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Annales.

Histoire, Sciences
Sociales

La logique culturelle de la loi révolutionnaire


Madame Carla Hesse

Citer ce document / Cite this document :

Hesse Carla. La logique culturelle de la loi révolutionnaire. In: Annales. Histoire, Sciences Sociales. 57ᵉ année, N. 4, 2002. pp.
915-933;

doi : https://doi.org/10.3406/ahess.2002.280086

https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_2002_num_57_4_280086

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Résumé
L'article examine la façon dont le concept monarchique de «justice extraordinaire» fut transformé en
concept républicain de « loi révolutionnaire » après la chute de la monarchie le 10 août 1792. L'auteur
démontre que même si les révolutionnaires ont emprunté à l'Ancien Régime cette idée de justice
extraordinaire, c'était pour en faire un usage nouveau : au lieu de chercher à préserver un régime, ils
utilisèrent une loi existante pour en créer une nouvelle. La loi révolutionnaire a, ce faisant, marqué une
rupture radicale avec la conception d'Ancien Régime de la loi d'urgence. En l'absence d'une
constitution qui définisse la souveraineté du peuple, les législateurs révolutionnaires entre 1792-1795
ont été confrontés au problème de la répression de l'opposition à un régime dont les paramètres
avaient encore à être définis. La loi pénale offrait une piste en permettant aux députés de la
Convention de définir les crimes envers la nouvelle souveraineté à travers une rhétorique en trois
points : négation, abstraction et particularisation. L'article examine un ample corpus de 80 lois pénales
enregistrées devant le tribunal révolutionnaire entre le 10 mars 1793 et le 12 prairial an III, pour
conclure que toutes ont échoué à construire une notion stable de l'identité républicaine.

Abstract
The cultural logic of revolutionary law.

This article is a study of how the monarchical concept of "extraordinary justice" was transformed into
the republican concept of "revolutionary law " after the fall of the monarchy on August 10, 1792. It
argues that although the revolutionaries borrowed the category of extraordinary justice from the Old
Regime they put the concept to a novel use: instead of seeking to preserve an existing regime, they
sought to use penal law create a new one. Revolutionary law thus marked a radical rupture from Old
Regime understanding of emergency penal law. In the absence of a constitution that could give a fixed
institutional definition to the sovereignty of the people, between 1792 and 1795 revolutionary legislators
were faced with the problem of repressing opposition to a regime whose parameters have yet to be
defined. Penal law offered a path forward by permitting the deputies of the Convention to define crimes
against the new sovereign while deferring the problem of giving positive definition the sovereign itself.
Revolutionary legislators achieved this through the use of three key rhetorical strategies: negation,
abstraction, and particularization. The article examines the large corpus emergency penal laws
registered by the revolutionary tribunal between March 10, 1793 and 12 Prairial of the Year III
(approximately 80 laws) to show how these rhetorical strategies ultimately failed to produce a stable
notion of republican identity.
La logique culturelle

de la loi révolutionnaire

Caria H esse

II n'est pas de document qui témoigne de manière plus frappante de la crise


politique à laquelle les révolutionnaires français durent faire face après la mort du
roi que le Gode pénal de 1791 dont un exemplaire fut officiellement enregistré
par le greffier du Tribunal révolutionnaire de Paris en mars 1793. Imprimé après
sa promulgation le 6 octobre 1791, le code était orné d'une page de titre figurant
une série de cinq camées représentant la fleur de lys et le profil de Louis XVI. En
dessous, l'invocation initiale portait :

Louis, par la grâce de Dieu & par la Loi constitutionnelle de l'État, Roi des
Français.
A tous présans & à venir ; Salut.
L'Assemblée Nationale a décrété, «5c Nous voulons & ordonnons ce qui suit :

En l'enregistrant, le préposé au greffe anonyme de 1793 prit sa plume et,


d'une série de traits rayonnants, il noircit soigneusement les images royales dans
les camées; il biffa également les premières lignes (cf. fig. 1). L'utilisation de
lignes rayonnantes dans cette action iconoclaste n'est peut-être pas indifférente,
dans la mesure où le roi n'était plus désormais au cœur de la souveraineté, la
notion d'un souverain central pouvant être définie symboliquement comme le
point d'intersection des rayons. En effet, il s'agissait de l'image même d'une
souveraineté démocratique, telle que l'abbé Sieyès l'avait proposée dans son
pamphlet, «Qu'est-ce que le Tiers État?», en 1789: une sphère dotée d'une

Annales HSS, juillet-août 2002, n°4, pp. 915-933.


CARLA HESSE

Figure 1 - Code pénal. Paris, Imprimerie nationale, 1791

LOI.

"CODE
Donnée à Paris, lePÉNAL.
6 Octobre 170 1.

L'Assemblée Nationale a décrété, & Nous


• ! vouions
• r & *ordonnons
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ce qui'fiiit
• :
Décret ds l'Aj,szmb lée Nation àlm,
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du ajf Septembre xjrjfr.

Illustration non autorisée à la diffusion


CODE PENAL.
V R E.M I|RE PARTI E.
Des Condamnations.

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Paris, Archives nationales de France

916
LA LOI RÉVOLUTIONNAIRE

infinité de lignes rayonnantes émanant du centre, chaque point représentant un


citoyen, lui-même equidistant du centre souverain de la loi1.
Ce recentrage sur la souveraineté accompli par le greffier laissait cependant
en suspens la question de l'identité du «souverain». En effet, son texte corrigé
laissait sans réfèrent grammatical l'expression : « Nous voulons et ordonnons. »
Entre la chute de la monarchie le 10 août 1792 et la promulgation de la constitution
de l'an III en 1795, la loi pénale révolutionnaire fonctionna sans référence fixe au
souverain, sous le signe de la négation. Plus important encore est le fait qu'aucun
nouveau code pénal ne fut promulgué jusqu'après la déclaration de l'Empire
napoléonien en 1804. Ce corpus «décapité» de lois pénales fut représenté, de
manière allégorique et sans doute inconsciente, dans le frontispice d'un livre
prorévolutionnaire sur les effets du bon travail accompli par la guillotine pendant
l'an II (fig. 2)z. Au-dessus de l'allégorie de la Justice, est représentée une étrange
scène d'exécution où se trouvent sept cadavres décapités, mais six têtes seulement
à terre derrière les corps. La gravure joue sur une ambiguïté nodale des lois de la
Terreur : sommes-nous confrontés à une tête manquante ou plutôt à un corps de
trop ? Est-ce la représentation d'un manque, celui d'une tête souveraine, ou d'un
excès de fragmentation du corpus ?
Comment la loi révolutionnaire a-t-elle redéfini la traîtrise et la conspiration
après la chute de la monarchie ? Dans quels termes l'atteinte à l'entité politique
pouvait-elle être décrite, après que le corps du roi eut cessé de servir comme
synecdoque de l'organisation interne de celle-ci ? « Qu'enfin le règne des lois puisse
s'établir sur un sol purgé de toutes les émanations cadavéreuses de la tyrannie »,
lança le député Pierre Phillipeaux3, le jour où la Convention nationale institua un
Tribunal révolutionnaire à Paris, spécifiquement chargé de juger tous les actes
de trahison ou de conspiration contre la République nouvellement établie. Mais
comment la loi pouvait-elle régner quand aucune constitution n'était encore en
place, et s'établir comme souveraine dans une entité politique encore démunie de
toute définition précise de ses délimitations légales ou territoriales, et ravagée par
la violence intérieure comme extérieure ? C'était précisément à cette question
que la loi révolutionnaire devait répondre.

1 - Voir Antoine DE Baecque, « The Allegorical Image of France, 1750-1800: A Political


Crisis of Representation », Representation, 47, numéro spécial : Carla Hesse et Thomas
LAQUEUR (éds), National Cultures before Nationalism, 1994, pp. 111-143.
2 - Frontispice du Compte rendu aux sans-culottes de la Républiquefrançaise, par la très haute,
très puissante et très expéditive Dame-Guillotine, Dame du Carrousel, de la place de la Révolution,
de la Grève, et autres lieux par le citoyen Tisset, coopérateur du succès de la République Française,
Paris, Denné, Petit et Tourbon, an II, 1793-1794.
3 - Pierre Philippeaux, Opinion de P. Philippeaux, député de la Sarthe, sur la formation du
Tribunal révolutionnaire, Paris, Imprimerie nationale, 1793, p. 7.
CARLA HESSE

Figure 2 - Frontispice
Compte rendu aux sans-culottes de la république française, par très-haute, très-
puissante et très expéditive dame Guillotine, dame du Carrousel, de la place de la
Révolution, de la Grève, et autres lieux [...] parle citoyen Tisset, coopérateur du succès
de la république française (Paris, Denné, Petit et Tourbon, an II [1793/94])

Illustration non autorisée à la diffusion

("<

918 Paris, Bibliothèque nationale de France


LA LOI RÉVOLUTIONNAIRE

La théorie légale de la trahison

D'un point de vue technique, tous les systèmes légaux reconnaissent l'inévitabilité
des conjonctures historiques durant lesquelles les lois constitutionnelles d'un
royaume doivent être suspendues pour sauver la loi elle-même. Ainsi Montesquieu
écrit-il dans L'Esprit des Lois : «J'avoue [...] que l'usage des peuples les plus libres
qui aient jamais été sur la Terre, me fait croire qu'il y a des cas où il faut mettre,
pour un moment, un voile sur la liberté, comme l'on cache les statues des dieux4. »
Telles sont les prémices fondant les notions modernes d'«état d'urgence» ou de
«justice d'urgence», quand la séparation des pouvoirs législatif et exécutif est
temporairement suspendue dans une période d'exception - c'est-à-dire quand
l'existence même de l'entité politique est menacée. Le concept même d'état
d'urgence implique une situation de crise politique violente, d'où la loi doit
littéralement ré-émerger. Ou, pour s'exprimer en des termes qu'auraient reconnus pour
leurs les théoriciens de la loi de la fin du XVIIIe siècle, il y a des moments où la
volonté de durée longue et de stabilité du monarque (reposant sur les lois du
royaume) doit laisser la priorité, pour sauvegarder sa propre existence, à l'exigence
immédiate du souverain. Dans de tels moments, la prééminence de l'exécutif sur
le législatif conduit à l'immédiateté des prérogatives du roi sur le pouvoir de la loi.
Au temps de la monarchie pré-révolutionnaire — quand la volonté du roi et sa
représentation, la loi, étaient unifiées -, ces moments de transparence politique
étaient figurés par l'image des deux corps du roi qui fusionnent en un seul, dont
l'existence se posait en complément nécessaire de lui-même5. En matière de céré-
moniel, ceci se traduisit par le roi reprenant la présidence de son Parlement, le siège
de la loi, le chef couvert et tous ses sujets nu-tête6. Quand le roi cessait de présider,
cette phase de transparence cédait le pas à la logique du recours législatif. Le
président de la cour de justice, quant à lui, reprenait son siège de président, en toque,
pour signifier la continuité du pouvoir royal. Puisque toute loi devait émaner du roi,
la doctrine de la loi régalienne formula la distinction entre « loi constitutionnelle »
et « loi extraordinaire » s'inspirant de la distinction entre la justice ordinaire (des lois
valables en permanence) et la justice extraordinaire (des lois imposées pour un temps
seulement). Celle-ci était en fait un mode de jugement plutôt qu'une institution
fixe, mais, au cours de sa longue vie, la monarchie élabora une série de cours de
justice aux prérogatives spécifiques de dernier recours comme un mécanisme au
service de la pratique d'une «justice extraordinaire transparente7».

4 - Montesquieu, The Spirit of the Laws, Anne Cohler, Basia Miller et Harold Stone
(trad, et éds), Cambridge, Cambridge University Press, 1989, Livre 12, chap. 19, p. 204.
5 - ERNST Kantorowicz, The King's Two Bodies: A Study in Medieval Political Theology,
Princeton, Princeton University Press, [1957] 1966.
6 - Sarah Hanley, The Lit de Justice of the Kings of France: Constitutional Ideology in
Legend, Ritual and Discourse, Princeton, Princeton University Press, 1983.
7 - La longue histoire de ces cours à prérogatives est digne d'une étude complète. Dans
l'attente d'une étude sur la progression rapide de l'utilisation de « tribunaux
d'exception » au XVlir siècle, voir NICOLE CASTAN, Justice et répression en Languedoc à l'époque
CARLA HESSE

Face à la crise politique de 1793, les législateurs révolutionnaires


s'appuyèrent sur cette distinction entre justice ordinaire ou extraordinaire et legs
institutionnel des cours à prérogatives spécifiques, afin d'établir le tribunal spécial
de Paris, destiné à juger sans appel les personnes accusées de crimes capitaux de
trahison et de conspiration contre la nation souveraine. L'un des plus fascinants
héritages de la Révolution, en matière de culture politique moderne, fut la
réémergence de cette ancienne distinction entre justices ordinaire et extraordinaire
dans des termes à nouveau définis : les catégories de « loi constitutionnelle » ou
« loi révolutionnaire ». La loi du gouvernement révolutionnaire, et son mécanisme
institutionnel de répression, le Tribunal révolutionnaire, furent donc la forme
postmonarchique de la «justice d'urgence » et de sa transparence8.
Mais cette « loi révolutionnaire » ne pouvait pas fonctionner à travers le
mécanisme iconologique de la fusion des deux corps royaux en un seul, parce que le
corps du roi avait cessé d'exister. En outre, avec l'abolition de la monarchie, la
Convention répudia la représentation du souverain comme un «corps». Ce qui
émergea à la place fut une tentative pour donner une nouvelle représentation du
peuple souverain, sous forme symbolique plutôt qu'iconique9. Sous quelle forme
fut traduite, après la mort du roi, la trahison contre le corps politique ? C'est à
cette question que cet article cherche à répondre en examinant les redéfinitions
successives de la « trahison » et de la « conspiration » par la loi révolutionnaire,
depuis l'abolition de la monarchie, en 1792, jusqu'à la promulgation de la
constitution de l'an III, en 1795, qui rétablit la distinction des pouvoirs législatif et exécutif
et donna une définition institutionnelle à la souveraineté républicaine.
Sous l'Ancien Régime, les crimes de trahison et de conspiration étaient
divisés en deux types d'accusation: 1) lèse-majesté au premier chef, qui incluait
les attaques contre la personne du roi, la famille royale et la « république du
royaume », et allait jusqu'à inclure le crime de « lèse-majesté divine » : crimes de
pensée ou discours contre le roi ou Dieu ; ceci correspondait, dans la loi moderne,
à des crimes de conspiration, à savoir contre la sécurité de l'État ; 2) lèse-majesté
au second chef, étendue à l'aide apportée à une puissance ennemie, ce que nous
nommerions « trahison » ou « crimes contre la sécurité extérieure de l'État ». Il est
significatif, comme l'ont noté les éminents historiens du droit pénal André Laingui
et Ariette Lebigre, que les crimes appartenant à cette seconde catégorie n'étaient
pas inscrits par avance sur une liste exhaustive d'actes criminels spécifiques. Selon
eux, « l'énumération n'étant pas limitative, selon la coutume de l'ancien droit, la

des Lumières, Paris, Flammarion, 1980, et Richard Mowery Andrews, Law, Magistracy
andCrimein Old Regime Paris, 1735-1789, New York, Cambridge University Press, 1994.
8 - Là encore, beaucoup de travail sur le sujet reste à accomplir; mais, pour une
introduction, voir François Furet, « Gouvernement Révolutionnaire », in F. Furet et
M. OzouF (éds), Dictionnaire critique de la Révolution française, Paris, Flammarion, 1988,
pp. 574-584.
9 -Voir François Furet, Penser la Révolution française, Paris, Le Seuil, 1978; Lynn
Hunt, Politics, Culture and Class in the French Revolution, Berkeley, University of
California Press, 1984; Antoine DE Baecque, Le corps de l'histoire: métaphores et politique,
920 1770-1800, Paris, Calmann-Lévy, 1993.
LA LOI RÉVOLUTIONNAIRE

liste des cas est toujours susceptible de s'étendre10 ». Et, ainsi qu'ils l'ont montré,
la liste des crimes de lèse-majesté s'est continuellement allongée au cours des XVIIe
et XVIIIe siècles, en réponse aux défis à l'autorité de l'État. Pour qui était accusé
de crime de lèse-majesté, le châtiment était la mort par écartèlement. Le crime
d'attaque contre la personne royale (à la fois littéral et métaphorique) était donc
expié à travers sa répétition rituelle sur le corps du criminel.
Or, dans son préambule, le code pénal de 1791 abolit tous les crimes de lèse-
majesté divine, les ridiculisant en les qualifiant de « crimes imaginaires ». Le code,
se référant aux sources romaines de la loi royale, redéfinit les crimes de lèse-
majesté comme atteintes « contre la chose publique » {res publica11). Tel est le titre
de la deuxième partie du code portant sur « Les crimes et leur châtiment », divisés
en trois catégories: 1) crimes contre la sécurité extérieure de l'État (trahison);
2) crimes contre la sécurité intérieure de l'État (conspiration) ; 3) crimes contre la
Constitution. Les deux premières catégories étaient par essence un rétablissement
de celles d'Ancien Régime: «lèse-majesté au premier chef» et «lèse-majesté au
second chef». La nouveauté du code pénal, en ce qui concerne la trahison et la
conspiration, ne résidait donc pas dans la redéfinition de ces termes mais plutôt dans
le souci d'énumérer un nombre fixe d'actes spécifiques dans ce champ, plutôt que
de les laisser à une perpétuelle élaboration et de s'en remettre à l'exercice arbitraire
du pouvoir royal face aux cas d'urgence.
La seconde nouveauté du code pénal de 1791 consiste en la création d'une
nouvelle catégorie distincte de « crimes contre la Constitution », différents des
crimes contre l'État, qui, tous, internes ou externes, étaient punis par la peine
capitale. Promulgué pendant la brève période de la monarchie constitutionnelle,
le premier article de la section II, qui définit les crimes contre la sécurité intérieure,
mettait la personne du roi au cœur de la souveraineté : « Tous complots et attentats
contre la personne du roi, du régent ou de l'héritier présomptif du trône seront
punis de mort. » Les crimes contre la Constitution et contre les assemblées
publiques qui incarnaient ses fonctions se voyaient toutefois punis moins
sévèrement-aucun ne l'était de la peine de mort. Les crimes de trahison et de conspira-
tion contre l'« Etat» (avec la personne du roi à son sommet) étaient donc classés
dans une catégorie autre, et supérieure à celle des atteintes à l'encontre de la
Constitution. Selon le Code pénal de 1791, c'était un crime moindre que de
renverser la Constitution. Le siège de la souveraineté était défini essentiellement comme
la monarchie en tant que telle. Les assemblées constitutionnelles élues par le peuple
étaient des institutions considérées comme contingentes, et dont l'existence était
liée au roi. Fondamentalement, la structure du code prouvait que l'État pouvait
continuer à exister même si sa constitution était abolie et ses assemblées primaires
destituées, mais non si le roi ou son armée étaient capturés et condamnés à mort.

10 - Pour une brève vue d'ensemble, voir André Laingui et Arlette Lebigre, Histoire
du droit pénal, 2 vols, Paris, Cujas, 1979, t. 1, pp. 199-204.
1 1 - Voir Pierre Lascoumes, Pierrette Poncela et Pierre Lenoël, Au nom de l'ordre :
une histoire politique du Code pénal, Paris, Hachette, 1989, pp. 327-370, pour l'ensemble
du texte du « rapport » présentant le Code et pour le texte même du Code pénal de 1791.
CARLA HESSE

La prise du palais des Tuileries le 10 août 1792, et l'évidence de plus en


plus manifeste de la trahison du roi en temps de guerre, fracturèrent tout à la fois
la base de la constitution et du royaume, et remirent en question son « code de
protection », le code pénal. La constitution devait dès lors être réécrite. De plus,
la décision d'abolir la monarchie et de proclamer la République, ainsi que celle de
juger le roi, prise le 3 décembre 1792, alors même que la guerre sévissait, divisa
rapidement la nation au sujet de la forme future de la souveraineté qui émergerait
d'une crise politique à la fois externe et interne. C'est là que le concept de « justice
d'urgence » prit une tournure sans précédent, qui le distingue radicalement de la
«justice extraordinaire » d'Ancien Régime : plutôt que de voir le pouvoir législatif
céder devant l'exécutif, celui-ci fut transmis à celui-là ; le pouvoir du souverain fut
remplacé par sa loi, et non la loi par son pouvoir12. La législation commença donc
à fonctionner sans réfèrent concret, monarchique ou constitutionnel. L'autorité de
la loi devait être conservée avant que sa source souveraine puisse être définie une
fois pour toutes.
La « loi révolutionnaire » se présentait donc comme un ensemble de textes
promulgués en l'absence d'une référence fixe, tandis que la forme constitutionnelle
de la République restait à définir. Ceci donna lieu à un combat à la fois sémantique
et militaire pour supprimer les ennemis d'un souverain encore indéterminé. Comme
le dit Robespierre dans son célèbre discours du 3 décembre 1792 à la Convention
nationale, l'insurrection révolutionnaire du mois d'août avait renversé la monarchie,
et la République devait donc se définir en opposition directe à celle-ci. Cette
entreprise devait en premier lieu prendre la forme d'une « croisade légale » contre
le précédent souverain lui-même et, en second lieu, contre tous les attributs formels
de sa souveraineté.
Mais, comme on s'enfonçait dans la crise de l'an II, et que l'effort pour instaurer
un nouveau régime constitutionnel était repoussé vers un avenir indéterminé, il
sembla aux députés de la Convention qu'il était de plus en plus nécessaire non
seulement de réprimer ses ennemis, mais aussi de constituer un moyen de défense
légale de ce que les révolutionnaires considéraient être les attributs de la
République s'opposant au tyran qui l'avait précédée : la Liberté, l'Égalité et l'Unité.
Les lois révolutionnaires contre la trahison et la conspiration cherchaient donc aussi
à protéger les valeurs du nouveau peuple souverain, avant même d'avoir déterminé
les institutions spécifiques dans lesquelles serait concrétisé ce «Souverain».

La prolifération des lois contre la trahison


et la conspiration après la chute de la monarchie

À la fin de l'année 1792, les députés du pouvoir législatif révolutionnaire se


trouvèrent donc dans un « espace de négation » dont témoigne pleinement le greffier

12 -Voir Michel Verpeaux, La naissance du pouvoir réglementaire (1789-1799), Paris,


PUF, 1991, pp. 170-187 ; Id., « Le pouvoir réglementaire sous la Révolution », in Droits,
' *■ i Revue française de la théorie juridique, 17, 1993, pp. 113-124, et surtout p. 116.
LA LOI RÉVOLUTIONNAIRE

anonyme du Tribunal révolutionnaire; de fait, ils travaillent dans un monde à


l'envers, dans lequel la délimitation symbolique de la souveraineté par le législatif
devait émerger non pas à travers l'imposition subjective de sa volonté, comme
c'était le cas sous la monarchie d'Ancien Régime et la monarchie constitutionnelle,
mais plutôt à travers la définition objective de son ennemi, dans une logique de
négation et d'inversion, ce qui signifiait une refonte de la loi pénale plutôt que
constitutionnelle. Sans référence fixe ni au roi ni à la Constitution, les lois contre
la trahison et la conspiration proliférèrent pendant les deux années qui suivirent,
pour finir dans une sorte de mise en abîme sémiotique, pendant que les législateurs
essayaient de recourir à la loi pénale d'état d'urgence, plutôt qu'à des formes
constitutionnelles, dans leur tentative pour réprimer l'opposition interne et externe
à un souverain encore indéterminé.
Gomme l'a observé Richard Andrews, « la Révolution fut une des périodes
les plus marquantes pour la véritable fabrication de lois dans toute l'histoire
moderne de l'Europe13 », tout particulièrement en matière de trahison et de
conspiration. R. Andrews note que le Gode pénal de 1791 définissait soixante-dix-neuf
crimes contre l'État. Les archives du greffier du Tribunal révolutionnaire sont une
occasion extraordinaire de retracer la manière dont évoluèrent les lois contre la
trahison et la conspiration. Y sont regroupées toutes celles enregistrées devant le
Tribunal révolutionnaire durant son fonctionnement, du 10 mars 1793 au 12 prairial
an III. C'est donc une énorme documentation que la somme des lois effectivement
mises en œuvre dans la lutte contre la Contre-Révolution de 1792 à 1795. Une
étude systématique de ces archives permet d'identifier quatre-vingts lois nouvelles
décrétées par la Convention nationale, qui définissent ces crimes de la chute de
la monarchie constitutionnelle, en 1792, à la fondation du Directoire14.
Les lois sur ces deux thèmes privilégiés prolifèrent si rapidement, après le
10 août 1792, que, dès frimaire de l'année suivante, le Comité de salut public dut
reconnaître devant la Convention que « les lois sont devenues confuses » et qu'il
devenait impossible pour les procureurs de savoir quelle était alors exactement la
loi actuellement en vigueur15. Les choses empirèrent au cours des crises répétées
du printemps 1794. La loi générale sur la Police, du 16 avril, qui recentralisait la
justice révolutionnaire à Paris, se plaignait encore de «la confusion de la loi16».
Un autre rapport, lu à la Convention nationale le 27 mai, soulignait : « II est essentiel
que la législation actuelle soit réformée, achevée et rendue concordante pour que
les Français puissent avoir véritablement des lois17. » Le même but était à nouveau

13 -RICHARD Mowery Andrews, «Boundaries of Citizenship: The Penal Regulation


of Speech in Revolutionary France», French Politics and Society, 7-3, 1989, ici pp. 93
et 100.
14 - A présent aux Archives nationales : AN, série W, cartons 500-51 1 (archives du greffier
du Tribunal révolutionnaire de Paris).
15 -Voir la loi du 14 frimaire an II (4 décembre 1793).
16 -Décret du 27 germinal an II (16 avril 1794); AN, série W, carton 511 (archives du
clerc cité en note 14).
17 -Décret du 8 prairial an II (27 mai 1794); AN, série W, carton 511; voir aussi le
décret du 11 prairial an II (AN W 511).
CARLA HESSE

publié par décret le 22 avril18. Et, de nouveau, un rapport du 15 juillet 1794


s'inquiétait de ce que « les dispositions vagues et incomplètes des lois ont contribué par
la suite à favoriser les projets de fédéralisme, de l'intrigue et des factions19 ». Mais,
à cette date, un code complet de la loi révolutionnaire attendait de voir le jour.
Le 28 brumaire an II (28 novembre 1793), Billaud-Varenne avait préparé
un rapport appelant à la centralisation de la publication de la loi afin que son
authenticité puisse être garantie et sa répartition régulée20. Les lois de frimaire (4 et
25 décembre 1793) établirent une «commission de classification des lois» pour
tenter d'organiser le corpus législatif en un seul et cohérent « code
révolutionnaire». En même temps, le Comité de salut public annonça, dans une circulaire
concernant « le génie de la loi » (c'est-à-dire sa construction) destinée à tous
les départements que : « Jusqu'ici on a épuré les hommes, il restait à épurer les
choses21 ». Les archives du Comité sur la législation de la Convention nationale
contiennent des papiers de la Commission sur la classification des lois révélant
qu'après les lois de frimaire, Billaud-Varenne commit le chef du Dépôt national
des lois, Louis Rondonneau, à la rédaction et la publication d'un « code du droit
révolutionnaire22 ». Le 25 janvier 1794, Rondonneau achevait son travail: une
version complète, manuscrite, du Code révolutionnaire23, dont le préambule exposait
nettement la dynamique vertigineuse de la législation révolutionnaire :

Le Code révolutionnaire est la direction organisée de la foudre du peuple. Au moment de


Гexplosion il se sert de sa force et de son bras pour briser les trônes et renverser les tyrans.
Cette victoire obtenue, il en cimente le succès par des lois pénales contre les ennemis de la
liberté et par le supplice des conspirateurs. C'est ainsi que chaque circonstance, chaque
événement, chaque jour provoquent des décrets du moment, quand le cours de la révolution
se prolonge. Les lois se multiplient, se croisent, s'atténuent etfiniraientpar devenir
inexécutables si le législateur n'en formait un code raisonné, lumineux et précis^.

18 - Décret du 3 floréal an II, AN, série W, carton 511.


19 - CambacÉRÈS, Rapport et projet de décret sur le Plan général de la classification des lois
qui fut présenté au nom du Comité du salut public et de la commission du recensement et de la
rédaction complète des lois, le 27 messidor an /7(15 juillet 1994), Paris, Imprimerie nationale,
1794, p. 23.
20 - Jacques-Nicolas Billaud-Varenne, Code révolutionnaire, précédé du rapport fait
à la séance du 28 brumaire an II, Paris, Devaux, s. d. (Paris, BnF, Département des
Imprimés, *Lb41.3519).
21 -Voir la loi du 14 frimaire an II (4 décembre 1793), qui avait pour but de centraliser
et d'accélérer cette mode d'une publication ininterrompue de nouvelles lois, en
établissant un Bulletin des Lois central et en établissant une « Commission de classification des
lois» pour produire un «code révolutionnaire». Pour la gazette du Comité de salut
public, voir Philippe-Joseph-Benjamin Bûchez et Prosper-Charles Roux (éds),
Histoire parlementaire de la Révolution française, ou Journal des assemblées nationales, depuis
1789 jusqu'à 1815, 40 vols, Paris, Paulin, 1834-1838, vol. 31, pp. 16-18.
22 - AN, DXXXIX 9, liasse 1, n° 71-73 (Comité sur la Législation : Commission de
classification des lois).
23 -Ibid.
24 -Ibid.
LA LOI RÉVOLUTIONNAIRE

Ce manuscrit fut bientôt inclus dans un plus large projet de classification des lois,
organisé sous les auspices de la Commission de l'administration civile, le 1er avril
179425.
Un décret du 22 avril 1794 désignait Cambacérès, Merlin de Douai et Couthon
pour être les éditeurs d'un code « universel » de l'ensemble de la loi française.
Cambacérès devait se centrer sur « la loi civile », Merlin de Douai sur la « loi
criminelle» et Couthon sur la «loi révolutionnaire». Le 15 juillet 1794, treize
jours seulement avant les événements de Thermidor, Cambacérès fit part à la
Convention de l'achèvement d'un plan général pour le code universel, un véritable
« code des Républiques »26. Ce code représentait une rupture radicale par rapport
aux précédentes entreprises de classification. Comme le souligna Cambacérès, les
codes précédents étaient ordonnés soit selon leur origine (loi « naturelle » ou
positive, comme dans la tradition chrétienne), soit selon leur objet (pénal ou civil,
comme dans la tradition romaine). À ces deux systèmes, disait-il, manquait quelque
chose de crucial, l'organisation du gouvernement lui-même :

Quelle est la fin de la législation ? C'est Гétat social. Et les lois, à quoi tendent-elles ? A
assurer à la société l'ordre et la paix ; à l'homme, ses droits naturels et imprescriptibles.
Or, le gouvernement seul pouvant, par l'action des lois, lui en assurer la garantie et le
maintien, c'est donc au gouvernement qu'il faut ramener toutes les lois, comme à l'esprit
moteur qui, par l'unité d'action et de principe, en fait jouer, sans effort, les ressorts
innombrables11 .

Les lois d'état d'urgence de 1792-1794 furent donc rassemblées en un seul


code révolutionnaire afin de les rendre plus cohérentes, donc applicables28. Le
principe organisateur en était la modalité de la « gouvernance » elle-même, et
non son origine ou son objet. Le code déclinait donc la distinction fondamentale,
empruntée aux conceptions d'Ancien Régime, de justice « ordinaire » ou «
extraordinaire », entre un gouvernement constitutionnel et un gouvernement
révolutionnaire. C'est donc avec raison que François Furet estimait que le concept de
« gouvernement révolutionnaire » était une transposition de l'idée de « justice
extraordinaire », issue de l'Ancien Régime, mais avec cette différence importante :
la justice extraordinaire d'Ancien Régime et les cours à prérogatives qu'elle
autorisait furent utilisées pour restaurer un ordre préétabli et préserver un régime
existant; le principe du «gouvernement révolutionnaire», ses lois et ses tribunaux
d'exception, par contraste, avaient pour finalité la mise en place d'un nouveau
régime. La loi révolutionnaire différait donc de la loi d'état d'urgence en ce qu'elle
n'était pas seulement répressive, mais fondatrice. Ainsi les législateurs
révolutionnaires s'inspirèrent-ils de l'idée aristotélicienne qu'une loi crée, plutôt qu'elle ne
reflète, les normes sociales. La loi révolutionnaire fut donc simultanément un

25 -Voir les décrets du 12 germinal et 3 floréal an II (AN, série W, carton 511).


26 - Cambacérès, Rapport et projet de décret..., op. cit.
21 -Ibid., p. 4. оо с
28-J.-N. Billaud-Varenne, Code révolutionnaire..., op. cit. ___
CARLA HESSE

processus de création, de définition, de façonnement des comportements, modes


d'action et signes d'adhésion à une nouvelle vision républicaine du monde.

La dynamique culturelle de la loi révolutionnaire

Les historiens et les théoriciens de la loi, qui ont négligé le corpus des lois
révolutionnaires d'état d'urgence, l'ont considéré avec mépris, quand ils n'ont pas cherché
à l'escamoter, l'envisageant comme un excès embarrassant, né d'un moment de
crise. Mais ce n'est nullement parce que la loi proliférait dans des directions plutôt
inattendues entre 1792 et 1794 qu'elle avait cessé d'avoir un sens. Aussi convient-il
d'essayer de saisir quelques éléments de la logique sémiotique de ce
bouillonnement législatif dans l'espoir de suggérer que, pour une bonne part, l'histoire
culturelle de cette période a échoué à cerner la profondeur de la crise culturelle de
l'an II, et donc la signification culturelle de la Terreur révolutionnaire.
L'analyse de la rhétorique des lois contre la trahison et la conspiration
enregistrées par le Tribunal révolutionnaire permet d'identifier trois dynamiques clés
de la législation révolutionnaire d'urgence: 1) la « négation » de la royauté et des
signes d'adhésion au régime antérieur; 2) l'« abstraction » : la défense des attributs
abstraits ou des valeurs, plutôt que les formes institutionnelles de la souveraineté
naissante ; 3) la « prolifération » : l'énumération de lois contre les signes spécifiques
de transgression et leurs attributs abstraits.

Négation

La décision de juger le roi pour trahison, votée par la Convention le 3 décembre


1792, ébranla totalement les définitions de trahison et de conspiration du Code
pénal de 1791. En rabaissant Louis Capet au rang de simple citoyen, les députés
résolurent le problème de son impunité. Mais l'abolition de la monarchie en
septembre avait-elle signifié que défendre l'innocence du roi ou appeler au
rétablissement d'une monarchie constitutionnelle était dorénavant considéré comme
une trahison ? Comment le concilier avec un article du code pénal faisant de
l'atteinte à la vie du roi ou de la famille royale un crime de trahison passible de la
peine de mort? La redéfinition des lois de trahison et de conspiration s'inscrivait
donc inévitablement dans le contexte de la lutte par rapport à l'avenir du roi et de
la royauté.
Plus pressante, dans l'esprit de la majorité des députés, était la question des
procédures appropriées pour juger le roi. Ayant perdu le débat sur son immunité,
les royalistes militaient désormais pour une plus stricte adhésion aux procédures
légales comme le meilleur espoir pour sauver la vie du souverain et laisser ouverte
la possibilité d'une monarchie. Les montagnards, conduits par Robespierre et
Saint-Just, étaient prêts à se dispenser tout simplement d'un procès : le peuple
s'était exprimé à travers l'insurrection du 10 août, et il ne s'agissait plus pour la
Convention que de « prendre acte de la Volonté du peuple » en condamnant le roi
LA LOI RÉVOLUTIONNAIRE

à mort. La peur d'une contre-révolution donnait du poids aux appels de la gauche


de la Convention pour mettre rapidement fin à la vie du roi. Il revint à la faction
girondine d'essayer de trouver un compromis entre ces deux extrêmes29.
Les girondins voulaient accuser le roi de trahison dans un procès en bonne
et due forme, mais épargner sa vie. Cette revendication les rendait vulnérables
aux accusations de royalisme. François Buzot mit alors au point une stratégie
parlementaire à l'issue de laquelle il espérait obtenir que la question du sort du roi fût
séparée du reste ; mais les républicains manifestaient des craintes justifiées en ce
qui concernait les stratagèmes des royalistes : avant de poursuivre l'affaire du procès
du roi, la Convention agit contre ceux-ci en réformant le code pénal, faisant du
« royalisme » un crime de trahison. Le 4 décembre 1792, Buzot parla à la tribune
en ces termes :

On voudrait insinuer dans l'opinion l'idée que les membres de cette assemblée désirent le
rétablissement de la royauté en France. Eh bien, pour écarter tout soupçon je demande à
la Convention de décréter que : quiconque proposera de rétablir en France le Roi ou la
royauté, sous quelque dénomination qu'il se puisse être, sera puni de mort30.

En effet, Buzot essayait de consolider l'abolition de la monarchie par une réécriture


du code pénal plutôt que par un acte constitutionnel. L'article définissant toute
atteinte au roi comme un acte de trahison serait dorénavant remplacé par sa
négation: le royalisme serait mis hors-la-loi. Ceci n'échappa pas aux royalistes, qui
accusèrent Buzot d'essayer de s'approprier le procès du roi et de faire pression sur
le droit du peuple à déterminer sa constitution future. De son côté, Robespierre
accusa Buzot d'utiliser des « formalités légales » afin d'empêcher la Convention
de procéder de manière expéditive envers le roi. La majorité fut persuadée par
Buzot et son partisan Rewbell qu'il ne s'agissait pas de « délibérer une seconde
fois sur l'abolition de la royauté, mais de faire une loi pénale qui n'existe pas
encore [...]. Il faut cette loi pénale pour réprimer l'audace de ceux qui osent
imprimer que le peuple n'a plus qu'à recourir à une nouvelle insurrection ou à se jeter
dans les bras d'un nouveau tyran31. » La loi passa sans difficulté. La manœuvre de
Buzot ne parvint pas à sauver la vie du roi, mais ceci établit un précédent critique
en ce qui concerne la manière dont fonctionnerait désormais la légalité
révolutionnaire. La loi pénale plutôt que constitutionnelle serait utilisée comme moyen
d'établir la base légale de la République par la négation plutôt que par des définitions
positives. La tête du roi fut donc symboliquement mise à l'écart des lois du
royaume avant qu'il ne soit jugé et exécuté.

29 -Voir MONA Ozouf, « Procès du roi », in F. FURET et M. OZOUF (éds.), Dictionnaire


critique de la Révolution française, Paris, Flammarion, 1988, pp. 134-145. François Furet,
Revo/utionnary France: 1770-1880, Oxford, Blackwell, 1992, pp. 117-121.
30 -J. Madival et E. Laurent (éds), Archives parlementaires de 1787 à 1860. Recueil
complet des débats législatifs et politiques des Chambres françaises, Paris, 1899, Гс série,
t. 54, p. 349.
ЪХ-Ibid., p. 350. yz/
CARLA HESSE

Une dizaine de jours plus tard, le 16 décembre, une seconde loi, proposée
par Thuriot comme une extension à celle de Buzot en date du 4 décembre, donna
plus d'ampleur à la logique de la négation. Il proposa que : « La Convention décrète
la peine de mort contre quiconque tenterait ou proposerait de rompre l'Unité
de la République française ou d'en détacher des parties intégrantes pour les unir
à un territoire étranger32. » Thuriot fut suivi par Buzot qui proposa un décret plus
radical, ayant pour effet de bannir la famille royale du territoire français. Après un
débat houleux, ce décret fut aussi adopté, propageant ainsi la négation non
seulement du royalisme mais aussi de son incarnation littérale en la famille royale33.
A partir de ces trois lois clés, une impulsion centrale fut donnée à la législation
pénale révolutionnaire. Le refus de la royauté et plus généralement de l'inégalité
juridique et de la hiérarchie s'imposait sous toutes ses formes. Les lois des 4 et
16 décembre 1792 furent suivies, le 14 mars 1793, d'une loi déclarant que tous les
membres de la famille royale formaient une conspiration. Ceci fut étendu à d'autres
groupes qui, du fait même de leur existence, incarnaient l'adhésion à l'ordre féodal :
les anciens privilégiés du royaume. Ainsi, le 27 mars 1793, l'aristocratie elle-même
était accusée de trahison, puis, dans une série de lois promulguées au cours de
l'été et de l'automne, en particulier avec la « loi sur les suspects » du 17 septembre
1793, les prêtres n'ayant pas prêté serment, les émigrés, les non-combattants, les
étrangers, d'anciens riches fermiers et les colonialistes. Cette enumeration incluait-
elle les enfants d'émigrés ? Les étudiants étrangers ? Ou les artisans ? Une série de
lois spécifiques chercha à cerner toutes les catégories d'exceptions possibles (voir,
par exemple, les lois du 28 mars 1793, du 25 brumaire an II, du 9 nivôse an II et
22 ventôse an II). Outre la poursuite des sujets adhérant encore à l'Ancien Régime
ou à des régimes hostiles à la République, suivirent des lois interdisant tous les
signes publics d'inféodation à la royauté, à l'aristocratie et au papisme (lois du
12 octobre 1792, 12 avril 1793 et 28 brumaire an II34). De tout ceci résulta
l'emprisonnement de centaines de milliers de suspects.

La tendance à l'abstraction

L'utilisation de la loi pénale pour nier la royauté était une tactique girondine
destinée à mettre en place un cadre légal qui pourrait à la fois consolider et contenir
la révolution du 10 août, et à créer un espace d'où une solution constitutionnelle
républicaine puisse émerger. Les jacobins poursuivaient une tactique rhétorique
(et politique) opposée, qui élevait la notion de « révolution » en elle-même au
statut de souveraineté. C'était un « souverain » qui, par sa nature même, ne pouvait
avoir de forme institutionnelle ou matérielle : aussi n'était-ce qu'à travers ses
attributs abstraits — Liberté, Egalité, Unité — qu'il pouvait être identifié et défendu.
Le changement rhétorique crucial vint de Robespierre, dans son fameux discours

Ъ2-1Ш., Ге série, t. 55, pp. 79 et 34-35; voir AN, série W, cartons 500-511, pour une
enumeration de ces lois.
ЪЪ-Ibid., p. 89.
7 Lq 34- Voir AN, série W, cartons 500-511 pour une enumeration des dates de ces lois.
LA LOI RÉVOLUTIONNAIRE

du 3 décembre 1792 contre le procès du roi: «Proposer de faire le procès à


Louis XVI, c'est rétrograder vers le despotisme royal et constitutionnel ; c'est une
idée contre-révolutionnaire, car c'est mettre la Révolution elle-même en litige35. »
Robespierre a pu perdre le débat contre les girondins ce 3 décembre, mais, au cours
du printemps, tandis que les guerres civile et contre l'étranger s'intensifiaient, le
besoin de réagir de façon répressive à l'opposition à la Convention se faisait sentir
avec une urgence de plus en plus pressante, et la tactique jacobine visant à crimina-
liser des abstractions telles que « la contre-révolution » et à se centrer sur la défense
d'attributs abstraits plutôt que des institutions concrètes devint de plus en plus
séduisante. La loi du 10 mars 1793 instaurant le Tribunal révolutionnaire tenta de
produire des attributs positifs de la souveraineté révolutionnaire à travers
l'inversion, et de criminaliser toute opposition à ces attributs. Ainsi le Tribunal se devait
d'avoir dans sa ligne de mire non seulement les crimes définis par le code pénal
et ses ajouts post-monarchiques, mais aussi :

/. . .] toute entreprise contre-révolutionnaire, qu 'il s 'agisse de tout attentat contre la liberté,


Г égalité, l'unité et l'indivisibilité de la République, la sûreté intérieure et extérieure de
l'Etat, et de tout complot tendant à rétablir la royauté, ou d'établir toute autre autorité
attentatoire à la liberté, à l'égalité et à la souveraineté du peuple, que les accusés soient
fonctionnaires civils et militaires ou simples citoyens^.

Les anciens ordres privilégiés du royaume n'étaient pas les seuls à être considérés
comme susceptibles de commettre des actes de conspiration ou de trahison. Les
citoyens également pouvaient trahir la République, et il devint nécessaire de trouver
une façon de définir positivement le nouveau « souverain » contre lequel ils
transgresseraient la loi.
L'actuel Gode pénal, révisé en 1993, définit les crimes de trahison intérieure
contre la nation comme « tout acte de nature violente, ou complot en faveur d'actes
de violence, essayant de mettre les institutions démocratiques de la nation en péril37 ».
L'incarnation du souverain démocratique est ainsi délimitée par les institutions
spécifiques que la République a mises en place. C'est une loi protégeant les formes
institutionnelles de gouvernement déterminées par le pouvoir législatif. Mais en
1792-1794, il n'y en avait pas encore qui fussent nettement fixées. La Constitution
avait été suspendue et la définition de ses limites institutionnelles traîna en longueur
jusqu'à ce que la patrie soit hors de danger. En l'absence de constitution, le
gouvernement révolutionnaire commença par redéfinir le concept de « lèse-majesté »
comme « lèse-nation » et « lèse-souveraineté populaire », et enfin « lèse-humanité » ;

35 -J. Madival et E. Laurent (éds), Archives parlementaires..., op. cit., lrc série, t. 54,
p. 74.
36 -Ibid., Ve série, t. 60, p. 65.
37 - Jean-Claude Zylberstein (éd.), Le nouveau code pénal, mode d'emploi, Paris, 10/18,
1993, pp. 140-141. Nous soulignons.
CARLA HESSE

mais les limites territoriales et l'organisation interne de la nation étaient elles-


mêmes en mutation continuelle, pendant la guerre civile38.
La Convention nationale avait déjà commencé à considérer la protection
pénale des assemblées et les actions des représentants élus de la nation,
immédiatement après la révolution du 10 août. Les députés de la Convention, « les autorités
constituées » et les lois qu'ils promulguèrent, devaient être inviolables (loi du
3 septembre 1792), au moins jusqu'au 22 prairial an II. Mais, en l'absence
d'institutions fixes de souveraineté, la solution jacobine consistant à définir les crimes contre
la nation comme crimes contre les attributs abstraits d'un « souverain-encore-à-
déterminer » fut rapidement généralisée. Ainsi, à la suite du décret du 29 septembre
1792 déclarant la République « une et indivisible », une loi du 16 décembre 1792
définit toute tentative pour diviser l'unité de la République comme un «crime
capital de trahison ». Et après l'institution du Tribunal révolutionnaire, le 10 mars,
une nouvelle série de décrets qualifia tout acte de conspiration contre « la liberté
et l'égalité du peuple» de trahison (lois du 13 avril et 18 mai 1793, puis du
23 ventôse an II). De même, de toute tentative pour falsifier la « Déclaration des
droits de l'homme» (loi du 1er avril 1793) et plus généralement de l'« incivisme»
(loi du 2 juin 1793.) Enfin, durant la crise de 1793-1794, on jugea nécessaire de
réaffirmer à plusieurs reprises que toute tentative de « contre-révolution » était un
acte de trahison (5 juillet 1793, 6 août 1793, 12 août 1793 et 22 frimaire an II39).
L'abstraction avait une vertu : celle d'une inclusivité presque illimitée ; tout
acte, ou presque, susceptible d'être présenté comme une obstruction aux « buts
de la Révolution » pouvait être considéré sous l'angle de la trahison. Mais, plus
précisément, qu'était l'« acte de liberticide » ? L'objet du « régicide » est clair. Mais
comment peut-on « tuer la liberté commune » ? Les idéaux abstraits se définissent
aisément, mais les signes d'infraction contre ceux-ci sont difficiles à déterminer;
on peut observer durant cette phase que si la « loi abstraite », à une extrémité du
champ discursif sur la trahison, pouvait permettre de condamner presque n'importe
qui pour quelque mobile que ce soit, en fait, la poursuite des individus requérait
une logique inverse, celle d'une spécificité croissante dans la définition légale des
actes de trahison.

Prolifération : les lois de circonstances

Une série de lois régulant les paroles, gestes et actions des citoyens apparurent à
l'opposé de l'abstraction jacobine, et s'orientèrent, en matière d'actes de trahison
spécifiques, vers une précision légale croissante souvent improvisée en réponse à
des circonstances particulières, afin de réprimer des actes et signes de dissension
par rapport aux buts du régime révolutionnaire et à son effort de guerre.
L'intention, ici, n'était pas d'anticiper des actes particuliers en décrétant des lois de plus

38 -Sur l'émergence du concept de «lèse-nation», voir George Armstrong Kelly,


« De la lèse-majesté à la lèse-nation », Politiques de mort dans la France du xviiř siècle,
Waterloo-Ontario, University of Waterloo Press, 1986, pp. 208-243.
930 39 - AN, série W, cartons 500-5 1 1 .
LA LOI RÉVOLUTIONNAIRE

en plus généralistes, mais plutôt de généraliser des transgressions spécifiques en


lois universelles à mesure qu'un éventail de plus en plus large d'actes de cette
nature apparaissait. La longue succession de décrets de circonstances commença
avec la loi exigeant le port d'une cocarde tricolore ; et, de manière complémentaire,
était criminalise le port d'une cocarde différente, quelle qu'elle soit (8 juillet 1792).
Ceci fut suivi d'une série de lois réglementant l'apparence patriotique (12 octobre
1792, 7 août 1793, 8 brumaire an II). Le travestissement, par exemple, était
considéré comme une trahison. Des lois statuant contre d'autres formes de
comportement ou d'actions symboliques exprimant l'opposition aux ordres nouveaux furent
ensuite promulguées, par exemple l'interdiction de couper les arbres de la liberté
(22 floréal an II). Une série de lois criminalisa aussi l'expression de la non-adhésion
aux idéaux de la nation (4 décembre 1792, 29 mars 1793, 4 avril 1973, 10 frimaire
an II, 13 pluviôse an II, 16 ventôse an II et 21 floréal an II). Et, finalement, il
y eut une succession ininterrompue de lois criminalisant des actes particuliers
d'obstruction ou de résistance, allant de la contrefaçon d'assignats, le stockage de
marchandises ou l'accueil de vaisseaux étrangers au port et aux convois militaires,
à la fabrication de salpêtre de basse qualité ou de cordes mal tressées (lois des 12,
20, 26 et 27 juillet 1793, du 6 août 1793, des 16, 18 et 21 vendémiaire an II, du
17 brumaire an II, du 14 frimaire an II, du 3 pluviôse an II et du 12 germinal an II).
Tout acte individuel de résistance donnait donc naissance à une loi spécifique à
chacun. Ainsi, plus le cadre conceptuel était large, plus se développait,
inversement, la densité du réseau de lois concrètes.

La Révolution en marche

On ne saurait trouver d'exemple plus symbolique de cette incessante prolifération,


confinant au ridicule, de crimes précis à prendre en considération dans cette
logique de circonstance que la série de lois passées pour désigner comme acte de
trahison la fabrication de chaussures de mauvaise qualité. Des législateurs de la
« réaction thermidorienne » aux grands archivistes de la IIIe République, ces lois
ont été épinglées comme le signe le plus extravagant des excès législatifs de
l'époque révolutionnaire40. La criminalisation de la fabrication des souliers vit le
jour le 29 septembre 1793, quand furent accusés de conspiration les fabricants
de chaussures corrompus. La loi fut ensuite élaborée avec davantage encore de
raffinement et de détails : celle du 15 nivôse an II (4 janvier 1794) interdisait aux
comités révolutionnaires de recevoir des chaussures qui n'étaient pas « de bonne
qualité », et une peine d'emprisonnement de quatre ans aux fers était requise à

40 -Voir, pour des exemples notables, Jean Baptiste Sirey, Du Tributml révolutionnaire,
Paris, Impression Dupont, frimaire an III (= 1794) ; Henri Wallon, Histoire du Tribunal
révolutionnaire de Paris, 6 vols, Paris, Hachette, 1882 ; et Liste des victimes du Tribunal
révolutionnaire à Paris dressée dans Гordre chronologique des exécutions, suivie d'un relevé parjournée
et d'un répertoire alphabétique, Paris, Picard et fils, 1911. _____
CARLA HESSE

l'encontre de toute personne fabriquant des chaussures « en peau de veau » ou


encore « à la manière anglaise41 ».
Faut-il s'étonner d'une fabrication obsessionnelle de la loi sur les chaussures
des soldats ? Les pragmatiques diront l'importance cruciale de ces produits pour
l'effort de guerre. C'est la raison pour laquelle Saint-Just avertit les comités
révolutionnaires de l'an II de ce que « 10 000 soldats manquaient de chaussures,
proposant de confisquer les chaussures de tous les aristocrates de Strasbourg pour les
expédier aussitôt aux casernes avant le lendemain, 10 h du matin42». La même
préoccupation anime le député Louis-Joseph Gharlier, qui fut à l'origine de la loi du
15 nivôse an II ; il se plaignait que les lois antérieures réquisitionnant les chaussures
n'étaient pas appliquées et que, pire encore, les savetiers ne cousaient que des
souliers «qui ne peuvent chausser que des enfants43». Un spécialiste d'histoire
sociale pourrait aisément démontrer à quel point les fabricants de chaussures
étaient à la fois bien organisés et indépendants au XVIIIe siècle et dans la France
révolutionnaire44. Nul doute qu'une histoire des rapports sociaux du travail se
dessine derrière l'histoire de ces lois. En outre, un historien de la vie matérielle put
affirmer que la fabrication des souliers à la « manière anglaise » était unanimement
reconnue comme grossière et médiocre par les artisans français45. Mais le fait que
l'« anglicité » devienne une définition légale de mauvaise qualité n'a pas manqué
d'avoir, en l'an II, un écho non seulement technique mais aussi politique, alors
que les deux nations étaient en guerre. En outre, la peau de veau était
fréquemment utilisée pour la fabrication de « bottes muscadines », selon la dénomination
à laquelle Charlier se réfère dans sa proposition de décret: ce sont des bottes
d'aristocrates plutôt que de bons républicains. Il est certain que les législateurs
révolutionnaires s'appuyèrent sur ces points dé détails dans l'intention de donner
à ces observations pragmatiques une signification politique, celle de produire des
chaussures dignes de bons républicains français.
La chaussure acquit donc une grande valeur symbolique, qui nous ramène
à l'absence de formes institutionnelles susceptibles de constituer une incarnation
de la nation. Retraçant la logique sémiotique des lois sur la trahison et la
conspiration dans la France révolutionnaire, on est conduit sur un chemin qui va de la
tête du roi aux pieds du peuple. Les chaussures et les bas ont hanté l'imaginaire
républicain depuis la crise de l'an II. Si le cœur de la souveraineté ne pouvait
être défini, son périmètre était, cependant, toujours susceptible de susciter une
représentation: la chaussure du soldat se trouve à l'extrémité de chaque ligne

41 -AN, série W, cartons 500-511.


42 - Claude Vellay (éd.), Œuvres complètes de Saint-Just, Paris, 1908, vol. II, p. 147 ; cité
par Eric J. Hobsbawm, The Age of Revolution, 1789-1848, New York, New American
Library, 1962, p. 96.
43 - J. Madival et E.Laurent (éds), Archives parlementaires..., op. cit., Ve série, t. 55,
pp. 689-690.
44 -Voir Eric J. Hobsbawm et Joan Wallach Scott, «Political Shoemakers», Past
and Present, 89, 1980, pp. 86-114.
45 -Voir Alfred Franklin, Dictionnaire historique des arts, métiers et professions exercées
' dans Paris depuis le treizième siècle, New York, B. Franklin, [1905-1906] 1968.
LA LOI RÉVOLUTIONNAIRE

axiale de l'image révolutionnaire de la souveraineté républicaine en marche, se


référant au corps sans le nommer. Qu'il nous suffise de penser aux bottes du
Fabrice de Stendhal, éculées et trempées dans les fossés de Waterloo au tout
début de La Chartreuse de Parme, ou au bruit sourd que font, dans la boue, les
godillots de Hans Gastorp comme il descendait de sa Montagne Magique vers
les champs de bataille de la Première Guerre mondiale, ou encore la pile de souliers
du Mémorial de l'Holocauste à Washington, pour comprendre à quel point la
chaussure est un symbole puissant du corps de la nation dans les moments de péril
extrême.

Les récents historiens de la culture révolutionnaire, de Mona Ozouf à Lynn


Hunt et Antoine de Baecque, nous ont donné une riche représentation des
tentatives consciencieuses des responsables culturels révolutionnaires pour instaurer
des rituels politiques stables et des représentations allégoriques d'une souveraineté
démocratique triomphante, qui cherchait à transcender ou au moins à donner une
cohérence narrative aux divisions violentes de l'an II46. L'histoire des
transformations rhétoriques de la « justice extraordinaire » d'Ancien Régime en justice
fondatrice du « gouvernement révolutionnaire » révèle les dimensions plus sombres, plus
tragiques, de l'expérience culturelle républicaine de l'an II: l'impossibilité de
créer des formes stables d'identité républicaine au plus fort de la guerre et, par
conséquent, la descente de la nation dans un abîme rhétorique. Finalement, même
le judicieux Gambacérès se trompait : la loi ne pouvait instaurer la paix sociale ;
seule la paix sociale pouvait instaurer la loi.

Caria Hesse
University of California, Berkeley

Traduit par Marie-Pascale Brasier d'Iribarne

46 -Mona Ozouf, La fête révolutionnaire, Paris, Gallimard, [1976] 1988; Lynn Hunt,
Politics, Culture and Class..., op. cit. ; Antoine de Baecque, Le corps de l'histoire..., op. cit. ' лJ

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