvaru motivů », Slovo a slovesnost, IX, 1943, pp. 69-71.
4
Cf. Jan Mukařovský, Studie z poetiky, Praha, Odeon, 1982, p. 678.

9
II. LA PRÉSENTATION DE L’AUTEUR ET DE
L’ŒUVRE CHOISIE

Avant d’entamer l’analyse des œuvres choisies et surtout de la protagoniste


Jeanne d’Arc, il est indispensable de mentionner quelques renseignements sur la
biographie de l’auteur lesquels nous permettront de comprendre mieux sa pensée et
sa création littéraire.

II.1. Charles Péguy

« C’était un écrivain de logique inflexible, de volonté tenace, passionné d’idées morales,


intraitable dans sa façon de les servir, prêt à leur sacrifier le monde entier et lui-même ; il
avait fondé et il rédigeait presque à lui seul une revue pour les défendre ; il s’était juré
d’imposer à la France et à l’Europe l’idée d’une France pure, libre, et héroïque, il croyait
fermement que le monde reconnaîtrait un jour qu’il écrivait une des pages les plus
intrépides de l’histoire de la pensée française, et il ne se trompait pas. »5

Charles Péguy descend d’une famille paysanne, il est né en 1873 à Orléans,


ville liée au nom de Jeanne d’Arc. Son père meurt quelques mois après la naissance
du fils, Charles est donc élevé par sa grand-mère et sa mère, rempailleuses de
chaises. Leurs conditions sociales l’inspire plus tard pour l’adhésion aux pensées
socialistes. Il est un élève exceptionnel, boursier au lycée, il a tous les prix.
Bachelier en 1891, le Lycée d’Orléans l’envoie à Paris pour préparer l’Ecole
Normale Supérieure, il voulait devenir professeur. Pendant cette année, il cesse les
pratiques religieuses. Ayant échoué à l’examen, il décide de faire son service
militaire. Et c’est à cette époque qu’il commence à étudier de plus près l’histoire de
Jeanne d’Arc.6
Après une autre année de préparation, Péguy est reçu à l’École Normale en
1894, et il a pour professeurs Andler, Rolland et Bergson, la philosophie de ce
dernier l’influence de manière cruciale. A la même époque, il devient disciple de
Jaurès et se déclare socialiste. Son ami Tharaud le commente : « Péguy croyait à ses
idées avec une vigueur d’homme du peuple. [...] Il était socialiste, d’un socialisme

5
Romain Rolland cité in Yves Rey-Herme, Péguy, Paris, Bordas, 1973, p. 68.
6
Pierre Péguy, Chronologie de la vie et de l’œuvre de Péguy, in Charles Péguy, Œuvres poétiques
complètes, Paris, Gallimard, Editions de la Pléiade, 1957, pp. XXIX-XLI.

10
qui ressemblait plus à celui de Saint François qu’à celui de Karl Marx. Il était
socialiste parce qu’il aimait le menu peuple qu’il avait connu à Orléans, rue
Bourgogne »7.
Il prend un congé d’un an de l’Ecole pour composer sa Jeanne d’Arc, fait des
voyages à Domrémy pour la documentation sur place, revient à Orléans et souvent à
Paris pour des activités politiques. En octobre 1897 il se marie avec Charlotte-
Françoise Baudoin, sœur de son ami Marcel Baudoin, mort un an auparavant. Péguy
quitte définitivement l’Ecole et en décembre paraît la première Jeanne d’Arc.
Il investit la dot de sa femme dans la fondation d’une librairie socialiste,
librairie Georges Bellais, qui était néanmoins un grand échec. A l’affaire Dreyfus, il
se met aux côtés de ce capitaine juif. A la fin de 1899 il rompt avec le parti socialiste
car les socialistes de Jaurès « exigent l’unité de l’expression socialiste dans la
presse »8 ce que Péguy comprend comme la suppression de la liberté de la presse et
à la suite fonde son propre cahier, les Cahiers de la Quinzaine, qui apparaissent pour
la première fois le 5 janvier 1900 et qui se veulent respecter deux principes
fondamentaux : « dire la vérité, et, au besoin, la “gueuler“, [et] se tenir au courant
quinzaine par quinzaine »9. Il commence à y donner son avis politique,
philosophique, esthétique et moral, en dénonçant les erreurs du « monde moderne ».
Il publie aussi des pensées de J. Benda, des frères Tharaud, de R. Rolland, de L. N.
Tolstoï et d’autres. Parmi ses proses les plus importantes parues dans les Cahiers,
nous mentionnons par exemple De Jean Coste (1902), Notre patrie (1905), Les
Suppliants parallèles (1905), Notre jeunesse (1910), Victor-Marie comte Hugo
(1910), Note sur M. Bergson (1914), Note conjointe sur M. Descartes (1910). Péguy
se consacre à sa revue tout au long de sa vie.
Dès 1907 Péguy vit une sorte de crise intérieure, beaucoup de ses œuvres
restent inachevées, il a un sentiment d’échec, de lassitude et de détresse. La situation
financière de la famille s’aggrave. Il réfléchit sur Dieu. C’est en 1908 qu’il confie à
son ami Lotte : « Je ne t’ai pas tout dit... J’ai retrouvé la foi... Je suis catholique. »10
Or il se défend d’être un converti :
« C’est par un approfondissement constant de notre cœur dans la même voie, ce n’est
nullement par une évolution, ce n’est nullement par un rebroussement que nous avons

7
André Maurois, Etudes littéraires I. Paul Valéry, André Gide, Marcel Proust, Henri Bergson, Paul
Claudel, Charles Péguy, Paris, Editions Sfelt, sans date, p. 224.
8
Yves Rey-Herme, Péguy, op. cit., p. 32.
9
Pierre Péguy, op. cit., p. XXXIII.
10
Louis Perche, Essai sur Charles Péguy, Paris, Edition Pierre Seghers, 1957, p. 78.

11
trouvé la même voie de chrétienté. Nous ne l’avons pas trouvée en revenant, nous l’avons
trouvée au bout. »11

Il se trouve néanmoins jusqu’à sa mort en marge de l’Eglise, ses enfants ne sont pas
baptisés, sa femme non plus, il est marié civilement, il ne peut pas recevoir des
sacrements. Toutefois, sa foi influence de manière décisive son parcours poétique et
prosaïque postérieur. Il publie Le mystère de la charité de Jeanne d’Arc (1910), suit
Le porche du mystère de la deuxième vertu (1911) sur le thème de l’espérance, Le
mystère des saints Innocents (1912) et les Tapisseries : La tapisserie de sainte
Geneviève et de Jeanne d’Arc (1912), La tapisserie de Notre Dame (1913), le récit
en vers du pèlerinage que Péguy fait à Chartres pour demander à la Sainte Vierge la
guérison de son fils, et Ève (1913) la plus grande œuvre en vers de Péguy, de près de
12 000 vers.
Charles Péguy, ce poète et journaliste insolite, socialiste catholique, « néo-
mystique », solitaire et patriote est tué d’une balle au front au champ d’honneur, le 5
septembre 1914 près de Villeroy.

II.2. Le personnage de Jeanne d’Arc dans l’œuvre de Péguy

« La merveilleuse histoire de sainte Jeanne n’est pas simplement, chez Péguy, un sujet
choisi par un écrivain à un certain moment de sa vie et traité par lui avec respect, avec
amour, c’est la vie entière de l’homme qui est remplie, dirigée, illuminée par la continuelle
présence intérieure, l’obsession mystique de cette sublime figure. »12

II.2.a. Le drame de Jeanne d’Arc

Pour sa première œuvre sur Jeanne d’Arc, Péguy songe d’abord à une
forme de récit purement historique. C’est après avoir vu la tragédie de Mounet-Sully
Œdipe-roi et après son adhésion au socialisme qu’il se décide à faire de Jeanne
d’Arc « une œuvre dramatique qui est un acte de militant »13.
L’ensemble même se compose de trois pièces : A Domrémy, Les batailles,
Rouen, la structure rappelle la tragédie antique regroupée en une trilogie. La pièce A

11
Charles Péguy, Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet, cité le 3 février 2011 depuis
http://ia700209.us.archive.org/16/items/s13cahiersdelaqui01pg/s13cahiersdelaqui01pg.pdfv.
12
François Porché, Introduction, in Charles Péguy, Œuvres poétiques complètes, op. cit., pp. XI-XII.
13
Yves Rey-Herme, op. cit., p. 34.

12
Domrémy est divisée en trois parties de cinq, quatre et un acte où Jeanne alors de
treize ans parle avec son amie Hauviette, d’environ dix ans, de la guerre qui a envahi
toute la France. Hauviette se montre confiante en bon Dieu, elle croit qu’il suffit de
prier pour être exaucé et libéré de la guerre, tandis que Jeanne est tourmentée par
l’angoisse causée par l’idée du Mal universel et la damnation des âmes et elle en
dialogue avec Mme Gervaise, une religieuse de vingt-cinq ans. Tout se déroule dans
le village natal de Jeanne, Domrémy en Lorraine, et ses alentours. Puis elle prie pour
que le Mont Saint-Michel soit libéré et la réponse positive ne tarde pas à venir.
Jeanne le perçoit comme un signe de la guidance de la part de Dieu et prie de
nouveau pour un chef de guerre. Elle commence à « avoir des voix » qui
appartiennent à saint Michel, sainte Catherine et sainte Margueritte et qui lui
révèlent sa mission de chef de guerre. A la fin de la pièce, elle a dix-sept ans, quitte
la maison paternelle et son cousin Durand Lassois la conduit à Vaucouleurs et de
suite auprès du dauphin.
La pièce Les batailles se divise en trois parties de trois, quatre et un acte et
respecte les locations historiques des événements : les batailles ont lieu à Orléans,
puis au village de La Chapelle entre Saint-Denis et Paris, et finalement à Sully-sur-
Loire. En même temps l’auteur fait apparaître sur la scène les plus connus des
seigneurs qui se sont réellement battus dans la Guerre de cent ans, par exemple
Raoul de Gaucourt, Jean, baron de Montmorency, Jean, duc d’Alençon, René
d’Anjou, duc de Bar, Charles, comte de Clermont et d’autres. Pour tous, Jeanne est
qulqu’un de surprenant et singulier, plusieurs fois on entend dire d’elle : « Jamais on
n’a vu ça »14. Plutôt qu’en chef de guerre, elle se comporte comme un « chef de
prière » et les chefs de guerre professionnels se plaignent : « Ce n’est pas la
discipline, ça, monseigneur : c’est la piété : ça regarde les aumôniers. La discipline,
c’est l’obéissance des soldats aux capitaines. Elle a ruiné la discipline : Elle ne veut
pas obéir, et elle ne sait pas commander. »15 Néanmoins avec Jeanne à la tête,
l’armée française réussit à délivrer en sept jours la ville d’Orléans assiégée depuis
sept mois. Malgré le succès elle est une commandante triste, une femme triste et
mélancolique qui mène surtout les luttes intérieures. Et sa tristesse s’approfondit
encore dans la deuxième partie, au village de La Chapelle quand elle apprend que
ses soldats ont pillé et saccagé quelques villages voisins. Elle veut attaquer et

14
Charles Péguy, Œuvres poétiques complètes, op. cit., p. 118 ou encore p. 124.
15
Charles Péguy, Œuvres poétiques complètes, op. cit., p. 144.

13
délivrer Paris avec une poignée de soldats fidèles, mais seulement avec le
consentement du roi. Cependant la seule chose qu’il lui dit, déjà à Sully-sur-Loire,
est qu’elle devrait se reposer. Et à ce temps-là, les intrigues contre Jeanne de la part
de certains ecclésiastiques et des commandants sont déjà nouées.
La dernière pièce du drame, Rouen, comprend 2 parties de cinq et un acte
et rapporte une grande partie du procès avec Jeanne tel qu’il est connu des sources
historiques.16 Nous voyons défiler une pléiade de théologiens, la plupart de la
Sorbonne, une cinquantaine de personnes, mais le plus souvent Pierre Cauchon, juge
au procès, et Nicolas l’Oiseleur, chanoine de la cathédrale de Rouen. Le procès dure
de la fin du mois de février au 30 mai 1431, Jeanne reste détenue à la prison des
Anglais et sans avocat elle défend elle-même et ses actes dans un procès décidé à
l’avance. Tout le drame se finit par la dernière prière de Jeanne, condamnée pour
hérésie, et son départ de la prison au bûcher.
Il reste à réfléchir sur la réalisation scénique du drame de Jeanne d’Arc. La
première édition imprimée compte 752 pages, dans les didascalies l’auteur indique
beaucoup de silences, dans la dernière pièce beaucoup de répliques sont remplacées
par des blancs ; par sa longueur et les intentions de l’auteur, le drame paraît
irréalisable sur la scène d’un théâtre moderne et il n’a jamais été joué de la vie de
Péguy. La première représentation a été effectuée en 1947 au théâtre Hébertot et
selon les paroles de Gabriel Marcel c’était un succès :

« Ce n’est pas seulement un beau texte que nous avons entendu, c’est une véritable œuvre
dramatique qui nous a été révélée. Les lenteurs de la première partie m’ont semblé bien
moins fatigantes que je ne l’aurais supposé à l’avance. [...] Il y a là un des rares beaux
exemples de drame historique que le théâtre moderne puisse nous proposer. On sait assez
bien combien les dramaturges même éprouvés échouent, en général, de notre temps
lorsqu’ils entreprennent de se mesurer avec un sujet historique. »17

16
Péguy puise les informations sur le personnage historique de Jeanne d’Arc et sur son procès de
condamnation à la publication Jeanne d’Arc d’Henri-Alexandre Wallon et les dépositions judiciares
Aperçu de l’édition Quicherat. Cf. Notice par Marcel Péguy, in Charles Péguy, Œuvres poétiques
complètes, op. cit., p. 5.
17
Gabriel Marcel, « Jeanne d’Arc au théâtre Hébertot », Cahiers de l’Amitié Charles Péguy, nº 1,
novembre 1947, p. 20.

14
II.2.b. Le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc

La « seconde Jeanne d’Arc », publiée en 1910, après la conversion de Péguy au


catholicisme, renoue avec la première en ce qui concerne quelques thèmes18 et les
personnages principaux. Péguy se sert du genre dramatique du Moyen Âge, car à
cette époque-là, le mystère était un « genre dramatique qui mettait en scène des
sujets religieux tels que la Nativité, la Passion, la Résurrection, des scènes tirées des
deux Testaments ou de la vie des Saints »19. Le titre de l’ouvrage joue aussi avec
d’autres sens du mot « mystère » : quelque chose qui est inconnaissable,
inexplicable, difficile à comprendre.20 Le mystère est ici lié au concept de la
« charité », αγαπη, « vertu spirituelle qui est l'amour parfait venant de Dieu et dont
Dieu est l'objet, lien d'unité intime entre Dieu et les hommes, créatures de Dieu »21
ou le « principe de lien spirituel, moral qui pousse à aimer de manière
désintéressée »22, ce qui est effectivement un mystère, difficile à comprendre. Du
seul titre ainsi ressort qu’il s’agira d’un ouvrage au contenu religieux et de caractère
assez hermétique pour le lecteur.

Le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc représente un approfondissement de


la première pièce du premier drame, nous voyons Jeanne de treize ans et demi,
Hauviette, son amie de dix ans et quelques mois, et la religieuse Madame Gervaise
de vingt-cinq ans à Domrémy en Lorraine. Les conditions sont pareilles comme dans
Jeanne d’Arc. L’ouvrage commence par les prières Notre Père, Je vous salue, Marie
et une prière propre prononcées par Jeanne, et poursuit par l’entretien entre Jeanne et
Hauviette qui ressemble au début du premier drame. Tout le reste du mystère est une
suite des répliques et de plus ou moins longues réflexions de ces trois personnages
où nous pouvons observer leur vie intérieure et leurs opinions. Souvent des
problèmes théologiques sont traités, nous rencontrons de nombreuses citations
bibliques. L’action dramatique est minimale, les changements extérieurs à peine

18
qui seront dénombrés et analysés ci-dessous.
19
Cf. http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/search.exe?23;s=1403793105;cat=0;m=myst%8Are;
consulté le 22 avril 2011.
20
Ibidem.
21
Cf. http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?58;s=1403793105 ; consulté le 22 avril
2011.
22
Ibidem.

15
perceptibles. Parfois, Jeanne se montre rebelle, à la fin il est clair qu’elle va partir
pour Orléans.
Dans ces réfléxions et dialogues, un trait typique pour la poésie et prose de
Péguy peut se manifester en sa plénitude : c’est la répétition et le sens de la nuance.
Cela se reflète dans le choix des expressions, mais aussi dans la façon de disposer les
phrases et les motifs.
Le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc sans être ni prose, ni en vers
traditionnels, « alterne prose poétique et prose discursive »23. Il ouvre la trilogie des
mystères de Péguy, œuvre contemplative, peut-être même mystique, pas trop bien
reçue par la critique d’époque : « Pratiquement pas d’intrigue, une ou deux
péripéties qui rompent l’apparente monotonie de ces versets... On comprend que les
critiques aient été tentés de se tenir à l’extérieur de l’œuvre et aient préféré disserter
sur l’aspect politique de l’événement... »24

II.2.c. La Tapisserie de Sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc

La Tapisserie est écrite en forme d’une neuvaine, prière de neuf jours destinée
à obtenir une grâce, elle comprend donc neuf poèmes, déjà en vers rimés, et est
publiée en décembre 1912 pour qu’elle puisse être utilisée dès le 3 janvier 1913 pour
l’occasion de l’anniversaire de 1400 ans de la mort de Sainte Geneviève. Les trois
premiers poèmes sont entièrement consacrés à la sainte patronne de la ville de Paris.
Le quatrième poème doit être lu le 6 janvier, jour des Rois et jour de l’anniversaire
de la naissance de Jeanne d’Arc et c'est ici que commence à apparaître Jeanne,
considérée et appelée par Péguy « la fille de l'aïeule » Geneviève. Les poèmes
suivants mélangent ces deux figures chères à Péguy et il est parfois difficile de
distinguer de laquelle d'elles l'auteur parle car il utilise l'iconographie semblable :
toutes les deux gardiennes des moutons, bergères menant leurs troupeaux, près de la
guerre, avec leurs vertus communes : l'humilité, le cœur intact, la simplicité, la
sagacité etc.

23
Yves Rey-Herme, op. cit., p.49.
24
Yves Rey-Herme, op. cit., p.50.

16
Ce qui est très frappant sur l'organisation et la disposition de cet ensemble de
neuf poèmes, c'est la longueur de la huitième partie. Effectivement, le poème qui
tombe le huitième jour est plus de quatre fois plus long que le reste de l'ouvrage et
présente « les armes de Jésus » et le salut, la vie nouvelle. Nous croyons que cette
longueur inattendue est liée à la symbolique de numéro huit dans la culture
chrétienne : le numéro huit reçoit la signification du sauvetage, salut et du fait de
renaître qui provient des textes bibliques sur Noé - huit personnes ont été sauvés
dans l'arche : « Ce jour même, Noé et ses fils, Sem, Cham et Japhet, avec la femme
de Noé et les trois femmes de ses fils, entrèrent dans l’arche »25 (Gn 6,13). Cette
idée est reprise dans la première épître de saint Pierre : « en tout huit personnes
furent sauvées à travers l’eau » (1 P 3,20). Mais surtout, selon la Bible, Jésus a été
ressuscité le premier jour de la semaine qu'on appelait puis le huitième jour. Le huit
est devenu le symbole de la vie nouvelle. Pour cette raison aussi les baptistères
anciens ont été édifiés en forme octogonale de même que les fonts baptismaux26.
Le dernier poème de la neuvaine se concentre exclusivement sur la vie et la
mort de Jeanne d’Arc.

II.2.d. Jeanne et Hauviette

Il s’agit d’une variation sur le début du premier drame de Jeanne d’Arc. Écrit
très probablement en 1904, inachevé et sans titre, cet ouvrage n’a été publié qu’après
la mort de l’auteur par son fils Marcel à l’occasion de l’édition de la Bibliothèque de
la Pléiade en 1941.
Ce fragment par son contenu et sa forme représente une étape de transition
entre la première Jeanne d’Arc et le Mystère. Jeanne y dialogue avec son amie
Hauviette qui joue un rôle d’un enfant, elle fait beaucoup d’enfantillages, mais en
même temps elle prononce des phrases profondément philosophiques ce qui
provoque l’impression de la disproportion, vu qu’elle a environ dix ans, et aussi une
sorte de déséquilibre avec le reste du drame de Jeanne d’Arc.

25
Tous les extraits bibliques à venir seront cités d’après la Bible de Jérusalem, nouvelle édition revue
et corrigée, Paris, Editions du Cerf, 1998.
26
Cf. Otto Betz, Tajemný svět čísel. Mytologie a symbolika, Praha, Vyšehrad, 2002, pp. 82-83.

17
Pour la plupart, Jeanne s’y exprime sur le malheur et le mal de la guerre, elle
se comporte de manière très pacifiste à la différence de Hauviette et d’autres enfants
qui jouent en toute occasion à la bataille.
Bien que cette quinzaine de pages n’est qu’un fragment, très probablement non
destiné à la publication, il est pour nous un témoignage précieux de l’évolution de la
forme littéraire et de la pensée de Péguy.

II.2.e. Le Mystère de la vocation de Jeanne d’Arc

Tout le texte n’est que pages retranchées de l’ouvrage Le Mystère de la Charité


de Jeanne d’Arc paru en 1910. Le retranchement s’est fait en deux fois : d’abord sur
le manuscrit par l’auteur, ensuite sur épreuves de mise en page. Le texte a été
reconstitué de nouveau par le fils de l’auteur.27
Il se compose de trois actes, le dernier inachevé, où apparaissent trois
personnages : Jeanne, Hauviette et madame Gervaise. Le contenu de leurs dialogues
crée un complément ou plutôt un achèvement des idées et des thèmes exprimés dans
le premier mystère. Parfois, l’auteur y joue avec des variations des vers et peut ainsi
pleinement révéler son art de la nuance, dont nous traiterons encore plus loin.

27
Marcel Péguy, Notice, in Charles Péguy, Œuvres poétiques complètes, op. cit., p. 1177.

18
III. ANALYSE DE L’ŒUVRE CHOISIE

Pour le but du présent travail, nous allons utiliser les abréviations qui se
réfèrent aux ouvrages cités : « JA » pour le drame de Jeanne d’Arc, « MCJA » pour
Le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc, « TSG » pour La Tapisserie de Sainte
Geneviève et de Jeanne d’Arc, « JH » pour Jeanne et Hauviette et finalement
« MVJA » pour l’ouvrage Le Mystère de la vocation de Jeanne d’Arc. La pagination
répond toujours à la publication de la Pléiade de l’année 1957.28 Les six thèmes qui
forment la base thématologique de l’œuvre de Charles Péguy seront traités dans la
partie analytique : le patriotisme sous ses diverses formes, l’idéalisme socialiste, la
solitude, la vocation, la dévotion et l’action dans ses plusieurs aspects et
manifestations et finalement le thème de la damnation et de l’enfer.

III.1. Patriotisme

En parlant du « patriotisme » à propos du personnage de Jeanne d’Arc de


Péguy, nous ne pensons pas à une sorte de nationalisme ou chauvinisme, lequel sens
peut avoir ce mot aujourd’hui. Si nous regardons l’étymologie du mot « patrie »
provenant du latin « patria » qui nous mène au grec « πάτρα » avec le sens « la terre
des pères »29 et si nous considérons les déplacements sémantiques que ce mot a subi
dans son histoire : de la définition en 1516 : « nation, communauté politique à
laquelle on appartient ou à laquelle on a le sentiment d’appartenir », ou en 1611 :
« lieu, ville où l’on est né », n’oubliant pas la définition médiévale « pays, région et
« paradis » (caelestis patria) »30, nous arrivons à un sens assez large du mot
« patriotisme » : un attachement au pays, à la nation, à la région, au village où on est
né, au paysage connu dès l’enfance, à la maison paternelle, peut-être même à la
famille.
Ce sentiment a été loué déjà par Aristote, ou nous le trouvons par exemple
chez Dante dans la Divine Comédie ; ce dernier place dans l’enfer les gens qui n’ont

28
Charles Péguy, Œuvres poétiques complètes, op. cit.
29
Cf. http://www.etimo.it/?term=patria&find=Cerca ; consulté le 22 mars 2011.
30
Cf. http://www.cnrtl.fr/etymologie/patrie ; consulté le 22 mars 2011.

19
pas cet attachement et qui ont même maudit leurs origines : « Bestemmiavano Dio e
lor parenti, / l’umana spezie e ‘l luogo e ‘l tempo e ‘l seme / di lor semenza e di lor
nascimenti »31.
Péguy donne à son personnage de Jeanne d’Arc un attachement très fort à
l’égard de ses origines, ce qui se manifeste de diverses manières tout au long de
l’œuvre. Nous commençons par la relation la plus intime, celle envers la famille et la
maison paternelle, continuons par le rapport au village natal et à la région pour
arriver jusqu’à l’attachement de Jeanne à la nation et au pays.

III.1.a. L’attachement à la famille et à la maison du père

A plusieurs reprises, Jeanne prononce de manière assez affective le vers « O


maison de mon père ». D’abord quand elle doit faire ses adieux avant de partir pour
la première fois avec son cousin à Vaucouleurs : « O maison de mon père où j’ai filé
la laine, / où, les longs soirs d’hiver, assise au coin du feu, / j’écoutais les chansons
de la vieille Lorraine, / le temps est arrivé que je vous dise adieu » (JA, p. 81). A la
maison paternelle, elle attribue des épithètes de la stabilité et de la paix : « Maison
de pierre forte, [...] la maison fidèle et calme à la prière [...] o maison de mon père, ô
maison que j’aime. » (JA, pp. 81-82). Et plus loin, quand elle quitte la maison
définitivement, elle y ajoute encore la qualité de la douceur : « O maison de mon
père, où je filais la laine, / maison de pierre forte, ô ma douce maison » (JA, p. 93).
Au même moment, le moment du premier départ, elle exprime son amour
envers sa famille et le regret de partir et d’avoir dû leur mentir à propos de son
départ : « Bientôt ceux que j’aime, ayant su ma partance, Ŕ et mon mensonge aussi, /
vont désespérément, éplorés de moi-même » (JA, p. 81). Dans son esprit elle leur
fait ses adieux et mentalement les prie de lui pardonner:
« O mon père, ô maman, quand on vous aura dit
Que je suis au pays de bataille et d’alarmes,
Pardonnez-moi tous deux ma partance et vos larmes,
Pardonnez ma partance et mon mensonge aussi,
Ma partance menteuse et vos souffrances lentes,
Et de vous dire adieu quand vous n’êtes pas là.

31
Dante Alighieri, La Divina Commedia. Inferno. Canto III, vv. 103-105, Milano, Biblioteca
Universitaria Rizzoli, 1998, pp. 71-72. La traduction française de Louis Ratisbonne : « Ils
blasphémaient le ciel, ils maudissaient la terre, / le jour qui les vit naître et le sein de leur mère, / leurs
pays, leurs parents, leurs fils, tout l'univers. ». Paris, Edition des Grands Ecrivains, 1987, p. 20. Par la
barre oblique nous désignerons la limite du vers.

20
Pardonnez-moi tous deux ; et vous aussi, mes frères,
Pardonnez tous les trois à votre sœur menteuse,
Et remplacez-moi bien auprès de notre père,
Et consolez maman de ma partance fausse,

O consolez maman de mon absence lente. » (JA, p. 82)

Le même thème revient dans la situation où Jeanne se trouve dans la prison à


Rouen et sait déjà qu’elle va finir bientôt au bûcher. Le sentiment de regret,
manifesté au moment du départ de la maison, est à présent remplacé par la détresse,
la douleur et même peut-être le désespoir : « O maison de mon père où je filais la
laine [...] Faut-il que je te dise un éternel adieu ? » (JA, p. 308) ou bien « Maison de
pierre calme et que j’ai mal aimée [...] O toi qui ne pouvais nous aimer, ô maison /
qui ne pouvais aimer et que j’ai mésaimée » (JA, p. 309).
En ce qui concerne la relation envers ses parents, c’est surtout son mensonge
qui pèse à Jeanne et qui la met en état de désespoir :
« O mon père, ô ma mère, ô vous que j’ai laissés,
Vous m’avez pardonné ma partance menteuse,
Mais le mensonge est là, qui n’est pas effacé,
La tache de mensonge, ineffaçable et sale [...]
Vous que j’ai délaissés, ô mon père, ô ma mère,
Faut-il donc que je sois sans vous revoir jamais,
Que dans l’enfer je sois sans savoir où vous êtes. » (JA, p. 309)

Dans l’ouvrage postérieur au drame de Jeanne d’Arc, dans la Tapisserie...,


Péguy élève ce thème au niveau symbolique. Il place Jeanne dans la relation
familiale avec sainte Geneviève. Mais chez Péguy il s’agit d’une parenté spirituelle,
non biologique, et cette parenté est fondée sur les actes importants pour la nation,
sur l’esprit tourné vers Dieu et sur l’idée de la sainteté32 :
Comme la vieille aïeule au fin fond de son âge
Se plaît à regarder sa plus arrière fille,
Naissante à l’autre bout de la longue famille,
Recommencer la vie ainsi qu’un héritage. » (TSG, p. 843)

Jeanne se voit attribuer, relativement à sainte Geneviève, l’appellation de « la


plus grande beauté de tout son parentage » (TSG, p. 842) et grâce à Jeanne,
Geneviève, « Telle la vieille sainte éternellement sage / connut ce que serait

32
Cette idée de la sainteté de Jeanne d’Arc n’est pas nouvelle chez Péguy, seulement plus explicite
par rapport au premier drame, peut-être parce qu’à l’époque de la rédaction de la Tapisserie...(1912),
Jeanne d’Arc a été déjà officiellement béatifiée par l’Église catholique (le 18 avril 1909) et la
canonisation se préparait (Jeanne d’Arc a été canonisée le 16 mai 1920). Cf.
http://www.stejeannedarc.net/, consulté le 19 mars 2011.

21
l’honneur de sa maison. » (Ibid.). « La maison » dans ce vers symbolise très
probablement la France ou la nation française et non un bâtiment de pierre.
Nous constatons donc la transposition d’une relation naturelle envers les
parents, toute la famille et la maison paternelle, à la relation spirituelle envers un
personnage d’une sainte, qui est pour l’auteur proche de l’esprit.

III.1.b L’attachement au village natal et à la région

Jeanne est née au village de Domrémy, en Lorraine, dans la vallée de la


Meuse ; sur les prés voisins elle gardait les moutons, au son de la cloche de son
village elle priait, et tous ces lieux se projettent dans les paroles et le comportement
de Jeanne et dans les vers qui la concernent.
Pour Jeanne, l’élément le plus fort dans ce domaine est sans doute le fleuve - la
Meuse. Cela se révèle surtout dans ses souvenirs d’enfance et au moment de son
départ :
« Adieu, Meuse endormeuse et douce à mon enfance,
Qui demeures aux prés, où tu coules tout bas.
Meuse, adieu : j’ai déjà commencé ma partance
En des pays nouveaux où tu ne coules pas.
[...] Meuse ignorante et douce,
Tu couleras toujours, passante accoutumée,
Dans la vallée heureuse où l’herbe vive pousse,
O Meuse inépuisable et que j’avais aimée. (JA, p. 80)

Si nous regardons les épithètes associées à la Meuse tout au long de l’œuvre


choisie, nous arrivons à un répertoire assez riche qui illustre mieux les sentiments de
Jeanne : « endormeuse, douce, ignorante, inépuisable, aimée (Ibid.) ; tes bonnes
eaux, Meuse qui ne sais rien de la souffrance humaine, Meuse inaltérable, qui passe
toujours, qui ne pars jamais (JA, p. 81) ; o ma Meuse (JA, p. 93) ; Meuse calme, et
que j’ai mésaimée (JA, p. 308) ; sur la Meuse s’épandait la cloche que Jeanne aimait
et emplissait la vallée (Cf. MVJA, p. 1255).
Tous ces extraits donnent l’impression d’un fleuve tranquille, stable, cher,
toujours présent et en même temps toujours en mouvement, paisible et lié au fait de
se sentir chez soi. Jeanne l’affirme dans une réplique, prononcée entre les batailles
près de Paris, et qui sent fortement le mal du pays : « comme il ferait bon filer encor
la laine en gardant les moutons dans les prés de la Meuse » (JA, p. 162).

22
Parallèlement, l’écoulement du fleuve évoque l’image de la stabilité de l’écoulement
du temps.

Le village natal de Domrémy domine le seul entretien de Jeanne avec le roi.


Elle veut parler avec lui des batailles tandis que lui, peureux, il détourne et dit à
Jeanne : « Il n’est rien à présent que je vous puisse refuser. Voulez-vous quelque
faveur nouvelle pour votre cher village de Domrémy ? » (JA, p. 217). Domrémy est
ensuite mentionné et appelé « humble village » dans le quatrième sonnet de la
Tapisserie..., dans l’éloge de Jeanne d’Arc : « un très grand personnage, le plus hardi
[...] qu’on aura jamais vu dans cet humble village » (TSG, p. 842).

L’amour envers la région d’où Jeanne provient, la Lorraine, ne se manifeste


qu’à Orléans où elle rencontre un compatriote, maître Jean, le coulevrinier. De leur
conversation menée dans un ton très amical (Cf. JA, pp. 127-130) découle ce
sentiment qui est commun à tous les deux : « Vous êtes aussi de la Lorraine ? à ce
qu’on m’a dit, maître Jean. » « Oui, madame Jeanne... C’est un beau pays... » « Et
c’est un bon pays. » (JA, p. 130).
Même les ennemis de Jeanne, qui veulent sa mort, utilisent leur connaissance
de son patriotisme pour la blesser. Ainsi, le maître Nicolas l’Oiseleur qui s’engage
dans le procès de Jeanne peut prononcer les paroles blessantes : « je n’oublie pas que
vous seule avez prolongé la guerre, qui finissait d’elle-même ; je n’oublie point, par
exemple, que la guerre vient de recommencer dans votre chère Lorraine... » (JA, p.
314).
« La fille de Lorraine à nulle autre pareille » (TSG, p. 844), ainsi aussi est
appelée Jeanne par son admirateur Péguy.
Et enfin la Lorraine est évoquée dans les vers « Les armes de Jésus c’est la
croix de Lorraine » ce qui représente le symbole du sort douloureux de Jeanne et le
compare à celui de Jésus Christ, et « Les armes de Satan c’est la croix de Lorraine »
(TSG, p. 851) pour rappeler que toutes les armes peuvent être utilisées pour un bon,
mais aussi pour un mauvais combat.

Nous rencontrons aussi un moment où Péguy lui-même exprime ouvertement


son propre attachement au lieu de sa naissance. C’est dans la rue Bourgogne à
Orléans qu’il est né et c’est justement là où il situe la scène dans laquelle les

23
habitants d’Orléans accueillent pour la première fois Jeanne en jetant des branches,
des jonchées de feuilles et de fleurs sur le pavé, en criant « Noël ! Noël ! », en
chantant et pleurant « comme des enfants » (Cf. JA, p. 101).

III.1.c Le rapport à la nation et à la France

D’abord, il est nécessaire de déterminer ce que nous comprenons par les


paroles « nation » et la « France » dans le contexte de l’œuvre choisie de Péguy.
Nous nous rendons compte qu’à l’époque du personnage historique de Jeanne
d’Arc, au début du XVe siècle, la France était divisée : une bonne partie du pays
était dominé par les ducs de Bourgogne, une partie par les Anglais, le pouvoir des
anciens feudataires ne peut se négliger non plus ; ce qui est resté aux fils de la
maison royale de France était un territoire plutôt réduit.33 De conséquence, il serait
discutable d’appeler « nation », ou « nation française », les habitants du pays
tellement morcelé.
Néanmoins Charles Péguy utilise dans tous ses ouvrages les termes du
« peuple » français, de « toute la France » comme si à l’époque de Jeanne d’Arc la
France avait les mêmes frontières qu’au XXe siècle, et comme si tous les habitants
du territoire étaient des Français. Nous respectons son choix et nous nous servirons
des mêmes expressions.

L’amour envers la France se montre chez Jeanne déjà dans sa glorification des
héros et de grands personnages de l’histoire française, surtout Roland, Charlemagne
et saint Louis, pendant la prière :
« Que notre France après soit la maison divine
[...] La maison souveraine ainsi qu’au temps passé,
Quand le comte Roland mourait face à l’Espagne
Et face aux Sarrasins qu’il avait éblouis,
Quand le comte Roland mourait pour Charlemagne ;
La maison souveraine ainsi qu’au temps passé
De monsieur Charlemagne ou de monsieur saint Louis,
Tous les deux à présent assis à votre droite.34 » (JA, p. 47)

33
Voir les cartes géographiques de l’époque, consultables sur :
http://www.cosmovisions.com/atlasVL028.htm.
34
D’après l’évangile selon saint Matthieu, les justes (les « brebis ») seront placés à la droite de Dieu,
les injustes (les « boucs ») à sa gauche. Cf. Mt 25, 31-46. Supposant que Charlemagne et saint Louis
sont assis à la droite de Dieu, Jeanne les compte parmi les justes.

24
La même idée sera exprimée dans Le Mystère de la vocation... enrichie encore
de la pensée qu’il est bon et honorable de mourir pour son pays : « Roland tout pâle
encor du sang qu’il a versé [pour la France] » (MVJA, p. 1239).

Dans la relation envers les Français, ses contemporains, Jeanne manifeste une
forte idéalisation. Pour la plupart, elle les appelle « des bons Français » (par exemple
JA, p. 45 ou 86), chez Jeanne c’est déjà presqu’une expression idiomatique. Ou
à Orléans, elle parle d’eux comme « des braves gens » (JA, p. 112) ; ou dans une
prière : « Mon Dieu, la bonne ville ! ô Dieu les bonnes gens ! » (JA, p. 111). Jeanne
est profondément persuadée que les Français sont courageux et qu’ils peuvent libérer
leur pays, malgré tout : « Et nos Français pourront chasser les outrageux, / car il ne
se peut pas que nos Français soient lâches, / mais ils ont oublié qu’ils étaient
courageux. » (MVJA, p. 1253). Par l’adjectif possessif « nos », elle souligne son
appartenance à ce peuple et ne cesse pas de le louer, par exemple dans la situation où
le chancelier de France, archevêque de Reims, veut donner la ville de Compiègne en
gage aux Bourguignons et les habitants de Compiègne se défendent : « Ils sont restés
Français malgré les négociateurs très habiles. C’est un bon peuple... » (JA, p. 211).
Et elle montre ses sentiments aussi devant le roi : « Je vais le supplier qu’il aille au
secours de son bon peuple » (JA, p. 212).
Au contraire, Jeanne considère comme abominable si quelqu’un n’est pas assez
patriote ou s’il n’est pas content d’être Français ou s’il ne veut pas libérer la France.
Une telle situation se produit, lorsque Jean, duc d’Alençon, déclare à propos des
batailles perdues : « Ah! ils ont du bonheur, d’être Anglais, ceux qui sont Anglais. »,
mais Jeanne répond rigoureusement : « Taisez-vous, messire : vous avez
blasphémé. » (JA, p. 192). Ici, nous revenons à l’idée prononcée par Dante et
rapportée au commencement de ce chapitre, qu’il est détestable de maudire ses
origines.

C’est aussi la terre qui est bonne et qui est louée par Jeanne : « la terre de
France est bonne » (JA, p. 60, et 130) ; elle l’écrit aussi dans ses lettres aux Anglais,
avant de commencer les batailles : « Rendez à la Pucelle, qui est ci envoyée de par
Dieu, le Roi du ciel, les clefs de toutes les bonnes villes que vous avez prises et

25
violées en France »35 (JA, p. 108). Pour dire à peu près la même chose, elle utilise le
vocabulaire des paysans simples, elle désigne la terre fertile de la France « les blés
vénérables [dans lesquels les hommes d’armes font chevaucher leurs chevaux] »
(MCJA, p. 385 ; JA, p. 31).
Dans sa conception, la terre de France est indivisible et il faut libérer le pays
tout entier, elle l’exprime de nouveau dans ses prières : « Exaucez ô mon Dieu, cette
prière-là. En attendant un bon chef de guerre qui chasse l’Anglais hors de toute
France, délivrez les bons chevaliers de monsieur saint Michel »36 (JA, p. 43) ou
encore : « Dieu de la France, envoyez-nous un chef qui chasse de toute France les
Anglais bien assaillis. »37 (JA, p. 46).
Et, selon Jeanne, il appartient aux seuls Français de libérer leur pays. Elle
l’affirme après avoir entendu dire que le roi d’Écosse devrait envoyer son armée
pour aider la France contre leur ennemi commun : « [Mais] ce n’est pas aux
Écossais, à sauver la France. [...] C’est aux Français à sauver la France. [...] Il y en a
beaucoup par ici pour faire une armée. » (JA, pp. 62-63).

Une autre idée, très fréquente dans l’œuvre choisie de Péguy, confirme le
patriotisme de Jeanne d’Arc : l’idée que la France est un pays aimé par Dieu.
Il faut rappeler qu’à l’époque de Jeanne d’Arc, mais d’ailleurs depuis le roi
Clovis, les rois de France se faisaient appeler « les rois très chrétiens ». Tandis que
Charles Péguy vit au temps de la laïcisation, de l’anticléricalisme et aussi au temps
où la loi de séparation des Églises et de l’État a été adoptée.38 Nous croyons que
Péguy transforme sa propre déception de l’atmosphère anticléricale, dans laquelle il
vivait, en idéalisme patriotique de Jeanne, révélé dans ses prières : « Et cette France,
mon Dieu, votre France, votre fille aînée, votre royaume de France » (MVJA, p.
1217) ; « Dieu de la France [...] vous êtes le Dieu de toute la France » (MVJA, p.
1233). De même, Jeanne l’entend dans les voix qui la convoquent à faire le chef de
guerre : « Jeanne, voici que Dieu t’a choisie, à présent va chasser les Anglais du

35
Nous soulignons.
36
Nous soulignons.
37
Nous soulignons.
38
9 décembre 1905. Cf. http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/eglise-etat/sommaire.asp ;
consulté le 24 mars 2011.

26
royaume qu’il aime »39 (JA, p. 52) et elle recourt à cette idée aussi en expliquant à
son parent sa propre vocation et sa tâche :
« Mon oncle, ça n’est pas difficile à comprendre : Le royaume de France n’appartient
à personne qu’à Dieu ; mais Dieu ne veut pas le gouverner lui-même : il veut seulement le
surveiller ; c’est pour cela qu’il en a donné le gouvernement à ses serviteurs les rois de
France ; depuis que le bon roi Charles est mort, c’est à son garçon, monsieur le dauphin,
que revient la France pour la gouverner ; les Anglais veulent s’en emparer quand même ;
le bon Dieu ne veut pas les laisser faire ; et c’est pour les en empêcher qu’il veut que
j’aille à monsieur le dauphin. C’est bien simple. » (JA, p. 76).

Finalement, nous voulons mentionner que déjà le choix du personnage


historique de Jeanne d’Arc, pour le modèle du personnage littéraire, révèle un fort
patriotisme de Péguy.
Jeanne d'Arc, ignorée pendant des siècles entiers, a été redécouverte au XIXe
siècle, surtout grâce à l'archiviste Jules Quicherat et aux historiens comme Jules
Michelet ou Henri Martin.40 De suite, son nom emplissait beaucoup de discussions
politiques et idéologiques de l'époque, jusqu'à être surnommée « la mère de la
nation ». Et c'est à ce point-là que Charles Péguy la retrouve et la fait l'héroïne
principale de son œuvre.
A travers l'attachement de Jeanne à sa famille, à la maison paternelle, au
village natal de Domrémy, à la région de Lorraine et son rapport envers la nation
française et la France, Péguy exprime que cette attitude est pour lui-même une haute
valeur.

III.2. Pensée socialiste

D’abord, nous voulons rappeler que le socialisme ou plutôt la pensée socialiste


de Péguy a évolué pendant toute sa vie et est présente dans ses livres sous diverses
formes. Péguy a commencé par l’adhésion à l’idéologie politique, ce qui se
manifeste par exemple dans l’inscription dédicatoire de sa première œuvre, le drame
Jeanne d’Arc. Mais après la déception due aux attitudes et au comportement de
Jaurès et du parti socialiste de l’époque, comme nous l’avons mentionné dans le

39
C’est l’auteur qui souligne.
40
Cf. www.stejeannedarc.net, consulté le 30 mars 2011.

27
chapitre consacré à la biographie de l’auteur, le socialisme de Péguy s’est transformé
plutôt en un idéalisme personnel.
Cet idéalisme, toujours socialiste, apparaît au niveau du vocabulaire employé,
dans le choix des personnages, dans des idées prononcées. Nous commençons par la
dédicace socialiste parue en 1897 à la première page de Jeanne d’Arc :
A toutes celles et à tous ceux qui auront vécu,
A toutes celles et à tous ceux qui seront morts pour tâcher de porter le remède au mal
universel ;
En particulier,
A toutes celles et à tous ceux qui auront vécu leur vie humaine,
A toutes celles et à tous ceux qui seront morts de leur mort humaine pour tâcher de porter
remède au mal universel humain ;
Parmi eux,
A toutes celles et à tous ceux qui auront connu le remède,
c’est-à-dire :
A toutes celles et à tous ceux qui auront vécu leur vie humaine,
A toutes celles et à tous ceux qui seront morts de leur mort humaine pour l’établissement
de la République socialiste universelle,41
Ce poème est dédié.
Prenne à présent sa part de la dédicace qui voudra.42
Marcel et Pierre Baudouin.43 (JA, p. 27)

C’est donc l’époque où Péguy a encore confiance en socialisme politique,


l’époque où il croit encore que l’instauration d’une république socialiste puisse
apporter le remède au mal que Péguy voyait partout autour de lui, la solution des
problèmes de son temps et des personnes qu’il connaissait. Le plus grand problème
dans sa conception sera la misère.
Pour la première fois, l’auteur le dévoile dans la rencontre de Jeanne, alors
âgée de treize ans, avec les enfants orphelins qui ont faim. Elle leur donne son pain,
mais au fond du cœur elle croit que cela ne les aide pas, que cela ne peut pas
résoudre le problème de ces enfants, de tous les enfants, orphelins de guerre, qui ont
faim : « J’ai vu passer deux enfants qui descendaient tout seuls par le sentier là-bas ;
le plus grand traînait l’autre ; ils criaient : ‘J’ai faim, j’ai faim, j’ai faim,...’. [...] Je
leur ai donné mon manger. Ils ont sauté dessus comme des bêtes ; et leur joie m’a
fait mal parce que tout d’un coup malgré moi j’ai pensé à tous les autres affamés qui

41
Nous soulignons.
42
Dès la première page de toute l’œuvre littéraire, nous ne pouvons pas ne pas remarquer la tendance
à la répétition, trait caractéristique pour Péguy, appelé par certains « l’art de la répétition », par
d’autres « la manie de répétition ».
43
Marcel Baudouin a été le meilleur ami de Péguy à l’époque des études et Péguy songeait de
composer Jeanne d’Arc en collaboration avec Marcel, néanmoins celui-ci est mort en juillet 1896, un
an avant la publication de cette œuvre, et il n’est pas sûr si Marcel a collaboré pendant les étapes
préparatoires ou non. Pierre Baudouin est Péguy lui-même : Pierre est son deuxième prénom, le nom
de la famille, il l’a emprunté à l’honneur de son ami décédé.

28
ne mangent pas » (JA, p. 30). Jeanne, profondément troublée par cet incident,
ajoute : « Je leur ai donné mon pain : la belle avance ! Ils auront faim ce soir ; ils
auront faim demain. » (JA, p. 31). Jeanne exprime ainsi le sentiment de la vanité, le
désespoir que son aide ne peut pas vraiment servir : le problème de la misère persiste
malgré sa propre charité. Le même thème réapparaît dans Le Mystère de la
Charité... : « Ils sont accourus comme des petits chiens. Ils criaient : Madame j’ai
faim, madame j’ai faim » (MCJA, p. 379). La réplique suivante est enrichie encore
des sentiments vécus par Jeanne, qui mènent à la réfléxion de Péguy, à savoir que la
misère des enfants est le plus grand mal au monde : « Ça m’entrait dans le ventre et
dans le cœur, ça me broyait comme si des cris pouvaient broyer le cœur. Ça me
faisait mal. Je ne suis peut-être pas la seule madame qui ne peut pas supporter les
cris des enfants » (MCJA, p. 380).
Ce n’est pas pourtant seulement la faim qui est pour Péguy une marque de la
misère. Il y compte, de nouveau par la bouche de Jeanne, aussi la saleté, l’anxiété, la
détresse : « Les voilà repartis sur la route affameuse. Dans la poussière, dans la
boue, dans la faim. Dans l’avenir, dans la détresse, dans l’anxiété de l’avenir. Qui
leur donnera, mon Dieu qui leur donnera le pain de chaque jour. Mais au contraire
ils marcheront dans la détresse et dans la faim de chaque jour » (MCJA, p. 382). Et
Jeanne de commenter la situation qui l’inquiète : « Il faut qu’il y ait quelque chose
qui ne marche pas » (MCJA, p. 372).

Ailleurs, dans une conversation avec son amie Hauviette, elle intensifie son
exigence de l’établissement d’un monde plus juste et plus vivable pour les gens
pauvres, au moins pour les Français, ce qui est de nouveau lié aussi à son
patriotisme : « Il y a le droit de monsieur le dauphin sur la France, il y a aussi, tout
de même, les droits des Français : nous avons bien le droit, nous, d’éviter enfin la
souffrance de nos âmes et la souffrance de nos corps, et les enfants ont le droit de ne
pas s’en aller à jamais orphelins » (JA, p. 60). Le désespoir est remplacé par l’espoir,
une vision d’un avenir sans guerre, sans souffrance et sans misère, l’espoir propre à
l’idéalisme socialiste, cette fois-ci prononcé par Hauviette :
« Il n’y aura plus la bataille ; il n’y aura plus la guerre.
Il n’y aura plus les soldats ; il n’y aura plus la souffrance.
Il n’y aura plus la souffrance des corps ; il n’y aura plus la souffrance des âmes.
Les maisons seront gardées sauves, et sauves les églises.
Il n’y aura plus d’enfants qui s’en vont en pleurant par la route affameuse.
Et nous pourrons enfin moissonner nos moissons. » (JA, pp. 58-59).

29
Le thème du socialisme se manifeste aussi par le vocabulaire employé tout au
long de l’œuvre choisie. Ces paroles, au fond socialistes, apparaissent dans les textes
de Péguy même après sa rupture avec le parti socialiste, grâce à quoi nous pouvons
constater que son socialisme était une conviction assez profonde et indépendante de
son engagement politique.
Ainsi, dans la Tapisserie... écrite après sa conversion au catholicisme nous
lisons sur Jeanne : « Il fallut qu’elle vît par un tel sabotage / dénaturaliser l’œuvre où
nous besognons »44 (TSG, p. 878). Il est nécessaire de rappeler qu’au temps de la
publication de ce texte, le mot « sabotage » était très nouveau, utilisé pour la plupart
dans le milieu socialiste. Dans le sens d’ « action de saboter un travail », il est attesté
pour la première fois en 1897, et dans le sens d’ « acte matériel tendant à empêcher
le fonctionnement normal d’un service, d’une entreprise, d’une machine », il
n’apparaît qu’en 1909.45
D’autre part, toujours en décrivant Jeanne, des expressions réflétant l’emploi
subalterne et un bas statut social, propres à la pensée socialiste, sont employées :
« Engagée en journée ainsi qu’une ouvrière » (TSG, p. 846), de même que la relation
positive envers le travail ordinaire, promu à une tâche sacrée : « Ils aiment autant au
fond labourer que moissoner et semer que récolter, parce que tout cela c’est le
travail, le même travail, le même sacré travail à la face de Dieu » (MCJA, p. 394).
Nous pouvons encore observer la dimension de la glorification d’un travail
bien fait comme une haute valeur, mis en opposition avec la guerre destructrice :
« Les bons laboureurs aiment les bons labours et les bonnes semailles ; tous les ans
ils font à la même époque la même besogne avec la même vaillance : voilà ce qui
tient tout ; ce sont eux qui tiennent tout, eux qui gardent tout, eux qui sauvent tout ce
que l’on peut sauver ; c’est par eux que tout n’est pas mort encore, et le bon Dieu
finira par bénir leurs moissons. » (JA, p.33).

C’est aussi par l’exaltation des ouvriers et des artisans que le socialisme de
Péguy se révèle : « [Jeanne] filant pour ses drapeaux comme une filandière, [...] Les
lavant au lavoir comme une lavandière, [...] Teignant ses beaux drapeaux comme

44
Nous soulignons.
45
Cf. http://www.cnrtl.fr/etymologie/sabotage, consulté le 4 avril 2011.

30
une teinturière, / Les faisant repasser par quelque culottière, / Adorant le bon Dieu
comme une couturière » (TSG, pp. 846-847).
Jeanne, dans Le Mystère de la vocation... formule les exigences des qualités
d’un chef de guerre qui sont plus ou moins pareilles aux qualités qu’on demande
habituellement aux ouvriers :
« Il faut un ouvrier qui sache deux métiers [le métier de la prière et le métier de la guerre],
Qui les fasse,
Qui soit bon sur l’enclume et bon sur le billot.
Qui soit bon sur la hache et la pelle et la pioche,
Qui soit bon sur la forge et bon sur la charrue. » (MVJA, p. 1252).

Au contraire, elle refuse des bourgeois et des personnes haut placés dans la
société, sauf le roi. L’attestation en est, par exemple, son mépris envers le conseil
tenu avant la bataille d’Orléans, où des bourgeois et des capitaines se sont réunis et
Jeanne ne voulait pas venir : « [Messire Jacques :] Je vous assure, madame Jeanne,
qu’il y a des conseillers qui sont excellents dans le conseil... Tenez ! monsieur
Regnauld de Chartres, par exemple, qui est archevêque de Reims... [...] Et puis, il y a
aussi de bons capitaines, chez nous... » Mais le refus de Jeanne est rigoureux :
« C’est bien : qu’ils aillent à leur conseil » (JA, pp. 126-127).

Plusieurs éléments de la pensée péguyenne se trouvent à la limite de la pensée


socialiste et de la charité chrétienne, les deux s’entremêlent parfois : « Il faut aussi
penser un peu aux autres ; il faut travailler un peu pour les autres » (JA, p. 33).
Parfois, il surgit des textes une perception plutôt collectiviste : « Il fallut qu’elle
[=Jeanne] vît dans ce commun naufrage [...] Il fallut qu’elle vît par un commun
partage [...] Il fallut qu’elle vît dans ce commun dommage » (TSG, pp. 878-879) ou
encore : « Il faut se sauver ensemble. Il faut arriver ensemble chez le bon Dieu. Il
faut se présenter ensemble. Il ne faut pas arriver trouver le bon Dieu les uns sans les
autres. Il faudra revenir tous ensemble dans la maison de notre père. » (MCJA, p.
392). L’élément de la communauté, de l’union est ainsi présent.

Finalement, le choix de Jeanne d’Arc comme personnage principal atteste une


profonde inclination de Péguy à honorer la basse classe sociale : Jeanne, qui provient
d’une famille paysanne, pauvre, illettrée, et qui a passé son enfance à garder les
moutons et filer la laine, représente le « petit peuple », la masse des personnes
simples et ordinaires qui peuvent néanmoins devenir l’instrument des grands

31
changements dans la société, comme Jeanne d’Arc l’est devenue. Ici, la foi et la
confiance de Péguy en peuple se réflètent.

La pensée socialiste de Péguy apparaît donc dès le début de sa création


littéraire : déjà dans la dédicace du premier ouvrage, il exprime le désir d’instaurer la
république socialiste. De suite, son socialisme se manifeste par la perception de la
misère et de la pauvreté comme le mal universel, et par l’espoir que cette misère sera
effacée, par le vocabulaire employé, par la glorification du travail, des ouvriers et de
petits artisans, par le refus des bourgeois, par une espèce de collectivisme et enfin
par le choix même du personnage de Jeanne d’Arc comme porte-parole de
l’idéalisme socialiste de Péguy, car elle provient de la basse classe sociale. La
pensée socialiste de Péguy est donc toujours présente dans son œuvre, sous plusieurs
formes, même après la rupture de celui-ci avec le parti socialiste.

III.3. Solitude

« Jeanne est seule, son chemin propre est solitaire. »46

Premièrement, nous considérons utile de souligner quelques traits


caractéristiques de Péguy qui nous feront comprendre mieux la figure de Jeanne
d’Arc dans son œuvre.
Charles Péguy est un solitaire extraordinaire. D’abord, il n’est pas un auteur lu
par les masses. Ses premiers ouvrages sont passés inaperçus, ils n’ont éveillé aucun
écho, la critique reste muette à son propos, il n’est lu que dans un cercle assez
restreint d’amis et de fidèles.
Après son désaccord avec les amis socialistes, il espère rompre sa solitude par
l’institution des Cahiers, mais dès le second cahier, il écrit : « A force d’avoir été
mis en interdit par tout le monde, on finit par se trouver tout seul et les amitiés se

46
Hans Urs von Balthasar, La gloire et la croix. Les aspects esthétiques de la révélation II : De Jean
de la Croix à Péguy, traduit de l’allemand par Robert Givord et Hélène Bourboulon, Paris, Éditions
Aubier, 1972, p. 331.

32
font rares »47. Il sent une vanité à faire une œuvre pour un public tellement étroit48 et
songe parfois à quitter la tâche commencée. Malgré les échecs et le manque des
moyens, il y persiste jusqu’à la fin de sa vie.
Sa solitude s’accentue encore après la publication du premier mystère, lequel
déclenche un débat purement idéologique : d’une part, les socialistes et les
revolutionnaires prétendent que Péguy restait le patriote dreyfusard et le
républicain ; d’autre part, les traditionnalistes et les catholiques voyaient dans le
mystère un signe du retour de Péguy à la tradition comment ils la comprenaient.
Cependant, il ne donne raison ni aux uns ni aux autres, il se tait, parce qu’il sent
qu’on veut s’accaparer de lui, le contraindre à un engagement. De nouveau, il reste
seul49. Il écrit plus tard de sa solitude : « le prétendu splendide isolement, si terrible
au contraire, et si obscur, si bourré d’inquiétudes, et si communément redouté »50
Péguy reste seul jusqu’à sa mort. Il attribue son isolement à l’incompréhension
de ses contemporains et à leur mauvaise volonté. Mais il se peut qu’il ait créé lui
même sa propre solitude en ne tentant rien pour séduire le public ou au moins pour
garder ses amitiés.51

La solitude de Jeanne peut être ainsi vue comme une projection de la solitude
de son auteur. D’ailleurs, le personnage littéraire de Jeanne d’Arc dans la création de
Péguy paraît comme une personnification de la solitude.
Nous le voyons dans sa description présentée dans la Tapisserie... :
« Conduisant tout un peuple au nom du Notre Père, / Seule devant sa garde et sa
gendarmerie » (TSG, p. 846). La solitude de Jeanne est perçue aussi par son
entourage, ce qui se montre par exemple dans le bonjour de Hauviette, adressé à
Jeanne : « Bonjour toute seule ! » (JH, p. 1186) ou dans la réaction de l’oncle de
Jeanne après son arrivée dans la maison : « Tiens ! tu es toute seule ! » (JA, p. 90).
Dans plusieurs passages, nous trouvons aussi une explication des causes de sa
solitude. L’une d’elles est sans doute sa « personnalité insolite » découverte par son
amie Hauviette : « Tu veux être comme les autres. Tu veux être comme tout le

47
Charles Péguy cité in Jean-Pierre Dubois-Dumée, Solitude de Péguy, Paris, Librairie Plon, 1946,
p. 4.
48
Le chiffre de ses abonnés ne dépasse jamais douze cents personnes. Cf. Jean-Pierre Dubois-Dumée,
Solitude de Péguy, op. cit., p. 5.
49
Cf. Jean-Pierre Dubois-Dumée, Solitude de Péguy, op. cit., pp. 6-8.
50
Charles Péguy cité in Jean-Pierre Dubois-Dumée, Solitude de Péguy, op. cit., p. 11.
51
Cf. Jean-Pierre Dubois-Dumée, Solitude de Péguy, op. cit., p 14.

33
monde. Tu ne veux pas te faire remarquer. Tu as beau faire. Tu n’y arriveras jamais.
[...] jamais tu ne seras comme nous. » (MCJA, p. 376). Une autre cause de sa
solitude est probablement une espèce de « non partage » avec les autres : « Nul ne le
sait dans tout le pays en bas. [...] Nul ne le sait de ma maison, ni mes parents, ni mes
amies. [...] Nul n’a deviné, aucun d’eux n’a jamais deviné. [...] Aucun d’eux n’a
jamais deviné rien. » (JH, p. 1187). Et l’important est de nouveau dit par Hauviette :
« Comment devineraient-ils ? tu te caches parfaitement. [...] Tu joues parfaitement. »
(Ibidem).
Toutes les deux causes citées répondent parfaitement à la caractéristique de
Péguy même : il est une personnalité singulière, insolite, et il vit sa vie pour la
plupart sans les autres, sans la partager, même dans la famille.

Jeanne avoue sa propre solitude à plusieurs reprises, pour la plupart, elle la


perçoit négativement. Ainsi, dans son entretien avec sainte Catherine et sainte
Marguerite - ou il s’agit plutôt d’une prière - nous lisons : « Faible et seule et
pleurante en la terre exileuse, / Pourquoi, mes grandes sœurs, m’avoir ainsi
laissée ? » (JA, p. 51). Le même apparaît dans sa prière à Dieu après les échecs dans
les batailles et le départ d’un grand nombre de ses soldats. Cette fois, la solitude est
étroitement liée à la lassitude :
« Mon Dieu pardonnez-moi si j’ai l’âme si lasse,
Mais mon âme se lasse à rester seule, aussi.

Mon Dieu, quand je pleurais parce que mes soldats


Étaient des outrageux qui pillaient et brûlaient,
Forçaient et massacraient,... ô je ne pensais pas
Que je serais si lasse alors qu’ils s’en iraient,
Que je serais si lasse à rester seule ainsi,
A n’avoir plus à moi même de tels soldats. » (JA, p. 203)

Un peu plus loin, encore dans la même situation, la solitude et la lassitude sont
accompagnées d’une atmosphère de désespoir : « O mon Dieu faudra-t-il que je sois
toute seule ? / Faut-il qu’ils fassent tous leur partance de moi ? / Que leur partance à
tous me laisse toute seule ? » (JA, p. 205).
Le plus remarquable, en ce qui concerne ce thème, est sans doute un des
derniers bilans de Jeanne, déjà emprisonnée et attendant la mort. Elle éprouve une
sorte d’« enfer intérieur » :
Et je suis toute seule, enclose en la prison,
Seule avec ceux-là...
Seule sans un de ceux que j’avais avec moi,

34
Seule sans une amie et sans un de tous ceux
Que j’avais avec moi dans la souffrance humaine,
Seule sans une amie et sans vous ô mes sœurs,
Mes sœurs du Paradis qui m’avez renoncée,
Qui me laissez seule...
[...]
Faut-il que vous m’ayez délaissée à l’enfer ?
[...]
Je vois bien qu’il faudra que je demeure seule,
Sans vous avoir, mes sœurs, et sans avoir mon Dieu,
Seule déjà, seule à jamais, sans avoir Dieu. » (JA, pp. 310-311).

L’élément de la répétition des paroles et des phrases provoque une forte


émotivité de l’énonciation : la solitude pèse, le désespoir s’accumule.

Néanmoins, la solitude de Jeanne peut être dans certaines situations perçue


aussi positivement. Elle est l’origine, la cause ou le signe de l’action, du
mouvement, de la décision : « Et si les hommes d’armes ne veulent pas,
j’assemblerai les bonnes gens du peuple. Et si le peuple ne veut pas, je m’en irai
toute seule [dans la bataille] » (JA, p. 91), mais toujours en ayant confiance en
Dieu : « S’il le faut, je partirai seule... Et le bon Dieu fera de moi ce qu’il voudra. »
(JA, p. 214) ; « Je m’en vais commencer la bataille à moi seule. » (JA, p. 218).
La solitude devient une fois également une condition nécessaire pour le
soulagement : « Vous avez raison, madame Jacqueline : il faut que je sois seule un
instant pour pleurer. » (JA, p. 116).

Péguy projette alors sa propre solitude, due au manque des amis, à l’étroitesse
du public et à sa persévérance dans le non engagement politique, dans le personnage
littéraire de Jeanne d’Arc. La solitude de Jeanne puis est perçue par les personnes
qui l’entoure, mais elle est très bien reflétée aussi par elle-même. Sa solitude est
souvent liée avec la lassitude et le désespoir, elle est causée par sa personnalité
singulière et par le non partage voulu. Parfois, la solitude de Jeanne est entendue
positivement parce qu’elle mène à l’action, à la décision ou permet le soulagement.
Ce qui lie encore Péguy et Jeanne dans leur solitude, c’est la fidélité à la
mission acceptée et la persévérance jusqu’à la fin, la fidélité à leur vocation.

35
III.4. Vocation

En réfléchissant sur le thème de la vocation dans l’œuvre choisie de Péguy,


nous considérons nécessaire de préciser ce que notre auteur entend en utilisant ce
terme.
Du contexte des ouvrages consacrés au personnage de Jeanne d’Arc il résulte
que la vocation est une mission confiée, une tâche communiquée par une puissance
supérieure ou par Dieu. Cette tâche ou la mission peut être à court terme, jusqu’à son
accomplissement, ou pour toute la vie.
Dans le cas de Jeanne d’Arc, la vocation est clairement dévoilée : elle devrait
devenir un chef de guerre. Depuis le début de cette révélation, il n’est pas évident
combien de temps cette mission pourrait durer. La vocation de Jeanne d’Arc a chez
Péguy sa propre dynamique : d’abord elle est révélée et non acceptée, elle persiste,
Jeanne l’accepte finalement, de temps en temps, la vocation se renforce ou au
contraire presque disparaît ou est attaquée par quelqu’un de l’entourage.

La vocation de devenir un chef de guerre est communiquée à Jeanne, selon ses


propres paroles, par les voix de sainte Catherine et de sainte Marguerite : « Vous
m’avez commandé la tâche difficile, / Et vous m’avez laissée en la bataille humaine,
/ Vous m’avez dit de votre voix inoubliable : ‘Jeanne, voici que Dieu t’a choisie à
présent / Va chasser les Anglais du royaume qu’il aime’ »52 (JA, p. 52).
Une tâche pareille est inimaginable pour Jeanne et elle ne l’accepte pas tout de
suite, dans le cœur, elle se défend, elle mène un combat dur : « Mes saintes, vous
l’avez nommé, le chef de guerre, / Mais je ne peux pas, moi, conduire les soldats : /
O mon Dieu je ne suis qu’une simple bergère ; / Je ne peux pas me battre, ô non je
ne peux pas. [...] Il faut leur envoyer un chef plus brutal qu’eux. [...] Envoyez-nous
quelqu’un qui sache la besogne, / Et soit vraiment de force à mener les soldats [...]
Moi je ne pourrai pas : O mon Dieu, donnez-nous un meilleur chef de guerre. » (JA,
pp. 52-53).
Le refus de la vocation dure chez Jeanne à peu près trois ans et finit par le
consentement avec la tâche, surtout grâce aux circonstances : la guerre s’aggrave, les
Anglais ont assiégé la ville d’Orléans, et tout le monde de l’entourage de Jeanne,

52
C’est l’auteur qui souligne.

36
elle-même aussi, voit la seule solution du problème de la France dans l’arrivée ou
l’apparition d’un nouveau chef de guerre. Jeanne se décide finalement, accepte
définitivement sa vocation et fait une promesse à Dieu d’exécuter sa tâche jusqu’à la
fin :
Mon Dieu,
Pardonnez-moi d’avoir attendu si longtemps
Avant de décider ; mais puisque les Anglais
Ont décidé d’aller à l’assaut d’Orléans,
Je sens qu’il est grand temps que je décide aussi ;

Moi, Jeanne, je décide que je vous obéirai.

Moi, Jeanne, qui suis votre servante, à vous, qui êtes mon maître, en ce moment-ci je
déclare que je vous obéirai.
Vous m’avez commandé d’aller dans la bataille : j’irai.
Vous m’avez commandé de sauver la France pour monsieur le dauphin : j’y tâcherai.
Je vous promets que je vous obéirai jusqu’au bout : je le veux. Je sais ce que je dis.
(JA, pp. 65-66).

Seule l’acceptation de la vocation ne suffit pas, les actes concrets doivent


suivre. Pour cela, il est inévitable que Jeanne dévoile sa mission aux autres. Elle
commence par sa meilleure amie Hauviette, de façon encore cachée, en faisant des
allusions : « Le chef de guerre a décidé qu’il s’en irait dans la bataille. [...] Il y a
longtemps que le chef de guerre était désigné, mais il ne voulait pas quitter sa
maison. [...] Il avait tort. Il a bien vu qu’il avait tort, et c’est pour cela qu’il a décidé
qu’il s’en irait. » (JA, pp. 66-67). Mais Jeanne n’annonce pas encore ouvertement
que c’est elle, le chef de guerre. La première personne qui le saura est son parent
Durand Lassois à qui Jeanne révèle sa tâche pour qu’il l’aide à quitter Domrémy :
« il [=Dieu] veut que j’aille à monsieur le dauphin [...] il m’a envoyé monsieur saint
Michel, madame sainte Catherine et madame sainte Marguerite, pour me parler. »
(JA, p. 76).

La décision d’accepter la vocation est liée au fait du changement de nom. C’est


un élément connu depuis les mythes et les histoires les plus anciennes. Si nous
prenons pour exemple seulement quelques histoires de la Bible, nous trouvons le
changement du nom auprès d’Abraham, quand Dieu fait son alliance avec lui :
« Moi, voici mon alliance avec toi : tu deviendras père d’une multitude de nations.
Et l’on ne t’appellera plus Abram, mais ton nom sera Abraham, car je te fais père
d’une multitude de nations. » (Gn, 17, 4-5). Le même arrive à la femme d’Abram :
« Ta femme Saraï, tu ne l’appelleras plus Saraï, mais son nom est Sara. Je la bénirai

37
et même je te donnerai d’elle un fils [...] et des rois de peuples viendront d’elle. »
(Gn, 17, 15-16). De même, après la conversion, Saul devient Paul53 et Simon obtient
le nom de Pierre : « Tu es Simon, le fils de Jean ; tu t’appelleras Céphas, ce qui veut
dire Pierre » (Jn, 1, 42). Ce ne sont que des exemples du changement de nom des
grands personnages bibliques qui ont accepté leur vocation.
Chez Jeanne, le changement n’est pas grand mais en tout cas il est important
parce qu’il parvient par quelqu’un de plus haut, comme elle le déclare à son parent
après la révélation de sa mission : « Mon oncle, à présent il ne faut plus m’appeler
Jeannette : c’est bon pour ceux qui ne savent pas ; ceux qui savent m’appellent
Jeanne : c’est monsieur saint Michel qui a commencé à m’appeler Jeanne. » (JA, p.
77). Ce changement de nom joue ici le rôle d’une affirmation de l’authenticité de la
vocation de Jeanne.

La vocation de Jeanne, inattendue et surprenante pour tout le monde, est bien


sûr accompagnée par des doutes des autres. Pour la première fois, les doutes de sa
vocation se manifestent dans un entretien de Raoul de Gaucourt, conseiller et
chambellan du roi, et Regnauld de Chartres, archevêque de Reims, qui se déroule à
Orléans : « Monseigneur, vous dont c’est le métier, de savoir ça, pensez vous
vraiment que ce soit monsieur saint Michel ? qui lui donne des conseils » (JA, p.
144) et la réponse de l’archevêque est encore évasive : « Je ne veux pas savoir,
messire, ce qu’il en est. » (Ibidem).
Toujours avant la première bataille perdue, les doutes commencent à
s’accumuler. C’est Patrice Bernard, un autre évêque qui l’exprime : « Vous savez
que j’étudie beaucoup, et patiemment, le cas de madame Jeanne, qui se dit la
Pucelle. Je veux savoir si elle vient de Dieu, vraiment, ou si... » (JA, p. 154), Raoul
de Gaucourt finit son soupçon : « Ou si elle vient... d’ailleurs, la pauvre enfant. »
(Ibidem).
Dans la situation de l’interrogatoire de Rouen, les ennemis de Jeanne, qui
veulent la faire brûler et cherchent un prétexte quelconque pour la proclamer
hérétique, montrent une ouverte méfiance à propos de sa vocation : « Pourquoi s’est-
elle imaginée que Dieu l’avait choisie de préférence à tous les capitaines qui servent
celui qu’elle appelle son roi ? » (JA, p. 269) et suit la négation de sa vocation : « S’il

53
Cf. Ac 13, 9.

38
était vrai que Dieu vous eût choisie, mon enfant, pour donner par vous la victoire à
celui que vous appelez votre roi, il ne vous eût pas abandonnée ensuite à la défaite. »
(Ibidem).
Ses interrogateurs demandent une preuve, une confirmation de sa vocation :
« Vous prétendez, Jeanne, que vous êtes envoyée de Dieu : c’est bientôt dit, mais
encore faut-il nous en donner la preuve. » (JA, p. 270). Cette preuve doit être soit un
miracle soit un extrait de la Bible qui l’annoncerait, qui la concernerait : « Eh bien,
Jeanne : je viens de relire à votre intention tous les Livres-Saints : je n’y ai pas
trouvé une seule parole qui vous annonçât. [...] D’autre part vous n’avez jamais fait
de miracles évidents ; vous n’avez jamais fait de miracle. » (JA, p. 271). Néanmoins,
Jeanne se défend en prenant ses réussites dans la guerre pour la preuve de sa
vocation : « Vous voulez dire que je n’ai jamais donné de signes ? Et la délivrance
d’Orléans ? et les victoires que j’ai gagnées ? Ce sont là mes signes et mes preuves.
C’est là que j’ai fait ma preuve. » (Ibidem).

Mais Jeanne même vit des moments de la « non vocation », des moments où
elle a l’impression que sa vocation a disparu, que ses voix ne la mènent plus : « Mon
ami, mes voix ne m’ont rien commandé. » (JA, p. 161).
Bien qu’elle éprouve des instants sombres, ses propres doutes, elle persiste
dans la mission une fois commencée et veut aller jusqu’au bout : « Je n’irai pas chez
nous, me reposer, tant que mon œuvre ne sera point parfaite. » (JA, p. 200). Et dans
la question de sa vocation elle montre aussi une confiance énorme vis-à-vis Dieu,
malgré tous ses adversaires : « Tant que Dieu ne m’aura pas décommandé ce qu’il
m’a commandé, tant qu’il ne m’aura pas désœuvrée de l’œuvre, tant que mes voix
ne m’auront pas dit le nom de mon successeur, je m’efforcerai à faire la bataille. »
(JA, p. 201).
Juste avant sa mort, dans sa dernière prière, Jeanne évalue si sa vocation avait
été vraie ou fausse : « Je sais bien que j’ai bien fait de vous servir. / Nous avons bien
fait de vous servir ainsi. / Mes voix ne m’avaient pas trompée. » (JA, p. 326).

Outre que Jeanne parle souvent de sa vocation concrète, de sa mission à


accomplir et de ses voix qui la mènent, elle traite le thème de la « vocation » dans un
moment donné aussi de façon théorique et explique sur l’exemple de la vocation de
madame Gervaise d’aller au couvent, ce que veut dire une vocation :

39
« Nulle fille n’entre au couvent que Dieu ne l’ait appelée par son nom. Il y a une vocation.
Il faut qu’il y ait une vocation. Nulle fille n’entre au couvent, nulle âme ne se réfugie au
couvent, nulle âme, nul corps aussi, hélas, que Dieu ne l’ait convoquée, par son nom,
instruite, commandée, désignée par son nom, conduite par la main, et quelquefois forcée et
prise pour lui. Il faut une vocation. Il faut que Dieu l’ait destinée. Nommée. Alors aussi
Dieu leur a révélé, sans doute, Dieu doit leur avoir dit de ce que nous ne savons pas, de ce
que nous ignorons nous autres. Dieu doit leur avoir fait des révélations particulières. »
(MCJA, p. 388).

Dans ses opinions, identiques aux opinions de Péguy, Jeanne contrarie son
amie Hauviette qui représente ici la voix des adversaires de Péguy : « Il n’y a point
de révélations particulières. Il n’y a qu’une révélation pour tout le monde ; et c’est la
révélation de Dieu et de Notre-Seigneur-Jésus-Christ. [...] C’est la révélation
commune. [...] Le bon Dieu a appelé tout le monde, il a convoqué tout le monde, il a
nommé tout le monde. [...] Il n’y en a point qui communiquent avec Dieu de plus
près que les autres. » (MCJA, pp. 388-389).

On pourrait supposer que dans l’ouvrage Le Mystère de la vocation de Jeanne


d’Arc, qui a « la vocation » déjà dans son titre, nous trouvons une explication de tout
ce qui concerne le thème de la vocation de Jeanne d’Arc. Curieusement, cet ouvrage
n’ajoute rien de nouveau à ce que nous avons déjà écrit et l’auteur y joue seulement
avec des nuances dans les expressions qui forment les idées présentées.

Nous nous posons la question, pourquoi Péguy s’est tellement occupé du


thème de la vocation, pourquoi ce thème apparaît dans ses ouvrages aussi souvent,
avec une insistance particulière.
La vocation de Jeanne d’Arc est quelque chose d’illogique. Une simple
bergère, une jeune fille de dix-sept ans est devenue chef de guerre. C’est une tâche
qui dépasse largement ses forces et ses possibilités humaines et apparemment n’est
exécutable que justement grâce à la vocation.
D’une certaine façon, Péguy s’est senti aussi choisi, élu pour faire la tâche
d’écrire la vérité dans toutes les circonstances. La vocation de Péguy est le combat
en faveur de la vérité, le combat à travers la représentation. Dans son univers, selon
Balthasar, la « représentation signifie s’avancer pour. Pour les autres, pour tous.
Cela signifie donc solidarité, amour comme service. [...] Au point de vue profane, il
y a ici l’éthique : l’engagement oublieux de soi, mais aussi l’esthétique, le génial :
malheur au génie qui n’est pas la voix, l’expression, la manifestation de tout le

40
peuple. »54 Néanmoins, tout génie et engagé au service de la vérité, en suivant sa
vocation, Péguy est déprécié. Et tenir les Cahiers malgré le manque des lecteurs, en
ruinant sa famille, en restant seul sans amis, c’est une absurdité, c’est une folie.
Mais Péguy persévère jusqu’au bout, jusqu’à sa mort. Nous y voyons un
parallèle avec Jeanne, dans cette persévérance dans la vocation illogique, malgré les
circonstances. Et très probablement Péguy traite ce thème dans ses ouvrages
justement parce que la vocation de Jeanne d’Arc représente pour lui-même une sorte
de confirmation de sa propre vocation ou de l’existence d’une vocation en général.
La vocation pour Péguy, « c’est la fidèle route obscurément suivie. » (TSG, p. 851).

III.5. Dévotion versus action, dévotion et action

Charles Péguy se met par son écriture aussi contre ses coreligionnaires, surtout
contre les traditionnalistes qui réduisent leur religion aux seuls signes et
manifestations extérieurs, contre ceux qui pensent que la seule dévotion extérieure
suffit pour la vie chrétienne ou contre ceux qui par la dévotion cachent leur lâcheté,
la paresse, la méchanceté ou la haine.
En même temps, il s’oppose évidemment à la société majoritaire de son temps
qui a supprimé complètement la piété et les faits du culte de la vie quotidienne et qui
s’est contentée de la seule action.
En passant par les personnages et les situations où Péguy montre les attitudes
et le comportement qui selon lui ne sont pas corrects : la seule dévotion séparée de
l’action, la dévotion exagérée ou fausse, la dévotion perverse ou l’action sans
dévotion, nous arrivons à Jeanne d’Arc, idéal de Péguy de la dévotion liée à l’action
concrète.

III.5.a La dévotion séparée de l’action

Le meilleur exemple de la seule dévotion est sans doute le personnage de la


religieuse madame Gervaise que Jeanne rencontre avant de décider d’aller aux

54
Hans Urs von Balthasar, La gloire et la croix. Les aspects esthétiques de la révélation II : De Jean
de la Croix à Péguy, op. cit., p. 282.

41
batailles, de suivre sa vocation. Madame Gervaise exprime sa dévotion et sa non-
action par les images de l’Évangile : « Le maître sauveur n’a pas semé ni voulu que
l’on semât, car il savait multiplier les pains ; il ne faut pas semer, car il sait encore
multiplier les pains. Le maître sauveur n’a pas voulu que Pierre tirât l’épée contre les
soldats en armes55 : il ne faut pas faire la guerre. » (JA, p. 40). Pour Jeanne, cette
attitude est néanmoins inacceptable.
Une situation semblable se produit quand Jeanne est offensée par les Anglais et
un de ses amis, frère Jean, attend que Dieu les punisse au lieu d’eux : « Ma fille, il
ne faut pas leur en vouloir, aux Anglais : le bon Dieu se chargera bien de les punir. »
(JA, p. 115).

III.5.b. La dévotion exagérée

D’abord, cette sorte de dévotion se manifeste chez des gens simples qui
cherchent à diviniser Jeanne d’Arc et qui supposent auprès d’elle quelques capacités
miraculeuses, mais vainement. Dans cette atmosphère, un de ses soldats dit : « On
disait, hier, que le bon Dieu vous garde contre les blessures. » (JA, p. 129).
Cependant, Jeanne réagit énergiquement, car elle ne veut pas se faire diviniser : « On
se trompait. Je ne suis pas gardée contre la blessure ; et je ne suis pas gardée contre
la prison ; et je ne suis pas gardée contre la mort. » (Ibidem).
Une autre manifestation de la dévotion exagérée surprend Jeanne : quand une
des voisines veut lui faire toucher un chapelet pour qu’il devienne miraculeux et
qu’il assure la guérison à un enfant : « Madame Jeanne, c’est pour vous demander si
vous voulez bien toucher seulement un chapelet,... que j’ai là. [...] Pour qu’il soit
bon, madame Jeanne. [...] c’est parce que c’était pour ma voisine,... la femme au
grand François,... qui a son garçon, dans son lit, malade, qu’on a peur qu’il ne passe
pas la journée. » (JA, pp. 148-149). Mais Jeanne ne se laisse pas adorer et elle résout
cette situation par la proposition de prier toutes ensemble pour la santé du garçon.

55
Madame Gervaise fait allusion à deux histoires de la Bible : la première concerne un miracle de
Jésus quand il a multiplié quelques pains et poissons et en a assouvi la faim de milliers de personnes
(Cf. Mt 15, 32-39) ; la deuxième histoire se produit pendant l’arrestation de Jésus dans le jardin, son
apôtre Pierre voulait le défendre, il a tiré le glaive et a tranché l’oreille droite d’un serviteur du nom
Malchus, de suite Jésus a réprimandé Pierre (Cf. Jn 18, 1-14).

42
Jeanne doit se défendre aussi contre ceux qui l’accusent d’une dévotion
fausse : « Elle croyait que sa prière avait plus d’efficace que celle des autres. » (JA,
p. 265), Jeanne le refuse : « Je priais de mon mieux, et notre sire Dieu m’exauçait
quand il plaisait ainsi à sa bonté. » (Ibidem).

III.5.c La dévotion perverse

Cette forme de dévotion qui dans les ouvrages choisis de Péguy camoufle la
méchanceté, l’utilitarisme et d’autres vices et mauvais traits de caractère, apparaît
pour la plupart auprès des membres du clergé, des personnes honorables, surtout
ceux qui s’efforcent de faire taire Jeanne d’Arc.
La première marque d’une telle dévotion est la citation des extraits de la Bible
qui peuvent concerner un peu n’importe qui à n’importe quelle époque, mais qui
sont ici utilisés pour nuire, pour accuser Jeanne. Ainsi, Don Clément Calmet, qui
rencontre Jeanne encore à Orléans, cite la Bible : « S’élèvront en effet des faux
Christs et des faux prophètes : et ils donneront de grands signes et des prodiges, au
point de séduire, s’il se peut, même les élus. »56 (JA, p. 150) et y ajoute de manière
précautionneuse : « C’est pour cela, mon fils, qu’il faut bien faire attention dans la
vie et ne jamais suivre personne avant de bien savoir ce qu’il en est. » (Ibidem).

Une autre manifestation de la perversité dans la dévotion paraît être la pratique


de chercher des signes et de les expliquer à sa propre volonté. De cette façon, quand
Jeanne voulait faire la bataille au jour de la fête de la Nativité de la Vierge Marie et
qu’elle perd cette bataille, ses adversaires y voient un mauvais signe : « C’est
aujourd’hui la fête de la Nativité de notre très vénérable Mère, la bienheureuse
Vierge Marie : si, en un tel jour, madame Jeanne est victorieuse encore, c’est
évidemment qu’elle sera protégée par la très auguste et sainte Mère de Notre-
Seigneur Jésus-Christ ; si elle échoue, elle aura commis un sacrilège, de se faire
battre en un tel jour,... et nous saurons enfin de qui elle vient. » (JA, p. 155). Vu que
Jeanne a échoué, ils ont commencé à intriguer contre elle :
« C’est bien simple, cependant, mes frères : la manière de ne pas sanctifier les jours de
fête, la manière de les profaner même, c’est de se faire battre ces jours-là. En de tels jours,

56
C’est l’auteur qui souligne.

43
la victoire est bonne, elle est bonne et pieuse, car on l’offre à Dieu, mais la défaite est
mauvaise, mauvaise et impie, car on ne peut pas en faire une offrande.
Quand la divine Sagesse a permis que Jeanne subît un échec pour la fête de la Nativité de
notre très vénérable Mère, la bienheureuse Vierge Marie, elle a montré en effet qu’elle ne
conduisait plus cette enfant. » (JA, p. 198).

C’est sans doute une marque d’une sorte de perversion religieuse, de voir dans
un échec parvenu après maintes victoires un mauvais signe seulement parce que cet
échec est arrivé au jour d’une fête religieuse. Ce qui est encore plus monstrueux,
c’est de baser l’accusation contre Jeanne sur cette argumentation, comme ils l’ont
fait.

Une expression très fréquente de la dévotion perverse dans les ouvrages


analysés est la pratique de revêtir par des phrases dévotes ses propres vices, son
égoïsme, la sûreté de soi-même, de sa vérité et de ses propres vertus, le sentiment
d’avoir toujours raison. Ainsi, les diverses personnes, pour la plupart des clercs,
s’adressent à Jeanne : « Adieu, ma fille : Je vais prier Dieu pour qu’il vous éclaire
enfin. » (JA, p. 201) et l’avant-dernier jour de la vie de Jeanne, Maître Nicolas
L’Oiseleur y ajoute :
« Vous n’avez pas vingt-ans, Jeanne, il est temps encore de donner à Dieu votre vie : ce
sera une vie presque entière encore, une vie, si vous le voulez, de larmes et de prières : De
tout ce que nous pouvons faire ici-bas, mon enfant, il n’y a que les larmes et la prière où
nous soyons sûrs de ne jamais nous tromper.
Allez, mon enfant ; ayez pitié de vous et de nous ; pensez à Dieu, votre Créateur, qui vous
a créée pour que vous fussiez fidèle à son Église ; pensez à Jésus, votre Sauveur, et ne lui
donnez pas cette souffrance encore, de savoir qu’il serait mort en vain pour vous. »
(JA, p. 315).

Pendant le questionnement, le promoteur du procès, Monseigneur Pierre


Cauchon feint un pardon généreux : « Nous vous pardonnons, Jeanne, et bien
volontiers, celles de vos offenses qui nous ont offensés. Mais nous n’avons pas
qualité, mon enfant, pour vous pardonner celles de vos offenses qui ont offensé
Dieu. » (JA, p. 299). Nous y voyons une hypocrisie qui se sert des paroles de la
prière du Notre père : « pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi
à ceux qui nous ont offensés ».
Le même personnage, qui suscite le procès contre Jeanne, se croit un serviteur
de Dieu : « Nous n’avons point peur de vos menaces, car on ne sait pas même ce que
c’est que la peur quand on est vraiment au service de Dieu. »57 (JA, p. 298) et croit

57
Nous soulignons.

44
ses efforts de faire brûler Jeanne d’Arc quelque chose de louable : « Prions, mes fils,
pour que Dieu bénisse nos efforts,... » (JA, p. 297).
En plus, leur façon de parler de la torture mélange l’ironie avec le vocabulaire
ecclésiastique et de ce mélange sort une attitude monstrueuse : « Je pense qu’elle
n’échappera pas aujourd’hui à la bienheureuse terreur par où nous commencerons à
pouvoir la sauver. »58 (JA, p. 292). De même, la façon de Pierre Cauchon de
s’excuser de ne pas pouvoir être présent à la torture témoigne une perversité voilée
par les phrases dévotes : « Mes frères, je voulais travailler avec vous ce matin ; je
voulais travailler encore avec vous à sauver l’âme de cette fille pour la plus grande
gloire de Dieu, notre Seigneur, et pour la défense de notre sainte Mère l’Église
catholique. Je ne le pourrai pas : d’autres devoirs pieux, plus pressants, me
rappellent ailleurs. »59 (JA, p. 252).
Une évidente preuve de la monstruosité de certaines personnes qui ont
influencé le jugement dans le sens de la condamnation à mort de Jeanne d’Arc est la
dévalorisation de sa vie humaine, de sa mort, et l’espoir ironique que Jeanne, après
sa mort, priera pour ses juges. Tout cela exprimé par des mots pieux : « Moi, je lui ai
dit, à maître Martin, que ça ne fait rien, de la brûler, dans tous les cas : parce que, si
c’est une hérétique, ça ne fera que de la faire commencer un peu plus tôt, et si c’est
une sainte, elle aura une meilleure place, comme ça, dans le paradis. Elle sera mieux
placée pour prier pour nous. »60 (JA, p.322).
Ce qui est encore typique pour les personnages de Péguy auprès desquels se
manifeste cette sorte de dévotion perverse, ce sont les gestes extérieurs qui sont les
signes de la piété formelle : comme nous le lisons dans les didascalies du drame (es.
JA, p. 225, p. 241, p. 247 etc.), tous les promoteurs, juges et assesseurs du procès de
Jeanne s’agenouillent très pieusement devant l’autel, prient ensemble et de suite
n’ont pas de scrupules à torturer Jeanne.

En choisissant ce thème de la dévotion tellement contrastante à celle de Jeanne


d’Arc, Péguy veut critiquer les nombreux membres du clergé, « [les] hommes aussi
savants, aussi zélés, aussi bons chrétiens » (JA, p. 244), comme ils disent d’eux-

58
Nous soulignons.
59
Nous soulignons.
60
Nous soulignons.

45
même dans ses ouvrages. Péguy n’épargne point les élites de l’Église catholique et
exprime souvent l’ironie dans leurs répliques.
À l’époque de la composition du drame de Jeanne d’Arc, duquel proviennent
tous les extraits cités ici, Charles Péguy s’est cru hors de l’Église, la critique des
ecclésiastiques donc ne surprend pas. En plus, la plupart des informations et des
répliques s’inspirent aux sources historiques, surtout à la transcription du procès de
la condamnation. Néanmoins, dans ses ouvrages postérieurs, après sa conversion,
Péguy ne s’occupe plus de ce thème de la dévotion perverse.

III.5.d L’action seule, la non dévotion

Pour contraster la dévotion « correcte » de Jeanne d’Arc, qui est toujours liée à
l’action et dont l’action, en même temps, résulte toujours de sa dévotion, Péguy
présente dans ses ouvrages des personnages qui s’opposent à la dévotion de Jeanne,
qui la lui reprochent et qui se contentent de la seule action.
Ces personnages sont les capitaines qui entourent Jeanne dans les batailles.
Premièrement, c’est Raoul de Gaucourt, déjà mentionné, qui se met en colère
pendant un entretien avec un évèque à cause de la piété de Jeanne dans l’esprit de
laquelle elle mène l’armée : « Ce n’est pas la discipline, ça, monseigneur : c’est la
piété : ça regarde les aumôniers. La discipline, c’est l’obéissance des soldats aux
capitaines. Elle a ruiné la discipline : Elle ne veut pas obéir, et elle ne sait pas
commander. » (JA, p. 144).
Un autre capitaine, le maréchal Gilles de Rais, va plus loin dans ses reproches.
Il s’adresse directement à Jeanne et lui propose son propre idéal et sa façon de mener
les soldats et de leur parler : « J’ai le très grand regret, madame Jeanne, d’être forcé
de vous dire que vous ne le savez pas [parler aux soldats]. Je vous entendais bien,
hier, madame Jeanne : vous leur parliez du bon Dieu et de tous les saints du paradis ;
vous leur parliez de la France, et de la race royale ; vous leur parliez des bienfaits de
la paix, madame Jeanne. » (JA, p. 170). Mais les soldats, selon le maréchal Gilles de
Rais, ce sont des hommes qui vivent de la guerre et par la guerre et qui ne veulent
pas entendre parler de Dieu et de la paix. Gilles de Rais s’efforce donc d’instruire
Jeanne d’Arc, comment il faut parler aux soldats : « On les assemble autour de soi

46
face à la ville et on leur dit : ‘Soldats, vous êtes mal vêtus et mal nourris, notre sire
le roi vous doit beaucoup, mais ne peut rien pour vous ; il ne peut pas même vous
payer votre solde. Heureusement que vous avez devant vous la plus riche ville du
monde.61 Vous y trouverez tout : l’or et l’argent, les belles étoffes, les grandes et les
bonnes ripailles...’ » (JA, p. 171). Quand Jeanne manifeste son désaccord avec des
paroles pareilles, elle se voit obtenir une réponse qui déprécie sa dévotion et son
effort de renouveler l’armée par l’enseignement de la prière. Cette fois-ci, la réponse
provient de nouveau de la bouche de Raoul de Gaucourt : « Vous vous imaginez,
madame Jeanne, que tout le monde est aussi pieux, aussi pitoyable, aussi bon que
vous : c’est une grave erreur. Si vous connaissiez la vie... » (JA, p. 172).

Ces quelques extraits expriment le point de vue de beaucoup de personnes de


l’entourage de Jeanne d’Arc, surtout au cours des batailles. Néanmoins, Péguy les
voit par son regard critique et à travers le personnage de Jeanne d’Arc montre son
opinion d’après laquelle la dévotion et l’action vont toujours ensemble, la dévotion
étant la source de l’action.

III.5.e La dévotion et l’action de Jeanne d’Arc

La conception correcte, d’après Péguy, se révèle seulement à travers le


personnage de Jeanne d’Arc et commence encore dans son enfance, dans sa façon
d’imaginer le chef de guerre qui sauverait la France.
Dans une des premières prières du drame Jeanne d’Arc, Jeanne supplie Dieu :
« Voilà ce qu’il nous faut : c’est un chef de bataille / Qui fasse le matin sa prière
à genoux / Comme eux, avant d’aller frapper dans la bataille / Aux Anglais
outrageux. Mon Dieu, donnez-le nous. / O mon Dieu, donnez-nous enfin le chef de
guerre, / Vaillant comme un archange et qui sache prier, [...] Qu’il soit chef de
bataille et chef de la prière. » (JA, p. 45). C’est exactement ce que Jeanne fera plus
tard, quand elle deviendra chef de guerre. Encore avant de quitter le village natal de
Domrémy, elle a l’idée claire en ce qui concerne le comportement juste d’un chef de
guerre : « Avant de commencer la guerre il faudra que le chef tourne à la bonne vie

61
On se trouve devant la ville de Paris.

47
les capitaines et les soldats » (JA, p. 70). A la question, à quoi bon, Jeanne répond :
« Il faudra que le chef tourne à la bonne vie son armée : si le chef n’avait pas une
bonne armée, il ne pourrait pas faire une bonne guerre. » (Ibidem.).
Après son arrivée à Orléans et depuis le début des batailles, Jeanne se
comporte d’une manière tellement pieuse qu’elle suscite l’étonnement : « Elle était
allée d’abord à Sainte-Croix [...] elle est allée rendre grâces à Dieu et lui reporter
tout le bien qu’on avait dit d’elle dans la journée. Il paraît qu’elle est comme ça. »
(JA, pp. 101-102). Jeanne commençait et finissait chaque jour par la prière, le jour
de bataille du même que le jour de repos : « Hier au soir, en arrivant, elle était bien
lasse, mais elle n’a pas voulu aller au lit sans faire sa prière. [...] Aussitôt levée, ce
matin, elle a fait sa prière. » (JA, p. 105).
La dévotion de Jeanne d’Arc n’est pas seulement son affaire personnelle qui se
déroulerait en privé, au contraire. Avant les batailles elle fait faire des processions
religieuses : « Vous savez, mon parrain, hier matin, la grande procession... [...] on
s’est mis tous ensemble, pêle-mêle [...] les capitaines, les soldats, les prêtres, les
hommes, les femmes, les enfants, les étendards, les bannières, les cierges, les
bombardes, les reliques. On chantait des cantiques, des psaumes... » (JA, pp. 117-
118).
Mais Jeanne ne s’arrête pas à la seule dévotion et participe pleinement aux
batailles, selon sa devise « travailler à la bonne besogne, c’est encore de la prière »
(JA, p. 113) ou bien « ‘Aide toi’, comme on dit, ‘et le ciel t’aidera’ » (JA, p. 269) et
elle explique encore son point de vue à un prêtre : « La victoire ? mon père : elle est
à Dieu. Nous le prierons bien, vous et moi, tous ceux qui seront de bon cœur avec
nous, pour qu’il daigne nous l’envoyer. Mais, pour qu’il puisse nous l’envoyer, il
faut que nous commencions par faire la bataille ; et je la ferai, mon père. » (JA,
p. 201). Néanmoins, dans les batailles, elle ne tue pas, elle porte un étendard et avec
une constance remarquable, elle encourage les autres.
Jeanne se soucie aussi de la vie « correcte », ou plutôt de la piété de ses soldats
et ses collaborateurs : « D’abord dites bien à tous vos amis, et vous aussi, monsieur
Didier, qu’on n’aille jamais plus à la bataille avant de s’être bien confessés. Dites-
leur aussi qu’on veille bien à donner à temps l’absolution aux blessés. » (JA, p. 130).
Elle même se confesse avant la bataille et après la bataille aussi. Une fois, avant une
bataille, Jeanne fait célébrer deux messes sous les yeux des Anglais, personne ne
comprend pourquoi justement deux messes, cependant après ce fait, les Anglais

48
quittent le champ de bataille sans livrer combat (Cf. JA, pp. 141-142). Dans ces
quelques exemples, nous avons vu l’attitude de Jeanne d’Arc célébrée et partagée
par Péguy.

Péguy élève ce thème encore au niveau symbolique dans l’ouvrage La


Tapisserie de Sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc. Les images qui caractérisent
Jeanne d’Arc comprennent cette complémentarité de la dévotion et de l’action, les
deux exprimés par des symboles et des attributs : « Dans un encadrement de cierge
et de flamberge » (TSG, p. 843) ; « Bien prise en sa cuirasse et droite sur l’arçon, /
Priant sur le pommeau de son estramaçon » (TSG, p. 842) ; « Sous la vieille
oriflamme et la jeune bannière / Jetant toute une armée aux pieds de la prière »
(TSG, p. 846). Dans les vers cités, les paroles « cierge », « priant », « jetant aux
pieds de la prière » représentent la dévotion de Jeanne, tandis que les expressions
« flamberge », « cuirasse », « arçon », « estramaçon », « oriflamme », « bannière »,
« armée » symbolisent la guerre, la bataille, l’action. Les deux se trouvent toujours à
côté, dans les mêmes images.

Nous avons montré plusieurs aspects du thème de la dévotion et de l’action et


l’opinion de Péguy exprimée à travers différents personnages. Péguy critique le
comportement des dévots, représentés ici par les personnages de madame Gervaise
et de frère Jean, qui restent dans l’inactivité et la passivité extérieure. Il reproche
aussi aux gens simples leur dévotion exagérée qui est à la limite des superstitions et
qui se manifeste dans les ouvrages choisis par la tendance à adorer et diviniser
Jeanne d’Arc. En même temps, Péguy lutte par son écriture contre la dévotion
ostentatoire et hypocrite de certaines personnes, dans ses ouvrages ce sont pour la
plupart des clercs, qui cachent par la dévotion leurs vices et l’utilitarisme. A travers
les personnages des capitaines qui critiquent la dévotion de Jeanne d’Arc, mais sans
réussire eux-mêmes dans la guerre, Péguy dit que la seule action ne suffit pas.
Comme Rey-Herme a bien rendu la pensée : « Jeanne d’Arc c’est avant tout
celle qui a mis en pratique sa révolte contre la misère et le mal et qui, de la réflexion
et de la prière, a passé à l’action »62.

62
Yves Rey-Herme, Péguy, op. cit., p. 32.

49
L’auteur exprime son modèle de la synthèse de la dévotion et de l’action dans
le seul personnage de Jeanne d’Arc. Elle révèle cet idéal depuis son enfance et, plus
tard, au moment des batailles elle se comporte de cette manière : elle fait des prières,
fait faire des processions, des messes et en même temps est la première à l’assaut,
présente dans chaque bataille. Péguy souligne cette synthèse encore dans ses vers, au
niveau symbolique.

III.6. La damnation et l’enfer

Finalement, nous arrivons au problème central de Péguy, de sa vie et de son


œuvre, c’est « le problème de la perte éternelle d’un membre de l’humanité ; la
damnation, l’enfer »63. L’idée de la damnation éternelle est aussi la cause de
l’éloignement du jeune Péguy de l’Église, au profit du parti socialiste. La damnation
est très probablement son seul problème dans la dogmatique catholique et il admet
que Jeanne d’Arc est « [son] seul atout, (temporel), dans ce terrible jeu »64. C’est
pourquoi, depuis son premier ouvrage, « il noue indissolublement les deux, Jeanne et
l’enfer »65. C’est pour surmonter le paradoxe de l’idée de Dieu charitable et
miséricordieux qui pourrait laisser une âme se damner - l’idée présentée par la
tradition ecclésiastique depuis saint Augustin66.

Le personnage littéraire de Jeanne d’Arc représente dans l’œuvre de Péguy le


porte-parole de l’angoisse de l’auteur dans ce domaine et elle est porteuse principale
de ce thème. Les paroles prononcées par madame Gervaise à l’adresse de Jeanne le
témoigne : « Je sais que ton âme est douloureuse à mort, quand tu vois l’éternelle
damnation des âmes. »67 (JA, p.36). Jeanne même l’exprime dans une de ses prières :
« Pardonnez-moi, mon Dieu, [...] quand je pense à cela, je ne peux plus prier [...]

63
Hans Urs von Balthasar, La gloire et la croix. Les aspects esthétiques de la révélation II : De Jean
de la Croix à Péguy, op. cit., p. 283.
64
Charles Péguy, Œuvres en prose 1909-1914, Paris, Gallimard, Editions de la Pléiade, 1957, p. 675.
65
Hans Urs von Balthasar, La gloire et la croix. Les aspects esthétiques de la révélation II : De Jean
de la Croix à Péguy, op. cit., p. 283.
66
Cf. Ibidem.
67
Dans ces paroles, nous y saisissons aussi l’intertextualité biblique, concrètement le passage de
l’Évangile où Jésus se trouve à Gethsémani, ressent la tristesse et le dit à ses disciples : « Mon âme
est triste à en mourir » (Cf. Mt 26, 38).

50
mon âme s’affole à penser aux damnés ; à penser aux damnés mon âme se révolte. »
(JA, p. 43). C’est ce que Jeanne éprouve à l’intérieur et elle se lamente d’une sorte
de disproportion du temps qui règne ici : « Vingt siècles, je ne sais combien de
siècles de prophètes. Quatorze siècles de chrétienté. Il ne faut qu’un instant pour
faire damner une âme. Il ne faut qu’un instant pour une perdition. » (MCJA, p. 393).

Mais Péguy ne se contente pas d’une constatation. Il développe le thème en le


traitant de plusieurs points de vue. Le premier tourne autour de la maxime
doctrinale, le deuxième décrit le comportement et les paroles des dignitaires de
l’Église qui se trouvent près de Jeanne d’Arc, et le troisième exprime les différentes
phases de l’acceptation ou la non acceptation du problème de la damnation par le
personnage de Jeanne d’Arc.

Avant d’observer la réactualisation de la doctrine concernant l’enfer dans les


ouvrages de Péguy, il est utile de regarder la doctrine même, telle qu’elle est
présentée par l’Église catholique :

L’enseignement de l’Église affirme l’existence de l’enfer et son éternité. Les âmes de ceux
qui meurent en état de péché mortel descendent immédiatement après la mort dans les
enfers, où elles souffrent les peines de l’enfer, " le feu éternel ". La peine principale de
l’enfer consiste en la séparation éternelle d’avec Dieu en qui seul l’homme peut avoir la
vie et le bonheur pour lesquels il a été crée et auxquels il aspire.

Ignorants du jour et de l’heure, il faut que, suivant l’avertissement du Seigneur, nous


restions constamment vigilants pour mériter, quand s’achèvera le cours unique de notre
vie terrestre, d’être admis avec lui aux noces et comptés parmi les bénis de Dieu.68

On ignore non seulement le jour et l’heure de sa mort, mais on ignore aussi


l’état actuel dans lequel une âme se trouve, comme nous le découvrons dans un
entretien de Jeanne avec madame Gervaise : « Alors, madame Gervaise, quand vous
voyez qu’une âme se damne... » et la religieuse répond résolument, suivant la
doctrine : « Jamais nous ne savons si une âme se damne. » (JA, p. 41). Jeanne d’Arc
accepte définitivement cette croyance encore avant de partir dans les batailles : « O
mon Dieu je sais bien que madame Gervaise a raison [...] et vous avez raison quand
vous sauvez une âme / Et vous avez raison quand vous la condamnez : / Oui nos blés

68
Cf. Catéchisme de l’Église Catholique, article 1035-1036, cité le 22 avril 2011 depuis :
http://www.vatican.va/archive/FRA0013/__P2J.HTM.

51
sont à vous pour la moisson des blés / Et nos âmes à vous à la moisson des âmes.
[...] Et vous avez raison dans la vie et la mort, / Sur la terre à jamais et dans
l’éternité. » (JA, pp. 42-43). Péguy compare dans ces vers la mort et le dernier
jugement à la moisson des blés, mais des images poétiques, nous en parlerons plus
loin.
Dieu est ici considéré par tout le monde comme l’unique juge, cette fois-ci
c’est un ennemi de Jeanne, le promoteur de son procès, Pierre Cauchon qui parle :
« Mes frères, avant de continuer à procéder à l’interrogatoire, nous allons faire la
prière à Celui qui est le maître-juge, à Celui qui peut seul juger parfaitement, à Celui
qui prononce en définitive les absolutions ou les condamnations éternelles. » (JA, p.
257).
Vu que la damnation et le salut, selon la doctrine catholique, sont les faits
inconnaissables pour un homme vivant, Jeanne d’Arc répond de façon correcte à la
question : « Savez-vous, mon enfant, s’il vous donnera la mort éternelle ? », elle se
montre pleine d’espoir : « Je ne sais pas cela, mais je le prie pour qu’il me sauve de
la mort éternelle » (JA, p. 270).

A l’opposition de ce que nous venons de dire sur la doctrine catholique


concernant l’enfer, les divers clercs qui entourent Jeanne d‘Arc, surtout pendant son
procès à Rouen, la considère déjà damnée. Plusieurs extraits des ouvrages choisis
nous le témoignent, par exemple une déclaration de maître Basile Aguisé, docteur en
théologie : « Mon frère, la damnation d’une âme est un malheur infini : je prie tous
les jours pour que Jeanne, qui se dit la Pucelle, cesse de se damner » (JA, p. 183).
Un religieux, Ignace Dasbrée, juge Jeanne coupable même de la damnation
(potentielle) de ses collaborateurs : « Oui, mes maîtres : la damnation d’une seule
âme est un malheur infini, mais la damnation de beaucoup d’âmes est beaucoup de
malheurs infinis : Je pense à tous ces malheureux qui se damnent avec cette femme,
en travaillant à son œuvre mauvaise. » (JA, p. 185).
Quand Jeanne arrive sur scène où se trouvent les personnes ci-dessus citées, ils
s’en vont en expliquant : « Il faut fuir cette damneuse et cette damnée. » (JA, p.
199).
Le plus suggestif en ce qui concerne le thème de l’enfer est le discours destiné
à Jeanne d’Arc, fait par maître Guillaume Évrard, théologien, dans lequel il s’efforce
de l’effrayer, de la terrifier :

52
Elle ira dans l’Enfer avec les morts damnés,
Avec les Condamnés et les Abandonnés,
Elle ira dans l’Enfer avec les Morts damnés ;
Dans l’Enfer où Satan mange les Cœurs damnés,
Où le Forgeron fort forge la Chair damnée,
Tordant de ses doigts forts les Tenaillés vivant ;
Elle ira dans l’Enfer où clament les Damnés,
Dans les hurlements fous des Embrasés vivant,
Dans les hurlements sourds des Emmurés vivant,
Dans les hurlements fous des Écorchés vivant,
Dans les folles clameurs des Damnés affolés ;
Dans tous les hurlements de tous les Tourmentés
[...]
Là tu verras Satan le Prince Tourmenteur (JA, p. 301).

A cause d’eux, Jeanne finit par penser elle-même qu’elle est damnée : « J’irais
dans cet enfer où la charité blanche / est sale à tout jamais : ô folie... » (JA, p. 313).
Mais dans les derniers moments de sa vie, elle se tourne vers Dieu en espoir.

Dans les ouvrages de Péguy, nous découvrons un souci extraordinaire qui


concerne la « totalité », l’intégralité de l’humanité sauvée. Péguy souhaite
simplement, et le révèle grâce au personnage de Jeanne d’Arc, que tout le monde
soit sauvé, sans aucune exception. La dernière phrase de Jeanne avant sa mort, qui
est en même temps la dernière phrase du drame de Jeanne d’Arc, nous le dévoile :
« Jésus, sauvez-nous tous à la vie éternelle. »69 (JA, p. 326) et plusieurs passages
postérieurs le répètent : « Il faudra revenir tous ensemble dans la maison de notre
père. »70 (MCJA, p. 392) ; et la prière pour « ramener par la voûte et le double
vantail / Le troupeau tout entier à la droite du père »71 (TSG, p. 841). Nous
constatons donc que Péguy désire profondément le salut de l’humanité entière, sans
exception, ce qui est en contradiction avec la doctrine catholique, comme nous
l’avons signalé dans l’introduction du présent chapitre.

Une idée est étonnante : que la souffrance puisse sauver quelqu’un de la


damnation. C’est madame Gervaise qui veut l’enseigner à Jeanne : « Dieu dans sa
miséricorde infinie, a bien voulu que la souffrance humaine servît à sauver les
âmes ; il veut bien accepter nos souffrances d’ici-bas pour sauver les âmes en
danger. » (JA, p. 38) et Jeanne d’Arc réagit à cette idée par une prière : « S’il faut,
pour tirer saufs de la flamme éternelle les corps des morts damnés s’affolant de
69
Nous soulignons.
70
Nous soulignons.
71
Nous soulignons.

53
souffrance, laisser longtemps mon corps à la souffrance humaine, mon Dieu, gardez
mon corps à la souffrance humaine. » (JA, pp. 38-39).
Néanmoins, nous rencontrons la même idée déjà déplacée au niveau qui est
pervers. Quand Jeanne est enchaînée des pieds et des mains et troublée dans la
prison, un de ses accusateurs constate : « Si ce trouble assouplit, si peu que ce soit, la
raideur de son orgueil et de son hérésie, mon maître, c’est pour son bien, c’est pour
le salut final de son âme, et de son corps aussi, qu’elle est ainsi troublée. Vous
n’oubliez pas, mon maître, que nous pouvons aller jusqu’à tourmenter son corps
périssable pour assurer l’éternel salut de son âme et de son corps. » (JA, p. 242).
Cette affirmation nous renvoie de nouveau au thème de la dévotion perverse de
certains clercs, tellement critiquée par Péguy.

Pour parler de l’enfer et de la damnation, Péguy se sert souvent des images,


des symboles et des comparaisons.
Dans ses ouvrages, la comparaison du jugement dernier avec la moisson est
très fréquente : « Oui nos blés sont à vous pour la moisson des blés / Et nos âmes à
vous à la moisson des âmes » (JA, p. 43). Cet image apparaît même dans les
didascalies du drame : avant de présenter les réflexions sur la damnation et le salut,
Péguy marque dans la notice : « Au fond les collines en face : blés, vignes et bois ;
les blés sont jaunes. »72 (JA, p. 29 et aussi MCJA, p. 368), donc prêts à la moisson.
Une autre image se rapporte à l’eau et compare la damnation à un flux ou à un
cours d’eau : « la damnation est comme un flot montant où les âmes se noient » (JA,
p. 36) et on se trouve « devant ce fleuve de perdition » (MCJA, p. 392).
L’image la plus courante de l’enfer dans la tradition littéraire, et peut-être dans
la conscience des gens, est liée avec le feu. Péguy ne l’abandonne pas non plus, ainsi
nous entendons une réplique de Jeanne peu avant son supplice au bûcher : « Alors la
flamme embrasera ma chair vivante, [...] Tel sera mon passage à la flamme
infernale » (JA, p. 311) et la mort éternelle « dans les cercles de flammes » (MVJA,
p. 1215).
Des quatre éléments, trois sont donc présents : la terre sous la forme de la
moisson, l’eau et le feu. Plusieurs autres images et appellations complètent le
concept de l’enfer chez Péguy. C’est surtout « l’exil » : « l’enfer d’un exil éternel »

72
Nous soulignons.

54
(MVJA, p. 1215), « l’étrange exil sans plage » (JA, p. 312) ; puis c’est « l’absence »,
accompagné d’un grand nombre d’épithètes: « La savoureuse absence, et dévorante
et lente / Et folle à savourer, affolante et vivante... » (JA, p. 312), mais Péguy parle
toujours de l’enfer : « L’étrange enfer d’absence » (JA, p. 310) ou dans la même
strophe il déplace les paroles : « l’absence de l’enfer » (Ibidem). Une autre
appellation se réfère à un « règne » : « le règne de la perdition » (MCJA, p. 370),
« le royaume de la perdition » (Ibidem) ou bien « c’est le règne du royaume
impérissable du péché » (MCJA, p. 371). La dernière image de l’enfer chez Péguy
est celle de la prison : « En attendant la geôle infernale éternelle » (JA, p. 310).
Pour montrer la variété des images qui dans les ouvrages choisis de Péguy se
rapportent à l’enfer et à la damnation, nous énumerons leur inventaire : moisson, flot
ou fleuve, flammes, exil, absence, règne et geôle. Dans aucun autre domaine Péguy
n’emploie un nombre aussi élevé d’images, d’où nous déduisons l’importance du
thème pour l’auteur.

Tout au long de l’œuvre, Péguy lie donc son personnage de Jeanne d’Arc avec
le thème de l’enfer, parce que c’est son propre problème central d’accepter la
doctrine catholique concernant l’enfer et la damnation et supporter le comportement
de certains clercs qui cherchent à terrifier les gens en décrivant de façon suggestive
les terreurs de l’enfer. A travers Jeanne d’Arc, Péguy se soucie du salut du monde
entier et son angoisse de l’enfer se transforme dans une grande variété d’images
poétiques qui servent à décrire l’enfer.

55
IV. L’INTERPRÉTATION DES CONCLUSIONS DE
L’ANALYSE DE L’ŒUVRE CHOISIE

Dans la partie analytique, nous avons montré les thèmes principaux qui se
répètent tout au long des ouvrages de Péguy où la protagoniste est Jeanne d’Arc.
Nous avons observé ce que l’auteur exprime à travers son personnage principal de
son œuvre littéraire.
Ce sont surtout six thèmes qui lient les deux personnalités, celle de Charles
Péguy et celle de Jeanne d’Arc. D’abord, le thème du patriotisme, qui se manifeste
dans l’attachement profond de Jeanne à sa famille, à la maison paternelle, au pays
natal, à la région, à la nation et à la France toute entière, signale la relation forte de
Charles Péguy avec ses propres racines et ses origines. En plus, Péguy est liée à
Jeanne à travers la ville d’Orléans où il est né et dans l’époque de son écriture, le
personnage historique de Jeanne d’Arc est devenu un symbole de l’héroïsme
national.
Puis, c’est l’idéalisme socialiste de Péguy qui apparaît exprimé par le
personnage littéraire de Jeanne d’Arc, par sa perception de la misère et la demande
de l’effacer, par l’éloge du travail et des ouvriers, par le vocabulaire utilisé et une
sorte de collectivisme. Mais surtout le choix du personnage de Jeanne d’Arc, qui
provient de la basse classe sociale, dévoile la pensée socialiste de Péguy.
La solitude de Jeanne d’Arc, constatée par elle-même ou par son entourage, est
comparable avec l’état de Péguy et est souvent accompagnée par le désespoir et la
lassitude, mais peut mener aussi à l’action. Les deux personnalités sont proches
également dans leur fidélité à leur vocation et la persévérance dans l’œuvre entamée.
Jeanne d’Arc représente en outre l’idéal de Péguy en ce qui concerne la
dévotion et l’action qui dans le cas de Jeanne a sa source dans la dévotion. Par
rapport aux autres personnages des ouvrages de Péguy, seule Jeanne d’Arc montre le
juste équilibre entre les deux.
Finalement, Jeanne d’Arc est le porte-parole de l’angoisse de Péguy quant à
l’enfer et la damnation, tels qu’ils sont présentés par l’Église catholique.

56
Nous croyons que Jeanne d’Arc dans l’œuvre de Charles Péguy joue non
seulement le rôle d’un porte-parole, mais elle a même une sorte de statut d’un alter
ego de son auteur : dans ses paroles, dans son comportement, dans ses attitudes.
Leur liaison intérieure est tellement étroite qu’elle nous mène à penser à une
forme de dualisme de l’âme, le célèbre concept d’Animus et d’Anima décrit du point
de vue psychologique par C.G. Jung, mais présent sous divers noms déjà chez Plotin
ou Pseudo-Denys l’Aréopagite et d’autres.73 Jeanne d’Arc est chez Péguy la figure
de son Anima, l’élément féminin, car tout en devenant le chef de guerre, ce qui est
typiquement masculin, elle représente la féminité par sa beauté, sa fragilité et sa
virginité.
Pour illustrer ce mystérieux dualisme, nous nous servons des paroles de
Bremond qui analyse la parabole d’Animus et d’Anima de Paul Claudel : « ‘Nous
n’avons qu’une âme, Théotime, laquelle est indivisible’, et cependant, il nous
semble parfois sinon que nous en avons deux, du moins que nous sommes deux.
Expérience, d’ordinaire si courte et si fugitive que nous en perdons le souvenir avec
le bienfait, mais non pas au point d’écouter sans envie et sand remords ceux pour
qui, plus heureux que nous, le passage d’un à l’autre de ces deux moi est une
aventure quotidienne. »74
Nous attribuons donc au personnage littéraire de Jeanne d’Arc le statut
d’Anima, qui représente l’élément féminin qui est en complémentarité avec
l’Animus, l’élément masculin, Charles Péguy même. Cette complémentarité féconde
est selon nous la source abondante de l’écriture de Péguy.

73
Cf. Henri Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, Tome VII, Paris, Librairie
Bloud et Gay, 1929, p. 49.
74
Henri Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, Tome VII, op. cit., p. 48.

57
V. L’ASPECT ESTHÉTIQUE DE L’ŒUVRE DE PÉGUY

L’écriture de Péguy, surtout ses vers, diffèrent beaucoup des autres auteurs de
l’expression française. Le trait le plus caractéristique de sa poésie est la répétition, à
ce point que son esthétique est souvent appelée « l’art de la répétition ».
L’exemple suivant, choisi d’un ouvrage de notre corpus, en est un témoignage
éloquent. Il provient de Le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc et Jeanne y décrit
Jésus et ses derniers jours de la vie :
Son cœur lui brûlait.
Son cœur lui dévorait.
Son cœur brûlé d’amour.
Son cœur dévoré d’amour.
Son cœur consumé d’amour.
Et jamais homme avait-il soulevé tant de haine.
Jamais homme avait-il soulevé une telle haine.
C’était une gageure.
C’était comme un défi.

Comme il avait semé il n’avait pas recolté.


Son père savait pourquoi.
Ses amis l’aimaient-ils autant que ses ennemis le haïssaient.
Son père le savait.
Ses disciples ne le défendaient point autant que ses ennemis le poursuivaient.
Ses disciples, ses disciples l’aimaient-ils autant que ses ennemis le haïssaient.
Son père le savait.
Ses apôtres ne le défendaient point autant que ses ennemis le poursuivaient.
Ses apôtres, ses apôtres l’aimaient-ils autant que ses ennemis le haïssaient.
Son père le savait.
Les onze l’aimaient-ils autant que le douzième, que le treizième le haïssait.
Les onze l’aimaient-ils autant que le douzième, que le treizième l’avait trahi.
Son père le savait.
Son père le savait.
(MCJA, pp. 482-483).

Dans les premiers cinq vers, Péguy joue avec les verbes synonymiques
« brûler », « dévorer » et « consumer », tandis qu’il répète trois fois le mot
« amour » et commence chaque vers par l’anaphore « son cœur ». Du point de vue
sémantique, il exprime toujours la même chose avec de petites nuances. Les deux
vers qui suivent diffèrent seulement dans les expressions « tant de » et « une telle »
et par la conjonction « et » par laquelle commence le premier des deux vers. Ce sont
des différences qui ne changent pas la signification.
Dans la deuxième partie de l’exemple donné des vers de Péguy, nous voyons
utilisé un refrain : « Son père le savait. » qui se répète cinq fois dans l’ensemble de

58
douze vers, donc avec une fréquence insolite et il est anticipé par le vers « Son père
savait pourquoi » qui ressemble déjà au contenu et aux paroles de ce refrain.
Le reste des vers de cette dernière partie exprime une idée assez simple : que
les disciples de Jésus l’aimaient, mais peut-être pas autant que ses ennemis le
haïssaient et que ses disciples ne le défendaient pas suffisamment. Péguy joue de
nouveau avec des synonymes : « disciples », « apôtres », « les onze/douze »,
« amis », dans le sujet et dans le verbe : « aimer » qui est lié avec « défendre », ou
au contraire « haïr », « poursuivre » et « trahir ». Mais les phrases avec leur structure
se répètent.

Nous observons le même phénomène dans la prose de Péguy, même dans ses
réflexions publiées dans les Cahiers de la Quinzaine. La façon de construire les
idées et l’argumentation s’appuie toujours sur la répétition et sur la nuance des mots
et des signification. L’exemple qui suit, est cité de l’essai Dialogue de l’histoire et
de l’âme païenne :
Telle est l’infirmité. Telle est la creuse et l’intime et l’axiale et la centrale infirmité.
L’infirmité n’est pas seulement dans la qualité des générations juges successives. Elle
n’est pas seulement dans leur plus ou moins de valeur propre et personnelle et pour ainsi
dire nominative et dans leur plus ou moins de manque de valeur, et dans le genre et dans
l’espèce et dans la sorte et dans la qualité de cette valeur ou de ce manque de valeur. Elle
n’est pas seulement dans l’identité (individuelle) de ces différentes générations, dans ce
qu’elles sont. Elle n’est pas seulement dans leur commune identité, dans leur identité
mutuelle, dans leur identité entre elles. Elle n’est pas seulement dans leur loisir ou dans
leur manque de loisir, dans leur disposition ou disponibilité. L’infirmité profonde est dans
le mécanisme même de la remémoration à laquelle est liée la possibilité même du
fonctionnement de cet appel. Qui dit appel dit rappel et tout est toujours un jeu de
mémoire.75

Dans ces quelques lignes, nous trouvons quatre fois l’expression « Elle n’est
pas seulement », précédée encore par l’explication qui est « elle » : « L’infirmité
n’est pas seulement » ; puis quatre fois les mots « infirmité », « identité »,
« valeur », deux fois la construction « plus ou moins de » et ainsi de suite.

La répétition des paroles, des expressions et des phrases, et la nuance


sémantique sont donc les traits typiques de la poésie et aussi de la prose de Péguy.

Nous nous posons la question, d’où provient ce goût pour la répétition. Dans
Le Robert des grands écrivains de langue française nous découvrons l’explication

75
Charles Péguy, Œuvres en prose 1909-1914, op. cit., p. 220.

59
suivante : « La poésie de Péguy, émergée de la prose, a été comparée par Gide aux
mélopées arabes ou aux chants monotones de la lande. Avant Claudel, Péguy a
ressuscité les vertus poétiques du verset et de la litanie. La répétition, qui confère un
caractère incantatoire au martèlement des vers, constitue une sorte de scansion de la
durée, ménage le jeu entre le même et l’autre. »76
L’utilisation d’un refrain dans la poésie vient sans doute de la tradition des
chansons populaires. La répétition cependant nous renvoit plutôt à l’esthétique de la
litanie et des textes sacrés judéo-chrétiens.
Du point de vue liturgique, la litanie est une « prière formée d’une longue suite
d’invocations à Dieu, à Jésus-Christ, à la Vierge, aux saints, dites par le célébrant,
ses assistants ou les chantres et suivies d’une formule récitée ou chantée par
l’assemblée. »77. La répétition, à laquelle s’inspire Péguy pour sa poésie et sa prose,
se réalise justement dans la formule prononcée par l’assemblée.
La litanie n’est pas la seule source d’inspiration en ce qui concerne la
répétition. Si nous allons plus loin dans l’histoire littéraire, nous voyons le
phénomène de la répétition des paroles et des phrases dans les textes sacrés juifs de
la « Loi », la Tora, qui sont compris aussi dans la Bible chrétienne. Prenons pour
l’exemple le commencement du Pentateuque :
Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Or la terre était vide et vague, les ténèbres
couvraient l’abîme et un vent de Dieu agitait la surface des eaux. Dieu dit : « Que la
lumière soit » et la lumière fut. Dieu vit que la lumière était bonne, et Dieu sépara la
lumière et les ténèbres. Dieu appela la lumière « jour » et les ténèbres « nuit ». Il y eut un
soir et il y eut un matin : premier jour. (Gn 1, 1-5).

Les paroles « Dieu », « lumière », « ténèbres » se répètent plusieurs fois. Le


texte est construit sur la répétition des mêmes paroles et sur le fait d’ajouter toujours
de nouveaux éléments.
La répétition d’une formule ou d’une constante, l’origine de l’esthétique de la
litanie, est remarquable surtout dans les Psaumes. Pour l’illustration, nous citons un
petit extrait du Psaume 136 :
Rendez grâce à Yahvé, car il est bon,
car éternel est son amour !
Rendez grâce au Dieu des dieux,
car éternel est son amour !
Rendez grâce au Seigneur des seigneurs,
car éternel est son amour !

76
Le Robert des grands écrivains de langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2000, p. 991.
77
Cf. http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?83;s=3024877830 ; consulté le 28 avril
2011.

60
Lui seul a fait des merveilles,
car éternel est son amour !
Il fit les cieux avec sagesse,
car éternel est son amour !
Il affermit la terre sur les eaux,
car éternel est son amour ! (Ps 136, 1-6).

La même tendance à la répétition est de suite reprise dans quelques passages de


l’Évangile, par exemple dans « Le Sermon sur la montagne », le début de chaque
phrase se répète :
Heureux ceux qui ont une âme de pauvre, car le Royaume des Cieux est à eux.
Heureux les doux, car ils posséderont la terre.
Heureux les affligés, car ils seront consolés.
Heureux les affamés et assoiffés de la justice, car ils seront rassasiés.
Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde.
Heureux les cœur purs, car ils verront Dieu.
Heureux les artisants de paix, car ils seront appelés fils de Dieu.
Heureux les persécutés pour la justice, car le Royaume des Cieux est à eux. (Mt 5, 3-10)

La ressemblance de la poésie de Charles Péguy à ce type de texte littéraire est


évidente. Nous considérons donc que Péguy s’est inspiré à toute la culture littéraire
judéo-chrétienne dans laquelle il était formé, surtout à ses textes sacrés. Car, il s’agit
d’une culture de la parole, de la culture du « λόγος », où la parole joue un rôle très
important78, ainsi la répétition souligne l’importance de la parole.
Nous voulons rappeler que Péguy vit à l’époque où « la parole » n’a point une
gravité comparable à celle de l’époque de la naissance de la Tora et de la Bible. On
ne croit plus à la parole. Néanmoins, Péguy, « soldat de la vérité »79, veut exprimer
par les paroles la vérité, ou plutôt sa vérité. Nous considérons que c’est donc
pourquoi il adopte l’esthétique des textes sacrés : parce que ces textes, au sein de la
religion, ont la capacité d’exprimer la vérité incontéstable à travers les paroles.
Nous revenons ainsi à la question de base du présent travail : ce que Péguy
veut révéler à travers son personnage de Jeanne d’Arc. Car dans les ouvrages
choisis, c’est toujours Jeanne d’Arc qui prononce les segments répétitifs ou bien
c’est à elle qu’ils sont adressés. La répétition, le martèlement des vers et des paroles,
représente une insistance particulière à la signification des mots. Jeanne apparaît

78
Dans le culte juif et dans le culte chrétien, l’accent est mis sur les paroles et non sur les gestes ou le
mouvement comme dans d’autres cultes et d’autres religions. Par exemple dans les cérémonies juives
ou chrétiennes les gestes sont minimaux et pour la plupart accompagnés par des paroles.
79
Il s’agit du titre propre de livre de Roger Sécrétain, publié à Paris par la Librairie Académique
Perrin en 1972.

61
donc comme porte-parole de son auteur même du côté esthétique et la répétition
souligne la vérité, l’importance de l’énoncé, du contenu.
Les extraits suivants, chacun concernant un des six thèmes traités dans le
présent travail, confirment notre théorie.
Le thème du patriotisme est représenté par l’idéalisation des Français par
Jeanne : « Jamais des Français ne l’[=Jésus] auraient abandonné. [...] Des chevaliers
français, des paysans français, jamais des gens de chez nous ne l’auraient
abandonné. Des gens du pays français. Des gens du pays lorrain. [...] Jamais nos
Français ne l’auraient abandonné ainsi, jamais nos Français ne l’auraient abandonné.
Des gens du pays lorrain, des gens du pays français. » (MCJA, p. 492).
La répétition dans le thème du socialisme se manifeste par exemple dans la
rencontre de Jeanne avec des enfants pauvres et sa perception de la pauvreté : « Ils
pleuraient, ils criaient : J’ai faim, j’ai faim, j’ai faim... Je les entendais d’ici. Je les ai
appelés. [...] Ils sont accourus comme des petits chiens. Ils criaient : Madame j’ai
faim, madame j’ai faim. »80 (MCJA, p. 379).
La solitude en tant que thème, ici représenté par l’expression de la cause de la
solitude de Jeanne, comprend aussi des segments répétés par cette protagoniste : « Je
suis une bergère comme tout le monde, je suis une chrétienne comme tout le monde,
je suis une paroissienne comme tout le monde. Je suis votre amie comme vous. »81
(MCJA, p. 376), c’est l’argumentation à laquelle elle reçoit la réponse : « Jamais tu
ne seras comme nous. » (Ibidem).
Dans le thème de la vocation et d’une mission à accomplir, la justification de la
répétition est présente dans l’extrait où Jeanne parle de Jésus : « Jusqu’au jour,
jusqu’au jour où il avait commencé sa mission. / Où il avait commencé d’accomplir
sa mission. / Mais depuis qu’il avait commencé sa mission. / Commencé
d’accomplir sa mission. » (MCJA, p. 469).
De même, le thème de la dévotion et de l’action contient les expressions
répétées, ici, il s’agit d’une prière de Jeanne exprimant sa confiance en Dieu : « Et
moi aussi je suis dans votre main. Ils disent qu’ils sont dans votre main. Et moi aussi
je suis dans votre main. » (MVJA, p. 1216).
Le dernier thème, la damnation et l’enfer, réflète aussi le caractère répétitif
adopté par Péguy et exprimé par Jeanne d’Arc :

80
Nous soulignons les paroles et les phrases qui se répètent.
81
Nous soulignons.

62
« Quand je pense, ô madame Gervaise,
Que je me suis damnée à ne sauver personne,
Et que je fus damneuse à ne sauver personne...
J’irais dans cet enfer où la charité blanche
Est sale à tout jamais : ô folie...
J’irais dans un enfer où la charité sainte
Penchée aux exilés est la suprême offense
Et la suprême insulte à qui les a damnés,
Et douloureuse à vous : ô ma folie... »82 (JA, pp. 312-313).

La répétition chez Péguy se manifeste donc dans tous les thèmes analysés et
sert à souligner l’importance du contenu avec une insistance particulière.

82
Nous soulignons.

63
CONCLUSION

Le but principal du présent travail était de montrer et d’analyser les plus grands
thèmes des ouvrages poétiques de Charles Péguy et le rôle de la protagoniste
littéraire Jeanne d’Arc dans ces ouvrages.
Premièrement, nous avons traité brièvement le fonctionnement des thèmes en
tant que des entités de la structure d’une œuvre littéraire, suivant les théories de
Mukařovský, Heidenreich et Trousson, pour obtenir l’appui théorique pour l’analyse
thématologique des ouvrages concrets.
Dans la partie suivante de notre travail, nous avons présenté la vie de Charles
Péguy et son œuvre. Les ouvrages que nous avons choisi pour l’analyse sont liés
entre eux par le personnage principal de Jeanne d’Arc. Ensuite, nous avons proposé
les résumés des ouvrages choisis et une brève caractéristique de chacun.
Dans la partie analytique, nous nous sommes occupés des thèmes principaux
de ces ouvrages et qui sont exprimés à travers la protagoniste Jeanne d’Arc. D’abord
c’était le patriotisme : Péguy révèle grâce à Jeanne d’Arc sa propre affection en ce
qui concerne la famille, le lieu de la provenance, la région et l’amour envers la
nation française et la France, qui est selon lui le pays aimé par Dieu. Déjà par le
choix du personnage historique de Jeanne d’Arc, héroïne nationale de la France,
pour le modèle de la figure littéraire, Péguy dévoile son patriotisme.
Suit l’analyse du thème du socialisme, présent dans les ouvrages de Péguy
même après sa rupture avec le parti socialiste d’époque. Son premier ouvrage
concernant Jeanne d’Arc commence par la « dédicace socialiste » et les idées
socialistes sont ensuite prononcées par Jeanne, c’est surtout l’appel à effacer la
misère du monde entier, la glorification du travail ordinnaire et des ouvriers et petits
artisans, une sorte de collectivisme, tout cela exprimé en utilisant un « vocabulaire
socialiste ». De nouveau, le choix du personnage de Jeanne, qui provient des basses
classes sociales, joue son rôle dans l’ensemble du thème.
Puis, nous avons soulevé que Jeanne d’Arc, la figure solitaire, projette la
solitude de Péguy, dûe à l’incompréhension de ses contemporains, l’étroitesse du
public et le manque des amis. Nous avons montré la solitude de Jeanne,
accompagnée par la lassitude et le désespoir, mais qui peut être aussi la source de
l’action, de la décision ou du soulagement.

64
Ensuite, nous avons révélé que les deux personnalités, Péguy et Jeanne, sont
liés par la même notion de la vocation, le dévoilement de la vocation, l’acceptation,
chez Jeanne liée avec le changement du nom, la défense de la vocation ou les doutes.
Nous nous avons posé la question, pourquoi Péguy accentue tellement ce thème et
nous avons trouvé la réponse qu’à travers la vocation illogique de Jeanne de devenir
un chef de guerre, il cherche à confirmer sa propre vocation (illogique) d’écrire la
vérité dans toutes les circonstances.
Après, nous avons souligné plusieurs aspects du thème de la dévotion et de
l’action. En passant par les attitudes critiquées par Péguy, telle que la dévotion
passive, séparée de l’action, la dévotion exagérée ou la dévotion perverse et
hypocrite qui sert à cacher l’utilitarisme et les propres vices, nous avons arrivé à
l’idéal de Péguy, exprimé dans le personnage de Jeanne d’Arc, ce qui est la synthèse
de la dévotion et de l’action. Péguy le met en evidence aussi au niveau symbolique.
Le dernier grand thème examiné a été le concept de la damnation et de l’enfer,
le problème central chez Péguy. Nous avons montré quelle était la doctrine présentée
à l’auteur, et que Jeanne d’Arc prononce tout au long de l’œuvre choisie l’angoisse
vis-à-vis de cette idée et le souci du salut de l’humanité entière. L’enfer est aussi le
thème qui est le plus riche en images poétiques.
Après avoir analysé différents thèmes, nous avons réfléchi sur le rôle exact du
personnage de Jeanne d’Arc dans l’œuvre de Péguy. François Porché, cité dans le
deuxième chapitre du présent travail, l’appelle « continuelle présence intérieure,
l’obsession mystique de cette sublime figure »83 dans la vie de l’auteur. Nous avons
attribué à Jeanne d’Arc le statut d’un alter ego de son auteur, le porte-parole de
toutes ses opinions, attitudes, sentiments et angoisses, et le statut de l’élément
féminin, Anima, qui est complémentaire au masculin Animus, Péguy même.
Finalement, nous avons étudié l’aspect esthétique de l’écriture de Péguy et
nous avons constaté que son « art de la répétition » s’inspire à l’esthétique des textes
sacrés du culte juif et du culte chrétien catholique, de la culture de la parole. En les
imitant, Péguy veut renforcé la gravité, l’importance de ce que Jeanne d’Arc
prononce Ŕ les opinions et les attitudes de son auteur.

83
François Porché, Introduction, in Charles Péguy, Œuvres poétiques complètes, op. cit., p. XII.

65
Dans le présent travail, nous nous sommes intéressés au personnage de Jeanne
d’Arc et aux six plus grands thèmes de Péguy liés à ce personnage, cependant, ce ne
sont pas les seuls thèmes et le seul aspect qui mérite l’intérêt du public dans l’œuvre
de cet auteur, l’œuvre qui confine parfois à la poésie mystique.

66
Abréviations utilisées

Œuvres de Charles Péguy


JA Ŕ Jeanne d’Arc
MCJA Ŕ Le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc
TSG Ŕ La Tapisserie de Sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc
JH Ŕ Jeanne et Hauviette
MVJA Ŕ Le Mystère de la vocation de Jeanne d’Arc

La pagination des renvois est celle des éditions Gallimard, « Bibliothèque de la


Pléiade ».

67
Bibliographie

L’œuvre de Charles Péguy

PÉGUY, Charles, Œuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard, Editions de la


Pléiade, 1957.

Les ouvrages cités ou consultés

ALIGHIERI Dante, La Divina Commedia, Milano, Biblioteca Universitaria Rizzoli,


1998.

ALIGHIERI Dante, La Divine Comédie. L’Enfer, Paris, Edition des Grands


Ecrivains, 1987.

BALTHASAR, Hans Urs von, La gloire et la croix. Les aspects esthétiques de la


révélation II : De Jean de la Croix à Péguy, traduit de l’allemand par Robert
Givord et Hélène Bourboulon, Paris, Éditions Aubier, 1972.

BASTAIRE, Jean, Péguy l’insurgé, Paris, Payot, 1975.

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BÉGUIN, Albert, La Prière de Péguy, Neuchâtel, Baconnière, 1944.

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