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Jean-Pierre Le Goff

Mai 68: la France


entre deux mondes

Dans le rapport que la société entretient avec question vaut alors d’être posée: quand on fait
mai 68, l’oscillation est constante entre fascina- référence à mai 68, de quoi parle-t-on au juste?
tion et rejet. La référence à mai 68 continue de C’est ce que cet article se propose d’éta-
jouer le rôle d’un mythe fondateur pour une par- blir en délimitant quatre phases: les conditions
tie de la jeunesse adolescente et les nostalgiques. sociales-historiques qui ont rendu possibles l’évé-
Pour d’autres, la référence négative à mai 68 peut nement et ses prémisses (la modernisation et ses
servir de bouc émissaire au mal-être social exis- effets dans les années 1960); l’événement lui-
tant. Entre une position réactive et revancharde même qui a pris en France une forme bien par-
et celle qui continue de mythifier l’événement, il ticulière, combinant en l’espace de quelques
peut sembler difficile d’opérer un recul réflexif et semaines une révolte étudiante, une grève géné-
critique sur ces années contestataires qui furent rale et une crise politique débouchant sur des
décisives dans les mutations des sociétés démo- élections législatives; les années qui ont suivi
cratiques. La commémoration de cet événement immédiatement l’événement, marquées par le
est du reste singulière. On voit mal les représen- développement de la contestation et la «flambée
tants de l’État décorer les leaders étudiants de du gauchisme» (1968-1973); le tournant du
mai-juin 68 pour services rendus à la nation et la milieu des années 1970 qui combine la victoire
commémoration de Mai a lieu avant tout par du féminisme, de l’écologie et la fin des Trente
l’intermédiaire des médias, images et slogans Glorieuses. Ce que l’on peut appeler le «mouve-
de Mai s’intégrant désormais pleinement dans ment de mai 68» s’est constitué au cours de ces
la «société du spectacle». Quarante ans après, différentes phases dans un processus de conti-
l’événement est devenu opaque sous le poids nuité et de discontinuité qui va finir par irriguer
des clichés et des commentaires redondants. La en profondeur la société.

Jean-Pierre Le Goff est notamment l’auteur de Mai 68,


l’héritage impossible (Paris, La Découverte, 1998; rééd.
«Poche», 2006). Il vient de publier La France morcelée (Paris,
Gallimard, «Folio actuel», 2008). Dans Le Débat: «Mai 68,
trente ans après: anniversaires et autocélébrations» (n° 111,
septembre-octobre 2000).
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Les journées de Mai-Juin ont été largement ment son industrie; elle est restée longtemps
célébrées comme annonçant une modernisation attachée au modèle rural, artisanal et familial,
culturelle et politique du pays, mais la prise en avec ses valeurs d’équilibre et de modération, le
compte du contexte de l’époque et de la «parole poids de la tradition et des notables. La défaite
libérée» lors de ces journées montre en fait un de juin 1940, qui a signé la mort de la IIIe Répu-
rapport beaucoup plus ambivalent qu’il n’y blique, a fait apparaître au grand jour le décalage
paraît à la modernité. Contrairement à l’inter- du pays avec l’histoire. Les élites issues de la
prétation qui a largement prévalu, mai 68 est guerre tireront les leçons du traumatisme de la
tout autant réactif que modernisateur, oscillant défaite: la France doit «épouser son siècle», en
entre un «grand refus» d’une société démocra- se redonnant les moyens de sa puissance. La
tique moderne entrée dans une nouvelle étape passion modernisatrice de l’après-guerre entend
de son histoire et la volonté d’une rupture avec tirer un trait définitif sur la France d’hier, repliée
un passé considéré comme obsolète. Cet article sur elle-même, par une vision d’avenir marquée
s’interroge enfin sur le moment effectif qui fut du sceau du développement économique, scien-
celui du basculement. Si mai 68 marque, à n’en tifique et technique. L’arrivée du général de
pas douter, un moment important de l’entrée Gaulle au pouvoir en 1958 s’inscrit dans cette
dans une période nouvelle, il n’en constitue pas modernisation entamée par la IVe République,
forcément le moment pivot. La seconde moitié en lui donnant un nouveau souffle. Avec le rôle
des années 1970 représente à nos yeux le moment moteur attribué à l’État, l’apologie du plan consi-
charnière décisif dans la mesure où il combine déré comme une «ardente obligation», la place
les effets de la crise culturelle de 68 et la fin des accordée aux hauts fonctionnaires et aux experts,
Trente Glorieuses, faisant entrer les sociétés l’intérêt porté à l’innovation scientifique et tech-
démocratiques dans une nouvelle étape critique nique…, le gaullisme modernisateur prend des
de leur histoire dont nous sommes loin d’être allures de saint-simonisme. En fait, le général de
sortis. Gaulle incarne une «alliance singulière entre
vision classique et moderne»: la modernisation
Passé/présent: l’impossible est l’instrument par lequel la France, identité
réconciliation? historique séculaire, peut rester égale à elle-
même en jouant de nouveau un rôle historique
Mai 68 a pu avoir l’effet d’une «divine sur- dans le monde 1.
prise», mais il ne surgit pas ex nihilo. Il s’inscrit Les années 1960 marquent un tournant.
dans une période historique particulière dont Après la période de la reconstruction, le pays
il porte les marques: celle du développement paraît bien s’installer dans une période d’expan-
économique des Trente Glorieuses et de l’État- sion continue. Le «compromis entre la vieille
providence. En France, c’est toute une reconfi- société rurale et l’industrialisation 2» qui a mar-
guration du pays qui se déploie à un rythme qué la IIIe République est désormais brisé. La
accéléré sans que, pour autant, les images du
monde passé et l’attachement aux valeurs tradi- 1. Edgard Pisani, «De Gaulle et la modernisation de la
France», Cahier de Politique autrement, octobre 1998.
tionnelles aient disparu. À la différence d’autres 2. Stanley Hoffman, Sur la France, Paris, Éd. du Seuil,
pays européens, la France a développé tardive- 1976, p. 42.
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France rattrape le retard qu’elle avait accumulé La fin des épopées


dans l’industrialisation et dans l’urbanisation;
l’exode rural est désormais accompli et les centres L’évolution des mœurs de la société, dont la
urbains se développent. Le pays réalise cette «libération sexuelle» n’est qu’un aspect, inter-
«seconde révolution», selon les termes du socio- roge en premier lieu les deux grandes forces qui
logue Henri Mendras 3, marquée par le boule- ont largement structuré l’affrontement politique
versement de la structure de la société française depuis la guerre: le gaullisme et le communisme.
issue du XIXe siècle. Cette modernisation ne s’est Leurs doctrines paraissent aux antipodes, mais
pas faite sans difficultés et sans heurts. Les classes ils n’en développent pas moins, chacun d’une
sociales et les inégalités n’ont pas disparu. Les manière bien différente, une conception de la
écarts entre les niveaux de vie demeurent impor- politique articulée à la collectivité et à l’histoire,
tants. Mais, globalement, les écarts et les diffé- mettant en jeu des passions et des engagements
rences de mode de vie s’atténuent. En 1962, les de type sacrificiel. Les modes de vie et les com-
salariés représentent 71,6 % de la population portements centrés sur la recherche du bien-être
active et l’emploi féminin se développe. La struc- contrastent avec le souci de la grandeur et de
ture de la consommation des ménages a changé: l’indépendance de la France, finalités essen-
la part de biens ménagers, des dépenses de santé, tielles de la politique gaulliste. La réconciliation
de loisir… ne cesse d’augmenter. Le progrès n’est franco-allemande et la paix qui règne désormais
pas alors un principe abstrait, mais concerne en Europe de l’Ouest, le développement des
directement la vie quotidienne. La machine à moyens de communication et des échanges, les
laver et le réfrigérateur, l’automobile et la télévi- nouveaux modes de vie qui valorisent le bon-
sion deviennent les symboles de cette mutation. heur privé et se propagent dans le monde…
Entre les restes d’un passé encore proche et entraînent une érosion du sentiment de l’appar-
un présent qui semble historiquement inédit, le tenance nationale particulièrement sensible chez
fossé apparaît au fil des ans de plus en plus mani- les jeunes générations. Edgard Pisani raconte à
feste. La réconciliation voulue par de Gaulle cet égard une anecdote significative: «Je ne sais
entre identité séculaire et modernisation, ordre pas par quel détour au cours d’un entretien le
et mouvement, est de plus en plus difficile. Sous mot de hippie est venu dans la conversation, il
le double effet de l’expansion économique et des [le général de Gaulle] m’a interrompu pour me
mécanismes de protection et de solidarité de dire: “Faites attention, Pisani, ils nous disent
l’État-providence, les individus se trouvent libé- quelque chose que nous ne comprenons pas” 4.»
rés du poids de leurs communautés premières Le Parti communiste français, quant à lui, se
d’appartenance, ils se dégagent des règles et des veut toujours un parti révolutionnaire, il conti-
modèles de conduite traditionnels; le dévelop- nue d’exalter la lutte des classes et les bienfaits
pement de la consommation produit des effets du communisme. Mais, au plan international, la
du même type en faisant valoir des valeurs cen- «coexistence pacifique» a succédé à la «guerre
trées sur le bonheur du privé. Il en résulte une
accumulation de contradictions et de tensions 3. Henri Mendras, La Seconde Révolution française,
1965-1984, Paris, Gallimard, 1986.
plus ou moins souterraines dans la société qui 4. E. Pisani, «De Gaulle et la modernisation de la
vont éclater au grand jour en mai et juin 1968. France», art. cité.
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froide», et le PCF a entamé une mutation. Il se dérobent. L’épopée de la France Libre semble
prône désormais un «passage pacifique au socia- déjà bien loin et après en avoir terminé avec l’Al-
lisme», une «démocratie avancée ouvrant la voie gérie, de Gaulle lui-même confie peu de temps
au socialisme» 5. La grande grève des mineurs de avant les événements de mai 68: «Cela ne
1961 a pu rappeler les grands conflits du passé. m’amuse plus beaucoup; il n’y a plus rien de
Mais, globalement, la classe ouvrière commence difficile, ni d’héroïque à faire 6.» La sacralisation
à ne plus ressembler à ce qu’elle était avant de la Résistance, de ses héros et de ses sacrifices
guerre. L’essor du taylorisme a vu le développe- contraste avec la politique menée qui apparaît
ment de nouvelles catégories d’ouvriers, et avec sous la figure débonnaire du Premier ministre
l’intégration de plus en plus étroite de la science Georges Pompidou: «Enrichissez-vous!» Le
et de la technique dans la production, ne faut-il régime gaulliste finissant a les allures de la Res-
pas désormais prendre en compte les ingénieurs, tauration succédant aux épopées napoléoniennes.
les techniciens et les cadres? Comment, de plus,
considérer les employés et les petits fonction- Loisirs et médias
naires? La Commune de Paris, le Front popu-
laire de 1936, la guerre d’Espagne et la Résistance Les militants qui s’inscrivent dans l’histoire
sont encore bien vivaces dans les mémoires et du mouvement ouvrier se trouvent eux aussi
célébrés régulièrement, mais avec le développe- confrontés à de nouvelles mentalités et compor-
ment de la consommation et des loisirs, le peuple tements qui ne vont plus dans le sens des enga-
a d’autres centres d’intérêt. Les conflits de classes gements passés. Dès la fin des années 1950, une
n’ont pas disparu, mais leurs enjeux semblent partie de l’intelligentsia s’interroge avec inquié-
avoir changé de nature. Les syndicats et les partis tude: les nouvelles activités de loisir, le déve-
de gauche continuent de se référer à un modèle loppement des médias et la culture de masse
alternatif de société, mais la lutte concerne avant n’entraînent-ils pas finalement la passivité et
tout une part accrue et plus juste des fruits de la l’irresponsabilité? Le numéro spécial de la revue
croissance. Esprit consacré à la «civilisation du loisir» publié
La distance qui sépare de la fin de la Seconde en 1959 développe nombre de thèmes qui seront
Guerre mondiale apparaît courte (un peu plus au cœur de la contestation de mai 68. Les jeux,
de vingt ans), et ses souvenirs en sont encore bien les vacances, l’intérêt pour les sports… consti-
présents dans les mémoires des pères comme tuent des activités de masse qu’on ne peut igno-
dans la littérature et le cinéma. Les traumatismes rer, en même temps qu’elles représentent un défi
de la guerre d’Indochine et de la «guerre d’Al- nouveau pour l’engagement et le militantisme.
gérie» qui se clôt en 1962 ne sont pas dissipés, Elles expriment le besoin d’une vie dégagée de
mais la France a liquidé son ancien «empire toute obligation, orientée vers un «univers semi-
colonial». Le militaire technicien du nucléaire
prend le pas sur les figures du parachutiste et du
légionnaire. La France vit désormais en paix et 5. Pour une démocratie avancée, pour une France socialiste!,
manifeste du Comité central de Champigny, 5-6 décembre
paraît centrée sur le bien-être et la consomma- 1968.
tion. Les grands engagements, l’histoire avec ses 6. Le 28 avril devant le commandant Flohic, cité par
Jean Lacouture, De Gaulle, t. III, Le Souverain, 1959-1970,
combats et ses drames, ses parfums d’aventure Paris, Éd. du Seuil, 1986, p. 665.
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sérieux, semi-ludique, semi-réel, semi-imagi- tionnement et ce conformisme, on entend alors


naire», «où l’homme peut fuir son humanité et faire valoir l’«éducation permanente 12». Celle-ci
se délivrer doucement de lui-même» 7. Les nou- doit «former l’esprit à la méthode et à la critique»
veaux loisirs de masse peuvent amener une et développer une pédagogie pour «apprendre à
«poésie parallèle à la vie courante», un «humour se reposer», «apprendre à vivre en société», «pré-
dans l’engagement social». Mais ils induisent en parer à la liberté» 13. Mais force est de reconnaître
même temps une fuite par rapport à la réalité, que de tels objectifs ne vont pas de soi face à ces
un «mépris de l’humble vie quotidienne», un nouvelles formes de divertissement américaines
«refus de l’effort culturel et une indifférence à qui exercent leur attrait et pénètrent les men-
toute responsabilité sociale» 8. La place donnée à talités. La dimension ludique et imaginaire ne
l’imagination vient interpeller une culture jus- peut être seulement considérée comme une fuite
qu’alors centrée sur la raison. Mais l’imagina- ou une compensation, elle constitue une nou-
tion peut en arriver à confondre le rêve et la velle donne de la vie dans les sociétés modernes
réalité, à se détourner de l’action pour vivre dans que les loisirs expriment à leur façon. Une
un monde mythique. Le Club Méditerranée «fun morality», une nouvelle morale du bonheur
avec ses villages de loisir développe une sorte semble avoir succédé à la morale du travail 14.
d’«utopie concrète» qui rompt avec la vie sociale Peut-on encore faire tenir longtemps ensemble
ordinaire: aucune autorité n’est censée s’exer- cette nouvelle mentalité avec les anciens cadres
cer, les contraintes sont relâchées et les barrières de pensée et d’action?
sociales s’effacent 9.
Le déclin de la culture ouvrière au profit du Le développement
développement d’une culture de masse est un du peuple adolescent
autre exemple type de cette évolution. La désa-
grégation des milieux traditionnels et l’action Un autre phénomène n’a pas manqué d’atti-
des médias créent un nouveau rapport individuel rer l’attention des sociologues: la prolonga-
et sans médiation qui s’établit avec une culture tion de l’adolescence et la constitution de cette
de masse détachée des cultures populaires tra- classe d’âge en nouvel acteur social revendi-
ditionnelles. L’influence des médias (presse, quant des valeurs et des comportements qui lui
radio, cinéma, télévision…) semble entraîner une
«espèce d’atrophie et la soumission à un niveau
culturel médiocre 10». La masse et le flot rapide 7. Joffre Dumazedier, «Réalités du loisir et idéologies»,
Esprit, juin 1959.
d’informations délivrées par les techniques 8. Ibid.
modernes ne permettent pas de comprendre 9. Henri Raymond, «Hommes et dieux à Palinuro»,
Esprit, juin 1959.
ni d’assimiler, et «l’inflation des informations 10. Aline Ripert, «Quelques problèmes américains»,
reçues, données, échangées, peut créer l’illusion Esprit, juin 1959.
11. J. Dumazedier, «Réalités du loisir et idéologies»,
que l’on a beaucoup agi pour la société, quand art. cité.
on a beaucoup bavardé sur elle 11». Les tech- 12. Pierre Arents, «Loisirs et éducation permanente»,
Esprit, juin 1959.
niques modernes de publicité paraissent parti- 13. Louis Raillon, «Pour une pédagogie du loisir»,
culièrement dangereuses. Esprit, juin 1959.
14. J. Dumazedier, «Réalités du loisir et idéologies»,
Comme résistance et antidote à ce condi- art. cité.
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sont propres 15. La forte poussée démographique lin et son «terrible cortège» composé de ceux qui
des générations d’après guerre, la massification de sont morts sous la torture et dans les camps de
l’enseignement et la prolongation de la scolarité concentration. Cette cérémonie au Panthéon se
constituent les conditions essentielles du déve- déroule en pleine vague des «yé-yé»; moins de
loppement du peuple adolescent. La musique quatre ans la séparent de mai 1968. Le «fossé des
rock puis pop est un vecteur puissant de diffu- générations» apparaît alors au grand jour: «Mais
sion d’une culture jeune qui se propage rapide- voici que se lève, immense, bien nourrie, igno-
ment dans le monde. Cette culture commence à rante en Histoire, opulente, réaliste, la cohorte
être reconnue par les médias, à travers les maga- dépolitisée et dédramatisée des Français de moins
zines spécialisés, les émissions de radio et de de vingt ans 16.» Cette réflexion désabusée d’un
télévision pour les jeunes. Les nouveaux modes écrivain conservateur de l’époque traduit l’in-
de vie et les frustrations de l’adolescence contras- quiétude d’une génération qui a connu la guerre
tent avec un moralisme et un paternalisme issus et les privations. Les élites au pouvoir ne sem-
du XIXe siècle. Le régime a permis la pilule blent plus capables de maîtriser les effets d’une
contraceptive en même temps qu’il garde encore modernisation qu’ils ont eux-mêmes engagée et
des allures de bourgeoisie provinciale, exerçant développée.
une censure contre ce qui paraît alors nuire aux La jeunesse étudiante, qui est alors considé-
bonnes mœurs. rée comme la future élite de la nation, constitue la
Dans ce monde en mutation rapide, le passé plaque particulièrement sensible de ces contra-
et l’expérience des aînés ne semblent plus pou- dictions. Formée encore par une culture tradi-
voir servir de référence pour éclairer l’avenir des tionnelle qui accorde une place importance à
jeunes générations. La transmission paraît rom- l’histoire, à la littérature et à la philosophie, elle
pue et porte sur des points anthropologiques a vécu son adolescence dans une société nou-
essentiels. Antérieurement, la solidité des liens velle centrée sur le développement économique,
qui unissaient les membres d’une même collec- scientifique et technique. Les facultés de lettres
tivité impliquait des épreuves et des souffrances et de sciences humaines où se développe la
partagées. Défendre les idéaux et les croyances contestation sont au centre de la contradiction
communes pouvait aller jusqu’au sacrifice indi- entre nécessaire adaptation aux évolutions du
viduel, à l’image de l’héroïsme des ancêtres. monde moderne et maintien d’un héritage mar-
Qu’en est-il de cet engagement face à la mort qué par ces disciplines.
dans une société moderne? Quels sont les idéaux Contrairement aux clichés rétrospectifs qui
pour lesquels on serait prêt à se sacrifier? valorisent les groupuscules révolutionnaires dans
La France gaulliste ne cesse de célébrer les le milieu étudiant de cette époque, la masse des
héros de la Résistance. En décembre 1964, la jeunes qui arrive à l’Université dans la seconde
cérémonie de l’entrée des cendres de Jean Mou-
lin au Panthéon est retransmise à la télévision.
Qui, alors, n’a pas entendu le discours d’André 15. La notion de «peuple adolescent» a été mise en
avant en 1983 par Paul Yonnet, «Rock, pop, punk. Masques
Malraux aux côtés du général de Gaulle ayant et vertiges du peuple adolescent», Le Débat, n° 25, mai 1983;
pour l’occasion revêtu ses habits militaires? Avec repris dans Jeux, modes et masses, Paris, Gallimard, 1985.
16. François Nourissier, «Née en 1944, le temps des
sa voix tremblante, Malraux évoque Jean Mou- “Zidoles”», Nouvelles littéraires, 22 juin 1963.
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moitié des années 1960 n’est pas politisée et les tance…, exprimant par là même une impossible
valeurs dont sont porteurs les nouveaux étu- demande de filiation dans une société démocra-
diants ne vont pas dans le sens d’un engage- tique désormais centrée sur la recherche du
ment. Les «héritiers» ne sont pas encore en bien-être.
révolte et les lauréats du concours général «révè- Ils n’échappent pas eux-mêmes à la contra-
lent, dans leurs projets d’avenir, les vertus que diction entre passé et présent: ils sont partie
célèbrent les articles nécrologiques» 17. Venus prenante du peuple adolescent élevé dans une
des classes terminales des lycées marqués par un société de consommation, en même temps qu’ils
encadrement infantilisant et l’enseignement des veulent à tout prix maintenir une tradition révo-
«humanités», les jeunes étudiants se trouvent lutionnaire obsolète. Bien qu’étant minoritaires,
plongés brutalement dans un milieu universi- ils reflètent à leur manière une contradiction qui
taire caractérisé par une massification et un rela- est au cœur même de la contestation de mai 68:
tif anonymat dans le rapport aux enseignants. la révolution dont se réclament les jeunes contes-
Le militantisme des groupuscules ne parvient tataires est tout autant réactive que révolution-
guère à dynamiser un milieu dont la guerre d’Al- naire. Elle exprime à la fois l’angoisse et le refus
gérie, quelques années plus tôt, a constitué le d’entrer dans une société qui semble vidée des
temps fort de la mobilisation. Ce sont en fait idéaux et des passions antérieures, comme le
deux générations qui coexistent alors à l’intérieur désir de vivre et de profiter pleinement du nou-
des universités: les différences d’âge de cinq ou veau monde dont le peuple adolescent s’affirme
six ans peuvent signifier des expériences de vie et le héros. Pour reprendre une expression de Jean-
des différences culturelles importantes 18. Luc Godard, cinéaste avant-gardiste, les jeunes
Les étudiants d’extrême gauche qui ont de l’époque sont à la fois les «enfants de Marx et
quitté la jeunesse communiste dans les années de Coca-Cola 19».
qui précèdent 1968 continuent de s’accrocher
à un imaginaire révolutionnaire qui a profon- L’événement iconoclaste
dément marqué l’histoire du pays, mais qui ne
trouve plus de réel ancrage dans les sociétés Dès l’origine, la question de l’interprétation
développées de l’après-guerre. Telle est la situa- de Mai est posée et donne lieu à polémique. Par
tion qu’ils se refusent à affronter, non seulement certains de ses traits, l’événement semble bien
par dogmatisme et indigence intellectuelle, mais s’insérer dans une tradition: les barricades et
parce qu’ils n’entendent pas renoncer à la pas- surtout la grève générale sont autant de signes qui
sion révolutionnaire et vivre dans un monde qui l’inscrivent dans l’histoire, l’événement oscillant
paraît désenchanté. Orphelins d’épopée et de entre un succédané de la Commune de Paris et
révolution dans la nouvelle «société de consom- celui des grèves de 1936. Ces réalités peuvent
mation», ils portent en eux un désir d’aventure,
mais aussi de pureté et de sacrifice. Ils se veulent
les héritiers des révoltes et des luttes qui ont 17. Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héri-
tiers, Paris, Minuit, 1964, p. 65.
marqué l’histoire: la Commune de Paris et la 18. Daniel Bertaux et Danielle Linhart avec Béatrice
révolution bolchevique de 1917, le Front popu- Le Wita, «Mai 68 et la formation des générations politiques
en France», Le Mouvement social, n° 143, avril-juin 1988.
laire de 1936, la guerre d’Espagne et la Résis- 19. Masculin-Féminin, film de Jean-Luc Godard, 1966.
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laisser croire à une continuité avec le passé, alors bonne entre les portraits de Lénine et de Mao;
que mai 68 déborde de toutes parts cette inter- sur le mur derrière lui, on peut lire un autre slo-
prétation. Qu’on le veuille ou non, le nouvel gan écrit à la peinture: «Le Christ seul est révo-
acteur qu’il fait apparaître et les thèmes propres lutionnaire.»
à la Commune étudiante sont bien nouveaux. Si l’on ne saurait réduire mai 68 à cette
Ce sont eux qui auront à long terme le plus image et à la Commune étudiante, force n’en
d’impact. Mais sur le moment cette nouveauté est pas moins de reconnaître que la parole libé-
ne va pas de soi. L’histoire du mouvement rée alors a été multiforme et sauvage. L’événe-
ouvrier, l’influence du parti communiste et du ment fait coexister des slogans et des thèmes
syndicat CGT demeurent prégnantes. La spécificité hétérogènes. Dresser une typologie des courants
française réside précisément dans la conjugaison et multiplier les perspectives comme certains
dans un temps court (quelques semaines) de la s’emploient à le faire laisse en plan la question
révolte étudiante et d’une grève générale avec de la signification historique globale de l’événe-
occupation d’usines. La gauche interpréta l’évé- ment. Or, ce qu’il s’agit précisément de com-
nement dans le schéma traditionnel de la lutte prendre, c’est la signification de cette nébuleuse
contre le capitalisme; les groupuscules y ajou- qui fait apparaître et tient ensemble des discours
tant le schéma léniniste de la «répétition géné- et des positions contradictoires et hétérogènes
rale» (version trotskiste) ou d’un premier pas dans un laps de temps relativement court 21.
vers la «guerre civile» (version maoïste). Dans ce Cette signification renvoie à la place centrale
cadre d’interprétation, le mouvement étudiant occupée par la parole dans cet événement, les
n’est considéré que comme le détonateur d’un représentations et les affects qu’elle mobilise et
autre mouvement dont le véritable sens s’éclaire la communication sociale qu’elle induit. En ce
à la lumière de l’entrée en lutte de la classe sens, mai 68 peut être interprété comme un
ouvrière et du déclenchement de la grève géné- moment de pause, de «catharsis 22» d’une société
rale 20. De ce point de vue, le marxisme a joué considérablement et rapidement bouleversée
– contrairement à ce que l’on croit sur le moment par une modernisation qui semble avoir bien
et encore aujourd’hui – le rôle de rationalisation rompu le fil qui la reliait encore à la tradition.
d’une situation nouvelle et contradictoire. À sa Cette catharsis se traduit par un bouillonnement
façon, l’interprétation marxiste rassure en rame- d’idées, de passions anciennes et nouvelles dans
nant l’événement dans du «déjà pensé»; elle fait
barrage à la compréhension de sa nouveauté. Le 20. Cette querelle a rebondi avec la publication du livre
fameux slogan situationniste: «Vivre sans temps de l’universitaire américaine Kristin Ross (Mai 68 et ses vies
ultérieures, Paris et Bruxelles, Le Monde diplomatique et
mort et jouir sans entrave» n’a pas grand-chose à Complexe, 2005) qui développe une interprétation sociale et
voir avec les revendications salariales des ouvriers révolutionnaire en valorisant les figures à ses yeux centrales
de l’ouvrier et du colonisé.
en grève et les accords de Grenelle, ou encore 21. Moins de huit semaines entre le début des événe-
avec la révolution envisagée sur le mode trotskiste ments le 3 mai à la Sorbonne et le premier tour des élections
législatives le 23 juin.
ou maoïste. Une photo de la Sorbonne occupée 22. Cette caractéristique est présente dans la campagne
illustre on ne peut mieux cet aspect bariolé: on de Nicolas Sarkozy à l’élection présidentielle et en est le
contrepoint. Cf. Jean-Pierre Le Goff, «Catharsis pour un
y voit un monsieur élégamment vêtu, l’air dubi- changement d’époque», Le Débat, n° 146, septembre-octobre
tatif, assis sur une chaise dans la cour de la Sor- 2008.
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une société entrée dans un monde nouveau avec sa jeunesse et son statut. Le gouvernement
lequel elle entretient un rapport ambivalent. Les compte alors dans ses rangs un nombre non
contradictions qui se sont nouées dans la période négligeable de normaliens et d’agrégés impré-
antérieure s’affirment alors ouvertement dans gnés de culture historique pour qui la France
des actions et des paroles transgressives qui sont moderne n’en demeure pas moins le pays où la
à elles-mêmes leur propre fin. Ces actions et ces littérature et les arts occupent une place cen-
paroles rompent avec le cours linéaire du temps, trale. Les étudiants en révolte sont leurs héri-
opérant une intensification du présent et une tiers et sont considérés comme les futures élites
communication de type fusionnel où l’imagi- de la nation.
naire s’engouffre. En mai et juin, les journées de violence sont
moins nombreuses que celles consacrées à la
Violences et paroles parole et aux manifestations pacifiques 24. En
mai 68, on a surtout pris la parole et c’est cette
Mai 68 remet en scène tout un héritage révo- parole qui caractérise avant tout l’événement.
lutionnaire avec les manifestations, les occupa- Comme l’a souligné Pierre Nora, mai 68 est un
tions, les barricades et les nuits d’émeutes, en «festival de la parole agissante»: «Toutes les
même temps que le pas qui mène vers la guerre formes cohabitèrent pour constituer l’événement
civile n’est pas franchi. On a «flirté avec la limite» lui-même: parole des leaders et parole ano-
sans commettre l’irréparable. On peut estimer nyme, parole murale et parole verbalisée, parole
qu’à certains moments il s’en est fallu de peu. La étudiante et parole ouvrière, parole inventive ou
violence des manifestants et la répression sont citative, parole politique, poétique, pédagogique
bien réelles; les affrontements aboutissent à des ou messianique, parole sans paroles, et parole
blessés et à des morts de part et d’autre, mais bruit. L’événement est devenu intimement lié à
ils ne cherchent plus à tuer, à écraser l’ad- son expression 25.» Le contenu de cette parole
versaire. Comme l’a justement souligné André emprunte à une pluralité de courants: marxisme,
Malraux, la haine n’était pas le ressort des pro- anarchisme, situationnismes, surréalisme, per-
tagonistes; les manifestations des deux camps sonnalisme…, sans qu’aucun d’eux puisse pré-
ne se sont pas directement affrontées: «Cette tendre en rendre raison. En ce sens, mai 68
répétition générale d’un drame suspendu mon- n’appartient à personne puisqu’il condense en
trait, chez les grévistes comme ceux qui les lui une parole éclatée et multiforme qui est à
regardaient passer, la conscience de la fin d’un elle-même sa propre fin.
monde 23.» Contrairement aux caricatures que Cette libération de la parole fait momenta-
les soixante-huitards en ont données, les élites nément sauter les cloisonnements sociaux, les
au pouvoir à l’époque ont fait preuve de com-
préhension et d’une relative bienveillance, tout 23. André Malraux, «Discours prononcé au Parc des
au moins au début du mouvement, avant que les expositions à Paris le 20 juin 1968», La Politique et la Culture,
nuits d’émeutes n’aillent crescendo. Les autori- Paris, Gallimard, 1996, pp. 347-348.
24. Les journées marquées par des affrontements sont
tés veulent à tout prix éviter que se renouvellent au nombre de neuf: Maurice Grimaud, En mai, fais ce qu’il
les drames du passé, d’autant plus qu’ils ont te plaît, Paris, Stock, 1977, p. 258.
25. Pierre Nora, «L’événement monstre», Communica-
affaire à un type de manifestant qui tranche par tion, n° 18, 1972, pp. 162-172.
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places et les rôles assignés aux individus et aux induite par le développement des médias qui fait
catégories sociales. Elle permet une communica- croire «que l’on a beaucoup agi pour la société,
tion directe, «horizontale», qui se répand comme quand on a beaucoup bavardé sur elle 26». L’uto-
une traînée de poudre dans l’ensemble de la pie vécue dans le présent d’une société où auto-
société en ignorant et en décrédibilisant la parole rité, contraintes et barrières sociales s’effacent
officielle de l’État et des institutions. Une telle semble retrouver celle des conseils ouvriers ou
situation n’est pas tout à fait nouvelle, on la de l’autogestion généralisée, mais elle n’est pas
retrouve dans tous les moments forts et révolu- sans rapport avec la nouvelle expérience de vie
tionnaires de l’histoire. L’intensification extrême rendue possible par le développement des loisirs
du présent, l’impression de «temps suspendu», modernes. Nombre de ceux qui participent au
la communication de type fusionnel… consti- mouvement, quoi qu’ils en disent, ne sont pas,
tuent des moments d’excès qui rompent avec la du reste, insensibles aux charmes de la société
banalité de la quotidienneté et qui laissent croire qu’ils dénoncent. Durant ces semaines «révolu-
à ceux qui les vivent intensément que «tout est tionnaires», ils observent la trêve des week-ends
possible». Cette dimension existe dans les grandes et le jour où l’essence est de nouveau disponible,
grèves, les révolutions, les libérations ou les fins on les retrouve sur les routes.
des guerres victorieuses.
Mai 68 n’en contient pas moins des spécifi- Entre modernité et grand refus
cités nouvelles liées à son caractère mi-sérieux,
mi-ludique, et l’importance prise par une fuite La contestation de ce que l’on appelle alors
dans l’imaginaire apparaît comme un luxe que la «société de consommation» est en fait traver-
peut se permettre une société démocratique sée par une interrogation inquiète sur cette étape
en pleine expansion. Les événements peuvent nouvelle des sociétés démocratiques, oscillant
prendre un aspect par moments dramatique, entre la reconnaissance pleine et entière du
mais sans atteindre le tragique des grands évé- monde nouveau et sa critique radicale. La volonté
nements passés, avec leurs enjeux de vie et de de rupture et de faire table rase prend les accents
mort. La répercussion en direct par les radios révolutionnaires du passé tout en étant portée
privées des manifestations et des violences démul- par la dynamique même de la modernisation de
tiplie leur impact, donnant l’impression que le la société française. Mai 68 remet en question le
pays est en pleine guerre civile. De Gaulle jouera moralisme et le paternalisme, les bureaucraties
sur la peur et agitera sur la fin le spectre du dan- en place, les pouvoirs et les institutions sclé-
ger totalitaire pour gagner les élections. Il n’en a rosés… En ce sens, il participe bien de l’élan
pas moins conscience que ce mouvement com- modernisateur. Mais en même temps, le mou-
porte de l’inédit qui l’a décontenancé, comme vement exprime une sourde inquiétude quant
les autres hommes politiques de sa génération, aux effets de cette modernisation sur la vie indi-
qu’ils soient de droite ou de gauche. viduelle et collective. On peut, une fois encore,
La forte composante juvénile et adolescente se référer au capitalisme comme à la cause de
du mouvement pèse dans ce sens, mais plus fon-
damentalement mai 68 porte les marques de la 26. J. Dumazedier, «Réalités du loisir et idéologies»,
société qu’elle critique. Elle retrouve l’illusion art. cité.
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tous les maux. Mais l’interrogation critique de l’homme et de son autonomie au profit de
est moins sociale et politique qu’existentielle: biens marchands fétichisés qui le dominent. Par
«Voyons, sommes-nous heureux 27?» Rien ne extension, l’aliénation dans les sociétés dévelop-
semble pouvoir échapper à la contestation qui pées implique des mécanismes d’identification à
s’en prend à tous les pouvoirs en place, à tous les des stéréotypes sociaux, à des besoins prédéfinis,
mécanismes de cette société, qualifiée, selon les à des modes de vie tout tracés… La critique ren-
proclamations, de «capitaliste» ou de «néo-capi- voie à des phénomènes réels, mais il en ressort
taliste», d’«industrielle» ou de «consomma- une vision particulièrement négative de la société
tion»… Il en ressort l’idée d’un grand refus moderne. Le conditionnement est censé rendre
accompagné d’appels lyriques à la vie, à la spon- tout le monde aveugle aux mécanismes d’une
tanéité, à la création, à l’imagination dans tous aliénation qui tend à se confondre avec les nou-
les domaines… Cette société développée semble veaux modes de vie des sociétés développées. Le
déshumaniser l’homme en faisant de lui un être fonctionnement d’ensemble d’un pays moderne
conditionné et passif ou un robot. Cette critique échappant à la maîtrise des individus et de la
n’est pas seulement celle, salutaire, du taylo- société, le travail de «déconditionnement» et de
risme et du conformisme bien réels de l’époque. «désaliénation» paraissent sans fin. Les tech-
Elle remet en question l’ensemble des méca- niques, la spécialisation et la division du travail,
nismes sociaux dans lesquels les individus se mais aussi l’adaptation de l’enseignement à ces
trouvent insérés comme autant de pièges qui les nouvelles réalités, les médias et les loisirs de
éloignent ou les dessaisissent de leur humanité. masse, le développement des biens de consom-
La fonction et le statut social sont considérés mation… sont autant de réalités nouvelles face
comme des images, des stéréotypes sociaux, auxquelles mai 68 exprime une sourde angoisse
comme tels «artificiels», auxquels les individus en dénonçant la déshumanisation et le confor-
ne peuvent s’identifier que de façon servile. Les misme de masse qu’elles peuvent induire. Mais
«impératifs économico-techniques» sont tout tout progrès se paie d’un abandon et d’une
entiers ramenés à une idéologie qui masque et perte, et c’est également cela que les soixante-
légitime le pouvoir d’une «bureautechnocratie» huitards semblent avoir du mal à accepter.
imposant ses normes à l’ensemble de la société, Cette ambiguïté se retrouve dans le rapport
sans qu’on leur reconnaisse la moindre fonc- qu’entretient le mouvement avec la démocratie.
tionnalité ni rationalité. D’un côté, les individus et la société manifestent
Dans les textes de la Commune étudiante, leur refus d’une mainmise de l’État sur la société,
l’«aliénation» apparaît comme un maître mot qui une volonté d’autonomie et de participation face
tend à supplanter celui d’«exploitation», même à la tutelle et la sacralisation de l’État gaullien
si les deux notions sont souvent mêlées dans des qui se trouve en porte à faux avec les évolutions
proclamations dont la clarté conceptuelle n’est de la société. En ce sens, mai 68 fait valoir une
pas le souci premier. L’idée d’aliénation oriente exigence qui participe d’un mouvement de démo-
la critique vers une autre problématique que
celle de l’extraction de plus-value et de la logique
27. Quelle université? quelle société?, textes réunis par le
du profit dont la classe ouvrière est la première Centre de regroupement des informations universitaires,
victime. Elle implique l’idée d’une dépossession Paris, Éd. du Seuil, 1968, p. 45.
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cratisation des sociétés modernes. Mais dans sa société en même temps que retour aux formes
réaction à la «monarchie républicaine» incarnée de pouvoir révolutionnaire de type fusionnel qui
par le gaullisme, il fait valoir en contrepoint un en ferment la possibilité.
type de démocratie directe qui n’est guère nou- Si l’adolescence est cette période de la vie où
veau. Le contre-pouvoir soixante-huitard a des l’individu se trouve confronté à la «douloureuse
allures de «démocratie des Anciens» opposée à perspective de la fin des possibles 28», la Com-
celle des Modernes. Mais, là aussi, les analogies mune étudiante marque, à sa façon, la difficulté
historiques sont trompeuses. Si les assemblées à sortir de cette période délicate. La révolte du
générales houleuses paraissent ressembler plus à «peuple adolescent» fait écho au malaise d’une
Sparte qu’à Athènes, les soixante-huitards n’en- société qui, du point de vue des valeurs et des
tretiennent pas, pour le moins, un rapport sacri- mentalités, reste encore largement entre deux
ficiel avec la cité. Les références à la «Commune époques et hésite à franchir le pas. Ce pays en
de Paris» ou aux «conseils ouvriers», pour une pleine période d’expansion s’offre le luxe, l’es-
partie militante du mouvement, n’ont, elles aussi, pace de quelques semaines, d’une pause et d’une
rien de particulièrement novateur. Elles sont ter- fuite dans l’imaginaire harmonisant tous les
riblement décalées par rapport à la réalité. Les possibles.
acteurs de la Commune et des conseils étaient Le moment de pause et de catharsis aura été
armés d’intentions nettement plus radicales et de courte durée, mais il n’en a pas moins jeté les
faisaient preuve d’une cohérence dans l’extré- bases d’une dynamique qui va agiter la société et
misme qu’on ne trouve guère dans la masse des se transformer au fil des ans. La nébuleuse de
soixante-huitards. La filiation est en fait de l’ordre mai 68 va éclater en de multiples composantes
de l’imaginaire. Dans son fonctionnement comme qui occuperont chacune plus ou moins l’actua-
dans ses déclarations, la Commune étudiante lité selon des phases qui vont se succéder à un
remet en scène, sous une forme caricaturale, rythme accéléré dans une période de temps
l’utopie d’une société qui serait devenue trans- courte (1968-1975 pour fixer des repères).
parente à elle-même, déployée dans un registre
purement horizontal, déniant ou réduisant les Quelles leçons tirer de l’événement?
institutions et l’État à des phénomènes de domi-
nation et d’aliénation. Ce type de société qui fait Un an après mai 68, le général de Gaulle
fi de l’État de droit, du suffrage universel et des tente de donner une traduction politique aux
médiations institutionnelles n’est pas démocra- aspirations à l’autonomie et à la participation à
tique. Y voir (encore aujourd’hui) une alternative travers la réforme de décentralisation et du Sénat.
à la démocratie moderne, c’est non seulement se Celle-ci ne rencontre guère d’écho. En votant
tromper d’époque, mais verser dans une logique «non» au référendum, le pays met fin à un pou-
qui a partie liée avec les représentations totali- voir gaulliste dont l’usure était manifeste depuis
taires. Tel nous paraît être, en fin de compte, les élections présidentielles de 1965, les élec-
l’aspect le plus paradoxal de l’événement mai 68 tions législatives de juin 68 n’ayant été qu’une
qui mêle passé et présent, aspects réactifs et
volonté de modernité, exigence légitime d’auto- 28. Marie-Claude Blais, «Une libération problématique»,
nomie, de participation des individus et de la Le Débat, n° 121, septembre-octobre 2002.
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parenthèse en réaction aux désordres. Dans les a été répandue par des interprétations trom-
années qui suivent mai 68, ce désordre semble peuses – que les groupuscules d’extrême gauche
pourtant s’installer. Le pays connaît une «agita- connaissent leurs heures de gloire. Leur dissolu-
tion» et des conflits souvent violents dans les tion par le gouvernement en juin a développé
universités, les lycées, mais aussi dans les entre- l’idée qu’ils ont joué un rôle central dans l’évé-
prises, chez les paysans ou les petits commer- nement et la répression dont ils sont victimes
çants. Ce climat de contestation inquiète les suscite un courant de sympathie et de solidarité
autorités qui tentent tant bien que mal de tirer dans le mouvement contestataire et plus large-
rapidement les leçons de mai 68 en entamant ment. Le décalage existant entre des partis poli-
une série de réformes, celle de l’Éducation natio- tiques traditionnels et la jeunesse en révolte,
nale étant censée répondre à la crise de l’ensei- leur appel à refaire ou prolonger mai 68 par la
gnement et de l’Université. Sous la présidence de révolution vont attirer la sympathie et entraîner
Georges Pompidou, ces réformes s’insèrent dans l’adhésion de jeunes étudiants et lycéens qui jus-
l’idée d’une «nouvelle société» chère au nouveau qu’alors ignoraient tout du trotskisme ou du
Premier ministre, Chaban-Delmas. Celle-ci est maoïsme. Le gauchisme culturel issu de mai 68,
loin de faire l’unanimité dans les rangs de la quant à lui, tire d’autres leçons de l’événement.
majorité et la nomination en 1972 de Pierre Il entend «vivre autrement» sans attendre un
Messmer au poste de Premier ministre marque hypothétique grand soir, et la jonction avec la
le retour à des orientations plus traditionnelles. classe ouvrière n’est pas vraiment son souci. Il
C’est dans cette période agitée de l’après-68 remet en question avant tout la morale et les ins-
que le gauchisme sous toutes ses formes va se titutions au nom d’une référence à la vie et à la
faire connaître et marquer l’actualité. Pour les libération du désir. Pour lui, la révolution est
groupuscules, mai 68 a ravivé l’idée d’une révo- culturelle et il lui importe d’expérimenter des
lution possible dans un pays développé comme modes de vie alternatifs dans tous les domaines,
la France, alors que les évolutions antérieures à en dehors du «système».
l’événement montraient précisément le contraire. L’activisme gauchiste dans le climat qui règne
Rien n’y fait. Les résultats des élections législa- après mai 68, sa capacité à déclencher des mani-
tives de juin sont interprétés comme la prolon- festations et des actions spectaculaires relayées
gation du conditionnement généralisé («élections par les grands médias démultiplient son impact.
piège à cons») et l’effet d’une peur qui serait Il contribue de la sorte à révéler, sous une forme
totalement infondée («Laissons la peur du rouge souvent des plus caricaturale, voire mensongère,
aux bêtes à cornes»). Quant à la classe ouvrière des situations réelles d’injustice. C’est du reste de
avec laquelle la jonction n’a pu massivement se cette façon qu’aujourd’hui encore on lui trouve
faire, elle est toujours considérée comme une quelque légitimité, en oubliant la logique essen-
force révolutionnaire potentielle, la CGT et le tielle de son action et les pulsions qu’elle met en
parti communiste étant tenus pour les respon- œuvre. La critique gauchiste n’est pas seulement
sables de sa tiédeur et de sa défiance envers le ou outrancièrement justicière, elle conteste radi-
mouvement étudiant et les groupuscules. Tout calement l’héritage culturel et politique du pays
reste donc à faire et à refaire. C’est au lendemain et de la civilisation occidentale. Ce ne sont pas
de mai-juin 68 – et non avant, comme l’idée en seulement les pages sombres de la collaboration
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et du colonialisme, refoulées par l’histoire offi- peuplades reculées, femmes et enfants, homo-
cielle du gaullisme et de la République, qui sont sexuels, minorités régionales, ethniques, voyous
mises en exergue. L’histoire de la France, de et bandits… bénéficient alors d’un a priori favo-
l’Europe et des États-Unis est réduite de façon rable au sein de la mouvance post-soixante-hui-
grossière aux guerres, aux crimes et aux mas- tarde: ils sont tous considérés comme également
sacres, le fascisme devenant un mot fourre-tout. opprimés et parés des habits de l’innocence et
Le christianisme, l’humanisme, l’école et l’État du bon sauvage. La catharsis semble suivre
républicain sont considérés comme des idéolo- son cours, mais elle a en réalité changé de
gies mensongères et des appareils répressifs, tout registre en ne trouvant pas son point d’apaise-
comme la famille traditionnelle et l’éducation ment. Cette phase nihiliste du mouvement qui
des enfants. La jeunesse et l’inculture des mili- se développe principalement dans l’après-Mai
tants n’expliquent pas tout. À l’irresponsabilité concerne avant tout des intellectuels radicaux et
joyeuse de mai 68 se substitue une logique de des «minorités agissantes», mais ceux-ci n’en
ressentiment qui décharge son agressivité contre occupent pas moins le devant de l’actualité.
son propre héritage culturel, ses anciens maîtres, Leurs idées et leurs modes d’action laisseront
l’État et les institutions. C’est dans ces années des traces.
que le terrorisme se développe en Allemagne et
en Italie. La France y a échappé de justesse. Pacification et recomposition
Dans le non-passage à l’acte, son histoire parti-
culière, la culture humaniste et républicaine de La phase proprement nihiliste du mouve-
ses élites et la formation première des étudiants ment post-soixante-huitard est brève. Elle trouve
contestataires ont pesé 29. dès 1973-1974 ses premiers points d’infléchis-
On a parlé à l’époque de «freudo-marxisme» sement par la rencontre avec des luttes et des
pour caractériser la critique gauchiste de ces combats d’une autre nature: ceux des ouvriers
années-là. Mais Nietzsche revisité et les sur- de Lip contre les licenciements et des pay-
réalistes trouvent tout autant leur place dans la sans du plateau du Larzac contre l’extension
plus grande confusion. À vrai dire, tout semble d’un camp militaire. Une autre phase de l’his-
bon à prendre dans un règlement de comptes toire du mouvement soixante-huitard s’engage,
avec la culture dont on est issu. Les sciences qui va aboutir à sa pacification et à sa transfor-
humaines, qui retrouvent alors une seconde jeu- mation sous les effets conjugués du féminisme,
nesse, sont elles-mêmes intégrées dans une de la rencontre avec un courant chrétien et de
logique qui n’est pas celle de la connaissance, l’écologie.
mais celle d’une radicalité destructrice qui fas- Le désir de révolution et de conquête de la
cine une partie de l’intelligentsia et des beaux classe ouvrière atteint vite sa limite en même
esprits. La critique nécessaire de l’ethnocen- temps que naît un féminisme post-soixante-hui-
trisme tourne à la mésestime ou à la haine de soi tard faisant valoir de nouvelles valeurs aux anti-
au profit d’un relativisme culturel qui valorise
en fait tout ce qui, de près ou de loin, paraît
29. Voir «La guerre est finie», chapitre XIV de Mai 68,
extérieur à la culture occidentale ou tout sim- l’héritage impossible, par Jean-Pierre Le Goff, Paris, La Décou-
plement hors norme. Anciens peuples colonisés, verte, 1998.
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podes du militantisme révolutionnaire sacrificiel. reprennent le dessus. Les rapports se veulent


Le MLF qui se crée en 1970 30 accélère la crise de plus conviviaux et fraternels à l’intérieur de
l’extrême gauche en même temps qu’il amène communautés plus ou moins chaleureuses, et la
la dissidence dans le courant de la «libération vie à la campagne apparaît comme un mode de
du désir» en faisant valoir une différence des vie alternatif au conditionnement et à l’aliéna-
sexes irréductible à tout discours globalisant. Il tion de la société. On retrouve la critique de la
introduit ainsi une revendication d’autonomie société moderne présente en mai 68, mais le
radicale dans les rapports hommes-femmes et nouveau cours l’oriente vers une autre problé-
déplace le front des luttes vers les questions de la matique. L’écologie politique absente en mai 68
sexualité et de la reproduction. La dénoncia- va prendre le relais.
tion de l’oppression et des injustices faites aux
femmes ne saurait faire oublier le retournement Le grand retournement
que ce mouvement opère alors dans la concep-
tion du militantisme et de la politique. L’expres- Au tournant des années 1970, plusieurs
sion de la subjectivité débridée, déjà présente événements quasi simultanés convergent qui
en mai 68, trouve à se redéployer à travers le viennent remettre en question les idées et les
culte d’un «vécu» féminin. Ce féminisme post- représentations qui imprégnaient les principaux
soixante-huitard fait sauter la distinction de la acteurs. En 1974, la publication de l’édition
vie privée et de la vie publique, valorise le senti- française de L’Archipel du goulag d’Alexandre
ment contre la raison et fait de la femme le nou- Soljenitsyne bouleverse l’opinion. La fin des
veau sujet de l’histoire, véhicule de nouvelles Trente Glorieuses s’amorce avec la crise du
valeurs de civilisation. pétrole et les rapports du Club de Rome 32 qui
La rencontre avec les ouvriers de Lip et les soulignent les limites des ressources naturelles,
paysans du Larzac qui sont porteurs d’une culture la croissance démographique et les dangers que
chrétienne va contribuer à pacifier le gauchisme. le développement de la production industrielle
Le conflit de Lip a tous les traits d’un «mai 68 fait peser sur l’avenir de la planète.
ouvrier» où «le rêve est devenu réalité» 31. La Le tournant qui s’opère alors est d’une autre
réalité est en fait plus complexe qu’il n’y paraît. nature et d’une autre ampleur que mai 68. Le
La lutte des ouvriers de Lip se situe entre deux ralentissement de la croissance et la montée du
périodes, combine deux traits mêlés: l’utopie et chômage de masse marquent la fin des Trente
la dynamique issues de mai 68 et la lutte contre Glorieuses (1945-1975). Le changement n’est
les restructurations et les licenciements qui pas simplement d’ordre économique et social,
annonce une situation bien différente. Le com- il touche directement à une représentation de
bat des paysans du Larzac emprunte, quant à
lui, tout autant à mai 68 qu’à la non-violence 30. Cinq numéros du journal Le torchon brûle paraîtront
chère à Gandhi. Pour les militants d’extrême de façon irrégulière entre 1971 et 1973.
gauche en dissidence, le passage a été rapide 31. Titre du journal Libération qui se crée en 1973.
32. Créé en 1968 par un industriel italien, Aurelio
entre les appels guerriers à la lutte des classes Pecci, ce club mène une réflexion sur l’avenir de l’humanité.
et le pacifisme paysan («Des moutons pas de Ses rapports: Halte à la croissance! (1972) et Stratégie pour
demain (1973) ont un impact important et suscitent de nom-
canons»). Ceux qu’on appelle alors les babas cool breuses polémiques.
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l’histoire qui a imprégné les sociétés depuis le ment alternatif porteur d’un nouveau projet de
XIXe siècle et qui s’est trouvée fortement relan- civilisation.
cée par le dynamisme de la modernisation de
l’après-guerre. Après avoir été ébranlé par mai 68, L’écologie comme utopie
la France, comme les autres pays développés, de substitution
subit un choc d’une autre nature. Celui-ci vient
renforcer la crise ouverte en Mai. L’idée d’une Le changement opéré par l’écologie politique
histoire en marche vers toujours plus de progrès sur le mouvement de contestation issu de mai 68
dans lequel s’inscrivaient les acteurs politiques est décisif, en même temps qu’il prolonge cer-
et sociaux est fortement ébranlée. Les inquié- tains de ses traits. À l’inverse de l’utopie joyeuse
tudes et les interrogations critiques ouvertes en de mai 68 et du messianisme révolutionnaire de
mai 68 sur la modernisation resurgissent, mais la l’extrême gauche, l’écologie politique développe
problématique et la dynamique changent. Crise à ses origines une vision noire, catastrophique
culturelle et crise économique se conjuguent et du présent et de l’avenir de l’humanité qui vient
vont démultiplier les inquiétudes, rendre plus renforcer celle du gauchisme. Écologie politique
difficile encore la réconciliation du pays avec la et extrême gauche se différencient par leur his-
modernité. toire, leur référence et leur cadre théorique. Mais
En regard des Trente Glorieuses, qui devient elles développent chacune à leur manière une
le point de référence obligé, l’histoire paraît vision noire des sociétés modernes. Au règle-
régresser. La réalité, là aussi, est plus complexe: ment de comptes historique mené par l’extrême
le ralentissement de la croissance ne signifie pas gauche vient désormais s’ajouter celui, plus
sa disparition ou la récession; les inégalités naturaliste, du mouvement écologiste. Le pas-
continuent de reculer 33. C’est en fait le déve- sage de nombre de militants d’extrême gauche à
loppement du chômage qui constitue le problème l’écologie politique va finir par les entremêler.
le plus crucial. La dégradation des situations L’histoire de l’humanité semble désormais «mar-
qu’il entraîne est en même temps perte des cher à l’envers» ou, plutôt, elle ne peut, à terme,
repères structurants du travail (tout particulière- que s’effondrer si une prise de conscience et
ment du travail industriel) dans la formation des un changement total des mentalités n’ont pas
identités individuelles et collectives. Les plans lieu. L’humanité paraît toujours n’avoir le choix
sociaux du gouvernement et des entreprises atté- qu’entre deux extrêmes: un changement fonda-
nuent la dégradation des situations sur le terrain mental dans nos manières de produire et de
économique et social. Mais ils ne peuvent consommer ou la catastrophe à court ou à moyen
résoudre la question anthropologique liée au tra- terme. La prise de conscience écologique ou la
vail et à la perte d’une vision positive de l’avenir. fin de la vie sur la planète.
L’écologie politique naît précisément à ce carre- La montée des thèmes écologistes accom-
four en fournissant un type de réponse bien par- pagne une désarticulation des sociétés et de l’his-
ticulière à ces questions laissées en suspens: elle
intègre les inquiétudes, la critique et les valeurs
33. Cf. «Taux de pauvreté», in Revenus, salaires 1970-
apparues en mai 68 dans le nouveau contexte 2005; source: enquêtes-revenus fiscaux INSEE-DGI, site
de la crise pour s’affirmer comme un mouve- insee.fr.
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toire qui constitue le tournant décisif et l’une Changement de paradigme


des sources importantes du malaise français et
européen. Le passé réduit à ses pages les plus En peu de temps, l’impact du féminisme et
sombres ne représente plus une ressource, et de l’écologie a abouti à la formation d’un nouvel
l’avenir est désormais ouvert sur de possibles «air du temps» marqué par l’importance prise
régressions économiques et sociales ainsi que par les sentiments et les affects dans la vie
sur des catastrophes naturelles. À la vision d’un publique, le décloisonnement, voire la confusion,
progrès historique dont les Trente Glorieuses ne entre vie privée et vie publique, et la recherche
sont qu’un moment – et exceptionnel à bien des d’une réconciliation entre l’homme et la nature.
égards – se substitue une vision naturaliste des Les émotions, la recherche du bien-être person-
évolutions. nel et la morale prennent le pas sur la raison,
La rupture écologique paraît tout aussi radi- l’engagement et la politique. C’est cette version-
cale que celle de la rupture révolutionnaire, mais là du mouvement soixante-huitard qui a triom-
elle se présente désormais sous les traits d’une phé, laissant sans réponse la question politique
nécessité «en négatif», et elle ne s’effectue plus de la nécessité d’un approfondissement démo-
par la violence mais par la persuasion et l’éduca- cratique qui rompt avec l’utopie ou la démago-
tion. Le mouvement écologiste est pacifiste et gie. La formation et la prise en compte d’une
non violent, mais il n’en est pas moins persuadé opinion publique éclairée ainsi que la création
de détenir une certaine idée du bien de l’huma- d’un espace public de débat argumenté sur les
nité qui échappe à la masse des citoyens condi- grandes questions qui déterminent l’avenir com-
tionnés et manipulés par les grands appareils de mun restent plus que jamais d’actualité.
la société industrielle. Il rejoint le féminisme Ce parcours rapide des idées de Mai et de leur
fondamentaliste dans sa prétention à être le por- destin permet de mieux cerner la spécificité irré-
teur de nouvelles valeurs qui doivent, à terme, ductible de l’événement. Jusque dans leur folie et
éradiquer l’agressivité et pacifier la civilisation. leur irresponsabilité, les journées de mai-juin 68
Ces nouvelles valeurs ne peuvent s’imposer gardent un côté joyeux, dynamique et optimiste.
par la violence ou la révolution, mais par la Elles portent la marque de la toute-puissance de
«douceur» d’une persuasion et d’une pédagogie la modernité, dans un moment historique bien
imbues d’une volonté de combattre le mal et de particulier: les Trente Glorieuses. L’exigence
faire le bien. Avec la crise des grandes idéologies d’une liberté absolue sans référent et sans ancrage
et de l’idée révolutionnaire, le mouvement contes- a été portée par la révolte d’une génération
tataire se transforme en une «gauche morale» d’«enfants gâtés» (relativement aux générations
qui l’éloigne un peu plus de mai 68. La classe antérieures), élevés dans le contexte du dévelop-
ouvrière et les couches populaires n’ayant pas pement de la consommation et sous la protection
répondu aux appels révolutionnaires et se mon- de l’État-providence. Mai 68 reflète la dynamique
trant largement réticentes aux nouvelles valeurs d’expansion des Trente Glorieuses qui permettait
qu’on leur propose, elles ont alors tendance à de vivre dans une relative insouciance et de laisser
être considérées comme des «beaufs» à qui il une place à l’imagination et au rêve. C’est en cela
convient de donner des leçons en attendant de qu’il comporte pour ceux qui en furent les acteurs
pouvoir agir, le moment venu, par la loi. une saveur unique qu’ils ne peuvent oublier.
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Au milieu des années 1970 il n’en va plus de dirigeants politiques vont essayer, tant bien que
même. Mai 68 est déjà loin. La dynamique s’est mal, de «mettre la France en mouvement», tout
éteinte en même temps que les espoirs qu’elle en se montrant incapables de tracer clairement
portait. Sous le double effet de la crise culturelle une vision de l’avenir dans laquelle le pays puisse
ouverte en Mai et de la fin des Trente Glorieuses se retrouver. Manque en effet le creuset culturel
avec le développement du chômage de masse, et historique qui permettrait de comprendre et
la réconciliation de la France avec son histoire donner sens à la nouvelle situation historique.
et avec la modernité demeure toujours aussi
difficile. C’est dans ce nouveau contexte que les Jean-Pierre Le Goff.

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