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LE MARXISME AGRAIRE
ET L'EXPÉRIENCE RUSSE
f
THÈSE
SOUTENUE
PAR
PHAM-VAN BACH
LYON
BOSC Frères M. & L. RIOU -
IMPRIMEURS—ÉDITEURS
42, Quai Gailleton, 42
1936
UNIVERSITÉ DE LYON FACULTÉ DE DROIT
Doyen honoraire
M. JOSSERAND, O. I., Conseiller à la Cour deCassation
Professeurs honoraires
MM. APPLETON (Jean). 0. îfc, I.
JOSSERAND, 0. ££ I.
LAMEIRE, *, ^ I.
Pic (Paul), 0. U 1.
Doyen
M. GARRAUD (Pierre), l, I.
Professeurs
MM. LAMBERT (Edouard), Î&, 1., Professeur de Droit comparé
LÉvy, ÎFC, Professeur de Droit civil.
GONNARD, J, &M., Professeur d'Economie politique.
PERROUD, ¡, U I., Professeur de Procédure civile.
COHENDY (Georges), efc, ^ I., Professeur de Droit commercial général.
GARRAUD (Pierre),. i,
I. Professeur de Droit criminel.
ROUBIER, ^
I., Professeur de Droit civil.
FALLETTI, ^
A., Professeur de Droit romain.
LAMBERT (Jacques), Professeur d'Etude des institutions internatio
nales d'organisation de la Paix.
DE LAPLANCIIE, 0
A., Professeur d'Histoire du Droit français.
NICOLAS, 1, I., Professeur de Droit administratif.
PHILIP. Professeur de Science financière et de Législation française
des Finances.
PERROUX (François), Professeur de Législation et Economie indus
trielles et rurales.
AULAGNON, T., Professeur de Droit civil.
SCHATZ, 01., Professeur à la Faculté de Droit de Lille, chargé du
Cours d'Economie Politique (Doctorat).
Agrégés
MU. BASDEVANT chargée d'un cours de Droit International Public
M. RICHARDOT, chargé d'un cours d'Histoire du Droit.
Chargés de cours
M. CONDOMTNE, I.. Droit civil et Droit public (Capacité, 2' année)
M. GALLET, Droit romain.
Assesseur
M. ROUBIER, 0 I.
Professeur sans chaire
M. BASTID.
MEMBRES DU JURY
M. François PERROUX, Professeur à la Faculté de Droit, président.
INTRODUCTION
(c
C'est dans la pratique qu'il faut que
l'homme prouve la vérité, c'est-à-dire la
réalité, la puissance, la précision de sa
pensée. »
K. MARX et F. ENGELS.
(Etudes philosophiques, p. 72.)
\ .
Conformément à ces directives, nous adoptons le
plan suivant :
Chapitre premier.
— La question agraire et le
marxisme.
Section I. — Le marxisme agraire et le matéria-
lisme historique.
Section II.
— Le marxisme agraire et le socia-
lisme marxiste.
Section III.
— Le marxisme agraire et le pro-
blème politique.
«
La doctrine de Marx est l'héritière
légitime de la philosophie allemande, de
l'économie politique anglaise et du socia-
lisme français, c'est-à-dire de ce que le
XIX. siècle a créé de meilleur. J)
LENINE.
(Les trois sources et les trois
parties intégrantes du marxisme.)
(11) K. Marx : Il
Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte », p. 23.
t
sur la « tendance historique de l'accumulation capi-
taliste » pose les lois de l'évolution du régime ca-
pitaliste : forte concentration du capital, consécutive
à un grand développement des forces productives et
provoquant l'élimination progressive des petits pro-
ducteurs, l'accroissement en force et en nombre du
prolétariat, la paupérisation de la masse. Nous avons
à nous demander si la concentration croissante des
moyens de production consécutive à la prolétarisa-
tion progressive des classes moyennes est en réalité
pour Marx et Engels la loi de l'évolution agraire ca-
pitaliste.
L'examen du texte cité nous montre au premier
abord que Marx attribue à l'agriculture la même évo-
lution que pour l'industrie. Témoin ces lignes, qui,
en exprimant les tendances de l'évolution, ne font au-
cune discrimination entre le processus industriel et
le processus agricole : « La socialisation progressive
du travail et la transformation consécutive de la
terre et des autres moyens de production en moyens
de production communs » ; « La centralisation des
moyens de production et la socialisation du travail
arrivent à un point où elles ne s'accommodent plus
de leur enveloppe capitaliste et la font éclater » ;
« Là où il s'agissait de l'expropriation de
la masse
populaire par quelques usurpateurs, ici il s'agit de
l'expropriation de quelques usurpateurs par la masse
populaire ».
Il nous apparaît pourtant que les vues marxistes
sur l'évolution agraire ne doivent pas être interpré-
tées uniquement avec ce texte où Marx exprime plus
l'évolution de l'ensemble de l'économie capitaliste
que les détails multiples de son processus complexe.
L'évolution agraire est formulée ailleurs par Marx
avec une grande précision, et nous croyons que sa
pensée véritable est rapportée par K. Kautsky de la
façon suivante dans « La question agraire » :
« Dans le quatrième fascicule de la Revue Neue
Rheinische Zeitung (1850), il (Marx) critique un ou-
vrage d'Emile de Girardin, « Le socialisme et l'im-
pôt », où celui-ci proposait un impôt sur le capital
qui, entre autres, devait avoir pour résultat « de
détourner les capitaux de l'exploitation peu lucra-
tive de la terre et de les amener à l'industrie plus
productive, d'abaisser le prix du sol, de concentrer
la grande propriété foncière, et de transplanter en
France la grande culture anglaise et, en même temps,
l'industrie anglaise si développée ». Marx oppose à
cette théorie que « ce n'est pas en enlevant le capi-
tal à l'agriculture, mais, au contraire, en ramenant
vers le sol le capital industriel que la concentration
anglaise et l'agriculture anglaise sont devenues ce
qu'elles sont », et il continue : « La concentration de
la propriété foncière en Angleterre a, de plus, en-
levé au sol des générations entières. Cette concen-
tration, à laquelle l'impôt sur le capital contribuerait
assurément en précipitant la ruine des paysans, pous-
serait, en France, cette grande masse de paysans dans
les villes, et rendrait ainsi la Révolution d'autant
plus inévitable. Enfin, bien qu'en France le retour
du morcellement à la concentration ait déjà com-
mencé, en Angleterre la grande propriété foncière
retourne, à pas de géants, à son émiettement anté-
rieur et montre ainsi, d'une façon indiscutable, que
l'agriculture doit passer indéfiniment de la concen-
tration à l'émiettement et inversement, tant que sub-
sistera l'organisation de la société bourgeoise » (") •
(12) R4 Kautsky : : « La
question agraire », p. 245.
(13) Voir « La questionagraire n, p. 236 et suivantes. Kautsky a
montré en outre que ces deux tendances peuvent aussi agir simul-
tanément.
tre X du Capital qu'il se proposait de faire le tableau
de la révolution que la grande industrie provoque
dans l'agriculture et dans les relations sociales des
agents de production de cette dernière ? Il s'agira
donc de montrer que dans le domaine agricole, com-
me dans le domaine industriel, le socialisme doit dé-
couler des facteurs essentiellement en action dans la
société capitaliste. Le socialisme agraire est inévita-
ble non pas par suite d'une concentration croissante
de l'agriculture et la disparition progressive des clas-
ses moyennes paysannes, mais parce que le mode de
production capitaliste crée « les conditions maté-
rielles d'une nouvelle synthèse, d'une synthèse supé-
rieure, l'union de l'agriculture et de l'industrie, fon-
dée sur leurs modalités contraires », et fait en sorte
que « les besoins de révolution sociale et les con-
trastes de la campagne sont ainsi mis au même ni-
veau que ceux de la ville » (14).
Ceci admis, nous sommes amenés à examiner les
recherches entreprises par Marx, Engels et leurs con-
tinuateurs, au sujet des principales transformations
économiques et sociales apportées par le mode de
production capitaliste dans l'agriculture. Ce faisant,
nous tiendrons compte encore des travaux de Kaut-
sky et de Lénine.
(17) K. Marx : (c
Le Capital », chap. X.
§ III. — LA PRODUCTION CAPITALISTE
DE MARCHANDISES AGRICOLES
(18) K. Kautsky ; CI
La question agraire Il, p. 129.
et la rente foncière et restitue la rente sous forme
d'intérêts hypothécaires (19).
Enfin, dernière observation importante, Kautsky
constate, statistiques à l'appui, un rapide accroisse-
ment de dettes hypothécaires dans tous les Etats ci-
vilisés, accroissement qui, loin de prouver toujours
que l'agriculture traverse une crise, signifie que « le
progrès et la prospérité de l'agriculture se manifes-
tent aussi par un accroissement des dettes hypothé-
caires ». Ce dernier phénomène vient de ce que « la
demande de capital croît avec le développement de
l'agriculture », et aussi de ce que « la hausse de la
rente foncière permet l'extension du crédit agri-
cole ». Mais cet accroisement des dettes hypothécai-
res s'accompagne comme le montre Kautsky du phé-
nomène de centralisation du crédit hypothécaire (20).
Ce qui permit à l'interprète du marxisme de soutenir
que la loi générale de la concentration des moyens
«
(22) Lénine : te
Marx, Engels^ le Marxisme ", p. 98.
contenu infiniment varié de la vie sociale, peut re-
trouver la tranquillité en lisant dans les chiffres de
la statistique des exploitations que, si grande que
soit l'évolution dans les villes, tout reste à la campa-
gne comme par le passé et que rien ne se modifie
dans aucun sens. Mais si l'on regarde sous ces chif-
fres, sans être hypnotisé par les rapports qui existent
entre la petite et la grande exploitation, on porte un
autre jugement, on voit assurément que les grandes
exploitations ne varient pas de nombre, que les
petites exploitations ne sont pas absorbées par les
grandes, mais on voit aussi que toutes les deux, grâce
au développement industriel, subissent une complète
révolution, et une révolution qui établit un contact
de plus en plus étroit entre la petite propriété fon-
cière et le prolétariat non possédant, et rapproche
toujours davantage les intérêts de l'une et de l'au-
tre ».
Sans entrer dans les détails des études faites par
les auteurs précités, bornons-nous ici encore à retra-
cer leurs idées essentielles sur la situation du petit
propriétaire foncier.
La propriété parcellaire qui fut « la base économi-
que de Ja société aux meilleures époques de l'anti-
quité classique », est « une des formes qui émergent
de la désagrégation de la propriété féodale » rzS). A
ce titre, elle a pu être un moment de transition in-
dispensable dans le développement de l'agriculture.
(26) K. Marx : «
Le Capital », chap. X.
B. — La rente foncière.
(35) K. Marx : «
manifeste communiste Il.
Le
(36) Lénine : « Œuvres complètes », t. IV, p. 245.
nouvelles sous lesquelles se développent les contra-
dictions économiques du capitalisme. Nous rencon-
trons ici la conception léniniste de l' « impéria-
lisme » dans le cadre de laquelle il importe de si-
tuer la question agraire.
Qu'est-ce d'abord que l'impérialisme ?
« L'impérialisme, dit Lénine, a surgi comme le
développement et la continuation directe des pro-
priétés essentielles du capitalisme en général ».
C'est, « sous réserve de la portée conventionnelle et
relative de toutes les définitions », « le capitalisme
arrivé à un stade de développement où s'est affir-
mée la domination des monopoles et du capital finan-
cier, où l'exportation des capitaux a acquis une im-
portance de premier plan, où le partage du monde
a commencé entre les trusts internationaux, et où
s'est achevé le partage de tout le territoire du globe
entre les plus grands pays capitalistes (37). Cinq
traits principaux caractérisent ainsi le stade parti-
culier du capitalisme contemporain :
« 1° La concentration de la production et du ca-
pital parvenu à un degré de développement si élevé
qu'elle a créé les monopoles dont le rôle est décisif
dans la vie économique ;
2° La fusion du capital bancaire et du capital in-
dustriel, et création, sur la base de ce « capital finan-
cier » d'une oligarchie financière ;
3° L'exportation du capital, à la différence de l'ex-
(37) Lénine : «
L'impérialisme, stade suprême du capitalisme ",
p. 98.
portation des marchandises, acquiert une significa-
tion particulièrement importante ;
4° La formation de groupements internationaux
de capitalistes monopoleurs qui se partagent le
monde, et
5° L'achèvement du partage territorial du globe
par les plus grandes puissances capitalistes. »
Comment l'impérialisme ainsi défini, s'est engen-
dré à la faveur de la situation générale de l'agricul-
ture capitaliste ? Dans quelle mesure la production
agricole capitaliste participe au développement
de l'impérialisme ? Telle est la question que le
marxisme-léninisme n'a pas manqué de se poser. Il
nous semble indiscutable, bien que cette idée ne soit
pas expressément formulée par les théoriciens
marxistes, que la concentration du capital dans les
banques, un des traits fondamentaux de l'impéria-
lisme, n'est pas sans liaisons avec le développement
de l'agriculture capitaliste, plus précisément, avec
le phénomène de l'endettement des paysans dans la
mesure où celui-ci est provoqué par les besoins (ex-
tension et amélioration) de la production. « Au
cours de l'évolution, écrit Kautsky, à mesure que
l'endettement cesse d'être un fait fortuit, causé par
une exploitation défectueuse ou des accidents impré-
vus, un fait que l'on dissimule le plus possible, parce
qu'il dénote toujours un état de détresse, à mesure
qu'il devient un phénomène nécessaire de la pro-
duction, que le commerce se développe entre la ville
et la campagne, l'usure primitive et secrète dispa-
raît devant des institutions spéciales où les opéra-
tions de crédit se font au grand jour, sont un acte
normal et non un acte désespéré, et par suite com-
portant des intérêts normaux et non des intérêts usu-
raires. Mais ou bien ces institutions se trouvent à la
ville (banques, sociétés de crédit, etc...) ou bien elles
empruntent les capitaux dont elles ont besoin à des
capitalistes de la ville » (38). Cette transformation du
crédit amène l'afflux à la ville d'une partie de plus
en plus considérable des valeurs de la campagne,
et cela sous forme de paiement des intérêts de la
dette. Par là, le développement de la production agri-
cole capitaliste a dû participer au processus de la
concentration du capital. Néanmoins, il ne faut pas
trouver dans ce fait le lien principal entre la situa-
tion de l'agriculture capitaliste et l'impérialisme,
phénomène qui dépasse comme nous l'avons indiqué,
la simple concentration du capital. Il importe en
effet de prendre en considération le déséquilibre en-
tre le développement de l'agriculture et celui de l'in-
dustrie en régime capitaliste.
Nous avons vu que l'évolution de l'industrie
ur-
baine ouvrit des voies nouvelles à l'agriculture mo-
derne en créant des conditions techniques et écono-
miques révolutionnaires. Nous avons montré la
su-
périorité qualitative de la grande exploitation capi-
taliste sur la petite exploitation paysanne. Mais
nous
avons vu aussi les nombreux obstacles que le capi-
talisme oppose à une production agricole ration-
nelle, et qui entraînent de ce fait un retard considé-
(38) Il
La question agraire », p. 315.
rable dans le développement de l'agriculture par
rapport à celui de l'industrie. Or, ce retard signifie,
au sujet de la répartition des moyens de production,
que le capital accumulé dans les grandes institutions
de crédit, ne peut être à un moment donné, à cause
de l'état arriéré de l'agriculture, l'objet de place-
ments avantageux dans ce dernier domaine, et se
trouve en excédent dans les pays avancés. De là,
cette tendance impérialiste à l'exportation des capi-
taux, au partage international des sphères d'in-
fluence du capital, à l'expansion territoriale par le
moyen des conquêtes coloniales. Qu'il nous soit per-
mis de reproduire ces lignes de Lénine qui veulent
jeter une lumière crue sur la réalité impérialiste :
« Si le capitalisme pouvait
développer l'agricul-
ture qui, aujourd'hui, retarde considérablement sur
l'industrie, s'il pouvait élever le niveau de vie des
masses de la population qui, partout, malgré un pro-
grès technique vertigineux, est condamné à ne pas
manger à sa faim, et à végéter dans l'indigence, —
il ne serait pas question d'un excédent de capital.
Et les critiques petits-bourgeois du capitalisme ser-
vent à tout propos cet argument. Mais alors le capi-
talisme ne serait pas le capitalisme, car ses inégali-
tés de développement et la situation des masses à
moitié affamées sont les conditions et les prémisses
essentielles inévitables de ce mode de production...
Tant que le capitalisme reste le capitalisme, l'excé-
dent de capitaux est consacré non pas à élever le ni-
veau de vie des masses dans un pays donné, car il en
résulterait une diminution des bénéfices des capita-
listes, mais à augmenter ces bénéfices par l'exporta-
tion du capital à l'étranger, dans les pays arriérés.
Là, les bénéfices sont habituellement élevés, car il y
a peu de capitaux, le prix de la terre est relative-
ment minime, les salaires sont bas, les matières pre-
mières à bon marché. La possibilité d'exportation
du capital provient de ce fait que de nombreux pays
arriérés sont d'ores et déjà entraînés dans la circu-
lation du capitalisme mondial ; que de grandes li-
gnes de chemin de fer ont été construites ou sont
en voie de construction dans ces pays, où se trou-
vent réalisées les conditions primordiales du déve-
loppement industriel, etc... La nécessité de l'expor-
tation du capital résulte de la maturité excessive du
capitalisme dans certains pays où les placements
avantageux lui font défaut (l'agriculture étant arrié-
rée, les masses misérables). »
Ce passage nous montre donc comment sous le
mode de production capitaliste, l'agriculture condi-
tionne, à son tour et dans la mesure de son impor-
tance relative, la formation du « stade suprême »
de ce régime. Au reste, les difficultés de l'agricul-
ture en société capitaliste ont leurs causes profon-
des dans les contradictions même du régime, et le
déséquilibre entre le développement de l'agriculture
et celui de l'industrie est en connexion étroite avec
le mode de répartition des moyens de production qui
caractérise le capitalisme monopolisateur. Lénine
écrit en effet : « Les banques créent à l'échelle
so-
ciale la forme, mais seulement la forme, d'une
comp-
tabilité et d une répartition générales des
moyens de
production, écrivait Marx il y a un demi-siècle dans
le Capital. Les chiffres que nous avons cités sur le
développement du capital bancaire, l'augmentation
des comptoirs et succursales des grosses banques,
celles de leurs comptes courants, etc., nous montrent,
concrètement, que cette « comptabilité générale » est
celle de toute la classe capitaliste et même davan-
tage, car les banques recueillent, ne serait-ce que
pour un temps, toute espèce de revenus financiers
des petits propriétaires, des employés et de la mince
couche supérieure des ouvriers. La « répartition gé-
nérale des moyens de production », voilà ce qui ré-
sulte, au point de vue formel, du développement des
banques modernes, dont les plus importantes, au
nombre de trois à six en France et de six à huit en
Allemagne, disposent de milliards et de milliards.
Mais, quant au fond, cette répartition des moyens
de production n'a rien de général ; elle est privée,
c'est-à-dire conforme aux intérêts du grand capital,
et, au premier chef, du capital monopoleur plus
grand encore, qui opère dans les conditions où les
masses de la population ont à peine de quoi se nour-
rir, où tout le développement de l'agriculture, re-
tarde démesurément sur celui de l'industrie, dont
une partie, l' « industrie lourde », prélève un tribut
sur toutes les autres (311).
Il en résulte que la question agraire ne peut être
envisagée et solutionnée en dehors de la question de
l'impérialisme et réciproquement. Le marxisme voit
(39) Lénine : «
L'impérialisme, stade suprême du capitalisme »,
p. 45.
dans l'impérialisme un capitalisme agonisant, con-
damné à disparaître ; car certaines de ses qualités
essentielles ont engendré leurs propres antinomies.
« Monopole, oligarchie, tendances à la domination au
lieu de tendances à la liberté, exploitation d'un nom-
bre croissant de nations petites ou faibles, par une
poignée de nations riches ou puissantes, tout cela
engendrait les traits distinctifs de l'impérialisme, qui
obligent à le caractériser comme capitalisme
para-
siteur ou pourrissant. De plus en plus, s'affirme
en
relief la tendance de l'impérialisme à la création de
l 'Etat rentier, de l 'Etat usurier, dont la bourgeoisie
vit toujours plus de l'exportation du capital et de la
« tonte des coupons » (40). Parallèlement à ce para-
sitisme propre à l'impérialisme, s'affirment les élé-
ments d'une structure économique et sociale supé-
rieure que Lénine décrit dans les lignes suivantes et
de l'existence desquels le grand théoricien marxiste
tire une conclusion de caractère révolutionnaire.
« Quand une grande entreprise atteint des
propor-
tions gigantesques et organise méthodiquement,
en
tenant exactement compte des données multiples, la
fourniture des deux tiers ou des trois quarts des
ma-
tières premières nécessaires à la consommation
de
dizaines de millions d'hommes, quand elle
organise
avec système le transport de ces matières premières
aux lieux les mieux appropriés de la production,
éloignés parfois de centaines de milliers de
kilomè-
tres les uns des autres ; quand
un centre unique a la
(42) On peut dire que cette idée ressort encore du passage sui-
vant où Engels envisage précisément le cas d'une révolution écla-
tant dans un pays arriéré au point de vue agricole :
<
La tâche du Manifeste communiste était d'annoncer la dé-
chéance inévitable et imminente de la propriété bourgeoise. Mais
en Russie, à côté d'un capitalisme qui se développe avec une hâte
fébrile, à côté de la propriété foncière bourgeoise à peine consti-
tuée, nous trouvons un communisme rural de la terre qui occupe
plus de la moitié du territoire. Maintenant, la communauté pay-
sanne russe, le Mir, où se retrouve dans une forme à! vrai dire très
décomposée, la primitive communauté rurale du sol permet-elle
de passer directement à une forme communiste supérieure de la
propriété foncière ? Ou bien lui faudra-t-il subir d'abord la dis-
solution qui apparaît dans le développement historique de l'Occi-
dent ? Voilà la question. La seule réponse qu'on y puisse faire
aujourd'hui est celle-ci : « S'il arrive que la Révolution russe
donne le signal d'une révolution ouvrière en Occident, de façon
que les deux révolutions se complètent le communisme foncier de
la Russie actuelle, le, Mir russe actuel pourra être le point de dé-
part d'une évolution communiste Il.
gne. Il s'agit de faire des paysans les alliés de cette
« force motrice » de la révolution sociale qu'est le
prolétariat des villes. Il s'agit en somme d'obtenir le
soutien des paysans pour l'instauration et le main-
tien de la dictature du prolétariat qui est la condi-
tion primordiale de l'acheminement de l'agriculture
vers une production socialiste. Dans cette question
de la tactique révolutionnaire, c'est Lénine qui a
montré la voie à la IIIe Internationale, en dévelop-
pant en doctrine ce qui, chez Marx et Engels, était
à l'état embryonnaire. Le solo prolétarien sans l'ac-
compagnement des paysans, a dit Marx dans la lre
édition du « Dix-huit brumaire », peut se transfor-
mer en chant du cygne dans les pays agraires. Pour
conquérir le pouvoir politique, a écrit Engels dans
« La question agraire en Occident », le parti social-
démocrate « doit d'abord aller dans les campagnes
et y devenir puissant ». « Plus il y aura de paysans
que nous attirerons à nous avant qu'ils se soient pro-
létarisés, plus la transformation sociale s'accom-
plira rapidement et facilement ». A maintes repri-
ses, Engels a exposé la tactique que devait suivre le
prolétariat victorieux vis-à-vis du petit et du moyen
paysan. « Quand le pouvoir étatique passera entre
nos mains, nous ne penserons pas à exproprier par
la force les petits paysans (avec rachat ou non, peu
importe) comme nous serons obligés de le faire avec
les gros propriétaires fonciers. Notre tâche, par rap-
port aux petits paysans, consiste avant tout à trans-
former leur production privée et leurs propriétés
privées en associations de production et cela non par
la force, mais par l'exemple et une aide sociale ap-
propriée » (43). Il importe de savoir comment Lé-
nine, en partant de ces directives fondamentales, a
résolu pour la période impérialiste la question
agraire à l'échelle mondiale. Nous reproduisons en
appendice dans leur intégralité les thèses relatives à
la question agraire écrites par Lénine au début de
juin 1920, dans lesquelles le grand disciple de Marx
a précisé sa pensée. Nous y trouvons à côté de l'affir-
mation du rôle directeur du prolétariat industriel,
celle de la nécessité de l'union des ouvriers urbains
et des paysans, les grandes lignes de la préparation
révolutionnaire à la campagne, la politique agraire
de la période constructive. Tous ces enseignements,
par leur souplesse, veulent satisfaire aux circonstan-
ces économiques et sociales différentes, et, par la
continuité de vue dont ils témoignent, traduisent la
volonté inébranlable de hâter la Révolution politique
prolétarienne qui construira le socialisme agraire.
Si le prolétariat du pays victorieux, une fois son
pouvoir consolidé, peut et doit, tout en menant la
paysannerie à sa suite, construire la société socia-
liste, il ne faut pas croire qu'il puisse, réduit aux
seules forces de son pays, arriver à la victoire com-
plète du socialisme industriel et agricole, et garantir
définitivement le nouveau régime contre la restaura-
tion du capitalisme. Staline écrit dans le « Léni-
nisme théorique et pratique » que, pour cela, la vic-
(6) (C
Le léninisme théorique et pratique »,, p. 40.
senta la Russie tsariste avant de disparaître de la
scène mondiale ? L'examen des conditions dè pro-
priété et d'exploitation de l'ancienne économie ru-
rale démontre, croyons-nous, que les possibilités d'un
soutien du prolétariat des villes par la paysannerie
résidaient dans les contradictions économiques et les
antagonismes sociaux.
A. — S'agissant du régime de la propriété, les sta-
tistiques montrent d'une part une mauvaise réparti-
tion des terres ; d'autre part une grande hétérogé-
néité dans une masse paysanne de 100 millions
d'âmes. Le recensement de 1897 a donné les rensei-
gnements suivants reproduits par Schkaff dans sa
thèse de Doctorat : « La question agraire en Rus-
sie » (7) :
MILLIONS
Bourgeoisie et propriétaires fonciers 3
Prolétaires des villes et employés 22
Petits propriétaires riches ou aisés 23,1
Petits propriétaires pauvres 35,8
Prolétaires et demi-prolétaires ruraux 41,7
.......
125,6
Dans sa lumineuse étude sur « La révolution
agraire de la Russie soviétique », M. François Per-
roux relate que « l'enquête de 1905 accuse 2.200.000
familles paysannes sans terre, soit près de 15 % du
total de la population paysanne » (8).
(2) «
Le vieux village, avec son église bien en évidence, avec les
belles maisons du Chef de police, du pope et du Koulak au premier
plan, et ses isbas à demi-écroulées au plan arrière, ce village-là
commence à disparaître. A sa place, apparaît le nouveau villa
avec ses bâtiments des services publics et économiques, ses clubs,
sa radio, son cinéma, ses écoles, ses bibliothèques et ses crèches. >1
travail et elles sont appelées à élever nos enfants,
notre génération future, c'est-à-dire tout notre avenir.
Et c'est pourquoi nous ne pouvons pas tolérer que
cette immense armée de travailleuses végète dans
l'obscurantisme et l'ignorance. C'est pourquoi nous
devons saluer l'activité publique croissante des
femmes travailleuses et leur promotion aux postes
de direction, comme un indice indéniable de notre
culture ».
Enfin, sur le plan de la psychologie sociale des
paysans, il semble que la collectivisation du sol, hier
partiellement imposée, puis simplement acceptée, est
aujourd'hui voulue par eux. Par le kolkhoz, le
paysan est vraiment le maître de la terre qui devient
un instrument appartenant véritablement à celui qui
l'utilise et à la seule condition qu'il l'utilise. D'une
part, l'organisation kolkhozienne est faite pour ouvrir
à l'homme comme à la femme un champ d'action im-
mense qui, dans le régime capitaliste, leur est fermé.
Paysans et paysannes participent à la direction du
kolkhoz, font assaut d'initiative, cherchent en com-
mun les meilleures méthodes de travail, discutent
tour à tour de l'école, de la crèche, de toute la vie de
l'entreprise collective. Et la décision qu'ils adoptent
en commun devient la loi. D'autre part, le système
de rémunération du travail qui concilie, comme nous
l'avons vu, l'intérêt personnel et l'intérêt général, est
fait pour permettre au travailleur de trouver dans
le rendement croissant de l'entreprise une satisfac-
tion à la fois matérielle et morale.
Contrairement aux pronostics des défenseurs du
régime capitaliste, la collectivisation n'a pas engen-
dré ni la routine, ni la paresse. Par les discussions si
vivantes qui se déroulent dans les assemblées kol-
khoziennes, l'expérience, le savoir de chacun de-
viennent le bien de tous. Aux champs, les meilleurs
travailleurs entraînent l'ensemble. La collectivisation
pousse à l'alignement sur les meilleurs, provoquant
l'émulation entre les cerveaux et les bras.
Socialemént par conséquent, comme économique-
ment, la politique agraire soviétique a réussi, malgré
les ruines laissées par la guerre étrangère et la
guerre civile, malgré l'état économique et social ex-
trêmement arriéré d'un pays à prépondérance agri-
cole, à imprimer à la vie rurale une sorte de méta-
morphose aux choses et aux hommes. La propriété
individuelle qui avait été avant tout le moyen de
priver de propriété l'immense majorité de la paysan-
nerie, est définitivement vaincue non seulement par
les lois, mais dans les esprits. Au propriétaire foncier
et au koulak vivant du travail d'autrui, au moyen
et petit exploitant indépendant plus ou moins aisé,
mais dont l'existence est regardée par le marxisme
comme irrationnelle et anachronique, au moujik
marqué par les stigmates de misère et de servage,
succède chaque jour plus nettement le travailleur
des champs tendant de tout son être vers un nou-
veau système de vie et de travail. Une humanité
nouvelle s'élève et s'affermit sur une terre où elle
commence seulement à récolter les premiers fruits
de l'édification socialiste, mais où devant elle. s'ou-
vrent d'immenses perspectives.
CONCLUSION
Vu : Vu :
Lyon, le 12 Novembre 1936 Lyon, le 12 Novembre 1936.
LE PRÉSIDENT DE LA THÈSE, LE DOYEN,
F. PERROUX. P. GARRAUD
Vu et permis d'imprimer ;
Lyon, le 12 Novembre 1936
LE RECTEUR, PRÉSIDENT DU CONSEIL DE L'UNIVERSITÉ,
A. LIRONDELLE.
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(par ordre chronologique)
INTRODUCTION 5