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UNIVERSITE DE LYON -FACULTÉ DE DROIT

LE MARXISME AGRAIRE

ET L'EXPÉRIENCE RUSSE
f

THÈSE
SOUTENUE

DEVANT LA FACULTÉ DE DROIT DE L'UNIVERSITÉ DE LYON -


-1 DROIT
POUR LE DOCTORAT EN

PAR

PHAM-VAN BACH

LYON
BOSC Frères M. & L. RIOU -

IMPRIMEURS—ÉDITEURS
42, Quai Gailleton, 42

1936
UNIVERSITÉ DE LYON FACULTÉ DE DROIT

Doyen honoraire
M. JOSSERAND, O. I., Conseiller à la Cour deCassation
Professeurs honoraires
MM. APPLETON (Jean). 0. îfc, I.
JOSSERAND, 0. ££ I.
LAMEIRE, *, ^ I.
Pic (Paul), 0. U 1.
Doyen
M. GARRAUD (Pierre), l, I.
Professeurs
MM. LAMBERT (Edouard), Î&, 1., Professeur de Droit comparé
LÉvy, ÎFC, Professeur de Droit civil.
GONNARD, J, &M., Professeur d'Economie politique.
PERROUD, ¡, U I., Professeur de Procédure civile.
COHENDY (Georges), efc, ^ I., Professeur de Droit commercial général.
GARRAUD (Pierre),. i,
I. Professeur de Droit criminel.
ROUBIER, ^
I., Professeur de Droit civil.
FALLETTI, ^
A., Professeur de Droit romain.
LAMBERT (Jacques), Professeur d'Etude des institutions internatio
nales d'organisation de la Paix.
DE LAPLANCIIE, 0
A., Professeur d'Histoire du Droit français.
NICOLAS, 1, I., Professeur de Droit administratif.
PHILIP. Professeur de Science financière et de Législation française
des Finances.
PERROUX (François), Professeur de Législation et Economie indus
trielles et rurales.
AULAGNON, T., Professeur de Droit civil.
SCHATZ, 01., Professeur à la Faculté de Droit de Lille, chargé du
Cours d'Economie Politique (Doctorat).
Agrégés
MU. BASDEVANT chargée d'un cours de Droit International Public
M. RICHARDOT, chargé d'un cours d'Histoire du Droit.
Chargés de cours
M. CONDOMTNE, I.. Droit civil et Droit public (Capacité, 2' année)
M. GALLET, Droit romain.
Assesseur
M. ROUBIER, 0 I.
Professeur sans chaire
M. BASTID.
MEMBRES DU JURY
M. François PERROUX, Professeur à la Faculté de Droit, président.

La Faculté n'entend donner aucune approbation ni improbation aux


opinions émises dans les thèses ; ces opinions doivent être considérées
comme propres à leurs auteurs.
Le marxisme agraire et l'expérience russe

INTRODUCTION

(c
C'est dans la pratique qu'il faut que
l'homme prouve la vérité, c'est-à-dire la
réalité, la puissance, la précision de sa
pensée. »
K. MARX et F. ENGELS.
(Etudes philosophiques, p. 72.)

La révolution russe d'octobre 1917, survenue


soixante-dix ans environ après l'appel historique que
Karl Marx et Friedrich Engels lancèrent avec le
« Manifeste communiste », va bientôt connaître deux
décades d'existence. Le régime qu'elle a instauré sur
les ruines de la société tsariste, affermi après tant
d'orages, paraît avoir donné l'assurance de sa vitalité,
la preuve de sa puissance créatrice. L'élément Terre
étant, de par sa place prépondérante dans la société
russe, à l'origine des principales difficultés rencon-
trées par les bolcheviks avant et après la révolution,
c'est notamment par l'habileté de leur politique agri-
cole que ces hommes sont parvenus à sortir du chaos
l'ancien Empire des Tsars, à asseoir définitivement
leur triomphe. Le moment nous semble venu d'exa-
miner de près une question soulevée par les critiques
du marxisme relativement aux rapports de la pen-
sée marxiste avec l'expérience agraire soviétique.
Si cette expérience, au double point de vue de son
avènement et de son processus, est considérée par les
bolcheviks comme une application du marxisme
agraire, tel n'est pas l'avis de nombre de théoriciens
et observateurs qui soutiennent formellement que la
révolution agraire russe s'est accomplie contre les
lois marxistes, ou tout au moins en dehors d'elles, et
que le socialisme agraire, dans la mesure où il a pris
corps en Russie, s'est réalisé dans des formes, selon
des procédés non prévus par K. Marx ou contraires
aux prévisions de ce dernier.
Ce désaccord dans les « jugements de fait » sur
les phénomènes russes en matière agricole va cons-
tituer l'objet de notre travail. Nous espérons que no-
tre étude permettra de voir dans quelle mesure les
principes marxistes reçoivent, au point de vue agri-
cole, confirmation ou infirmation de l'expérience so-
viétique ; ce sera le but poursuivi.
La méthode que nous allons suivre doit évidem-
ment s'inspirer de la nature de l'objet ainsi que du
but de notre travail. Or, le désaccord que nous ve-
nons de définir provient moins d'une question de di-
vergence d'information sur les faits matériels de l'ex-
périence que d'une différence d'interprétation sur la
théorie marxiste elle-même. Par conséquent, il im-
portera avant tout de nous faire du marxisme agraire
une conception complète et précise. Et ce travail d'in-
terprétation promet d'être complexe ; car le marxis-
me agraire doit être incorporé dans le marxisme tout
court, lequel représente non seulement une théorie
économique et une tactique révolutionnaire, mais en-
core une méthode de recherche liée à toute une con-
ception philosophique du monde. Ainsi le marxisme
agraire ne pourrait être bien compris que s'il était
conçu sous le triple aspect philosophique, économi-
que et politique. Ce sera donc de cette façon que
nous présenterons le marxisme agraire.
Lorsque nous en aurons dégagé les traits essen-
tiels, il nous sera facile de résoudre le désaccord en
question par l'analyse concrète de la révolution agrai-
re soviétique considérée à la fois dans son avène-
ment et dans son processus de réalisation.
Enfin, nous ne pourrions satisfaire au but de notre
travail qu'en adjoignant à la confrontation de la
théorie marxiste et de la pratique soviétique un exa-
men plus ou moins complet des résultats obtenus
dans le domaine agricole par la révolution bolche-
vique.

\ .
Conformément à ces directives, nous adoptons le
plan suivant :

Chapitre premier.
— La question agraire et le
marxisme.
Section I. — Le marxisme agraire et le matéria-
lisme historique.
Section II.
— Le marxisme agraire et le socia-
lisme marxiste.
Section III.
— Le marxisme agraire et le pro-
blème politique.

Chapitre II. La révolution agraire soviétique et


le marxisme agricole.
Section I. — Les opinions relatives à l'avènement
de la révolution agraire.
Section II. — Les opinions relatives à la poli-
tique agricole.

Chapitre III. — Les résultats de l'expérience agrai-


re soviétique.
Conclusion.
CHAPITRE PREMIER

LA QUESTION AGRAIRE ET LE MARXISME

«
La doctrine de Marx est l'héritière
légitime de la philosophie allemande, de
l'économie politique anglaise et du socia-
lisme français, c'est-à-dire de ce que le
XIX. siècle a créé de meilleur. J)

LENINE.
(Les trois sources et les trois
parties intégrantes du marxisme.)

Lenine a dit maintes fois que, sans théorie révo-


lutionnaire, il ne pouvait y avoir de mouvement ré-
volutionnaire. De fait, la puissance et le rayonne-
ment du marxisme viennent de ce que Marx et ses
nombreux disciples ont attaché une importance ex-
trême à la théorie. Marx avait pensé avec juste rai-
son que seule une théorie indissolublement liée à la
pratique donnait à cette dernière l'assurance indis-
pensable par l'intelligence de la liaison interne des
événements. Aussi ne faut-il pas s'étonner que la
question agraire soit une partie d'un tout. Ce tout se
présente à la fois comme une doctrine philosophique
à laquelle est subordonnée une conception matéria-
liste de l'histoire, une doctrine économique qui con-
duit au « socialisme scientifique », une tactique de
la lutte de classe visant à réaliser la dictature du
prolétariat.
Efforçons-nous donc de concevoir le marxisme
agraire sous ces trois points de vue philosophique,
économique et politique.

SECTION I. — LE MARXISME AGRAIRE


ET LE MATERIALISME HISTORIQUE

Le matérialisme dialectique que K. Marx et son


collaborateur F. Engels ont exposé avec force dans
leurs principaux ouvrages fournit une méthode de
recherche constamment appliquée dans leurs tra-
vaux, un instrument d'investigation dont se servent
leurs nombreux disciples dans la voie de l'appro-
fondissement et du développement du marxisme.
Nous avons non pas à examiner en détail la base
philosophique du marxisme, mais à la rappeler briè-
vement pour pouvoir comprendre le matérialisme
historique et du même coup la question agraire telle
qu'elle a été posée et traitée par le marxisme.
Qu'est-ce donc que le matérialisme dialectique ?
Cette doctrine philosophique doit être définie au
double point de vue métaphysique et logique.
Sur le plan métaphysique, le matérialisme dialecti-
que s'oppose à l'idéalisme dans « la question de la
position de la pensée par rapport à l'être
— celle de
savoir quel est l'élément primordial, l'esprit ou la
nature » (1). Il postule que la réalité première est la

(1) Etudes philosophiques, pages 23-24, par K. Marx et F. Engels.


matière. « La matière n'est pas un produit de l'es-
prit, mais l'esprit n'est lui-même que le produit su-
périeur de la matière » (2). En affirmant de la sorte
que la matière est antérieure à la pensée consciente
dont l'apparition n'est qu'un moment de l'évolution
du monde, le matérialisme dialectique condamne ca-
tégoriquement le courant idéaliste représenté par
Platon, Hegel, et correspond à un état d'esprit révo-
lutionnaire propre â tous les philosophes matérialis-
tes depuis Démocrite, Epicure et les Stoïciens jus-
qu'aux Encyclopédistes du XVIIIe siècle.
Au point de vue logique, la philosophie marxiste
qui, tout à l'heure, s'éloignait de Platon et d'Hegel,
rejoint ceux-ci, d'une part en déniant à la logique
formelle la valeur d'une méthode unique et géné-
rale de penser pour ne lui attribuer qu'un rôle très
relatif d'instrument d'étude s'appliquant à un mo-
ment isolé du mouvement de la raison, d'autre part
en faisant sienne la dialectique qui est la logique dy-
namique, l'art d'absorber dans un acte créateur de
la pensée les contraires, thèse et antithèse, vérités
partielles, en une synthèse supérieure. Le matéria-
lisme dialectique rejette par là les principes logiques
traditionnels, le principe d'identité, et le principe de
causalité considérés comme insuffisants ; le premier
parce qu'il fige la pensée alors que celle-ci est cons-
tamment mouvante, pose les contradictions pour les
résoudre ; le deuxième parce qu'il n'admet pas de
réciprocité de l'effet sur la cause, alors qu'il ne peut

(2) Etudes philosophiques, page 27.


pas y avoir influence de la cause sur l'effet, des con-
ditions sur le conditionné, sans qu'il y ait action ré-
ciproque.
Mais en rejoignant ainsi Platon et Hegel par le
côté logique, Marx en reste séparé nettement, du fait
qu'il donne à la dialectique un fondement matéria-
liste. Du même coup, le matérialisme marxiste s'éloi-
gne du matérialisme mécaniste traditionnel, lequel
reste soumis au rigide principe de causalité (causa-
lité à sens unique), et ne considère pas « le monde
en tant que processus, en tant que matière engagée
dans un développement historique » (8). Contre le
matérialisme mécaniste, le matérialisme dialectique
postule que l'évolution ne se fait pas selon une ligne
droite et que le réel est gouverné par la loi des ac-
tions et réactions, des synthèses créatrices, de la
complexité croissante des choses, et de leur indéfinie
perfectibilité (4).
En somme, le matérialisme dialectique s'oppose
non seulement à l'idéalisme traditionnel, mais aussi
à ce matérialisme mécaniste, systématisé par Feuer-

(3) Etudes philosophiques, pages 28-29.


(4) Dans son Anti-Duhring I, p. 12, F. Engels écrit au sujet de
la doctrine marxiste de l'évolution : Il
Un développement qui
semble reproduire des stades déjà connus, mais sous une autre
forme, à un degré plus élevé, un développement pour ainsi dire
en spirale et non en ligne droite, un développement par saccades,
par catastrophes, par révolutions, « des interruptions dans la mar-
che progressive, la transformation de la quantité en qualité, des
impulsions internes vers le développement, provoquées par la con-
tradiction, par le choc des forces et tendances distinctes agissant
sur un corps donné, dans les limites d'un phénomène donné ou
au sein d'une société donnée, l'interdépendance et la liaison étroi-
te, indissoluble de tous les aspects d'un seul et même phénomène,
liaison qui reflète le processus unique et mondial du mouvement
régi par des lois.1)
bach, qui fait de la vie l'effet pur et simple des lois
physico-chimiques, de l'esprit, l'épiphénomène de
l'organisme et qui aboutit à concevoir la vie sociale
comme réduite aux rapports matériels, c'est-à-dire
économiques entre les hommes. Bien au contraire, le
matérialisme dialectique n'accepte pas ces solutions
simplistes du mécanisme en disant que la vie a des
conditions physico-chimiques, l'esprit des conditions
organiques, la vie sociale des conditions économiques,
et qu'entre ces conditions et la réalité qui en résulte,
il y a action réciproque, influence mutuelle créatrice
d'une réalité nouvelle et plus haute.
Ce rapide rappel de la base philosophique du
marxisme nous a paru nécessaire pour comprendre
le matérialisme historique qui n'est que l'application
du matérialisme dialectique aux études sociologiques,
et qui a présidé à l'élaboration du marxisme agraire
comme à la résolution de toutes les questions posées
par le socialisme scientifique.
Du moment que la philosophie ne peut plus être
comme pour Hegel, la reconstitution logique de l'é-
volution de l'Idée en dehors du temps et du monde
réel, et doit en même temps être libérée de l'étroi-
tesse spécifique du mécanisme, une seule méthode
reste possible dans la recherche de la vérité sociale.
L'esprit doit, à propos de chaque problème particu-
lier, se plier à une rigoureuse observation des faits
les plus divers, passés et présents, et tenir compte de
leurs influences réciproques. « On fait la chasse aux
vérités relatives, dit Engels (5), accessibles par la voie

(5) Etudes philosophiques, p. 37.


des sciences positives et de la synthèse de leurs ré-
sultats à l'aide de la pensée dialectique ». Le
marxiste ne peut pas ainsi avoir des formules toutes
faites applicables d'avance à tout problème nouveau.
Il doit penser qu'aucun théoricien ne peut réaliser ce
que peut faire seulement toute l'humanité dans son
développement historique, et qu'une théorie d'hier
est tout au plus capable d'indiquer l'essentiel, le gé-
néral, une approximation de la complexité de la vie.
Or, cette attitude scientifique, prise par Marx dans
l'étude de l'histoire, le conduit à affirmer que si
« tout mouvement des choses se produit sous la for-
me d'action et de réaction de forces », ces forces sont
inégales, et le mouvement économique est de beau-
coup « la force la plus puissante, la plus initiale, la
plus décisive (6). Cette affirmation, intimement liée
à la base matérialiste de la philosophie marxiste, est
le principe essentiel du matérialisme historique dont
il est nécessaire d'avoir une idée très précise.
La sociologie, « remise sur ses pieds », substitue à
l'idée de sociétés conduites au gré de la volonté des
idées et des sentiments des hommes, la notion réaliste
de groupes sociaux, lesquels, occupés avant tout à
produire les instruments et les objets indispensables
à leur existence, possèdent de ce fait une base ma-
térielle qui doit conditionner tout le développement
spirituel en général. « Dans la production sociale de
leur existence, écrivent Marx et Engels (7), les hom-

(6) Etudes philosophiques, p. 160.


(7) Etudes philosophiques, p. 83.
mes contractent des rapports déterminés, nécessaires,
indépendants de leur volonté, rapports de produc-
tion qui correspondent à un niveau de développement
déterminé de leurs forces productives matérielles.
L'ensemble de ces rapports de production constitue
la structure économique de la société, la base réelle
sur laquelle s'élève une superstructure juridique et
politique et à laquelle correspondent des formes de
conscience sociales déterminées. Le mode de produc-
tion de la vie matérielle conditionne le procès de la
vie sociale, politique et intellectuelle en général
».
Les « rapports de production » peuvent à
un mo-
ment donné de l'évolution, constituer une contradic-
tion eu égard à l'état des « forces productives
ma-
térielles », et sont alors appelés à faire place
aux rap-
ports de production nouveaux. « A un certain degré
de leur développement, les forces productives maté-
rielles de la société entrent en contradiction
avec les
rapports de production existants, ou, ce qui n'en est
que l expression juridique, avec les rapports de pro-
priété au sein desquels elles s'étaient
mues jusqu'a-
lors. De formes de développement des forces
pro-
ductives qu'ils étaient, ces rapports
en deviennent
des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolu-
tion sociale ». Ces contradictions sont à l'origine
du
fait que « l'histoire de toute société jusqu'à
nos jours
n 'a été que l'histoire de luttes de classe ». Homme
«
libre et esclave, patricien et plébéien, baron
et serf,
maître de jurande et compagnon, en un mot
oppres-
seurs et opprimés en opposition constante, ont mené
une guerre ininterrompue, tantôt dissimulée, tantôt
ouverte ; une guerre qui finissait toujours soit par
une transformation révolutionnaire de la société tout
entière, soit par la destruction de deux classes en
lutte... La société bourgeoise moderne, élevée sur les
ruines de la société féodale n'a pas aboli les antago-
nismes de classes. Elle n'a fait que substituer de nou-
velles classes, de nouvelles conditions d'oppression,
de nouvelles formes de lutte à celles d'autrefois. Ce-
pendant, le caractère distinctif de notre époque, de
l'époque de la Bourgeoisie, est d'avoir simplifié les
antagonismes de classes. La société se divise de plus
en plus en deux vastes camps opposés, en deux gran-
des classes directement ennemies : la Bourgeoisie et
le Prolétariat » (8). Aujourd'hui comme hier, le chan-
gement dans la base économique bouleverse plus ou
moins lentement « toute l'énorme superstructure ».
Et cette fois, la Révolution sociale inéluctable sera
comme elle l'a été dans le passé, une synthèse vio-
lente de deux ou plusieurs contraires, synthèse créa-
trice d'un nouveau mode de production et d'une nou-
velle idéologie.
Il nous paraît hors de doute qu'un ensemble d'en-
seignements d'ordre méthodologique doit être obser-
vé par quiconque veut rester fidèle à la philosophie
et à la sociologie marxiste dans l'étude d'une ques-
tion sociale posée par le mode de production capita-
liste. Il faudrait se garder d'en donner a priori la so-
lution en y appliquant automatiquement des thèses
que Marx a pu formuler pour un autre problème.

(8) « Le Manifeste communiste Il.


Avant tout, il faudrait se plier à la stricte observa-
tion des faits de tous ordres, considérés dans leur de-
venir et dans leurs actions réciproques, accorder dans
l'explication des faits une place plus ou moins im-
portante aux phénomènes de l'infrastructure écono-
mique, et montrer en fin de compte la nécessité d'une
transformation révolutionnaire.
C'est précisément ainsi, croyons-nous, qu'on doit
procéder dans l'étude de la question agraire selon la
méthode de Marx. Comme l'a fait justement remar-
quer K. Kautsky(9) dans son ouvrage « La question
agraire », tandis que les théoriciens s'éternisent dans
la discussion relative aux avantages de la petite et
de la grande exploitation, l'agriculture est soumise
à une puissante évolution que l'on peut suivre d'un
regard net. Mais pour voir cette dernière, a-t-il ajou-
té, « il ne faut pas fixer les yeux exclusivement sur
la lutte entre la grande et la petite exploitation, et
il ne faut pas considérer l'agriculture en elle-même,
indépendamment du mécanisme complet de la pro-
duction sociale ». « On doit, au contraire, recher-
cher toutes les transformations qu'éprouve l'agricul-
ture au cours du régime capitaliste. On doit recher-
cher si et comment le capital s'empare de l'agricul-
ture, la révolutionne, ébranle les anciennes formes de
production et de propriété et crée la nécessité de
nouvelles formes »(10). Pour que le marxisme soit

(9) Nous considérons K. Kautsfcy comme interprète fidèle des


bases scientifiques du marxisme agraire avec son livre intitulé
« La
question agraire ", et nous faisons toutes réserves sur ses
conceptions formulées en d'autres domaines.
(10) K. Kautsky : « La question agraire n, p. 5.
applicable à l'agriculture, pour que la suppression
de la propriété privée des moyens de production ne
s'arrête pas devant la terre, il suffit que les conditions
de l'évolution agraire soient intimement liées à l'é-
volution industrielle, et que toutes les deux bran-
ches, éléments d'un même processus d'ensemble, ten-
dent nécessairement au même but.
Telle nous paraît être la seule attitude théorique
conforme à la philosophie et à la sociologie marxiste
et qui puisse nous faire comprendre les recherches et
les thèses marxistes en agriculture, que nous allons
examiner dans la suivante Section.

SECTION II. — LE MARXISME AGRAIRE


ET LE SOCIALISME MARXISTE

Avec Marx et Engels, le socialisme n'est plus com-


me pour les « utopistes » tels que Thomas Miinzer,
Morelly, Mably, Saint-Simon, Fourier, Proudhon,
Owen, un produit de la morale, mais « prend ses ra-
cines dans le terrain des faits économiques ». Le so-
cialisme possède alors une méthode scientifique par
le moyen d'une analyse du mode de production capi-
taliste dans sa genèse, dans son développement, dans
ses contradictions économiques, et dans ses antago-
nismes sociaux. Et c'est en se basant sur les condi-
tions économiques et sociales modernes que le
marxisme se propose d'organiser les antinomies ca-
pitalistes en une synthèse harmonieuse. Comme l'a
dit Marx, si « les hommes font leur propre histoire ».
ils ne la font pas « arbitrairement, dans les condi-
tions choisies par eux, mais dans les conditions di-
rectement données et héritées du passé » ("). C'est en
ce sens, semble-t-il, qu'on peut concevoir le carac-
tère scientifique du marxisme. De là, le socialisme
scientifique de Marx peut se définir : une doctrine
d'après laquelle en vertu de certaines conditions éco-
nomiques et sociales, la révolution socialiste est iné-
vitable, victorieuse et féconde. Ajoutons, pour mieux
caractériser le marxisme, que, d'après sa base philo-
sophique, le socialisme doit être une oeuvre collec-
tive, laquelle suppose, pour être non pas achevée,
mais suffisamment perfectionnée, le travail progres-
sif de générations successives dans toutes les bran-
ches de l'activité humaine. Cette dernière considéra-
tion nous incite à penser qu'il est légitime et néces-
saire de tenir compte dans tout examen du socialisme
scientifique, des travaux des continuateurs de Marx
et d'Engels.
Le marxisme agraire étant un aspect du socialisme
marxiste, il s'agit pour nous de rechercher ses bases
scientifiques, et de tenir compte, dans cette recher-
che, des travaux de Lenine et de Kautsky.

§ I. — CONCEPTION MARXISTE DE L'ÉVOLUTION


DE L'AGRICULTURE CAPITALISTE

Le paragraphe VII du Chapitre XXIV du Capital


où Marx a synthétisé ses vues économiques et sociales

(11) K. Marx : Il
Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte », p. 23.
t
sur la « tendance historique de l'accumulation capi-
taliste » pose les lois de l'évolution du régime ca-
pitaliste : forte concentration du capital, consécutive
à un grand développement des forces productives et
provoquant l'élimination progressive des petits pro-
ducteurs, l'accroissement en force et en nombre du
prolétariat, la paupérisation de la masse. Nous avons
à nous demander si la concentration croissante des
moyens de production consécutive à la prolétarisa-
tion progressive des classes moyennes est en réalité
pour Marx et Engels la loi de l'évolution agraire ca-
pitaliste.
L'examen du texte cité nous montre au premier
abord que Marx attribue à l'agriculture la même évo-
lution que pour l'industrie. Témoin ces lignes, qui,
en exprimant les tendances de l'évolution, ne font au-
cune discrimination entre le processus industriel et
le processus agricole : « La socialisation progressive
du travail et la transformation consécutive de la
terre et des autres moyens de production en moyens
de production communs » ; « La centralisation des
moyens de production et la socialisation du travail
arrivent à un point où elles ne s'accommodent plus
de leur enveloppe capitaliste et la font éclater » ;
« Là où il s'agissait de l'expropriation de
la masse
populaire par quelques usurpateurs, ici il s'agit de
l'expropriation de quelques usurpateurs par la masse
populaire ».
Il nous apparaît pourtant que les vues marxistes
sur l'évolution agraire ne doivent pas être interpré-
tées uniquement avec ce texte où Marx exprime plus
l'évolution de l'ensemble de l'économie capitaliste
que les détails multiples de son processus complexe.
L'évolution agraire est formulée ailleurs par Marx
avec une grande précision, et nous croyons que sa
pensée véritable est rapportée par K. Kautsky de la
façon suivante dans « La question agraire » :
« Dans le quatrième fascicule de la Revue Neue
Rheinische Zeitung (1850), il (Marx) critique un ou-
vrage d'Emile de Girardin, « Le socialisme et l'im-
pôt », où celui-ci proposait un impôt sur le capital
qui, entre autres, devait avoir pour résultat « de
détourner les capitaux de l'exploitation peu lucra-
tive de la terre et de les amener à l'industrie plus
productive, d'abaisser le prix du sol, de concentrer
la grande propriété foncière, et de transplanter en
France la grande culture anglaise et, en même temps,
l'industrie anglaise si développée ». Marx oppose à
cette théorie que « ce n'est pas en enlevant le capi-
tal à l'agriculture, mais, au contraire, en ramenant
vers le sol le capital industriel que la concentration
anglaise et l'agriculture anglaise sont devenues ce
qu'elles sont », et il continue : « La concentration de
la propriété foncière en Angleterre a, de plus, en-
levé au sol des générations entières. Cette concen-
tration, à laquelle l'impôt sur le capital contribuerait
assurément en précipitant la ruine des paysans, pous-
serait, en France, cette grande masse de paysans dans
les villes, et rendrait ainsi la Révolution d'autant
plus inévitable. Enfin, bien qu'en France le retour
du morcellement à la concentration ait déjà com-
mencé, en Angleterre la grande propriété foncière
retourne, à pas de géants, à son émiettement anté-
rieur et montre ainsi, d'une façon indiscutable, que
l'agriculture doit passer indéfiniment de la concen-
tration à l'émiettement et inversement, tant que sub-
sistera l'organisation de la société bourgeoise » (") •

Ce texte mis en regard de celui qui est cité plus


haut, nous incite à penser qu'en définitive, le marxis-
me admet que s'il y a une tendance générale vers la
concentration des entreprises dans le régime capita-
liste, il existe en agriculture des faits s'opposant au
développement continu du processus de concentra-
tion, et donnant lieu à un mouvement alternatif de
concentration et d'émiettement. Les faits dont il s'a-
git, particuliers à l'agriculture capitaliste, sont étu-
diés par K. Kautsky dans son ouvrage précité. Cet
interprète du marxisme s'est attaché par l'analyse
d'un certain nombre d'obstacles d'ordre juridique,
politique et technique, à montrer que la tendance
signalée par Marx se fait sentir partout où la con-
centration et le morcellement dépassent une certaine
mesure(18). Nous croyons donc qu'il faut admettre
que la théorie marxiste de l'évolution ne doit pas être
appliquée littéralement au marxisme agraire. Malgré
des contradictions apparentes, le marxisme agraire
doit être interprété d'une façon plus conforme à l'es-
prit du marxisme, c'est-à-dire selon la méthode que
nous avons dégagée précédemment. Marx lui-même
n'a-t-il pas dit sans ambiguïté au début du Chapi-

(12) R4 Kautsky : : « La
question agraire », p. 245.
(13) Voir « La questionagraire n, p. 236 et suivantes. Kautsky a
montré en outre que ces deux tendances peuvent aussi agir simul-
tanément.
tre X du Capital qu'il se proposait de faire le tableau
de la révolution que la grande industrie provoque
dans l'agriculture et dans les relations sociales des
agents de production de cette dernière ? Il s'agira
donc de montrer que dans le domaine agricole, com-
me dans le domaine industriel, le socialisme doit dé-
couler des facteurs essentiellement en action dans la
société capitaliste. Le socialisme agraire est inévita-
ble non pas par suite d'une concentration croissante
de l'agriculture et la disparition progressive des clas-
ses moyennes paysannes, mais parce que le mode de
production capitaliste crée « les conditions maté-
rielles d'une nouvelle synthèse, d'une synthèse supé-
rieure, l'union de l'agriculture et de l'industrie, fon-
dée sur leurs modalités contraires », et fait en sorte
que « les besoins de révolution sociale et les con-
trastes de la campagne sont ainsi mis au même ni-
veau que ceux de la ville » (14).
Ceci admis, nous sommes amenés à examiner les
recherches entreprises par Marx, Engels et leurs con-
tinuateurs, au sujet des principales transformations
économiques et sociales apportées par le mode de
production capitaliste dans l'agriculture. Ce faisant,
nous tiendrons compte encore des travaux de Kaut-
sky et de Lénine.

§ II. — AVÈNEMENT DE L'AGRICULTURE MODERNE

Le développement de l'agriculture dépend de la


manière la plus étroite du développement économi-

(14) Le Capital, ch. X.


que et social des villes. Ainsi, avant même que le ca-
pItal. ne s'emparât de l'agriculture, l'évolution indus-
trielle des villes, dès le Moyen-Age, avait déjà réussi
à provoquer des transformations dans la situation
économique des campagnes. L'effet le plus saisissant
de cette influence de l'industrie urbaine sur la vie
économique rurale fut l'élimination progressive de
l'industrie domestique au sein de la famille paysan-
ne qui, au Moyen-Age, était une société économique
se suffisant entièrement ou presque entièrement à
elle-même. Avec le développement de la production
capitaliste qui créa une industrie urbaine de plus en
plus puissante et des voies de communication de plus
en plus nombreuses, ce processus de dissolution de
l'industrie domestique paysanne s'accéléra et s'éten-
dit sur l'ensemble de la population agricole. « Le
mode de production capitaliste achève de briser le
lien primitif et familial qui unissait les formes jeunes
et peu développées de l'agriculture et de la manu-
facture (15).
Consécutivement à ce processus de dissociation, la
production agricole pour l'usage familial se trans-
forma bientôt en production de marchandises. Kaut-
sky écrit à ce sujet : « Plus l'industrie domestique à
laquelle s'adonnait primitivement le paysan se dis-
sout,... plus s'accroît le besoin d'argent du paysan. Il
a maintenant besoin d'argent, non seulement pour
acheter des choses qui ne sont pas indispensables ou
même qui sont superflues, mais aussi pour acheter

(15) K. Marx : « Le Capital Il, chap. X.


des choses nécessaires. Il ne peut plus continuer à
exploiter sa terre, il ne peut plus pourvoir à son en-
tretien sans argent. Mais en même temps que son
besoin d'argent, se développait et croissait aussi le
besoin d'argent des puissances qui exploitaient le
paysan, des seigneurs féodaux, des princes et autres
détenteurs de l'autorité publique. Cela conduisit
comme on sait à la transformation des prestations en
nature du paysan en prestations en espèces, mais cela
produisit aussi la tendance à hausser toujours da-
vantage le montant de ces prestations. Par là le be-
soin d'argent du paysan était naturellement encore
accru.
La seule méthode par laquelle il pouvait faire de
l'argent consistait à faire de ses produits des mar-
chandises, à les porter au marché et à les y vendre.
Mais ce n'était naturellement pas pour les produits
de son industrie arriérée qu'il trouvait le plus vite
des acheteurs, c'était pour les produits que l'indus-
trie urbaine ne produisait pas. Ainsi le paysan fut
finalement forcé de devenir ce que l'on entend au-
jourd'hui par paysan, mais ce qu'il ne fut nullement
au début : un pur agriculteur
Avec le lien primitif de la société domestique se
suffisant à elle-même, fut donc brisée, par suite du
développement capitaliste des villes, la société éco-
nomiquement fermée qu'était la « société de terri-
toire ». Ces deux phénomènes de dissociation et d'in-
tensification des échanges ouvrirent la voie à l'agri-

(16) K. Kautsky : « La question agraire », p. 11-12.


culture moderne. L'avènement de cette dernière fut
marqué par la réunion de tout un ensemble de con-
ditions économiques et juridiques. Après la dissolu-
tion de l'économie fermée du village, avec l'intensifi-
cation des échanges, on assista d'une part au déve-
loppement grandissant du commerce et des voies de
communication ; d'autre part et consécutivement aux
révolutions politiques, à la disparition des charges
féodales, à la suppression des restes du communisme
primitif du sol, à l'établissement de la propriété com-
plète de la terre. Dans ces conditions économiques et
juridiques nouvelles, la production se réglait exclu-
sivement sur les exigences de la concurrence et du
marché. Une transformation profonde se produisait
dans l'ensemble des conditions de l'exploitation
paysanne : « L'exploitation la plus routinière et la
plus irrationnelle est remplacée par l'application
consciente, technique, de la science (17). La pro-
duction agricole devint plus rationnelle par l'adop-
tion de la culture alternante, par le moyen de la di-
vision du travail, et surtout par l'utilisation des pré-
cieuses conquêtes de la science moderne en mécani-
que, en chimie, en physiologie végétale et animale.
C'est sur ces bases économiques, juridiques et
techniques de l'agriculture moderne qu'allait appa-
raître la production capitaliste de marchandises agri-
coles.

(17) K. Marx : (c
Le Capital », chap. X.
§ III. — LA PRODUCTION CAPITALISTE
DE MARCHANDISES AGRICOLES

Réserve faite de cette réalité historique qu'aucune


des grandes époques de l'évolution économique n'a
régné dans toute sa pureté, on peut dire que la
« production simple » de marchandises, c'est-à-dire
l'état économique caractérisé par la libre concur-
rence entre les producteurs propriétaires de leurs
moyens de production, est la forme de production
intermédiaire entre l'état économique féodal et la
production capitaliste de marchandises. A un certain
moment de l'évolution, le producteur cesse d'être
propriétaire de ses moyens de production, se trouve
obligé pour vivre de vendre sa force de travail, et
devient un travailleur salarié. Nous entrons alors
dans le stade de production capitaliste qui se dis-
tingue de la production simple par le fait que dans
ce nouveau régime, le travail humain qui crée des
marchandises est lui-même une marchandise.
Cette marchandise qu'est la force de travail ac-
quiert une valeur égale à la valeur des vivres néces-
saires à sa conservation et à sa reproduction. Or, de
temps immémorial, la force de travail humaine est
capable de produire une somme de produits supé-
rieure à ce qui est nécessaire à sa conservation et à
sa reproduction. Ce surproduit qui, sous le régime de
la production simple, revenait au travailleur, échoit
maintenant au capitaliste. L'excédent de valeur que
le travailleur salarié produit en sus de la valeur de
sa propre force de travail, devient ainsi la plus-va-
lue, laquelle va constituer le profit capitaliste.
Marx définit le taux du profit capitaliste comme le
rapport entre la plus-value ainsi créée et le capital
total avancé en capital variable et capital constant. Il
résulte du rapport ainsi conçu que si plusieurs capi-
talistes réalisent le même taux de plus-value, ils doi-
vent réaliser des taux de profit différents si les quan-
tités de capital avancé sont différentes. C'est la possi-
bilité de cet écart entre les taux de profit de diffé-
rentes entreprises, qui, selon Marx, conduit, dans l'é-
tat de libre concurrence, à la formation inévitable du
taux de profit moyen, du taux de profit « usuel » ca-
pitaliste. A côté du profit moyen, l'entrepreneur ca-
pitaliste peut réaliser dans certains cas un profit ex-
traordinaire. Ce dernier peut être par exemple ob-
tenu grâce à l'emploi des moyens de production par-
ticulièrement avantageux qui permettent de produire
au-dessous du prix qu'imposent les conditions de
production ordinaires.
./ Divorce entre la propriété des moyens de produc-
...
tion et le travail qui les met en œuvre. Divorce ame-
nant l'appropriation privée des produits du travail
socialement accompli, l'accaparement par le capita-
liste de la plus-value résultant de l'exploitation de la
force de travail humaine, et par suite, la réalisation
d'un profit au bénéfice exclusif du capitaliste. Tels
sont les traits caractéristiques de la production capi-
taliste. Le caractère capitaliste de l'agriculture mo-
derne se manifeste précisément dans la mesure où,
d'une part, existe cette séparation entre le travail et
la propriété des moyens de production, et, d'autre
part, se réalise cette appropriation privée du profit
résultant d'une exploitation économique faite en com-
mun.
L'agriculture capitaliste doit par conséquent s'étu-
dier sous ces deux aspects essentiels : divorce entre
la propriété et le travail d'un côté ; profit agricole, de
l'autre. Sous le premier aspect, la question agraire
revient à savoir quelle est l'analyse que les marxistes
ont faite des conditions de propriété et d'exploitation
de l'agriculture capitaliste. Sous le second, il s'agira
pour nous de retracer la conception marxiste de la
rente foncière.

A. — Les conditions de propriété et dexploitation


de l'agriculture capitaliste.
Nous allons analyser les conditions de propriété et
d'exploitation de l'agriculture capitaliste suivant la
méthode marxiste, en nous attachant à l'examen de
la place respective et des relations réciproques des
agents de la production agricole, propriétaire du sol,
capitaliste, et prolétariat.
a) Rôle du propriétaire du sol et du capitaliste en
agriculture.
L'exploitation agricole capitaliste peut être directe
— lorsqu'elle est entreprise par le propriétaire fon-
cier ; indirecte — lorsqu'elle s'opère par le système
du fermage. Dans le premier système, si l'on excepte
le cas très rare où le propriétaire foncier est en mê-
me temps un capitaliste, le propriétaire exploitant se
procure du capital nécessaire en faisant appel au cré-
dit qui peut être personnel ou hypothécaire. Dans le
deuxième système, l'exploitant est le capitaliste qui
conclut un bail à ferme avec le propriétaire foncier
et qui se procure avec son propre argent le bétail, les
machines, les engrais, et en général tous les maté-
riaux dont il a besoin.
Dans le système capitaliste du fermage, la per-
sonne du propriétaire foncier est complètement su-
perflue dans l'exploitation agricole. « Il n'intervient
activement ni dans l'organisation, ni dans le com-
merce, comme l'entrepreneur capitaliste ; il n'a rien
à faire qu'à extorquer à ce dernier des intérêts de
fermage aussi élevés que possible et à les consom-
mer avec ses parasites » (18). Il perçoit la rente fon-
cière que nous analyserons plus loin, alors que le
capitaliste perçoit le bénéfice de l'entrepreneur.
Ce dédoublement de l'agriculteur-propriétaire en
deux personnes distinctes, le propriétaire foncier et
l'entrepreneur capitaliste, se réalise également, mais
sous une forme détournée, dans le système de l'ex-
ploitation directe. Analysant ce dernier mode d'ex-
ploitation, Kautsky montre en effet que la rente fon-
cière, qui, dans le système du fermage, échoit au pro-
priétaire foncier, revient, dans celui du crédit hypo-
thécaire, au créancier. De ce fait, le créancier hypo-
thécaire est en réalité le propriétaire de la rente fon-
cière, et par suite le vrai propriétaire du sol, alors
que le propriétaire nominal n'est qu'un entrepreneur
capitaliste « qui perçoit le bénéfice de l'entrepreneur

(18) K. Kautsky ; CI
La question agraire Il, p. 129.
et la rente foncière et restitue la rente sous forme
d'intérêts hypothécaires (19).
Enfin, dernière observation importante, Kautsky
constate, statistiques à l'appui, un rapide accroisse-
ment de dettes hypothécaires dans tous les Etats ci-
vilisés, accroissement qui, loin de prouver toujours
que l'agriculture traverse une crise, signifie que « le
progrès et la prospérité de l'agriculture se manifes-
tent aussi par un accroissement des dettes hypothé-
caires ». Ce dernier phénomène vient de ce que « la
demande de capital croît avec le développement de
l'agriculture », et aussi de ce que « la hausse de la
rente foncière permet l'extension du crédit agri-
cole ». Mais cet accroisement des dettes hypothécai-
res s'accompagne comme le montre Kautsky du phé-
nomène de centralisation du crédit hypothécaire (20).
Ce qui permit à l'interprète du marxisme de soutenir
que la loi générale de la concentration des moyens
«

de production en régime capitaliste se vérifie en agri-


culture avec cette concentration du crédit hypothé-
caire. C'est encore, semble-t-il, sous l'aspect d'une
telle concentration qu'on peut concevoir la transfor-
mation dont parle Marx « de toute la propriété fon-
cière correspondant au mode de production capita-
liste » (21).
Le dédoublement de l'agriculteur-propriétaire en
deux personnes distinctes, le propriétaire foncier et
l'entrepreneur, l'accroissement des dettes hypothé-

(19) « La question agrairep. 128.


,),
« La question agraire », p. 132.
(20)
CH) K. Marx : « Le capital >l, t. XIV, p. 220.
caires, et la concentration du crédit agricole sont,
d'après l'analyse marxiste, des conséquences néces-
saires de la propriété individuelle du sol dans l'orga-
nisation capitaliste de la production. Celle-ci provo-
que, d'autre part, le développement d'un prolétariat
agricole par suite d'un phénomène de différenciation
des paysans que nous allons étudier.
b) Situation économique et sociale de la petite pro-
priété paysanne.
Marx écrit dans le tome XIV du Capital que le pe-
tit exploitant rural relève d'une « classe de barbares
vivant en quelque sorte en marge de la société et
pour laquelle toute la grossièreté des formes sociales
primitives s'allie à tous les tourments et à toute la
misère des pays civilisés ». Interprétant le marxisme,
Lénine écrit que la tâche de l'économie socialiste
dans le domaine agricole consiste à analyser ce pro-
cessus complexe d'après lequel chaque progrès de la
science et de la technique sape inexorablement dans
la société capitaliste les fondements de la petite pro-
duction, à démontrer par conséquent au petit pro-
ducteur « l'impossibilité de se maintenir en régime
capitaliste, la situation sans issue de l'économie
paysanne sous le capitalisme, la nécessité pour le
paysan d'adopter le point de vue du prolétaire » C22).
Avant Lénine, Kautsky s'était déjà exprimé dans le
même sens au terme d'une analyse fouillée de la
prolétarisation des paysans : « Celui qui s'imagine
que les simples chiffres de la statistique épuisent le

(22) Lénine : te
Marx, Engels^ le Marxisme ", p. 98.
contenu infiniment varié de la vie sociale, peut re-
trouver la tranquillité en lisant dans les chiffres de
la statistique des exploitations que, si grande que
soit l'évolution dans les villes, tout reste à la campa-
gne comme par le passé et que rien ne se modifie
dans aucun sens. Mais si l'on regarde sous ces chif-
fres, sans être hypnotisé par les rapports qui existent
entre la petite et la grande exploitation, on porte un
autre jugement, on voit assurément que les grandes
exploitations ne varient pas de nombre, que les
petites exploitations ne sont pas absorbées par les
grandes, mais on voit aussi que toutes les deux, grâce
au développement industriel, subissent une complète
révolution, et une révolution qui établit un contact
de plus en plus étroit entre la petite propriété fon-
cière et le prolétariat non possédant, et rapproche
toujours davantage les intérêts de l'une et de l'au-
tre ».
Sans entrer dans les détails des études faites par
les auteurs précités, bornons-nous ici encore à retra-
cer leurs idées essentielles sur la situation du petit
propriétaire foncier.
La propriété parcellaire qui fut « la base économi-
que de Ja société aux meilleures époques de l'anti-
quité classique », est « une des formes qui émergent
de la désagrégation de la propriété féodale » rzS). A
ce titre, elle a pu être un moment de transition in-
dispensable dans le développement de l'agriculture.

(23) K. Marx : « Le Capital ", t. XIV, p. 95.


Marx la caractérise par les traits suivants : « De par
sa nature, la propriété parcellaire exclut : le dévelop-
pement de la productivité sociale du travail, les for-
mes sociales du travail, la concentration sociale des
capitaux, l'élevage en grand, l'utilisation progressive
de la science. L'usure et les impôts la ruinent par-
tout. Le capital consacré à l'achat de la terre man-
que à la culture. Les moyens de production sont mor-
celés à l'infini. Les producteurs sont disséminés. Il y
a un gaspillage énorme de force humaine. L'altéra-
tion progressive des conditions de production et le
renchérissement des moyens de production sont des
lois nécessaires de la propriété parcellaire. Les an-
nées fertiles sont un fléau pour ce mode de produc-
tion ». Tous ces inconvénients inhérents à la pro-
priété parcellaire de la terre font donc obstacle à une
culture rationnelle et par suite à la richesse et au
développement de la production. Mais le fait le plus
lourd de conséquences pour le petit producteur pro-
vient dans un grand nombre de cas de ce que l'ex-
ploitant dépense du capital dans l'achat de la terre
et réduit d'autant ses moyens de production et rétré-
cit la base économique de la reproduction.
C'est précisément le besoin d'argent qui, non seu-
lement jette sur le marché du travail l'excédent de
fils et de filles du petit paysan, mais l'oblige à vendre
sa propre force de travail aux grandes exploitations,
arrive même à le séparer de sa terre, et fait ainsi de
lui un pur prolétaire. Dans un article intitulé « L'en-
quête sur l'exploitation paysanne dans le grand-du-
ché de Bade », Lénine écrit : « La fuite croissante
non seulement des ouvriers agricoles, mais aussi des
paysans quittant la campagne pour la ville, témoigne
avec évidence du processus de prolétarisation. Mais
le paysan ne quitte son village que lorsqu'il est ruiné.
Or, avant sa ruine, il a défendu désespérément son
indépendance économique. C'est cette lutte-là que
mettent en relief les données concernant l'emploi de
la main-d'œuvre salariée, le « revenu net », le niveau
de consommation dans divers groupes de paysans. Le
principal moyen de la lutte, c'est le labeur acharné et
l'économie : « Nous pensons moins au ventre qu'à la
bourse ». Résultat final : il se dégage une minorité
de paysans riches, aisés (la plupart du temps cette
minorité est infime, lorsqu'il n'y a pas de facteurs
particulièrement favorables, comme la proximité
d'une capitale, la construction d'une ligne de chemin
de fer, la découverte d'une nouvelle branche lucra-
tive d'agriculture marchande, etc...) et la majorité
tombe dans une misère de plus en plus grande, qui
détruit par une famine chronique et un travail ex-
cessif les forces de l'homme, amoindrit la qualité de
la terre et du bétail. Résultat inévitable : création
d'une minorité d'exploiteurs capitalistes, basée sur
t
le travail salarié, et nécessité croissante
pour la ma-
jorité de chercher un « gagne-pain auxiliaire c'est-
»,
à-dire de se transformer en ouvriers salariés, indus-
triels et agricoles » (24).
L analyse marxiste de la situation économique
et
sociale de la petite propriété paysanne établit donc

(24) Œuvres complètes de Lénine, t. IV, p. 271.


une nette différenciation des paysans qui donne lieu
à un double processus de prolétarisation que le
marxisme a toujours signalé :
« D'une part, les paysans de plus en
plus dépossé-
dés de leur terre, l'expropriation de la population ru-
rale, fuyant à la ville ou se transformant d'ouvriers
propriétaires en ouvriers sans terre ; d'autre part, le
développement des « métiers auxiliaires » du paysan,
c'est-à-dire de la combinaison agriculture-industrie,
qui est la première étape de la prolétarisation et
conduit toujours à un redoublement de la misère (al-
longement de la journée de travail, empirement de
l'alimentation, etc...) »(25).
Du point de vue marxiste, une conclusion se dé-
gage de cet aspect de la vie agricole. Empruntons-la
à Lénine : « La différenciation des paysans nous
montre les plus profondes contradictions du capita-
lisme dans leur naissance et dans leur développe-
ment ; lorsque l'on se rend bien compte de ces con-
tradictions, on doit nécessairement juger la situation
des petits paysans sans issue et sans espoir (sans es-
poir, hors la lutte révolutionnaire du prolétariat con-
tre l'ensemble du régime capitaliste) ».
~ c) Situation du prolétariat agricole.
Après le processus de prolétarisation, examinons la
situation du prolétaire. Ici encore, et surtout, le
marxisme découvre les raisons de la nécessité d'une
transformation révolutionnaire. « Dans l'agricul-

(25) Œuivre complètes de Lénine, t. IV, p. 307, chap. : La ques-


tion agraire et les critiques de Marx.
ture comme dans la manufacture, dit Marx, la trans-
formation capitaliste du mode de production appa-
raît à la fois comme le martyrologe des producteurs,
le moyen de travail comme moyen de domination
d'exploitation et d'appauvrissement de la classe ou-
vrière, la combinaison sociale des procès de travail
comme la suppression organisée de la vitalité indi-
viduelle, de la liberté et de l'indépendance de l'ou-
vrier. Disséminés sur de plus grandes étendues, les
ouvriers agricoles ont moins de force de résistance ;
concentrés, les ouvriers des villes en ont beaucoup
plus. Tout comme dans l'industrie urbaine, l'aug-
mentation de la force productive et le rendement su-
périeur du travail dans l'agriculture ne s'obtiennent
que par la dévastation et la destruction de la force
de travail elle-même (26). Ce sombre tableau de la
situation du salarié agricole va se retrouver dans les
travaux de Kautsky et de Lénine qui, non seulement
illustrent la misère et la dépendance des ouvriers
agricoles par des exemples concrets, mais encore en
montrent les conséquences néfastes pour l'agriculture
dans la société capitaliste. La situation misérable des
ouvriers agricoles est cause de la dépopulation de la
campagne, dépopulation qui se manifeste d'une part
par une forte restriction de la natalité, et d'autre
part par l'émigration de la force de travail vers la
ville. La question du manque de bras, qui ne se pose
plus à présent avec la restriction de la production, a
fait toutes les difficultés de l'agriculture du XIXe siè-
cle.

(26) K. Marx : «
Le Capital », chap. X.
B. — La rente foncière.

La rente foncière est, selon Marx, une partie de la


plus-value que le capital a produite et s'est déjà ap-
propriée en première main(27). Cette partie soutirée
au capital résulte théoriquement de l'existence d'une
« rente différentielle » et d'une « rente
absolue »
qu'il est d'ailleurs pratiquement difficile de distin-
--,, guer l'une de
l'autre.
En tant qu'elle résulte d'une rente différentielle, la
rente foncière provient des différences de fertilité des
terrains cultivés et aussi des différences de situation,
d'éloignement du marché (28). Dans la conception
marxiste, vu la limitation du sol et le monopole de
l'exploitation capitaliste qui en découle, le prix du
produit agricole n'est pas déterminé par les condi-
tions de production d'un terrain de qualité moyenne,
mais par celles du terrain le plus mauvais et le plus
mal situé. Ce dernier n'est donc pas générateur de

(27) « Le Capital »., t. XIV, p. 60.


(28) Il importe de remarquer ici que Marx a selon expression
1

de Lénine « affranchi » la théorie de la rente différentielle de toute


«
liaison » avec la doctrine ricardienne de la fertilité décroissante
du sol, en vertu de laquelle « tout investissement supplémentaire
de travail et de capital dans la terre est accompagné d'une quanti-
té de produits non pas correspondante, mais allant toujours en
diminuant ». En effet, d'après Marx, pour que la rente différentiel-
le se forme, il n'importe aucunement que ce soient les capitaux
supplémentaires engagés dans la terre qui donnent un rendement
supérieur ou inférieur, il est nécessaire et suffisant que les capi-
taux engagés à diverses époques dans la terre soient d'un rende-
ment différent.
D'ailleurs, le marxisme agraire considère comme erronée la loi
du rendement décroissant du sol qui « ne s'applique nullement
aux cas où la technique progresse, où les procédés de production
très l'e-
se transforment » et qui n'a, par conséquent, qu'une portée
lative (Lénine : « Œuvres complètes », t. I, p. 200-201).
profit extraordinaire. La rente différentielle qui s'a-
nalyse de la sorte comme un profit supplémentaire
obtenu par un terrain de qualité supérieure ou mieux
situé, existe dans l'agriculture capitaliste « que la
terre appartienne aux communes, à l'Etat, ou n'ap-
partienne à personne (29).
La rente différentielle résulte du caractère capita-
liste de la production et non de la propriété privée
du sol. Mais c'est la propriété privée de la terre qui
permet au propriétaire foncier de la retirer au fer-
mier. « La rente différentielle, écrit Marx, a ceci de
particulier que le propriétaire foncier ne fait qu'em-
pocher le surproduit que le fermier empocherait et
qu'il empoche même, dans certaines conditions, pen-
dant la durée de son bail. La propriété foncière per-
met simplement de transférer du capitaliste au pro-
priétaire foncier une partie du prix, le surprofit,
pour la production duquel le propriétaire n'a rien
fait et qui résulte plutôt de la détermination par la
concurrence du prix de production régulateur du
prix du marché. Mais la propriété foncière n'est pas
ici la cause qui créé cet élément du prix ou la hausse
du prix qui suppose cet élément » (30).
En tant qu'elle résulte d'une rente absolue, la rente
foncière n'a aucun rapport avec le rendement iné-
gal des capitaux différents engagés dans l'exploita-
tion, et n'est point conditionnée par le monopole de
l'exploitation foncière capitaliste découlant directe-

(29) Œuvres complètes », p. 213, t. IV.


(30 « Le Capital » t. XIV, p. 16.
ment de la limitation de la terre. Grâce au monopole
de la propriété foncière privée, le propriétaire se
crée une rente par deux moyens : 1° il fait payer par
le fermier l'exploitation d'un terrain qui ne donne
que le profit moyen. Elle s'analyse ainsi en une sim-
ple retenue prélevée par le propriétaire foncier sur
la masse de la plus-value ; et selon les cas, elle oc-
casionne une diminution du profit ou du salaire ou
de ces deux éléments en même temps. Elle peut cons-
tituer, à la différence de la rente différentielle, un
facteur déterminant de la hausse des prix des pro-
duits agricoles. (Cette hausse trouve ses limites dans
les conditions du marché, mais les propriétaires fon-
ciers, grâce à leur monopole, la provoquent artifi-
ciellement dans la mesure du possible).
2° La rente absolue engendrée par le monopole de
la propriété foncière privée peut encore provenir de
l'excédent de la valeur des produits agricoles sur
leur prix de production. Marx explique cette forma-
tion de la rente absolue dans le 14e tome du Capital
(pp. 24 et svtes). C'est cette formation de la rente
absolue que Lénine, résumant la pensée marxiste,
explique en écrivant : « Dans l'agriculture, la part
du capital variable dans l'ensemble du capital est
supérieure à la moyenne (hypothèse bien naturelle,
étant donné l'état incontestablement arriéré de la
technique agricole par rapport à la technique in-
dustrielle). Et puisqu'il en est ainsi, la valeur des
produits agricoles est en général supérieure à leur
prix de production et la plus-value est supé-
rieure au profit. Or, le monopole de la propriété
foncière privée empêche ce surplus d'entrer en tota-
lité dans ce processus d'égalisation du profit, et la
rente absolue se forme de ce surplus. La propriété
foncière ne permet aucun placement sur des ter-
rains non cultivés ou non loués sans percevoir un
impôt, sans exiger une rente, bien que le nouveau
terrain mis en culture appartienne à une catégorie
non productive de rente, à une catégorie que la moin-
dre hausse du prix du marché aurait permis de cul-
tiver si la propriété foncière n'avait pas existé, en
sorte que le prix régulateur du marché n'aurait
payé, pour le terrain le plus mauvais, que son prix
de production. Mais à cause de la barrière élevée par
la propriété foncière, le prix du marché doit monter
suffisamment pour que le terrain puisse payer un ex-
cédent sur le prix de production, c'est-à-dire une
rente. Mais comme, d'après l'hypothèse, la valeur
des marchandises produites par le capital agricole
est supérieure à leur prix de production, cette rente
constitue... l'excédent total ou partiel de la valeur
sur le prix de production. C'est le rapport entre l'of-
fre et la demande ainsi que l'étendue du nouveau ter-
rain mis en culture qui décideraient si la rente est
égale à la totalité ou seulement à une partie de la
différence entre la valeur et le prix de produc-
tion » (31).

(31) Œuvres complètes de Lénine, t. IV, p. 217.


§ IV. — LA GRANDE EXPLOITATION DANS L'AGRICULTURE
CAPITALISTE

Nous avons essayé de montrer plus haut que le


marxisme agraire, au sujet de l'évolution de la pro-
duction capitaliste, admet non pas une concentra-
tion croissante des exploitations agricoles, mais un
mouvement alternatif de la grande et de la petite
exploitation, dont les avances et les reculs peuvent
s'expliquer selon les cas par des raisons d'ordre éco-
nomique ou par des mobiles d'ordre politique. Il
n'en reste cependant pas moins vrai que d'après
Marx, Engels et leurs disciples, la grande exploita-
tion capitaliste présente une supériorité écrasante
sur la petite exploitation, et tend à faire disparaî-
tre cette dernière sans cependant y arriver complè-
tement.
/'Au point de vue du marxisme agraire, il importe
de souligner les avantages techniques de la grande
exploitation agricole d'une part, les conséquences
économiques et sociales de sa supériorité de l'autre
pour en tirer une conclusion révolutionnaire.
Kautsky, dans l'ouvrage précité, étudie les condi-
tions de fonctionnement des grandes et petites ex-
ploitations agricoles dans la société capitaliste, et
montre l'énorme supériorité de la grande exploita-
tion considérée sous le rapport combiné de l'éten-
due et de l'intensité. Les avantages de la grande ex-
ploitation, toutes choses égales d'ailleurs et réserve
faite des cas exceptionnels, sont considérables non
seulement dans le domaine de la production, mais
aussi dans celui du commerce et du crédit : « La
moindre importance de la surface non cultivée, les
économies d'hommes, d'animaux et d'instruments,
l'entière utilisation de tous les objets, une plus
grande possibilité d'employer des machines et des
engrais qui est interdite à la petite exploitation, la
division du travail, la direction confiée à des agrono-
mes, la supériorité commerciale, la plus grande fa-
cilité de se procurer de l'argent ». Tous ces avanta-
ges se traduisent par un revenu net supérieur à ce-
lui de la petite ou de la moyenne exploitation, les-
quelles, mal armées pour la concurrence, sont con-
damnées dans la majorité des cas, à un travail ex-
cessif, à une sous-consommation et à un gaspillage
de forces dont les apologistes de la petite propriété
ne veulent point faire grand cas. Dans « La ques-
tion agraire et les critiques de Marx (32), Lénine
montre la liaison existant entre l'accroissement du
nombre des petites et moyennes exploitations pay-
sannes, et celui de l'appauvrissement, de la misère
et de la prolétarisation : « Pour ce qui est des com-
paraisons de toutes sortes entre le revenu des gran-
des et des petites exploitations dans l'agriculture, il
faut, une fois pour toutes, déclarer absolument faus-
ses et vulgairement apologétiques les conclusions qui
négligent trois circonstances : 1° comment se nour-
rit, vit et travaille le cultivateur ; 2° comment est
entretenu et comment travaille le bétail ? ; 3° com-
ment est engraissée et rationnellement exploitée la

(32) Œuvres complètes de Lénine, t. IV.


terre ? La petite culture ne subsiste que par le gas-
pillage : gaspillage du travail et des forces vitales
du cultivateur, gaspillage des forces et des qualités
du bétail, gaspillage des forces productrices de la
terre » (33).
Pour contrebalancer la supériorité écrasante de la
grande exploitation, la petite et la moyenne exploi-
tation peuvent-elles avoir efficacement recours à
l'organisation coopérative ? Kautsky et Lénine sont
d'accord pour soutenir conformément à la pensée
de Marx que s'il ne faut pas nier l'importance des
coopératives, la question est de savoir si les avanta-
ges de la grande exploitation coopérative peuvent
être obtenus par le paysan dans la société capita-
liste. S'agissant du commerce, du crédit et de l'in-
dustrie agricole, il résulte des faits propres à l'agri-
culture que la coopération n'est nullement un moyen
de contrebalancer la supériorité qu'a la grande ex-
ploitation sur la petite, et se présente au contraire
en bien des cas comme un moyen d'augmenter la
supériorité de la première. S'agissant du domaine
de la production agricole proprement dite, il est ma-
nifeste que les petits paysans pourraient plus faci-
lement s'approprier par l'association les avantages
de la grande exploitation. Kautsky affirme que les
coopératives de production seraient encore supé-
rieures à la grande exploitation capitaliste par cette
supériorité du travail qu'on effectue pour son pro-
pre usage sur le travail salarié. Mais, d'une part, le

(33) Œuvres complètes de Lénine, t. IV, p. 268.


passage à la production coopérative implique pour
un paysan l'abandon de ses moyens de production,
notamment de son lopin de terre auquel il est âpre-
ment attaché ; d'autre part, les conditions actuelles
de son travail et de sa vie, en l'isolant, ne sont pas
faites pour développer chez lui les vertus sociales
nécessaires à toute entreprise collective. La grande
culture coopérative exige, pour se créer, se main-
tenir et se développer, un certain nombre de condi-
tions préliminaires d'ordre économique, intellectuel \
et politique qui non seulement rendraient l'organi-
sation coopérative nécessaire, mais en assureraient
la solidité et le succès. Le marxisme professe par
conséquent qu'il est chimérique d'attendre que le
paysan, dans la société capitaliste, passe à la pro-
duction coopérative en vue de s'approprier tous les
avantages de la grande exploitation. La production
coopérative que beaucoup de théoriciens, dont Hertz,
considère comme une panacée contre l'exploitation
capitaliste, ne peut être, dans la pensée des marxis-
tes, réalisée que là où le prolétariat victorieux
créera les conditions qui permettront au paysan de
passer avec confiance à cette force supérieure d'ex-
ploitation.

§ V. — LE PROBLÈME DE L'ANTAGONISME ENTRE VILLE


ET CAMPAGNE

Les obstacles que le capitalisme oppose au pro-


grès agricole se découvrent également dans le pro-
blème de l'antagonisme entre la ville et la campa-
gne, antagonisme que certains auteurs (tels Düh-
ring, Hertz, pour ne citer que deux auteurs criti-
qués par Engels et Lénine) présentent comme « fon-
dé dans la nature des choses », alors que ce phéno-
mène doit avoir sa cause pour le marxisme, dans
« les rapports sociaux existants », et ne disparaîtra
qu'avec l'organisation capitaliste de la production
elle-même.
Dans son ouvrage « Philosophie, économie poli-
tique, socialisme », Engels a déjà posé en ces termes
le problème économique et social que soulève la sé-
paration entre la ville et la campagne dans l'ordre
de la production, séparation qui fut historiquement
une « première manifestation de la division du tra-
vail » : « Non seulement... la suppression de l'op-
position entre la ville et la campagne est possible,
mais elle est devenue une nécessité directe de la pro-
duction industrielle ainsi qu'une nécessité de la pro-
duction agricole et de l'hygiène publique. Ce n'est
que par la fusion de la ville et de la campagne
qu'on peut mettre fin à l'empoisonnement actuel de
l'air, de l'eau et du sol ; c'est seulement par elle que
sera changée la situation des masses qui agonisent
aujourd'hui dans les villes, et que leur fumier ser-
vira à faire naître des plantes au lieu de faire naî-
tre des maladies. »
Sur le plan économique, il fallait par conséquent
d'après Engels, satisfaire aux besoins de la grande
industrie, qui, à cause même de sa base technique
révolutionnaire, tendait à se disperser à travers le
pays afin de pouvoir utiliser « la force de la va-
peur » (34). D'autre part, il était nécessaire pour la
production agricole d'utiliser rationnellement les
matières aussi importantes pour l'agriculture que les
ordures ménagères en général et les excréments hu-
mains en particulier. Il s'agissait de satisfaire à cette
revendication pratique formulée le premier par Lie-
big que l'homme, pour éviter l'épuisement du sol,
doit rendre à la terre ce qu'il lui prend, et vaincre
l'obstacle qu'oppose à cette fin l'existence des gran-
des villes.
Engels joignait au problème économique ainsi sou-
levé des questions d'ordre social. Dans les grandes
villes, les gens étouffaient sur leur propre « fu-
mier », et s'enfuyaient périodiquement pour ceux
qui le pouvaient, à la recherche d'air frais et d'eau
saine. Et puis, les énormes cités que crée la société
capitaliste étaient de grands centres d'énergie et de
civilisation où s'accumulaient des trésors de la
science et de l'art. Dans ces conditions, le problème

(34) Engels écrit à la page 380 de son livre, cité : « La grande


industrie, en nous apprenant à transformer en mouvement général
de masses, pour des fins techniques, le mouvement moléculaire
partout réalisable dans une mesure plus ou moins large, a libéré
considérablement la production industrielle des barrières locales.
La force de l'eau est locale, la force de la vapeur est libre. Si la
force de l'eau appartient nécessairement aux campagnes, la force
de la vapeur n'est en aucune façon nécessairement urbaine : ce
qui est surtout concentré dans les villes, ce qui transforme en villes
d'usines les villages de fabriques, c'est seulement l'utilisation ca-
pitaliste de cette force ; mais en ce faisant, elle détruit elle-même
du même coup les conditions de sa propre exploitation ; la pre-
mière exigence de la machine à vapeur, et l'exigence principale
de toutes les branches de la grande industrie, c'est de l'eau rela-
tivement pure. Mais la ville d'usines change toute eau en purin
puant. Autant donc la concentration urbaine est une condition
essentielle de la production capitaliste, autant chaque capitaliste
industriel en particulier tend à quitter les grandes villes qu'elle
crée nécessairement pour exploiter à la campagne. >1
social consistait dans la recherche d'une solution à
l'hygiène publique des villes, et des moyens propres
à combler l'abîme qui sépare la civilisation des
ruraux soumis à « l'idiotisme de la vie des
champs (85).
Tels sont les aspects variés de l'antagonisme entre
la ville et la campagne envisagés par Engels. Kaut-
sky et Lénine, en montrant les progrès économiques
et sociaux réalisés dans ce domaine par la société
bourgeoise à la suite des découvertes scientifiques,
soulignent (35) le caractère de palliatif, l'insuffisance
des remèdes apportés aux maux engendrés par la
séparation de la ville et de la campagne, et concluent
après Marx et Engels que « seule une société qui réa-
lise la compénétration harmonique des forces pro-
ductives d'après un grand plan unique », permettra
la suppression d'un antagonisme dû à l'état social
actuel et non à une loi naturelle.

§ VI. — L'AGRICULTURE CAPITALISTE ET L'IMPÉRIALISME

Le capitalisme a présenté dès la fin du XIX" siècle


des particularités que Marx et Engels n'avaient pu
encore observer dans leur état évolué ; en sorte qu'il
fallait à la doctrine de la révolution prolétarienne
un complément nécessaire à son fondement écono-
mique. Ce prolongement direct de la doctrine de
Marx est l'œuvre de Lénine qui a montré les formes

(35) K. Marx : «
manifeste communiste Il.
Le
(36) Lénine : « Œuvres complètes », t. IV, p. 245.
nouvelles sous lesquelles se développent les contra-
dictions économiques du capitalisme. Nous rencon-
trons ici la conception léniniste de l' « impéria-
lisme » dans le cadre de laquelle il importe de si-
tuer la question agraire.
Qu'est-ce d'abord que l'impérialisme ?
« L'impérialisme, dit Lénine, a surgi comme le
développement et la continuation directe des pro-
priétés essentielles du capitalisme en général ».
C'est, « sous réserve de la portée conventionnelle et
relative de toutes les définitions », « le capitalisme
arrivé à un stade de développement où s'est affir-
mée la domination des monopoles et du capital finan-
cier, où l'exportation des capitaux a acquis une im-
portance de premier plan, où le partage du monde
a commencé entre les trusts internationaux, et où
s'est achevé le partage de tout le territoire du globe
entre les plus grands pays capitalistes (37). Cinq
traits principaux caractérisent ainsi le stade parti-
culier du capitalisme contemporain :
« 1° La concentration de la production et du ca-
pital parvenu à un degré de développement si élevé
qu'elle a créé les monopoles dont le rôle est décisif
dans la vie économique ;
2° La fusion du capital bancaire et du capital in-
dustriel, et création, sur la base de ce « capital finan-
cier » d'une oligarchie financière ;
3° L'exportation du capital, à la différence de l'ex-

(37) Lénine : «
L'impérialisme, stade suprême du capitalisme ",
p. 98.
portation des marchandises, acquiert une significa-
tion particulièrement importante ;
4° La formation de groupements internationaux
de capitalistes monopoleurs qui se partagent le
monde, et
5° L'achèvement du partage territorial du globe
par les plus grandes puissances capitalistes. »
Comment l'impérialisme ainsi défini, s'est engen-
dré à la faveur de la situation générale de l'agricul-
ture capitaliste ? Dans quelle mesure la production
agricole capitaliste participe au développement
de l'impérialisme ? Telle est la question que le
marxisme-léninisme n'a pas manqué de se poser. Il
nous semble indiscutable, bien que cette idée ne soit
pas expressément formulée par les théoriciens
marxistes, que la concentration du capital dans les
banques, un des traits fondamentaux de l'impéria-
lisme, n'est pas sans liaisons avec le développement
de l'agriculture capitaliste, plus précisément, avec
le phénomène de l'endettement des paysans dans la
mesure où celui-ci est provoqué par les besoins (ex-
tension et amélioration) de la production. « Au
cours de l'évolution, écrit Kautsky, à mesure que
l'endettement cesse d'être un fait fortuit, causé par
une exploitation défectueuse ou des accidents impré-
vus, un fait que l'on dissimule le plus possible, parce
qu'il dénote toujours un état de détresse, à mesure
qu'il devient un phénomène nécessaire de la pro-
duction, que le commerce se développe entre la ville
et la campagne, l'usure primitive et secrète dispa-
raît devant des institutions spéciales où les opéra-
tions de crédit se font au grand jour, sont un acte
normal et non un acte désespéré, et par suite com-
portant des intérêts normaux et non des intérêts usu-
raires. Mais ou bien ces institutions se trouvent à la
ville (banques, sociétés de crédit, etc...) ou bien elles
empruntent les capitaux dont elles ont besoin à des
capitalistes de la ville » (38). Cette transformation du
crédit amène l'afflux à la ville d'une partie de plus
en plus considérable des valeurs de la campagne,
et cela sous forme de paiement des intérêts de la
dette. Par là, le développement de la production agri-
cole capitaliste a dû participer au processus de la
concentration du capital. Néanmoins, il ne faut pas
trouver dans ce fait le lien principal entre la situa-
tion de l'agriculture capitaliste et l'impérialisme,
phénomène qui dépasse comme nous l'avons indiqué,
la simple concentration du capital. Il importe en
effet de prendre en considération le déséquilibre en-
tre le développement de l'agriculture et celui de l'in-
dustrie en régime capitaliste.
Nous avons vu que l'évolution de l'industrie
ur-
baine ouvrit des voies nouvelles à l'agriculture mo-
derne en créant des conditions techniques et écono-
miques révolutionnaires. Nous avons montré la
su-
périorité qualitative de la grande exploitation capi-
taliste sur la petite exploitation paysanne. Mais
nous
avons vu aussi les nombreux obstacles que le capi-
talisme oppose à une production agricole ration-
nelle, et qui entraînent de ce fait un retard considé-

(38) Il
La question agraire », p. 315.
rable dans le développement de l'agriculture par
rapport à celui de l'industrie. Or, ce retard signifie,
au sujet de la répartition des moyens de production,
que le capital accumulé dans les grandes institutions
de crédit, ne peut être à un moment donné, à cause
de l'état arriéré de l'agriculture, l'objet de place-
ments avantageux dans ce dernier domaine, et se
trouve en excédent dans les pays avancés. De là,
cette tendance impérialiste à l'exportation des capi-
taux, au partage international des sphères d'in-
fluence du capital, à l'expansion territoriale par le
moyen des conquêtes coloniales. Qu'il nous soit per-
mis de reproduire ces lignes de Lénine qui veulent
jeter une lumière crue sur la réalité impérialiste :
« Si le capitalisme pouvait
développer l'agricul-
ture qui, aujourd'hui, retarde considérablement sur
l'industrie, s'il pouvait élever le niveau de vie des
masses de la population qui, partout, malgré un pro-
grès technique vertigineux, est condamné à ne pas
manger à sa faim, et à végéter dans l'indigence, —
il ne serait pas question d'un excédent de capital.
Et les critiques petits-bourgeois du capitalisme ser-
vent à tout propos cet argument. Mais alors le capi-
talisme ne serait pas le capitalisme, car ses inégali-
tés de développement et la situation des masses à
moitié affamées sont les conditions et les prémisses
essentielles inévitables de ce mode de production...
Tant que le capitalisme reste le capitalisme, l'excé-
dent de capitaux est consacré non pas à élever le ni-
veau de vie des masses dans un pays donné, car il en
résulterait une diminution des bénéfices des capita-
listes, mais à augmenter ces bénéfices par l'exporta-
tion du capital à l'étranger, dans les pays arriérés.
Là, les bénéfices sont habituellement élevés, car il y
a peu de capitaux, le prix de la terre est relative-
ment minime, les salaires sont bas, les matières pre-
mières à bon marché. La possibilité d'exportation
du capital provient de ce fait que de nombreux pays
arriérés sont d'ores et déjà entraînés dans la circu-
lation du capitalisme mondial ; que de grandes li-
gnes de chemin de fer ont été construites ou sont
en voie de construction dans ces pays, où se trou-
vent réalisées les conditions primordiales du déve-
loppement industriel, etc... La nécessité de l'expor-
tation du capital résulte de la maturité excessive du
capitalisme dans certains pays où les placements
avantageux lui font défaut (l'agriculture étant arrié-
rée, les masses misérables). »
Ce passage nous montre donc comment sous le
mode de production capitaliste, l'agriculture condi-
tionne, à son tour et dans la mesure de son impor-
tance relative, la formation du « stade suprême »
de ce régime. Au reste, les difficultés de l'agricul-
ture en société capitaliste ont leurs causes profon-
des dans les contradictions même du régime, et le
déséquilibre entre le développement de l'agriculture
et celui de l'industrie est en connexion étroite avec
le mode de répartition des moyens de production qui
caractérise le capitalisme monopolisateur. Lénine
écrit en effet : « Les banques créent à l'échelle
so-
ciale la forme, mais seulement la forme, d'une
comp-
tabilité et d une répartition générales des
moyens de
production, écrivait Marx il y a un demi-siècle dans
le Capital. Les chiffres que nous avons cités sur le
développement du capital bancaire, l'augmentation
des comptoirs et succursales des grosses banques,
celles de leurs comptes courants, etc., nous montrent,
concrètement, que cette « comptabilité générale » est
celle de toute la classe capitaliste et même davan-
tage, car les banques recueillent, ne serait-ce que
pour un temps, toute espèce de revenus financiers
des petits propriétaires, des employés et de la mince
couche supérieure des ouvriers. La « répartition gé-
nérale des moyens de production », voilà ce qui ré-
sulte, au point de vue formel, du développement des
banques modernes, dont les plus importantes, au
nombre de trois à six en France et de six à huit en
Allemagne, disposent de milliards et de milliards.
Mais, quant au fond, cette répartition des moyens
de production n'a rien de général ; elle est privée,
c'est-à-dire conforme aux intérêts du grand capital,
et, au premier chef, du capital monopoleur plus
grand encore, qui opère dans les conditions où les
masses de la population ont à peine de quoi se nour-
rir, où tout le développement de l'agriculture, re-
tarde démesurément sur celui de l'industrie, dont
une partie, l' « industrie lourde », prélève un tribut
sur toutes les autres (311).
Il en résulte que la question agraire ne peut être
envisagée et solutionnée en dehors de la question de
l'impérialisme et réciproquement. Le marxisme voit

(39) Lénine : «
L'impérialisme, stade suprême du capitalisme »,
p. 45.
dans l'impérialisme un capitalisme agonisant, con-
damné à disparaître ; car certaines de ses qualités
essentielles ont engendré leurs propres antinomies.
« Monopole, oligarchie, tendances à la domination au
lieu de tendances à la liberté, exploitation d'un nom-
bre croissant de nations petites ou faibles, par une
poignée de nations riches ou puissantes, tout cela
engendrait les traits distinctifs de l'impérialisme, qui
obligent à le caractériser comme capitalisme
para-
siteur ou pourrissant. De plus en plus, s'affirme
en
relief la tendance de l'impérialisme à la création de
l 'Etat rentier, de l 'Etat usurier, dont la bourgeoisie
vit toujours plus de l'exportation du capital et de la
« tonte des coupons » (40). Parallèlement à ce para-
sitisme propre à l'impérialisme, s'affirment les élé-
ments d'une structure économique et sociale supé-
rieure que Lénine décrit dans les lignes suivantes et
de l'existence desquels le grand théoricien marxiste
tire une conclusion de caractère révolutionnaire.
« Quand une grande entreprise atteint des
propor-
tions gigantesques et organise méthodiquement,
en
tenant exactement compte des données multiples, la
fourniture des deux tiers ou des trois quarts des
ma-
tières premières nécessaires à la consommation
de
dizaines de millions d'hommes, quand elle
organise
avec système le transport de ces matières premières
aux lieux les mieux appropriés de la production,
éloignés parfois de centaines de milliers de
kilomè-
tres les uns des autres ; quand
un centre unique a la

(40) « L'impérialisme, stade suprême du capitalisme


», p. 136.
haute main sur tous les stades successifs du trai-
tement des matières premières y compris la fabrica-
tion de toute une série de variétés de produits finis
et que la répartition des produits finis se fait sur un
plan unique parmi des dizaines et des centaines de
millions de consommateurs (répartition du pétrole
en Amérique et en Allemagne par le « trust du pé-
trole américain ») ; il est évident qu'on est en pré-
sence d'une socialisation de la production et non
d'un simple « entrelacement » ; que les rapports de
l'économie privée et de la propriété individuelle
constituent un tégument qui ne correspond plus à ce
qu'il recouvre, qu'il est destiné à pourrir infaillible-
ment si l'on en diffère artificiellement l'élimination,
que sa putréfaction pourra durer assez longtemps
(si au pis aller la guérison de l'abcès opportuniste
traîne en longueur), mais qu'il sera néanmoins fata-
lement éliminé. »

SECTION III. — LE MARXISME AGRAIRE


ET LE PROBLEME POLITIQUE

Un malentendu d'ordre philosophique relatif au


principe même de l'action révolutionnaire se trouve
au point de départ des interprétations du marxisme
dans le problème politique. Beaucoup de critiques,
tel Henri de Man, identifient le marxisme avec un
déterminisme économique où l'homme, jouet des évé-
nements extérieurs, n'a qu'un rôle créateur illusoire.
Cette interprétation n'a pu se formuler qu'en attri-
buant au matérialisme un caractère mécaniste. D'au-
tres exégètes, tel Félicien Challaye, croient que le
marxisme présente une contradiction interne, un mé-
lange incohérent de volontarisme s'exprimant notam-
ment dans le Manifeste communiste, et de détermi-
nisme qu'implique la thèse marxiste sur le devenir
économique et social. Ces derniers critiques, comme
les précédents, n'interprètent pas le marxisme à la
lumière de la dialectique matérialiste qui en est
l'âme. L'appel à la lutte révolutionnaire puissam-
ment lancé par le Manifeste communiste, l'action des
facteurs idéologiques sur le devenir historique, n'a
rien d'inconciliable avec la thèse de l'évolution éco-
nomique et sociale de l'ordre bourgeois. Pour la dia-
lectique matérialiste, l'évolution est précisément la
résultante de l'action réciproque de la matière et de
l'esprit, de l'homme et des événements extérieurs
dont l'élément économique a une importance prépon-
dérante. Dans cette doctrine philosophique, si la li-
berté humaine n'est pas un vain mot, elle ne peut se
réaliser que dans une activité constamment éclairée
par l'intelligence de la nécessité. Or, le communisme
qui nie la nécessité de l'existence des classes, stipule
que la suppression des classes est la condition d'af-
franchissement des travailleurs. Il se donne comme
« une phase réelle de l'émancipation et de la renais-
sance humaine, phase nécessaire pour l'évolution
historique ». Si donc, l'évolution de la société capi-
taliste est telle que celle-ci est appelée à disparaître
fatalement à la suite d'une révolution politique (41),
les hommes qui voient tout le profit humain dont la
révolution est grosse n'ont pas à attendre résignés le
cataclysme libérateur. Il leur appartient au contraire
de hâter et de diriger l'évolution sociale en s'inspi-
rant intelligemment des expériences passées et des
conditions de lutte présentes. Il leur appartient
d'amener le peuple à la conscience de la réalité so-
ciale et de lui montrer le chemin qui doit mener
l'humanité vers une ère où l'homme puisse cesser
d'être « un loup pour l'homme », où le travail soit
pour chaque individu à la fois un devoir et un droit.
/
Le principe de l'action politique posé, comment le
marxisme agraire conçoit-il les moyens de réalisa-
tion du socialisme agraire ?
La façon dont le marxisme a envisagé les rela-
tions entre le capitalisme et l'agriculture laissait
déjà supposer que la concentration capitaliste des
moyens de production agraires, ou ce qui revient au
même, la disparition des classes moyennes agricoles,
n'est nullement une condition sine qua non de la ré-
volution agraire. En effet, comme nous l'avons déjà
vu, les difficultés économiques et sociales dans le
domaine agraire sont une conséquence nécessaire du
développement du mode de production capitaliste,
et ne peuvent dans la pensée marxiste, disparaître
que par la suppression de la source même du mal.

(41) n'est que dans un ordre de choses où il n'y aura plus


I(
Ce
de classes et d'antagonisme de classes que les évolutions socia-
les cesseront d'être des révolutions politiques n, écrit Marx, dans
I(
Misère de la philosophie », p. 219.
Au surplus, la liaison étroite existant entre l'agricul-
ture et l'impérialisme amène également à faire de
la révolution agraire partie intégrante de la révolu-
tion sociale générale. Que la concentration agricole
capitaliste ne soit pas dans la pensée de Marx, ce
qui déclenche la réalisation du socialisme agraire,
cette idée est d'ailleurs conforme à l'interprétation
que nous avons précédemment faite de la conception
marxiste de l'évolution de l'agriculture dans la so-
ciété capitaliste, évolution qui présenterait des avan-
ces et des reculs, ne mènerait pas directement à la
concentration, laquelle existe seulement comme ten-
dance. La révolution agraire est par conséquent, par-
tie intégrante du problème général du renversement
de l'ordre capitaliste (42). S'il en est ainsi, le pro-
blème agraire doit être au premier chef d'ordre po-
litique. Il s'agit de savoir découvrir et utiliser habi-
lement les possibilités révolutionnaires de la campa-

(42) On peut dire que cette idée ressort encore du passage sui-
vant où Engels envisage précisément le cas d'une révolution écla-
tant dans un pays arriéré au point de vue agricole :
<
La tâche du Manifeste communiste était d'annoncer la dé-
chéance inévitable et imminente de la propriété bourgeoise. Mais
en Russie, à côté d'un capitalisme qui se développe avec une hâte
fébrile, à côté de la propriété foncière bourgeoise à peine consti-
tuée, nous trouvons un communisme rural de la terre qui occupe
plus de la moitié du territoire. Maintenant, la communauté pay-
sanne russe, le Mir, où se retrouve dans une forme à! vrai dire très
décomposée, la primitive communauté rurale du sol permet-elle
de passer directement à une forme communiste supérieure de la
propriété foncière ? Ou bien lui faudra-t-il subir d'abord la dis-
solution qui apparaît dans le développement historique de l'Occi-
dent ? Voilà la question. La seule réponse qu'on y puisse faire
aujourd'hui est celle-ci : « S'il arrive que la Révolution russe
donne le signal d'une révolution ouvrière en Occident, de façon
que les deux révolutions se complètent le communisme foncier de
la Russie actuelle, le, Mir russe actuel pourra être le point de dé-
part d'une évolution communiste Il.
gne. Il s'agit de faire des paysans les alliés de cette
« force motrice » de la révolution sociale qu'est le
prolétariat des villes. Il s'agit en somme d'obtenir le
soutien des paysans pour l'instauration et le main-
tien de la dictature du prolétariat qui est la condi-
tion primordiale de l'acheminement de l'agriculture
vers une production socialiste. Dans cette question
de la tactique révolutionnaire, c'est Lénine qui a
montré la voie à la IIIe Internationale, en dévelop-
pant en doctrine ce qui, chez Marx et Engels, était
à l'état embryonnaire. Le solo prolétarien sans l'ac-
compagnement des paysans, a dit Marx dans la lre
édition du « Dix-huit brumaire », peut se transfor-
mer en chant du cygne dans les pays agraires. Pour
conquérir le pouvoir politique, a écrit Engels dans
« La question agraire en Occident », le parti social-
démocrate « doit d'abord aller dans les campagnes
et y devenir puissant ». « Plus il y aura de paysans
que nous attirerons à nous avant qu'ils se soient pro-
létarisés, plus la transformation sociale s'accom-
plira rapidement et facilement ». A maintes repri-
ses, Engels a exposé la tactique que devait suivre le
prolétariat victorieux vis-à-vis du petit et du moyen
paysan. « Quand le pouvoir étatique passera entre
nos mains, nous ne penserons pas à exproprier par
la force les petits paysans (avec rachat ou non, peu
importe) comme nous serons obligés de le faire avec
les gros propriétaires fonciers. Notre tâche, par rap-
port aux petits paysans, consiste avant tout à trans-
former leur production privée et leurs propriétés
privées en associations de production et cela non par
la force, mais par l'exemple et une aide sociale ap-
propriée » (43). Il importe de savoir comment Lé-
nine, en partant de ces directives fondamentales, a
résolu pour la période impérialiste la question
agraire à l'échelle mondiale. Nous reproduisons en
appendice dans leur intégralité les thèses relatives à
la question agraire écrites par Lénine au début de
juin 1920, dans lesquelles le grand disciple de Marx
a précisé sa pensée. Nous y trouvons à côté de l'affir-
mation du rôle directeur du prolétariat industriel,
celle de la nécessité de l'union des ouvriers urbains
et des paysans, les grandes lignes de la préparation
révolutionnaire à la campagne, la politique agraire
de la période constructive. Tous ces enseignements,
par leur souplesse, veulent satisfaire aux circonstan-
ces économiques et sociales différentes, et, par la
continuité de vue dont ils témoignent, traduisent la
volonté inébranlable de hâter la Révolution politique
prolétarienne qui construira le socialisme agraire.
Si le prolétariat du pays victorieux, une fois son
pouvoir consolidé, peut et doit, tout en menant la
paysannerie à sa suite, construire la société socia-
liste, il ne faut pas croire qu'il puisse, réduit aux
seules forces de son pays, arriver à la victoire com-
plète du socialisme industriel et agricole, et garantir
définitivement le nouveau régime contre la restaura-
tion du capitalisme. Staline écrit dans le « Léni-
nisme théorique et pratique » que, pour cela, la vic-

(43) Engels : La question paysanne en France et en Allema-


«
gne ", article publié en 1894 dans le N° 10 de la Neue Zeit.
toire de la révolution dans plusieurs pays au moins
est nécessaire. « Aussi, la révolution victorieuse dans
un pays a-t-elle pour tâche essentielle de dévelop-
per et de soutenir la révolution dans les autres. Aussi
ne doit-elle pas se considérer comme une grandeur
indépendante, mais comme un auxiliaire, un moyen
d'accélérer la victoire du prolétariat dans les autres
pays.
Lénine a exprimé lapidairement cette pensée en
disant que la tâche de la révolution victorieuse con-
sistait à faire le maximum dans un pays pour le dé-
veloppement, le soutien, l'éveil de la révolution dans
les autres pays. »
CHAPITRE II

LA REVOLUTION AGRAIRE SOVIETIQUE


ET LE MARXISME AGRICOLE

Nous venons de faire un long travail d'interpréta-


tion dans lequel nous nous sommes efforcé de con-
cevoir un marxisme agraire sous le triple aspect phi-
losophique, économique et politique, trois points de
vue que nous avons considérés comme ne pouvant
être séparés les uns des autres par une cloison étan-
che. Le moment arrive d'envisager la révolution
agraire russe dans ses rapports avec la théorie
agraire marxiste. Cette confrontation de la théorie
et de la pratique, doit, semble-t-il, se placer à la fois
sur le plan de l'avènement du régime socialiste en
agriculture et sur celui du processus de réalisation
de ce régime. Sous ce double point de vue par con-
séquent, il convient tout d'abord de dégager les traits
caractéristiques du marxisme agraire en nous ap-
puyant sur l'ensemble de la théorie que nous venons
d'exposer. En somme, le socialisme agraire, comme
le socialisme en général, est, pour le marxisme, une
étape nécessaire de révolution sociale. Mais au point
de vue marxiste, la condition nécessaire de son avè-
nement ne réside pas dans la concentration des ex-
ploitations agricoles et à plus forte raison de la pro-
priété privée agricole dans les mains d'un petit nom-
bre d'individus. L'agriculture sous le mode de pro-
duction capitaliste n'évolue pas selon les mêmes lois
que l'industrie. S'il existe une tendance constante
vers la concentration créée inévitablement par la su-
périorité de la grande exploitation sur la petite, su-
périorité que n'arrive pas à contrebalancer efficace-
ment la coopération des petits exploitants, s'il existe
cette tendance qui relève de l'évolution de l'ensem-
ble du régime capitaliste, le marxisme admet cepen-
dant qu'un mouvement alternatif de concentration
et d'émiettement régit l'évolution agraire capitaliste,
et cela pour des causes d'ordre économique ou extra-
économique variables dans le temps et dans l'es-
pace. Le marxisme, tout en pensant que la concen-
tration, sous toutes ses formes possibles, doit facili-
ter l'œuvre révolutionnaire, n'admet donc pas pour
être logique avec lui-même, qu'il faille attendre de
la concentration agricole le déclenchement de la Ré-
volution politique, prologue nécessaire du socialisme
agraire. Puisque l'agriculture, économiquement et
socialement, ne trouve pas son salut dans la société
capitaliste, la condition fondamentale de l'avènement
du socialisme agraire doit être cherchée dans la pos-
sibilité pour le gouvernement révolutionnaire de
réaliser les conditions matérielles et sociales de la
socialisation des exploitations rurales. Ce principe
se dégage très nettement, croyons-nous, de l'ensei-
\ gnement de Marx, d'Engels et de Lénine. En d'au-
tres termes, ce principe veut dire que le marxisme
\
\
agraire ne suppose point que le socialisme agricole
doit seulement surgir comme l'aboutissant du
schéma fatidique : propriété féodale, propriété pay-
sanne, concentration de la propriété aux mains de
ceux qui ne cultivent pas (1). L'avènement du
marxisme agraire, essentiellement lié à celui de la
révolution sociale générale, se justifie en théorie, dès
lors que l'état technique et social engendré par le dé-
veloppement du capitalisme permet au prolétariat
victorieux de conduire résolument la masse pay-
sanne dans la voie de la socialisation, la seule qui,
pour le marxisme, ferait disparaître l'antagonisme
de la ville et de la campagne, créerait avec l'harmo-
nie économique le bien-être et le progrès humain.
Quel est maintenant, après la considération de son
avènement, le contenu du marxisme agraire relatif
au processus de socialisation des exploitations rura-
les ? Il nous paraît indiscutable que dans l'esprit du
marxisme, la socialisation complète ne peut être réa-
lisée qu'au bout d'une assez longue évolution au

(1) Nous savons que E. Vandervelde n'est pas du même avis.


Dans son ouvrage « Le socialisme et l'agriculture 1), il écrit :
fi
D'après Marx, il est indispensable, pour que le sol aille à la pro-
priété collective, qu'il y ait un prolétariat pour s'y faire entrer.
Par conséquent, le développement du capitalisme, la séparation
des travailleurs et des moyens de production, la formation d'un
prolétariat dont les intérêts s'opposent aux intérêts de la classe
capitaliste sont une condition, préalable, sine qua non, de l'entrée
du sol à la propriété collective. Aussi longtemps qu'on vivra dans
une société de paysans propriétaires, de cultivateurs maîtres de
leurs moyens de production, comme il n'y aura pas de prolétariat
agricole, pas de classe exploitée par des propriétaires, il n'y aura
pas de raison pour que la propriété devienne collective. Il fau-
dra que la propriété personnelle soit remplacée par la propriété
capitaliste, que la propriété paysanne ait fait place à la propriété
de ceux qui ne cultivent pas, pour que le prolétariat se forme et
qu'il fasse effort pour socialiser la terre 1), p. 17.
cours de laquelle la considération de l'état économi-
que et social de la masse paysanne doit dans une
large mesure déterminer l'orientation de la politique
agraire. Celle-ci est par conséquent essentiellement
variable avec des circonstances différentes de temps
et de lieu, n'arrive pas partout à la collectivisation
totale des campagnes avec la même rapidité et les
mêmes modalités. Partout cependant, une politique
agraire souple et réaliste n'est marxiste que si elle
est caractérisée par sa continuité de vue, par une
liaison méthodique des différentes phases possibles
tendant toutes vers la socialisation de l'économie
agricole. La politique agraire marxiste, dans son es-
sence, est donc celle qui traduit systématiquement
en dépit des variations apparentes la volonté d'abou-
tir à la collectivisation agricole intégrale. C'est pour-
quoi, soit dit en passant, toute critique dirigée con-
tre une phase donnée de cette politique n'est point
valable si elle l'isole arbitrairement de l'ensemble.
Mais si la politique agraire s'inspire en principe
des circonstances de temps et de lieu, l'enseigne-
ment marxiste n'en comporte pas moins des direc-
tives pratiques universellement valables, fondées sur
l'idée d'une certaine similitude de situation dans
tous les pays, auxquelles jusqu'à nouvel ordre cha-
que gouvernement révolutionnaire doit se confor-
mer. Ces directives pratiques concernent d'une part
la question de la propriété, d'autre part celle de l'ex-
ploitation. On peut les résumer de la façon suivante:
1° Si la révolution sociale a pour but de réaliser
la propriété collective, la tâche première est d'assu-
rer la victoire prolétarienne et sa consolidation.
Dans ce but, il importe avant tout de gagner la
masse paysanne à la révolution en la faisant bénéfi-
cier de façon immédiate des avantages tangibles aux
dépens des anciens exploiteurs, ces avantages pou-
vant aller du partage des terres des gros propriétai-
res fonciers entre les paysans, à la suppression des
loyers et des hypothèques ou à l'utilisation gratuite
d'une partie de l'outillage agricole des paysans ri-
ches.
Cette préoccupation d'ordre politique a ainsi une
importance capitale en matière d'expropriation. L'ex-
propriation ne frappe systématiquement que les gros
propriétaires fonciers (2). Le gouvernement révolu-
tionnaire exproprie sans indemnisation toutes les
personnes qui ne participent pas au travail physi-
que. S'agissant des paysans riches, l'Etat proléta-
rien ne confisque leurs terres que : a) en cas de ré-
sistance à la révolution et aux diverses prescriptions
du pouvoir ; b) dans les cas où leurs terres sont af-
fermées, ou particulièrement nécessaires
aux petits
cultivateurs du voisinage. En général, l'expropria-
tion ne va pas au delà des cas considérés. Dans la
plupart des pays capitalistes, le pouvoir prolétarien
doit garantir dans les débuts aux petits cultivateurs
et aux paysans moyens non seulement la possession
de leurs parcelles mais encore l'élargissement
de
celles-ci dans les proportions du fermage
coutumier.

(2) On peut trouver une classification précise des paysans dans


les thèses léninistes reproduites en appendice.
2° Si la révolution sociale a pour but de réaliser
la grande culture exploitée par des travailleurs asso-
ciés, l'on doit savoir que la victoire du socialisme
sur le capitalisme ne peut être considérée comme
acquise que lorsque, par la réorganisation de l'in-
dustrie sur les bases de la grande production collec-
tive et de la technique la plus moderne fondée sur
l'électrification de l'économie, on aura la possibilité
d'offrir aux campagnes une aide technique et sociale
décisive susceptible de provoquer un accroissement
extraordinaire du rendement de l'agriculture. Dans
ces conditions, la grande exploitation socialisée ne
peut être l'objectif immédiat du gouvernement ré-
volutionnaire : elle ne peut se réaliser que dans la
mesure où les conditions matérielles permettent d'es-
compter un succès économique certain.
Quant aux moyens à employer pour réaliser la
grande production associée, ils doivent consister
avant tout dans l'exemple et dans les aides économi-
ques et sociales appropriées.
Tel est, semble-t-il, l'essentiel de la théorie
marxiste. La révolution agraire soviétique peut-elle
être considérée comme une réalisation du marxisme
agraire ? Pour y répondre, examinons en toute ob-
jectivité les opinions de quelques théoriciens.

SECTION I. — LES OPINIONS RELATIVES


A L'AVENEMENT DE LA REVOLUTION AGRAIRE

Dans un ouvrage remarquable intitulé « Petit ma-


nuel de la Russie nouvelle », M. Anatole de Monzie,
exprime l'idée que les réformes agraires soviétiques
ne constituent pas une expérience du marxisme
agraire : « Essentiellement, il (le plan quinquennal)
vise à changer du tout au tout la structure économi-
que des pays de l'U. R. S. S. Pourquoi et comment ?
Si l'expérience marxiste avait été tentée dans un
pays à prédominance industrielle et capitaliste, sa
besogne eût simplement consisté à obtenir l'adhésion
des esprits à l'organisation de l'industrie et du capi-
tal suivant les théories collectivistes. Mais tel n'est
pas le cas de la Russie et des pays de l'Union. La
Russie est un pays essentiellement agricole ; les pay-
sans y représentaient plus de 90 % de la population
lorsqu'éclata la Révolution. Le capital industriel
n'était rien ou presque rien, en dehors de la grande
propriété terrienne. Les bolcheviks ont de suite com-
pris que si leur révolution n'avait pas été faite con-
tre les dogmes de K. Marx, elle avait cependant été
faite en dehors de ses lois et des milieux où elle pou-
vait avoir un sens. Par conséquent, elle demeurait
artificielle, précaire et sans bases. Pour pouvoir s'af-
firmer et convaincre les incrédules, il fallait qu'elle
fît de la Russie une grande puissance industrielle,
au moins égale aux plus grandes du monde capita-
liste » (3). Il résulte clairement de ces lignes que la
révolution agraire russe, comme la Révolution d'oc-
tobre qui l'englobe, ne peut pas selon Fauteur, être
considérée comme une expérience proprement dite
du marxisme. La même idée est également formulée

(3) A. de Monzie « Petit manuel de la Russie nouvelle », p. 275.


par Bertrand Russell La Révolution, prédite par
: «
Marx, qui doit abolir le capitalisme dans le monde
entier, s'est trouvée commencée en Russie, bien qu'il
eût semblé plus conforme à la théorie marxiste
qu'elle commençât plutôt en Amérique » (4).
Cette idée de nos deux auteurs cités est d'ailleurs
celle d'un grand nombre de penseurs et hommes po-
litiques antimarxistes pour lesquels les bolcheviks
ont déclenché la révolution dans un pays où se se-
raient trouvées le moins réalisées les conditions que
leur maître K. Marx aurait crues indispensables à
son avènement.
Mais ce courant d'opinion rejoint manifestement
l'exégèse, que nous croyons erronée, faite par E. Van-
dervelde pour ne pas parler d'autres théoriciens non
moins renommés, tels que Bernstein, E. David, Sim-
khovitch, et nous semble par conséquent basé sur
une conception simpliste et fausse du marxisme en
général et du marxisme agraire en particulier.
Il faut alors voir ce que les bolcheviks eux-mêmes
pensent de l'avènement de la Révolution d'Octobre
et a fortiori de celui de la Révolution agraire.
Lénine a écrit en 1902 dans « Que faire » ces mots
émouvants :
« L'histoire nous impose (à nous marxistes russes),
une tâche immédiate, la plus révolutionaire de celles
qui incombent au prolétariat de n'importe quel pays.
L'accomplissement de cette tâche, c'est-à-dire la des-

(4) Bertrand Russell : «


La pratique et la théorie du bolchevis-
me», p. 38.
truction du rempart le plus puissant de la réaction
européenne et asiatique, ferait du prolétariat russe
l'avant-garde du prolétariat révolutionnaire interna-
tional. »
La signification profonde de ces paroles devait se
matérialiser quinze ans après, et c'est Staline qui,
dans une Conférence faite à l'Université communiste
de Moscou en avril 1924, s'est chargé d'en souligner
le sens et la portée :
« La Russie tsariste était le foyer de l'oppression
sous toutes ses formes : capitaliste, coloniale et mi-
litaire, et cette oppression s'y manifestait sous son
aspect le plus barbare. L'omnipotence du capital s'y
alliait au despotisme du tsarisme, l'agressivité du
nationalisme à l'oppression féroce des peuples non
russes, l'exploitation économique des régions entières
de la Turquie, de la Perse et de la Chine à la con-
quête militaire de ces régions par le tsarisme... Le
tsarisme était la quintessence des côtés les plus né-
gatifs de l'impérialisme.
De plus, la Russie tsariste était une immense ré-
serve pour l'impérialisme européen, non seulement
parce qu'elle donnait librement accès au capital
étranger (qui détenait les branches aussi importantes
de l'économie russe que le combustible et la métal-
lurgie), mais aussi parce qu'elle pouvait fournir aux
impérialistes d'Occident des millions de soldats.
Ainsi, pendant la guerre, douze millions de Russes
ont versé leur sang sur les fronts impérialistes pour
assurer les profits effrénés des capitalistes anglo-
français.
En outre, le tsarisme était non seulement le chien
de garde de l'impérialisme en Europe orientale, mais
encore son agence pour la perception des intérêts
formidables des emprunts qui lui étaient délivrés à
Paris, à Londres, à Berlin et à Bruxelles.
Le tsarisme enfin était, en ce qui concerne le par-
tage de la Turquie, de la Perse, de la Chine, etc., le
fidèle allié de l'impérialisme occidental. La guerre
impérialiste n'a-t-elle pas été menée par le tsarisme
allié aux puissances de l'Entente, la Russie n'a-t-elle
pas été un agent essentiel de cette guerre ?
Voilà pourquoi les intérêts du tsarisme et de l'im-
périalisme d'Occident s'interpénétraient et se fon-
daient, en fin de compte, en un faisceau unique des
intérêts de l'impérialisme. L'impérialisme d'Occident
pouvait-il se résigner à la perte de ce puissant appui
en Orient et de cette source de forces et de richesses
qu'était l'ancienne Russie bourgeoise sans essayer
tous les moyens, y compris la guerre contre la révo-
lution russe, pour défendre et maintenir le tsarisme ?
Evidemment non !

Il s'ensuit que, si l'on voulait frapper le tsarisme,


il fallait aussi frapper l'impérialisme ; que si l'on se
soulevait contre le tsarisme, il fallait se soulever
aussi contre l'impérialisme, car, le tsarisme une fois
renversé, il fallait, si l'on avait vraiment l'intention
d'en finir avec ce dernier et non simplement de le
battre, renverser également l'impérialisme. Ainsi la
révolution contre le tsarisme se rapprochait et devait
se transformer en révolution contre l'impérialisme,
en révolution prolétarienne.
Or, en Russie, s'élevait une immense révolution
populaire, à la tête de laquelle se trouvait le prolé-
tariat le plus révolutionnaire du monde, et ce prolé-
tariat disposait d'un allié extrêmement sérieux la :

paysannerie révolutionnaire de Russie. Est-il besoin


de démontrer qu'une telle révolution ne pouvait s 'ar-
rêter à mi-chemin, qu'elle devait, en cas de succès,
aller plus loin et lever l'étendard de l'insurrection
contre l'impérialisme ? » (5).
Voilà comment Staline justifie l'avènement de la
Révolution sociale en Russie. Ce passage nous montre
d'une part la nécessité d'un bouleversement révolu-
tionnaire dans ce pays devenu le nœud des contra-
dictions de l'impérialisme, et le principal appui de
l'impérialisme occidental ; d'autre part, l'opportu-
nité du déclenchement révolutionnaire par suite de
l'existence en Russie d'une force réelle capable de
résoudre les contradictions de l'impérialisme dans le
sens socialiste. Selon toute évidence,' une telle justi-
fication théorique de Staline revient à incorporer pu-
rement et simplement la question agraire dans le
problème général de l'impérialisme, c'est-à-dire à
faire de la question agraire russe un élément de la
question de la dictature du prolétariat en Russie. La
question paysanne s'est bien posée conformément à
la théorie marxiste de la façon suivante par les bol-
cheviks au début de 1917 : « Les possibilités révolu-
tionnaires que récèle la paysannerie par suite de ses
conditions d'existence sont-elles déjà épuisées et, si

(5) « Le léninisme théorique et pratique », p. 7 et 8.


elles ne le sont pas, y a-t-il un espoir, une raison de
les exploiter pour la révolution prolétarienne, de
faire de la masse rurale, qui a été pendant les révo-
lutions d'Occident et reste encore une réserve de
forces pour la bourgeoisie, un allié du proléta-
riat ? (6). Dans ces conditions, Staline nous paraît
avoir très heureusement fixé les termes du problème
politique que posait le marxisme agraire en Russie
tsariste. Il n'y avait pas à se demander si la concen-
tration des exploitations agricoles était suffisamment
avancée. Du moment que les contradictions capita-
listes mondiales étaient considérées comme assez
mûres pour la Révolution sociale, l'avènement du so-
cialisme agraire devait être conçue sous l'angle de
la possibilité d'un soutien à apporter par la masse
paysanne au prolétariat dans sa lutte pour le pou-
voir.
Il en résulte donc, croyons-nous, que la politique
bolchevique a été un prolongement sur le terrain pra-
tique du marxisme théorique, que l'avènement de
l'expérience agraire russe doit être considéré comme
l'avènement du marxisme agraire.
Reste à examiner si l'état économique et social de
l'agriculture tsariste correspondait aux vues des bol-
cheviks, autrement dit, si la paysannerie russe pré-
sentait au début du xxe siècle des possibilités révolu-
tionnaires susceptibles d'être utilisées par le prolé-
tariat des villes.
Quel est donc l'état économique et social que pré-

(6) (C
Le léninisme théorique et pratique »,, p. 40.
senta la Russie tsariste avant de disparaître de la
scène mondiale ? L'examen des conditions dè pro-
priété et d'exploitation de l'ancienne économie ru-
rale démontre, croyons-nous, que les possibilités d'un
soutien du prolétariat des villes par la paysannerie
résidaient dans les contradictions économiques et les
antagonismes sociaux.
A. — S'agissant du régime de la propriété, les sta-
tistiques montrent d'une part une mauvaise réparti-
tion des terres ; d'autre part une grande hétérogé-
néité dans une masse paysanne de 100 millions
d'âmes. Le recensement de 1897 a donné les rensei-
gnements suivants reproduits par Schkaff dans sa
thèse de Doctorat : « La question agraire en Rus-
sie » (7) :

MILLIONS
Bourgeoisie et propriétaires fonciers 3
Prolétaires des villes et employés 22
Petits propriétaires riches ou aisés 23,1
Petits propriétaires pauvres 35,8
Prolétaires et demi-prolétaires ruraux 41,7
.......
125,6
Dans sa lumineuse étude sur « La révolution
agraire de la Russie soviétique », M. François Per-
roux relate que « l'enquête de 1905 accuse 2.200.000
familles paysannes sans terre, soit près de 15 % du
total de la population paysanne » (8).

(7) E. Schikaff : (C La question agraire en Russie ", p. 166.


(8) François Perroux : « Les réformes agraires en Europe » I.
p. 19.
A. de Monzie a souligné également les contradic-
tions économiques et sociales touchant le régime de
propriété de l'ancienne Russie : « A la veille de 1905,
10 millions de familles paysannes possèdent 7,3 mil-
lions de déciatines ; 27.000 propriétaires fonciers,
dont 18.000 nobles, disposent de 62 millions de décia-
tines ; le tiers environ de cet immense domaine ap-
partient à 699 seigneurs. Ces 10 millions de paysans
misérables en face de ces 699 seigneurs, c'est toute
la question agraire en Russie » (9).
Remarquons en outre que de 1893 à 1902, la popu-
lation augmente de 13 %, alors que les impôts s'élè-
vent de 49 % (10). Remarquons encore que pendant
que le pays connaît la famine en 1895, 1896, 1897,
1898, 1901, l'exportation des blés continue à l'étran-
ger. Il résulte de l'ensemble de ces faits la misère et
des troubles à la campagne. « Après l'abolition du
servage, le paysan russe reste donc misérable. La
réalité même de cette misère, sur le degré de la-
quelle les historiens, suivant leur tendance, ont plus
ou moins insisté, résulte de faits indiscutables. Le
paysan russe est sous-alimenté. Alors que sa consom-
mation normale aurait dû être de 24 pieds de blé, à
peine consomme-t-il en fait de 16 à 18. La consom-
mation moyenne des habitants de la plupart des
pays d'Europe à la même époque est beaucoup plus
élevée.
« Des disettes périodiques affament les populations

(9) A. de Monzie, op. cit., p. 44.


(10) F. Perroux, op. cit., p. 17.
rurales et suscitent des révoltes réprimées par la
force » (").
B. — L'examen du régime de l'exploitation montre
que si le développement du fermage en Russie dans
les années écoulées depuis l'abolition du servage jus-
qu'à la Révolution a, dans une certaine mesure, con-
tribué à calmer « la faim de terre » des paysans, il
n'en est pas moins vrai que les différentes formes
juridiques et techniques de l'exploitation ont engen-
dré des antinomies économiques et sociales telles que
la question agraire russe pouvait être une des causes
immédiates de la chute du tsarisme.
En effet, tout d'abord l'analyse de la situation des
différentes formes juridiques de l'exploitation, qu'il
s'agisse de l'exploitation familiale s'effectuant dans
le cadre du mir ou du faire-valoir direct ou de l'amo-
diation, met en lumière l'étendue et la multiplicité
des difficultés agricoles.
a) En ce qui concerne le mir, institution dont il
faut voir l'origine dans le servage et qui fut mainte-
nue en Russie pour des raisons fiscales et politi-
ques (12), les conséquences économiques et sociales
de son fonctionnement sont des plus funestes : faible
productivité de l'agriculture et prolétarisation crois-
sante de la masse des paysans. Les membres du mir
soumis au partage périodique et à la garantie soli-

(11 F. Perroux, op. cit., p. 17.


(12) « Le partage de la terre qui est si funeste pour l'agriculture,
a l'avantage d'empêcher la création d'un prolétariat, voilà pour-
quoi c'est une question dont la solution doit demeurer en dehors
des considérations purement économiques », Mémoire du Minis-
tère de l'Agriculture, Scfrkaff, op. cit., p. 119.
daire au point de vue fiscal, n'ont pas intérêt à amen-
der les parts respectives et à élever le niveau de la
production. Tandis que l'augmentation de la popu-
lation entraîne un morcellement croissant de la terre
communale, le souci de justice pousse le mir à tenir
compte dans le partage de la différence de rentabi-
lité des champs et par là conduit à un système de
lotissement dans lequel les parcelles de terre attri-
buées à un même feu peuvent se trouver très éloi-
gnées les unes des autres : ce fractionnement infini
empêche l'application de mode perfectionné d'agro-
nomie et met les cultivateurs dans une certaine dé-
pendance mutuelle. Le contact des lots appartenant
à des propriétaires différents impose certaines uni-
formités relatives aux cultures, aux semailles et aux
récoltes. Le pâturage de la commune oblige chaque
famille à se soumettre à l'ordre des cultures fixé par
la communauté. Ce n'est donc pas sans raison que
l'état de marasme, de stagnation de l'agriculture
russe d'alors est attribué en grande partie au mode
de fonctionnement du mir par les commissions
agraires officielles de 1907 à 1911. Ce système, qui ne
manque pas d'être la source de perpétuelles disputes
et de désordres agraires fréquents, exerce au surplus,
au point de vue social, une influence importante sur
le processus de formation du prolétariat rural dé-
pourvu de toute propriété. Schkaff écrit en effet :
« La possession communale du sol ne permit pas aux
paysans d'améliorer leur situation matérielle en in-
tensifiant les cultures. Une famille, pour subvenir aux
besoins de sa subsistance, avait donc besoin d'une
assez vaste superficie de terre. Seuls, les feux impor-
tants pouvaient arriver à se nourrir au sein du mir,
les autres feux étaient voués au dépérissement, à la
décomposition, à la ruine. Car si la réforme de 1861
avait donné à toutes les personnes du sexe masculin
dans les mirs une étendue égale de terre, la situation
du début se transforme bientôt. L'accroissement de
la population, inégal dans chaque feu, amena rapi-
dement, en certaines localités, un déficit considérable
de lots par rapport à la population. Dès 1877, il y eut
des districts où, dans 30 % des feux, 3, 4, 5 hommes
et plus se trouvaient sans lots ». Ainsi, maintenu
dans une certaine mesure par l'espoir politique de
contrecarrer la formation d'un prolétariat rural
comme nous venons de le dire, le mir, qui est au
point de vue économique une négation de la liberté
dans l'exploitation de la terre, un système annihi-
lant presque complètement l'initiative individuelle,
n'a point empêché la prolétarisation de la masse
paysanne.
Les réformes de Stolypine prises de 1906 à 1910,
et conçues comme un moyen de renforcer le capita-
lisme naissant et la propriété privée du sol au détri-
ment de la forme traditionnelle de propriété col-
lective du mir, n'ont pas eu, on le sait, le temps de
développer toutes leurs conséquences par suite des
événements de la Grande Guerre. Mais il reste vrai
que le régime du mir auquel était soumis avant la
Révolution le tiers des terres de la Russie d'Europe,
était condamné par l'évolution, et ne pouvait, sous
aucun rapport, être considéré comme « le fondement
même de toute l'histoire russe passée, présente et
future » (13).
b) En ce qui concerne la catégorie du faire-valoir
direct, la ruine du petit paysan et son expropriation
sont, selon Schkaff, les caractères marquants de l'éco-
nomie rurale en Russie à la fin du xixe siècle. Pas
plus dans cette catégorie des petits propriétaires in-
dépendants que dans celle des membres des mirs, les
réformes Stolypine ne résolvent le problème de la
terre. Dans l'ensemble, comme le montre F. Perroux,
elles entraînent une différenciation croissante des
masses paysannes. Et principalement, dans l'Ukraine
et dans la Russie méridionale, se forme la classe des
Koulaks ou paysans riches dont l'importance s'ac-
croît du fait de la décadence de la petite noblesse
rurale et de la prolétarisation des paysans pauvres,
absorbés en grande partie par le développement in-
dustriel.
c) Que nous révèle l'examen du fermage russe (14)
sur la situation agricole de l'ancienne Russie ? L'ana-
lyse faite par F. Perroux démontre jusqu'à l'évidence
la situation inextricable de l'économie rurale de l'an-
cien régime. Le fermage russe, loin d'en atténuer le
marasme, l'aggrave par ses propres modalités.

(13) Selon Samarine, pour citer un exemple, le mir est le


If
fondement, le sol même de toute l'histoire russe, passée, présente
et future. Les semences et les racines de tout ce qui fut grand et
qui reste à la surface sont profondément enfermées dans son sein
fertile et aucun acte, aucune, théorie qui le nient n'atteindront leur
but, ne seront viables » — Schkaff, op. cit., p. 114.
(14) D'après F. Perroux, les fermiers en tant que catégorie socia-
le n'existent à peu près pas : Il
le paysan qui loue la terre ne s'y
transporte pas le plus souvent comme le fermier occidental, n'y
construit aucune habitation, mais conserve sa résidence anté-
rieure H.
Dans la plupart des cas, le fermage est un signe de
la détresse du paysan, que ce dernier soit affermeur
ou fermier. Chez le premier, c'est l'insuffisance du
capital d'exploitation ou de la main-d'œuvre qui le
pousse à louer son terrain. Chez le second, le fermage
est un moyen de remédier aux inconvénients résul-
tant du morcellement extrême de la terre ou de l'é-
troitesse des lots.
D'autre part, si le fermage peut être d'une grande
utilité pour la classe paysanne moyenne possédant
un certain capital d'exploitation, s'il peut être une
source de profit pour les paysans riches qui s'érigent
en exploitants capitalistes, il ne peut être d'aucun
secours à la fraction la plus misérable de la popu-
lation paysanne en Russie, c'est-à-dire à celle qui a
les plus urgents besoins de terre. Il n'est pas acces-
sible aux paysans qui ne disposent pas d'un mini-
mum de bétail et de cheptel mort. Chose fâcheuse
encore, les paysans qui possèdent les nadiels les plus
insuffisants sont ceux qui payent les prix les plus
élevés : ce fait s'explique d'ailleurs si l'on réfléchit
que moins le paysan a de terre, plus urgents sont ses
besoins et mieux disposé il se trouve à payer des fer-
mages élevés. La hausse du prix des fermages qui
s est produite pendant les trente années environ sui-
vant la libération des serfs constitue un inconvénient
de premier ordre quant à la mise en valeur des
terres, car elle frustre les fermiers d'une certaine
quantité de capital numéraire qui pourrait servir
avantageusement à l'exploitation de leurs fonds.
Le fermage russe est un mode irrationnel d'exploi-
tation de la terre lorsqu'il n'est pas payé en argent
ou en produits, mais en prestation de travail. Ce sys-
tème présente un triple et très sensible inconvénient :
« D'une part, le paysan a tendance à céder son tra-
vail pour un prix inférieur au prix normal : il lui
semble moins onéreux de travailler que de livrer des
produits agricoles ou de verser une somme d'argent.
D'autre part, le paysan s'engage fréquemment à ac-
complir des travaux à une époque déterminée. Or il
se peut que le moment venu, des besognes urgentes
l'appellent à ses propres champs. S'il tient ses enga-
gements, ce ne sera pas sans dommage pour son ex-
ploitation personnelle. Enfin, souvent le paysan se
trouve dans l'impossibilité d'aceomplir le travail con-
venu comme prix du fermage avant la récolte. Pour
éviter qu'une partie n'en soit prélevée à titre de
compensation par le propriétaire foncier, il s'engage
de nouveau pour l'année suivante. Ainsi le lien se
perpétue entre fermier et propriétaire non sans dom-
mage, même pour ce dernier dont les champs sont
mal cultivés et qui n'est pas poussé à perfectionner
la technique de son exploitation puisqu'il dispose de
main-d'œuvre à vil prix. »
En conclusion, là où le fermage est de type capita-
liste, il est un instrument de différenciation des
masses rurales, il creuse plus profond le fossé qui
sépare les paysans riches du grand nombre de
paysans paupérisés. Partout où il s'agit du fermage
dit de travail ou d'alimentation, le fermage russe
peut être considéré comme une forme indirecte de
salariat.
Ni le mode d'exploitation du mir, ni le faire-valoir
direct, ni le fermage ne peuvent donc permettre l'éli-
mination du déséquilibre entre terres et bras, et
toutes ses conséquences économiques et sociales.
Après maintes mesures importantes prises par le
gouvernement tsariste (réglementations bancaires fa-
vorisant les achats de terres et les améliorations
techniques, appui financier pour le développement
des coopératives de crédit agricole, translation de
terres avec les réformes de Stolypine, colonisation
intérieure ou déplacement des personnes), pour re-
médier à l'insuffisance des terres attribuées à l'im-
mense majorité des paysans et pour favoriser l'élé-
vation des rendements, les statistiques suivantes dé-
montrent l'inanité des efforts de l'ancien régime et
la misère persistante de la masse rurale.
« Sur l'ensemble des exploitations agricoles de la
Russie d'Europe, immédiatement avant la guerre,
10 % seulement étaient des exploitations aisées
; en-
viron 40 % étaient de petites exploitations agricoles
;
l'autre moitié était constituée par des exploitations
qui ne réunissaient pas les éléments indispensables
pour la bonne marche d'une économie » (").
Alors que la répartition des terres et des
moyens
de production restait mauvaise, la dette hypothécaire
croissait continuellement depuis la seconde moitié du
XIX8 siècle jusqu'à la guerre :

(15) F. Perroux, op. cit., p. 55.


1872 143,3 millions de roubles.
1886 529,6 —
1.028,7
1895
1897
.......... 1.359,0


1904 2.074,6 —
3.300,0
..........
1913 —
Dans le plan de la production, la différenciation
«
des couches sociales dans l'agriculture russe appa-
raît encore plus nettement. Si l'on prend pour la
période 1908-1913, la quantité globale de céréales des-
tinée au commerce et à l'exportation, on remarque
que les propriétaires de latifundi en donnent 21 %,
les koulaks 50 % et les paysans, l'immense majorité
de la population, seulement 29 %. »
Sous les rapports techniques, le rendement est en
moyenne et pour les principaux produits agricoles
inférieur à celui des autres pays d'Europe. « La ré-
colte moyenne de froment est avant la guerre en
Russie de 28 puds par déciatine ; au Danemark de
179 ; en Angleterre de 124 ; en Hollande et en Bel-
gique de 111 ; en Allemagne de 77 ; en France de
70,5. Des chiffres analogues pourraient être cités en
ce qui concerne la récolte du seigle » (lfl).
Les conditions internes de la campagne restant en-
core trop mauvaises, ne permettent pas aux proprié-
taires d'appliquer sur une très vaste échelle des sys-
tèmes intensifs de culture (système alterné, large
emploi des machines agricoles et des engrais chimi-
ques ou naturels) qui seuls auraient pu fournir des

(16) F. Perroux, op. cit., p. 42.


produits à bas prix. Le producteur a d'ailleurs à
subir les effets d'une irrégularité extrême des prix :
« Contraint de vendre rapidement et sans choix, par
le risque de ne vendre point, il doit se soumettre
aux conditions que lui dicte l'intermédiaire » (17).
C.
— La situation du prolétariat rural russe mal
protégé et payé avec des salaires de famine marque
le point culminant de la misère sociale. Pour en
avoir une idée, nous empruntons le tableau suivant
à F. Perroux :
« Le marché du travail dans la Russie d'ancien
régime souffre de l'absence d'agences ou de bureaux
de placement. Il en résulte une très mauvaise répar-
tition des paysans en quête du travail. Les fausses
manœuvres sont fréquentes. Les paysans se dépla-
cent dans des conditions sanitaires défectueuses et
quand ils arrivent à pied-d'Iœuvre, ne trouvent pas
souvent l'emploi qu'ils avaient espéré... La journée
de travail est très longue : 16 à 17 heures. Les condi-
tions de travail sont précaires. La loi du 12 juin 1886
qui, sous l'ancien régime, est à peu près le seul texte
qui régisse la matière, traite surtout du contrat de
travail et fait au travailleur agricole une situation
plus dure encore que celle que lui réservaient les
vieux règlements de 1863. Le salarié ne peut plus,
comme par le passé, rompre la convention qui le lie
pour coups ou offenses graves. En revanche, le pa-
tron peut résilier le contrat en cas de mauvaise
con-
duite, d'ivrognerie, d'incapacité. L'ouvrier agricole,

(17) F. Perroux, op. cit., p. 42.


soumis au régime du livret de travail, peut être rendu
pénalement responsable de la rupture de la conven-
tion qu'il a passée ou de son accomplissement irré-
gulier.
« ...Les travailleurs à la journée, dans les provinces
centrales, touchent, les hommes au maximum 50 ko-
peks par jour, les femmes 30 kopeks. La main-d'œu-
vre fixe reçoit en moyenne pour toute la Russie,
comme salaire d'été, 43,14 roubles et comme salaire
annuel 61,22 roubles... Ils (les salaires) varient du
reste considérablement suivant la nature des tra-
vaux » (18).
A côté des conditions de vie du salariat agricole
proprement dit, il convient de mentionner celles de
la petite industrie domestique des Kustari qui té-
moigne de l'état arriéré de l'économie rurale de l'an-
cien régime. Le travail des kustari présente cette uti-
lité incontestable d'occuper la famille paysanne pen-
dant les heures de loisir forcé de la mauvaise saison
(les travaux agricoles de la Russie durent de 130 à
150 jours). Mais cette forme de la production à la-
quelle ont recours les petits paysans est l'objet d'une
exploitation sans merci, connaît les horreurs des sa-
laires dérisoires et des conditions de travail parti-
culièrement accablantes et antihygiéniques. C'est
grâce à la participation du travail intensif des
femmes et des enfants d'à partir de l'âge de 7 ans,
c'est en « remplissant de travail chaque pore du
temps » que les kustari peuvent soutenir avec leur

(18) F. Perroux, op. cit., p. 30-31.


technique rudimentaire et des circonstances économi-
ques aidant (imperfection des moyens de communi-
cation, insuffisance du capital), la lutte contre la
grande industrie, et arriver à gagner un peu d'argent.
D. — Il importe d'observer que parallèlement à la
décomposition manifeste et multiforme des modes
d'exploitation traditionnels, l'économie capitaliste se
développe lentement mais sûrement, par l'effet des
conditions économiques et sociales générales nou-
velles. La transformation des économies paysannes
d'économies fermées en économies d'échange, la spé-
cialisation rendue nécessaire par la production pour
le marché, la dissolution progressive des liens pa-
triarcaux, la formation croissante du prolétariat ru-
ral, l'apparition des systèmes de culture intensive, la
nécessité d'employer du capital monétaire entraînant
le développement du crédit agricole, tous ces phéno-
mènes qui sont les produits de l'évolution et qui s'ap-
pellent les uns les autres, concourent au développe-
ment du capitalisme agraire. Il est difficile de déter-
miner l'importance exacte de ce dernier mode d'ex-
ploitation dans l'économie russe d'avant-guerre (19).
Mais il est permis de penser, d'après ce que nous con-
naissons de la répartition des terres et de l'état ar-
riéré de la technique, que le capitalisme est peu dé-
veloppé en Russie tsariste. Dans la mesure où il
existe, le capitalisme, en un sens, joue un rôle éco-
nomique éminemment progressif. « Trente ans de

(19) F. Perroux indique que le nombre des ouvriers des entre-


prises agricoles capitalistes était d'environ 126.000. Op. cit.
capitalisme ont plus fait pour l'agriculture que trois
siècles d'histoire antérieure. Par la variété des formes
de l'agriculture commerciale, par le perfectionne-
ment des moyens de production, par le progrès des
systèmes de culture, par la spécialisation du travail,
le capitalisme, là où il triomphe, élève le niveau de
la production rurale ». « Pour des raisons spéciales
à la Russie et d'autres communes à tous les pays, la
grande production l'emportait sur la petite. Si l'on
prend le chiffre 100 pour représenter la moyenne de
la production des pomiechtchiks dans la période de
1883-1910, on trouve chez les paysans les chiffres
suivants : pour le seigle 83,3 ; pour l'avoine, 82,4 ;
pour le blé de printemps 85 ; pour l'orge 88 ; pour
le blé d'hiver 87 ; pour le sarrasin 87,5 ; pour le lin
88,4 ; pour le chanvre 90 ; pour les pommes de terre
87,9 » (20).
D'autre part, l'existence du capitalisme agraire est
liée à celle d'une classe de travailleurs libres, d'un
salariat rural au développement croissant, caracté-
risé en Russie plus qu'ailleurs par sa mobilité ex-
trême. « L'ouvrier russe est en même temps un
paysan russe, et le paysan russe est souvent doublé
d'un ouvrier... La vie a réduit leurs intérêts au même
dénominateur, et ce dénominateur commun est leur
force de travail » (21). Ces migrations ouvrent aux
paysans et prolétaires agricoles russes de larges ho-
rizons, leur apprennent à regarder par delà le clo-

(20) Schkaff, op. cit., p. 172. 188.


(21) Pechekhonoff « Paysans et ouvriers dans leurs rapports
mutuels ».
cher du village, les rendent perméables aux idées
sociales nouvelles, dont ils deviennent des propagan-
distes conscients et organisés.
Ainsi, le capitalisme agraire, par la croissance des
forces et des dimensions de la production qu'il repré-
sente, par la socialisation du travail qu'il opère, pré-
pare dans les campagnes russes des conditions écono-
miques et psychologiques de la Révolution.
Dès avant les événements de 1917, à partir de
1902, éclatent de sanglants troubles agraires, qui se
généralisent en 1905. Les paysans coupent les bois
des seigneurs, pillent les granges, incendient des rési-
dences de grands propriétaires terriens, ne payent
plus les fermages ni les indemnités de rachat de la
réforme de 1861, ni les impôts. Au printemps et en
été 1905, les mouvements révolutionnaires atteignent
62 districts, c'est-à-dire 14 % de toute la Russie. En
novembre, les mouvements agraires s'étendent à 160
districts de la Russie d'Europe. Il est à remarquer
que la gravité de ces troubles agraires s'accroît alors
du fait qu'elle s'accompagne de grèves redoutables
déclenchées dans les villes. Des commissions et co-
mités sont créés pour étudier en détail les divers pro-
blèmes de la terre : des fonctionnaires et des pro-
priétaires terriens y siègent, mais les éléments
paysans, principaux intéressés aux réformes, n'y sont
pas représentés. La première Douma, instituée le
6 août 1905 dans des conditions favorables au mou-
vement paysan se heurtant à l'opposition de la no-
blesse, est dissoute ; la deuxième n'a pas plus de
chance que la première, est fermée le 3 juin 1907
pour être remplacée, avec des conditions électorales
nouvelles, par la troisième et la quatrième qu'on ap-
pelle à juste titre « Doumas des seigneurs ».
Cette agitation rurale profonde et généralisée fait
dire à Lénine en 1905 que le problème cardinal de la
Révolution est la question agraire et que la révolu-
tion paysanne, dirigée par le prolétariat, doit balayer
les débris du féodalisme et ouvrir la voie à la lutte
de classe du prolétariat et de la paysannerie contre
la bourgeoisie. Aussi, malgré l'échec du mouvement
révolutionnaire en 1906 (le mouvement révolution-
naire baisse dans les villes, tandis que les révoltes
des paysans sont réprimées), les bolcheviks considè-
rent la révolution de 1905 comme « la répétition
générale » qui précède la grande révolution, et tirent
des événements de 1905 les enseignements utiles pour
les luttes futures. Parmi les causes de l'échec de la
révolution de 1905, il faut noter deux faits :
1° La paysannerie reste dans son ensemble pas-
sive et ne se met en mouvement qu'après l'écrase-
ment de l'insurrection ouvrière.
2° Le tsarisme peut s'appuyer sur l'armée qui lui
demeure fidèle et il reçoit de puissants concours ex-
térieurs sous la forme d'emprunts négociés en France
par Witte et Kolovtsev.
Mais les possibilités révolutionnaires des campa-
gnes russes subsistent en s'amplifiant, et l'histoire
russe de la période 1905-1917 est celle de la lutte des
cadets (bourgeoisie libérale), des bolcheviks et des
socialistes-révolutionnaires pour la conquête de la
paysannerie.
Alors qu'en Ooccident la paysannerie avait mar-
ché aux côtés de la bourgeoisie libérale à l'assaut de
la féodalité, il nous est donné de voir qu'en Russie le
rôle directeur appartint à cette force motrice nou-
velle qu'était le prolétariat révolutionnaire. « A la
veille de la révolution, l'industrie était extraordinai-
rement concentrée. Les entreprises de plus de 500
ouvriers chacune occupaient 54 % de la main-d'œu-
vre totale, alors que dans un pays aussi développé
que les Etats-Unis, elles n'en employaient que 33 %.
Ce seul fait, allié à l'existence d'un parti aussi révo-
lutionnaire que celui des bolcheviks, faisait de la
classe ouvrière russe la plus grande force politique
du pays » (22). En 1917, la paysannerie ne pouvait
donc trouver son salut contre l'arbitraire du tsar,
l'omnipotence du propriétaire foncier, la guerre dé-
vastatrice qui la ruinait, que dans son alliance avec
la classe ouvrière russe (23). Dans ces conditions, tem-
poriser dans la voie révolutionnaire, s'arrêter satis-
fait aux conquêtes démocratiques de la Révolution
de février 1917, eût été une incompréhension, sinon
une trahison, de la doctrine marxiste, du moins vue
sous l'angle de ses rapports avec le problème agraire.
Nous savons que l'histoire de la période février-
octobre 1917 devient principalement l'histoire de la
lutte des socialistes-révolutionnaires, des menche-
viks, et des bolcheviks pour la conquête de la majo-

(22) Staline « Le léninisme théorique et pratique », p. 41.


{là) « L enorme quantité de paysans enrégimentés reçut de la
mobilisation un esprit nouveau : la conscience de ce qu'elle pou-
vait et de ce qu'elle voulait ». Voir F. Perroux,op. cit., p. 59.
rité des paysans. Les positions respectives de ces
partis politiques dans le problème de la terre et dans
celui de la guerre décidèrent de l'issue de cette lutte.
La Révolution d'octobre 1917 qui fut la victoire des
bolcheviks apparaît comme l'affirmation de l'idée
marxiste de la possibilité d'une révolution socialiste
dans un pays où le capitalisme industriel est assez
fortement développé alors que l'agriculture reste en-
core arriérée. Commentant l'avènement de ladite Ré-
volution, Staline écrit : « Auparavant, on voyait dans
la révolution prolétarienne uniquement le résultat
du développement intérieur d'un pays donné. Main-
tenant ce point de vue est insuffisant. Il faut consi-
dérer la révolution prolétarienne avant tout comme
le résultat du développement des contradictions dans
le système mondial de l'impérialisme, comme le ré-
sultat de la rupture de la chaîne du front impéria-
liste mondial dans tel ou tel pays.
Où commencera la révolution ? Où, dans quel
pays peut être en premier lieu percé le front du
capital ?
Là où l'industrie est le plus perfectionnée, où le
prolétariat forme la majorité, où la civilisation est le
plus avancée, où la démocratie est le plus dévelop-
pée, répondait-on autrefois.
— Non, répond la théorie léniniste de la Révolu-
tion. Le front du capital ne sera pas nécessairement
percé là où l'industrie est le plus développée, il sera
percé là où la chaîne de l'impérialisme est le plus
faible, car la révolution prolétarienne est le résultat
de la rupture de la chaîne du front impérialiste mon-
dial à l'endroit le plus faible. Donc, il peut se faire
que le pays qui commence la révolution, qui fait
brèche dans le front du capital, soit moins développé
au point de vue capitaliste que d'autres qui restent
pourtant dans le cadre du capitalisme ».
« ...Brièvement parlant, la chaîne du front impé-
rialiste, en règle génrale, doit se briser là où les
anneaux sont le plus fragiles, et non nécessairement
là où le capitalisme est le plus développé, où il y a
un pourcentage considérable de prolétaires, relative-
ment peu de paysans, etc. » (24).
Si donc, dès octobre 1917, la rupture de la chaîne
impérialiste s'était réalisée en Russie, et qu'à partir
de cette date, la révolution sociale trouvât pour la
première fois dans l'histoire humaine un terrain
ferme d'expérimentation, nous croyons devoir con-
clure, de la confrontation de la théorie et des faits,
que, contrairement à l'opinion de maints théoriciens
et observateurs, l'expérience soviétique est, au point
de vue de son avènement, une confirmation des thèses
agraires marxistes.

SECTION II. — LES OPINIONS RELATIVES A LA


POLITIQUE AGRICOLE SOVIETIQUE DANS
SES RAPPORTS AVEC LE MARXISME
AGRAIRE.

Abordons la question de savoir si la révolution


agraire soviétique peut être considérée comme une

(24) Staline : op. cit., p. 21-22.


réalisation du marxisme agraire au point de vue du
processus de l'édification socialiste. Nous examine-
rons les opinions contradictoires émises à ce sujet,
et nous étayerons la conception que nous croyons
juste sur les faits indiscutablement établis.
D'après un grand nombre d'auteurs, l'expérience
agraire soviétique est apparue depuis ses débuts
comme profondément antimarxiste. En effet, si nous
convenons de distinguer dans l'histoire de la poli-
tique agraire soviétique deux grandes phases caracté-
risées successivement par le « radicalisme agraire >
et « la combinaison de la propriété publique ou col-
lective avec la grande exploitation » (25), nous obser-
vons que les critiques suivantes ont été adressées au
bolchevisme :
1° La première phase qui, en gros, consiste dans la
généralisation de la propriété individuelle du sol, est,
dit-on, un « paradoxe » au point de vue de l'ortho-
doxie marxiste, « un accroc à la théorie de la sup-
pression de toute propriété individuelle » (26).

(25) Voir F. Perroux, op. cit., p. 150.


(26) Cette opinion est formulée, entre autres, par deux auteurs
renommés et influents. René Gonnard et André Liesse. Le premier
écrit en effet : « Il est très remarquable qu'au moment même où
des propagandes de socialisme agraire se poursuivaient dans cer-
tains pays d'Occident, le régime communautaire du Mir s'effon-
drait en Russie, durant les derniers temps du régime tsariste» et
d'une manière plus complète, plus définitive sans doute, depuis
la révolution de 1917, dont l'un des résultats, les plus para-
doxaux, mais les plus probables, sera d'avoir généralisé la pro-
priété individuelle du sol en Russie >1. (Histoire des doctrines éco-
nomiques, III, p. 175-176). Le second auteur écrit dans le même
sens : Il Ils (les bolcheviks) ont appliqué de la doctrine de Marx
ce qui était le mieux à leur portée : ils ont détruit. Car la doc-
trine de l'auteur du Capital n'est pas précisément constructive. Il
a laissé à cet égard, aux metteurs en œuvre de ses brumeuses con-
ceptions la tâche ardue, sinon impossible,, de tirer les conséquences
2° La deuxième phase, qui constitue l'expérience
de socialisation proprement dite est, dit-on, entachée,
dans le domaine agricole comme d'ailleurs dans le
domaine industriel, par l'adoption d'une organisa-
tion du travail qui serait contraire à la lettre et à
l'esprit du marxisme.
Sur cette double question, nous rencontrons ici
encore l'affirmation opposée dans la pensée des bol-
cheviks qui soutiennent que l'expérience agraire so-
viétique, tout au long de son développement, est plei-
nement conforme au marxisme agraire. Nous trou-
vons en effet la preuve de cette affirmation dans les
écrits et discours des dirigeants actuels de l'U. R. S. S.
qui se proclament formellement les disciples de Mars,
d'Engels et du continuateur de ces derniers, Lénine.
Que faut-il penser de ces deux positions contradic-
toires ? Toutes les deux, remarquons-le tout de suite,
constituent des jugements différents sur des faits qui,
eux, sont les mêmes. Il résulte de ceci qu'elles trou-
vent l'origine de leur divergence uniquement dans
une interprétation différente du marxisme agraire.
Dans ces conditions, examinons d'abord le premier
point litigieux.
Peut-on soutenir que le « radicalisme agraire »
initial a été une entorse faite à la doctrine marxiste ?
En vérité, le croire, c'est faire preuve d'une énorme

des prémisses qu'il a posées... La question agraire fournissait


en-
core un élément d'action sur les moujiks auxquels on attribue
des terres. Toutefois, cette dernière mesure, qui était un accroc à
la théorie de la suppression de toute propriété individuelle devait
bientôt dresser, contre les dictateurs la résistance passive de ces
paysans aux injonctions et aux réquisitions édictées par les nou-
veaux maîtres ,. L'économiste français, 19 juillet 1919).
incompréhension du marxisme qui, au point de vue
politique comme au point de vue strictement écono-
mique, a toujours déclaré que l'œuvre révolution-
naire devait tenir compte des moments de l'évolution.
Sur le plan politique, lorsque Lénine lançait le mot
d'ordre « La terre aux paysans », il visait essentiel-
lement à obtenir l'appui de la paysannerie et pensait
avec juste raison y arriver en satisfaisant la faim de
terre de l'immense masse des moujiks qui, jusque-là,
vivaient dans la croyance traditionnelle de leur droit
naturel à la jouissance du sol. D'autre part, lorsque
le Chef de la Révolution russe permettait ainsi l'ex-
propriation sans indemnisation des terres des gros
propriétaires fonciers, des apanages, des couvents,
de l'Eglise, par les comités agraires de cantons et les
Soviets de députés paysans de districts, n'a-t-il pas
fait, en cette circonstance, qu'appliquer la pensée
marxiste selon laquelle l'émancipation des travail-
leurs sera l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes ? (27).
La souplesse et l'habileté de la tactique bolchevique
sont ainsi appréciées par F. Perroux : « Les bolche-
viks ont eu l'habileté suprême de laisser faire la ré-
volution agricole, tandis que le gouvernement Ké-
rensky prétendait la faire... Comprendre la situation
alors, c'était donner au paysan russe la satisfaction
du partage général — idée sur laquelle il vivait de-
puis des siècles — et non élaborer rationnellement,
suivant un plan logiquement et techniquement cor-
rect, une réforme complexe ». Cette tactique bolche-

(27) Manifeste communiste.


vique, disons-nous donc, est caractéristique du
marxisme politique. De même, sur le plan stricte-
ment économique, les théoriciens antibolcheviks n'ont
pu formuler la précédente critique que par suite
d'une ignorance regrettable de la doctrine marxiste.
Réalisateurs conscients et compréhensifs de celle-ci,
les bolcheviks n'ont point espéré un triomphe immé-
diat et total du socialisme agraire, lequel doit être
l'aboutissement d'un long et immense effort pour le
développement de la grande industrie et de la grande
production, aussi bien que pour l'éducation de la
masse rurale par le moyen de l'aide et de l'exemple
techniques.
Dans le même ordre d'idée, et envisageant ce qui,
dans l'expérience agraire russe, a une importance
prépondérante dans la deuxième phase, demandons-
nous s'il est permis de voir dans le statut modèle de
l'artel attribuant à titre « privé » au kolkhozien sa
maison, un champ, du cheptel, un retour à la pro-
priété individuelle et à l'exploitation familiale ? Re-
naud Jean, dans son livre « La terre soviétique »,
parlant à la fois en observateur et en théoricien
marxiste, écrit que ceux qui l'ont vu, ont, volontai-
rement ou non, mal vu, et que « loin d'y porter
atteinte, le statut modèle consolide la base du régime
nouveau : la collectivisation du sol et des moyens de
labour. Nous croyons devoir émettre le même juge-
ment. Ici comme ailleurs, l'économique est pour le
marxisme intimement lié au politique. L'action révo-
lutionnaire veut être réaliste et souple, se soumettre
économiques et sociales justement pour pouvoir à la
fois maintenir sûrement les acquisitions et mieux
préparer l'avenir. Les bolcheviks savent parfaite-
ment qu'il est difficile d' « extirper les survivances
du capitalisme dans l'économie et dans la conscience
des hommes », et que la « société sans classes » ne
peut se réaliser « spontanément » (Discours de Sta-
line au XVIIe Congrès du Parti). Aussi ont-ils pro-
clamé d'une part l'artel comme la forme essentielle
du mouvement actuel des kolkhozes, d'autre part la
« commune » comme la forme future qui se réalise-
rait certainement sinon à bref délai, et dont il serait
« criminel de hâter artificiellement l'avènement ».
Ecoutons en effet à ce sujet les explications de Sta-
line :
« Aujourd'hui, tout le monde reconnaît que dans
les conditions actuelles, l'artel est la seule forme
juste du mouvement kolkhozien. Et c'est parfaite-
ment compréhensible : 1° l'artel combine convena-
blemént les intérêts personnels et matériels des kol-
khoziens avec leurs intérêts sociaux ; 2° en adaptant
heureusement les intérêts personnels aux intérêts
sociaux, l'artel facilite l'éducation des paysans indi-
viduels d'hier dans l'esprit du collectivisme ». La
commune, elle, qui est la forme supérieure du mou-
vement kolkhozien, surgira nécessairement, dit Sta-
line, sur la base d'une technique plus largement dé-
veloppée et de l'abondance des produits.
Il nous semble par conséquent que la première cri-
tique dirigée contre l'expérience agraire soviétique
dans ses rapports avec le marxisme repose sur une
interprétation erronée, ou plus précisément sur une
conception sommaire et incomplète qu'on a faite
d'une doctrine qui vaut ce qu'elle vaut, mais qui con-
sidère le chemin révolutionnaire comme une voie
aux multiples détours.
Passons à la deuxième critique qui croit trouver
dans l'organisation de la production sociale l'aban-
don de quelque « dogme fondamental marxiste ».
Ce prétendu abandon du marxisme par les bocheviks
dans l'organisation du travail agricole aussi bien
qu'industriel, est une critique courante formulée par
nombre de théoriciens antisoviétiques. Dans l'Econo-
miste français du 6 juin 1936, Nicolas Zvorikine
écrit : « Staline ne se gêne plus actuellement pour
déclarer qu'il considère comme absolument erroné
le principe révolutionnaire fondamental proclamant
l'égalité absolue de tous les hommes : il affirme, au
contraire, qu'il est bien plus juste et équitable de
reconnaître la frappante inégalité entre les hommes,
tant par rapport à leurs forces physiques, que par
rapport à leur énergie et à leurs qualités morales :
il estime donc plus juste, dans ces conditions, que
chaque individu puisse gagner sa vie suivant les ré-
sultats acquis par son travail et son énergie person-
nels : c'est donc précisément en vertu de ce principe
que Staline avait instauré le principe du stakhano-
visme, établissant une rémunération des efforts per-
sonnels, en primant généreusement ceux des ouvriers
dont la production dépasserait la norme moyenne
imposée ».
Faisons deux remarques à propos de cette cri-
tique :
1° Elle attribue au marxisme une certaine concep-
tion égalitariste ;
2° Elle considère la rémunération du travail aux
pièces comme antimarxiste.
Que faut-il en penser ? On croit tout simplement
rêver en présence d'une interprétation si effarante
de la notion marxiste de l'égalité. Ce dogme de « l'é-
galité absolue de tous les hommes » en forces et en
qualités, quel est donc le texte, l'écrit authentique
qui nous permette vraiment de l'attribuer à la pen-
sée marxiste ? Nous ne croyons pas que Marx et
Engels aient quelque part affirmé que les hommes
sont égaux en capacités physiques, intellectuelles ou
morales et qu'ils doivent être traités comme tels.
Il paraît indiscutable, par contre, que Marx et Engels
ont conçu l'égalité comme un état social dérivant de
l'abolition des classes. Dans le Manifeste commu-
niste, ils n'hésitaient pas à flétrir le « socialisme uto-
pique » parce que ce dernier prêchait un « ascé-
tisme universel » et un « égalitarisme grossier ».
Précisant la conception marxiste de l'égalité, Engels
.
écrit dans son « Anti Dühring » « Le véritable
sens de l'exigence prolétarienne de l'égalité se réduit
à l'exigence de l'abolition des classes. Toute exigence
d'égalité qui irait plus loin que celle-ci, aboutirait
inévitablement à l'absurdité ». La liquidation des
classes est précisément conçue par le marxisme
comme la condition actuelle du développement de la
personnalité humaine, car elle doit libérer l'huma-
nité de l'obstacle capitaliste. La suppression des
classes doit ainsi conduire : 1° à « l'affranchissement
égal de tous les travailleurs de l'exploitation après le
renversement et l'expropriation des capitalistes » ;
2° à « l'abolition égale, pour tous, de la propriété
privée des moyens de production après que ces der-
niers sont devenus la propriété de toute la société » ;
3° au « devoir égal pour tous de travailler selon leurs
capacités », au « droit égal pour tous les travailleurs
d'être rémunérés selon leur travail (société socia-
liste) » ; 4° au « devoir égal pour tous de travailler
selon leurs capacités et droit égal pour tous les tra-
vailleurs d'être rémunérés selon les besoins (société
communiste) ». Staline, qui a défini en ces termes la
notion marxiste de l'égalité, a eu raison d'écrire que
« le marxisme n'a jamais reconnu et ne reconnaît
nulle autre égalité » (28).
Il n'est par conséquent point permis d'attribuer au
marxisme une tendance fondamentale au nivellement
des conditions d'existence et des besoins personnels.
D'autre part, peut-on soutenir qu'est antimarxiste la
pratique de la rémunération du travail aux pièces
qui est à la base du stakhanovisme ? Ce jugement
nous semble provenir encore d'une interprétation er-
ronée du marxisme. Lorsque dans le livre 1 du Ca-
pital, chapitre XIX, Marx écrit que « le salaire aux
pièces est la forme de salaire la plus adéquate au
mode de production capitaliste », il a voulu dire par
là que le mode de paiement en question permet aux

(28) Staline « Rapport au XVIIe Congrès du Parti communiste >1.


détenteurs des moyens de production de développer
la production capitaliste sans qu'aucune modifica-
tion soit apportée à « la nature même du salaire ».
Le salaire aux pièces, dit-il, « fournit au capitaliste
le moyen d'évaluer très exactement l'intensité du tra-
vail. Seul le temps de travail réalisé dans une quan-
tité de marchandises déterminées d'avance suivant
les données de l'expérience est considéré comme le
temps de travail socialement nécessaire et payé
comme tel ». Mais « le rapport général entre le capi-
tal et le travail salarié ne s'en trouve nullement mo-
difié », et « la proportion entre le salaire et la plus-
value reste la même, puisque le salaire individuel de
chaque ouvrier a comme correspondant la masse de
plus-value produite par lui ». Par conséquent, il faut
bien comprendre que Marx n'a pas voulu condamner
le « salaire aux pièces » en soi, mais en tant qu'il
est intégré dans le système capitaliste. « La qualité
du travail, dit-il, est ici contrôlée par l'ouvrage même
qui doit être une réussite moyenne, si l'on veut que
le salaire aux pièces soit payé en entier. Dans cet
ordre d'idées, le salaire aux pièces permet aux pa-
trons de faire de fructueuses retenues de salaire et
de se livrer à toutes sortes d'exactions... Si l'ouvrier
ne possède pas la capacité moyenne de rendement
et ne peut donc fournir un minimum de travail jour-
nalier, on le congédie... La quantité et l'intensité du
travail étant contrôlées ici par la forme du salaire,
la surveillance devient en grande partie inutile.
Aussi cette forme constitue-t-elle le fondement du
travail à domicile dans la société moderne... L'ex-
ploitation de l'ouvrier par le capital se réalise alors
dans l'exploitation de l'ouvrier par l'ouvrier : le sa-
laire aux pièces permet au capitaliste de signer un
contrat avec l'ouvrier principal — chef d'équipe dans
une manufacture, maître porion dans une mine...
Parce que les salaires individuels s'élèvent au-dessus
du niveau moyen, ce niveau a une tendance à bais-
ser... Un des principaux facteurs sur lesquels on s'ap-
puie pour payer l'ouvrier pendant les heures où il
travaille effectivement ». Le salaire aux pièces, en
permettant aux patrons de grossir leurs bénéfices,
crée ainsi dans le régime capitaliste un renforcement
de l'oppression de l'homme par l'homme, un accrois-
sement de misère et de chômage. Mais cette « rému-
nération des efforts personnels », si elle est pratiquée
dans un autre esprit, dans un autre régime, est sus-
ceptible, tout en produisant les mêmes effets écono-
miques d'augmentation de la production, d'aboutir à
des conséquences sociales heureuses que le marxisme
se propose précisément de réaliser. Or, on peut dire
que le but réel du stakhanovisme est l'organisation
de la production socialiste pour le plus grand bien-
être possible de tous les travailleurs. Ziromski écrit
avec force dans le Populaire du 18 janvier 1936 :
« En Russie soviétique, on n'est plus dans le sys-
tème capitaliste ; la production n'est plus viciée,
con-
taminée par ce chancre rongeur. Avec la production
capitaliste, plus on multiplie les richesses, plus on
multiplie l'iniquité ; en Russie soviétique, la produc-
tion intensifiée est destinée à multiplier les possibi-
lité de satisfaction des besoins humains. Différence
fondamentale, qu'il faut considérer, quand on veut
apprécier équitablement certaines méthodes d'orga-
nisation du travail comme la méthode stakhanoviste.
Dans la mesure — et ceci mérite un examen appro-
fondi et objectif — où le perfectionnement des fac-
teurs techniques supprime l'excès de fatigue nerveuse
ou musculaire de l'ouvrier, permet la diminution de
la journée de travail et l'accroissement de la masse
de la rémunération du travail, la recherche de ren-
dements supérieurs en vue de l'accroissement de la
production, pour la plus large satisfaction des be-
soins, est un véritable « devoir » de la production
affranchie de la dîme capitaliste ».
La rationalisation de la production en U. R. S. S.
a donc pour but d'augmenter la richesse de l'Etat
socialiste avec le bien-être des travailleurs. Ce n'est
pas ici la place d'examiner si le stakhanovisme a
réalisé ses objectifs en agriculture ainsi que dans
l'industrie. Mais ce que nous venons de dire suffit
pour nous permettre d'affirmer qu'il est vraiment er-
roné de considérer le stakhanovisme comme une pra-
tique antimarxiste dans ess principes.
Toutes les critiques que nous avons examinées
reposent donc sur une fausse interprétation du
marxisme agraire. Si l'expérience agraire russe a
comporté des tâtonnements, des erreurs ou des re-
culs, il faut reconnaître qu'il serait surhumain qu'une
entreprise si vaste, poursuivie dans des conditions si
difficiles, puisse être menée d'une façon impeccable.
Elle a subi successivement trois orientations diffé-
rentes : communisme de guerre (1917-1921) ; nou-
velle économie politique (1921-1928) ; période des
plans quinquennaux. Mais ces trois phases ne sont en
réalité que des transitions imposées par les faits et
conçues conformément aux vues doctrinales du
marxisme agraire.
Pour nous en convaincre, une analyse détaillée de
la politique agraire soviétique nous paraît nécessaire.
Nous essaierons de saisir clairement et distinctement
ses rapports directs avec la théorie, d'abord au point
de vue de l'appropriation des moyens de production
et du mode d'exploitation, ensuite au point de vue de
l'organisation interne du travail des entreprises col-
lectives, enfin au point de vue de l'industrialisation
des campagnes.
I. — A ses débuts, la Révolution russe a proclamé
le principe de la nationalisation du sol. L'article pre-
mier du décret du 26 octobre 1917 stipule en effet :
« La propriété foncière de la terre est abolie immé-
diatement sans aucune espèce de rachat. » La Révo-
lution d'octobre n'a pas alors conduit les paysans à
la culture collective des terres, transformation qui
ne doit se réaliser qu'au terme d'un processus écono-
mique et social complexe. (Ici, les raisons économi-
ques et psychologiques s'ajoutent d'ailleurs au mobile
politique que nous avons dégagé plus haut). Elle
s'est alors bornée à mettre tous les cultivateurs sur
la même base juridique, celle de posséder et d'ex-
ploiter la terre par leur travail libre et protégé. Ceci
est l'objet de l'article 6 : « Tous les citoyens (sans
distinction de sexe) de l'Etat russe qui veulent culti-
ver par leur propre travail, avec l'aide de leur fa-
mille ou en association, reçoivent le droit d'usufruit
de la terre tant qu'ils ont la force de la cultiver. Le
travail salarié n'est pas admis ». Des millions et des
millions de paysans pauvres ou sans terre allaient
recevoir la terre selon les modalités établies par ledit
décret et des textes législatifs ultérieurs (loi du 19 fé-
vrier 1918). La Révolution défendait toutes les opé-
rations sur la terre (commerciales, héréditaires, etc.)
qui n'avaient rien à voir avec le travail et qui au-
raient rapidement créé dans le nouvel Etat, où les
grands propriétaires avaient été supprimés en tant
que catégorie sociale, une bourgeoisie agricole exploi-
teuse et une masse de paysans exploités et misé-
rables.
Mais la guerre étrangère et la guerre civile impo-
sèrent pour la défense du premier Etat prolétarien
une organisation sociale et économique que l'on ap-
pela le « communisme de guerre ». Cette organisa-
tion avait principalement pour but de répondre aux
nécessités de la guerre en opérant sur la base juri-
dique nouvelle établie par le décret du 26 octobre et
la loi du 19 février 1918. L'on vit alors s'instaurer la
sévère politique de réquisitions (décrets des 13 mars
1918, 20 mars 1918, 1er février 1919) avec tous les
inconvénients sociaux qu'elle devait inévitablement
entraîner.
Aux termes du décret du 14 février 1919, le Gou-
vernement soviétique pensait déjà à préparer le pas-
sage progressif de l'exploitation individuelle à l'agri-
culture socialiste, par la détermination des deux
formes d'exploitation publique et collective que l'on
connaît : le sovkhoz (exploitation étatiste), le kolkhoz
(exploitation collective sous forme de commune, d'ar-
tel ou d'association pour la culture de la terre en
commun). Le Gouvernement soviétique multiplia les
efforts pour favoriser le développement de ces formes
de culture publique et collective ; mais il ne tarda
pas à se heurter aux circonstances économiques et
sociales contraires. La guerre et la révolution elle-
même laissèrent non seulement les campagnes, mais
le pays tout entier dans le désordre, la misère et la
ruine, c'est-à-dire dans un état économique nullement
favorable à l'édification socialiste. D'autre part, le
paysan soviétique, bien qu'entraîné aux rudes
épreuves des années terribles du communisme de
guerre, n'avait pas changé sa mentalité et restait
hostile aux méthodes de travail nouvelles (29). Il
fallait par conséquent orienter l'activité gouverne-
mentale révolutionnaire sur ces données concrètes de
la réalité économique, sociale, utiliser immédiatement
toutes les énergies paysannes, favoriser leur dévelop-

(29) Il est intéressant de lire à ce sujet le témoignage suivant


de Miglioli : « Sans aucun doute, ces années furent un enseigne-
ment pour les orientations ultérieures de la politique agraire. Par
exemple, dans les régions où la guerre civile fit le plus de rage
et où les nécessités de la défense poussèrent les masses à se lier
d'une solidarité plus intime, surgissent déjà, pendant cette période,
des associations rurales dans lesquelles les paysans réunissaient
les terres qu'on leur avait affectées ainsi que tous les moyens de
culture, y travaillant et y vivant dans la communion la plus com-
plète. De cette façon, surgirent soudain en Ukraine des centaines
de « communes » agricoles qui furent sans nul doute une expé-
rience précieuse. Mais leur manque de préparation et leur insuffi-
sance, au point de vue de la technique en tant qu'organismes de
production, ressortiront bientôt. La guerre civile finie, plusieurs
d'entre elles furent aussitôt liquidées ". (La collectivisation des
campagnes soviétiques », 1934, p. 38).
pement pour sortir l'agriculture de ses ruines. Nous
assistons alors à l'avènement d'une « nouvelle poli-
tique économique » à la base de laquelle précisé-
ment se trouve l'agriculture. Il s'agissait de « re-
prendre haleine pour mieux livrer le combat ». D'une
part, les réquisitions forcées qui avaient répondu aux
nécessités de la défense nationale furent définitive-
ment supprimées et remplacées par un impôt (en na-
ture d'abord, en argent ensuite). D'autre part, tout
un ensemble de mesures politiques et économiques
furent prises pour consolider les positions socialistes
acquises en même temps que furent partiellement ré-
tablies la liberté des échanges et de l'exploitation
agricole (80), et qu'au point de vue du droit de pro-
priété, l'hérédité fut reconnue sous une forme dis-
crète (31).

(30) En matière d'exploitation, le Code agraire de 1922, dans son


chap. V, donne une place prépondérante au dvor ou famille rura-
le, qui assure par ses membres la culture du sol. Le droit d'usage
sur la terre, les constructions agricoles, le cheptel, appartient à
tous les membres du dvor. Le dvor est représenté par le chef de
famille, mais s'il ne remplit pas avec diligence sa tâche,, les auto-
rités soviétiques peuvent, sur la demande des autres membres de
la famille, le relever de ses fonctions, et le remplacer par un autre
membre de la famille. Si la famille a perdu tous ses membres ma-
jeurs, les mêmes autorités soviétiques nomment un tuteur. La
répartition des terres du dvor entre ses membres majeurs peut
être accordée à la condition qu'ils forment de nouvelles exploita-
tions rurales. Si une juste répartition des terres de la famille n'est
pas possible, les membres restants sont indemnisés en argent.
Pour empêcher des distributions dont la conséquence serait un
excessif morcellement ou parcellement, le Comité exécutif pro-
vincial a le droit de publier des dispositions réglementaires (F.
Perroux, op. cit.. p. 86).
(31) Le ~ 2, du chap. pr, du Code agraire de 1922 énonce que le
droit d'usage est illimité dans le temps et ne peut cesser que dans
les cas énumérés dans la loi. Parmi ces cas figure l'hypothèse de la
mort de tous les membres de la famille. Or, la législation holche-
viste à ses débuts stipulait que le droit d'usage s'éteint avec la
mort de son détenteur, que toute transmission à cause de mort
est incompatible avec les principes du régime nouveau.
La nécessité de modifier toute la politique écono-
mique de la Russie soviétique avait été proclamée
par Lénine dans deux discours prononcés l'un au
Xe Congrès panrusse des Transports en mars 1921,
l'autre le même mois de la même année au Xe Con-
grès communiste. Faisons ici quelques observations
d'une grande importance théorique :
1° L'orientation nouvelle de la politique écono-
mique, si elle renonçait à certaines rigueurs de la
législation agraire révolutionnaire initiale, se plaçait
néanmoins dans le cadre des acquisitions fondamen-
tales de la Révolution d'octobre. L'abolition défini-
tive de la propriété privée sur la terre fut une fois de
plus proclamée dans le Code agraire de la Répu-
blique des Soviets du 30 décembre 1922. Le droit
d'usage appartenait à tous les citoyens de la Répu-
blique qui désiraient cultiver la terre par leur propre
travail. La terre était affectée à la famille paysanne
non pas en tant qu'entité constituée par des liens de
sang, mais en tant qu'association de gens travaillant
ensemble la terre (art. 65 du Code). Les droits de ces
membres travailleurs de la famille étaient égaux
pour tous, sans distinction de sexe et d'âge. Et cha-
cun d'eux pouvait se séparer des autres, tout en gar-
dant le droit à sa quote-part du terrain et des autres
biens. Restaient défendus l'achat-vente, la donation,
l'hypothèque, le fermage, la location de la terre en
général, l'emploi de la main-d'œuvre salariée (sauf
réserves dans ces deux derniers cas pour des circons-
tances exceptionnelles prévues). Les contrevenants
étaient privés du droit d'usage et responsables péna-
lement. De plus, si l'agriculteur cultivait mal son
fonds sans raison plausible, son droit d'usage pouvait
lui être temporairement retiré.
2° S'il existait un secteur privé à côté d'un secteur
socialisé, le Gouvernement soviétique n'avait point à
redouter des conséquences possibles du rétablisse-
ment partiel des modes d'exploitation capitaliste ou
précapitaliste ; car, conscient de la nécessité d'un
changement temporaire d'orientation, dans sa marche
résolue vers une société socialiste, il disposait d'un
pouvoir politique assez fort pour éviter au pays ce
qu'il pouvait considérer comme de nouvelles offen-
sives du régime aboli. D'autre part, le secteur privé
agricole tout comme le petit commerce et la petite
industrie, était toujours obligé de se conformer aux
directives de l'Etat qui se donnait pour tâche de di-
riger l'économie générale du pays. La nouvelle poli-
tique économique devait en même temps que de do-
ter la Russie d'industries productrices de biens de
consommation et d'industries lourdes, apporter à la
campagne un soutien effectif dans l'oeuvre de restau-
ration agricole. Dans ce but, des plans spéciaux fu-
rent établis au sujet des combustibles, du trafic, des
semences, du blé, du commerce extérieur, du crédit.
En 1922, l'Etat disposait d'un plan de réorganisation
cadastrale des fermes destiné à les rendre plus orga-
niques et plus productives. Il s'adressait surtout aux
paysans les plus pauvres et les plus nécessiteux, et
leur donnait la préférence dans toutes les allocations
de terre et de bétail. D'autre part, le retour partiel
au principe de la liberté et du commerce est, dans
l'esprit de Lénine, inséparable d'un développement
He la coopération considérée, au point de vue du pas
%age à l'ordre nouveau, comme la voie « la plus sim-
ple, la plus facile et la plus accessible au paysan » (32).
Car, il faut le rappeler ici, ia coopération, d'après la
théorie marxiste, doit jouer un rôle de premier plan
dans l'édification socialiste par l'Etat propriétaire des
moyens de production. Lénine écrit dans un article
du 4 janvier 1923 : « Avec la Nep, nous avons fait
une concession au paysan en tant que marchand, une
concession au principe du commerce privé ; de là,
précisément, découle (contrairement à ce que l'on
pense) l importance immense de la coopération. A
proprement parler, étendre suffisamment la coopéra-
tion en largeur et en profondeur dans notre
popu-
lation sous le régime de la Nep, c'est tout
ce qu'il
nous faut, puisque nous avons maintenant trouvé ce
terrain de conciliation de l'intérêt privé, de l'intérêt
commercial privé avec son contrôle par l'Etat,
son
degré de subordination à l'intérêt général,
ce qui
pour de nombreux socialistes était autrefois la pierre
d'achoppement. En effet, le pouvoir de l'Etat s'éten-
dant à tous les moyens importants de production, le
pouvoir de l'Etat entre les mains du prolétariat, l'al-
liance de ce prolétariat avec les millions et les mil-
lions de petits et de tout petits paysans, la direction
de ces paysans par ce prolétariat, etc., n'est-ce
pas là
tout ce qu'il faut pour pouvoir, avec la coopération,

(32)105. Lénine " De l'alliance des onvriers et des paysans


' »
p.
avec la seule coopération (que nous traitions aupa-
ravant de mercantile et qu'à certains égards nous
avons maintenant le droit de traiter ainsi sous la
Nep), n'est-ce pas là tout ce qui est nécessaire pour
édifier la société socialiste intégrale ? Ce n'est pas
encore la construction de la société socialiste, mais
c'est tout ce qui est nécessaire et suffisant pour cette
construction ». Ainsi s'explique le fait que déjà dans
les premières années de la Nep, la coopération con-
naissait une grande extension sous des aspects va-
riés : vente et achat des produits agricoles, crédit
agricole, achat et emploi des machines, amélioration
de la race chevaline et des bêtes à cornes, travaux
d'assainissement, coopératives de production pour les
produits lactés, les céréales, le lin, le tabac, l'élevage,
etc... Les coopératives rurales passèrent de 22.000 en
1922 à 130.000 en 1928 (33). Elles étaient fédérées sous
la direction d'organismes centraux, comme l'Union
panrusse des laiteries coopératives, du coton, etc...
Un tel mouvement qui socialisait de plus en plus
l'activité quotidienne des paysans, devait en com-
battre la mentalité arriérée.
Il en résulte que le paysan soviétique, respecté sous
la Nep dans sa petite économie, aidé et soutenu par
l'Etat, fut entouré non seulement d'institutions agri-
coles (sovkhoz et kolkhoz) où il voit s'expérimenter
le travail collectif de production, mais aussi de coo-
pératives qui l'éduquent à une vie nouvelle.
Ces observations nous autorisent par conséquent à

(33) A. de Monzie, op. cit., p. 227.


dire que la Nep, au moins en ce qu'elle intéresse
l'agriculture, est une étape nécessaire de l'édification
socialiste en U. R. S. S. Par l'intervention multi-
forme de l'Etat, elle apparaissait déjà comme une
« économie planifiée socialiste » si l'on prend cette
expression dans le sens que lui donne Robert Mossé
(planifiée définissant essentiellement le moyen, socia-
liste définissant le but) (34).
En 1927, les résultats de la Nep, au point de vue
technique, se firent sentir. Les terres cultivées avaient
une étendue supérieure à celle d'avant-guerre, et la
culture primitive, dite des « trois champs », avait été
remplacée par un assolement à huit champs et plus.
Le bétail à cornes était déjà plus nombreux qu'en
1916 tandis que la race chevaline atteignait le pour-
centage de 83 % sur le chiffre calculé dix ans aupa-
ravant. 28.000 tracteurs pouvaient être déjà employés
dans les campagnes (35).
Socialement, cette politique par laquelle l'Etat se
mettait en contact étroit avec les paysans, surtout
avec les petits et les moyens, a produit de même des
effets heureux. Déjà en 1925, raconte Miglioli, dans
chaque village la personnalité des paysans avait
grandi. Ceux-ci sentaient qu'ils étaient partie vivante
et opérante de l'Etat. « Il (le paysan) parlait de
l'Etat comme de « son » Etat. Il ne se limitait pas à
raconter la production de son champ, mais il parlait
avec enthousiasme du progrès rapide qui s'accomplis-

(34) Robert Mossé, conférence à l'Institut national agronomique


sur l'économie dirigée et l'agriculture en U.R.S.S.
(dû) Voir Miglioli, op. cit., p. 50-51.
sait dans toutes les campagnes... Lorsqu'on appro-
chait le cultivateur de la petite ferme et qu'on par-
lait avec lui des résultats de son travail, presque tou-
jours il faisait lui-même la comparaison entre sa
production et celle de la ferme collective. Il recon-
naissait à celle-ci la supériorité qu'elle tirait de l'em-
ploi plus facile des machines, de la meilleure utili-
sation de la terre, de la possibilité de spécialisation
des cultures et du bétail. « Moi aussi, je passerai
par là », concluait-il ouvertement, ou en laissant en-
trevoir son intime pensée. Et lorsqu'il ne s'en rap-
portait pas aux résultats atteints par la ferme col-
lectivisée, par le kolkhoz, le paysan songeait aux
entreprises agraires directement gérées par l'Etat, les
sovkhozes » (36).
Les conditions techniques et sociales laissaient par
conséquent entrevoir la possibilité d'une accélération
de la collectivisation agraire. Mais une telle intensi-
fication ne semble pas seulement logique, elle deve-
nait une nécessité à la fois économique et politique.
En effet, sur le terrain économique, « les ravitaille-
ments des villes étaient déjà difficiles, parce que l'ac-
croissement du prolétariat dans les usines et l'amé-
lioration de son train de vie demandaient toujours
plus de denrées. Il faut encore remarquer que si d'un
côté la production agricole avait fait un grand pas
en avant et dans quelques branches avait même dé-
passé la production d'avant-guerre, de l'autre côté, la
population de l'Union avait augmenté de plusieurs

(36) Miglioli, op. cit., p. 42.


millions grâce à sa vie nouvelle, et dans les cam-
pagnes le paysan se nourrissait beaucoup mieux » (37).
Sur le plan politique, une « dékoulakisation » (38)
accentuée s'imposait. « Le koulakisme est en pleine
activité, écrit Miglioli, animé par sa haine du régime
qui lui rendait la vie dure, et qui devait, un jour
prochain, l'étouffer complètement. C'est le koulak
qui, le premier, cache le blé. C'est lui qui cherche à
répandre la panique d'une proche disette parmi les
masses paysannes et à les exciter à la résistance
contre les achats de l'Etat. Quelque évolués que fus-
sent les paysans et quelque attachés qu'ils fussent à
leur Etat, il n'est pas malaisé de comprendre ce
qu'une pareille propagande pouvait présenter de
danger pour l'Union ».
Il semble bien résulter de ces considérations
que
le moment arrivait de faire un nouveau pas dans la
voie de la collectivisation des campagnes. L'accen-
tuation de la collectivisation devait permettre de
ren-
forcer l'organisation de l'économie planifiée socia-
liste, d'augmenter la production agricole, et de
sup-
primer le danger politique de la renaissance d'une

(37) Miglioli, op. cit., p. 54-55.


(38) Une loi de 1929 définit ainsi le Koulak : Le Koulak est ce-
lui qui veut vivre en exploitant constamment le travail et la fati-
gue d'autrui. La loi d'abord concrétise trois circonstances qui
posent inévitablement cette exploitation par le paysan enrichi. sup-
sont. données : par la possession d'installations outillées
pour une industrie accessoire, comme moulins, fabrication de con-
serves, de l'huile, etc..., par la possession des machines agrico-
les qu il loue à d'autres paysans moyennant
une certaine rede-
vance ; par la possession d'une ferme pourvue d'un nombre de
locaux supérieur à ses besoins de sorte qu'il puisse
partie en location moyennant le paiement d'un loyer. en céder une
(Misliolis
op. cit., p. 79). ,
bourgeoisie rurale. Avec l'ère des plans quinquen-
naux, l'on vit donc naître une orientation nouvelle (39)
par laquelle on allait non seulement stimuler et hâter
le développement industriel, mais encore industria-
liser l'agriculture elle-même en créant de grandes
exploitations agricoles collectives, en répandant
l'usage des machines les plus perfectionnées, en favo-
risant l'extension des terres cultivées et l'augmenta-
tion du bétail (40). Les résolutions prises dans ce but
par la XVe Conférence du Parti communiste furent
transmises aux organes économiques compétents pour
être précisées par des chiffres et constituées en plan.

(39) Robert Mossé commente ainsi l'orientation nouvelle :


«La cause profonde de ce changement d'orientation me paraît
avoir été le désir d'appliquer les principes d'économie planifiée
socialiste à l'agriculture. Il ne suffisait point aux dirigeants so-
viétiques d'avoir réalisé -, ou tenté de réaliser — leurs concep-
tions à priori dans le domaine de l'industrie et pour la population
non rurale, il' leur fallait aussi réaliser pour la masse paysanne
ce qu'ils se représentaient comme un idéal social. Le point de dé-
part de l'expérience soviétique me paraît donc être essentielle-
ment un système idéologique préconçu, et, à ce titre, je crois que
l'expérience russe diffère profondément des autres expériences :
elle nous présente un ensemble cohérent, ordonné, de mesures
inspirées par des vues d'ensemble. C'est essentiellement, en som-
me. une transposition dans les faits d'un certain système idéolo-
gique ».
Ajoutons que ce volontarisme économique reste parfaitement
compatible avec la philosophie marxiste, et, mieux, ne peut être
compris qu'à sa lumière.
(40) Staline dit dans un discours prononcé devant le Comité
central du Parti communiste (Novembre 1928) : « Nous ne devons
pas plus longtemps baser le pouvoir soviétique et la structure
socialiste sr.r deux fondations différentes, une industrie socialiste
très grande et très unifiée, et d'autre part une agriculture arrié-
rée et divisée en petites exploitations. Il est nécessaire de recons-
truire l'agriculture graduellement, mais systématiquement et in-
flexiblement, sur une base technique nouvelle sur la base de la
grande production en l'élevant au niveau de l'industrie socialiste.
Ou nous résolvons ce problème, et alors la victoire finale est ga-
rantie ; ou nous le laissons irrésolu, et alors le retour au capita-
lisme peut devenir un développement inévitable ,. Chamberlin
« The
Soviet planned economic order 1), Boston 1931, p. 105.
Au cours du premier plan quinquennal, la collecti-
visation de la production agricole a passé par des
alternatives diverses, par des phases d'essor et de ré-
gression. Ces variations s'expliquaient par des rai-
sons d'opportunité d'ordre politique ou technique,
résistance organisée des koulaks ou impossibilité de
satisfaire aux besoins des kolkhozes en moyens de
production et en crédits. Ainsi, alors que le premier
plan quinquennal ne prévoyait qu'une collectivisa-
tion de 1/5 (41) des exploitations agricoles, la collecti-
visation en masse fut décrétée à partir de janvier
1930 à la suite des réactions violentes et nombreuses
des koulaks qui ne se résignèrent pas à leur progres-
sive liquidation. « Pendant mon séjour dans les vil-
lages soviétiques en été 1930, raconte Migliogi, pp. 76-
77, op. cit., j'apprenais directement des paysans col-
lectivistes combien le koulak avait été féroce et
agressif contre eux, lorsque, en groupe (même les
paysans moyens) ils se dirigeaient enthousiastes vers
la collectivisation. Il brûla leurs maisons ; il empoi-
sonna les eaux pour tuer le bétail ; il attaqua les
dirigeants du mouvement collectiviste, allant jusqu'à

(41) La modération de cette prévision s'explique par les considé-


rations staliniennes suivantes :
« Dans l'édification socialiste des campagnes, il ne faut jamais
dépasser le mouvement des masses, ni se séparer d'elles, mais mar-
cher avec elles et les conduire en avant, en les attirant à nos mots
d'ordre et en faisant en sorte qu'elles se persuadent de leur jus-
tesse, par leur propre expérience. »
« L'emploi de la violence qui est utile et nécessaire contre nos
ennemis de classe, est inadmissible et néfaste lorsqu'il s'agit du
paysan moyen qui est notre allié. »
" Le léninisme nous enseigne qu'il faut conduire le paysan vers
la collectivisation, en le laissant libre de se décider et de se per-
suader des avantages que l'économie collectivisée a sur l'économie
individuelle. » (Miglioli, op. cit., p. 92.)
l'assassinat ». Une ordonnance du 4 janvier 1930 au-
torisait la confiscation des biens des koulaks et même
la déportation des koulaks dans les districts du Nord.
Par ces procédés, on empêchait les koulaks de pé-
nétrer en nombre dans les exploitations collectives
où ils essayaient d'organiser des noyaux de résis-
tance, et en même temps on procurait aux kolkhozes
le capital d'exploitation qui leur faisait défaut. La
collectivisation prit alors un essor rapide. Le 20 jan-
vier 1930, 21,6 % des exploitations agricoles étaient
collectivisées. Le 1er mars 1930, 55 %.
Ce progrès s'accompagnait d'un fait économique
significatif : pour les semailles du printemps, les
fermes collectivisées avaient déjà utilisé une quantité
de 220.000.000 de puds, perspective sûre d'une culture
et d'une production encore jamais atteintes. Mais le
fait que les prévisions du premier Plan quinquennal
furent réalisées en ce laps de temps dans la propor-
tion de plus de 200 %, mit le Gouvernement sovié-
tique en face de graves difficultés lorsqu'il fallut faire
face à toutes les demandes en moyens de production
et en crédits que lui adressèrent les exploitations pu-
bliques et collectives. Il fut donc amené à ralentir le
mouvement de collectivisation. Le revirement se pro-
duisit après la fameuse déclaration de Staline sur
« le vertige provoqué par trop de succès », déclara-
tion faite dans un article de mars 1930 intitulé « Nos
succès nous ont tourné la tête ». D'autre part, les
kolkhozes ne pouvant être vivants et forts que s'ils
se constituent sur la volonté libre de tous les mem-
bres, en tenant compte des exagérations abusives, le
Gouvernement ordonna que les kolkhozes qui s'é-
taient improvisés sans respecter cette règle, devaient
être considérés comme non constitués. « Ainsi de-
vait-on immédiatement réparer les fautes commises
là où la lutte contre les koulaks s'était étendue jus-
qu'à y comprendre aussi des paysans moyens, ou jus-
qu'à entamer les sentiments religieux encore répan-
dus parmi les populations agricoles » (Miglioli, op.
cit., p. 91).
Au mois d'octobre 1930, le pourcentage des exploi-
tations collectivisées était ramené à peu près à la
moitié de ce qu'il était au mois de mars. Au prin-
temps 1931, le Gouvernement fit une nouvelle cam-
pagne de dékoulakisation qui fut suivie en août d'un
arrêt permettant la consolidation et le perfectionne-
ment des exploitations collectives existantes. On peut
dire que pendant le premier Plan quinquennal, la
collectivisation a été opérée suivant ce jeu d'offen-
sives et de replis. La collectivisation de dizaines de
millions d'hectares englobant une énorme masse de
population paysanne, ne pouvait être une construc-
tion faite d'un seul coup et avec des lignes parfaites
et immuables. Mais à partir de 1931, le mouvement
semble prendre une progression à la fois lente et
sûre. La forme dominante préconisée va être l'artel.
Dès 1931, un règlement définit l'artel de la façon sui-
vante. C est une grande ferme collective dans la-
quelle des paysans mettent en commun leurs
moyens
de production (42). Les bornes séparant les fonds des

(42) De lavaleur des biens collectivisés, une partie est englobée


dans le fonds patrimonial et indivisible de l'artel. Le reste
est
membres de l'artel sont supprimées et tous les lots
de terre sont réunis dans un seul fonds. Tous les
animaux de travail sont propriété de la collectivité.
Il en est de même des outils, des animaux fournis-
sant des produits pour la vente, des réserves de se-
mences, des locaux non destinés à être habités et né-
cessaires à l'artel, ainsi que les entreprises pour la
transformation des produits. On exclut de la collecti-
visation les habitations et tout ce qui leur est an-
nexé. Le terrain, entourant les habitations, cultivé ou
cultivable en potager, n'est pas compris dans les
biens de l'artel. Les animaux de basse-cour demeu-
rent propriété individuelle. Les kolkhoziens peu-
vent garder individuellement une vache. Les por-
cins et les ovins n'appartiennent au kolkhoz que si
celui-ci en fait un élevage spécial ; sinon les
paysans peuvent garder, dans certaines limites,
quelques porcs et quelques moutons ou brebis. Les
règles nouvelles sur l'organisation de l'artel ne sont
qu'un développement ou une précision de règles an-
ciennes, mais elles ne changent pas la tendance gé-
nérale. En ce sens, est élaboré un statut-type de l'artel
par le lIe Congrès des Kolkhozes tenu à Moscou en
février 1935. On peut y relever une tendance nette à
élargir le secteur individuel. Ainsi on précise que le
kolkhozien peut conserver, en plus de sa vache,
2 veaux, 2 truies avec leurs porcelets, 10 chèvres ou
brebis, une quantité illimitée de volailles et de lapins

considéré comme une quote-part sociale versée par les paysans à


l'artel et que ces derniers ont le droit de recouvrer s'ils sortent de
l'artel.
et 20 ruches. Dans certaines régions, et spécialement
dans les districts d'élevage à population nomade, on
admet jusqu'à 10 vaches, 10 chevaux et 8 chameaux.
En ce qui concerne le verger et le potager, on admet
que le lot individuel peut atteindre jusqu'à un hec-
tare. Dans cette délimitation du secteur collectivisé
et du secteur individuel, outre les motifs d'ordre
doctrinal que nous avons exposés plus haut, il faut
évoquer, pour expliquer la politique agricole sovié-
tique, une raison d'ordre matériel qui se trouve dans
la forme particulière des agglomérations en Russie :
« Les maisons des paysans sont généralement sépa-
rées les unes des autres par ces bouts de terrains
cultivés presque toujours en potager. Leur annexion
au domaine de la grande ferme collective aurait été
souvent impossible, parce que les lois techniques qui
en règlent la composition et la distribution cultu-
rales ne pouvaient pas tenir compte de ces petits lots
s'étendant entre les habitations des paysans. Par con-
séquent, il valait mieux les considérer comme des
« dépendances » si l'on peut dire de ces maisons » (43).
En 1933, la Russie compte 224.000 kolkhozes qui
groupent 65 % de l'ensemble des dvors et qui occu-
pent 75 % de la superficie des terres cultivées en cé-
réales alors qu'à ce dernier point de vue, les sov-
khozes occupent 10,8 % et les exploitations indivi-
duelles 15,7 %. On sait que le deuxième Plan quin-
quennal (1933-1937) se propose de parachever la col-
lectivisation des campagnes au moyen de l'absorption

(43) Miglioli, op. cit., p. 10S.


progressive des exploitations individuelles par les
kolkhozes, et surtout par l'artel.
II. — Il résulte de l'analyse que nous venons de
faire sur l'évolution générale de la politique agraire
soviétique que les bolcheviks ont fait depuis la Révo-
lution d'octobre 1917 un immense et admirable effort
pour réaliser le marxisme agraire. La même con-
clusion s'impose également au sujet de l'organisation
du travail qui est régie pendant l'étape socialiste par
le principe marxiste que nous savons : « Obligation
égale pour tous de travailler selon leurs capacités et
droit égal pour tous les travailleurs d'être rétribués
selon leur travail ». Le Gouvernement soviétique
s'est efforcé de réaliser l'application de ce principe à
l'intérieur du kolkhoz, notamment dans l'artel. La
main-d'œuvre est répartie en « brigades de produc-
tion » spécialisées en fonction des besoins de l'entre-
prise agricole et organisées selon les aptitudes des
travailleurs. La rémunération du travail se fait selon
la quantité des produits et la qualité même du tra-
vail. Pour donner à ce sujet une idée exacte des
réalisations soviétiques, citons les dispositions sui-
vantes extraites des statuts-types de l'artel adoptés
par le IIe Congrès des Kolkhoziens et ratifiés par le
Comité central du Parti communiste de l'U. R. S. S.
le 17 février 1935 :
« Le Conseil d'administration de l'artel crée des
brigades de production.
« Les brigades de culture sont formées au moins
pour la durée d'un cycle complet d'assolement.
« Des lots de terre leur sont attribués dans les
y
champs rentrant dans le système d'assolement, pour
la durée d'un cycle complet.
« Le Conseil d'administration du kolkhoz
rattache
à chaque brigade de culture, par acte spécial, tout
l'outillage, les bêtes de trait et les bâtisses d'exploita-
tion qui lui sont nécessaires.
« Les brigades d'élevage sont formées pour trois
ans au moins.
« Le Conseil d'administration de l'artel rattache à
chaque brigade d'élevage le bétail producteur, l'ou-
tillage, les bêtes de trait et les constructions néces-
saires.
« Le travail est réparti entre les membres de l'ar-
tel par le chef de brigade lui-même, qui a pour de-
voir d'utiliser au mieux chaque kolkhozien de sa bri-
gade, en bannissant tout favoritisme dans la répar-
tition du travail et en tenant strictement compte de
la capacité professionnelle, de l'expérience et de la
force physique de chacun. En ce qui concerne les
femmes enceintes et celles qui allaitent, il tiendra
compte de la nécessité de leur venir en aide en les
exemptant des travaux un mois avant et un mois
après les couches. Pendant ces deux mois elles conti-
nueront à toucher leur salaire, dont le montant cor-
respondra au nombre de journées de travail qu'elles
font en moyenne.
« Les travaux agricoles, dans l'artel, sont effectués
sur la base du travail aux pièces.
« Le Conseil d'administration de l'artel élabore et
l'assemblée générale des kolkhoziens ratifie pour
toutes les catégories de travaux agricoles, les normes
de rendement et d'évaluation de chaque travail en
journées de travail.
« Sont établies pour chaque genre de travail des
normes de rendement pouvant être remplies pour
chaque kolkhozien travaillant consciencieusement. Il
est tenu compte de l'état des bêtes de trait, des ma-
chines et du sol. Chaque travail (labourer un hectare,
ensemencer un hectare, butter un hectare de coton,
battre une tonne de blé, déterrer un quintal de bet-
teraves, arracher un hectare de lin, rouir un hectare
de lin, traire un litre de lait, etc...), est évalué en
journées de travail selon l'habileté qu'il demande à
l'ouvrier, la complexité, la difficulté et l'importance
du travail pour l'artel.
« Si une brigade de culture, grâce à son bon tra-
vail, obtient sur les lots de terre qui lui sont attri-
bués une récolte dépassant la récolte moyenne du
kolkhoz ou si une brigade d'élevage, en améliorant
son travail, assure un rendement plus élevé en lait,
fait mieux engraisser le bétail, conserve tous les pe-
tits, le Conseil d'administration de l'artel augmen-
tera le revenu de tous les membres de la brigade
d'une somme allant jusqu'au 10 % du total des jour-
nées de travail faites. Le pourcentage d'augmentation
sera de 15 % pour les meilleurs travailleurs de choc
de la brigade jusqu'à 20 % pour le directeur de la
ferme.
« Si, par suite d'une mauvais travail de la brigade
de culture, la récolte, sur les lots de terre qui lui sont
attribués, est inférieure à la récolte moyenne du
kolkhoz ou si une brigade d'élevage, pour la même
raison, reste au-dessous de la moyenne pour le ren-
dement en lait, l'engraissement du bétail et la con-
servation des petits, le Conseil d'administration de
l'artel retient à tous les membres de la brigade, sur
leur revenu, jusqu'à 10 % du total des journées de
travail faites.
« La répartition des revenus de l'artel entre ses
membres se fait uniquement d'après le nombre des
journées de travail faites par chacun d'eux. »
La journée de travail, le « troudadiegn », repré-
sente non seulement divers produits en nature que
donne l'exploitation de l'artel, mais aussi une somme
d'argent. Au moment de la récolte, c'est une grande
question dans chaque kolkhoz que de savoir combien
vaudra le troudadiegn. A ce moment-là, le produit
net total sera égal au nombre de journées de travail
qui ont été nécessaires pour le produire et fixées se-
lon les modalités indiquées. Il suffira de diviser le
produit total par le nombre de troudadiegn pour sa-
voir la valeur en produits ou en argent du trou-
dadiegn.
Notons enfin qu'il appartient à l'Assemblée géné-
rale des membres de l'artel de ratifier les normes de
rendement et d'évaluation du travail en journées de
travail ainsi que la répartition définitive des revenus
de l'artel.
Telles sont les grandes lignes de l'organisation so-
cialiste du travail dans l'artel. Le système de rému-
nération adopté réalise la concordance entre l'intérêt
personnel et l'intérêt général à l'intérieur du kol-
khoz. Comme l'a très bien vu Robert Mossé, le kol-
khozien a un double intérêt à bien travailler. « En
premier lieu, parce qu'il augmente le nombre des
parts auxquelles il aura droit, c'est-à-dire le nombre
de troudadiegns ; en second lieu, parce que l'effica-
cité de son travail augmente le produit total et par
suite la valeur-produit de chaque troudadiegn. Dans
les pays capitalistes, ce deuxième mobile a été vaine-
ment recherché dans les tentatives de participation
ouvrière aux bénéfices ». D'autre part, la discipline
du travail ainsi conçue, loin de susciter chez le tra-
vailleur ce désir violent de gain qui conduit à son
épuisement physiologique, fait développer en lui cette
loi superbement morale qu'est l' « émulation ». Les
membres de l'artel, dans leurs travaux respectifs, ne
sont pas de simples exécuteurs matériels, mais se
considèrent comme des éléments conscients et res-
ponsables vis-à-vis de toute l'entreprise. L'émulation
socialiste se traduit quotidiennement par de vérita-
bles concours entre brigades, par des défis que se
lancent entre eux les artels. La direction de l'entre-
prise y concourt elle-même avec des attestations et
des primes. L'émulation socialiste apparaît ainsi
comme le meilleur garant du progrès économique et
social de l'U. R. S. S. Chez les travailleurs agricoles,
elle est encore constamment entretenue, réchauffée,
par l'aide effective des ouvriers urbains, des « Co-
mités paysans » et des soldats de l'Armée rouge. Nous
savons en effet que les ouvriers urbains, en ce qui
les concerne, constituent dans leurs usines des « pa-
tronages » qui prennent sous leur fraternelle protec-
tion les régions ayant le plus besoin d'aide intellec-
tuelle et matérielle pour l'industrialisation de l'entre-
prise collective agraire : il y a dans cette alliance
intime entre les paysans et les ouvriers un facteur
de progrès social indéniable par l'effet de la péné-
tration à la campagne des idées et des forces nova-
trices de la ville. Jouant de même ce rôle de stimu-
lation, les Comités paysans nés des nécessités de la
lutte contre l'ennemi au cours des années tragiques
de la guerre civile, sont les pionniers de la collecti-
visation dans la lutte contre le koulakisme, et dans
la reconstruction économique des terres dévastées.
Enfin, nous savons que l'Armée rouge a été et con-
tinue d'être dans la Russie soviétique la plus haute
et la plus noble école pour la formation du paysan
non seulement comme défenseur conscient de l'Etat,
mais encore comme citoyen capable de combattre au
premier rang pour toutes les conquêtes vers les-
quelles s'engage la Révolution : le paysan-soldat, une
fois de retour à la campagne, est un facteur précieux
d'action intelligente et de transformation féconde.
III. — Enfin, dans l'édification socialiste, le Gou-
vernement soviétique s'est efforcé de transformer et
d'industrialiser la campagne pour réaliser le rêve
marxiste de supprimer les antagonismes économi-
ques urbains et ruraux. L'établissement du premier
Plan quinquennal survenu à un moment où le ni-
veau de la production atteignait 105 % du revenu
total de la nation d'avant-guerre, a rendu cet effort
possible. G. M. Krzhizhanovsky, alors Président de
l'Office économique central du Gosplan, dans son In-
troduction au Plan quinquennal de 1926-1931, disait
que le but en était « une redistribution des forces
productives existantes de la société, comprenant à la
fois le pouvoir de travail et les ressources matérielles
du pays, redistribution telle qu'elle garantira une
production sans crises au rythme le plus vif possible
pour donner le maximum de satisfaction aux be-
soins courants des travailleurs, et pour réaliser le
plus rapidement possible une société socialiste et
communiste (44). Dans cet esprit, un plan de trans-
formation et d'industrialisation de la campagne russe
fut élaboré par l'Institut de l'Economie et de l'Orga-
nisation agraires rattaché au Commissariat du peu-
ple à l'Agriculture. D'après ce plan, le vaste terri-
toire de l'Union soviétique est divisé par zones, selon
la structure géologique et les conditions de climat,
la transformation que chaque zone peut subir et son
utilisation conséquente. Le programme tracé n'im-
plique pas seulement la tâche immédiate de faire ac-
croître de millions et de millions d'hectares le ter-
rain labourable en vainquant des steppes, en disper-
sant les bruyères, en assainissant les marécages, en
fécondant les landes, en vivifiant des terrains enseve-
lis sous des broussailles séculaires : il se base sur
une méthode scientifique de la distribution des cul-
tures pour mieux utiliser les diverses conditions na-
turelles de chaque zone. Autrement dit, il rationalise
l'agriculture de l'immense territoire afin que les dif-
férentes cultures soient plus productives et moins
chères. En outre, la répartition et la spécialisation

(44) Chamberlin, op. cit., p. 14.


ainsi conçues doivent se faire parallèlement à une
organisation de la base agricole telle que chaque ré-
gion puisse pourvoir autant que possible à soi-même
en produits de première nécessité. Le programme
vise enfin à l'accord de la production agricole avec
les besoins et les avantages de toute la collectivité (45).
C'est par conséquent sur la base d'un plan orga-
nique de transformations agricoles, d'un plan lié à
une organisation générale du régime soviétique, que
la ville apporte à la campagne le concours de ses
richesses et de son savoir. « Les fils de la liaison
économique et culturelle entre la ville et la campagne
se font de plus en plus forts. De la ville et de son
industrie, c'est une aide que le village reçoit, aujour-
d'hui, des tracteurs, des machines agricoles, des au-
tomobiles, des hommes et des ressources. Et puis, le
village a maintenant sa propre industrie qui se pré-
sente sous la forme de la station de tracteurs et ma-
chines agricoles, des ateliers de réparations et des
installations des kolkhozes : petites centrales électri-
ques, etc... » (Staline, Discours au XVIIe Congrès du
Parti).
Il en résulte que le vieux système de répartition
des régions en régions industrielles et régions agri-
coles tend à s'évincer en U. R. S. S. « Notre dévelop-
pement mène à ceci, dit Staline (op. cit.) : c'est que
toutes les régions, chez nous, deviennent plus ou
moins industrielles, et plus nous irons, plus elles le

(45) C'est surtout par l'intermédiaire des sovkhozes que l'Etat


soviétique doit réaliser ce plan de transformation des campagnes.
deviendront. Cela veut dire que l'Ukraine, le Caucase
du Nord, la Province centrale de la Terre Noire et
autres anciennes régions agricoles ne peuvent déjà
plus fournir aux centres industriels autant de pro-
duits qu'ils en fournissaient autrefois, car elles sont
obligées de nourrir leurs propres villes et leurs pro-
pres ouvriers dont le nombre augmentera encore. Il
s'ensuit que chaque région, si elle ne veut pas se
trouver dans une position difficile, doit établir chez
elle une base agricole pour avoir ses légumes, ses
pommes de terre, son lait, son beurre et dans une
proportion plus ou moins grande, son pain et sa
viande ».
Il existe donc une tendance de l'évolution de la
structure économique nationale vers une sorte de syn-
thèse morphologique qui doit être, lorsqu'elle aura
pris une configuration plus ferme et plus complète,
un facteur puissant de la suppression des antago-
nismes urbains et ruraux.
Ainsi, l'industrie et l'agriculture encore plus étroi-
tement coordonnées dans la société socialiste, don-
neraient au travail son maximum de productivité qui
est bien, en fin de compte, comme l'a dit Lénine,
« le point le plus important et décisif pour la victoire
du nouvel ordre social ».
Reste à voir si dans l'état actuel de l'expérience
agraire russe, les résultats économiques et sociaux
répondent aux buts voulus par les marxistes russes.
CHAPITRE III

RESULTATS DE LA POLITIQUE AGRAIRE


SOVIETIQUE

S'il est donc vrai que le marxisme a inspiré et


guidé l'expérience agraire soviétique, il importe de
voir si l'expérience répond aux vœux de la théorie.
Une telle comparaison doit évidemment se placer à
un point de vue très relatif. A côté de la constata-
tion des faits positifs, il faut, pour apprécier l'expé-
rience, avoir présents à l'esprit le contenu complexe
de la théorie, celui de la politique qui découle de
cette dernière, ainsi que les criconstances particu-
lières dans lesquelles l'expérience se déroule. Et puis-
qu'il nous a paru que le Gouvernement soviétique a
fait le maximum du possible pour réaliser le
marxisme au point de vue agricole, nous sommes lo-
giquement conduit à prendre comme termes de com-
paraison, d'une part, les prévisions du Gouverne-
ment soviétique lui-même et, d'autre part, les résul-
tats acquis.
Comme il n'est pas possible de connaître complète-
ment à l'heure actuelle la réalisation correspondant
au deuxième Plan quinquennal qui ne prend fin qu'en
1937, nous examinerons seulement les résultats ac-
quis jusqu'en 1933. Ceux-ci doivent être examinés au
double point de vue économique et social.
Nous savons que le Gouvernement soviétique a cru
devoir arrêter dès 1928 la politique de la reconstruc-
tion économique sur les bases traditionnelles. En
cette année, selon Grinko, la production totale attei-
gnait 105 % du revenu total d'avant-guerre. Mais le
niveau de la production agricole restait inférieur en-
core à celui d'avant-guerre. A partir de 1929, s'agis-
sant en premier lieu de la production des céréales,
des cultures techniques et du cheptel, il résulte du
rapport de Staline au XVIIe Congrès du Parti que
l'évolution de la production agricole est marquée jus-
qu'en 1933 par trois faits importants :
1° Une augmentation continue des superficies en-
semencées pour toutes les cultures en U. R. S. S. Pour
ne citer qu'un exemple, les superficies en céréales
sont passées de 118 millions d'hectares en 1929 à
129,7 en 1933 alors qu'en 1913 elles avaient été de 105.
2° Jusqu'en 1932, une diminution assez importante
de la production globale des céréales pour toute
l'U. R. S. S., alors que les cultures techniques ont
connu jusqu'à cette année des fortunes diverses. Ainsi
la production des céréales a passé de 717,4 millions
de quintaux en 1929 à 698,7 en 1932, alors qu'en 1913
elle avait été de 801 millions de quintaux. Celle de
la betterave à sucre a passé de '02,5 en 1929 à 140,2
en 1930, 120,5 en 1931, à 65,6 en 1932, alors qu'en
1913 elle avait été de 109.
En 1933, cependant, la production globale des cé-
réales et de toutes les cultures techniques connaissent
une très importante augmentation :
898 millions de quintaux pour les céréales ;
90 millions de quintaux pour la betterave à sucre.
3° Par contre, on observe une régression persis-
tante de la production du cheptel par rapport au
niveau d'avant-guerre, sauf pour le cas des porcs.
Ainsi de 35,1 millions de têtes qu'ils avaient été en
1913, les chevaux n'étaient plus que 16,6 en 1933.
Pour les moutons et les chèvres : 115,2 en 1913 et
50,6 en 1933. Les porcs, eux, ont passé de 20,3 en
1913 à 11,6 en 1932 pour remonter à 12,2 en 1933.
Si l'on en croit Staline, les diminutions observées
s'expliquent par ce fait que les années où elles se
sont produites coïncident avec la période de réorga-
nisation et de regroupement des exploitations
paysannes individuelles et de leur entrée dans la voie
nouvelle du kolkhoz, période qui posait des problèmes
difficiles à résoudre et exigeait pour leur solutionne-
ment du temps et de l'argent. Le cheptel a particu-
lièrement souffert de cet état de choses par suite de
la propagande des éléments koulaks pour sa des-
truction. Staline affirme que cette période de régres-
sion doit être considérée comme une période de tra-
vaux préparatoires à une progression et à un élan
puissant dans un avenir immédiat. Et c'est précisé-
ment ce qui explique la remarquable progression de
1933 en ce qui concerne la production de céréales, de
plantes techniques et potagères. La question du
cheptel a fait l'objet d'une déclaration de Staline :
« La question de l'élevage doit être prise en main
par tout le parti, par tous les travailleurs du parti
et sans-parti. Il faut qu'ils aient en vue que le pro-
blème de l'élevage est maintenant primordial comme
l'était hier le problème des céréales aujourd'hui ré-
solu » (Staline, Discours au XVIIe Congrès du Parti).
Telle est la situation générale concernant la pro-
duction en agriculture. Il est peut-être intéressant de
comparer, après Robert Mossé, la progression de la
population avec celle de la production de céréales,
élément principal de l'alimentation. D'un côté, l'aug-
mentation des récoltes brutes de 1913 à 1933 est de
12 % (800 millions environ en 1913 et 900 millions
environ en 1933). De l'autre, l'accroissement de la
population est de 20 % (140 millions en 1913 et 168
millions environ en 1933). La courbe de la produc-
tion de céréales apparaît ainsi en retard sur celle de
l'accroissement de la population. Mais comme le dit
R. Mossé, la diminution considérable des exporta-
tions compense approximativement tette différence.
Et « il faut ajouter qu'en prenant comme point de
comparaison l'année 1913, on fait la part trop belle
aux détracteurs de l'Union soviétique, car l'année
1913 eut une récolte exceptionnelle, dépassant d'au
moins 100 millions de quintaux les récoltes des trois
années précédentes. Si l'on fait la comparaison par
rapport à la moyenne des quatre années précédant la
guerre, on constate que les récoltes de 1933 et 1934
représentent un accroissement de 28 % par rapport
à la récolte moyenne des années 1910, 1911, 1912 et
1913 » (1). Par conséquent, l'accroissement de la ré-

(1) Robert Mossé, op. cit.


coite est supérieur à celui de la population. Cet heu-
reux résultat allait entraîner la suppression des cartes
de pain qui devait marquer avec le raffermissement
de l'agriculture soviétique, une amélioration notable
des conditions d'existence.
En second lieu, en ce qui concerne la collectivisa-
tion des campagnes, les statistiques énoncées
par Sta-
line dans son rapport nous portent à
penser que les
kolkhozes et les sovkhozes réunis doivent décider du
sort de toutes les branches de l'économie rurale.
Les kolkhozes, au nombre de 57.000
en 1929, ont
progressivement passé à 224.500 en 1933. Ces chiffres
correspondent respectivement à un pourcentage de
collectivisation de 3,9 en 1929 et de 65,0
en 1933 des
exploitations paysannes.
Les kolkhozes détenaient 73,9 % de la totalité des
superficies emblavées en céréales, alors
que la masse
des exploitations paysannes individuelles qui
repré-
sentait 35 % de la population paysanne
ne détenait
que 15,5 % sous le même rapport, et que les
sov-
khozes et les kolkhozes réunis possédaient 84,5
% de
la totalité des surfaces emblavées
en céréales en
U. R. S. S.
Ajoutons que les kolkhozes prennent dès
1933 le
rôle joué par des exploitations individuelles
en 1929-
1930 au sujet des livraisons de produits
agricoles à
l'Etat. Les kolkhozes ont en effet fourni à l'Etat
1933 plus d'un milliard de puds de en
grains et les ex-
ploitations individuelles, en cette année, 130
millions,
alors qu'en 1929-1930 les
paysans avaient fourni à
l'Etat environ 780 millions de puds et les kolkhozes
120 millions seulement.
En troisième lieu, s'agissant de la mécanisation de
l'agriculture, les kolkhozes et les sovkhozes font éga-
lement preuve d'une énorme vitalité.
Les tracteurs, au nombre de 34,9 mille en 1929,
étaient 204,1 mille en 1933. Les puissances corres-
pondantes en CV étaient 391,4 mille en 1929 et 3.100
mille en 1933. Les machines agricoles se sont multi-
pliées considérablement en même temps qu'elles se
sont grandement perfectionnées.
Parallèlement au développement des moyens mé-
caniques, l'Etat soviétique s'est donné pour tâche de
renforcer les cadres de l'économie rurale par l'envoi
d'ingénieurs, de techniciens, d'agronomes dans les
kolkhozes et sovkhozes. Plus de 111.000 travailleurs
de ce groupe ont été affectés à l'économie rurale pen-
dant la période du premier Plan quinquennal. Plus
de 1.900.000 conducteurs de machines « Combine »,
de tracteurs et d'autos ont été formés dans la même
période et envoyés aux campagnes. La formation de
présidents et de membres des directions des kol-
khozes, de brigadiers des travaux des champs, des
travaux d'élevage et de comptables, a été également
parmi les graves occupations du Commissariat du
Peuple à l'agriculture.
Il faut enfin citer diverses mesures prises au cours
du premier Plan quinquennal destinées à favoriser
l'extension des exploitations collectives agricoles :
a) L'aide de l'Etat aux paysans sous forme d'or-
ganisation à leur profit de 2.860 stations de tracteurs
et machines agricoles comportant un investissement
de 2 milliards de roubles.
b) L'aide de l'Etat aux paysans, sous forme de
crédits accordés aux kolkhozes et s élevant à
1.600.000.000 de roubles.
c) L'aide de l'Etat aux paysans, sous forme d'a-
vances pour les semailles et l'approvisionnement qui
s'élèvent à 262.000.000 de puds de grains.
d) L'aide de l'Etat aux petits paysans sous forme
de dispenses d'impôts et de versements pour les As-
surances sociales pour un montant de 370.000.000 de
roubles.
Les résultats cités, dans l'ensemble satisfaisants
pour Staline, n'ont pourtant pas été obtenus grâce à
une organisation sans reproches. Staline lui-même
dénonçait, dans son rapport au XVIIe Congrès du
Parti, « la maladie de traiter les affaires selon le
système bureaucratique ». « On résout les questions,
dit-il, mais on ne pense pas à vérifier l'exécution, à
rappeler à l'ordre ceux qui enfreignent les décisions
prises par les organes directeurs et les ordres donnés.
On ne pense pas non plus à mettre en avant les réa-
lisateurs honnêtes et consciencieux ». Staline y dé-
nonçait encore le mauvais entretien du matériel, l'uti-
lisation irrationnelle des tracteurs et machines, la
négligence dans la pratique des assolements et des
jachères, l'amélioration insuffisante des semailles, le
fonctionnement défectueux des organes du Commis-
sariat du Peuple à l'agriculture en matière de four-
nitures d'engrais. Ces faits regrettables ont été en
partie cause de la régression persistante du cheptel.
Ils s'ajoutaient, s'agissant des sovkhozes, aux incon-
vénients propres à ces institutions, savoir leurs di-
mensions exagérées et leur spécialisation excessive.
Staline proclamait encore la nécessité d'intensifier
plus qu'on ne l'avait fait jusque-là, la lutte contre
la sécheresse dans la région au delà de la Volga par
la plantation des bois, de forêts protectrices, et sur-
tout par l'irrigation.
Tels sont, dans leurs grandes lignes, les résultats
économiques de l'expérience agraire soviétique, mis
à jour au seuil de la période du second Plan quin-
quennal. A côté d'un certain nombre de faits néga-
tifs, de défauts ou d'abus, que les dirigeants soviéti-
ques eux-mêmes, fidèles à leur principe essentiel
d'autocritique, sont les premiers à stigmatiser publi-
quement, nous trouvons donc en 1933 :
1" Une puissante progression de la production dans
presque toutes les branches importantes de l'écono-
mie rurale.
2° La disparition quasi-totale des exploitations in-
dividuelles, et consécutivement à cette disparition, la
constitution d'une forte économie collective basée
sur le travail collectif et la propriété collective des
moyens de production agricoles.
Après le point de vue économique, envisageons
l'aspect social de l'expérience agraire soviétique. Ici
encore, nous croyons devoir reproduire les résultats
donnés par Staline dans le rapport déjà cité.
Le chômage, affirme Staline, a disparu de la cam-
pagne comme de la ville russe. « Si dans les pays
capitalistes, des millions de chômeurs endurent la
misère et les privations entraînées par le manque de
travail, chez nous, il n'y a plus d'ouvriers sans tra-
vail et sans gagne-pain ».
La misère disparaît du village : « N'importe quel
paysan, kolkhozien ou individuel, a maintenant la
possibilité de vivre humainement (1), à la seule con-
dition qu'il veuille bien travailler et non flâner ou
vagabonder et ne pas dilapider le bien du kolkhoz ».

(1) Renaud Jean rapporte de son voyage d'études fait en Juillet-


Août 1935 les résultats suivants, confirmant la déclaration de
Staline :
" Nous avons vu que le gain annuel du mari et de la femme,
l'un et l'autre travaillant dans le Kolkhoz, varie en règle générale
de 25 à 40 quintaux de grain, de 100 à 150 Ikg de sucre, de 800 à
1.200 et même 1.500 roubles, à quoi il convient d'ajouter le lait de
la vache familiale et les produits de la basse-cour. Nous avons eu
l'impression que ce sont des conditions d'existence aussi élevées
que celles de très nombreux paysans français.
« Et grâce, soit au labourage par tracteur, soit à l'organisation
du travail en brigades (le laboureur n'ayant plus à se préoccuper
de la nourriture et des soins à donner aux chevaux ou aux bœufst
et la collectivisation évitant bien des pertes de temps), le Kol-
kh0zien travaille par jour en moyenne 2 ou 3 heures de moins que
le paysan français.
fi
La différence entre les Kolkhoziens et les paysans français ne
réside pas dans l'importance de leurs ressources réelles présentes,
mais dans les conséquences des différences qui existaient entre eux
dans le passé. (Renaud Jean voulait ici parler de l'extrême simpli
cité et de la grande pauvreté qui avaient régné avant la révolu-
tion de 1917 dans les isbas au sujet du mobilier, des vaisselles et
du linge.)
fi
Elle sera rapidement comblée entièrement. Songez que le pay-
san russe n'a pas besoin d'économiser pour acheter de la terre ou
pour garder sa terre. A la seule condition qu'il travaille, il a dans
le Kolkhoz toute la terre qui lui est nécessaire. Il peut donc utili-
ser pour sa consommation la portion de son revenu que le paysan
des pays capitalistes doit réserver à cet achat. Songez aussi... que
son gain est un gain net, les frais d'exploitation étant incorporés
au budget du Kolkhoz.
fi
Songez enfin que les charges supportées actuellement par le
Kolkhoz (impôt d'Etat perçu sous la forme de livraison de céréales
destinées au stockage et payées seulement à moitié prix. location
de matériel aux stations de machines) pourront être allégées lors-
que seront amorties le" énormes dépenses de l'industrialisation. »
(Renaud Jean : fi La terre soviétique II, p. 149, 150, 151.)
L'exploitation de l'homme par l'homme engendrée
par l'appropriation privée des moyens de production
disparaît : « Les revenus que les exploiteurs obte-
naient en pressurant le travail restent, maintenant,
entre les mains des travailleurs ». Ils sont utilisés en
partie pour le développement de la production et
pour attirer à la production de nouvelles couches de
travailleurs, en partie pour l'augmentation directe
des revenus des paysans, en partie pour le dévelop-
pement culturel et la création d'oeuvres sociales (2).
L'analphabétisme, qui frappait sous le tsarisme
plus de la moitié de la population russe, disparaît
presque complètement en 1933 (67 % à la fin de 1930
et 90 % à la fin de 1933 savent lire et écrire). Un in-
dice important de la progression de la culture au
village est constitué par l'augmentation de l'activité
des femmes kolkhoziennes dans l'œuvre d'organisa-
tion sociale. 6.000 kolkhoziennes environ sont prési-
dentes de kolkhozes ; plus de 60.000 sont membres
de la direction de kolkhozes ; plus de 28.000 sont bri-
gadières ; 100.000 sont organisatrices d'échelons ;
9.000 directrices de fermes kolkhoziennes ; 7.000 sont
conductrices de tracteurs. « Ce fait, déclarait Sta-
line, a une importance considérable, parce que les
femmes constituent la moitié de la population de
notre pays ; elles constituent une Immense armée du

(2) «
Le vieux village, avec son église bien en évidence, avec les
belles maisons du Chef de police, du pope et du Koulak au premier
plan, et ses isbas à demi-écroulées au plan arrière, ce village-là
commence à disparaître. A sa place, apparaît le nouveau villa
avec ses bâtiments des services publics et économiques, ses clubs,
sa radio, son cinéma, ses écoles, ses bibliothèques et ses crèches. >1
travail et elles sont appelées à élever nos enfants,
notre génération future, c'est-à-dire tout notre avenir.
Et c'est pourquoi nous ne pouvons pas tolérer que
cette immense armée de travailleuses végète dans
l'obscurantisme et l'ignorance. C'est pourquoi nous
devons saluer l'activité publique croissante des
femmes travailleuses et leur promotion aux postes
de direction, comme un indice indéniable de notre
culture ».
Enfin, sur le plan de la psychologie sociale des
paysans, il semble que la collectivisation du sol, hier
partiellement imposée, puis simplement acceptée, est
aujourd'hui voulue par eux. Par le kolkhoz, le
paysan est vraiment le maître de la terre qui devient
un instrument appartenant véritablement à celui qui
l'utilise et à la seule condition qu'il l'utilise. D'une
part, l'organisation kolkhozienne est faite pour ouvrir
à l'homme comme à la femme un champ d'action im-
mense qui, dans le régime capitaliste, leur est fermé.
Paysans et paysannes participent à la direction du
kolkhoz, font assaut d'initiative, cherchent en com-
mun les meilleures méthodes de travail, discutent
tour à tour de l'école, de la crèche, de toute la vie de
l'entreprise collective. Et la décision qu'ils adoptent
en commun devient la loi. D'autre part, le système
de rémunération du travail qui concilie, comme nous
l'avons vu, l'intérêt personnel et l'intérêt général, est
fait pour permettre au travailleur de trouver dans
le rendement croissant de l'entreprise une satisfac-
tion à la fois matérielle et morale.
Contrairement aux pronostics des défenseurs du
régime capitaliste, la collectivisation n'a pas engen-
dré ni la routine, ni la paresse. Par les discussions si
vivantes qui se déroulent dans les assemblées kol-
khoziennes, l'expérience, le savoir de chacun de-
viennent le bien de tous. Aux champs, les meilleurs
travailleurs entraînent l'ensemble. La collectivisation
pousse à l'alignement sur les meilleurs, provoquant
l'émulation entre les cerveaux et les bras.
Socialemént par conséquent, comme économique-
ment, la politique agraire soviétique a réussi, malgré
les ruines laissées par la guerre étrangère et la
guerre civile, malgré l'état économique et social ex-
trêmement arriéré d'un pays à prépondérance agri-
cole, à imprimer à la vie rurale une sorte de méta-
morphose aux choses et aux hommes. La propriété
individuelle qui avait été avant tout le moyen de
priver de propriété l'immense majorité de la paysan-
nerie, est définitivement vaincue non seulement par
les lois, mais dans les esprits. Au propriétaire foncier
et au koulak vivant du travail d'autrui, au moyen
et petit exploitant indépendant plus ou moins aisé,
mais dont l'existence est regardée par le marxisme
comme irrationnelle et anachronique, au moujik
marqué par les stigmates de misère et de servage,
succède chaque jour plus nettement le travailleur
des champs tendant de tout son être vers un nou-
veau système de vie et de travail. Une humanité
nouvelle s'élève et s'affermit sur une terre où elle
commence seulement à récolter les premiers fruits
de l'édification socialiste, mais où devant elle. s'ou-
vrent d'immenses perspectives.
CONCLUSION

Il est inexact de soutenir que l'avènement de la


révolution agraire en Russie s'est réalisé contraire-
ment aux prévisions du marxisme. On n'a pu for-
muler cette opinion qu'en attribuant à tort à Marx
et Engels l'idée que la concentration capitaliste en
agriculture est une condition indispensable à la
réalisation du socialisme agraire. Une telle idée nous
paraît incompatible avec la conception marxiste de
la révolution socialiste. En réalité, si la concentra-
tion capitaliste agricole facilite toute politique de
socialisation de la terre, elle n'est point une condition
sine qua non de l'avènement du socialisme agraire.
Toute la doctrine marxiste semble l'enseigner sans
équivoque. Une concentration capitaliste agricole à
sens unique n'est pas une loi marxiste de l'évolution
de l'agriculture; alors que, d'un autre côté, les con-
tradictions économiques et sociales engendrées par
le développement mondial du capitalisme doivent
inévitablement créer à la campagne les mêmes be-
soins de révolution qu'à la ville. Le problème de
l'avènement du socialisme agraire dans un pays est,
pour ces raisons, subordonné au problème plus vaste
de la révolution sociale de ce pays. Et ce dernier pro-
blème se pose, à son tour, à l'époque actuelle, avec
plus de rigueur encore qu'autrefois, non seulement
dans le cadre national, mais aussi dans le cadre
international à l'intérieur duquel la lutte de classes
marxiste se place traditionnellement. C'est pourquoi
la révolution bolchevique a essentiellement une por-
tée internationale. Et c'est précisément sous ce point
de vue que Staline a pu justifier l'avènement de la
Révolution d'octobre 1917 dans un pays technique-
ment peu développé et possédant une agriculture
encore très arriérée.
D'autre part, on oublie trop facilement ce qui peut
s'appeler l'aspect volontariste de la philosophie mar-
xiste sous lequel, l'homme, formé par les événe-
ments, réagit sur eux, et peut en devenir à son tour
le maître. D'où l'action révolutionnaire pour trans-
former le monde selon les possibilités entrevues et
les enseignements livrés par l'étude du réel. Aussi,
l'expérience soviétique, sans précédent dans l'his-
toire, se présente-t-elle au premier chef comme un
effort pour réaliser une doctrine à laquelle on a
peut-être pu reprocher quelques insuffisances théo-
riques dans l'ordre de la technique du socialisme,
mais qui a posé des prémisses si fermes, si précises
que les bolcheviks, au contact des données économi-
ques et sociales particulières du sol russe, ont pu,
en s'en inspirant, surmonter tous les obstacles dans
l'édification progressive d'une République de tra-
vailleurs. La politique agraire soviétique reste rigou-
reusement dans la ligne de l'orthodoxie marxiste.
Elle mène sans défaillance le paysan russe dans la
voie du travail coopératif sur la base de l'appro-
priation collective, en s'adaptant à chaque moment
de sa marche ascendante, aux circonstances écono-
miques et sociales concrètes qui sont d'ailleurs en
partie ses propres créations.
Le marxisme agraire est loin d'être complètement
réalisé en Union soviétique. Mais les résultats déjà
obtenus peuvent être considérés comme un succès et
un succès des plus encourageants. Les bolcheviks
qui veulent réussir chaque jour davantage, comptent
parmi les garanties de victoire, 1° une amélioration
sans cesse accrue de l'organisation matérielle pour
créer, sans souci d'une surproduction éventuelle,
l'abondance au sein du Kolkhoz; 2° un développe-
ment croissant et rapide de l'instruction à la campa-
gne pour promouvoir un personnel qualifié de plus
en plus nombreux. Ces deux points qui forment la
base technique de la révolution agraire, présentent
une importance capitale dans l'organisation planifiée
socialiste. Aucun obstacle ne paraît devoir s'opposer
à la réalisation de ces objectifs par des hommes nou-
veaux, conscients et responsables, qui naissent sur
le sol russe à la faveur des conditions de vie et de
travail nouvelles.
Enfin, le problème de la personnalité humaine qui
est le problème central du marxisme, semble en voie
d'être résolu dans les campagnes soviétiques. Le
paysan d'un kolkhoz installé selon les dernières con-
quêtes de la science et garanti à perpétuité, a son
existence de travailleur assurée, libérée de la peur du
lendemain, et appelée à s'améliorer constamment.
Cette sécurité matérielle du kolkhozien, qui est le
résultat du travail socialiste, ne peut qu'augmenter
son sentiment de responsabilité pour tout ce qui se
passe dans son entreprise, que susciter et développer
en lui l'intérêt que l'homme doit porter sur toutes
les branches de l'activité sociale. D'une masse de
cent millions de paysans misérables et bornés, le so-
cialisme agraire grandissant a fait des maîtres de la
vie, en leur donnant avec la terre, les moyens de pro-
duction et une économie sans crise, l'égale possibi-
lité de se développer chacun selon ses capacités et sa
vocation. Et c'est précisément ainsi qu'en Union so-
viétique, on espère faire de l'homme selon le mot de
Staline «le capital le plus précieux». Car l'épanouis-
sement de la personnalité humaine conduit aux dé-
couvertes, au progrès technique. Et chaque création
nouvelle, en rendant disponible pour d'autres buts,
une certaine quantité de l'activité humaine, ne peut
qu'augmenter dans une société où le profit est socia-
lisé, le degré de bien-être et de culture de toute la
population. En Union soviétique, où l'émulation est
au sens le plus élevé du mot, une vertu nationale,
l'effort inventeur de chacun est suivi et soutenu avec
passion par tous les autres qui mettent leurs espéran-
ces dans la réussite des recherches et des essais. Par
conséquent, dans les campagnes soviétiques, cette
association dont parlait Marx « où le libre dévelop-
pement de chacun sera la condition du libre dévelop- 7
pement de tous », est un principe social qui semble
déjà trouver une éclatante confirmation.
1
Telle qu'elle est réalisée, l'expérience agraire so-
viétique est par ses succès aussi bien que par ses er-
reurs et ses fautes, riche d'enseignements précieux
pour toutes les tentatives nouvelles et hardies pour
libérer l'humanité des ses angoisses actuelles. L'ob-
servateur que ne laisse pas indifférent le spectacle
contradictoire de la misère dans l'abondance et qui
voudrait voir régner enfin entre les hommes le maxi-
mum de justice et de fraternité, ne peut se défendre,
devant l'effort grandiose des Russes, de reprendre à
leur adresse cet ardent appel d'André Gide : « Ne
vous relâchez pas, jeunes forces de la Russie nou-
velle ».

Vu : Vu :
Lyon, le 12 Novembre 1936 Lyon, le 12 Novembre 1936.
LE PRÉSIDENT DE LA THÈSE, LE DOYEN,
F. PERROUX. P. GARRAUD

Vu et permis d'imprimer ;
Lyon, le 12 Novembre 1936
LE RECTEUR, PRÉSIDENT DU CONSEIL DE L'UNIVERSITÉ,

A. LIRONDELLE.
Appendice

THÈSES DE LÉNINE SUR LA QUESTION AGRAIRE (juin 1920)

I. — Seul, le prolétariat industriel des villes, dirigé par


le Parti communiste, peut libérer les masses laborieuses des
campagnes du joug du Capital et de la grande propriété fon-
cière, de la ruine et des guerres impérialistes inévitables
tant que se maintiendra le régime capitaliste. Les masses
laborieuses des campagnes n'ont de salut que dans l'union
avec le prolétariat communiste, dans le soutien sans réserve
du combat révolutionnaire prolétarien pour le renversement
du joug des hobereaux et de la bourgeoisie.
D'autre part, les ouvriers industriels ne pourront remplir
leur mission historique mondiale, qui est d'affranchir l'hu-
manité du joug du Capital et des guerres, s'ils se confinent
dans la défense de leurs intérêts étroitement corporatifs
et professionnels et se bornent, contents d'eux-mêmes, aux
efforts tendant à l'amélioration de leur situation, parfois
passablement petite-bourgeoise.
Il en est précisément ainsi dans nombre de pays avancés
où existe une « aristocratie ouvrière », assise des partis soi-
disant socialistes de la ne Internationale, formée en réalité
des pires ennemis du socialisme, de traîtres au socialisme,
de petits bourgeois chauvins, d'agents de la bourgeoisie au
sein du mouvement ouvrier. Le prolétariat n'est une classe
authentiquement révolutionnaire, agissant vraiment dans
l'intérêt du socialisme, que s'il se conduit et combat comme
l'avant-garde de tous les travailleurs et exploités, comme
leur chef dans la lutte paur le renversement des exploiteurs,
ce qui est impossible sans l'intervention de la lutte de classe
dans les campagnes, sans l'union des masses rurales labo-
rieuses autour du Parti communiste du prolétariat des villes
et, enfin, sans l'éducation des premières par ce dernier.
II. — Les masses laborieuses et exploitées des campagnes
que le prolétariat des villes doit mener au combat, ou tout
au moins gagner à sa cause, sont représentées dans tous les
pays capitalistes par les classes suivantes :
1° Le prolétariat agricole, les ouvriers salariés (journa-
liers ou valets de ferme embauchés à l'année ou à terme)
gagnant leur vie par un travail salarié dans les entreprises
agricoles capitalistes. L'organisation (politique, militaire,
syndicale, coopérative, culturelle, etc.) indépendante et dis-
tincte, par rapport aux autres groupes de la population ru-
rale, de cette classe, la propagande et l'agitation renforcées
au sein de cette classe qu'il s'agit de rallier au pouvoir des
Soviets et à la dictature du prolétariat, constituent la tâche
essentielle des Partis communistes de tous les pays.
2° Les demi-prolétaires ou paysans parcellaires vivant à
la fois du travail salarié dans les entreprises capitalistes
agricoles et industrielles et de la culture de parcelles qu'ils
possèdent ou louent et qui ne produisent qu'une partie de
la subsistance de leurs familles. Cette catégorie de travail-
leurs ruraux est très nombreuse dans tous les pays capita-
listes ; les représentants de la bourgeoisie et les « socia-
listes » jaunes de la IIe Internationale cherchent à voiler
son existence et sa condition particulière, tantôt en trom-
pant sciemment les ouvriers, tantôt en suivant aveuglément
les routines petites-bourgeoises et en confondant ces travail-
leurs avec la grande masse des « paysans » en général. Cette
façon bourgeoise de berner les ouvriers est surtout pratiquée
en Allemagne et en France, puis en Amérique et dans d'au-
tres pays. Le Parti communiste, s'il sait orienter comme il
sied son activité, pourra certainement compter sur l'appui
de cette catégorie de ruraux, étant donné que leur situation
de demi-prolétaires est des plus pénibles et que le pouvoir
des Soviets et la dictature du prolétariat leur assurent des
avantages immédiats et considérables.
3° Les petits paysans, c'est-à-dire les petits cultivateurs
possédant ou louant de si petites parcelles qu'ils sont à mê-
me de les cultiver et d'assurer les besoins de leurs familles
sans embaucher de main-d'œuvre salariée. Dans son en-
semble, cette catégorie comme telle gagne sans nul doute à
la victoire du prolétariat ; le triomphe de la classe ouvrière
lui assure aussitôt, intégralement : a) l'abolition du loyer
ou de la remise d'une partie de la récolte (par exemple les
métayers en France, en Italie, etc.) aux grands propriétaires
fonciers ; b) l'abolition des hypothèques ; c) l'abolition de
formes variées de l'oppression des grands propriétaires fon-
ciers et de la dépendance à leur égard (jouissance des fo-
rêts, etc.); d) l'appui économique immédiat du pouvoir
d'Etat prolétarien (usage de l'outillage agricole et d'une par-
tie des constructions des grandes exploitations capitalistes
expropriées par le prolétariat ; transformation immédiate
par le pouvoir d'Etat prolétarien de toutes les coopératives
rurales et des associations agricoles — surtout avantageuses,
en régime capitaliste, aux paysans riches et moyens — en
organisations destinées à soutenir en premier lieu la popu-
lation pauvre des campagnes, c'est-à-dire les prolétaires, les
demi-prolétaires, les petits cultivateurs, etc.) et beaucoup
d'autres avantages encore.
Le Parti communiste doit aussi se rendre nettement compte
que cette catégorie de la population rurale manifestera iné-
vitablement — dans une certaine mesure tout au moins —,
dans la période de transition du capitalisme au commu-
nisme, c'est-à-dire pendant la dictature du prolétariat, un
certain penchant à la pleine liberté du commerce et à la
libre jouissance des droits de la propriété privée, car cette
couche sociale, vendant (quoique dans une mesure restreinte)
des articles de consommation, est déjà corrompue par la
spéculation et par les habitudes de propriété. Mais si le pro-
létariat a une politique ferme, si, victorieux, il se montre
inexorable à l'égard des gros propriétaires fonciers et des
paysans riches, les hésitations des petits cultivateurs ne
pourront être graves et ne pourront modifier le fait qu'ils
seront, au total et dans leur ensemble, avec la révolution
prolétarienne.
III. — Ces trois catégories de paysans prises ensemble
forment, dans tous les pays capitalistes, la majorité de la
population rurale. Le succès de la révolution prolétarienne
dans les campagnes comme dans les villes est donc pleine-
ment assuré. L'opinion contraire est très répandue, mais ne
se maintient que : 1° par le mensonge systématique de la
science et de la statistique bourgeoises, qui cherchent à
voiler par tous les moyens le profond abîme qui sépare ces
classes rurales de leurs exploiteurs, propriétaires fonciers
et capitalistes, ainsi que les demi-prolétaires et les petits
paysans des paysans riches ; 2° parce que les héros de la
IIe Internationale jaune et de l' « aristocratie ouvrière » des
pays avancés, dépravés par les privilèges impérialistes, ne
sont ni capables ni animés du désir de faire parmi les
paysans pauvres une œuvre vraiment prolétarienne et ré-
volutionnaire d'agitation, de propagande et d'organisation ;
toute l'attention des opportunistes s'est portée et se porte
sur l'entente théorique et pratique avec la bourgeoisie, y
compris les paysans riches et moyens (dont il sera question
plus loin), et non sur le renversement révolutionnaire du
gouvernement bourgeois et de la bourgeoisie elle-même par
le prolétariat ; 3° par suite de l'incompréhension tenace,
déjà aussi profonde qu'un préjugé (liée à l'ensemble des
préjugés de la démocratie bourgeoise et du parlementa-
risme), de cette vérité, parfaitement démontrée par la théo-
rie marxiste et pleinement confirmée par l'expérience de la
révolution prolétarienne de Russie, que les trois catégories
de la population rurale dont nous avons parlé, infiniment
accablées, désunies, opprimées, condamnées dans tous les
pays, même les plus civilisés, à une demi-barbarie, étant
économiquement, socialement et intellectuellement intéres-
sées à la victoire du socialisme, peuvent soutenir résolument
le prolétariat révolutionnaire seulement après qu'il aura con-
quis le pou"oir politique, après qu'il aura réglé leur compte
aux grands propriétaires fonciers et aux capitalistes, après
que les paysans opprimés auront pratiquement constaté
qu'ils ont un chef et un défenseur organisé, assez ferme et
puissant pour les aider, les diriger, leur montrer la bonne
voie.
IV. — On appelle « paysans moyens », au point de vue
économique, les petits cultivateurs possédant ou louant, eux
aussi, des parcelles peu considérables, sans doute, mais qui:
1" leur procurent quand même généralement, en régime ca-
pitaliste, outre les modestes moyens de subsistance néces-
saires à leurs familles et à l'entretien de leurs exploitations
rurales, la possibilité de réserver un excédent susceptible
de devenir un capital, tout au moins dans les bonnes années;
2° ces paysans recourent assez souvent (dans une exploita-
tion sur deux ou trois, par exemple) à la main-d'œuvre sa-
lariée. L'Allemagne nous offre ici l'exemple concret d'une
paysannerie moyenne existant dans un pays capitaliste
avancé : il y avait, en Allemagne, d'après le recensement de
1907, une catégorie de ruraux cultivant de 5 à 10 hectares
et dans laquelle le nombre des exploitations employant des
ouvriers salariés s'élevait presque au tiers du nombre des
exploitations de ce groupe (x). En France, les cultures spé-
ciales telles que la viticulture étant plus développées et de-
mandant beaucoup plus d'efforts et de soins, le groupe cor-
respondant emploie probablement plus de main-d'œuvre sa-
lariée.
Le prolétariat révolutionnaire ne peut s'assigner comme
tâche, tout au moins dans un avenir rapproché et au début
de sa dictature, la conquête des sympathies de cette caté-
gorie sociale, il doit se contenter de la neutraliser, c'est-à-
dire d'assurer sa neutralité dans la lutte entre le prolétariat
et la bourgeoisie. Les hésitations de cette couche de la po-
pulation, sollicitée tantôt dans un sens, tantôt dans un autre,
sont inévitables et, au commencement de la nouvelle épo-
que, dans les pays capitalistes avancés, cette couche sera
surtout favorable à la bourgeoisie. Car l'esprit de propriété
privée et la mentalité afférente jouent chez elle un rôle pré-
pondérant : la spéculation et la « liberté » du commerce et
de la propriété présentent à ses yeux un intérêt immédiat ;
l'antagonisme avec les salariés est direct. Le prolétariat
vainqueur améliorera immédiatement la situation économi-
que de cette couche de la paysannerie en supprimant les
loyers et les hypothèques. Dans la plupart des pays capita-
listes, le pouvoir prolétarien ne doit pas abolir immédiate-
ment et complètement la propriété privée et doit, en tout
cas, garantir aux petits cultivateurs et aux paysans moyens
non seulement la possession de leurs terres mais encore
l'élargissement de celles-ci dans les proportions du fermage
coutumier (abolition des loyers).
Ces diverses mesures, accompagnées d'une lutte sans merci
contre la bourgeoisie, garantiront pleinement le succès de
la politique de neutralisation. C'est avec la plus grande cir-
conspection, progressivement, que le pouvoir d'Etat prolé-
tarien devra passer à l'agriculture collectivisée, par la force
de l'exemple, sans user de la moindre contrainte à l'égard
des paysans moyens.
V. — Les paysans riches (Grossbauern) sont, dans l'agri-
culture, des patrons capitalistes ; ils emploient de coutume
plusieurs salariés et ne se rattachent à la « paysannerie >
que par leur médiocre développement intellectuel, par leurs
mœurs et par leur travail personnel, physique, dans leurs
propres exploitations. C'est, parmi les couches de la bour-
geoisie, franchement et résolument ennemies du prolétariat
révolutionnaire, la plus nombreuse. Aussi les partis com-
munistes doivent-ils consacrer, dans toute leur activité parmi
les paysans, la plus grande attention à la lutte contre cet
élément, afin de soustraire la majorité des travailleurs et des
exploités ruraux à l'influence idéologique et politique de ces
exploiteurs.
Ils auront inévitablement recours, après la victoire du
prolétariat dans les villes, à tous les modes de résistance, au
sabotage et même directement à l'action contre-révolution-
naire les armes à la main. Aussi le prolétariat révolution-
naire devra-t-il commencer sur-le-champ, dans les domaines
de l'idéologie et de l'organisation, la préparation des forces
nécessaires pour désarmer totalement cette couche de la po-
pulation et lui porter, à la première tentative de résistance,
simultanément avec le renversement des capitalistes dans
l'industrie, un coup des plus décisifs, impitoyable, mortel.
Il y aura lieu d'armer à cet effet le prolétariat rural et d'or-
ganiser des Soviets de village, dans lesquels les exploiteurs
ne pourront entrer et où la prépondérance sera assurée aux
prolétaires et aux demi-prolétaires.
Mais l'expropriation des paysans, même riches, ne peut
être en aucune façon l'objectif immédiat du prolétariat vic-
torieux, car les conditions matérielles, et plus particulière-
ment techniques, puis sociales, de la socialisation de ces ex-
ploitations rurales font encore défaut. Dans certains cas,
probablement exceptionnels, celles de leurs terres affermées
ou particulièrement nécessaires aux petits cultivateurs du
voisinage seront confirsquées ; on accordera également aux
petits cultivateurs l'usage gratuit, à certaines conditions,
d'une partie de l'outillage agricole du paysan riche, etc. En
règle générale, le pouvoir d'Etat prolétarien devra laisser
leurs terres aux paysans riches et ne les confisquer qu'en
cas de résistance au pouvoir des travailleurs et des exploi-
tés. L'expérience de la révolution prolétarienne de Russie,
au cours de laquelle la lutte avec la paysannerie riche s'est
compliquée et prolongée par suite de diverses conditions
particulières, a néanmoins montré que cette couche de la
population rurale, quand elle a reçu une bonne leçon à la
suite des moindres tentatives de résistance, est capable de
s'acquitter loyalement des tâches que lui assigne l'Etat pro-
létarien et commence même, quoique avec une extrême len-
teur, à se pénétrer de respect envers un pouvoir qui défend
tout travailleur et se révèle impitoyable envers les parasites-
riches.
Les conditions particulières qui ont compliqué et pro-
longé la lutte du prolétariat, vainqueur de la bourgeoisie,
contre la paysannerie riche de Russie dérivent principale-
ment du fait que la révolution russe traversa, après l'insur-
rection du 25 octobre (7 novembre) 1917, une phase « démo-
cratique » — c'est-à-dire, au fond bourgeoise-démocratique
— dans laquelle l'ensemble de la paysannerie se dressa con-
tre les propriétaires fonciers ; elles dérivent ensuite de la
faiblesse numérique et de l'état arriéré du prolétariat des
villes et, enfin, de l'immensité du pays et de l'état détestable
de ses voies de communication. Les pays avancés ignorant
ces obstacles, le prolétariat révolutionnaire d'Europe et
d'Amérique doit préparer plus énergiquement et achever
beaucoup plus promptement, plus résolument, avec beaucoup
plus de succès, sa victoire complète sur la paysannerie ri-
che, à laquelle il ôtera toute possibilité de résistance. Telle
est la nécessité absolue, car, tant qu'une telle victoire com-
plète et définitive n'aura été remportée, la masse des pro-
létaires des campagnes, des demi-prolétaires et des petits
cultivateurs ne sera pas en mesure de considérer le pouvoir
d'Etat prolétarien comme pleinement affermi.
VI. — Le prolétariat révolutionnaire doit confisquer im-
médiatement et sans réserve toutes les terres des hobereaux
et des gros propriétaires fonciers, c'est-à-dire des personnes
qui, dans les pays capitalistes, exploitant systématiquement,
que ce soit de façon directe ou par l'entremise de leurs fer-
miers, la main-d'œuvre salariée, les petits cultivateurs (et
même, assez souvent, les paysans moyens) de la région, ne
participent aucunement au travail physique et appartiennent
dans la plupart des cas à la descendance des féodaux (nobles
de Russie, d'Allemagne et de Hongrie, seigneurs restaurés de
France, lords anglais, anciens esclavagistes américains), au
cercle des magnats de la haute finance qui se sont tout par-
ticulièrement enrichis ou, à la fois, à ces deux catégories
d'exploiteurs et de fainéants.
Les Partis communistes ne peuvent tolérer en aucune fa-
çon de la part de leurs membres la propagande de l'indem-
nisation — ou l'indemnisation même — des gros proprié-
taires fonciers expropriés, car ce serait là, en Europe et en
Amérique, dans les conditions actuelles, trahir le socialisme
et imposer un nouveau tribut aux masses laborieuses et ex-
ploitées, les plus éprouvées par une guerre qui a multiplié
le nombre des millionnaires et accru leurs fortunes.
Quant au mode d'exploitation, les grands domaines confis-
qués en Russie par le prolétariat victorieux ont jusqu'à pré-
sent été le plus souvent partagés entre les paysans, par suite
de l'état économiquement arriéré du pays ; ce n'est que dans
des cas relativement rares que l'Etat prolétarien a conservé
pour son propre compte les « exploitations soviétiques »,
dans lesquelles les anciens salariés sont désormais des tra-
vailleurs de l'Etat et des membres des Soviets qui adminis-
trent l'Etat. L'Internationale communiste estime qu'il y a
lieu, dans les pays capitalistes avancés, de conserver de
préférence les grandes entreprises agricoles et de les exploi-
ter de même que les « exploitations soviétiques » de Russie.
Ce serait cependant une très grande erreur que d'exagérer
l'importance de cette règle ou de la banaliser et de ne jamais
admettre la remise gratuite d'une partie des terres des ex-
propriateurs expropriés aux petits cultivateurs et même aux
cultivateurs moyens du voisinage.
1" L'objection habituelle qu'on oppose à cette remise et
qui fait ressortir la supériorité technique des grandes ex-
ploitations agricoles substitue assez souvent, en définitive,
à une incontestable vérité théorique, le pire opportunisme
doublé d'une trahison envers la révolution. De même que les
adversaires bourgeois de l'esclavage aux Etats-Unis ne re-
culèrent pas en 1863-1865 devant l'abaissement temporaire
de la production cotonnière par suite de la guerre civile, le
prolétariat, afin d'assurer le succès de la révolution, n'a pas
le droit de reculer devant une diminution temporaire de la
production. La production est pour le bourgeois une fin en
soi ; c'est le renversement des exploiteurs et l'établissement
de conditions permettant au travailleur de travailler pour
son propre compte et non pour les capitalistes qui importent
par-dessus tout à la population laborieuse et exploitée. La
tâche urgente et fondamentale du prolétariat est donc d'as-
surer sa victoire et de la consolider ensuite. Et le pouvoir
prolétarien ne peut être affermi sans la neutralisation de la
paysannerie moyenne et sans l'appui assuré d'une très gran-
de partie, sinon de la totalité, des petits cultivateurs.
2° Non seulement l'augmentation, mais même la conser-
vation de la grande production agricole supposent l'exis-
tence d'un prolétariat rural bien développé, consciemment
révolutionnaire, formé à de bonnes écoles d'organisation po-
litique et syndicale. Quand cette condition n'est pas encore
remplie et que la possibilité de faire appel, en conformité
avec la fin poursuivie, à des ouvriers conscients et compé-
tents fait défaut, les tentatives de créer hâtivement de gran-
des exploitations agricoles administrées par l'Etat ne peuvent
que compromettre le pouvoir prolétarien ; la plus grande
prudence et la préparation la plus sérieuse s'imposent dès
lors dans la création des « exploitations soviétiques ».
3° Les vestiges de l'exploitation moyenâgeuse, à demi
féodale, des petits cultivateurs des environs par les gros
propriétaires fonciers — exemples : les Instleutes en Alle-
magne, les métayers en France, les métayers-fermiers aux
Etats-Unis (et pas seulement les noirs, bien que ceux-ci soient
surtout exploités de cette façon dans les Etats du Sud, mais
aussi les blancs) — ont subsisté jusqu'à nos jours dans pres-
que tous les pays capitalistes, y compris les plus avancés.
L'Etat prolétarien doit dans ces cas laisser l'usufruit gratuit
des terres aux petits cultivateurs qui les louaient aupara-
vant, car il n'y a pas — et l'on ne peut créer d'un seul coup
— d'autre base économique et technique.
L'outillage agricole des grandes exploitations agricoles
doit être nécessairement confisqué et transformé en propriété
de l'Etat, sous cette réserve rigoureusement nécessaire que,
les grandes exploitations agricoles de l'Etat une fois desser-
vies, les petits cultivateurs avoisinants puissent mettre gra-
tuitement cet outillage à profit, aux conditions fixées par le
pouvoir d'Etat prolétarien.
Bien que la confiscation immédiate des grandes propriétés
foncières et le bannissement ou l'internement de tous les
gros propriétaires terriens, en tant que meneurs de la con-
tre-révolution et oppresseurs impitoyables de toute la popu-
lation rurale, s'imposent nécessairement au début de la ré-
volution prolétarienne, on s'efforcera nécessairement et d'une
manière systématique, au fur et à mesure de l'affermisse-
ment du pouvoir prolétarien dans les villes et les campagnes,
d'utiliser (sous le contrôle spécial des ouvriers communistes
les plus sûrs), dans la création d'une grande agriculture so-
cialiste, les forces de cette classe pourvues d'une expérience
précieuse, de connaissances et de capacités d'organisation.
VII. — La victoire du socialisme sur le capitalisme et l'af-
fermissement du socialisme ne pourront être considérés com-
me acquis que lorsque le pouvoir d'Etat du prolétariat, ayant
à jamais brisé toute résistance des exploiteurs et assuré son
autorité et sa stabilité complètes, aura réorganisé toute l'in-
dustrie sur les bases de la grande production collective et
de la technique la plus moderne (fondée sur l'électrification
de l'économie entière). Cette réorganisation seule peut don-
ner aux villes la possibilité d'offrir aux campagnes arrié-
rées et dispersées une aide technique et sociale décisive,
susceptible de servir de base matérielle à un accroissement
extraordinaire du rendement de l'agriculture et du travail
agricole en général et d'inciter par l'exemple les petits culti-
vateurs à passer, dans leur propre intérêt, à la grande cul-
ture collectivisée et mécanisée. Cette vérité théorique incon-
testable, formellement reconnue de tous les socialistes, est
en réalité dénaturée par l'opportunisme qui prédomine dans
la IIe Internationale jaune, comme parmi les leaders des
« indépendants » allemands et
anglais, parmi les « longuet-
tistes » français et tutti quanti. Leur procédé consiste à at-
tirer l'attention sur un bel avenir tout rose, relativement
éloigné, et à la détourner des tâches immédiates imposées
par l'acheminement concret et difficile vers cet avenir. Dans
la pratique, cela se réduit à la propagande de l'entente avec
la bourgeoisie et de la « paix sociale », c'est-à-dire à une
trahison complète envers le prolétariat luttant actuellement
parmi les dévastations sans nom et la pire misère partout
créées par la guerre, source d'enrichissement inouï pour une
poignée de millionnaires d'une arrogance sans bornes.
C'est précisément dans les campagnes que la possibilité
réelle d'une lutte victorieuse pour le socialisme impose, en
premier lieu, à tous les Partis communistes, le devoir d'in-
culquer au prolétariat industriel la conscience de la néces-
sité des sacrifices à consentir pour le renversement de la
bourgeoisie et pour l'affermissement du pouvoir prolétarien,
la dictature du prolétariat impliquant chez le prolétariat la
capacité d'organiser et d'entraîner toutes les masses labo-
rieuses et exploitées, chez l'avant-garde la disposition, pour
atteindre à ce but, au maximum d'efforts héroïques et de
sacrifices ; cette lutte, pour aboutir au succès, exige en se-
cond lieu que les masses laborieuses les plus exploitées des
campagnes puissent voir, dès la victoire des ouvriers, leur
situation s'améliorer sensiblement aux dépens des exploi-
teurs, faute de quoi le prolétariat industriel ne pourrait pas
compter sur l'appui des campagnes et ne pourrait pas, de
ce fait, assurer le ravitaillement des villes.
VIII. — La difficulté immense d'organiser et d'éduquer
pour la lutte révolutionnaire les masses laborieuses des cam-
pagnes vouées par le capitalisme à un état d'hébêtement
particulier, à une oppression, parfois moyenâgeuse, et à la
dispersion, oblige les Partis communistes à suivre avec la
plus grande attention le mouvement gréviste rural ainsi qu'à
soutenir vigoureusement et à développer de toutes façons
les grèves de masse du prolétariat et du demi-prolétariat
agricoles. L'expérience des révolutions russes de 1905 et
1917, confirmée et complétée actuellement par celle de l'Al-
lemagne et d'autres pays avancés, montre que seule l'ex-
tension du mouvement gréviste (auquel peuvent et doivent
participer dans certaines conditions les petits cultivateurs)
peut tirer les campagnes de leur torpeur, éveiller chez les
masses rurales exploitées la conscience de classe et la cons-
cience de la nécessité de l'organisation de classe, faire enfin
ressortir avec force, pratiquement, aux yeux de ces masses,
l'importance de leur union avec les ouvriers des villes.
Le congrès de l'Internationale communiste flétrit comme
des félons, des traîtres, les socialistes — que l'on trouve
malheureusement, non seulement dans la IIe Internationale
jaune, mais aussi dans les trois partis européens les plus im-
portants sortis de cette Internationale — capables de consi-
dérer avec indifférence le mouvement gréviste des campa-
gnes et même de le combattre (comme K. Kautsky) de peur
qu'il n'entra.îne une diminution de la production des arti-
cles de consommation. Les programmes et les déclarations
les plus solennelles n'ont pas la moindre valeur s'il n'est pas
prouvé dans la pratique, par des faits, que les communistes
et les leaders ouvriers savent mettre au-dessus de toute chose
le développement et la victoire de la révolution proléta-
rienne et consentir en son nom les sacrifices les plus péni-
bles, car il n'est pas d'autre issue, pas d'autre moyen de con-
jurer la famine, la ruine et les nouvelles guerres impéria-
listes.
Il y a lieu d'indiquer en particulier que les leaders du
vieux socialisme et les représentants de l' « aristocratie ou-
vrière », qui font aujourd'hui d'assez fréquentes concessions
verbales au communisme et passent même nominalement de
son côté pour tenter de maintenir leur prestige parmi les
masses ouvrières de plus en plus pénétrées d'un esprit révo-
lutionnaire, doivent être mis en demeure de prouver leur
dévouement réel à la cause du prolétariat, et, partant, leur
aptitude à remplir des fonctions importantes précisément
dans une branche d'activité où la conscience révolutionnaire
et la lutte se développent plus promptement que nulle part
ailleurs, où les propriétaires fonciers et la bourgeoisie
(paysans riches, koulaks) offrent la résistance la plus achar-
née, où la différence entre le socialiste-conciliateur et le
communiste-révolutionnaire s'atteste avec le plus de force.
IX. — Les Partis communistes doivent faire tout ce qui
dépend d'eux pour passer au plus tôt dans les campagnes
à la création de Soviets formés avant tout de représentants
des ouvriers salariés et de demi-prolétaires. Les Soviets ne
rempliront leur mission et ne s'affermiront assez pour sou-
mettre à leur influence (puis absorber) les petits cultivateurs
qu'en étroite liaison avec le mouvement gréviste des masses
et avec la classe la plus opprimée. Si cependant le mouve-
ment gréviste n'est pas encore développé, si la capacité d'or-
ganisation du prolétariat rural est encore faible, tant à cause
de la pesanteur du joug des propriétaires fonciers et des
paysans riches que de la carence des ouvriers d'industrie
et des syndicats qui devraient appuyer les travailleurs des
campagnes, la création de Soviets ruraux demande une lon-
gue préparation; on commencera par la création de noyaux
communistes, même faibles, et p&r une agitation intense au-
tour des revendications communistes exposées avec clarté
et commentées par l'exemple des méthodes les plus frappan-
tes d'exploitation et d'oppression ; on organisera enfin des
tournées de propagande systématiques des ouvriers d'indus
trie dans les campagnes, etc. (1).

(1) Œuvres complètes, XXV, p. 319.


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« A la lumière du marxisme. Sciences physico-mathémati-
ques, sciences naturelles, sciences humaines ». Essais
des Professeurs J. Baby, M. Cohen, G. Friedmann, P.
Labérenne, J. Langevin, R. Maublanc, H. Mineur, C.
Parain, M. Prenant, A. Sauvageot et H. Wallon. Paris,
1935.
III. — OUVRAGES SUR L'EXPERIENCE RUSSE
ET DOCUMENTS SUR LA QUESTION AGRAIRE
(par ordre chronologique)

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A. LIESSE. — « L'expérience socialiste en Russie ». L'Eco-
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1923.
ROUDIN. — « Les principes fondamentaux du Code
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IVANITZKY. — « Recueil des lois concernant le droit agrai-
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VARGA. — « Esquisses sur le problème agraire ». Moscou,
1925.
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1926. Bibl. de l'Institut de droit comparé.
« La politique agraire dans les résolutions des Congrès du
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A. FEILER. — « L'expérience du bolchevisme ». Paris, 1929.
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— « La révolution culturelle en U. R. S. S. ». Pa-
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— « L'économie soviétique >. Paris, 1931.
A. DE MONZIE.
— « Petit manuel de la Russie nouvelle ».
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J. — « Le bolchevisme de Staline.
LESCURE.
plans ». Paris, 1934.
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Paris, 1934.
Guido MIGLIOLI.— « La collectivisation des campagnes so-
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V. KOUIBYCHEV. — « Le deuxième plan quinquennal ». Pa-
ris, 1934.
F. PERROUX. — « Les réformes agraires en Europe >. Liv. I,
Paris, 1935.
H. BARBUSSE. — « Staline ». Paris, 1935.
B. SOUVARINE. — « Staline ». Paris, 1935.
R. MossÉ. — « Conférences sur l'économie dirigée et l'agri-
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'" Jean RENAUD. — « La terre soviétique ». Paris, 1936.
Hélène ISWOLSKY. — « L'homme 1936 en Russie soviéti-
que ». Paris, 1936.
TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION 5

CHAPITRE PREMIER. — La question agraire et le


marxisme 9

Section I. — Le marxisme agraire et le matérialisme


historique 10

Section II. — Le marxisme agraire et le socialisme


marxiste 18

Section III. — Le marxisme agraire et le problème


politique 56

CHAPITREII. — La Révolution agraire soviétique et le


marxisme agricole 63

Section I. — Les opinions relatives à l'avènement de


la révolution agraire 68

Section II. — Les opinions relatives à la politique


agricole soviétique dans ses rapports avec le
marxisme agraire 93

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