You are on page 1of 14

L’Herne

Cahiers d’anthropologie sociale


cahiers 17
d’anthropologie
Sous le haut patronage de Claude Lévi-Strauss, Françoise Héritier et Nathan Wachtel

La collection des Cahiers d’anthropologie sociale publie les travaux menés au Laboratoire
d’anthropologie sociale du Collège de France, en particulier les journées d’études
régulièrement organisées en son sein qui réunissent des membres du laboratoire et des
chercheurs d’autres institutions autour de grands thèmes d’actualité abordés dans la
perspective réflexive de l’anthropologie.
Philippe Descola
sociale

Images visionnaires
Images visionnaires
Cahier dirigé par David Dupuis et Maddalena Canna

Les images visionnaires, qu’elles soient induites par l’ingestion de substances Images
visionnaires
psychotropes, suscitées par des dispositifs rituels ou saisies à l’occasion d’un
débordement perceptif, constituent de véritables agents de la vie sociale. Ce volume
explore, dans une perspective comparatiste, la nature de la relation liant ces images
aux cultures qui les inspirent ou en sont inspirées. Modes d’attribution d’agentivité,
statut ontologique des images, processus de constitution des identités et des collectifs,
relations entre figuration, mémoire et problématiques du présent sont autant de thèmes

cahiers d’anthropologie sociale


auxquels l’étude anthropologique des images visionnaires offre une contribution
significative. Abordant ces images à la lumière de la critique du grand partage
entre nature et culture, ce volume accorde une attention particulière à l’intersection
des processus biologiques et sociaux ainsi qu’aux transformations en cours dans le
panorama mondial de circulation des images.

Contributeurs :
Esteban Arias
Roberto Beneduce
Maddalena Canna
Nadège Chabloz
15 € Michèle Cros
David Dupuis
Martin Fortier
Emmanuel Grimaud

L’Herne
Yann Hutin
Arnaud Morvan
Claire Vidal 17
Sommaire
David Dupuis et Maddalena Canna
Introduction......................................................................................... 9

David Dupuis
Apprendre à voir l’invisible. Pédagogie visionnaire et socialisation des
hallucinations dans un centre chamanique d’Amazonie péruvienne................ 20

Maddalena Canna
Modulation interactionnelle de la conscience et reconfiguration du Soi :
une variation afro-amérindienne (Nicaragua)............................................ 43

Esteban Arias
Les idéophones et la maîtrise des hallucinations.
L’iragaveane du chamanisme Matsigenka (Amazonie péruvienne)...................61

Claire Vidal
Voir Guanyin au Putuoshan.
Présentifier le divin par l’image dans le bouddhisme chinois.......................... 86

Michèle Cros
Visions de génies du lobi burkinabè........................................................ 103

Martin Fortier
Le façonnement neuropharmacologique de la culture. Anthropologie comparée
des rituels à hallucinogènes sérotoninergiques et anticholinergiques................. 118

Emmanuel Grimaud
La face obscure de la clairvoyance.
Petite histoire des machines à mesurer l’aura............................................138

Nadège Chabloz
Chamanisation des visions de l’iboga....................................................... 163

Arnaud Morvan
Rêve et réminiscences plurielles dans l’art de Rover Thomas (Australie)..........184
Roberto Beneduce
Voir et faire voir.
Des images et de leur usage dans un traitement rituel dogon.........................204

Yann Hutin
Visions, présages et visages de cerf dans le rituel des Huichol du Mexique........227
Introduction

David Dupuis et Maddalena Canna

De par sa nature intime, fuyante et difficile à objectiver, l’image hallucinatoire


a pu apparaître comme un objet-limite de l’entreprise ethnographique. C’est de
fait par le biais de leur représentation matérielle que ces images sont entrées
dans le champ d’étude de l’anthropologie. De nombreux collectifs placent en
effet l’usage de substances « visionnaires » au cœur de leur vie sociale et de
leurs productions esthétiques. Les hallucinogènes végétaux tels que l’ayahuasca
occupent ainsi une place centrale dans la vie rituelle de nombre de collectifs
d’Amazonie occidentale, à l’image du cactus San Pedro dans le monde andin ou
des champignons psilocybes en Mésoamérique.
Dans ces sociétés, les motifs perçus au cours de l’expérience hallucinogène
semblent intimement liés à la production iconographique. Les visions induites
par l’ayahuasca sont par exemple fréquemment présentées par les peuples
d’Amazonie occidentale comme la principale source d’inspiration de leurs créa-
tions, affirmation qui n’a eu de cesse d’interroger les observateurs. L’un d’eux
souligne ainsi que « les indiens posent à l’anthropologue une question fascinante
lorsqu’ils affirment que tout ce qu’ils considèrent comme art est […] fondé sur
l’expérience hallucinogène » (Reichel-Dolmatoff, 2000 : 41).
Cette affirmation semble en effet démentir la thèse communément admise par
les anthropologues, selon laquelle le contenu de l’expérience hallucinogène est
strictement informé par la culture. À rebours de cette approche, qui a notamment
été défendue par Claude Lévi-Strauss (1970), le discours indigène revendique
donc l’influence de l’expérience visionnaire sur ses productions culturelles. Si
ces affirmations ont pu faire naître des hypothèses aventureuses, comme celle

9
Images visionnaires

faisant de l’usage des hallucinogènes l’origine du phénomène religieux (Wasson,


1968), elles n’en continuent pas moins de poser question à l’ethnologue. Selon
les mots de Jean-Pierre Chaumeil, « il importe en effet de savoir si l’expérience
en question est source d’inspiration dans la culture ou si, au contraire, elle est
programmée par celle-ci et n’offre alors qu’une série de variations autour de
thèmes et de motifs culturels connus ». (Chaumeil, 1983 : 256.)
L’influence qu’exercent l’une sur l’autre expérience visionnaire et culture, bien
que manifeste, est toutefois restée peu explorée. Les onze contributions de ce
volume se proposent d'examiner plus avant la nature de la relation circulaire
qui unit les images mentales hallucinatoires à la vie sociale des collectifs, et
notamment aux motifs qui s’illustrent de manière récurrente dans leurs créa-
tions esthétiques1.
Il convient à cet égard de reprendre à nouveau frais le débat qui a déchiré
anthropologues, archéologues, ethnobotanistes et psychologues sur cette
famille d’images : celui du déterminisme, culturel ou biologique, qui gouverne
leur genèse. Si la critique du grand partage entre nature et culture interdit en
effet d’aborder aujourd’hui l’usage du pharmakôn sur un mode réductionniste
(Gutierrez Choquevilca, 2017), deux lignes de recherche continuent toutefois
à se dessiner dans des directions divergentes. La contribution à ce volume du
philosophe Martin Fortier propose ainsi d’éclairer la diversité des relations
ethnographiques portant sur les usages des hallucinogènes au moyen d’un
modèle neuropharmacologique, appuyé sur une approche différenciée des
substances en jeux et de leurs effets. S’appuyant sur une anthropologie prag-
matique ancrée dans les théories de l’interaction (Houseman et Severi, 2009),
David Dupuis propose quant à lui d’aborder l’expérience visionnaire comme un
apprentissage susceptible d’être éclairé par les contextes communicationnels
et interactionnels entourant l’usage des hallucinogènes et composant autant
d’opérateurs de « socialisation des hallucinations ».
Bien que l’examen des représentations iconographiques constitue une étape
incontournable de toute entreprise ethnographique, les images n’ont fait que
récemment l’objet d’une réflexion systématique en anthropologie. Accordant
son attention au rôle que celles-ci jouent dans les pratiques de mémorisation
et d’action rituelle, Carlo Severi (2007, 2011, 2017) les a abordées comme des
manières de faire penser et de faire mémoire. Philippe Descola (2005, 2011,
2014) a quant à lui proposé de les articuler aux modes d’identification qui orga-
nisent la composition des mondes. Il montre ainsi que les traditions figuratives

10
Introduction

expriment des contrastes susceptibles d’être éclairés à la lumière des modes


d’identification privilégiés par les sociétés qui en font usage. Les populations
de « l’archipel animique » semblent ainsi utiliser des codes formels communs
pour figurer la métamorphose.
Si les images rendent donc visibles les inflexions de la composition du monde
propre à un groupe social, elles ne sauraient toutefois être pensées comme de
simples véhicules dénués d’autonomie et d’agentivité. Descola suggère ainsi
que « le naturalisme est né dans les images avant de se propager dans d’autres
registres de la pensée et de l’action » (2014 : 273) : les modes de figuration
seraient donc à appréhender comme premiers, affectant de leurs contrastes
les collectifs dans lesquels ils se déploient.
Comment rendre compte de ce pouvoir des images, qui fait d’elles de véritables
agents de la vie sociale ? Ce volume prend le parti d’aborder cette question
par le biais des images visionnaires. Les contributions qui y sont rassemblées
s’attachent ainsi à documenter et analyser sur un mode comparatiste les moda-
lités par lesquelles ces images et leurs reproductions matérielles constituent
des supports de transmission et d’invention de manières de faire monde. La
question de l’agentivité des images pose de ce fait celle de la consistance onto-
logique des êtres perçus par la voie visionnaire. Les contributions de ce volume
montrent à cet égard que le processus de figuration, bien plus qu’une « mise en
support » consiste le plus souvent en un acte d’engendrement d’existants par
lequel les mondes partagés sont constamment recomposés. Le rôle de l’imagina-
tion et de son façonnage social apparaît alors comme un enjeu anthropologique
fondamental. Quel est le degré de réalité attribué aux « visions » et quel est son
fondement ? Est-il proportionnel à l’intensité de la perception, à son contexte, à
ses effets, à la force d’évocation de ses représentations matérielles ?
Il a à cet égard été suggéré que certains motifs iconographiques « enchantent »,
capturant l’attention et stimulant l’imagination de celui qui les perçoit (Gell,
1998). Les images visionnaires et leurs représentations seraient en ce sens à
considérer comme « des embrayeurs de processus mentaux destinés à activer
une certaine forme d’imagination visuelle, des dispositifs pour faire voir plutôt
que des images faites pour être contemplées » (Taylor, 2010 : 48). Cette pers-
pective nous invite à interroger les différents effets que ces images induisent
lorsqu’elles sont reproduites sur d’autres supports (peintures corporelles et
claniques, tatouages, textiles, sculptures, masques, charmes, amulettes, armes,
etc.) et inscrites dans des usages déterminés.

11
Images visionnaires

Si ces représentations sont certes susceptibles d’être appréhendées comme


des productions artistiques, elles doivent donc d’abord être pensées comme
des agents au sein des registres de la vie sociale dans lesquelles leurs usages
les insèrent. Comme le montrent les contributions de ce volume, les images
visionnaires déploient leurs effets dans de multiples champs : thérapeutique,
apotropaïque, religieux, politique ou militaire.
À l’heure du développement du « tourisme chamanique » et de l’internationa-
lisation de l’usage des substances hallucinogènes traditionnellement utilisées
par les groupes autochtones, ces pratiques ne peuvent en outre être pensées
en dehors des relations interculturelles et de leurs dynamiques, comme nous y
invite l’article de Nadège Chabloz. La contribution de Yann Hutin nous montre
ainsi que la revendication de la dimension visionnaire de l’art indigène, parfois
mise en doute par les observateurs, se doit d’être interrogée à l’aune des dyna-
miques de patrimonialisation, d’affirmation culturelle et d’insertion dans le
marché de l’art (Derlon et Jeudy-Ballini, 2015, 2017) qui constituent des enjeux
croissants pour les groupes autochtones.
Bien que les hallucinations induites par certains psychotropes aient été souvent
pensées comme le prototype de l’image visionnaire, elles n’en constituent en
fait qu’un cas particulier. Comme l’illustre la diversité des contributions de ce
volume, toute image dont le support matériel et visible – lorsqu’il est présent –
ne peut à lui seul rendre compte de la complexité de l’expérience de vision peut
être définie comme « image visionnaire ». Un visage décelé dans les nuages et
une vision suscitée par l’ingestion d’un psychotrope apparaissent alors comme
les deux polarités d’un continuum iconique dont la caractéristique est d’accorder
une place prégnante à la projection du spectateur. La dimension projective de
la perception, soulignée par les travaux en anthropologie pragmatique des
images (Severi, 2011), apparaît de manière particulièrement saillante dans
le cas des images visionnaires. Il semble en ce sens tentant de considérer ce
type d’image comme un « piège à projeter », un artefact perceptuel à même de
capturer l’imagination créative, les savoirs et les imprégnations mnémoniques
de celui qui la regarde.
Les travaux en sciences cognitives et en sciences sociales et religieuses qui
s’en inspirent ont récemment vu le succès croissant des modèles prédictifs-infé-
rentiels (Taves, 2009). Ces derniers décrivent la perception comme la rencontre
entre une dimension projective, par le biais de laquelle le sujet anticipe le
contenu de la vision à partir des savoirs acquis et de ses expériences passées,

12
Introduction

et une dimension réceptive, par laquelle le sujet reçoit les stimuli sensoriels.
L’image apparaît dans cette perspective comme surgissant de la rencontre dyna-
mique entre attentes et stimuli sensoriels. Si ce modèle, tel qu’il a été formalisé
récemment sous la forme d’une approche bayésienne de la perception (Knill &
Richards, 1996), a rencontré un écho important dans les dernières décennies,
il se trouve par ailleurs formulé en d’autres termes dans la tradition psychana-
lytique (Freud, 1935) ainsi que dans la théorie anthropologique (Severi, 2007).
Comme le suggèrent les propositions de David Dupuis et Maddalena Canna
sur le façonnage, l’orchestration et le dérèglement des attentes, l’étude des
images visionnaires apparaît en ce sens comme un objet favorisant une pratique
critique et réflexive de l’interdisciplinarité repositionnant la problématique de
la perception dans une perspective proprement anthropologique. Il apparaît
à cet égard que l’approche cognitive des hallucinations a trop souvent négligé
l’agentivité attribuée aux images visionnaires. Alors que les travaux pionniers
d’Alfred Gell (1998), ont ouvert l’enquête sur les moyens par lesquels une capa-
cité d’agir est attribuée aux images, c’est à l’étude des modalités de cette « vie »
autonome des images visionnaires que s’attachent les études recueillies dans
ce volume. Qu’il s’agisse d’une agentivité attribuée au sein d’une architecture
spatiale déterminée comme l’illustre la contribution de Claire Vidal, d’une
agentivité attribuée à l’image mentale elle-même, ou à sa représentation maté-
rielle, les collectifs humains étudiés ici font des images des agents, parfois des
personnes, dont la densité ontologique est un enjeu crucial de leur composition.
Cette vitalité des images ne saurait toutefois se réduire à la seule attribution
d’une capacité d’agir. Dans une perspective qui vise à dépasser l’opposition
nature/culture, les études recueillies ici s’attachent à étudier les moyens par
les biais desquels les images sont intériorisées, incarnées, somatisées et littéra-
lement « faites corps » dans l’articulation culturelle des processus biologiques.
Esteban Arias explore ainsi, à partir de l’étude du chamanisme matsigenka, la
manière dont les images visionnaires se déploient dans un réseau de relations
synesthésiques engageant le corps du sujet percevant dans sa totalité. Comme
l’illustrent les contributions qui portent sur l’expérience psychotrope, l’émer-
gence d’images visionnaires peut non seulement être solidaire d’une économie
biologique déterminée, mais peut aussi, comme le montre l’article de Maddalena
Canna, induire des états physiologiques spécifiques allant jusqu’à menacer la
continuité d’un groupe social en affectant le potentiel de reproduction de ses
membres par l’induction d’aménorrhées. Les propositions anthropologiques

13
Images visionnaires

récentes sur l’intégration entre processus biologiques et sociaux (Seligman,


2014), ainsi que sur l’anthropologie de la vie (Pitrou, 2014) ouvrent en ce sens
une voie féconde pour aborder la manière dont les images, en s’inscrivant dans
les corps, en affectent leurs processus constitutifs. Capable d’agir et de co-déter-
miner des processus biologiques, ainsi que les relations sociales dans lesquelles
ils sont enchevêtrés, l’image visionnaire se situe au cœur de la dynamique de
perpétuation d’un collectif.
L’opposition classique entre imagination reproductrice – qui se limiterait
à « transmettre » certains contenus  – et imagination créatrice apparaît alors
sous un jour nouveau, cette dernière pouvant être entendue non seulement
comme la faculté de créer du sens à partir du façonnage de l’image, mais aussi
de transformer et de perpétuer la vie des collectifs et de ses membres. Foyer
générateur de l’imaginaire partagé d’un groupe social, l’image visionnaire parti-
cipe ainsi à la recréation et la redéfinition continue de ses propres conditions
d’existence. Une redéfinition mouvante, qui subsume et transforme l’histoire,
en faisant ré-émerger ses traumatismes et conflits ouverts, comme le montrent
Arnaud Morvan et Roberto Beneduce dans ce volume ; ou bien qui incarnera les
projections vers l’avenir, à l’instar d’un banc d’épreuve ou d’une source d’ins-
piration d’expériences scientifiques et parascientifiques, comme l’illustre la
contribution d’Emmanuel Grimaud. L’expérience méthodologique conduite par
Michèle Cros, montre que la production d’image peut constituer une interface
privilégiée de médiation entre l’anthropologue et ses interlocuteurs, ajoutant
une dimension iconique à la co-construction de la relation ethnographique.
L’exercice de figuration qui vise à saisir l’expérience visionnaire risque alors
fort de reconduire son émergence.
L’image visionnaire pose enfin de manière particulièrement saillante la
question de la frontière entre le sujet de la perception et son altérité. C’est en
effet aussi parce qu’une image est appréhendée comme une entité à l’existence
autonome qu’elle est investie d’agentivité. Qu’est-ce qui fait qu’une vision, à
l’instar d’une hallucination psychotrope ou d’une image obsédante, est perçue
non pas comme événement mental mais comme altérité agissante ? Qu’est-ce
qui conduit un objet perceptuel à devenir selon la multiplicité de ses modalités
d’appréhension une présence, un esprit, une déité ou une révélation ?
L’étude de l’image visionnaire conduite dans ce volume nous invite ainsi à nous
interroger sur la manière dont les collectifs humains façonnent la conscience des
individus – ou bien des dividus, selon la proposition de Strathern (1988) – en

14
Introduction

traçant la frontière poreuse entre ce qui relève de l’identité et de l’altérité.


Constamment renégocié, sujet de jugement normatif comme l’opposition entre
« folie » et santé mentale, le partage entre identité et altérité apparaît comme
le socle fondamental à partir duquel toute société construit ses réseaux d’iden-
tification et de composition du monde. Ce volume propose ainsi d’envisager
l’image visionnaire non pas comme un phénomène excentrique ou sui generis,
mais comme révélant la manière dont un collectif humain se définit à travers la
négociation de ses limites. Des limites qui s’étendent du microcosme des fron-
tières intimes entre l’identité et l’altérité jusqu’au macrocosme des circulations
des artefacts et des dynamiques sociales qui les gouvernent.

***
L’article de David Dupuis se propose de penser à nouveau frais la proposition
de Claude Lévi-Strauss, qui présentait l’expérience hallucinogène comme stric-
tement définie par la culture. Si la plupart des anthropologues s’accordent pour
considérer l’expérience visionnaire comme une projection culturelle stéréotypée,
les soubassements de la relation entre culture et hallucination sont en effet
restés jusqu’ici presque inexplorés. S’appuyant sur l’ethnographie d’un centre
chamanique d’Amazonie péruvienne, il montre que les interactions discursives
et pragmatiques encadrant la consommation de l’ayahuasca procèdent d’une
opération de « socialisation des hallucinations » qui, en façonnant les attentes
et en éduquant l’attention du participant, organise l’expérience visionnaire
au prisme des schèmes proposés par le groupe social. L’image visionnaire, qui
constitue de ce fait un véritable « piège à projeter », apparaît alors comme un
puissant outil de transmission culturelle.
À partir de l’analyse de la mise sur support graphique des visions induites
sans psychotropes par la transe grisis siknis chez les Miskitos du Nicaragua,
Maddalena Canna propose d’envisager l’image visionnaire comme un objet-
charnière structurant le partage entre le Soi et l’altérité. En situant le problème
de l’image visionnaire au sein des débats contemporains sur l’ontologie et la
composition des mondes le phénomène visionnaire est analysé à la croisée de
processus biologiques, relationnels et macro-sociaux en tant que producteur
d’une ontologie différentielle, qui rend certaines entités existantes pour les
uns et inexistants pour les autres. En avançant la notion d’orchestration des
attentes, elle propose un modèle du façonnage interactionnel du sens de Soi
par le truchement de l’image.

15
Images visionnaires

La contribution de Yann Hutin interroge la relation entre l’usage rituel du


cactus peyotl et les célèbres tableaux de fils des Huichol de la Sierra Madre du
Mexique. Il approche avec prudence la référence aux visions et à l’expérience
chamanique qui accompagne le discours sur les tableaux de fil, en montrant
qu’il s’agit là d’une construction encouragée par les ethnologues et les promo-
teurs d’un « art chamanique ». Déplaçant le regard vers les pratiques rituelles
Huichol, il suggère que les aspects formels des tableaux de fil sont structurés
par les logiques relationnelles privilégiées par la culture Huichol (tel que le
motif de la capture), lesquelles s’expriment à la fois dans la culture matérielle,
la performance rituelle et l’expérience hallucinatoire.
Martin Fortier propose quant à lui d’éclairer la diversité des relations ethno-
graphiques portant sur les usages des hallucinogènes au moyen d’une approche
neuropharmacologique. Il suggère ainsi de voir dans les propriétés propres aux
deux grandes familles d’hallucinogènes (dits sérotoninergiques et anticholiner-
giques) des « attracteurs culturels » contraignant fortement l’usage social qui
est fait de ces substances.
Adoptant une approche ethno-linguisitique, la contribution de Esteban Arias
aborde la relation entre transe hallucinatoire, représentations visionnaires et
techniques acoustiques chez les matsigenka d’Amazonie péruvienne. S’appuyant
sur l’analyse des icônes sonores utilisées par les chamanes, il montre que les
caractéristiques morphologiques et prosodiques de ces « idéophones » évoquent
sur un mode synesthésique les caractéristiques formelles de l’expérience vision-
naire. Confrontant ces idéophones au répertoire graphique matsigenka, il montre
que l’iconicité des chants ne se limite pas à représenter une communication
surnaturelle mais constitue un outil par le biais duquel le chamane maîtrise
les formes qui surgissent au cours de l’expérience visionnaire.
La contribution de Nadège Chabloz s’enracine dans une interrogation sur la
rareté de la production iconographique liée aux visions induites par l’iboga,
une plante hallucinogène originaire du Gabon qui a pourtant fait l’objet d’une
importante diffusion transnationale dans le cadre du « tourisme chamanique ».
Décrivant les matrices de représentations et les productions audiovisuelles qui
alimentent le « musée imaginaire » des plantes visionnaires qui connaissent
aujourd’hui une diffusion à l’échelle globale, elle montre comment cette icono-
graphie partagée est aujourd’hui réinvestie et réinventée dans de nouveaux
cadres rituels visionnaires en Europe.
Claire Vidal analyse la manière dont deux statues situées sur l’île de

16
Introduction

Putuoshan, en Chine, deviennent le support de présentification du divin. Haut


lieu de pèlerinage pour le culte du grand bodhisattva de la compassion Guanyin,
Putuoshan est un espace où les icônes composent avec l’environnement spatial
pour offrir aux dévots l’expérience de la rencontre visuelle avec le surnaturel.
En s’appuyant sur les expériences des voyageurs, Vidal nous livre à la fois une
analyse des processus de présentification et une réflexion sur les enjeux de la
vision dans le cadre du bouddhisme dévotionnel chinois.
Emmanuel Grimaud nous propose une incursion dans l’histoire de la notion
d’aura et des expérimentations technologiques, scientifiques et parascientifiques
qu’elle a suscitées depuis la fin du xixe siècle. Il analyse notamment la mise à
point dans les années 1990 d’un appareil de mesure des fréquences « auriques »,
par l’ingénieur indien Mannem Murthy. Permettant de mesurer les transferts
d’énergie, l’appareil de Murthy participe à l’évolution de l’imaginaire associée
à la détection des auras, de la mesure des « énergies vitales » à l’exploration
contemporaine d’une écologie de l’incorporation.
Roberto Beneduce se penche sur un chant thérapeutique dogon (Mali) en vue
d’interroger à nouveau frais la notion d’efficacité symbolique. Récité par un
guérisseur local dans le cadre contemporain d’une dure répression religieuse,
le chant engendre par ses ressorts formels et pragmatiques une intense activité
imaginative visant à renforcer les liens d’appartenance et de solidarité entre les
participants au rituel. Les visions suscitées par le chant thérapeutique permettent
d’élaborer une « contre-mémoire », une forme particulière de conscience histo-
rique résistant au contexte actuel de violence répressive.
Par une approche iconique de la co-construction du récit ethnographique,
Michèle Cros nous offre l’analyse d’une série de dessins élaborés par l’ancien divin
Diniaté Pooda en pays lobi burkinabè. Les dessins de Diniaté Pooda incarnent
la relation visionnaire aux génies par le truchement de la médiation graphique.
Jamais mis en images dans la tradition anthropologique africaniste, les génies
sont saisis – plus encore que représentés  – par cette méthodologie inédite
dans l’acte de médiatiser entre les humains, les animaux et l’environnement
qu’ils partagent. La pratique du dessin offre au spectateur un miroir déroutant
du phénomène visionnaire.
La contribution d’Arnaud Morvan est dédiée au mouvement artistique du
Kimberley Oriental, initié au milieu des années 1970 par l’ancien meneur de bétail
Rover Thomas à la suite d’une série de visions oniriques révélant l’histoire des
lieux sacrés de la région. Appuyé sur l’analyse de pratiques rituelles kija de la

17
Images visionnaires

région de Warmun et sur un corpus d’une centaine de peintures produites dès


les débuts du mouvement jusqu’aux années 2010, l’article propose d’envisager
les pratiques oniriques à l’origine des visions peintes comme des réminiscences
hétérogènes d’une mémoire mythique, historique et biographique chargée de
traumatismes et partiellement inconsciente.

NOTES

1. Cette question a constitué le point de départ de la journée d’études à l’origine de ce volume. Intitulée
« Images visionnaires. Anthropologie de l’art visuel des hallucinations », cette journée a été orga-
nisée le 3 octobre 2017 au Collège de France par David Dupuis et Maddalena Canna.

Bibliographie
Chaumeil, J.-P.
1983 Voir, savoir, pouvoir. Le chamanisme chez les Yagua du Nord-Est péruvien, Paris, Éditions de
l’École des hautes études en sciences sociales.
Derlon, B. et Jeudy-Ballini, M. (éds).
2015 Cahiers d’anthropologie sociale 12, L’art en transfert, Paris, L’Herne.
2017 Arts premiers et appropriations artistiques contemporaines, Rome, Gangemi Editore.
Descola, Ph.
2005 Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Sciences humaines ».
2010 «  Manières de voir, manières de figurer », in Ph. Descola (éd.), La fabrique des images.
Visions du monde et formes de la représentation, Paris, Somogy/Musée du Quai Branly.
2014 La composition des mondes. Entretiens avec Pierre Charbonnier, Paris, Flammarion.
Freud, S.
2014 [1935] Cinq psychanalyses, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quaridge ».
Gell, A.
1998 Art and Agency. An Anthropological Theory, Oxford, Clarendon Press.
Gutierrez Choquevilca, A.-L. (éd.).
2017 Cahiers d’anthropologie sociale 14, Guérir/Tuer.
Hanks, W. et Severi, C. (éds).
2015 Translating Worlds. The epistemological space of translation, Chicago University Press.
Houseman, M. et Severi, C.
1998 Naven ou le donner à voir. Essai d’interprétation de l’action rituelle, Paris, CNRS Éditions/
Éditions de la Maison des sciences de l’homme.
Knill, D. C. et Richards, W.
1996 Perception as Bayesian Inference, New York, Cambridge University Press.

18
Introduction

Lévi-Strauss, C.
1970 « Les Champignons dans la culture. À propos d’un livre de M. R. G. Wasson », L’Homme 10
(1) : 5-16.
Pitrou, P.
2014 « La vie, un objet pour l’anthropologie ? », L’Homme 212 : 159-189.
Reichel-Dolmatoff, G.
2000 [1972] Le contexte culturel du yagé, Paris, L’Esprit frappeur.
Seligman, R.
2014 Possessing Spirits and Healing Selves. Embodiment and Transformation in an Afro-Brazilian
Religion, New York, Palgrave MacMillan.
Severi, C.
2007 Le Principe de la chimère. Une anthropologie de la mémoire, Paris, Éditions de la Rue d’Ulm/
musée du quai Branly, coll. « Aesthetica ».
2011. « Pièges à voir, Pièges à penser. Présences cachées dans l’image », Gradhiva. Revue d’an-
thropologie et d’histoire des arts 13 : 4‐7.
2017 L’objet personne. Une anthropologie de la croyance visuelle, Paris, Éditions de la Rue d’Ulm/
musée du quai Branly, coll. « Aesthetica »
Strathern, M.
1988 The Gender of the Gift. Problems with Women and Problems with Society in Melanesia,
Berkeley, University of California Press.
Taves, A.
2009 Religious Experience Reconsidered. A Building-Block Approach to the Study of Religion and
Other Special Things, Princeton, Princeton University Press.
Taylor, A.-C.
2010 « Voir comme un Autre : figurations amazoniennes de l’âme et des corps », in Ph. Descola
(éd.), La fabrique des images. Visions du monde et formes de la représentation, Paris, Somogy/
Musée du Quai Branly.
Wasson, G.
1968 Soma. Divine Mushroom of Immortality, New York, Harcourt.

19

You might also like