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ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES

ANNÉE 2000

THÈSE
pour l'obtention du grade de
DOCTEUR DE L'EHESS
Discipline : Histoire et civilisations
présentée et soutenue publiquement par

Anselm Jappe
le 29. 5. 2000

LA CRITIQUE DU FÉTICHISME DE LA

MARCHANDISE CHEZ MARX ET SES

DÉVELOPPEMENTS CHEZ ADORNO ET

LUKÁCS
Directeur de thèse : M. Nicolas Tertulian

JURY

M. Jacques Leenhardt
M. Michael Löwy
M. Nicolas Tertulian
M. Jean-Marie Vincent
TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION p. 6

PREMIER CHAPITRE
MARX ET LE FÉTICHISME p. 23

Le fétichisme comme inversion p. 23


La genèse de la théorie de la valeur chez Marx p. 29
La marchandise comme "cellule germinale" p. 35
L'abstraction réelle et l'universalité abstraite p. 49
La socialisation à travers le travail abstrait p. 61
L'aliénation de la communauté humaine p. 74
Le fétichisme n'est pas une dissimulation p. 82
Le fétichisme dans les œuvres de jeunesse de Marx p. 91

DEUXIÈME CHAPITRE
LES MARXISTES ET LA "MARCHANDISE EN SOI" p. 96

Comment les marxistes ont compris


la théorie de la valeur p. 96
Où la valeur naît-elle ? p.106
Sohn-Rethel et l'origine de l'abstraction p.114
La valeur est-elle "contenue" dans la marchandise? P.120

TROISIÈME CHAPITRE
CONCEPT ET MÉTAPHYSIQUE DE LA SOCIÉTÉ MARCHANDE p. 133

Catégories historiques et catégories logiques p. 133


Marx et le concept hégélien p. 141
Les contradictions réelles de la société marchande p. 150
La nature "métaphysique" de la société marchande p. 155
La "fausseté ontologique" de la société marchande p. 163
La valeur comme "essence" p. 171

2
La valeur comme projection p. 177
Le travail comme torture p. 187
Les tchétchènes et la critique de la valeur p. 194
Pourquoi le capitalisme n'a pas de bornes p. 201
Le travail vivant est-il le pivot
de la théorie marxienne ? p. 210

QUATRIÈME CHAPITRE
LE FÉTICHISME ET LA VALEUR CHEZ LUKACS ET ADORNO p. 218

La critique de la valeur chez Adorno p. 218


Adorno et la critique du concept d'aliénation p. 228
La domination comme catégorie atemporelle p. 239
Nature et société chez Lukács p. 246
Lukács marxiste p. 254
Le travail comme base de l'histoire p. 259

CINQUIÈME CHAPITRE
FIN DE L'ART OU FIN DE LA SOCIÉTÉ? p. 270

Balzac comme objet de controverse p. 270


Lukács et l'homme comme noyau p. 275
Adorno et l'art comme dépassement de l'identité p. 283
Beckett comme objet de controverse p. 293
L'art classique comme critique du capitalisme p. 299
La fin de l'art chez Adorno et Debord p. 304
Les forces productives et les rapports
de production dans l'art p. 312
L'invariance des avant-gardes p. 323
Pour conclure : vers une nouvelle théorie
de la culture p. 327

BIBLIOGRAPHIE p. 337

3
SIGLES DES ŒUVRES LES PLUS FRÉQUEMMENT CITÉES
Tous les détails se trouvent dans la bibliographie finale
Toutes les œuvres de Marx sont citées avec un mot du titre. Les plus fréquemment
citées sont :
Cap. = Capital I-III
Grundr. = Grundrisse - Manuscrits de 1857-1858
Théories = Théories sur la plus-value I-III
Contr. = Contribution à la critique de l'économie politique
Urtext = Fragment de la première version de la "Contribution"
Pr. édition = Première édition du premier volume du "Capital"
Corr. = Correspondance de Marx et Engels, I-XII
Résultats = Un chapitre inédit du Capital
En outre, pour toutes les œuvres contenues dans les Marx-Engels-Werke on
trouvera un renvoi au numéro de volume et de page (par exemple 3/49).
Les œuvres d'autres auteurs les plus fréquemment citées sont:
DN = Adorno, Dialectique négative
DR= Adorno et Horkheimer, Dialectique de la raison
TE = Adorno, Théorie esthétique
SS = Adorno, Soziologische Schriften
QA = Adorno, De Vienne à Francfort : la querelle allemande des sciences sociales
NL = Adorno, Notes sur la littérature
MM = Adorno, Minima Moralia
MC = Adorno, Modèles critiques
HCC = Lukács, Histoire et conscience de classe
EÄ = Lukács, Eigenart des Ästhetischen I-II
Ont. = Lukács, Ontologie I-II
DK = Roubin, Dialektik der Kategorien
ETV = Roubin, Études sur la théorie de la valeur
SdS = Debord, Société du Spectacle
TLS = Postone, Time, Labor and Social Domination
AA = Kurz, Abstrakte Arbeit und Sozialismus
Toutes les autres œuvres sont citées avec le système auteur-date
tr. mod. = traduction modifiée (par nous)

4
INTRODUCTION

Dans ses beaux jours, le marxisme semblait bien et bel une science capable de
donner des réponses à toutes les questions. Ses principes étaient censés pouvoir
s'appliquer à l'économie comme à la sociologie, à l'histoire de la littérature comme à
l'histoire ancienne, au droit comme à la philosophie, et parfois même à la cosmologie ou à
la biologie. Cependant, à partir de la moitié des années soixante-dix, au plus tard, le
marxisme est en crise. Dans le discours dominant, on lui permet de survivre, dans le
meilleur des cas, comme une vague aspiration à la justice sociale et comme correctif au
triomphe universel du néolibéralisme et du postmodernisme. Mais sa prétention à
expliquer le monde n'est plus à l'ordre de jour. Prendre la théorie de Marx comme guide
pour s'aventurer dans l'exploration de quelque champ du savoir semble aujourd'hui
décidément anachronique.
Il est difficile de n'être pas d'accord avec cette dernière affirmation, si l'on la réfère
au marxisme traditionnel. Par "marxistes traditionnels" nous entendons tous ceux, qu'ils
soient léninistes ou sociaux-démocrates, académiciens ou révolutionnaires, tiers-
mondistes ou socialistes "éthiques", etc., pour qui au centre de la théorie marxienne se
trouve la notion de conflit de classe, en tant que lutte pour la répartition de l'argent, de la
marchandise, de la valeur, sans mettre vraiment en question ces présupposés. Malgré
leurs antagonismes parfois meurtriers, tous les marxistes traditionnels partagent ce
manque d'approfondissement critique des catégories fondamentales de la socialisation
capitaliste. La dénomination "marxistes traditionnels" va donc bien au-delà de la

dénomination, déjà fort abusive, de "marxistes orthodoxes" 1.


Notre travail part du présupposé - que nous cherchons en même temps à démontrer
- qu'en effet presque tout le marxisme traditionnel est dépassé, et avec lui également une
partie de l'œuvre de Marx elle-même, dont le marxisme traditionnel se réclamait à raison.
En outre nous présupposons qu'une partie de l'œuvre de Marx aujourd'hui est plus
actuelle que jamais : celle qui analyse le déploiement de la valeur et de sa base, le travail

1Curieusement, Lukács lui-même utilise le terme "marxisme traditionnel" dans un sens plutôt péjoratif, pour

désigner les interprètes de Marx qui ont mélangé sa théorie avec différents éléments bourgeois (néo-kantisme,
positivisme, etc.) (Ont. I, p. 674).
5
abstrait. Nous présenterons dans leur lignes fondamentales les interprétations de Marx
qu'on peut appeler "critique de la valeur", données dans les trente dernières années. Nous
ferons aussi allusion à leurs précédents. Par "critique de la valeur" nous entendons les
efforts théoriques qui sont centrés sur l'approfondissement critique des catégories comme
la valeur et la marchandise. Il ne s'agit nullement d'une "école" ; ce n'est que dans les dix à
quinze dernières années que se sont formées des théories qui proposent une interprétation
de Marx, et en même temps une analyse de la société, intégralement basées sur une

reprise de la critique marxienne de la valeur 2. Mais c'est dès les années vingt qu'on
trouve, chez certains auteurs, les éléments d'une "critique de la valeur", souvent mélangés
à d'autres éléments que nous appellerions "traditionnels" : surtout chez le jeune Lukács, I.
Roubin, les auteurs de l'École de Francfort et certains de leurs élèves, mais aussi chez
d'autres que nous mentionnerons. La critique de la valeur est donc, en général, issue d'une
confrontation avec la pensée hégélienne. Selon nous, elle constitue aujourd'hui la seule
façon possible de redonner une place centrale aux idées de Marx. D'une certaine manière,
dans notre thèse nous divisons le champ des interprètes de Marx dans ces deux catégories
- le "marxisme traditionnel" et la "critique de la valeur" - fort inégales, bien sûr, quant à
l'importance historique qu'elles ont eu jusqu'à aujourd'hui.

Dans toute la première partie de notre travail - les trois premiers chapitres - nous
nous proposons d'établir les grandes lignes d'une interprétation de l'œuvre de Marx en
tant que critique du fétichisme de la marchandise, de l'abstraction réelle, du travail
abstrait, de la valeur. Cette reconstruction philologique s'appuie surtout sur les œuvres
de la maturité de Marx. La distinction entre le fétichisme en tant que phénomène de la
conscience et le fétichisme en tant que phénomène réel qui a son fondement dans le travail
abstrait et dans la représentation de celui-ci dans la valeur jouera un rôle central. Il s'agit
aussi d'une distinction entre abstraction réelle et abstraction conceptuelle. Ainsi, se posent
beaucoup de questions : si la dialectique possède une valeur supra-historique, si elle est la
description d'un monde "paradoxal" ou "à l'envers", quel serait alors le monde "vrai" qui
pourrait constituer le paramètre positif de la critique, quel est le rapport de cette question
avec l'ontologie, quel est le statut logique et historique de la contradiction et quelle est la

2Nous pensons surtout aux œuvres de M. Postone, de R. Kurz et des autres auteurs de la revue allemande Krisis

6
relation du "matérialisme" avec l'"idéalisme" ? Enfin, nous allons expliquer pourquoi la
théorie marxienne du fétichisme implique une critique dévastatrice du marxisme
traditionnel et de son identification avec le point de vue du travailleur et du travail. La
discussion catégorielle et conceptuelle s'imbrique avec l'exposé de la naissance de la
"critique de la valeur" et avec le débat autour des auteurs, pas très nombreux, qui y ont
contribué. L'éclaircissement des concepts coïncide donc avec la description d'un chapitre
de l'histoire de la philosophie sur qui, au moins en France, probablement personne n'a
encore présenté des recherches. Nous porterons notre attention en premier lieu sur des
auteurs allemands (ou de langue allemande), mais aussi sur des auteurs italiens, russes et
américains. Jusqu'ici, la critique de la valeur n'a pas eu beaucoup d'importance dans la
discussion marxiste en France - avec quelques exceptions que nous mentionnerons -, et

par conséquent celle-ci n'occupe dans notre recherche qu'une petite place3.
La "critique de la valeur" a peu de chose en commun avec une grande partie de ce
qui est connu sous le nom de "marxisme critique". Les représentants de celui-ci se
bornaient en général à la critique et à la réfutation - assurément méritoires - de
l'interprétation "orthodoxe", stalinienne de l'œuvre de Marx. Ils s'intéressaient surtout à
l'aspect politique de la théorie marxienne et à sa critique de l'idéologie, tandis qu'ils
concevaient sa critique de l'économie politique exactement comme le faisait
l'interprétation orthodoxe : en croyant que son pivot étaient des concepts comme ceux de
classe, propriété privée ou travail vivant. Parfois, les théoriciens plus "radicaux"
accentuaient encore davantage ces notions, telle que la "lutte de classe", et reprochaient
aux "orthodoxes" de les avoir édulcorées. Dès qu'ils rejetaient ces notions mêmes (comme
l'"ontologie du travail" qu'ils croyaient reconnaître chez Marx), ces interprètes rejetaient
aussi la critique marxienne de l'économie politique, sans faire aucune tentative de
critiquer Marx à travers Marx, et sans même imaginer que la clef pour critiquer les

concepts "marxistes" pourrait se trouver chez Marx lui-même4. Ces auteurs voulaient

.
3Si les marxistes français, surtout les plus connus (Althusser, Sartre, Lefebvre, etc.), occupent dans notre travail

bien peu d'espace, c'est aussi dû au fait qu'il existe déjà assez d'études à leur sujet en France.
4Pour méritoires qu'étaient les tentatives comme celles menées par M. Rubel (Marx critique du marxisme) et K.

Papaioannou (1965, 1967) pour démontrer la falsification de l'œuvre de Marx opérée par les marxistes, elles
souffraient quand même de la négligence de la critique de l'économie politique. Si par exemple Papaioannou
7
plutôt combiner l'interprétation traditionnelle de la critique marxienne de l'économie avec
les résultats d'autres disciplines particulières, telles que la linguistique, l'anthropologie, la
sociologie empirique, etc. Il existe également, dans ce cadre, une forte tendance à
combiner la théorie de Marx avec la conception bourgeoise de la démocratie. Le résultat
final était invariablement l'abandon pur et simple des catégories marxiennes elles-mêmes.
D'un autre côté l'on trouve les interprétations "existentialistes" de Marx. Toutes ces
théories ont en commun de ne jamais se référer à la critique marxienne de la valeur et de
la marchandise, et encore moins de la placer au centre de leur problématique. Et quelque
fréquent qu'était l'emploi des mots "fétichisme" ou "aliénation", ces phénomènes n'étaient
jamais référés à la valeur.

Nous n'avons pas la prétention de fournir une reconstruction intégrale de la théorie

marxienne, ni même de sa critique de l'économie politique 5. Nous ne nions pas non plus
nous être appuyés sur certaines démarches théoriques déjà effectuées par d'autres. Mais
nous nous en distinguons aussi souvent, par exemple dans l'accent que nous mettons sur

écrit : "La valeur-travail est à la base de tous les systèmes économiques. Dans les économies fondées sur la
production de valeurs d'usage, elle apparaît comme une comptabilisation plus ou moins consciente du temps de
travail. Mais dans l'économie marchande la loi de la valeur se manifeste comme une loi aveugle et inconsciente"
(Papaioannou 1965, p. 120), il suit complètement l'interprétation traditionnelle, pour qui la différence entre le
capitalisme et le socialisme réside dans l'usage "conscient" de la "loi de la valeur" que ferait le socialisme. On
verra dans la suite de notre travail en quoi il ne saurait en être question chez Marx.
5Quelque méticuleux que puissent paraître certains de nos développements sur la théorie de la valeur, toujours

est-il que nous nous sommes limité à ce qui est strictement indispensable pour notre but. Même en ce qui
concerne certains aspects très importants de la problématique de la valeur nous avons dû nous borner au
minimum : avant tout pour ce qui touche au rapport entre la marchandise et l'argent et à la question de savoir
s'il est possible imaginer un échange des marchandises sans argent. Mais il était d'autant plus facile de laisser
ces aspects presque totalement de côté qu'Adorno et Lukács aussi, en accord avec toute une mauvaise tradition
marxiste, semblent considérer l'analyse de l'argent comme une branche spéciale de l'"économie" avec laquelle il
n'est pas nécessaire de s'occuper "en philosophes". Ils ne voyaient donc pas la place centrale qu'a la critique de
l'argent pour la critique marxienne de la valeur et du fétichisme. Et pourtant, la critique de l'argent occupe un
espace assez étendu dans les études préparatoires et les extraits de lecture de Marx ; elle constitue le point de
départ des Grundrisse et la majeure partie de la Contribution à la critique de l'économie politique. Après ses
premières approches "philosophiques" du concept de valeur dans ses écrits de jeunesse, c'était à travers sa
8
les thèmes de l'inversion réelle, de la fausseté ontologique et de la nature conceptuelle de
la société marchande. Évidemment, notre analyse de Marx est une analyse "immanente"
qui cherche à établir la signification des découvertes fondamentales théoriques de Marx,
au-delà des déformations dues tant à ses propres concessions à l'esprit de son temps
qu'aux interprétations de ses successeurs "marxistes". Il nous était naturellement
impossible de confronter ici les théories de Marx avec les critiques que leurs adversaires
leur ont opposées (par exemple, la conception "marginaliste" de la valeur). Mais nous
espérons que la cohérence de la théorie de Marx, telle que nous la présentons, et quelques
échantillons d'analyse concrète du monde moderne que nous en tirons, peuvent quand
même témoigner en faveur de sa valeur scientifique.
Même si dans cette première partie nous voulons surtout éclaircir le sens des
concepts marxiens fondamentaux, nous dépassons pourtant parfois ce cadre : soit que
nous mettions en doute le concept supra-historique de "travail", identifié, même chez
Marx, au métabolisme avec la nature, soit que nous cherchions à intégrer la théorie
marxienne du fétichisme dans une considération globale de l'histoire comme histoire des
fétichismes, ce qui conduit, en perspective, à des rapprochements intéressants avec
l'anthropologie culturelle. Certaines recherches d'É. Durkheim et de M. Mauss et de leur
école nous semblent, en dépit de leur méthode très éloignée de la dialectique et de leur
intention non-critique, être susceptibles de donner une contribution importante à
l'investigation de la constitution inconsciente de la société. Le "fait social total" de Mauss
peut aussi être lu comme une description de la valeur en tant que structure sociale
totalisante, qui est simultanément réelle et idéelle, "base" et "superstructure". Son Essai sur
le don - publié dans les mêmes années où Lukács et Roubin ont redécouvert la
problématique de la valeur - est un texte fondamental pour comprendre que l'économie
de la marchandise est un phénomène historiquement très limité.
Enfin, notre travail veut aussi contribuer à dépasser la conviction, devenue une idée
reçue, qu'il existe une "fracture" entre le Marx "scientifique" et le Marx "révolutionnaire".
Certains ont prodigué leurs louanges à Marx en tant que "savant", souvent en s'appliquant
avec zèle à démontrer qu'il n'est pas besoin pour autant de monter sur les barricades, mais
que chacun peut tirer des recherches de Marx les conclusions qu'il veut. Ceux-ci ont

longue et méticuleuse étude des théories contemporaines de l'argent que Marx, à partir de 1851, a élaboré peu à
peu son propre concept de valeur (cf. Schrader 1980a).
9
généralement tenté d'adapter la théorie de Marx aux critères prétendument "objectifs" de
l'économie politique et de la théorie de la science bourgeoises. L'option "révolutionnaire",
pour sa part, croit également en l'existence de cette fracture, mais pour critiquer une
contradiction présumée entre la description scientifique et la lutte pratique. En vérité, c'est
justement le Marx du Capital qui peut être appelé le plus radical. Tandis que le Manifeste,
réputé très "radical", s'achève sur des revendications tout à fait "réformistes", la critique de
l'économie politique du Marx tardif (mais aussi la Critique du programme de Gotha)
démontre que tout changement social qui ne parvient pas à la racine est inutile. Si l'on ne
s'attaque pas à la valeur en tant que telle, toute intervention pratique, toute défense des
intérêts de la classe ouvrière ou d'autres groupes ne fait qu'aider la logique de la valeur à
s'imposer. Qui prend au sérieux la critique de la valeur, de la marchandise et de l'argent
ne peut plus miser sur la représentation d'intérêts constitués à l'intérieur de cette société et
doit donc renoncer à en tirer la justification d'une position de rente.

Cette première partie ne cherche qu'à établir une base pour des développements
ultérieurs, développements qui constituent pour nous le véritable défi. Il s'agit bien
d'analyser, en dépassant la distinction entre "base" et "superstructure", une société, ou une
époque, comme une "forme totale" qui s'articule autant sur le plan matériel que sur le plan
des significations, autant dans les facteurs "subjectifs" qu'"objectifs". Mais il existe encore
peu d'analyses qui vont dans cette direction. Le marxisme traditionnel avait cherché, en
général, de reconduire tout phénomène culturel à une base de classe, à une origine

matérielle déterminée6. Sa déroute a également fait oublier ce genre d'analyses


sociologiques. Maintenant, il s'agit de démontrer qu'une théorie marxienne réinterprétée
est bien à même de produire des analyses d'un type nouveau de l'évolution culturelle.
Comme premier pas dans cette direction, dans la deuxième partie - les chapitres quatre et
cinq -, nous nous occupons surtout d'Adorno et de Lukács. D'un côté, ceux-ci ont
contribué considérablement au débat autour des thèmes du fétichisme, de l'aliénation, de
l'abstraction sociale. Discuter leurs contributions représente alors une façon d'approfondir
les sujets traités dans la première partie, façon qui est d'autant plus prometteuse que
Lukács et surtout Adorno se trouvent, pour ainsi dire, à la frontière entre le marxisme

10
traditionnel et la critique de la valeur. En même temps, nous mettons aussi en relief
beaucoup de ressemblances entre leurs théories. En outre, nous nous proposons d'éclaircir
la signification qu'a la théorie de Marx pour celle d'Adorno et l'importance d'Adorno pour
le développement de la théorie marxienne. Désormais, le côté "marxiste" d'Adorno est
totalement négligé par la plupart des interprètes, qui considèrent sa référence à Marx

comme un épiphénomène négligeable7. Cependant, cette sous-estimation est due aussi


aux nombreux emprunts malheureux faits par Adorno auprès du marxisme traditionnel et
qui peuvent effectivement donner l'impression que son marxisme n'était qu'un aspect
secondaire de sa pensée. Pour nous il s'agit, au contraire, d'établir quelle pourrait être la
contribution d'Adorno à la formation de la "critique de la valeur".
Notre analyse de Lukács est plutôt critique. Mais elle ne se borne pas à lui reprocher
ses positions politiques et à liquider le contenu philosophique de ses livres en quelques
phrases, comme l'on a fait trop souvent (cf. Tertulian 1993). Ici il s'agit d'une discussion,
non d'une exécution. Nous avons préféré analyser Lukács comme marxiste, et nous avons
constaté chez lui un dépassement à notre avis insuffisant des opinions fausses que la
tradition marxiste a diffusées au sujet de la théorie marxienne de la valeur et du
fétichisme. De toute façon, nous sommes bien conscient de la différence entre le Lukács
d'Histoire et conscience de classe et celui des œuvres tardives, et nous distinguons nettement
entre ces deux phases ; notre travail prendra en considération surtout les dernières œuvres
de Lukács. Chez Adorno ce problème ne se pose pas vraiment à cause du caractère très
unitaire de son œuvre qu'on peut difficilement diviser en phases. Ni pour Adorno, ni
pour Lukács nous nous arrêtons à la lettre de leurs textes : souvent il s'agit, pour nous, de
démontrer que leurs théories sont en effet différentes de ce qu'ils prétendent. Lukács, bien

6Ici nous n'analyserons pas ces approches, pas plus que les tentatives de combiner d'une manière extérieure la

théorie marxiste avec des recherches esthétiques, comme dans le cas de Walter Benjamin.
7Comme le souligne, avec une intention critique, Frederic Jameson (Jameson 1990, p. 10). Il est vrai qu'en 1966

Adorno, dans une interview donnée au journal italien Il Giorno , à la question "Peut-on définir votre pensée
comme marxiste?" répondit : "Ce ne serait pas correct. Je m'insère dans la ligne qui va de Hegel à Marx, mais je
ne suis pas un philosophe exclusivement marxiste, et encore moins un philosophe de parti" (cité en Vacatello
1972, p. 9). Cependant, il est sûr qu'il se serait opposé au tentative de lui ôter toute aspect marxiste ou
"subversif". Il considérait comme très urgent le développement ultérieur de la théorie de Marx. En 1962 il
déclare dans un cours : "Marx est chargé de toute une suite des problèmes. Notre situation est si triste parce
qu'au lieu de continuer à travailler sur ces points, on les critique du dehors" (Adorno-Backhaus, p. 512).
11
sûr, veut élaborer une ontologie historique et sociale, opposée à l'ontologie classique et
statique, en analysant les catégories ontologiques dans leur évolution historique, et non
dans leur essence atemporelle. Cependant, comme nous cherchons de le prouver, il déduit
souvent les phénomènes qu'il prend en considération, tel que le travail moderne, à partir
des catégories qu'il utilise en vérité dans un sens supra-historique.
Un sujet sur lequel nous reviendrons dans ce chapitre-là est la "question de
l'ontologie". La question se pose de savoir s'il n'existe pas une possibilité située au-delà de
la tentative de Lukács de restaurer l'ontologie classique et du refus adornien de toute
ontologie. Par son refus de l'ontologie (même si d'un autre côté une ontologie semble être
contenue implicitement dans sa théorie du "primat de l'objet"), est-ce qu'Adorno semble
incliner, contre sa propre intention, vers le relativisme et être un prédécesseur
involontaire des "postmodernes"? Ceux-ci ont tenté en effet de le "récupérer" pour leurs
fins. Nous pensons à une autre solution, à quelque chose comme une "ontologie négative",
qui ne se base pas sur des faits positifs, tels que la socialisation progressive de l'homme à
travers le travail dont parle Lukács, mais plutôt sur l'action négative et destructrice de la
valeur comme principe de socialisation de la société moderne, dont nous voulons
démontrer la "fausseté ontologique". Une telle discussion aura forcément un caractère
anthropologique, parce qu'elle doit reconnaître le fait que les critères prétendument
ontologiques tels que la causalité, l'espace, le temps, etc., peuvent diverger fortement
d'une culture à l'autre. Ici, il faudrait éviter l'identification "eurocentrique" des catégories
occidentales avec celles de la pensée et de l'existence en tant que telles, aussi bien que le
relativisme culturel sans bornes pour qui tout système des catégories n'est que
l'expression d'une culture déterminée, ce qui fait que tous ces systèmes sont également
vrais ou faux.

Après avoir analysé les théories d'Adorno et de Lukács en général, surtout en tant
qu'interprétations du concept de fétichisme, nous analyserons plus en détail le lien entre
leurs conceptions du fétichisme et leurs théories esthétiques, qui sont souvent considérées

comme les plus importantes parmi les esthétiques philosophiques d'inspiration marxiste 8.

8Chez la plupart des autres auteurs, les tentatives pour établir un lien entre l'art et l'"aliénation" traitent celle-ci

sur un niveau purement philosophique, et le rapport à Marx se limite aux écrits de jeunesse et à une poignée de
citations canoniques des œuvres de la maturité. Il semble que personne n'ait encore mis en relation d'une façon
12
Les théories sur l'art constituent pour l'un comme pour l'autre le vrai centre de sa
production théorique, et il serait impossible de juger de leur contribution à la théorie
sociale sans en tenir compte. En outre, si nous voulons élargir la critique de la valeur à la
sphère de la culture, il nous faut tenir compte des théories culturelles issues du marxisme
ancien. Cette confrontation formera, pour ainsi dire, le terme moyen entre la généralité - la
nouvelle interprétation de Marx - et le particulier : les commencements d'une nouvelle
théorie de la culture, encore à construire.
Les esthétiques d'Adorno et de Lukács sont souvent l'une à l'opposé de l'autre ;
mais elles s'accordent au moins à affirmer que l'art a essentiellement une "mission
defétichisante". Pour elles, la fonction positive de l'art consiste dans le dépassement
tendanciel de ce qu'on connaît sous les noms d'aliénation, extranéation, réification ou
fétichisme. Nous nous demanderons d'abord quel sens Lukács et Adorno donnent à ces
concepts, comment ils les rapportent à l'art et quel est le lien entre leurs conceptions

divergentes de l'art et leurs interprétations divergentes du fétichisme 9. Enfin, la question


se pose de la façon suivante : quel est le rôle de l'art dans l'époque de l'abstraction? On
comprendra qu'Adorno d'un côté à raison d'attribuer à l'art la tâche de thématiser
l'abstraction, au lieu de la considérer seulement comme un déguisement des "vrais"
rapports de classe. En même temps, on verra qu'Adorno semble tenir cette situation pour
éternelle (bien qu'il tombe dans une tergiversation caractéristique en ce qui concerne la fin
de l'art), parce que pour lui la société marchande constitue désormais une totalité close et
sans histoire, dans laquelle il faut s'établir. Nous démontrerons que cette attitude dérive
de sa conception de la logique de l'échange et qu'elle relève d'un certain "mimétisme"
d'Adorno a l'égard de la décomposition générale. Pour ce qui est de Lukács, nous
observerons que son ontologie se base sur la confusion entre travail abstrait et travail
concret et qu'il cherche, malgré ses affirmations en sens contraire, à déduire les structures
spécifiquement capitalistes à partir d'universalités supra-historiques. Son interprétation de

sérieuse le thème de l'art et de l'aliénation avec la critique de l'économie politique. Celle-ci naturellement ici ne
désigne pas des problèmes d'analyse économique, mais des questions telles que le rapport entre travail, valeur
et valeur d'échange.
9C'est ce que fait Adorno dans ses écrits théoriques de sociologie. Mais ceux-ci constituent probablement la

partie de son œuvre qui a reçu le moins d'attention - comme le démontre d'ailleurs le peu de traductions
13
la "mission défétichisante de l'art" en tant que dévoilement passe donc à côté du problème
de l'abstraction réelle, et nous essayerons de démontrer que ceci ne signifie pas une
"régression" par rapport à Histoire et conscience de classe, mais y était déjà implicite.
Cependant, en même temps il faut souligner que le "classicisme" de Lukács tient compte
du fait que le capitalisme, étant une forme sans contenu, ne peut pas créer un art qui lui
soit propre, mais seulement consommer les contenus des sociétés précédentes. Au début,
il le fait avec des résultats remarquables : le grand art bourgeois qu'analyse Lukács. Mais
l'abstraction dévore tout contenu et ne peut jamais devenir elle-même un contenu, comme
semble le croire Adorno. À la longue, la décomposition n'est pas une libération. C'est
seulement pour un bref moment historique qu'elle peut être euphorisante. Cela est bien
mis en relief dans l'œuvre de Guy Debord, qui a annoncé la fin de l'art et son
dépassement. Nous confronterons son concept de "spectacle" avec celui d'"industrie
culturelle" élaboré par la Théorie critique. À ce point, notre débat sur le fétichisme amène
en effet à croire que l'art est terminé, mais qu'il s'agit d'un moment, non d'un point final :
interpréter le capitalisme comme déploiement de la logique de la valeur signifie
inévitablement y voir un procès dynamique et lourd de crises multiples. Tout jugement
sur le statut de l'art doit donc prendre en compte la forme présente du fétichisme, qui,
dans cette optique, est instable par définition. Ces considérations sur la "fin de l'art" nous
mènent enfin, en conclusion, à une tentative d'esquisser une théorie de la culture basée sur
la critique du fétichisme. C'est ce que nous nous proposons de faire dans l'avenir. D'une
certaine manière, cette thèse aura servi à en jeter les bases. Pourtant, ici il nous a fallu
nous limiter à en indiquer la direction possible.

Un problème particulier de notre travail réside dans la présentation. Surtout dans la


première partie, la discussion tourne autour d'une série de concepts-clefs, qui toujours
réapparaissent à différents niveaux, chaque fois enrichis - comme nous l'espérons - de
nouvelles déterminations. Il est évident qu'il serait impossible de traiter séparément des
thèmes comme la structure de la marchandise, la socialisation ou la question de la fausseté

existantes en français et en d'autres langues. Et surtout, ceux qui s'occupaient des écrits sociologiques n'étaient
presque jamais les mêmes qui analysaient son esthétique : le lien a toujours été coupé.
14
logique ou ontologique, et de ne passer au sujet suivant qu'après avoir traité
exhaustivement le sujet précédent. Il appartient à l'essence de tout raisonnement
dialectique de ne pas commencer par l'établissement de quelques fondements
indiscutables dont on peut déduire l'application à des objets concrets. Une telle "logique
de la déduction", qui correspond à l'idéal positiviste de la science, ne se trouve ni chez
Hegel ni chez Marx, ni chez Adorno ni chez Lukács. Mais en résumant les contributions
de ces auteurs on ne peut pas renoncer à donner à leurs développements dialectiques un
caractère plus systématique qu'ils ne le font eux-mêmes. Les œuvres de Hegel comme
celles de tous les hégéliens se caractérisent par le cercle dialectique du "présupposé" et du
"posé" ; elles commencent par des abstractions qui en vérité sont des universalités
concrètes, par des résumés de ce qui est encore à analyser, et non par des positions
arbitraires du penseur. En chaque réflexion sur ces œuvres doit se reproduire cette même
circularité ; mais naturellement sans que cela puisse justifier une éventuelle confusion
véritable. L'un des aspects les plus admirables de l'œuvre de Marx est l'ordre qu'il a réussi
à mettre dans sa procédure, en commençant effectivement par les catégories les plus
simples possibles. Aucun marxiste n'a su l'imiter en ceci, et en écrivant sur la théorie de la
valeur de Marx on peut souvent avoir l'impression qu'il faudrait faire comme le Pierre
Menard d'un récit de J. L. Borges, qui voulait inventer encore une fois le Don Quichotte.
Bien que les œuvres de Lukács aient une structure relativement systématique, il
rappelle lui aussi dans la préface à son Esthétique que le "déploiement dialectique"
demande une "méthode propre" qui "nécessite surtout une rupture avec les moyens de
représentation formels, basés sur des définitions et délimitations mécaniques, sur des
divisions « nettes » en sous-secteurs". Par conséquent, il faut commencer par des
déterminations provisoires, qui s'enrichissent peu à peu dans le cours du développement.
Ainsi, les progrès réalisés illuminent en même temps le "chemin déjà parcouru" (EÄ I, p.
30). Chez Adorno, ce problème est encore plus évident. C'est une tâche ingrate que
d'écrire sur Adorno. Il a découragé explicitement une telle entreprise. Il soupçonne ses
critiques de détruire, avec leurs façons habituelles de rendre compte d'une œuvre, sa
forme d'exposition et donc l'essence de sa pensée. "Ce que j'écris va jusqu'à s'opposer aux
tentatives de le résumer [...] S'il était possible de résumer de façon adéquate un texte, on
n'aurait plus besoin du texte, mais le résumé serait la chose même" (SS, p. 574). En accord
avec son refus d'un primus philosophique, Adorno n'a jamais suivi le procédé du "d'abord

15
- après", et il est resté fidèle au programme hégélien de "rester à observer" le mouvement
du concept. Établir des principes de base et en déduire après les conséquences serait
justement cette oppression du particulier par un universel - qui en plus serait posé par le
sujet - dans laquelle Adorno a toujours reconnu le péché fondamental de la philosophie. Il
reproche à la méthodologie empiriste habituelle de partir de faits particuliers, isolés et
pris dans l'absolu, sans tenir compte du fait qu'ils sont déjà médiatisés par l'universel.
Adorno a donc toujours préféré ce qu'il appelle dans les Minima Moralia le "style
dialectique" : "Dans un texte philosophique, chaque phrase devrait être aussi proche du
centre que toutes les autres" (MM, p. 69). Plus tard il appellera "paratactique" le procédé
où il faut "constituer la totalité à partir d'une série de complexes partiels, chacun pour
ainsi dire de même importance, disposé de façon concentrique, au même niveau ; leur
constellation, et non pas la série, engendre l'idée" (extrait d'une lettre d'Adorno, citée dans
la postface des responsables de l'édition allemande de la Théorie esthétique, in TE, p. 504).
C'est seulement dans les constellations changeantes qu'un concept révèle ses significations
multiples ; définir un concept une fois pour toutes serait à nouveau de la violence contre
le particulier. Celui-ci, dans son individualité, ne peut jamais être reconduit au concept
abstrait. En effet, les textes d'Adorno, qui ont fréquemment la forme d'aphorismes ou
d'essais brefs, se présentent comme une méditation continue sur certains thèmes
fondamentaux qui, comme dans un kaléidoscope, se groupent entre eux dans des
relations toujours nouvelles.
Pour le commentateur d'Adorno se pose donc un dilemme, qui est perçu par
presque tous ceux qui ont écrit sur Adorno. L'interprète, s'il ne veut pas tomber dans une
confusion inextricable, n'a d'autre choix que de défaire en partie le tissu magnifique des
textes adorniens pour poser les fils d'une certaine couleur par ici et ceux d'une autre
couleur par là. Il est donc inévitable que, d'une certaine façon, le raisonnement sur la
philosophie adornienne soit plus pauvre que son objet. Même dans le meilleur des cas, il
fait violence à la pensée d'Adorno, qui ne peut absolument pas être séparée de son mode
d'exposition. Mais d'autre part, l'interprète ne peut pas - même s'il le voulait - transformer
la pensée d'Adorno en une Ethica ordine geometrico demonstrata. Nous prions donc le lecteur
d'être patient, si dans notre travail plus d'un terme, plus d'un raisonnement se clarifient
seulement dans la suite. Pour expliquer la signification exacte d'une affirmation d'Adorno

16
il faut souvent expliquer toutes les affirmations qui l'appuient, et ensuite celles qui
appuient celles-ci, etc., - et parmi elles il y a, à coup sûr, aussi l'affirmation initiale.

Notre travail contient beaucoup de citations. Mais la meilleure façon pour parler de
Marx consiste souvent dans un assemblage ciblé de ses raisonnements sur un sujet, parce
qu'alors ils n'ont presque plus besoin d'interprétations ultérieures. À cet égard, nous
pouvons nous réclamer de modèles célèbres, tel que La Genèse du "Capital" chez Karl Marx
de R. Rosdolsky. En discutant la théorie de la valeur, le recours aux paraphrases n'aurait
guère de sens, parce qu'ici c'est le détail et la lettre qui sont en jeu. La bibliographie
critique que nous avons utilisée n'est pas très étendue, parce que de toute la littérature
consultée, seulement une mince partie s'est révélée utile à notre projet. Il ne faut pas
s'étonner alors si, par exemple, au premier et au deuxième chapitre nous nous appuyons
souvent sur I. Roubin pour élucider le concept marxien de la valeur, ou si au troisième
chapitre nous employons plusieurs fois les idées de M. Postone pour le développement
ultérieur de la théorie de Marx. Nous ne nous proposons pas une discussion détaillée de
la bibliographie critique, et encore moins une comparaison systématique des opinions
différentes sur un sujet ; en général, nous ne citons des passages que là où ils appuient le
développement de notre discours, sans nous soucier beaucoup des autres aspects des
théories de leurs auteurs. En revanche, notre bibliographie en six langues comprend une
sélection d'auteurs marxistes de plusieurs pays et époques, sans nécessairement préférer
les auteurs canoniques. Nous citons des auteurs tels que A. Sohn-Rethel, H.-G. Backhaus,
H.-J. Krahl, H. Reichelt, R. Kurz, E. Lohoff, N. Trenkle ou M. Postone qui n'ont jamais été
traduits en français, et nous espérons donc présenter aussi sur ce plan quelque chose de
nouveau au lecteur français.
Naturellement, nous avons utilisé les traductions françaises existantes des œuvres
citées par nous. Toutefois, cela a posé certains problèmes, notamment dans le cas de Marx
lui-même. La plupart des traductions françaises ont fait largement disparaître le langage
hégélien chez Marx - soit parce que le souci principal des traducteurs était l'élégance de la
langue, soit par simple ignorance, soit en vertu d'un choix délibéré et condamnable,
comme dans le cas de l'édition de la Pléiade, établie par M. Rubel. C'est évidemment un
grave inconvénient pour un travail comme le nôtre qui traite largement des concepts
hégéliens dans l'œuvre de Marx et qui fait aussi recours à l'analyse philologique des

17
citations. Ce problème commence avec Marx lui-même, qui, comme on le sait, avait révisé
la traduction du premier volume du Capital, due à Joseph Roy, en récrivant, ou même en
supprimant, dans le premier chapitre tous les passages trop "hégéliens" (en outre, cette
traduction a été revue par chacun des éditeurs français successifs à sa fantaisie). Ce qui
fait que la version donnée par Marx lui-même n'est pas la plus utile. D'ailleurs, il n'était
pas pleinement satisfait de cette version et il s'est plaint d'avoir dû "aplatir" beaucoup de
passages pour les rendre acceptables au lecteur français de l'époque, surtout dans le
premier chapitre - cf. ses lettres au traducteur russe N. F. Danielson du 28. 5. 1872, du 15.
11. 1878 et du 28. 11. 1878, et aussi la lettre d'Engels à Marx du 29. 11. 1873. Par exemple,
la phrase "Il ne reste donc plus que le caractère commun de ces travaux; ils sont tous
ramenés au même travail humain, à une dépense de force humaine de travail sans égard à
la forme particulière sous laquelle cette force a été dépensée" (MEGA II, 7, p. 22) est plus
courte en allemand, mais se termine sur les mots "au travail humain abstrait" supprimés
en français. Le volume de la MEGA II, 7, 2 (Apparat) contient une liste de toutes les
discordances de la traduction Roy-Marx à l'égard de l'édition allemande, qui, comme nous
l'avons déjà dit, étaient toutes voulues par Marx lui-même, qui jugeait la traduction de
Roy "trop littérale". Mais la révision était pour Marx aussi une occasion d'améliorer le
contenu. Les éditeurs de la MEGA écrivent dans leur introduction : "Un exemple d'un
changement destiné à la version française qui naît d'une attitude critique envers
l'exposition dans l'original allemand est l'introduction moins immédiate du concept de «
travail abstrait ». En français elle a lieu plus tard, et le lecteur est préparé à ce terme à
travers le « travail humain en général » et le « travail à caractère abstrait », avant d'arriver
au « travail abstrait » ; alors Marx utilise parfois ce terme même dans des passages où il ne
se trouve pas en allemand" (MEGA II, 7, 2 - Apparat, p. 721). Nous avons donc préféré
utiliser la nouvelle traduction du premier volume du Capital établie par J.-P. Lefebvre, qui
reproduit assez fidèlement la quatrième édition allemande du Capital (qui est presque
identique à la deuxième édition de 1873) : paradoxalement, cette traduction semble plus
proche de l'esprit du Capital que la traduction qu'avait rédigée Marx lui-même. Toutefois,
nous l'avons toujours confrontée avec la version de Marx-Roy, en citant parfois celle-ci en

note là où elle apporte une nuance théorique10.

10Nous n'avons pas tenu compte des vieilles traductions dues à J. Molitor, qui "ont une mauvaise réputation,

18
Pour les Grundrisse, nous avons préféré la traduction publiée en 1980 sous la
responsabilité du même J.-P. Lefebvre (d'ailleurs aussi traducteur de Hegel) à la première
traduction française, beaucoup plus diffusée, publiée en 1968 par R. Dangeville. Pour le
dire avec J.-M. Brohm et C. Colliot-Thélène: cette traduction "nous a paru en effet
extrêmement contestable, sacrifiant systématiquement la fidélité à l'original à l'élégance
du français. [...] Or, un des principaux défauts de la traduction de R. Dangeville, lorsqu'il
rencontrait sous la plume de Marx la terminologie hégélienne, est de ne l'avoir pas
reproduite selon le lexique généralement utilisé par les éditions de Hegel en langue
française" (Rosdolsky 1976, p. 13, "Introduction"), et ils en donnent plusieurs exemples. La
même insouciance se trouve aussi dans d'autres traductions : par exemple, "Begriff" est
souvent traduit par "notion" (surtout dans l'édition Pléiade). Mais il n'est pas nécessaire
d'être spécialiste en philosophie hégélienne pour savoir que le "concept" de Hegel est
quelque chose de bien plus précis qu'une simple "notion". Au troisième chapitre de notre
travail, il y a tout un développement sur la nature "conceptuelle" du capital qui n'aurait
plus de sens si l'on traduisait par "notion" tous les Begriff et begrifflich dans les passages de
Marx que nous citons. Ou, autre exemple tiré de la traduction du troisième volume du
Capital publiée par les Éditions sociales : dans la phrase "Les formes irrationnelles par
quoi se traduisent et en quoi se résument en pratique certains rapports économiques
n'affectent en rien les agissements de ceux qui, en fait, en sont les agents comme ils sont
habitués à se mouvoir au milieu d'elles, leur esprit ne se choque pas le moins du monde
de ces formulations. [...] Ce que dit Hegel de certaines formules mathématiques est
valable ici : ce que le bon sens trouve irrationnel est rationnel et ce qu'il trouve rationnel
est l'irrationalité même" (Capital III, p. 815), le mot "esprit" ne fait pas soupçonner que le
terme employé par Marx est Verstand ("intellect"). Évidemment, Marx utilise ce mot dans
la signification que lui donne Hegel, cité deux lignes plus bas : l'intellect qui, au contraire
de la raison, ne comprend pas le mouvement de l'esprit et se borne à une compréhension
de la donnée empirique particulière. Traduire Verstand par "esprit" fait perdre tout le sens
véritable, et péjoratif, de la phrase marxienne. - Nous avons alors modifié les traductions
existantes dans tous les cas où c'était nécessaire pour notre discours, mais sans vouloir
prétendre que nos traductions soient dans l'ensemble la meilleure façon de rendre Marx

hélas! trop souvent méritée", comme le dit S. Bricianer dans l'introduction à sa traduction de Karl Marx de Karl
Korsch (Korsch 1938, p. 15).
19
en français. Nous avons indiqué ces modifications seulement là où elles sont d'une portée
majeure. Mais nous avons renoncé à harmoniser les traductions françaises entre elles ; par
exemple, lorsque le même terme Verkehrung est rendu dans certaines traductions par
"inversion" et dans d'autres par "renversement".

20
PREMIER CHAPITRE

MARX ET LE FÉTICHISME

Le fétichisme comme inversion

Quelle est la signification du concept marxien de "fétichisme de la marchandise" ? Il


s'agit assurément d'une des parties de l'œuvre théorique de Marx sur lesquelles les
interprétations divergent le plus. Elles vont de son explication comme simple ornement
littéraire jusqu'à l'opinion selon laquelle le concept de fétichisme constitue le centre de
toute la critique marxienne de l'économie politique. Cependant, à première vue les textes
de Marx n'offrent pas beaucoup des raisons pour affirmer que ce concept est chez lui si
central. Marx lui a consacré, sous le titre "Le caractère de fétiche de la marchandise et son
secret", le quatrième et dernier sous-chapitre du premier chapitre ("La marchandise") de la
deuxième édition du Capital (1873). Dans la première édition (1867) aussi, son contenu
constitue, dans une forme quelque peu différente, la conclusion du premier chapitre, mais
sans ce titre, parce que dans la première édition le premier chapitre n'était pas encore
divisé en sous-chapitres. En revanche, la première édition contenait un "supplément", où
Marx indiquait la "quatrième particularité de la forme équivalent" : "Le fétichisme de la
forme valeur frappe davantage dans la forme équivalent que dans la forme valeur
relative" (Supplément, p. 139). Le paragraphe qui suit ce titre est repris en grande partie
dans la deuxième édition. À part cela, dans le reste du Capital et dans les travaux
préparatoires, c'est-à-dire dans les Grundrisse (les manuscrits de 1857-1858), dans la
Contribution à la critique de l'économie politique et dans les Théories sur la plus-value, Marx

n'utilise que rarement, et plutôt en passant, les expressions "fétiche" ou "fétichisme" 11. Il

11Les seules occurrences dans la Contribution sont les suivantes : "On voit combien même un MacCulloch s'élève

au-dessus du fétichisme de « penseurs » allemands qui voient dans la « matière » et dans une demi-douzaine
d'autres choses, qui n'ont rien à voir avec la valeur, des éléments de cette dernière" (13/22, Contr., p. 14) et :
"Mais, comme la production bourgeoise doit nécessairement faire de la richesse un fétiche et la cristalliser sous
la forme d'un objet particulier, l'or et l'argent en sont l'incarnation adéquate" (13/130-1, Contr., p. 117). I.
Roubin remarque que Marx cite des prédécesseurs de la théorie de la valeur, mais non de la théorie du
21
semblerait donc que Marx lui-même n'ait pas donné beaucoup d'importance à ce concept,
et qu'on puisse alors, à l'instar de nombreux interprètes, le considérer comme un simple
résultat du fait que Marx, comme le dit lui-même, dans le chapitre sur la théorie de la
valeur a eu "la coquetterie de reprendre ici et là sa manière spécifique [de Hegel] de
s'exprimer" (23/27, Cap. I, p. 17, "Postface de la deuxième édition allemande"). Mais déjà,
à la première occurrence du mot "fétichisme" dans ses œuvres de la maturité, c'est-à-dire
la seule fois que l'on le rencontre dans les Grundrisse, on lit : "Le matérialisme grossier des
économistes qui considèrent les rapports sociaux de production qu'entretiennent les
hommes et les déterminations que reçoivent les choses, en tant qu'elles sont subsumées
sous ces rapports, comme des propriétés naturelles des choses, est en même temps un
idéalisme tout aussi grossier, un fétichisme qui attribue aux choses des relations sociales
comme autant de déterminations qui leur seraient immanentes, et du coup, les mystifie"
(42/588, Grund. II, 179). Déjà ici, Marx décrit donc le fétichisme essentiellement comme
une inversion. Et si on le considère comme tel, il traverse en effet toute l'œuvre de Marx, et
non seulement sa critique de l'économie politique dans l'œuvre tardive.
Cela semble être en contradiction avec le fait que Marx accorde si peu d'espace au
fétichisme. Mais il pourrait se faire que cette négligence apparente, loin de démontrer le
rôle marginal tenu par le concept de fétichisme, prouve au contraire que toute la critique
marxienne de l'économie est une critique du caractère fétichiste du mode de production
capitaliste ; de façon qu'une théorie explicite du fétichisme n'est pas nécessaire. On peut
rappeler à ce propos qu'on ne trouve nulle part chez Hegel un traitement exprès de la
dialectique. Pour la théorie marxienne du fétichisme vaut probablement la même chose
que pour la théorie marxienne de la valeur, dont Marx pensait qu'elle constitue la base de
toute sa théorie et qu'elle est contenue dans chaque partie de celle-ci, au point qu'on
pouvait, à la rigueur, se passer d'en donner une exposition explicite. Le 11. 7. 1868 il écrivit
à son ami Ludwig Kugelmann à propos de l'auteur d'un compte-rendu du premier
volume du Capital qui dans la revue Centralblatt avait reproché à Marx de ne pas
"démontrer" sa théorie de la valeur : "Le malheureux ne voit pas que même si, dans mon
livre, il n'y avait pas le moindre chapitre sur la « valeur », l'analyse des rapports réels que
je donne contiendrait la preuve et la démonstration du rapport de valeur réel. Son

fétichisme, sauf une référence générique à Hodgskin dans les Théories sur la plus-value (Théories III, p. 322)
(ETV, p. 84).
22
bavardage sur la nécessité de démontrer la notion de valeur ne repose que sur une
ignorance totale, non seulement de la question débattue, mais aussi de la méthode

scientifique" (32/552, Corr. IX, p. 263) 12.

Si nous voulons commencer par une définition minimale du concept de fétichisme


de la marchandise, on pourrait donner la suivante : les rapports sociaux entre personnes y
apparaissent comme des rapports de choses, et les rapports des choses comme des
rapports sociaux entre des personnes. Comme Marx le dit dans la Contribution : "Le
travail créateur de valeur d'échange se caractérise enfin par le fait que les relations
sociales entre les personnes se présentent pour ainsi dire comme inversées, comme un
rapport social entre les choses" (13/21, Contr., p. 13). Mais le terme "inversion" peut
signifier deux choses différentes : une fausse représentation des vraies conditions, ou des

fausses conditions en tant que telles13. Il est très important de comprendre que Marx se
réfère aux deux types d'inversion. Dans un passage des Théories sur la plus-value il met
explicitement en relief le lien qui existe entre ces deux genres d'inversion (ou de
renversement, comme le dit cette traduction) : "La forme du revenu et les sources de celui-
ci expriment les rapports de la production capitaliste sous la forme la plus fétichisée. C'est
leur existence, telle qu'elle apparaît à la surface, séparée de toutes leurs connexions
cachées et des chaînons intermédiaires qui en constituent les médiations. C'est ainsi qu'on
fait de la terre la source de la rente foncière, du capital la source du profit et du travail, la
source du salaire. La forme faussée sous laquelle s'exprime ce renversement réel est
reproduite naturellement dans les représentations des agents de ce mode de production.
C'est là un mode de fiction dépourvu d'imagination, une religion du vulgaire" (26.3/445,
Théories III, p. 536). Avec la phrase "La forme faussée sous laquelle s'exprime ce
renversement réel", Marx distingue entre le fétichisme en tant que fausse représentation et
le fétichisme en tant qu'inversion réelle, réalité inversée. En effet, comme nous espérons
parvenir à le prouver, sa critique de l'économie politique n'est pas seulement une critique
des représentations inversées des agents de la production et des économistes bourgeois
(donc une critique de l'"économie" dans le sens de la "théorie économique"), mais aussi

12K. Korsch remarque que Marx ajoutait les observations sur la marchandise au dernier moment, même dans la

Contribution (Korsch 1938, p. 142).


23
bien de l'économie dans le sens d'une forme fausse, inversée, du métabolisme avec la
nature. La description, donnée dans le Capital, du passage des formes élémentaires de la
production capitaliste (marchandise, valeur, argent) à la surface apparente (intérêt, rente
foncière, commerce mondial, crises, revenus, etc.) est une description des "étapes de
l'inversion". Mais ces étapes ne sont pas seulement, comme chez Hegel, des étapes de
l'inversion de la conscience.
Pour Marx, cette inversion est déjà contenue dans la marchandise simple et
particulière. La marchandise en tant que telle constitue une catégorie fétichiste : "Dans le
procès capitaliste chaque élément, fût-ce le plus simple, comme par ex. la marchandise, est
déjà une inversion qui fait apparaître déjà des rapports entre personnes comme propriété
des choses et comme des rapports des personnes aux propriétés sociales de ces choses"
(26.3/498, Théories III, p. 597). Le fétichisme, donc le fait que "leur propres rapports de
production" prennent une "figure de chose matérielle, échappant à leur contrôle,
indépendante de leur activité individuelle consciente" se manifeste "d'abord dans le fait
que les produits de leur travail prennent universellement la forme marchandise" (23/108,
Cap. I, p. 106). Autrement dit, selon Marx un kilo de pommes de terre acheté au marché
représente, en tant que marchandise, un fétiche au même titre que la statue de bois est un
fétiche pour le "sauvage". L'analyse de la forme marchandise constitue en même temps le
fondement de toute la critique de la société capitaliste que fait Marx : "Pour la société
bourgeoise actuelle, la forme marchandise du produit du travail, ou la forme valeur de la
marchandise, est la forme cellulaire économique " écrit Marx dans la préface au Capital, en
prévoyant avec beaucoup de justesse : "L'homme non cultivé aura l'impression que
l'analyse de cette forme se débat sans fin dans une succession de subtilités" (23/12, Cap. I,
p. 4, "Préface de la première édition allemande"). C'est de ces "subtilités", les
caractéristiques de la marchandise, que Marx déduit pas à pas les autres traits structurels
du mode de production capitaliste ; ceux-ci retournent à chaque étape supérieure. On peut
comprendre la surface de la société capitaliste, son niveau d'apparence, seulement à
travers l'analyse de la structure de sa "forme cellulaire", c'est-à-dire la marchandise,
comme l'écrit Marx dans une lettre à Engels du 22. 6. 1867, après avoir terminé le premier
volume du Capital : "Messieurs les économistes n'ont pas vu jusqu'ici cette chose toute
simple, à savoir que l'équation: 20 aunes de toile = un habit, n'est que la base non

13Il faut se rappeler que verkehrt signifie en allemand aussi bien "inversé" qu'"erroné".
24
développée de 20 aunes de toile = deux livres sterling, que, par conséquent, la forme la plus
simple de la marchandise, dans laquelle sa valeur n'est pas encore exprimée en tant que
rapport avec toutes les autres marchandises, mais seulement comme forme différenciée de sa
propre forme naturelle, contient tout le secret de la forme argent et, par là, in nuce [en germe]
celui de toutes les formes bourgeoises du produit de travail " (31/306, Corr. VIII, p. 390). Déjà à
l'occasion d'un compte-rendu de la Contribution qu'Engels projetait d'écrire, Marx lui
écrivit le 22. 7. 1859 : "Au cas où tu écrirais quelque chose, il ne faudrait pas oublier: 1. que
le proudhonisme est anéanti à la racine ; 2. que le caractère spécifiquement social, nullement
absolu de la production bourgeoise y est analysé dès sa forme la plus simple : celle de la
marchandise" (29/463, Corr. V, p. 364). Dans la Contribution elle-même on lit "que
l'opposition de la marchandise et de la monnaie est la forme abstraite et générale de toutes
les oppositions qu'implique le travail bourgeois" (13/77, Contr., p. 66), et dans la première
édition du Capital : "Mais, dès que l'on considère le rapport de valeur des deux
marchandises sous son aspect qualitatif, on découvre dans cette expression de valeur
simple le secret de la forme valeur et, par conséquent, in nuce, le secret de l'argent" (Pr.
édition, p. 61). Dans un manuscrit datant de 1863 environ, qui devait servir de transition
entre le premier et le deuxième volume du Capital, publié en 1933 sous le titre Résultats du
procès de production immédiat, Marx voit la base "sur laquelle s'appuie le fétichisme en
économie politique" déjà dans le fait qu'il s'agit d'"un rapport de production spécifique au
sein duquel le produit apparaît en soi et pour soi somme une marchandise à ceux-là mêmes
qui y sont engagés" (Résultats, p. 129). Dans le troisième volume du Capital enfin il résume
ainsi sa pensée : "Pour les catégories les plus simples du mode capitaliste de production et
même pour la production marchande, pour la marchandise et l'argent, nous avons déjà
démontré la mystification qui transforme les rapports sociaux, auxquels, dans la
production, les éléments matériels de la richesse servent de substrats, en propriétés de ces
choses elles-mêmes (marchandise) et qui, c'est encore plus manifeste, transforme en chose
le rapport de production lui-même (argent)" (Cap. III, p. 861-862). Et dans le troisième

volume il précise14 : "Toute la détermination de la valeur et le fait que l'ensemble de la


production est régie par la valeur résultent des deux caractères précisés ci-dessus du

14Nous signalons qu'en 1995 sont parus dans la MEGA (les Œuvres complètes de Marx et Engels, dont la

publication continue maintenant à Amsterdam) pour la première fois dans leur forme originale les manuscrits
de Marx avec lesquels Engels avait composé le troisième volume du Capital.
25
produit en tant que marchandise ou de la marchandise en tant que produit capitaliste [...]
De plus, la marchandise, et a fortiori la marchandise en tant que produit du capital, inclut
déjà la réification des déterminations sociales de la production et la subjectivisation de ses
fondements matériels, caractéristiques du mode capitaliste de production" (Cap. III, p.
915). En résumé : si Marx commence son exposé par la marchandise, ce n'est pas parce que
celle-ci représenterait un présupposé neutre et incontestable, mais au contraire parce que
l'analyse de sa structure constitue la base de toute la critique marxienne du mode de
production capitaliste. Pour comprendre ce que Marx entend par fétichisme, il est
indispensable de regarder de plus près, sans préjugés et sans tenir compte de toutes les

idées reçues à son propos15, son analyse de la marchandise, cette "forme élémentaire" de
la "richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste" (23/49,
Cap. I, p. 39).

La genèse de la théorie de la valeur de Marx

Ici nous rappellerons très brièvement la formation de la théorie de la valeur et de la

marchandise chez Marx16. Après la défaite de la révolution de 1848/49 et son transfert à


Londres en 1849, Marx reprit ses études d'économie politique, entamées déjà en 1844. Il
projetait alors un écrit qu'il croyait pouvoir achever "dans cinq semaines" (Marx à Engels,
2. 4. 1851, Corr. II, p. 182). Mais ce n'était qu'à l'été 1857, à la suite d'une grande crise

15Cependant, la théorie marxienne de la valeur a été l'objet de très peu d'études philologiques, voire même de

simple attention au texte. En elle se trouvent nombre de phrases qu'en dépit de leur caractère éclatant, personne
n'a citées jusqu'aux années soixante, et d'autant moins reconnues comme dignes d'une discussion approfondie.
Il est également significatif que les Grundrisse, publiés pour la première fois dans la langue originale à Moscou
en 1939, n'ont reçu guère d'attention jusque vers 1965 et ont été traduits tardivement en d'autres langues (France
1968, Italie 1969, États-Unis 1973). De même, personne n'avait pris en considération la première édition
allemande du Capital, que d'ailleurs il était presque impossible de consulter : très peu d'exemplaires avaient
survécu et on ne l'avait jamais réimprimée (Schrader 1980b, p. I). Le fait de lire la théorie de la valeur
exclusivement sur la base de la deuxième édition du Capital comportait en soi une sous-estimation de ses racines
hégéliennes et de ses aspects problématiques.
16Pour des précisions on lira Rosdolsky (1968), Mandel (1968), Backhaus (1997), Schrader (1980), Vygodski

(1965, 1970) et Tuchscheerer (1968).


26
économique et en attendant donc une révolution imminente, que Marx commença la
rédaction du grand manuscrit connu sous le nom de Grundrisse. Après un début
comportant des développements sur la production "en général" (la fameuse
"introduction"), suit un nouveau départ avec l'analyse de l'argent qui contient le premier
noyau de la théorie de la valeur. La dernière page du manuscrit contient encore un
nouveau début, intitulé : "1. Valeur". Avant de terminer les Grundrisse, dans une lettre à
Engels du 2. 4. 1858 Marx donna un résumé (qu'il appelle Short outline) de certains de ses
résultats, surtout à propos de la valeur. Fin 1858, après avoir trouvé un éditeur, Marx
entreprit de rédiger une première version de la Contribution à la critique de l'économie
politique (appelée par les éditeurs Urtext, "Fragment de la version primitive"). Elle semble
avoir commencé par la valeur ; mais il nous reste seulement une partie du deuxième
chapitre sur l'argent et le début du troisième chapitre sur le capital. En 1859 fut publiée à
Berlin la Contribution à la critique de l'économie politique avec deux chapitres sur la
marchandise et l'argent. Initialement, Marx avait l'intention de publier une série de
cahiers. Dans la première moitié des années soixante il écrivit la rédaction primitive des
trois volumes du Capital, les Théories sur la plus-value et d'autres manuscrits qui y avaient
trait. En 1867 il remit à l'impression le premier volume du Capital, dont le premier
chapitre contenait un résumé remanié de la Contribution. Comme ses amis Kugelmann et
Engels craignaient que la théorie de la valeur ne fût difficile à comprendre, Marx avait
ajouté au dernier moment un "supplément" contenant une version "popularisée" de
l'analyse de la forme valeur. Pour la deuxième édition du Capital (1873) Marx remania
encore une fois avec soin le premier chapitre et en fit la première section, divisée en trois
chapitres. Il existe donc cinq versions de la théorie de la valeur, auxquelles s'ajouta encore
la traduction française du Capital (1872-1875), revue par Marx lui-même sur la base de la
deuxième édition allemande. C'est surtout au premier chapitre qu'elle contient des
particularités ; et selon Marx elle "possède une valeur scientifique indépendante de
l'original" (23/32, Cap. I, p. 20 "Avis au lecteur").
On peut donc dire que la théorie de la valeur est la partie de sa théorie dont
l'élaboration a coûté le plus d'efforts à Marx. Ses textes présentent à cet égard des
obscurités et des contradictions que même la meilleure interprétation philologique ne

27
peut pas résoudre complètement17. C'est seulement peu à peu que Marx est devenu
conscient de certains des aspects les plus importants de ces découvertes, par exemple de la
différence fondamentale entre le travail abstrait et le travail moyen, entre le travail tout
court et le travail abstrait comme substance de la valeur, et surtout entre la valeur et la
valeur d'échange. La littérature marxiste elle aussi a généralement négligé ces différences.
Dans la Contribution Marx ne distingue pas encore de façon rigoureuse entre la valeur et la

valeur d'échange18. Dans Salaire, prix et plus-value, conférences populaires tenues en 1865,
Marx dit : "Quand je parle de valeur, c'est toujours valeur d'échange que je veux dire"
(16/120, Salaire, p. 498). Comme toujours, lorsqu'il voulait "populariser" une matière, il
favorisait plutôt de graves méprises. Dans la Contribution, Marx avait écrit : "En tant que
valeurs d'échange, toutes les marchandises ne sont que des mesures déterminées de temps
de travail coagulé" (13/18 - Contr., p. 10); dans le Capital, il cite cette phrase, mais sans
indiquer le changement intervenu, comme : "En tant que valeurs, toutes les marchandises
ne sont que des mesures déterminées de temps de travail coagulé" (23/54, Cap. I, p. 45).
Dans la première édition on lit: "Une chose peut être valeur d'usage sans être valeur
d'échange " (Pr. édition, p. 31), dans la deuxième édition: "Une chose peut être une valeur
d'usage, sans être une valeur" (23/55, Cap. I, p. 46). Tandis que la deuxième phrase de la
Contribution sonne : "Mais chaque marchandise se présente sous le double aspect de valeur
d'usage et de valeur d'échange" (13/15 Contr., p. 7), le premier sous-chapitre du Capital
porte comme titre : "Les deux facteurs de la marchandise : valeur d'usage et valeur"
(23/49, Cap. I, p. 39). Dans la première édition il y a une note en bas de page qui dit :
"Quand à l'avenir nous emploierons le mot « valeur » sans autre détermination, il s'agira
toujours de la valeur d'échange " (Pr. édition, p. 27), tandis que dans la deuxième édition
Marx dit : "L'expression « valeur », comme cela s'est déjà produit à l'occasion
antérieurement, est employée ici dans le sens de « valeur quantitativement déterminée »,
et donc grandeur de valeur" (23/68, Cap. I, p. 61, note 19). Dans les Théories sur la plus-
value (1861-1863), écrites après la rédaction de la Contribution et avant celle du Capital, il

17Backhaus écrivit en 1969 qu'il faut reconstruire l'ensemble de la théorie de la valeur à partir des différents

fragments (Backhaus 1969, p. 7) ; Reichelt fit observer que Marx réussit à saisir la "chose en soi" de la
marchandise seulement avec un langage métaphorique : on "peut la penser, mais non plus la représenter"
(Reichelt 1970, p. 154).
18Roubin (ETV, p. 150) a été un des premiers à le remarquer.

28
découvre que la distinction manquée entre la valeur et la valeur d'échange est justement
une des erreurs de Ricardo : "Ce qu'on peut reprocher à Ric[ardo] à ce propos c'est
seulement de ne pas séparer rigoureusement les différents moments dans l'analyse du
concept de valeur ; la valeur d'échange de la marchandise, telle qu'elle se représente,
apparaît dans le procès d'échange des marchandises, dans la différence qu'il y a entre
l'existence de la marchandise en tant que valeur et son existence en tant que chose, produit,
valeur d'usage" (26.3/122, Théories III, p. 147). Dans les observations sur le Manuel de
l'économie politique de l'économiste allemand Adolph Wagner, écrites autour de 1880,
Marx se livre aussi à d'ultimes réflexions sur sa propre théorie. Il y souligne implicitement
l'insuffisance de sa propre distinction précédente : "Je ne divise donc pas la valeur en
valeur d'usage et en valeur d'échange en tant qu'antithèses en lesquelles l'abstraction «
valeur » se scinderait ; c'est la forme sociale concrète du produit du travail, la marchandise,
qui est, d'une part, valeur d'usage, et, d'autre part, « valeur », non valeur d'échange, car la
simple forme phénoménale ne peut être son propre contenu " (19/369 - Wagner, pp. 1543-
1544). Il semble alors donner une réponse négative à la question qu'il avait posée 23 ans
avant dans les Grundrisse : "Ne faut-il pas concevoir la valeur comme l'unité de la valeur
d'unité et de la valeur d'échange ? En soi, la valeur en tant que telle est l'universel, face à la
valeur d'usage et à la valeur d'échange qui en seraient les formes particulières ?" (42/193,
Grund. I, p. 207).
Au début, Marx partait dans son analyse (42/767, Grundr. II, p. 375, Short outline,
"Index des 7 Cahiers", in Grundr. II, p. 379) non de la marchandise, mais de la valeur.
Mais à partir de la Contribution il remplace la valeur comme point de départ par la
marchandise. La raison n'en était pas seulement l'exigence de "populariser", car plus tard
il a polémiqué formellement contre la manière de commencer par la valeur. Dans les
Remarques sur Wagner il écrit : "Selon M. Wagner, c'est du concept de valeur, et non comme
je le fais, d'un objet concret, la marchandise, qu'il faut déduire d'abord la valeur d'usage et
la valeur d'échange" (19/361-362 Wagner, p. 1537). Dans une annotation en marge d'un
livre de l'économiste russe Kaufmann, lu en 1877, Marx dit : "L'erreur est en général de
partir de la valeur comme d'une catégorie suprême, et non du concret, de la marchandise
[...] Yes, but not the single man, and not as an abstract being [...] L'erreur est de partir de

29
l'homme en tant qu'il pense, en non en tant qu'il agit"19. Mais ce serait une erreur que de
voir dans ces observations un tournant théorique fondamental. Elles correspondent plutôt
au besoin de polémiquer contre la méthode académique - représentée justement par
Wagner - de partir d'une simple analyse du concept, "la méthode des professeurs
allemands qui se réduit à rattacher des concepts les uns aux autres" (19/371 - Wagner, p.
1546, tr. mod.). En vérité, chez Marx lui-même on ne décèle pas une grande différence
entre le commencement par la valeur, telle qu'il la conçoit, et le commencement par la
marchandise "concrète".

Tout cela peut parfois créer l'impression que Marx ait traité sans gêne des questions

qui plus tard ont suscité des discussions acharnées20. Pendant son élaboration de la
critique de l'économie politique, menée durant plus de quinze ans, Marx s'est efforcé de

"populariser"21 de plus en plus sa méthode (23/11, Cap. I, p. 3, "Préface de la première

édition", tr. mod.), et même de la "cacher" 22. Il l'a fait surtout en abandonnant
graduellement la terminologie hégélienne et en mélangeant toujours davantage la pure
théorie de la valeur avec des matériaux empiriques et historiques. Aussi semble-t-il à
certains interprètes qu'on puisse parler d'une réduction progressive de la richesse de

l'inspiration dialectique originaire de Marx, qui se serait exprimée dans les Grundrisse 23.

19Reproduite en Karl Marx Album 1953, citée chez Rosdolsky (1976, p. 163).
20De toute façon, il n'est pas étonnant que les interprètes de la théorie de la valeur se reprochent toujours l'un à

l'autre de ne l'avoir pas comprise correctement, comme le remarque Backhaus (1974, p. 71).
21"Mon travail (le manuscrit pour l'impression) avance bien par certains côtés. Il me semble que les choses

prennent, dans la rédaction définitive, une forme populaire supportable, abstraction faite de quelques inévitables
A-M et M-A [...] En tout cas, ce sera 100 % plus compréhensible que le n° 1.", c'est-à-dire la Contribution (Marx à
Engels 15. 8. 1863, 30/368, Corr. VII, p. 178). Mais Marx savait aussi que "les essais scientifiques destinés à
révolutionner une science ne peuvent jamais être vraiment populaires" (Marx à Kugelmann 28. 12. 1862, 30/640,
Corr. VII, pp. 110-111).
22"Mon livre avance, mais lentement. [...] Mais il sera, en revanche, beaucoup plus accessible et la méthode bien

plus cachée que dans la 1re partie", c'est-à-dire la Contribution (Marx à Engels 9. 12. 1861, 30/207, Corr. VI, p.
378, tr. mod.).
23Comme le font Backhaus, G. Göhler (Die Reduktion der Dialektik durch Marx. Strukturveränderungen der

dialektischen Entwicklung in der Kritik der politischen Ökonomie, Stuttgart 1980, cité en Behrens/Hafner 1993, p.
215), Reichelt. Cette valorisation de tous les stades de l'élaboration de la critique de l'économie politique s'est
30
De toute façon, on peut constater que la théorie marxienne de la valeur et de la
marchandise n'a probablement jamais atteint une forme définitive ; et c'est déjà une bonne
raison pour en considérer les formulations différentes. Il est indéniable que c'est surtout
ici que deviennent visibles des contradictions et des fractures dans la pensée de Marx, des

inconséquences et un mélange d'approches divergentes24. Les efforts en vue de


"populariser" le sujet, d'un côté, et la difficulté de s'orienter dans un champ si
parfaitement inexploré, de l'autre, ont amené Marx, à plusieurs reprises, à faire des
affirmations particulières qui, prises hors du contexte, peuvent sembler en contradiction
avec les fondements de la théorie de la valeur et de la méthode relative. C'est surtout la
déduction, rigoureusement logique et dialectique, des catégories en tant que simples
sphères logiques de la société capitaliste développée qui rentrait souvent - et même de
plus en plus, au fil des années - en conflit avec un mode de considération empirique et
historique. Évidemment, ces obscurités ne sont pas dues à une incapacité de l'auteur, mais
au fait qu'ici Marx, plus qu'avec toute autre partie de sa théorie, est entré dans un champ
théorique complètement nouveau, qui correspondait à l'émergence d'une réalité sociale
entièrement nouvelle. Les instruments traditionnels de la science et de la philosophie se
révélaient tout à fait insuffisants pour comprendre cette nouvelle réalité; seul l'héritage de
la philosophie hégélienne offrait quelques éléments à ce propos. Marx en était
parfaitement conscient lorsqu'il écrivit dans la préface à la première édition du Capital :
"C'est donc la compréhension du premier chapitre, notamment dans la section qui contient
l'analyse de la marchandise, qui causera le plus de difficulté [...] Ainsi donc, exception
faite de la section sur la forme-valeur, on ne pourra pas accuser ce livre d'être difficile et
peu compréhensible" (23/11-12, Cap. I, pp. 3-4). Marx savait que ses découvertes dans ce
terrain étaient presque incompréhensibles, dans la forme et dans le contenu, même pour

répandue surtout en Allemagne après 1968. Elle s'opposait à la lecture "orthodoxe" qui voit dans la deuxième
édition du Capital la forme définitive, à l'égard de laquelle toutes les autres formulations ne sont que des étapes
préparatoires et imparfaites.
24Pour ne mentionner qu'une des analyses les plus récentes qui vont dans cette direction : Heinrich (1991)

cherche à démontrer que Marx dans son œuvre tardive n'a pas seulement voulu établir une nouvelle théorie
distincte de l'économie politique classique, mais qu'il a élaboré un champ entièrement nouveau de la théorie, qui
part des relations et non des individus présupposés. Mais, selon Heinrich, Marx est souvent retombé au point
de vue des classiques qu'il venait de dépasser, surtout lorsqu'il affirme une conception "substantialiste" de la
valeur en assumant l'existence d'une "marchandise argent". Nous y reviendrons.
31
des lecteurs bien intentionnés et avisés. Il dit dans une lettre à Kugelmann du 13. 10. 1866
: "J'ai jugé nécessaire de recommencer ab ovo [depuis le début] dans le premier livre [Le
Capital , c'est-à-dire de résumer en un seul chapitre sur la marchandise et l'argent, mon
premier ouvrage chez Duncker [la Contribution ]. J'ai estimé que c'était nécessaire, non
seulement pour être plus complet, mais parce que même de bonnes têtes ne comprenaient
pas la chose tout à fait exactement; il devait donc y avoir quelque chose de défectueux
dans mon premier exposé, particulièrement dans l'analyse de la marchandise" (31/534,

Corr. VIII, p. 327)25. Il est très significatif que dans la partie la plus novatrice de sa
théorie, les premières quatre pages du sous-chapitre sur le fétichisme de la marchandise,
Marx se voit forcé d'utiliser les expressions suivantes: "secret", "subtilités métaphysiques",
"arguties théologiques", "mystérieux", "caprices", "forme bizarre", "caractère mystique",
"caractère énigmatique", "quiproquo", "forme fantastique", "région nuageuse", "énigme",
"hiéroglyphes", "mysticisme". Cependant, Marx n'était pas seulement conscient des
difficultés de compréhension que pose sa théorie de la valeur, mais aussi bien de sa
nouveauté révolutionnaire. C'est justement avec cette partie de sa théorie que Marx
prétendit avoir fait une des grandes découvertes de l'histoire de l'humanité et avoir résolu
une énigme millénaire : "La forme-valeur, qui a pour figure achevée la forme-monnaie, est
à la fois très simple et dépourvue de contenu. Pourtant, il y a plus de 2000 ans que l'esprit
humain s'évertue à percer son secret" (23/11-12, Cap. I, p. 4, "Préface de la première
édition").

La marchandise comme "cellule germinale"

Une analyse du fétichisme doit donc partir de la catégorie de la marchandise, aussi


difficile que fondamentale : "Ce caractère fétiche du monde des marchandises, notre

25Avec ces "bonnes têtes" Marx se référait peut-être même à Engels, qui après avoir reçu de Marx la première

ébauche de la théorie de la valeur et de l'argent (la lettre déjà mentionnée du 2. 4. 1858) lui répondit : "Je suis
souvent obligé de me donner beaucoup de peine pour chercher les transitions dialectiques parce que je me suis
tout à fait déshabitué de all abstract reasoning [tout raisonnement abstrait]" (Engels à Marx 9. 4. 1858, MEW
29/319, Corr. V, p. 176, tr. mod.).
32
précédente analyse vient de nous le montrer, provient du caractère social propre du
travail qui produit des marchandises" (23/87, Cap. I, p. 83). Cette "analyse précédente" est
précisément l'analyse de la marchandise et de la forme de la valeur. De ce que nous
venons d'exposer il en résulte déjà que le traitement marxien de la marchandise, de la
valeur et de l'argent n'est rien moins qu'une définition préliminaire, une description
méticuleuse des éléments de base neutres, tandis que le "vrai" développement de Marx ne
commencerait que par l'introduction de la catégorie de la plus-value. Dans le premier
chapitre du Capital, Marx ne résume pas du tout la théorie de la valeur de Ricardo, c'est-à-

dire la "doctrine de la valeur travail", pour en tirer ensuite des conséquences différentes 26.
Si la théorie de la valeur de Marx n'était que celle de l'économie politique bourgeoise
"classique", on ne comprendrait pas pourquoi il considère précisément sa théorie de la

valeur comme sa contribution la plus révolutionnaire à la science 27.


Dans les premières pages de la Contribution et de la Critique, Marx, à partir de la
distinction entre valeur d'usage et valeur d'échange - distinction déjà connue par Aristote
(13/15 - Contr., p. 7) - ramène les valeurs d'échange différentes, les relations dans
lesquelles les valeurs s'échangent, à quelque chose de commun : leur "valeur". "La valeur
d'échange ne peut être en tout état de cause que le mode d'expression, la « forme
phénoménale » d'un contenu dissociable d'elle" (23/51, Cap. I, p. 41). "Si l'on fait
maintenant abstraction de la valeur d'usage du corps des marchandises, il ne leur reste
plus qu'une seule propriété : celle d'être des produits du travail" (23/52, Cap. I, p. 42) :
leur caractère commun est donc le travail, non un travail déterminé, mais le travail comme
partie aliquote de la totalité de tous les travaux. Cette conclusion était en effet "le résultat
critique des recherches poursuivies pendant plus d'un siècle et demi par l'économie

26C'était le fait des "ricardiens socialistes" dans l'Angleterre des années trente et quarante du XIXe siècle. Au fil

des années, les "marxistes" sont retombés souvent, sans s'en apercevoir, à ce stade de la théorie socialiste. En
général, il ne manquaient jamais les interprétations "éthiques" de la doctrine de la valeur travail, par exemple
chez B. Croce (cité dans ETV, p. 130) ou chez J. Hyppolite: "On voit que nous prétendons découvrir un certain
idéalisme dans la pensée marxiste, et c'est bien comme une affirmation éthique fondamentale que nous apparaîtra
la théorie de la valeur travail " (Hyppolite 1955, p. 153).
27Bien sûr, elle est le résultat d'une réflexion sur la théorie classique, dont Marx a toujours reconnu l'importance

positive et avec laquelle il partage certains présupposes de base, ce qui n'est pas du tout le cas avec la théorie
subjective (marginaliste). On peut alors juger combien sont sensées les tentatives, qu'on a faites parfois, de
reconstruire la théorie marxiste sur la base de la doctrine subjective.
33
politique classique", de Petty et de Boisguillebert, au XVIIe siècle, jusqu'à Ricardo et à

Sismondi au début du XIXe siècle (13/37 - Contr., p. 30)28. Tandis que, pour les
mercantilistes, seul le travail qui produit les métaux précieux était créateur de valeur, et,

pour les physiocrates, seul le travail dans l'agriculture 29, pour Smith et Ricardo tout
travail crée de la valeur. Étant donné que toute valeur peut être reconduite au travail,
pour l'économie classique "le travail", le "travail sans phrase" constitue la substance de la
valeur. Marx, au contraire, souligne que ce n'est pas "le travail", mais le travail dans une
certaine forme déterminée qui constitue la substance de la valeur : le travail abstrait. Dans
les Théories sur la plus-value il parle de "la démonstration insuffisante de Ricardo, parce
qu'il n'analyse pas du tout la valeur selon sa forme - la forme déterminée que prend le
travail en tant que substance de la valeur -, mais seulement les grandeurs de la valeur, les
quantités de ce travail en général, abstrait et, sous cette forme, social" (26.2/169, Théories

II, p. 192)30. Là où le travail devient la substance de la valeur, il est donc, selon Marx, déjà
du travail abstrait. Marx admet que ses devanciers avaient une vague conscience du fait
que le travail qui se représente dans la valeur, et dans la valeur d'échange, ne peut pas
être identique au travail qui crée les valeurs d'usage dans sa variété infinie. Mais ils ne
réussissaient jamais à comprendre mieux ce phénomène. Dans les pages du Capital sur le
fétichisme Marx écrit : "Pour ce qui est de la valeur en général, l'économie politique
classique ne distingue cependant nulle part explicitement et avec une claire conscience
entre le travail tel qu'il s'expose dans la valeur et le même travail tel qu'il s'expose dans la
valeur d'usage de son produit. Naturellement, dans la pratique, elle fait la différence,
puisqu'elle considère le travail tantôt quantitativement, tantôt qualitativement". Il met en
relief que Ricardo "lui-même cependant distingue si peu le double caractère du travail"
qu'il tombe dans des contradictions (23/94-5, Cap. I, pp. 91-92, note 31). Les économistes

28Cf. le Short outline d'avril 1858, où il dit : "La valeur en tant que telle n'a pas d'autre « matière » que le travail

lui-même. Cette définition de la valeur, donnée tout d'abord allusivement par Petty, puis nettement dégagée
chez Ricardo, n'est que la forme la plus abstraite de la richesse bourgeoise" (29/314, Corr. V, p. 172).
29"L'opposition entre travail utile réel et travail créateur de valeur d'échange a occupé l'attention de l'Europe au

cours du XVIIIe siècle sous la forme du problème suivant : quel genre particulier de travail réel est la source de
la richesse bourgeoise?" (13/42, Contr., p. 34 [La traduction Pléiade p. 311 contient un contresens]).
34
parvenaient parfois à saisir le double caractère de la marchandise - en effet, on peut le
constater empiriquement. Mais il leur était impossible de comprendre le double caractère
du travail. Marx le souligne dans une lettre à Engels du 8. 1. 1868, où il énumère les "trois
éléments foncièrement nouveaux" de son ouvrage : "Une chose bien simple a échappé à
tous les économistes sans exception: c'est que, si la marchandise a le double caractère de
valeur d'usage et de valeur d'échange, il faut bien que le travail représenté dans cette
marchandise possède lui aussi ce double caractère, tandis que la simple analyse du travail
sans phrase telle qu'on la rencontre chez Smith, Ricardo, etc., bute forcément partout sur
des problèmes inexplicables. Voilà en fait tout le secret de la conception critique" (32/11-
12, Corr. IX, 141).
Ce que Marx appelle ici "tout le secret", dans le Capital il l'appelle le "pivot" : "J'ai
été le premier à mettre le doigt [dans une note il cite la Contribution (13/22-23, Contr., pp.
14-15)], de manière critique, sur cette nature bifide du travail contenu dans la
marchandise. Comme c'est autour de ce point que tourne la compréhension de l'économie

politique, il convient de l'éclairer un peu plus ici" (23/56, Cap. I, p. 47) 31. Ce "point", c'est
le fait que le travail qui rend les marchandises échangeables doit être le même dans toutes
les marchandises. Il ne peut donc plus posséder des propriétés concrètes, mais il est réduit
à la propriété commune à tous les travaux, d'être "une dépense productive de matière
cérébrale, de muscle, de nerf, de mains, etc. [qui] sont donc, en ce sens, l'une et l'autre du
travail humain" (23/58, Cap. I, p. 50). Dans la mesure où ils se représentent dans la valeur,
tous les travaux valent seulement comme "dépenses de la force humaine de travail". Le
travail abstrait qu'analyse Marx se distingue nettement de celui qu'envisageaient les
économistes bourgeois. À propos de Benjamin Franklin, par exemple, Marx dit qu'il
analyse en effet le travail abstrait, "mais comme il ne pousse pas son développement
jusqu'à faire du travail contenu dans la valeur d'échange le travail général abstrait, le

30"Déjà sur le plan linguistique se pose la problématique de la « forme » et du « contenu » : si je parle de la

«substance » ou du « contenu » de la valeur, j'identifie la valeur et la « forme » ; mais si je parle de la « forme »


de la valeur, j'identifie au contraire la valeur et la « substance »" (Backhaus 1984, p. 326).
31Marx est revenu souvent sur l'importance de sa théorie du double caractère du travail et sur la nouveauté

qu'elle représente. Après avoir terminé le premier volume du Capital il écrivit à Engels le 24. 8. 1867 : "Ce qu'il y
a de meilleur dans mon livre, c'est 1. (et c'est là-dessus que repose toute la compréhension des facts [faits]) la
35
travail social issu de l'aliénation universelle des travaux individuels, il lui est
nécessairement impossible de reconnaître dans l'argent la forme d'existence immédiate de

ce travail aliéné" (13/42 - Contr., pp. 33-34)32. Donc, Franklin reconnaît le travail abstrait,

mais non le travail abstrait général 33, qui résulte de l'"aliénation" des travaux individuels

et de la perte de l'"individualité" du produit34.


Peut-être Marx n'a-t-il pas développé suffisamment la distinction entre le travail et
le travail abstrait en tant que substance de la valeur, ni le rapport entre la substance et la
forme de la valeur. En plus, l'abandon progressif de la terminologie hégélienne, fait pour
"populariser" sa théorie, a, au contraire, rendu plus difficile la compréhension.
L'affirmation selon laquelle le travail est la substance de la valeur n'est correcte que si on
la comprend de cette manière : le travail abstrait est en même temps la substance et la
forme de la valeur, parce que ces deux déterminations sont liées inextricablement, la
substance ne pouvant pas exister sans sa forme. Si l'on veut saisir la particularité de la
méthode dialectique de Marx, il faut reconnaître dans le premier chapitre du Capital la

mise en relief, dès le premier chapitre, du caractère double du travail, selon qu'il s'exprime en valeur d'usage ou en
valeur d'échange" (31/326, Corr. IX, p. 12).
32Ici, comme en beaucoup d'autres endroits dans les écrits qui précèdent Le Capital, lorsque Marx utilise le mot

"valeur d'échange" il faut lire "valeur" (voir ci-dessus). Le travail se représente (stellt sich dar) dans la valeur et la
valeur dans la valeur d'échange.
33Les mots "général" et "universel" rendent, aussi bien dans les traductions citées que dans notre texte, le même

mot allemand allgemein.


34Si quelqu'un croit que des concepts comme "aliénation" ou "perte de l'individualité" sont trop

"philosophiques" ou "humanistes", il devrait tenir compte, par exemple, des passages suivants de la Contribution
: "Dans cette différence entre valeur d'échange et prix, il apparaît que le travail individuel particulier contenu
dans la marchandise doit d'abord être représenté par le procès de l'aliénation comme son contraire, comme
travail général abstrait, impersonnel et social seulement sous cette forme, c'est-à-dire comme monnaie" (13/53,
Contr., p. 43). "Les marchandises sont de façon immédiate les produits de travaux privés indépendants isolés
qui, par leur aliénation dans le processus de l'échange privé, doivent se confirmer comme du travail social
général" (13/67, Contr., p. 56). "Ce sont si peu des rapports purement individuels qui s'expriment dans le
rapport de l'acheteur au vendeur, que tous deux n'entrent dans cette relation que par la négation de leur travail
individuel, qui devient argent, en tant qu'il n'est pas le travail d'un individu particulier" (13/76, Contr., p. 65).
Enfin, Marx parle aussi de la désindividualisation à travers l'accumulation de richesses sans contenu (13/110-
111, Contr., pp. 97-98).
36
combinaison de la méthode "analytique" et de la méthode "synthétique" 35. Elle
correspond aux deux procédés qu'examine Marx dans l'"Introduction" aux Grundrisse : il
est erroné de commencer avec "le réel et le concret" comme la "population", parce que ce
serait "une représentation chaotique du tout et, par une détermination plus précise,

35Roubin observe à ce propos que "les classiques ont essayé de réduire des formes complexes à des formes

simples au moyen de l'analyse, pour en arriver finalement à découvrir leur base ou contenu matériel-technique.
De son côté, Marx, partant de certains conditions quant au procès matériel de production, d'un niveau donné
des forces productives, s'est efforcé d'expliquer l'origine et le caractère des formes sociales qui prend le procès
matériel de production. Il est parti des formes simples pour passer, au moyen de la méthode génétique ou
dialectique, à des formes d'une complexité croissante" (ETV, p. 71). - Isaak Iljitsch Roubin (1885-1937 [?]) était
dans les années vingt un professeur célèbre dans l'économie politique soviétique naissante. Son livre principal,
les Études sur la théorie de la valeur de Marx, est paru en 1924 à Moscou dans le cadre d'une discussion
académique. Il était une lecture obligatoire pour les étudiants ; mais lorsque son auteur a été arrêté en 1930 pour
"menchévisme" et envoyé en Sibérie, ses livres aussi ont été retirés de la circulation. Vers 1937 il a disparu
pendant la terreur stalinienne. (Les rares informations biographiques disponibles se trouvent chez Medvedev
[1971, pp. 180-184] et chez Naum Jasny, Soviet Economics of the Twenties (Names to be remembered), Cambridge
University Press, Cambridge (Mass.), 1972). Son étude sur la théorie de la valeur n'était pas seulement une des
premières sur le sujet, mais reste jusqu'à aujourd'hui une des meilleures. C'est d'autant plus étonnant que
Roubin, qui connaissait bien les discussions qui s'étaient déroulées dans la Deuxième Internationale, n'avait
évidemment pas de contact avec le développement du marxisme "occidental" hégélien dans les années vingt.
Son livre est resté totalement inconnu en Occident (il n'y a que Rosdolsky qui le mentionne) jusqu'en 1969,
lorsqu'une traduction américaine a été publiée. Celle-ci était à la base des éditions en d'autres langues
européennes (Allemagne 1973, Argentine 1974, Italie 1976, France 1978). À notre connaissance, il existe
seulement deux autres textes de Roubin traduits dans des langues occidentales : Rubin (DK) et Rubin (1929).
Deux comptes-rendus écrits par Rubin, "Zwei Schriften über die Marxsche Werttheorie" et "Stolzmann als
Marxkritiker" ont été publiés en 1928 dans le premier volume du Marx-Engels-Archiv à Francfort (reprint
Erlangen 1971). Presque tous les auteurs qui après 1970 se sont occupés de la valeur chez Marx ont repris des
éléments essentiels de l'argumentation de Roubin, et souvent ils lui doivent plus que ce qu'ils font voir. Les
commentaires enthousiastes ne manquent pas (par exemple : Colliot-Thélène 1979, p. 387). Nous aussi, nous
suivons fréquemment Roubin dans notre interprétation du premier chapitre du Capital , surtout à propos du
rapport entre forme et substance de la valeur. Sur ce sujet, on doit reconnaître que Roubin a écrit le meilleur
livre dans le siècle qui a suivi la publication du Capital. Évidemment, son approche ne peut que déplaire aux
marxistes traditionnels. Ses deux œuvres publiées en allemand contiennent des préfaces ou postfaces où les
éditeurs se plaignent de l'absence des "antagonismes de classes" chez Roubin. Même P. Mattick, un des
marxistes traditionnels le plus critiques, prend l'analyse de la valeur de Roubin pour une "théorie de l'équilibre"
dans une "simple production de marchandises" qui ne tient pas compte de l'existence des classes et qui ne mène
pas à une compréhension des crises (Mattick 1974).
37
j'aboutirais analytiquement à des concepts de plus en plus simples ; du concret de la
représentation, je passerais à des entités abstraites de plus en plus minces jusqu'à ce que je
sois arrivé aux déterminations les plus simples. Partant de là, il faudrait refaire le chemin
à rebours jusqu'à ce qu'enfin j'arrive de nouveau à la population, qui cette fois ne serait
plus la représentation chaotique d'un tout, mais une riche totalité de multiples
déterminations et relations. La première voie est celle qu'a prise historiquement
l'économie politique à sa naissance", tandis que "c'est manifestement cette dernière
méthode qui est correcte du point de vue scientifique" (42/34-35, Grund. I, pp. 34-35).
C'est donc aussi la méthode de Marx lui-même. Roubin offre des indications importantes
pour comprendre la connexion entre la forme, la substance et la grandeur de la valeur en
tant qu'aspects divers de la même chose : "Le travail est seulement la substance de la
valeur et, pour obtenir la valeur au plein sens du mot, le travail en tant que substance de
la valeur doit être étudié dans son indissociable connexion avec la « forme valeur »

sociale" (ETV, p. 157)36. Naturellement, ici il ne s'agit pas des différentes formes valeur
dans le sens de la forme valeur développée, de la forme valeur générale, etc., mais bien de
la "valeur en tant que forme". Roubin souligne que chez Marx la forme valeur surgit avec
nécessité de la substance de la valeur, comme unité hégélienne de la forme et du contenu :
"Le travail socialement égalisé acquiert la forme de travail abstrait dans l'économie
marchande, et c'est seulement de ce travail abstrait que découle la nécessité de la valeur
comme forme sociale du produit de travail" (ETV, p. 164). La substance de la valeur n'est
donc pas constituée par le travail socialement égalisé dans un sens général, mais
seulement par le travail abstrait général. Il est pourtant vrai que Marx parle parfois, en
termes généraux, du contenu de la valeur qui peut prendre des formes historiquement
différentes, même au-delà de la production marchande, par exemple dans le féodalisme.
On ne peut pas dire la même chose du travail abstrait, parce que celui-ci possède déjà une
forme sociale déterminée, liée à une société déterminée. Mais d'autre part, Marx affirme
directement que le travail abstrait doit être considéré comme substance de la valeur.
Roubin explique cette apparente contradiction chez Marx de la façon suivante : "Si nous
partons de la valeur comme d'une forme sociale déterminée, donnée à l'avance, et si nous

36En revanche, on peut douter qu'il soit vrai que "l'unité de la forme, du contenu et de la grandeur de la valeur

est le reflet de l'unité du travail en tant que social, socialement égalisé et quantitativement divisé" (DK, p. 17),
parce que ces deux derniers aspects nous paraissent secondaires.
38
nous demandons quel est le contenu de cette forme, il est clair alors que cette forme ne fait
qu'exprimer en général le fait que du travail social est dépensé" (ETV, p. 165). Mais si, au
contraire, on part du contenu, dont la forme découle nécessairement, alors il faut accueillir
dans le concept de travail aussi la forme sociale que possède le travail dans la production
marchande, c'est-à-dire le travail abstrait. Marx utilise les deux procédés : d'abord, dans le
passage du premier sous-chapitre au deuxième, qui traite du double caractère du travail,
Marx ramène analytiquement les différentes valeurs d'échange visibles à leur contenu
commun invisible, le travail abstrait. Il passe donc de ce qui est spécifique et concret à ce
qui est général et abstrait. De cette façon, Marx suit la méthode de l'économie politique
bourgeoise, surtout de Ricardo, et il la défend implicitement contre les attaques de S.

Bailey37. Celui-ci était un des premiers à mettre en question la doctrine de la valeur


travail en tant que telle, en anticipant certains arguments de la future école marginaliste.
Marx part donc de la valeur comme forme définitive du produit de travail, en dévoilant
analytiquement la substance que contient cette forme, c'est-à-dire le travail. Mais de cette
manière on arrive seulement à la conclusion que chaque marchandise est le résultat du
travail, ce qui est vrai, mais est aussi peu significatif que dire que chaque corps est
composé de molécules; il s'agit d'un "travail sans phrase" supra-historique, naturel ou
ontologique. Le concept de travail abstrait qu'on obtient de cette manière n'est que la
conséquence d'une abstraction purement mentale, d'une mise à côté progressive de toutes
les caractéristiques déterminées du travail concret créateur des valeurs d'échange, pour les
réduire enfin à une qualité commune que seul l'esprit peut saisir. Cela correspond à la
tradition philosophique de l'"abstraction".
En revanche, les choses se présentent très différemment si l'on veut expliquer quelle
est la caractéristique de la marchandise en tant que forme élémentaire du mode de
production capitaliste, à la différence d'autres formes du produit du travail humain. Alors
on ne peut pas partir tout simplement du travail en tant que tel, parce que celui-ci est
justement à la base de tout produit du travail humain dans n'importe quelle formation
sociale. Ici doit donc avoir lieu la déduction "dialectique", beaucoup plus difficile, où l'on

37Déjà dans les Théories sur la plus-value Marx s'était occupé longuement de Bailey. À cette occasion il a précisé

beaucoup sa propre théorie de la valeur. Marx a écrit ces pages vers 1862, et c'est pourquoi il entreprend dans Le
Capital une défense de la doctrine de la valeur de Ricardo qui ne se trouve pas dans la Contribution parue en
1859.
39
déduit du travail dans les conditions capitalistes, donc du travail abstrait, les catégories

empiriquement constatables de la vie économique38. Autrement dit : il ne faut pas


seulement reconduire le phénomène à son essence, mais il faut aussi démontrer pourquoi

l'essence - le travail - a pris cette forme phénoménale et pas une autre39. Mais pour établir
pourquoi cette substance reçoit une certaine forme sociale, il ne suffit pas de partir du
travail en tant que tel. Pour y parvenir, Marx rebrousse chemin et analyse comment la
valeur d'un produit s'exprime dans ses valeurs d'échange diverses. Alors ce n'est plus le
facteur commun, mais les différences qui se trouvent au centre de sa réflexion. Si nous
partons analytiquement de la valeur, en cherchant son contenu, cette forme ne fait
qu'exprimer le fait général que du travail social a été dépensé. C'est seulement à partir du
travail abstrait, en tant que travail déjà organisé socialement dans la production
marchande, qu'on arrive à la valeur.
Cette déduction dialectique de la valeur d'échange (et de sa forme finale, l'argent) à
partir du travail prend place dans le troisième sous-chapitre du premier chapitre : "Forme
de la valeur". Ce n'est pas un hasard si ce sous-chapitre est celui que Marx a remanié le
plus fortement et qu'il se trouve dans la première édition dans deux versions différentes.
En vérité, c'est seulement ici qu'apparaissent la méthode et le contenu authentiques de
Marx. Il est donc faux de parler d'une "fracture" entre les deux premiers sous-chapitres et
le troisième, ou de penser que l'analyse de la forme valeur ne fait rien d'autre que répéter
encore une fois, mais en des termes beaucoup plus compliqués, la même chose que les

deux premiers sous-chapitres40. Ici, Marx veut expliquer la genèse des catégories trouvées

38"Nous connaissons maintenant la substance de la valeur. C'est le travail. Nous connaissons la mesure de sa

grandeur. C'est le temps de travail. Il nous reste à analyser sa forme, cette forme qui donne à la valeur le caractère
d'une valeur d'échange " (Pr. édition, p. 31).
39En faisant allusion aux "jeunes hégéliens", Marx dit : "Il est en effet plus facile de trouver par l'analyse le

noyau terrestre des conceptions religieuses les plus nébuleuses, qu'à l'inverse de développer à partir de chaque
condition réelle d'existence ses formes célestifiées. C'est cette dernière méthode qui est l'unique méthode
matérialiste, et donc scientifique" (23/393, Cap. I, p. 418).
40Selon Backhaus, cette impression est une conséquence de "l'insuffisance de l'étude des médiations entre

substance et forme de la valeur" qui de sa part dérive du fait que dans le cours de l'élaboration marxienne (des
Grundrisse jusqu'au Capital) "les implications dialectiques du problème de la forme de la valeur s'estompent de
plus en plus" et que disparaît "le thème central de l'analyse de la forme de la valeur par Marx, à savoir la
question: « Pourquoi ce contenu prend-il cette forme ? »" (Backhaus 1969, pp. 7-8, tr. mod.).
40
dans la réalité empirique, au lieu de les accepter simplement, comme font les positivistes.
Cette voie, où Marx est tout à fait hégélien et où il abandonne complètement la méthode
de l'économie politique, est donc l'inverse de la voie analytique. Elle est beaucoup plus
difficile : il s'agit d'expliquer pourquoi et comment les formes de base abstraites
deviennent les phénomènes de surface visibles. De cette manière on dévoile aussi leur
caractère historique et conditionné, au lieu d'y voir des données naturelles comme le fait
l'économie politique bourgeoise. Celle-ci n'a jamais vu un problème dans le fait que le
travail se représente dans la valeur. Marx le lui reproche : "L'économie politique a certes
analysé, bien qu'imparfaitement, la valeur et la grandeur de la valeur, et découvert le
contenu caché sous ces formes. Mais elle n'a jamais posé ne serait-ce que la simple
question de savoir pourquoi ce contenu-ci prend cette forme-là, et donc pourquoi la
mesure du travail par sa durée se représente dans la grandeur de valeur du produit du
travail" (23/94-95, Cap. I, pp. 91-92). Autrement dit, elle n'a jamais pris en considération le
côté qualitatif du problème : "Cette métamorphose en travail social égal des travaux des
individus privés, contenus dans les marchandises, donc transformation en travail pouvant
se représenter dans toutes les valeurs d'usage et pouvant être échangé contre toutes ces
dernières, ce côté qualitatif de la question qui est impliqué dans la représentation de la
valeur d'échange en tant qu'argent n'est pas expliqué chez R[icardo]. Cette circonstance -
la nécessité de représenter le travail contenu dans les marchandises comme travail égal
social, c'est-à-dire comme argent - R[icardo] l'escamote" (26.3/128, Théories III, p. 155).
Quelques pages avant cet extrait des Théories sur la plus-value, Marx résume les
mérites et les limites de l'analyse ricardienne du travail comme substance de la valeur :
"C'est la raison pour laquelle il n'a pas saisi la forme spécifique dans laquelle le travail est
élément de la valeur; il n'a surtout pas compris que le travail individuel doit
nécessairement se représenter comme travail général abstrait et, sous cette forme, comme
travail social. Voilà pourquoi il n'a pas compris les liens qui rattachent la formation de
l'argent à l'essence de la valeur et à la détermination de cette valeur par le temps du
travail [...] Toutefois on trouve chez R[icardo] quelques passages où il souligne
directement que la quantité du travail contenu dans une marchandise n'[est] la mesure
immanente de leurs grandeurs de valeur, des différences de grandeur de leurs valeurs, que
parce que le travail est ce qui rend les différentes marchandises égales, ce qui constitue leur
unité, leur substance, le fondement intrinsèque de leur valeur. Ce qu'il a négligé, c'est

41
seulement d'analyser sous quelle forme déterminée le travail est cela [...] Toutes les
marchandises peuvent être résolues en labour comme étant leur unité. Ce que Ric[ardo]
n'analyse pas, c'est la forme spécifique dans laquelle le labour se représente comme unité
des marchandises. C'est pour cela qu'il ne comprend pas l'argent. C'est pourquoi chez lui
la métamorphose des marchandises en argent apparaît comme quelque chose
d'uniquement formel qui ne va pas jusqu'au plus profond, jusqu'au cœur de la production
capitaliste. Il dit seulement ceci : c'est seulement parce que le labour est l'unité des
marchandises, seulement parce que les marchandises sont toutes de simples
représentations de la même unité, le labour, que le labour est leur measure [mesure]. Il est
seulement leur mesure, parce qu'il est leur substance en tant que valeur. Il ne distingue pas
comme il convient entre le labour tel qu'il se représente dans les valeurs d'usage et tel qu'il
se représente dans la valeur d'échange. Le labour en tant que fondement de la valeur n'est
pas le labour particulier, d'une nature particulière. Il y a chez Ric[ardo] confusion
constante entre labour tel qu'il se représente dans la valeur d'usage et tel qu'il se représente
dans la valeur d'échange. Il est vrai que cette dernière forme de labour n'est que la

première saisie dans une forme abstraite" (26.3/135-6, Théories III, p. 163-164)41.
Donc, ce que Ricardo n'analyse pas du tout est la forme de la valeur : sous quelle
forme le travail créateur de substance devient-il valeur? Dans l'analyse de la forme valeur,
Marx établit que, si on veut que toutes les marchandises soient échangeables entre elles, le
travail contenu dans les marchandises doit également être immédiatement échangeable, et il
peut l'être seulement s'il est égal dans toutes les marchandises, si c'est toujours le même.
Le travail contenu dans une marchandise doit être égal au travail contenu dans toutes les
autres marchandises. Comme le démontre Marx, ceci est possible seulement lorsque les
marchandises excluent une marchandise (dans la pratique c'est l'or) et que toutes
représentent leur valeurs dans la valeur d'usage de la marchandise exclue et le travail
contenu en elles dans le travail qui produit la marchandise exclue. L'aspect universel du
produit particulier du travail social existe alors lui-même sous forme particulière. Le
passage de la forme valeur simple à la forme développée, puis à la forme générale et enfin
à la forme argent est bien connu; nous ne le résumons pas ici. Mais il faut déjà souligner -

41"La valeur est une forme sociale que les produits de travail acquièrent dans le contexte de certains rapports de

production entre les hommes [...] Ce n'est pas le travail en lui-même qui donne de la valeur au produit, c'est
seulement ce travail qui est organisé sous une forme sociale déterminée " (ETV, pp. 104-105).
42
et nous y retournerons - qu'il ne faut pas du tout considérer ce passage comme le résumé
d'un événement historique réel, ni comme une série de modèles ou d'hypothèses
auxiliaires, mais seulement comme une série dialectique de formes où les apories et les
contradictions de chaque forme donnent naissance à la prochaine forme supérieure. On ne
peut pas imaginer un "échange simple des marchandises", parce que la marchandise

suppose dès le début l'existence de l'argent, et vice-versa42. Pour pouvoir s'échanger, les
marchandises doivent perdre toutes leur propriétés et se manifester seulement en tant
qu'expressions purement quantitatives d'une substance commune. Nous la connaissons
déjà : il s'agit du travail abstrait, du travail mesuré seulement par sa durée. Mais le travail

abstrait ne peut pas être exprimé directement en tant que tel43, car il ne s'agit pas du
travail que l'individu a dépensé effectivement et concrètement, mais seulement de son
existence comme partie aliquote de la masse globale du travail social, partie qui est réglée
par le temps de travail nécessaire dans la moyenne sociale. Ce temps dépend du stade de

la productivité44, mais aussi des besoins sociaux ; aussi est-il soumis à des changements

42Cependant, dans le débat marxiste n'a pas cessé de revenir l'idée que l'"échange de produits à leur valeur"

n'est pas un aspect partiel, logique, du capitalisme, mais la réalité fondamentale, historique des sociétés
précapitalistes. Cette conviction est aussi la conséquence du fait que, dans certains passages, Marx semble
considérer les valeurs des marchandises comme un antécédent non seulement théorique, mais même historique
des prix de production. Mais elle tirait surtout son origine de la postface d'Engels au troisième volume du
Capital, où il affirme que la "production simple de marchandises" sur la base de la loi de la valeur, donc de
l'échange d'équivalents, a constitué une réalité historique effective dans les temps précapitalistes. Cette postface
a été canonisée pendant longtemps, bien qu'elle se trouve en contradiction flagrante avec l'esprit et la lettre des
textes de Marx. En vérité, la forme valeur suppose, dès le début, la forme argent, et il n'existe pas de production
"innocente", "simple" de marchandises sans médiation par l'argent. L'argent s'accumule nécessairement,
évoluant donc vers la forme de capital, parce que l'argent n'est jamais un simple moyen pour faciliter l'échange,
mais toujours son propre but.
43La réfutation de l'idée, répandue chez beaucoup de premiers socialistes et surtout chez Proudhon, selon

laquelle serait possible un échange direct des travaux contenus dans les marchandises, sans la médiation de
l'argent "parasitaire", était au début une des tâches principales qui se proposait Marx avec sa critique de
l'économie politique.
44"La valeur est la propriété que possède le produit du travail de chaque producteur de marchandises et qui le

rend échangeable contre les produits de travail de n'importe quel autre producteur de marchandises, dans un
rapport déterminé qui correspond à un niveau donné de la productivité du travail dans les différentes branches
de la production" (ETV, p. 110).
43
continuels. Le caractère double du travail doit donc se représenter d'une façon double,
dans la valeur d'usage et dans la valeur. La valeur n'est pas une simple opération mentale
que les individus pourraient aussi bien s'ôter de la tête. Mais il est aussi peu une réalité
qu'on peut toucher ou mesurer empiriquement. Pour se manifester, la valeur doit se
représenter dans quelque chose de "concret" : dans la valeur d'échange. C'est donc dans
une marchandise différente (étant donné qu'aucune marchandise peut exprimer sa valeur
en soi-même : dire qu'"un habit vaut un habit" serait une tautologie, et rien d'autre) qu'elle
exprime sa valeur : dans la marchandise argent, en effet dans l'or et dans ses

représentants45.

L'abstraction réelle et l'universalité abstraite

45"Ce caractère de fétiche se manifeste dans la forme équivalent de manière plus frappante qu'il ne le fait dans la

forme valeur relative. [...] [La forme équivalent] consiste précisément en ceci que la forme corporelle ou naturelle
d'une marchandise compte immédiatement comme forme sociale, comme forme valeur pour l'autre marchandise" : sa
faculté de pouvoir être échangé immédiatement avec toutes les marchandises semble une qualité naturelle de
l'or (Supplément, p. 141).
44
La valeur est une réalité sui generis, "sensible suprasensible" (23/85, Cap. I, p. 81),
comme le dit Marx, parce qu'elle se soustrait au dualisme traditionnel de l'être et de la

pensée46. Cette signification de son concept de valeur est révolutionnaire sur le plan
épistémologique aussi, même si Marx l'a très peu souligné. Cependant, certains de ses
interprètes en ont fait beaucoup de cas. Tandis que le travail abstrait, dont parlait
l'économie politique bourgeoise, n'était que "le résultat dans la pensée d'une totalité
concrète de travaux" (42/38, Grund. I, p. 39), le travail abstrait, dont Marx déduit la
valeur, a cette particularité d'être une réalité. On peut l'appeler très bien une "abstraction
réelle". Ce mot ne se trouve pas chez Marx (c'est A. Sohn-Rethel qui l'a diffusé : voir le

troisième chapitre47), mais il exprime très clairement son contenu dans des formulations
comme la suivante, tirée de la Contribution : "Cette réduction apparaît comme une
abstraction; mais c'est une abstraction qui s'accomplit journellement dans le procès de
production social. La résolution de toutes les marchandises en temps de travail n'est pas
une abstraction plus grande, ni en même temps moins réelle que la résolution en air de
tous les corps organiques" (13/18 Contr., p. 10), ou en celle où il est question de réduire
"effectivement tous ces travaux à un travail de même espèce" (13/19 Contr., p. 11, italiques
A. J.). La meilleure expression de l'essence de l'"abstraction réelle" se trouve dans un
passage de la première édition, que Marx malheureusement n'a pas reproduit dans les
éditions suivantes : "C'est comme si, à côté et en dehors des lions, des tigres, des lièvres et
de tous les autres animaux réels qui constituent en groupe les différentes races, espèces,
sous-espèces, familles, etc., du règne animal, existait en outre l'animal, l'incarnation
individuelle de tout le règne animal. Une telle réalité singulière, qui comprend en soi-
même toutes les espèces réellement existantes de la même chose, est une réalité générale,

46Backhaus remarque que l'énigme du fétiche argent s'explique avec le fétiche marchandise qu'on peut

déchiffrer comme "unité de la valeur d'usage particulier et de la valeur universelle [Contr., p. 26], du produit
particulier et du produit universel, du travail particulier et du travail universel - et donc de l'individuel et du
supra-individuel, du sensible et du suprasensible" (Backhaus 1984, p. 325).
47Backhaus souligne que "le problème principal de la formation méta-économique des concepts" a été reconnu

"dans la littérature académique pour la première fois par Simmel, qui l'appellait celui de l' « abstraction réelle »".
Backhaus renvoie à la Philosophie de l'argent de G. Simmel (1900) et à S. Kliwansky, qui dans son essai Zur Kritik
der Nationalökonomie dans l'Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, n. 39 (1915) avait distingué pour la
première fois entre les "abstractions de la pensée et les abstractions réelles" chez Marx (Backhaus 1997a, p. 459).
45
comme par exemple animal, Dieu, etc." (Pr. édition, p. 72)48. L'abstraction mentale
correspond à une réalité concrète, mais non sous forme d'une chose, mais d'un nexus qui
n'existe que dans les choses mêmes, par exemple l'être animal. Dans le cas de la valeur, le
réel que reflète la pensée est lui-même abstrait. Sa forme de phénomène aussi, l'argent,

reste le paradoxe d'une abstraction tangible49. À maintes reprises, Marx affirme que dans
l'échange de marchandises l'abstraction mentale devient réelle : "Pour que, de pure
abstraction qu'il était, le mode d'existence d'une marchandise particulière en tant
qu'équivalent général devienne le résultat social du procès d'échange, lui-même, il suffit"
que toutes les marchandises expriment leur valeur dans la même forme d'équivalent
(13/32 Contr., p. 24). "Mais la mise en équation de la confection et du tissage réduit
effectivement la première sorte de travail à ce qu'il y a de réellement égal dans les deux
travaux, à leur caractère commun de travail humain [...] C'est seulement l'expression de
l'équivalence de marchandises d'espèce différente qui met en évidence le caractère
spécifique du travail constitutif de la valeur, en réduisant effectivement les différentes
sortes de travail contenues dans les différentes sortes de marchandises à ce qui leur est
commun, à du travail humain tout court" (23/65, Cap. I, pp. 57-58, italiques A. J.). Les
mêmes observations reviennent aux niveaux plus hauts de l'analyse. Dans le deuxième
volume du Capital, on lit : "Ceux qui considèrent l'avènement à une existence
indépendante de la valeur comme une pure abstraction oublient que le mouvement du
capital industriel est cette abstraction in actu " (24/109, Cap. II, p. 108). Dans les Résultats
du procès de production immédiat Marx dit, à propos de la différence entre le travail concret
et le "travail général, indifférencié, socialement nécessaire" : "Or, cette différence frappe l'œil
au sein du procès de production, où elle se manifeste d'une manière active : ce n'est plus
nous qui la faisons, elle est réalisée dans le procès de production même" (Résultats, pp.

48D'une certaine façon, la catégorie de l'abstraction réelle est présente déjà aux débuts de la pensée de Marx. Cf.

dans La Sainte famille (23/60- 63, pp. 484-488) le raisonnement sur "le Fruit".
49"On peut saisir empiriquement les travaux concrets et utiles et on peut saisir empiriquement la valeur

d'échange et l'argent. Mais au milieu il y a une lacune qu'on ne peut pas saisir empiriquement et que Marx
cherche à combler avec les catégories « insaisissables » du travail abstrait et de la valeur [...] Il faut donc se
demander quelles sont les opérations sociales réelles qui se représentent, au niveau des concepts, dans le travail
abstrait et la valeur" (AA, p. 80).
46
147-148, tr. mod.)50. Le "capital en général" est, d'un côté, une "abstraction qui porte en
elle la differentia specifica du capital" des autres formes de la richesse, mais, d'autre part, il
est "le capital en général, par opposition aux capitaux particuliers réels, [il] est lui-même

une existence réelle" (42/362, Grund. I, p. 388)51. La conscience positiviste a


naturellement beaucoup du mal à comprendre que quelque chose puisse être en même

temps une réalité et une abstraction52. L'abstraction n'est pas une mauvaise habitude de la
pensée qu'on peut guérir en remplaçant les idées fausses avec les idées justes. Il suffirait
aussi peu de changer les circonstances qui produisent les idées fausses, comme le
proclament Marx et Engels au début de L'Idéologie allemande. C'est plutôt la subordination
très réelle du contenu concret sous la forme abstraite qui est mise en discussion avec le
concept d'"abstraction réelle". C'est seulement à cause d'une habitude très longue que la
conscience normale ne s'aperçoit plus de la folie représentée, par exemple, par le fait que
la pollution atmosphérique "vaut moins" que les pertes qu'une limitation du trafic
d'automobiles infligerait à l'industrie automobile. Bien avant tout jugement moral, la folie
réside ici déjà dans le fait de mesurer deux choses complètement différentes - la santé des
individus et les intérêts de l'industrie - avec le même paramètre quantitatif, et en plus
abstrait, c'est-à-dire l'argent.

Pour comprendre le concept marxien de travail abstrait il est nécessaire de faire


référence aux concepts hégéliens d'universalité abstraite et d'universalité concrète. On
peut les reconnaître aisément dans la citation que nous avons tirée ci-dessus de
l'"Introduction" aux Grundrisse, où Marx oppose la réduction "à des entités abstraites de
plus en plus minces" au passage vers la "riche totalité" en concluant : "Le concret est

50"Dans le même chapitre III, nous avons démontré que, non seulement dans les « idées », mais encore dans la

«réalité », le caractère social (socialité) du travail se dresse en face de l'ouvrier comme un élément étranger et,
qui plus est, hostile et antagonique, et comme objectivé et personnifié dans le capital" (Résultats, p. 201, tr.
mod.).
51Roubin écrit que "la transformation du travail concret en travail abstrait n'est pas un acte théorique

d'abstraction dans le but de trouver une unité de mesure générale, universelle. Cette transformation est un
événement social réel" (ETV, p. 197).
47
concret parce qu'il est le rassemblement de multiples déterminations, donc unité de la

diversité" (42/35, Grund. I, p. 35) 53. L'universalité concrète est le résumé du concret en
tant que concret, une unité qui ne fait pas de violence à la diversité des êtres rassemblés.
L'universalité abstraite, au contraire, efface le concret et crée une universalité dans
laquelle il n'y a plus nulle trace du concret. Cela signifie que l'universalité abstraite n'est
pas la simple somme des éléments concrets, mais qu'elle a une existence autonome à côté
d'elle. On mesure combien la valeur et sa forme visible, l'argent, représentent pour Marx
une universalité abstraite des valeurs d'usage à travers l'intéressante comparaison de
l'argent avec la langue qu'il établit dans les Grundrisse : "Comparer l'argent au langage
n'est pas moins faux. Les idées ne sont pas transformées en langage de telle sorte que leur
spécificité se dissolve et que leur caractère social existe à côté d'elles dans le langage à la
façon des prix existant à côté des marchandises. Les idées n'existent pas séparées du
langage" (42/96, Grund. I, p. 99). Lorsque Marx parle d'"universalité abstraite" (par
exemple 42/38, Grund. I, p. 38; 13/17, 21, 23 - Contr., pp. 9, 13, 15), il se réfère toujours à
l'opposition hégélienne avec l'universalité concrète. Dans le premier chapitre du Capital,
les mots "universalité abstraite" et "universalité concrète" ne figurent pas, mais leur
contenu y est clairement développé. L'universalité abstraite du travail social signifie que
l'universalité sociale du travail (son caractère social) est réellement séparée de la richesse
concrète des travaux utiles particuliers. Le travail abstrait n'est pas du tout identique au
travail général (ou "universel"), mais seulement au travail abstrait général. Une
universalité concrète du travail contiendrait la richesse du particulier, et alors

l'universalité autant que la particularité du travail seraient sociales. R. Kurz54 résume

52Nous nous demanderons plus tard si l'on peut appeler "fausse" une réalité. Naturellement il ne peut pas y

avoir une "fausse vérité", tandis qu'une "fausse réalité" semble tout à fait possible. Cela démontre encore une
fois l'utilité des concepts de Hegel.
53Roubin avait déjà attiré l'attention sur l'importance de la distinction hégélienne entre universalité abstraite et

universalité concrète, et il écrivait : "La distinction entre ces deux formes d'universalité peut être réduite au fait
que l'universalité concrète est l'universalité qui n'exclut pas les différences entre les objets saisis par cet aspect
universel, tandis que l'universalité abstraite exclut de telles différences" (DK, p. 22).
54Dans son essai Travail abstrait et socialisme (1987), Kurz insiste à raison sur l'"importance qu'a le double

concept hégélien de l'universalité abstraite et concrète pour la théorie marxienne du travail abstrait" en mettant
en relief qu'il est étonnant "que les auteurs marxistes orientés vers la théorie de la valeur [...] ont si peu reconnu
et élaboré ce concept" (AA, p. 70).
48
ainsi ce problème : "Si les travaux sont généraux, c'est-à-dire sociaux, en tant que
concrets", si donc les travaux sont référés immédiatement l'un à l'autre en tant qu'utiles,
"alors il n'y a plus besoin d'une universalité abstraite. La qualité et la quantité, en tant
qu'universalités concrètes, ne sont pas séparées. L'universalité des travaux en tant que
concrets et utiles n'est pas séparée de leur universalité en tant que « parties aliquotes du
travail total », et par conséquent cette dernière universalité n'est pas abstraite" (AA, p. 75).
L'argent, au contraire, représente "l'incarnation de l'universalité abstraite, qui ne « contient
» pas du tout la totalité concrète du système des travaux utiles, mais qui, au contraire, les
« efface »" (AA, p. 70). C'est l'autonomisation de la quantité qui en fait une universalité
abstraite, car lorsque la quantité reste liée à la détermination concrète du contenu, son
universalité est concrète également.

Le problème n'est pas l'universalité du travail, mais son universalité abstraite 55. En
chaque mode de production, le travail, pour être social, doit avoir aussi un caractère
général. La particularité de la production marchande réside dans le fait qu'en elle une
propriété non-spécifique, non-historique, purement "humaine" du travail, propriété que
celui-ci possède dans n'importe quelle forme de production, à savoir la simple durée de sa
dépense, y devient une forme spécifique et historique de la socialité : "La forme sociale
des marchandises, c'est leur relation mutuelle en tant que travail égal ; et si l'on tient
compte de ce que l'égalité de travaux totalement différents ne peut consister que dans une

55Rosdolsky écrit : "Dans la terminologie de Marx (et surtout du jeune Marx), l' « universel » n'est pas du tout

identique au « commun », mais désigne ce qui - dans une société de propriétaires privés atomisés - est le résultat
du heurt entre l'intérêt « commun » et l'intérêt « particulier »" (Rosdolsky 1968, p. 493). - Rosdolsky naquit en
1898 à Lvov. De 1927 à 1931 il était collaborateur de l'Institut Marx-Engels à Moscou. Après avoir passé la
Deuxième Guerre mondiale dans des camps de concentration allemands, il a émigré aux États-Unis, où il est
mort en 1967 à Detroit. Son seul livre, auquel il a travaillé pendant des décennies, a été publié en 1968 en
Allemagne. En dépit, ou à cause, de son caractère très philologique, il a connu un grand retentissement. Il
démontre que le problème le plus important et le plus négligé des Grundrisse est la relation avec la logique
hégélienne. Rosdolsky était conscient de reprendre une tradition ensevelie depuis longtemps : "On le voit : les
quatre décennies qui ont passé depuis la publication des études de pionnier de Lukács [Histoire et conscience de
classe ] n'ont pas apporté le moindre changement" (1976, p. 19). Ceux qui après 1968 ont redécouvert la
problématique de la valeur ont aussi reconnu la fonction anticipatrice de Rosdolsky : "C'est seulement dans les
années soixante que reprend le débat autour de la théorie de Marx ; cette fois-ci avec une plus grande attention à
la méthode. Dans la littérature de langue allemande, le branle a été donné par Rosdolsky" (Behrens 1993b, p.
130). Cf. aussi Hafner (Hafner 1993, p. 85) et, pour la littérature française, Camatte 1978, pp. 262-263.
49
abstraction de leur inégalité, cette forme, c'est leur relation mutuelle en tant que travail
humain sans plus, en tant que dépenses de force de travail humaine, ce que sont, en fait, tous
les travaux humains, quels que soient leur contenu et leur façon de procéder. Dans
n'importe quelle forme sociale de travail, on connaît cette manière de rapporter les uns
aux autres en tant que travail humain les travaux des différents individus ; ici, cependant,
c'est un tel rapport qui compte comme la forme spécifiquement sociale de ces travaux" (Pr.
édition, p. 85). L'abstraction du travail est une abstraction historiquement devenue, qui n'est
possible que dans une société déterminée. Déjà dans le Short outline Marx écrivait : "Bien
qu'abstraction, c'est une abstraction historique à laquelle on n'a pu procéder précisément
que sur la base d'une évolution économique déterminée de la société" (29/315, Corr. V, p.
172).
La compréhension du concept de travail abstrait est rendue plus difficile par le fait
que Marx lui-même ne l'a séparé que graduellement, et jamais complètement, du
problème du travail moyen, de celui du travail socialement égalisé et de celui du travail

simple56. L'égalisation du travail singulier en tant que partie du travail social - donc le
fait que le travail possède aussi un caractère social - est naturellement une catégorie
beaucoup plus vaste que celle du travail abstrait général. Dans ses notes sur Wagner,
Marx dit : "La « valeur » de la marchandise exprime seulement dans une forme historique

56L'étude philologique très soignée de Schrader (1985) observe à propos de cette élaboration que dans les

Grundrisse le concept de travail abstrait ne se trouve pas sous cette forme. Il est apparu pendant que Marx
commençait à écrire la Contribution, sur la base des Grundrisse. Une note de lecture fragmentaire datant de la
même époque (environ octobre 1858) laisse à penser que la lecture de B. Franklin, qui n'est presque pas cité dans
les Grundrisse, était décisive à cet égard. Le concept du double caractère du travail a alors remplacé la simple
analyse du "travail sans phrase" (Schrader 1985, p. 203). Mais dans la littérature critique, on a très rarement
discuté les raisons d'un changement si important. "L'analyse de la marchandise et la découverte du double
caractère du travail sont contenues objectivement dans les Grundrisse, mais elles s'effacent devant un concept
systématique bien différent : le « passage dialectique de la valeur à l'argent ». L'analyse de la marchandise, au
contraire, ne part pas du dédoublement, d'abord idéel et depuis réel, du produit comme marchandise en temps
du travail et en argent, mais elle prend en considération le rapport de valeur des marchandises et l'opposition
entre valeur d'usage et valeur d'échange qui s'y manifeste et entre le travail concret et le travail abstrait qui s'y
représentent. [...] Leur détermination comme valeur d'usage et valeur d'échange et comme incarnation de travail
abstrait et de travail concret qui conduisent à la détermination de l'argent résulte maintenant du rapport
d'échange des marchandises elles-mêmes et non plus du développement d'un concept" (Schrader 1985, pp. 204-
205).
50
évoluée ce qui existe aussi, mais sous un autre aspect, dans toutes les autres formes
sociales historiques, à savoir le caractère social du travail, pour autant que le travail existe

comme dépense de force de travail « sociale »" (19/375 - Wagner, p. 1550)57. En plus, le
travail abstrait n'est pas identique avec le travail socialement nécessaire, car celui-ci ne
concerne que le côté quantitatif du problème et non le côté qualitatif (cf. Rosdolsky 1976,
p. 170). Dans n'importe quelle société le travail socialement égalisé doit exister, mais ce
n'est que dans la production de marchandises que celui-ci est travail abstrait. Tout travail
abstrait est travail social et socialement égalisé, mais on ne peut pas dire que tout travail
socialement égalisé est un travail abstrait. Dans la société qui produit des marchandises,
c'est seulement à travers l'égalité que le travail devient social. L'égalisation du travail se
produit seulement à travers l'égalisation de choses, donc à travers la réification, car le
procès nécessaire d'égalisation ne peut pas avoir lieu directement et consciemment.
Ces confusions entre travail abstrait, travail simple et travail égalisé sont en partie
dues à Marx lui-même ; elles étaient très fréquentes parmi ses premiers interprètes.
Aujourd'hui il faut surtout éliminer un autre malentendu, qui s'est répandu dans les
dernières années et selon lequel le travail abstrait et le travail concret dont parle Marx
seraient deux types différents de travail. Chez Marx, ces catégories n'ont rien à voir avec le
contenu du travail, et pas même avec l'organisation du travail. Encore moins s'agit-il de
deux stades différents du procès de travail. Celui-ci n'est pas d'abord concret pour ensuite
devenir abstrait. Le travail abstrait au sens de Marx n'a rien à faire avec la parcellisation
du travail, avec son émiettement dans des unités vidées de sens, ou avec sa
dématérialisation. Le travail abstrait n'est pas le travail à la chaîne, ni le travail de
l'informaticien. Par conséquent, il est faux de dire que le travail abstrait "remplace" de
plus en plus le travail concret ou que le travail devient "toujours plus abstrait".

57Une certaine confusion provient ici du fait que Marx lui-même utilise souvent le concept de valeur d'une

manière quelque peu laxiste. On trouve chez lui des phrases comme la suivante : "Secundo, après la suppression
du mode capitaliste de production, mais dans le cas de maintien de la production sociale, la détermination de la
valeur reste dominante, parce qu'il sera plus nécessaire que jamais de réglementer la durée du travail, de
distribuer le travail social entre les différents groupes productifs, enfin d'en tenir la comptabilité" (25/859, Cap.
III, p. 886). Si l'on compare de telles affirmations avec les passages marqués par une plus grande rigueur
conceptuelle, elles ne peuvent qu'apparaître comme des oxymores. On peut y voir les résultats d'une manière
hâtive de Marx de s'exprimer dans des manuscrits destinés seulement à l'usage personnel, aussi bien que les
conséquences d'un véritable flottement.
51
Récemment, on a souvent référé la notion de "travail abstrait" à l'importance croissante du
travail immatériel ou télématique ; et sur cette analyse on a même voulu bâtir un
"marxisme de l'abstraction réelle" (Finelli 1998, p. 14). Déjà dans le premier texte qui avait
repris le concept marxien de travail abstrait, c'est-à-dire dans Histoire et conscience de classe,
cette interprétation du travail abstrait joue un rôle important. L'accent que Lukács met sur
l'effet d'"abstraction" que produit la parcellisation du travail provient du fait que dans
cette œuvre il donne à la division du travail une importance beaucoup plus grande de que
ne lui donnait, dans son œuvre tardive, Marx lui-même, qui écrivait, par exemple : "Or
autant il est exact que l'échange privé suppose la division du travail, autant il est inexact
que la division du travail suppose l'échange privé" (13/45 - Contr., p. 36). Selon la théorie
marxienne du dédoublement, dans la production de marchandises tout travail est en même
temps abstrait et concret : "Il résulte de ce qui précède que, s'il n y a pas à proprement
parler deux sortes de travaux dans la marchandise, le même travail y reçoit cependant des
déterminations différentes et opposées entre elles, suivant qu'on le rapporte à la valeur
d'usage de cette marchandise comme à son produit, ou à la valeur de celle-ci comme à sa pure

expression objective" (Pr. édition, p. 45)58. Même l'agriculture, ou la prise en charge de


personnes âgées, est aussi un travail abstrait, et même travailler à l'ordinateur ou dans un
laboratoire est aussi un travail concret. Chaque travail créateur de marchandises est
toujours forcément abstrait et concret. Ces deux types de travail sont tout à fait
incommensurables entre eux, et ils appartiennent même à des niveaux ontologiques
complètement différents - ils se comportent, pour utiliser une expression de Marx, l'un
vers l'autre comme "des betteraves et la musique" (25/822, Cap. III, p. 849). Il n'est donc

pas possible que le travail abstrait se substitue au travail concret, ou vice versa59.

58Cette phrase ne se trouve pas dans la deuxième édition allemande. Mais dans la version française, qui

presque toujours suit le texte de la deuxième édition allemande, Marx a laissé cette phrase de la première
édition allemande, à côté de la formulation avec laquelle il l'a remplacée dans la deuxième édition (MEGA II, 7,
p. 29), parce qu'évidemment il regrettait sa suppression. Cf. aussi Roubin, qui paraphrase très bien la dernière
proposition ainsi : "La valeur n'est pas le produit du travail, mais une expression matérielle, fétichisée, de
l'activité de travail des hommes" (ETV, p. 200, note 21).
59Le travail abstrait n'est pas non plus simplement identique avec le travail salarié, comme le dit, pour ne citer

qu'un exemple, C. Napoleoni (Napoleoni 1970, p. 219). Toujours est-il que le double caractère du travail se
généralise seulement là où le travail salarié s'oppose au capital.
52
Bien sûr, il existe un type de travail que nous avons évoqué plus haut et qu'avec une
expression quelque peu paradoxale on pourrait appeler le travail empiriquement

abstrait60. Sa diffusion est effectivement un résultat de la prédominance du travail


abstrait au sens formel. Mais il s'agit d'une simple conséquence qui, sur le plan
conceptuel, n'est pas du tout identique avec le travail abstrait général. Encore est-il vrai
que le travail abstrait général devient la forme sociale dominante seulement lorsque
l'aptitude des travaux d'être échangés l'un avec l'autre, leur non-spécificité et la possibilité
de passer d'un travail à l'autre ont pénétré la société tout entière. Lorsque Marx écrivit ses
premières réflexions sur le travail abstrait, il avait effectivement devant les yeux ce travail
non-spécifique : "Cet état de choses a atteint son plus haut degré de développement dans
la forme d'existence la plus moderne des sociétés bourgeoises, aux États-Unis. C'est là
seulement, en effet, que l'abstraction de la catégorie « travail », « travail en général »,
travail sans phrases, point de départ de l'économie moderne, devient vérité pratique"
(42/39, Grund. I, p. 39). Mais il souligna en même temps que le travail abstrait, en tant
que simple dépense de force de travail, n'est pas une donnée naturelle, mais le résultat
d'une évolution historique : "Cet exemple du travail montre d'une façon frappante que
même les catégories les plus abstraites, bien que valables - précisément à cause de leur
abstraction - pour toutes les époques, n'en sont pas moins, sous la forme déterminée de
cette abstraction même, le produit de rapports historiques et n'ont leur entière validité que

pour ces rapports et à l'intérieur de ceux-ci" (42/39, Grund. I, p. 39)61. Dans la

60"Le travail abstrait ne serait donc essentiellement rien d'autre que le « devenir-vide » du travail des «

producteurs immédiats », c'est-à-dire la séparation des « puissances intellectuelles » d'avec le procès de


production même jusqu'à réduire celui-ci à un travail répétitif, sans contenu et vidé de toute puissance
scientifique provenant de l'échange avec la nature, et donc à un travail abstrait comportant indifférence et
frustration. Cette analyse apparemment « critique » du travail abstrait se base en vérité sur une grande
confusion des concepts. Elle reste, sans s'en apercevoir, sur le plan du « travail concret » qui, en tant que tel,
implique le « travail abstrait » sur un plan tout à fait différent. [...] La division capitaliste du travail et son
développement technique et matériel ne sont pas la cause et l'essence, mais plutôt la conséquence et la forme
phénoménale du principe formel tautologique du « travail » social. Je veux appeler cette forme phénoménale sur
le plan matériel et technique l'empirique devenir-abstrait du travail, en le distinguant du principe formel du travail
abstrait lui-même" (Kurz 1991, pp. 27-28).
61En analysant le caractère historiquement de plus en plus homogène des travaux (à la différence, par exemple,

du système de castes), Roubin affirme que "c'est seulement à un niveau déterminé du développement social et
53
Contribution, Marx identifie deux abstractions différentes : d'un côté un procès de
production de plus en plus mécanisé qui fait abstraction des qualifications particulières
qu'ont les forces de travail - donc le remplacement du travail qualifié par du travail
simple -, de l'autre le "travail abstrait" comme abstraction conceptuelle. Aussi dans la
première édition du Capital, où au début du premier chapitre Marx ne parle pas encore du
travail abstrait, mais seulement du "travail" comme substance de la valeur, il mesure tout
de suite le travail créateur de valeur sur le simple travail moyen (Pr. édition, p. 28). Ici, le
concept de "travail abstrait" est introduit seulement à l'occasion de l'analyse de la forme
valeur simple (Pr. édition, p. 54). Ce n'est que dans la deuxième édition que Marx
distingue rigoureusement entre le travail simple en tant que travail moyen et le travail
abstrait comme détermination formelle, commençant tout de suite avec le travail abstrait

comme substance de la valeur62.


Mais il n'est pas du tout nécessaire (et en effet il n'en était pas ainsi dans les sociétés
pré-capitalistes) que le caractère social du travail prenne une existence séparée à côté de son
caractère concret et privé. Dans les sociétés qui ont précédé la production marchande, les
travaux déterminés sont sociaux justement dans leur forme naturelle, en tant que
particularité : "C'est la forme de service « en nature » du travail, c'est donc sa particularité
et non son universalité, comme c'est le cas sur la base de la production marchande, qui en

est ici la forme immédiatement sociale" (23/91, Cap. I, p. 88) 63. Dans la famille paysanne
patriarcale, "les divers travaux qui sont à l'origine de ces produits, culture, élevage, filage,

dans une forme sociale d'économie déterminée que le travail de l'individu possède le caractère d'une forme de
manifestation du travail humain en général. Il ne serait peut-être pas exagéré de dire que les concepts de
l'homme en général et de travail humain en général sont apparus sur la base de l'économie marchande" (ETV, p.
189).
62Roubin choisit, à notre avis, une solution un peu trop facile lorsqu'il affirme que les aspects divers du concept

marxien de travail abstrait - qui selon nous sont insuffisamment séparés chez Marx lui-même - couvrent les
différentes significations possibles de ce concept : il parle du "travail abstrait, qui à son tour (comme le concept
de valeur) nous est apparu d'abord sous son aspect qualitatif (forme sociale du travail), puis son aspect
quantitatif (travail socialement nécessaire). La valeur nous est ainsi apparue comme l'expression du travail
abstrait, exprimé sous ses aspects qualitatif et quantitatif" (ETV, p. 113).
63Cf. la version donnée par Marx lui-même : "La forme naturelle du travail, sa particularité - et non sa

généralité, son caractère abstrait, comme dans la production marchande - en est aussi la forme sociale" (MEGA
II, 7, p. 58).
54
tissage, confection, etc., sont sous leur forme naturelle des fonctions sociales" (23/92, Cap.
I, p. 89; italiques A. J.; tr. mod. [Naturalform nous semble quelque chose de plus vaste que
prestations en nature, comme le traduit Lefebvre]). L'analyse marxienne de la forme valeur
a établit que la marchandise ne peut pas s'échanger avant qu'elle se soit transformée en
argent, parce que l'argent est la seule marchandise qui peut s'échanger avec n'importe
quelle autre marchandise. Aucune marchandise ne possède donc en elle-même l'aptitude
à pouvoir être échangée ; elle a cette aptitude seulement à côté d'elle, comme une qualité
extérieure. Il n'est pas du tout assuré d'avance que les marchandises réussissent à
atteindre cette forme où elles peuvent s'échanger avec toutes les autres, c'est-à-dire à se
transformer en argent. Cela est la base du dédoublement et de l'inversion, déjà mentionnés,
qui, en tant que mots-clefs de la théorie de Marx, nous permettent de parler d'une identité
de la théorie de la valeur et de la théorie du fétichisme. La marchandise se base sur un
dédoublement, où les travaux privés effectués par les producteurs individuels doivent
assumer des propriétés qui sont différentes et même le contraire de leurs propriétés
concrètes. C'est seulement là où au niveau social les producteurs individuels produisent
séparés l'un de l'autre, que la production des marchandises domine (avant, elle n'existait
que dans des "niches") : "Ne peuvent se présenter face à face comme marchandises que les
produits de travaux privés autonomes et indépendants les uns des autres" (23/57, Cap. I,
p. 48). L'aptitude des produits individuels à pouvoir être échangés ne réside pas dans leur
caractère concret et utile, mais doit exister à côté des produits et de leur utilité, séparée
d'eux : "Le fait que la production n'est pas réellement soumise au contrôle de la société en
tant que production sociale se manifeste donc d'une façon frappante : la forme sociale de
la richesse existe en tant qu'objet en dehors d'elle", ce qui dans le capitalisme arrive jusqu'à
"la forme la plus grotesque qui soit, celle d'une contradiction, d'un non-sens absurde"
(25/589, Cap. III, p. 607).

La socialisation à travers le travail abstrait

Nous avons déjà dit que le travail abstrait n'est pas identique au travail socialement
égalisé. Dans tout mode de production, souligne Marx, la société doit en quelque sorte
saisir les travaux concrets des individus, qui en tant que tels sont totalement

55
incommensurables, comme parties du travail social total, autant pour régler leur
distribution appropriée dans les différentes branches de la production que pour mesurer
les contributions des producteurs individuels (au moins dans une société non-
communiste). Mais là où ne prédomine pas la production moderne de marchandises, c'est
précisément en tant que travaux concrets que les travaux sont sociaux, soit comme
conséquence de la division "naturelle" du travail dans les modes de production patriarcal,
esclavagiste ou féodal, soit comme fonctionnement d'une société future régulant
consciemment sa production. Aussi à l'intérieur d'une usine, les ateliers n'échangent pas
entre elles des valeurs, mais chaque produit, chaque travail fait immédiatement partie du
travail général distribué. Ici, c'est à travers sa valeur d'usage que chaque produit se réfère
aux autres valeurs d'usage. C'est seulement dans la production de marchandises que
l'aspect social de la production, l'aptitude du travail particulier et de son produit à valoir
comme partie du travail et de la production totaux, résident justement dans leur manque
de qualité, dans leur existence comme pure quantité. Donc, d'un côté il est vrai qu'il ne
faut pas du tout identifier le travail abstrait avec la dépense purement physiologique
d'énergie, ni avec la réduction - qui, bien sûr, a lieu continuellement - de tous les travaux

compliqués à un simple travail moyen64. Mais dans la production de marchandises c'est


effectivement la forme non-sociale, absolument privée de qualité, du travail, à savoir la
simple durée de sa dépense, qui devient la forme sociale : "Elle manifeste ainsi qu'au sein
de ce monde des marchandises, c'est le caractère universellement humain du travail qui
constitue son caractère spécifiquement social" (23/81, Cap. I, p. 77). Au Moyen Âge, au
contraire, "ce sont les travaux déterminés des individus sous leur forme naturelle, c'est la
particularité et non la généralité du travail, qui constituent ici le lien social" (13/21 Contr.,
p. 13). Dans la production de marchandises, la forme naturelle du produit individuel du
travail sert seulement comme "porteur" de la valeur d'échange. Pour participer à
l'échange, au monde des marchandises, le produit du travail doit se dédoubler. Cela n'est
pas du tout "naturel", parce que, comme nous l'avons dit, dans les sociétés non basées sur
la production marchande le produit individuel du travail possède déjà en lui-même son
caractère social et n'a pas besoin de se poser comme équivalent d'un caractère social qui

64Les rares interprètes de Marx à l'époque de la Deuxième Internationale qui se sont occupés du concept de

travail abstrait sont tous tombés dans l'une ou l'autre de ces méprises. Il est étonnant de voir combien de pages
Roubin a cru devoir consacrer à leur réfutation.
56
existe en dehors de lui. Dans l'analyse de la forme valeur, qui en apparence est purement
formelle et où Marx ne prend pas en considération que l'échange de trois ou quatre
marchandises, tout l'essentiel est déjà contenu dans la "forme-valeur simple, singulière ou
contingente [...] 20 aunes de toile = 1 habit, ou encore : 20 aunes de toile valent 1 habit".
Marx continue en disant que "le secret de toute forme-valeur réside dans cette forme-
valeur simple. C'est donc l'analyse de cette forme simple qui présente la véritable

difficulté" (23/63, Cap. I, p. 55) 65. C'est à cette analyse que Marx consacre le plus de
temps ; la forme valeur totale, la forme générale et la forme argent en découlent
rapidement comme de simples conséquences. Elle contient déjà toute l'analyse du mode
de socialisation qui distingue le capitalisme. Dans la première édition, Marx dit que la
"forme première ou simple de la valeur relative" "est un peu difficile à analyser parce
qu'elle est simple", en ajoutant dans une note en bas de page : "Elle est, pour ainsi dire, la
forme cellulaire ou, comme dirait Hegel, l'en-soi de l'argent" (Pr. édition, p. 49). Bref : ce
qui, au niveau le plus abstrait, représente pour Marx la caractéristique principale de la
production de marchandises et de la société fondée sur elle et en constitue, pour ainsi
dire, son "concept", c'est le fait que le travail, l'activité fondamentale de l'homme, à travers
laquelle il est membre de la société, possède ce caractère social comme quelque chose
d'extérieur dont il doit s'emparer à travers l'échange.
L'échange, pour Marx, n'est naturel pas non plus. Dans sa Critique du programme de
Gotha il reproche justement aux sociaux-démocrates cette ontologisation de l'échange :
"Dans la société coopérative fondée sur la propriété collective des moyens de production,
les producteurs n'échangent pas du tout leurs produits ; de même, le travail dépensé pour
ces produits n'apparaît pas ici comme valeur de ces produits, comme une qualité objective
qu'ils possèdent ; en effet, contrairement à ce qui se passait dans la société capitaliste, où
les travaux individuels ne prenaient d'existence qu'après un détour, ils existent désormais
d'une façon immédiate, en tant que partie intégrante du travail total" (19/19-20 - Gotha, p.
1418, tr. mod.). Là où l'"échange" se déroule dans la production elle-même (par exemple
entre les ateliers d'une usine), il ne s'agit pas du tout d'un échange de marchandises sur la

65Pour écarter l'idée qu'il s'agirait d'une sorte de continuité matérielle entre la toile et l'habit, peut-être vaut-il

mieux se référer à l'exemple qu'utilise Marx dans la Contribution : "C'est ainsi qu'un volume de Properce et huit
onces de tabac à priser peuvent représenter la même valeur d'échange, malgré le caractère disparate des valeurs
d'usage du tabac et de l'élégie" (13/16, Contr., p. 8).
57
base de la valeur. Sur la page suivante des Grundrisse, Marx a rassemblé toutes les
déterminations essentielles de l'opposition qu'il établit entre le caractère social du travail en
tant qu'immédiat et en tant que médiatisé à travers l'échange : "L'échange ayant lieu à l'origine
dans la production - qui ne serait pas un échange de valeurs d'échange, mais d'activités
déterminées par des besoins collectifs, par des fins collectives - inclurait d'emblée la
participation de l'individu singulier au monde collectif des produits. Sur la base des
valeurs d'échange, c'est seulement par l'échange que le travail est posé comme universel.
Sur cette base-là, il serait posé en tant que tel avant l'échange ; c'est-à-dire que l'échange
des produits ne serait absolument pas le médium permettant la participation de l'individu
singulier à la production universelle. Il faut naturellement qu'il y ait médiation. Dans le
premier cas, qui part de la production autonome des individus singuliers - pour autant
que ces productions autonomes se déterminent, se modifient post festum sous l'effet de
leurs relations réciproques -, la médiation a lieu par l'échange des marchandises, la valeur
d'échange, l'argent, qui sont tous des expressions d'un seul et même rapport. Dans le
deuxième cas, c'est dans la présupposition elle-même que se tient la médiation ; c'est-à-dire
qu'on présuppose une production collective, le caractère collectif comme base de la
production. Le travail de l'individu singulier est posé d'emblée comme travail social.
Quelle que soit donc la configuration matérielle particulière du produit que l'individu
singulier crée ou aide à créer, ce qu'il a acheté avec son travail n'est pas un produit
particulier déterminé, mais une participation déterminée à la production collective. C'est
aussi pour cela qu'il n'a pas de produit particulier à échanger. Son produit n'est pas une
valeur d'échange. Pas besoin de transformer d'abord le produit en une forme particulière
pour qu'il acquière un caractère universel pour l'individu singulier. Au lieu d'une division
du travail qui s'engendre nécessairement dans l'échange de valeurs d'échange, on aurait
une organisation du travail ayant pour conséquence la participation de l'individu
singulier à la consommation collective. Dans le premier cas, le caractère social de la
production n'est posé que post festum, que par la promotion des produits au rang de
valeurs d'échange et par l'échange de ces valeurs d'échange. Dans le deuxième cas, c'est le
caractère social de la production qui est présupposé et la participation au monde des
produits, à la consommation, n'est pas médiatisée par l'échange de travaux ou de produits
du travail indépendants les uns des autres" (42/104, Grund. I, pp. 108-109).

58
L'égalisation - jamais garantie - du produit de travail avec une autre marchandise
dans laquelle s'exprime immédiatement le travail social n'est pas du tout un procès
innocent ou un procédé purement technique. Il s'agit plutôt d'une inversion, dont Marx
énumère les formes les plus importants déjà dans l'analyse de la forme valeur : "La valeur
d'usage devient la forme phénoménale de son contraire, la valeur" (23/70, Cap. I, p. 64),
"le travail concret y devient la forme phénoménale de son contraire, du travail humain
abstrait" (23/73, Cap. I, p. 67) et "le travail privé y devient la forme de son contraire, y
devient travail sous une forme immédiatement sociale" (23/73, Cap. I, p. 67). Dans sa
critique de l'économie, Marx développe encore beaucoup d'autres formes d'inversion et il
souligne leur identité avec le fétichisme : "Nous retrouvons là l'inversion du rapport que
nous avons déjà rencontrée en étudiant l'argent et désignée par le terme de fétichisme. Le
capitaliste lui-même n'est détenteur de puissance que comme personnification du capital "
(26.1/365, Théories I, p. 456). Ainsi comprend-on mieux, pour revenir à ce sujet, la
différence du travail abstrait de Marx d'avec le travail analysé par l'économie politique
classique : ce n'est pas le travail de l'individu singulier qui fait la valeur, mais c'est le
travail social total, et le travail de l'individu singulier n'est pris en compte que comme

partie du travail total66. Les créateurs vifs et concrets des produits de travail ne comptent
donc que comme articulations du travail total. Celui-ci n'apparaît pas comme universalité
concrète, comme la somme des travaux particuliers, mais comme universalité abstraite qui
réduit tous les travaux particuliers à des expressions purement quantitatives de cette
universalité abstraite, et pour laquelle leur contenu concret, leur valeur d'usage, n'est rien
qu'un facteur subordonné.
Cette inversion est due au rapport réciproque du travail abstrait et du travail
concret qui produit l'abstraction réelle. Le travail abstrait sans relation avec le travail
concret pourrait être aussi bien une abstraction faite seulement dans l'esprit, comme
lorsqu'on parle de l'"animal" sans qu'y corresponde quelque chose de réel. Le travail
abstrait dans le sens capitaliste n'existe que là où il entre en rapport avec le travail concret
: "Il est relativement facile de distinguer la valeur d'une marchandise de sa valeur d'usage,
ou le travail formateur de valeur d'usage du même travail simplement considéré comme
dépense de force de travail humaine [...] S'excluant l'une l'autre par elles-mêmes, ces

66"La valeur d'échange d'une chose n'est rien d'autre que l'expression spécifiée quantitativement de sa capacité

59
déterminations opposées et abstraites sont faciles à distinguer. Il en va autrement de la
forme valeur qui n'existe que dans le rapport de marchandise à marchandise" (Pr. édition,
pp. 57 et 59). Dans la forme valeur analysée par Marx, une marchandise concrète sert à
exprimer de façon sensible la "valeur" d'une autre marchandise. Cela signifie que sa forme
concrète, sa valeur d'usage, son corps de marchandise incarnent la qualité non-sensible
d'une autre marchandise. Mais les sujets agissants n'en ont pas conscience, parce qu'ils
attribuent à la marchandise comme une qualité naturelle d'avoir telle ou telle autre
"valeur" : "Il s'agit d'un rapport social particulier des producteurs où ils posent en équivalents les
différents types de travail utile comme étant du travail humain. Il s'agit également d'un rapport
social des producteurs, quand ceux-ci mesurent la grandeur de leurs travaux au moyen de
la durée de la dépense de force de travail humaine. Mais, à l'intérieur de notre commerce, ces
caractères sociaux de leurs propres travaux leur apparaissent comme des propriétés naturelles
sociales, comme des déterminations objectives des produits mêmes du travail. C'est ainsi que
l'égalité des travaux humains leur apparaît comme la propriété d'être valeur que possèdent
les produits du travail ; que la mesure du travail par le temps de travail socialement
nécessaire leur apparaît comme la grandeur de valeur des produits du travail ; et qu'enfin la
mise en rapport social des producteurs par leurs travaux leur apparaît comme un rapport
de valeur ou comme un rapport social de ces choses que sont les produits du travail. C'est
précisément pour cela que les produits du travail leur apparaissent comme des marchandises,
comme des choses sensibles suprasensibles ou, en d'autres termes, sociales " (Supplément,
pp. 139 et 141, tr. mod.). Les sujets n'exécutent pas consciemment ce procès, mais c'est
derrière leur dos que se passe une inversion où l'objet concret et sensible ne compte que
comme incarnation de la valeur abstraite et suprasensible. C'est pourquoi Marx appelle la
marchandise une chose "sensible-suprasensible", une contradiction existante, parce qu'elle

abrite en soi à la fois deux qualités qui s'excluent l'une l'autre67. Le fait que "la valeur
d'usage devienne la forme de manifestation de son contraire, la valeur", ne constitue pas

de servir de moyen d'échange" (42/129-130, Grund. I, p. 138).


67La marchandise est en même temps elle-même et "son autre" : l'argent. Par conséquent, on peut y voir, parlant

en termes hégéliens, l'identité de l'identité et de la non-identité. "La marchandise est dans son essence égale à
l'argent et cependant distincte de lui. On sait que cette « unité de la diversité » est caractérisée par le terme
hégélien de dédoublement [...] L'égalisation marchandise-argent est le dépassement économique du théorème de
60
pour Marx une chose qui va de soi, mais une contradiction qui dévoile la nature fétichiste
d'une société dans laquelle les hommes attribuent aux choses sensibles des qualités
suprasensibles qui en apparence leur reviennent par nature, mais qui en vérité leur sont
prêtées par l'homme. Ce n'est pas seulement dans les écrits de jeunesse, mais aussi bien
dans le Capital que Marx parle de "l'inversion du sujet et de l'objet qui se produit dès le
procès de production. Dès ce moment-là nous avons vu toutes les forces productives
subjectives du travail se présenter comme forces productives du capital. D'une part la
valeur, le travail passé qui domine le travail vivant, est personnifiée dans le capitaliste ; de
l'autre, l'ouvrier n'apparaît au contraire que comme la simple force de travail objectivée,
comme une marchandise. Ce renversement donne nécessairement naissance, dès le
rapport de production simple, à la représentation fausse correspondante ; et cette
transposition dans la conscience connaît un nouveau développement en raison des
métamorphoses et des modifications du procès de circulation proprement dit" (25/55,
Cap. III, p. 55). Marx décrit ici la "représentation renversée" du rapport entre le sujet et

l'objet en tant que conséquence du "rapport réellement renversé" 68. Dans les Résultats du
procès de production immédiate, Marx souligne encore plus cette continuité fétichiste : "Au
niveau de la production matérielle [...] nous trouvons le même rapport qu'au niveau de
l'idéologie, dans la religion : le sujet est transformé en objet, et vice versa" (, Résultats, p.
142). "Des marchandises figurent comme acheteuses de personnes", parce que les conditions
matérielles du travail "apparaissent comme des fétiches doués d'une volonté et d'une âme
propres" (Résultats, p.165).
Il est important de souligner que Marx analyse la dialectique du concret et de
l'abstrait, de la valeur d'usage et de la valeur d'échange, et non seulement l'abstraction et
la valeur d'échange. Il précise : "La valeur d'usage joue chez moi un rôle bien autrement
important que dans l'économie traditionnelle" (19/371 Wagner, p. 1545). Chez lui, "la

l'identité. Il faut déjà avoir à l'esprit la différence structurelle qu'il y a entre la « mesure » de la valeur et la
mesure d'une propriété naturelle" (Backhaus 1969, pp. 21-22).
68C. Napoleoni, dans ses Lezioni sul sesto capitolo inedito di Marx (c'est-à-dire les Résultats du procès de production

immédiat, dont la publication en italien en 1969 avait suscité un large écho), propose de comprendre cette
inversion comme une forme plus spécifique de l'"aliénation" : dans l'exploitation précapitaliste le travail est
aliéné, parce qu'il est toujours soumis à d'autres, mais le rapport du travailleur avec son travail reste le rapport
61
valeur d'usage ne reste pas morte comme simple présupposé" (42/240, Grund. I, p. 259)
comme chez Ricardo, "qui en fait purement et simplement abstraction" (42/193, Grund. I,
p. 208) et qui "n'entretient que des rapports exotériques avec la valeur d'usage" (42/546,
Grund. II, p. 138). Malgré ces mises au point, on a souvent considéré la théorie de Marx

comme si elle faisait la même chose69. Marx a justement reproché aux économistes
bourgeois de s'occuper seulement des relations purement qualitatives (25/270, Cap. III, p.

275)70. Si la marchandise est la "cellule germinale" de tout le capitalisme, cela signifie que
la contradiction entre l'abstrait et le concret qu'elle contient revient à chaque stade de
l'analyse, en constituant d'une certaine façon la contradiction fondamentale de la formation
sociale capitaliste. Dans l'argent "se présente dans toute sa pureté la contradiction
fondamentale contenue dans la valeur d'échange et dans le mode de production social
correspondant" (42/166, Grund. I, p. 180). Cette contradiction ne reste pas statique, mais
se met en mouvement : "La marchandise est unité immédiate de valeur d'usage et de valeur
d'échange, c'est-à-dire de deux réalités opposées. Elle est donc une contradiction immédiate.
Cette contradiction doit se développer dès lors qu'une telle marchandise n'est plus
considérée analytiquement comme elle l'a été jusqu'ici, tantôt du point de vue de la valeur
d'usage, tantôt du point de vue de la valeur d'échange, mais qu'en sa qualité de tout elle
est mise réellement en rapport avec d'autres marchandises. Or, ce qui met réellement les

marchandises en rapports mutuels, c'est leur procès d'échange" (Pr. édition, p. 109)71.

d'un sujet (même si dépouillé de son humanité) avec l'attribut du sujet, tandis que dans le rapport capitaliste le
travail est le sujet et le travailleur l'attribut (Napoleoni 1974, p. 83).
69Rosdolsky n'a pas seulement été un des premiers à rappeler l'importance de la valeur d'usage chez Marx,

mais il a aussi résumé très bien son rôle aux divers niveaux de l'analyse de Marx (Rosdolsky 1976, pp. 112-140).
Avant lui, H. Grossmann (1940) s'était engagé dans le même genre de démonstrations.
70Pour donner un exemple : dans sa forme de capacité sociale de consommation, la valeur d'usage constitue une

limite pour l'expansion de la valeur qui fait que "l'indifférence de la valeur en tant que telle face à la valeur
d'usage se trouve ainsi dans une position aussi fausse que la substance et la mesure de la valeur en tant que
travail objectivé" (42/320, Grund. I, p. 346).
71Le commentaire de Rosdolsky est notable pour son époque : "Loin d'être une construction « métaphysique »

factice, la contradiction mentionnée représente plutôt la forme la plus générale où se concentrent les conditions
d'existence et les formes de développement réelles de l'ordre économique bourgeoise. Elle ne fait en réalité
qu'exprimer d'une autre manière le fait que dans une société de producteurs privés atomisés, le travail de
62
L'inversion qui caractérise cette société est donc au fond une relation inversée de l'abstrait
et du concret, où le concret devient un simple porteur de l'abstrait. Nous citerons
intégralement un passage du "supplément" à la première édition qui est probablement la
meilleure description chez Marx de cette inversion, et est remarquable aussi par la critique
implicite de Hegel qui s'y trouve : "À l'intérieur du rapport de valeur et de l'expression de
valeur qui y est incluse, ce qui est abstrait et général ne compte pas comme propriété de ce
qui est concret, sensible et réel, mais, à l'inverse, ce qui est sensible et concret ne compte
que comme forme phénoménale ou forme de réalisation déterminée de ce qui est abstrait
et général. Par exemple, à l'intérieur de l'expression de valeur de la toile, ce n'est pas le
travail du tailleur contenu dans l'équivalent habit qui possède la propriété générale d'être en
outre du travail humain. Au contraire. Être du travail humain compte comme son essence ;
être du travail de tailleur ne compte que comme forme phénoménale ou comme forme de
réalisation déterminée de cette essence qui est sienne [...] Ce renversement grâce auquel ce qui est
sensible et concret ne compte que comme forme phénoménale de ce qui est abstrait et
général, au lieu qu'à l'inverse ce qui est abstrait et général compte comme propriété du
concret, un tel renversement caractérise l'expression de valeur. Il rend en même temps
difficile la compréhension de cette dernière. Si je dis : le droit romain et le droit allemand
sont l'un et l'autre des droits, cela se comprend de soi-même. Mais si je dis au contraire : le
droit, cette chose abstraite, se réalise dans le droit romain et dans le droit allemand, c'est-à-
dire dans des droits concrets, l'interconnexion devient alors mystique" (Pr. édition, pp. 131
et 133).

Il faut distinguer entre la socialisation au niveau matériel et la socialisation au


niveau proprement social : "En fait, toutes les valeurs d'usage ne sont marchandises que
parce qu'elles sont les produits de travaux privés indépendants les uns des autres, travaux
privés qui, pourtant, dépendent matériellement les uns des autres en tant que membres
particuliers, bien qu'autonomisés, du système naturel et spontané de la division du travail "
(Pr. édition, p. 83, tr. mod.). Au niveau matériel, chaque mode de production est socialisé,

l'individu n'est pas immédiatement social (ni ne peut l'être), mais doit d'abord s'avérer tel par la négation de soi-
même, de son caractère originaire" (Rosdolsky 1976, p. 168).
63
et la question est seulement le plus ou le moins72. Mais au niveau social est socialisé
seulement le mode de production où chaque travail dans sa forme concrète fait
immédiatement partie de la division sociale du travail, en servant donc à la satisfaction
des besoins. Selon Marx, cela se passe dans toutes les sociétés précapitalistes (bien que
l'échange de marchandises puisse y avoir lieu, surtout entre les différentes communautés),
mais non dans le capitalisme. Bien que dans la production marchande, au niveau matériel
le producteur individuel, ou l'unité de production particulière, soit beaucoup plus
socialisé que dans les modes de production précédentes, il produit pour une sphère
anonyme de l'échange, et c'est seulement a posteriori, et indépendamment de tout agir

humain conscient, que cette sphère peut donner au travail un caractère social73. Comme
on le sait, elle peut tout aussi bien ne pas le faire. Dans le capitalisme, l'interconnexion
existe, au niveau matériel, déjà avant tout échange, mais elle ne peut pas, pour ainsi dire,
entrer en fonction, elle se "ratatinerait", si la socialisation proprement sociale ne s'y
ajoutait de façon extérieure : "Cette interconnexion sociale matérielle des travaux privés
exécutés indépendamment les uns des autres n'est cependant médiatisée et, donc, ne se
réalise que par l'échange des produits de ces travaux" (Supplément, p. 133). C'est justement
le machinisme qui transforme le capitalisme dans une société qui au niveau matériel est
socialisée à un très haut degré ; et il est d'autant plus absurde qu'elle est, au niveau social,
beaucoup moins socialisée que les sociétés précédentes : "La machinerie [...] ne fonctionne
que grâce à un travail immédiatement socialisé ou commun" (23/407, Cap. I, p. 433). Marx
parle de la "propriété capitaliste, qui de fait repose déjà sur un système de production
social", et il en tire la conséquence optimiste que sa transformation en "propriété sociale"
sera très facile (23/791, Cap. I, p. 857). En effet, "la production capitaliste détruit la base

de la production marchande, la production individuelle autonome" (Résultats, p. 77)74.

72"Le travail de chaque personne est un travail social justement parce qu'il se distingue du travail des autres

membres de la société dont il constitue une intégration matérielle. Le travail dans sa forme concrète est
immédiatement social" (DK, p. 12).
73"On pourrait même dire : plus les travaux deviennent des « travaux privés », moins ils sont « indépendants

l'un de l'autre » au sens concret et matériel" (Kurz 1991, p. 41).


74En effet, déjà dans le Short outline Marx pensait que "le capital par actions, en tant que forme la plus accomplie"

du capital, allait déjà "débouchant sur le communisme" (29/312, Corr. V, p. 171 ; cf. aussi Cap. III, p. 461). Mais
64
De même que la socialisation matérielle se distingue de la socialisation formelle, de
même la richesse matérielle et la richesse abstraite, la production de valeurs d'usage et la
production de valeur se distinguent entre elles. Ici, nous avons affaire à deux niveaux de
réalité complètement différents : "À l'argent, « forme générale de la richesse », valeur
d'échange promue à l'autonomie, s'oppose tout le monde de la richesse réelle. L'argent est
la pure abstraction de la richesse, donc une grandeur imaginaire fixée par ce moyen. Là
où la richesse générale semble exister très matériellement, d'une façon tout à fait tangible;
elle n'a d'existence que dans ma tête, elle est pure imagination de mon cerveau [...] Si je
veux le retenir, il s'évapore dans ma main, devient un simple fantôme de la richesse"
(Urtext, p. 228, presque les mêmes mots en 42/160, Grund. I, p. 174). Dans la production
de marchandises c'est seulement et exclusivement la dépense de force de travail qui
compte, sans égard à la forme de valeur d'usage dans laquelle cette dépense se réalise :
"Si, par suite de quelque circonstance, la force productive de tous les travaux diminuait
dans la même mesure, de telle sorte que toutes les marchandises exigent plus de temps de
travail pour leur production, et que cette augmentation s'effectue dans la même
proportion, la valeur de toutes les marchandises aurait augmenté, l'expression concrète de
leur valeur d'échange serait restée la même, et la richesse réelle de la société aurait
diminué, puisqu'il lui aurait fallu plus de temps de travail pour créer la même masse de
valeurs d'usage" (13/27-28 Contr., p. 19). La production n'est qu'une annexe, "un

intermédiaire inévitable, un mal nécessaire pour faire de l'argent" (24/62, Cap. II, p. 63)75.
Selon Marx, "l'or et l'argent [sont] la première forme sous laquelle la richesse est fixée en
tant que richesse sociale abstraite" (13/105 Contr., p. 92). La valeur n'est rien d'autre

qu'une forme sociale d'organisation76 qui n'enrichit pas la société77, la création d'un lien
social que n'est pas produit dans la production même, mais qui existe à côté d'elle, dans

ici nous ne pouvons pas approfondir cette idée et suivre ses vicissitudes chez Engels, Lénine et la social-
démocratie.
75Marx ajoute cette remarque qui aujourd'hui est plus actuelle que jamais : "Toutes les nations adonnées au

mode de production capitaliste sont prises périodiquement du vertige de vouloir faire de l'argent sans
l'intermédiaire du procès de production" (24/62, Cap. II, p. 63).
76 Ricardo ne comprenait pas "que la richesse elle-même, sous sa forme de valeur d'échange, apparaît comme

simple médiation formelle de son existence matérielle" (42/249, Grund. I, p. 270).


65
une forme extériorisée78. Selon Marx, ses prédécesseurs n'ont compris que très vaguement
ce fait : "Dans son chapter on « Values and Riches » [chapitre sur « Valeur et richesse »]
[Ricardo] explique que la richesse de la société ne dépend pas de la valeur des
marchandises produites, bien que ce dernier point soit décisif pour every individual
producer [chaque producteur individuel]. Il aurait dû d'autant mieux comprendre qu'il est
impossible qu'une forme de production qui est exclusivement orientée vers la surplus
value, c.-à-d. fondée sur la pauvreté relative de la masse des producers, puisse être la forme
absolue de la production de la richesse comme il ne cesse de l'exposer" (26.3/123, Théories
III, pp. 148-149). Chaque fois qu'on écoute le bavardage sur la "surproduction", il faut
demander : surproduction de valeur ou de richesse ? "On ne produit pas trop de richesse.
Mais on produit périodiquement trop de richesse sous ses formes capitalistes,
contradictoires" (25/268, Cap. III, p. 274), bien qu'on ne puisse pas vraiment l'appeler
"richesse", car "l'autovalorisation du capital, création de plus-value" est un "contenu
foncièrement mesquin et abstrait" (Résultats, p. 143).

Tout ce que nous avons exposé jusqu'ici démontre que la valeur décrite par Marx se
caractérise par le fait de ne pas procéder dans le vide, mais qu'elle doit toujours lutter
contre les résistances du concret. La forme abstraite est devenue indépendante du contenu
concret et de ses lois ; et elle cherche à éterniser cette indépendance. Mais le contenu la
rejoint encore et toujours, parce qu'une forme sans contenu ne peut pas exister. Dans la
mesure où cela est un des points-clefs de notre interprétation de la critique marxienne de
l'économie, nous allons entrer un peu plus dans les détails.
La valeur se distingue par son caractère "conceptuel", suprasensible. Même la valeur
d'échange, en tant que forme phénoménale sensible de la valeur, n'est pas quelque chose
de concret, mais seulement le paradoxe d'une abstraction représentée sensiblement, mais
en tant qu'abstraction. Le même discours s'applique à l'argent. Le travail créateur de
valeur, ou, pour mieux dire, le travail en tant qu'il est conçu comme créateur de valeur, ne

77Ou il le fait d'une façon seulement indirecte, à travers l'accroissement des forces productives. Mais ici nous

devons laisser de côté le thème marxien de la prétendue "mission civilisatrice" du capital.


78Marx démontre que "sous la surface des apparences, la forme dominante de la richesse dans le capitalisme est

en effet constituée seulement par le travail (abstrait) - mais l'objet de sa critique est cette forme « essentielle »
même, et non seulement les formes de surface qui la voilent" (TLS, p. 198).
66
produit aucun contenu, il ne crée ni des produits ni des services, mais seulement une
forme pure. Il crée quelque chose qui est très difficile à comprendre et que Marx appelle
l'"objectivité de valeur" (23/87, Cap. I, p. 84). Il en parle ainsi dans la première édition :
"Pour fixer la toile comme pure expression chosifiée de travail humain, il faut faire
abstraction de tout ce qui en fait réellement une chose. L'objectivité du travail humain qui
est lui-même abstrait, sans autre qualité ni contenu, est nécessairement une objectivité
abstraite, une chose de pensée. C'est ainsi que le tissu de lin devient une chimère [...] Reflet
purement objectif du travail ainsi dépensé, la valeur de cette toile ne se réfléchit pas dans
le corps de cette dernière. Elle se révèle, obtient une expression sensible, grâce au rapport de
valeur de la toile à l'habit" (Pr. édition, p. 53). Cette "objectivité de valeur", Marx l'appelle
une "objectivité fantomatique", une "simple gelée de travail humain indifférencié" (23/52,
Cap. I, p. 43). Elle établit un plan ontologique qui est différent de l'existence concrète de la
marchandise et qui n'est pas seulement mental : "La force de travail humain à l'état fluide,
ou le travail humain, forme bien de la valeur, mais elle n'est pas elle-même valeur. Elle
devient valeur à l'état coagulé, dans une forme objective. Pour exprimer la valeur de la
toile en tant que gélification de travail humain, il faut que celle-ci soit exprimée comme
une « objectivité » qui soit à la fois, en tant que chose, distincte de la toile et lui soit

néanmoins commune ainsi qu'à d'autres marchandises" (23/65-66, Cap. I, p. 58)79, à


savoir l'aptitude à pouvoir être échangé immédiatement. Comme nous l'avons déjà dit, la
valeur en tant que forme générale du produit est donc possible et nécessaire seulement là
ou cette aptitude à pouvoir être échangé doit être produite post festum, car elle ne découle
pas directement des rapports sociaux. Même dans sa forme qui semble la plus innocente :
"20 mètres de toile ont la valeur d'un habit", la valeur est donc déjà la cause et la
conséquence d'une formation sociale où les hommes ne règlent pas consciemment leurs
rapports de production et où "leur mouvement social propre a pour les échangistes la
forme d'un mouvement de choses qu'ils ne contrôlent pas, mais dont ils subissent au

79Dans Histoire et conscience de classe, Lukács souligne que l'objectivité [Gegenständlichkeit ] de la valeur n'a rien à

voir avec la vraie objectivité des choses, et qu'elle la pousse même complètement à l'arrière-plan : "Dans le
problème de la durée du travail justement, on voit crûment que la quantification est une enveloppe réifiante et
réifiée qui s'étend sur l'essence vraie des objets et ne peut passer en général pour forme objective de l'objectivité
que si le sujet qui est en relation contemplative ou (apparemment) pratique avec l'objet, n'est pas intéressé à
l'essence de l'objet" (HCC, p. 208).
67
contraire le contrôle" (23/89, Cap. I, p. 86). Le fétichisme réside déjà dans le fait même que
l'activité sociale prend une "apparence d'objet" (23/88, Cap. I, p. 85) dans la marchandise,
la valeur et l'argent. Ceux-ci développent forcément une dynamique propre qui les amène
automatiquement à des situations tout à fait indépendantes de la volonté humaine.

L'aliénation de la communauté humaine

L'échange de leurs produits - dans le sens le plus large, comme division des travaux
et circulation de leur résultats - est ce qui lie les hommes et qui constitue leur socialité. Là
où cet échange n'est pas médiatisé par l'activité sociale consciente, mais par l'auto-

mouvement de la valeur80, il faut parler d'une aliénation du lien social : "Là ou le travail
revêt un caractère communautaire , les rapports des hommes dans leur production sociale
ne se représentent pas comme « values » of « things » [...] Dans la première partie de mon
ouvrage [la Contribution], j'ai indiqué comment le travail qui repose sur l'échange privé est
caractérisé par le fait que le caractère social du travail se « représente » comme « property »
des choses - à l'envers; qu'un rapport social apparaît comme un rapport des choses entre
elles (des products, values in use, commodities [produits, valeurs d'usage, marchandises])"

(26.3/127, Théories III, p. 153, tr. mod.) 81. La valeur, dans sa forme visible d'argent, est
devenue elle-même une forme sociale d'organisation ; ses lois sont devenues celles de la

80C'est le triomphe de la médiation sur ce qui est médiatisé, un thème qui se trouve déjà dans les premières

réflexions de Marx. Dans ses notes de lecture commentées sur les Éléments d'économie politique de James Mill
(1844) il écrit : "Rien d'étonnant à ce que ce médiateur se change en un vrai dieu, car le médiateur règne en vraie
puissance sur les choses pour lesquelles il me sert d'intermédiaire. Son culte devient une fin en soi. Les objets,
isolés de ce médiateur, ont perdu leur valeur. C'est donc seulement pour autant qu'ils le représentent qu'ils
possèdent une valeur, tandis que primitivement il semble que l'argent n'avait de valeur que dans la proportion
où c'est lui qui représentait ces choses". Ensuite Marx trace une comparaison entre la fonction médiatrice du
Christ et celle de l'argent (Mill, p. 17). Plus de vingt ans plus tard, il écrira dans le Capital : "On voit ici déjà
comment, dans toutes les sphères de la vie sociale, la part du lion échoit à l'intermédiaire [...] en religion, le «
médiateur » rejette Dieu à l'arrière-plan pour être à son tour supplanté par les curés" (23/772, Cap. I, p. 836, note
229). Dans les Grundrisse aussi l'on trouve une remarque sur la valeur d'échange comme médiation autonomisée
et une comparaison avec le Christ et les "curés" (42/250, Grund. I, p. 271).
68
médiation sociale, ce qui est le contraire de tout contrôle conscient. Ici l'on voit une
nouvelle fois que la théorie de Marx n'est rien moins qu'une théorie "économique" qui se
borne à analyser une sphère séparée de la société, pour importante qu'elle soit. Marx
entreprend plutôt une théorie des catégories fondamentales qui règlent la société
capitaliste en tous ses aspects. C'est surtout dans les Grundrisse et dans l'Urtext que Marx
parle de cet aspect : "L'argent lui-même est la communauté et ne peut en tolérer aucune
autre qui lui soit supérieure" (42/149, Grund. I, p. 161). Aussi sa diffusion détruit-elle les

communautés antiques, qui cherchèrent pour leur part à le bannir 82. L'argent devient lui-
même une communauté (Marx dit Gemeinwesen, à la lettre : "l'essence commune"), mais
non une communauté organique ou une universalité concrète, mais une universalité
extérieure et abstraite qui efface les qualités concrètes de ses membres : "L'argent est ainsi
immédiatement à la fois la communauté réelle, dans la mesure où elle est la substance
universelle de l'existence pour tous et en même temps le produit collectif de tous. Mais
dans l'argent, comme nous l'avons vu, la communauté est à la fois pure abstraction, pure
chose extérieure et contingente pour l'individu singulier et en même temps pur moyen de

satisfaction en tant qu'il est individu singulier isolé" (42/152, Grund. I, p. 164) 83. Cette

81On comprend alors que l'idée d'une "production socialiste de marchandises" est aussi sensée que celle d'un

carré rond. Mais fort heureusement il n'y a plus besoin de telles démonstrations.
82Cf. l'excellent travail de R. W. Müller, Geld und Geist [L'argent et l'esprit], qui, après avoir résumé la théorie

marxienne de l'argent, analyse le procès dans lequel l'argent, dès qu'il avait atteint sa troisième détermination
(l'argent en tant qu'argent), a commencé - à partir du VIIe siècle av. J.-C. en Ionie - à dissoudre les
communautés anciennes, en produisant en même temps les débuts de la pensée abstraite. Müller écrit : "Mais la
nature ne fournit pas d'objets identiques comme l'argent en tant qu'argent ; elle ne fournit donc aucun élément
dans le contexte d'expérience qui pourrait produire la possibilité de l'abstraction. Cette abstraction doit être
présente dans la société même comme catégorie réelle, comme expérience possible de quelque chose de réel, pour
qu'on puisse la saisir comme idée [...] L'interconnexion sociale de la vie, de plus en plus médiatisée à travers la
valeur [...] change, en tant que sujet universel, même la relation qu'ont les hommes, qui sont de manière
grandissante socialisés comme individus bourgeois, avec le milieu naturel, en la transformant en rapport abstrait
du sujet et de l'objet de la connaissance " (Müller 1977, p. 136).
83"Selon Marx, l'échange - et le travail privé qui le conditionne - sont incompatibles avec la communauté. Ils

n'existaient pas dans la communauté primitive. Ils disparaîtront dans la communauté de l'avenir. Et leur
disparition entraînera évidemment celle de la « valeur d'échange »" (Dognin 1977, II, p. 15). Dognin, dans son
commentaire intelligent à sa traduction française de la première édition du Capital insiste aussi beaucoup sur la
différence entre valeur et valeur d'échange.
69
"chose extérieure et contingente" n'a pas de relation avec les qualités individuelles de son

propriétaire, mais est simplement un objet de l'achat et de la vente 84. L'argent n'est pas
lui-même à l'origine de l'aliénation des relations sociales, mais il est l'expression de
rapports déjà aliénés. L'argent "ne peut posséder une propriété sociale que parce que les
individus se sont aliénés leur propre relation sociale en en faisant un objet" et doivent
alors essayer d'abolir cette aliénation "sur son propre terrain" à travers le développement
des "moyens de communication" - une observation particulièrement prophétique (42/94,
Grund. I, pp. 96-97). "L'échange universel des activités et produits, devenu condition
vitale pour tout individu singulier, leur connexion réciproque apparaît à ces individus
eux-mêmes comme quelque chose d'étranger, d'indépendant, comme une chose. Dans la
valeur d'échange, la relation sociale des personnes est transformée en un comportement
social des choses ; le pouvoir de la personne s'est transformé en pouvoir de choses"
(42/91, Grundr. I, p. 93). On peut alors dire de chaque individu : "Son pouvoir social, tout
comme sa connexion avec la société, il les porte sur lui, dans sa poche", c'est-à-dire comme

argent (42/90, Grund. I, p. 92)85.

Dans l'Urtext aussi, Marx, souligne que l'argent a remplacé tout autre lien social86 :
"Toux deux se comportent l'un envers l'autre comme des personnes sociales abstraites,
qui, vis-à-vis l'une de l'autre, ne représentent que la valeur d'échange en soi. L'argent est
devenu le seul nexus rerum [nœud des choses] qui les lie, l'argent sans phrase " (Urtext, p.
181). Cela signifie aussi bien que le lien social ne consiste plus dans les rapports
personnels mêmes (comme c'était le cas dans l'esclavage ou dans le féodalisme), mais
devient une chose que tout un chacun peut acquérir et perdre : "L'argent est propriété «
impersonnelle ». Il me permet de transporter sur moi, dans ma poche, la puissance sociale
et les rapports sociaux généraux : la substance de la société. L'argent remet, sous forme

84Marx avait déjà exprimé cet aspect dans le chapitre "L'argent" des Manuscrits de 1844.
85Colletti le résume ainsi : "Là où le travail est effectivement en commun, les travaux individuels sont,

immédiatement, des articulations et des parties du travail social complexe. [...] Là où au contraire le travail n'est
pas en commun et où les travaux individuels sont des travaux privés ", le rapport devient autonome. Le valeur,
l'"objectivité immatérielle " est "l'unité sociale même hypostasiée" (Colletti 1969b, pp. 281-283).
86On sait que Marx n'y voyait pas seulement un désavantage par rapport aux modes de production

précapitalistes, où chaque individu était "enraciné" (42/402 Grund. I, p. 432) dans sa forme spécifique du lien
social.
70
d'objet, le pouvoir social entre les mains des particuliers, qui exercent ce pouvoir en tant
qu'individus. Les rapports sociaux, le métabolisme même de la société, apparaissent, dans
l'argent, comme quelque chose de tout à fait extérieur, n'ayant aucune relation
individuelle avec celui qui possède cet argent ; et par conséquent le pouvoir qu'il exerce
lui apparaît comme quelque chose de purement fortuit et qui lui est extérieur" (Urtext, p.
182). À plusieurs reprises, Marx souligne que "l'argent apparaît ici en fait comme leur
communauté existant objectivement [dinglich] en dehors d'eux" (Urtext, p. 188, note 2), la
"matérialisation de leur propre connexion sociale" (Urtext, p. 223), une forme seulement
indirecte des relations humaines. Ici, la "réification" n'est pas du tout une action abusive
de l'intellect, une fausse manière de voir, mais un phénomène très réel au niveau de la
société tout entière. Parce que les individus indépendants "ne sont pas subordonnés à une
communauté naturelle, ni se la subordonnent, d'autre part, en tant qu'êtres consciemment
communautaires, il faut, en face d'eux, sujets indépendants, que la communauté naturelle
existe comme quelque chose d'objectif, tout aussi indépendant, extérieur, fortuit" (Urtext,
pp. 217-218, tr. mod.). Dans la valeur, dans l'argent, ce n'est pas seulement le travail, mais
toute la socialité des hommes qui s'oppose à eux dans la forme d'une chose sur laquelle ils
n'ont aucun contrôle et qui les menace : "Dans la société bourgeoise, par exemple, le
travailleur existe d'une manière dépourvue d'objet [objektlos], subjective; mais la chose qui
se dresse en face de lui est désormais devenue la véritable communauté qu'il cherche à dévorer
mais qui le dévore" (42/404, Grund. I, p. 434).

À la fin, le capital devient lui-même la communauté87, lorsque "les formes sociales


du travail se présentent comme formes de développement du capital, si bien que les forces
productives, ainsi développées, du travail social apparaissent comme forces productives du

87C'est surtout J. Camatte qui a souligné cet aspect dans sa série d'articles (1966-1969) dans la revue Invariance,

qui se base surtout sur une analyse des Résultats du procès de production immédiat. Déjà en 1966, lorsqu'ils étaient
encore presque totalement inconnus, Camatte y voyait "la clef de toute l'œuvre économique de Marx" (Camatte
1976, p. 301); un véritable acte de pionnier pour cette époque-là, non seulement en France. Dans le capitalisme,
le sujet est le capital, qui "est valeur procès, devenant homme (idem, p. 263), et qui "tend à devenir la société"
(idem, p. 87). Tous les présupposés du capital deviennent capital eux-mêmes, y compris le salaire (idem, p. 1O5),
parce que le capital transforme le travail lui-même en capital. "Ainsi ce n'est plus le travail, moment défini et
particulier de l'activité humaine, qui est soumis et incorporé au capital mais tout le procès de vie des hommes.
Le procès d'incarnation (Einverleibung ) du capital, commencé en occident il y a prés de cinq siècles, est terminé.
Le capital est désormais l'être commun oppresseur des hommes" (idem, p. 114).
71
capital [...] en étant soumis au capital, les ouvriers deviennent des éléments de ces
formations sociales, qui se dressent en face d'eux comme formes du capital lui-même, mais
sans leur appartenir" (Résultats, p. 251, tr. mod.). Toutes les puissances sociales, de la
communauté, deviennent puissances du seul capital : "Le capital apparaît de plus en plus
comme un pouvoir social dont le capitaliste est l'agent. Il semble qu'il n'y ait plus de
rapport possible entre lui et ce qui peut créer le travail d'un individu isolé ; le capital
apparaît comme un pouvoir social aliéné, devenu autonome, une chose qui s'oppose à la
société et qui lui fait face aussi en tant que pouvoir du capitaliste résultant de cette chose"
(25/274, Cap. III, p. 280, tr. mod.). Le fait qu'"un rapport social, une relation déterminée
des individus entre eux, apparaît comme un métal, une pierre, une chose purement
corporelle" (42/165, Grund. I, p. 179) et que "le produit général du procès social, ou
encore le procès lui-même en tant que produit, est un produit naturel particulier, un métal
caché dans les entrailles de la terre et qu'on en peut extraire" (13/131 Contr., p. 117) n'est
possible que là où l'universalité existe en tant que séparée des individus qui la forment.
Selon l'Urtext, dans la circulation les individus "n'existent l'un pour l'autre que comme
choses et leur relation monétaire, qui fait, pour tous, de leur communauté elle-même
quelque chose d'extérieur et partant d'accidentel, n'est que le développement de ce
rapport. L'enchaînement social, qui naît de la rencontre des individus indépendants,
apparaît vis-à-vis d'eux comme une nécessité objective et en même temps comme un lien
qui leur est extérieur : c'est cela qui représente précisément leur indépendance ; l'existence en
société est certes une nécessité, mais ce n'est qu'un moyen, qui apparaît donc aux individus eux-
mêmes comme quelque chose d'extérieur et même, dans l'argent, comme un objet tangible "
(Urtext, p. 217).
Dans les Grundrisse Marx écrit : "C'est précisément l'objectivation du caractère social,
universel du travail (et donc du temps de travail contenu dans la valeur d'échange) qui
fait de son produit une valeur d'échange" (42/101, Grund. I, p. 105). Cette citation est
notable aussi par le fait que Marx dit ici très clairement que non seulement la
transformation du produit dans la valeur, mais aussi le fait, apparemment encore plus
neutre, que le travail, dans la forme du temps de travail, se représente dans la valeur, ne
sont pas un prius, mais sont eux-mêmes la conséquence d'une certaine forme de
socialisation, celle qui se base sur le travail de producteurs privés séparés. L'objectivation
du temps de travail est une conséquence de l'objectivation du caractère social du travail,

72
de sa qualité d'être lien social. Il est sûr que les considérations de Marx sur l'aliénation du
lien social ont été influencées par Rousseau et par l'opposition que celui-ci établit entre la
communauté antique et la communauté chrétienne. "Dans le monde antique, la
communauté, le « lien social » [...] n'est pas autre chose que le nœud qui relie les individus
entre eux. Le « tout » de la communauté et les individus « particuliers » ont entre eux,
pour ainsi dire, le même rapport que celui de la main aux doigts, de la totalité du corps à
ses organes singuliers". Ni les individus ni la communauté ne peuvent pas exister
indépendamment l'un de l'autre. Dans les sociétés modernes, le lien est ultra-mondain et
possède une existence séparée, "de sorte que se réalise le paradoxe d'un rapport qui se pose
sur soi, indépendamment des entités mises en rapport [...] Ici le rapport social, le rapport
des hommes entre eux, apparaît comme anticipé, et remplacé par la relation de chaque
individu, séparé des autres tel un atome, avec Dieu [...] qui habite la profondeur même de
l'âme humaine" (Colletti 1969b, pp. 269-270).

Marx n'appelle pas simplement "injustes" la marchandise, la valeur, l'argent et les


formes plus développées de la société capitaliste, ni ne se borne à mettre en relief qu'elles
fonctionnent mal. Il les appelle tout bonnement "folles" [verrückt]. Tout ce que nous avons
dit jusqu'ici devrait faire comprendre qu'il ne s'agit pas de rhétorique. Cette "folie" a des
conséquences bien réelles : "Lorsqu'elles [les déterminations] se comportent de manière
autonome l'une par rapport à l'autre, et de manière positive, comme dans la marchandise
qui devient objet de consommation, celle-ci cesse d'être un moment du procès économique
; lorsque c'est de manière négative, comme dans l'argent, elle devient folie ; mais la folie

comme moment déterminant la vie des peuples" (42/194, Grund. I, p. 209)88. La diffusion
de l'argent est apparue ainsi aux hommes : comme une folie. "La conscience des hommes

88 Dans l'Urtext on trouve la même phrase, mais après "elle devient folie" Marx dit : "une folie engendrée par le

procès économique lui-même" (Urtext, p. 242). Ici, nous avons mis "folie" au lieu d'"absurdité", comme le dit la
traduction que nous utilisons. Bien que le texte allemand de cette phrase dans Urtext et Grundrisse soit
exactement le même, les traductions publiés par les Éditions sociales sous la responsabilité de G. Badia la
traduisent différemment à vingt ans de distance. Dans la traduction de l'Urtext de 1957 on peut lire : "Dans la
circulation simple, là où ces déterminations ont, l'une envers l'autre, un comportement autonome, s'il est positif,
comme c'est le cas dans la marchandise, qui devient objet de consommation, la circulation cesse d'être un
élément du procès économique ; là où elles ont un rapport négatif, comme dans l'argent, elle devient absurde, une
absurdité engendrée par le procès économique lui-même" (Urtext, p. 242).
73
se révolte, particulièrement dans des structures sociales qu'un développement plus poussé
des rapports de la valeur d'échange voue à la ruine, contre le pouvoir que prend vis-à-vis
d'eux une matière, un objet, contre la domination, qui semble être une pure folie, de ce
métal maudit. C'est d'abord dans l'argent, c'est-à-dire dans la forme la plus abstraite, d'où
la plus dénuée de sens, la plus inconcevable - forme d'où toute médiation a disparu - que
l'on constate la transformation des relations sociales réciproques en un rapport social fixe,
écrasant, qui subjugue les individus. Et ce phénomène est d'autant plus brutal qu'il naît
d'un monde où l'on a supposé les particuliers isolés comme des atomes, libres, agissant à
leur guise et n'ayant de relations entre eux dans la production que celles qui naissent des
besoins réciproques de chacun" (Urtext, p. 236). Leur propre socialité, leur subjectivité
apparaissaient et apparaissent aux hommes comme soumises à l'auto-mouvement

automatique d'une chose89. Marx l'exprime dans la formule que la valeur est un "sujet
automate" (23/169, Cap. I, p. 173), ou, comme il le dit déjà dans les Grundrisse : "La valeur
se présente comme sujet" (42/231, Grund. I, p. 250). Le capital est effectivement la
substance hégélienne qui devient sujet et qui incorpore toute la réalité. Le concept de
substance selon Marx peut être seulement compris en tenant toujours compte que pour
lui, autant que pour Hegel, la substance n'est pas quelque chose d'immobile, mais qu'elle

est sujet, et donc procès90.

89C'est peut-être ici, plus que partout ailleurs, qu'on voit la continuité entre les écrits de jeunesse de Marx et sa

critique postérieure de l'économie. Le concept d'"aliénation de l'être générique humain" (Gattungswesen), conçue
encore dans le sens de l'anthropologie de Feuerbach, préparait directement le concept d'aliénation de la
communauté (Gemeinwesen) et du lien social.
90Il nous semble que les auteurs suivants ont bien saisi le problème : "Le travail serait donc justement le procès

vivant, et au même temps l'élément hégémonique, donc l'universalité" et il faut le distinguer du travail dans sa
forme morte, en tant que valeur. Cette dernière forme correspond au concept habituel de substance qui identifie
la substance avec la "conservation" (AA, p. 91). "La valeur n'est donc pas pour Marx une substance intangible
figée dans l'indifférenciation, mais quelque chose qui se développe à travers des contradictions : un sujet"
(Backhaus 1969, p. 26, tr. mod.). "Ce n'est que maintenant, où l'argent en tant que capital a perdu sa fixité de
chose et est devenu procès, que la comparaison avec le concept hégélien d'esprit devient possible et raisonnable"
(Reichelt 1970, p. 249).
74
Le fétichisme n'est pas une dissimulation

Nous sommes arrivés de nouveau à l'"inversion réelle" qui trouve son expression
adéquate dans la "forme inversée" de la représentation. Maintenant nous pouvons faire un
premier bilan : par "fétichisme" Marx n'entend pas seulement une représentation fausse
des faits réels, une dissimulation - qu'elle soit consciente ou purement objective - des

rapports capitalistes d'exploitation et de domination91. Bien sûr, cette dissimulation


existe, surtout lorsqu'on dissimule le fait que la plus-value a son origine dans le surtravail
non payé et lorsqu'on identifie les données de production naturelles ou techniques avec la
forme sociale déterminée qu'elles prennent dans le capitalisme. La discussion la plus
détaillée que Marx fait de cette "dissimulation" se trouve dans le manuscrit qu'Engels a
placé comme chapitre XLVIII dans la dernière partie du troisième volume du Capital avec

le titre "La formule trinitaire" 92. La "dissimulation" est aussi l'objet des développements
de Marx sur "le capital porteur d'intérêt [qui] est la source de toutes sortes de formes
absurdes", parce que "l'absurdité du mode de représentation capitaliste atteint ici son
point culminant" (25/483, Cap. III, p. 490, tr. mod.). Ici, "le rapport capitaliste atteint sa
forme la plus extérieure, la plus fétichisée" et "le rapport social est achevé sous la forme

91Même à cet égard, Roubin a été un des premiers à poser le problème d'une façon appropriée : Dans Le Capital

"il s'agit de « matérialisation » des rapports de production, et pas seulement de « mystification » ou d'illusion
[...] Le fétichisme n'est pas seulement un phénomène de la conscience sociale, c'est aussi un phénomène de l'être
social" (ETV, p. 90) "Dans une telle société, le produit acquiert des caractéristiques sociales spécifiques (par
exemple les propriétés de valeur, de monnaie, de capital, etc.) qui font que ce produit ne se contente pas de
cacher les rapports sociaux entre les hommes, mais encore qu'il les organise, servant ainsi de lien médiateur
entre les hommes. Plus exactement, c'est justement parce que les rapports de production ne peuvent s'établir
que sous la forme de rapports entre les choses que ces choses cachent les rapports de production" (ETV, p. 28).
92Cependant, comme l'a fait observer T. Marxhausen, au chapitre XLVIII le mot "fétichisme" n'est pas présent,

mais seulement des mots appartenant à son champ sémantique, tels que "magie", "enchantement", "mystères",
"folie", "simple fantôme" (Marxhausen 1988, p. 224).
75
du rapport d'un objet, l'argent, à lui-même", de façon qu'"ici la forme fétichisée du capital
et la représentation du fétiche capitaliste atteignent leur achèvement. A-A' représente la
forme vide de concept du capital, l'inversion et la matérialisation des rapports de
production élevées à la puissance maxima [...] c'est la mystification capitaliste sous sa
forme la plus brutale (25/404-405, Cap. III, p. 407-409, tr. mod.). Dans le deuxième volume
du Capital également, il se trouvent des remarques similaires, par exemple là où Marx
parle de l'"apparence" que "le capital possède une source de mise en valeur spontanée,
source mystique, indépendante de son procès de production et par conséquent de
l'exploitation du travail, qui lui viendrait de la sphère de la circulation" (24/128, Cap. II,
p. 127). Il y dit aussi : "Les valeurs-capital avancées à la production sous forme de moyens
de production et de moyens de subsistance réapparaissent au même titre dans la valeur
du produit. Et le tour est joué : le procès de production capitaliste est devenu un mystère
impénétrable, l'origine de la plus-value contenue dans le produit est entièrement
soustraite aux regards. En même temps s'achève le fétichisme particulier à l'économie
bourgeoise, qui fait du caractère social, économique, imprimé aux choses dans le procès
social de production, un caractère naturel, découlant de la nature matérielle de ces choses"
(24/227-8, Cap. II, p. 222). Il y a des interprètes qui voient dans ces développements la
véritable analyse du fétichisme (par exemple Labica 1983). Mais ici Marx critique la façon
selon laquelle les rapports de production se reflètent dans les têtes des économistes et des
agents de la production : il s'agit donc de l'autre but du voyage, de la surface qui apparaît.

Marx y arrive peu à peu, à partir de l'analyse des formes de base93. La critique que fait

Marx de l'économie n'est pas, pour l'essentiel, une critique de la conscience capitaliste 94,

93Comme l'a démontré Rosdolsky, Marx, par rapport à ses plans originaux, est arrivé tout juste au début du

traitement des phénomènes empiriques. Il a réalisé seulement la partie sur "le capital en général". Évidemment,
celle-ci était, et de loin, la plus importante et contenait en plus déjà beaucoup de digressions empiriques. Rubel
(1968, pp. XCIV-XCVII) qualifie de "légende" l'affirmation de Grossmann et d'autres selon laquelle Marx aurait
changé le plan de son "économie" en 1862.
94Bien que, naturellement, elle aussi ramène les formes de la conscience dans le monde économique à leur

fondement : "Dans l'expression « valeur du travail », le concept de valeur est non seulement complètement
effacé, mais transformé en son contraire. C'est une expression imaginaire, comme, par exemple, valeur de la
terre. Toutefois, ces expressions imaginaires ont elles-mêmes leur source dans les rapports de production
proprement dits. Ce sont des catégories correspondant à des formes phénoménales de rapports essentiels. Il est
76
mais une critique des rapports capitalistes, donc une analyse du réel. Elle est, si l'on veut,

une critique ontologique95. Ici, l'abstraction n'est pas une pensée fausse, qui mystifie la
véritable nature du mode de production capitaliste. Elle constitue plutôt la véritable nature
de ce mode de production. Elle est réelle. Dans la Contribution nous pouvons lire : "Le fait
qu'un rapport de production social se présente sous la forme d'un objet existant en dehors
des individus et que les relations déterminées dans lesquelles ceux-ci entrent dans le
procès de production de leur vie sociale, se présentent comme des propriétés spécifiques
d'un objet, c'est ce renversement, cette mystification non pas imaginaire, mais d'une prosaïque
réalité, qui caractérise toutes les formes sociales du travail créateur de valeur d'échange.
Dans l'argent, elle apparaît seulement de manière plus frappante que dans la

marchandise" (13/35, Contr., p. 27, italiques A. J.) 96. Si Marx décrit dans le sous-chapitre
sur le fétichisme du Capital le "caractère fétiche du monde des marchandises" (ce qui
signifie que le monde des marchandises est lui-même un fétichisme), il souligne en même
temps qu'il ne s'agit nullement d'une pure illusion, comme on pourrait le dire de la

assez bien connu de toutes les sciences, sauf évidemment de l'économie politique, que, dans leur manifestation
phénoménale, les choses se représentent souvent à l'envers" (23/559, Cap. I, pp. 601-602).
95Marxhausen souligne qu'"au cours du développement de sa pensée, Marx est passé d'une utilisation

purement gnoséologique du concept de fétichisme à sa compréhension comme phénomène ontologique. A - A'


produit effectivement, comme Marx l'explique, année après année des intérêts ; il ne s'agit pas d'une erreur de
vue de la part de l'observateur" (Marxhausen 1988, p. 211). "Le « fétichisme des économistes », la « forme fétiche
du capital » et le « fétichisme du monde des marchandises » sont les étapes par lesquelles Marx, en
approfondissant le problème, des Grundrisse jusqu'au Capital, a élargi le champ sémantique du « fétichisme », en
mettant en relief finalement son caractère ontologico-gnoséologique ". Mais le troisième volume du Capital avec son
chapitre sur la "formule trinitaire", semble rester, "en ce qui concerne la qualité catégorielle, au dessous du
premier volume, ce qui pose la question si Marx, dans le troisième volume, est encore conscient du caractère
ontologique du « fétichisme », qui au premier volume était pour lui une évidence" (idem, pp. 212-213). Ces mots
sont plutôt surprenants chez un auteur de l'ex-Allemagne oriental. Mais en dernière analyse, chez Marxhausen
aussi le fétichisme se réduit à la "dissimulation" de l'origine de la plus-value : "C'est pourquoi la défétichisation
est une tâche permanente, parce que la praxis des rapports capitalistes de production reproduit la réification,
pose des formes fictives, mystifie l'essence. De ce point de vue, le fétichisme a un caractère ontologique ; il n'est
pas le produit d'une croyance ou d'une intelligence défectueuse, mais la manière dans laquelle les hommes
vivent pratiquement les exigences économiques de la société capitaliste" (idem, 223). Le fétichisme serait donc
toujours une "mystification de l'essence", une apparence ; et sa qualité ontologique résiderait seulement dans le
fait que c'est la réalité sociale, et non une volonté subjective, qui le produit.
77
religion : "C'est pourquoi les relations sociales qu'entretiennent leurs travaux privés
apparaissent aux producteurs pour ce qu'elles sont, c'est-à-dire, non pas comme des
rapports immédiatement sociaux entre les personnes dans leur travail même, mais au
contraire comme rapports de chose entre des personnes et rapports sociaux entre des

choses" (23/87, Cap. I, pp. 83-84, tr. mod.)97.


La marchandise, la valeur et l'argent sont les abstractions réelles fondamentales,
dont les autres formes (le capital, le travail salarié, la propriété foncière capitaliste,
l'intérêt, etc.) ne sont que des formes dérivées. La valeur n'est pas du tout un présupposé
naturel, qui va sans dire, de la production, qui devient important seulement lorsqu'on
passe à la plus-value, avec l'existence - incluse dans ce concept - du capital et du travail
salarié, et donc des classes de capitalistes et d'ouvriers salariés. Il faut absolument tenir
compte du fait que dans tout le premier chapitre du Capital on ne parle jamais de classes,
et que le point de départ de Marx est l'égalité des participants à l'échange, et non leur

inégalité98. Les formes élémentaires du capitalisme ont leur place à un niveau plus
profond de celui de l'existence des classes sociologiques, bien que - comme nous le
démontrerons - ces formes élémentaires ne représentent pas un premier stade qui aurait
un jour existé réellement. On peut les constater seulement au moyen d'une analyse, qui les
reconnaît comme parties élémentaires des formes plus développées. D'un point de vue

logique, c'est la valeur qui porte à la création de classes 99. C'est là un des aspects de la

96Naturellement, même ici il faudrait dire : "travail créateur de valeur".


97Les mots "rapports des choses entre personnes" manquent dans la traduction de Roy-Marx.
98Roubin a écrit déjà en 1924 que la théorie marxienne de la valeur ne néglige pas complètement les classes,

mais qu'elle les aborde en partant de l'égalité des participants à l'échange : "La théorie de la valeur, dont le point
de départ est l'égalité des marchandises échangées, est indispensable pour expliquer la société capitaliste et son
inégalité" (ETV, p. 135). L'inégalité des classes est une conséquence inévitable de la structure "égalitaire" de la
marchandise ; cette structure n'est pas une idéologie pour cacher l'inégalité réelle des classes.
99"Depuis les Grundrisse au moins, Marx ne fait plus de la lutte des classes une clé de lecture de toutes les

sociétés et ne fonde plus la notion de production sociale sur la simple production et reproduction de la vie
(boire, manger, se loger), mais sur la production et reproduction des individus et de leurs rapports sociaux (ce
qui implique évidemment du matériel et du symbolique). On peut en outre constater qu'Engels [...] tend à
substituer au rapport premier entre les formes du Capital et de la valeur des rapports dérivés entre capitalistes
et salariés, ce qui leur laisse de côté des aspects fondamentaux de l'analyse marxienne" (Vincent 1997, p. 28). Le
même essai de Vincent dit à propos du livre III du Capital : "Nulle part Marx n'y considère des classes comme
78
valeur en tant que "sujet automatique" : elle entre, pour ainsi dire, dans la peau des
hommes vivants et en fait des exécuteurs dociles de sa logique. La production de
marchandises ne peut pas exister sans la production de la plus-value, et donc sans la
création des catégories fonctionnelles du capital et du travail salarié (ce qui n'est pas
encore identique avec les capitalistes et les travailleurs salariés) : "Enfin, on ne voit pas
que l'opposition du travail salarié et du capital est déjà latente dans la détermination

simple de la valeur d'échange et de l'argent" (42/173, Grund. I, p. 188) 100. Ainsi la valeur
n'est-elle pas un phénomène "derrière" lequel se cache la "véritable" essence du

capitalisme, c'est-à-dire l'exploitation d'une classe par une autre101. Les classes n'existent
que comme exécuteurs de la logique des composants du capital, le capital fixe et le capital

des sujets agissants ou comme des acteurs collectifs intervenant consciemment dans les rapports sociaux" (idem,
p. 36).
100C'est dans l'Urtext que Marx a énoncé avec le plus de précision, et d'une manière purement conceptuelle, que

la circulation simple ne contient pas en soi le principe de son autoconservation : tant qu'elle est limitée à la
formule marchandise - argent - marchandise, elle doit encore et toujours "se ratatiner". C'est pourquoi la valeur
ne se conserve qu'avec l'accroissement ; elle doit donc porter vers une forme où à la fin du procès de circulation
la valeur est plus grande qu'au début. Mais cela ne peut avoir lieu qu'avec l'acquisition de la substance qui crée
la valeur : la force de travail.
101"Dans l'analyse de Marx, la domination sociale dans le capitalisme ne consiste pas, à son niveau le plus

fondamental, dans la domination des gens par d'autres gens, mais dans la domination des gens par des
structures sociales abstraites que les gens eux-mêmes constituent" (TLS, p. 30). - L'œuvre de Moishe Postone,
actuellement professeur à Chicago, s'enracine dans la Théorie critique et dans les discussions que celle-ci a
suscitées autour 1970. Mais il va beaucoup plus loin. Notre travail lui doit beaucoup, et nous y voyons l'une des
tentatives les plus importantes de ces dernières décennies pour reconstruire la théorie de Marx. Postone
commence son livre avec la constatation qu'il distingue "le cœur fondamental du capitalisme de ses formes du
dix-neuvième siècle", et c'est pourquoi il "n'analyse pas le capitalisme principalement dans les termes de la
propriété privée des moyens de production, ou dans les termes du marché (TLS, p. 3). Au lieu d'"une critique du
point de vue du travail" il veut proposer une "critique du travail dans le capitalisme" (TLS, p. 5), parce que "la
théorie critique mûre de Marx est, elle aussi, une critique du travail dans le capitalisme et non une critique du
capitalisme du point de vue du travail" (TLS, p. 22). La critique de Postone (qu'il identifie pourtant avec trop
peu de gêne avec celle de Marx lui-même) ne se base pas sur le "clivage entre les idéaux et la réalité de la société
capitaliste moderne, mais sur la nature contradictoire des formes de médiation sociales" (TLS, p. 67). En effet, il
voit la contradiction principale du capitalisme dans la tension grandissante entre "la connaissance et les
habiletés socialement générales dont l'accumulation est le résultat de la forme de relations sociales médiatisé par
le travail, d'un côté, et cette forme même de médiation, de l'autre" (TLS, p. 304).
79
variable : "Le capitaliste fonctionne uniquement comme personnification du capital, capital-
personne, de la même manière que l'ouvrier n'est que le travail personnifié [...] La
domination du capitaliste sur l'ouvrier est, en conséquence, domination de la chose sur
l'homme, du travail mort sur le travail vivant, du produit sur le producteur", un procès
"qui, sous un autre angle certes, nous montre, à un pôle, le capitaliste tout autant asservi
au capital que l'ouvrier, au pôle opposé" (Résultats, pp. 141-143, tr. mod.). Nous voilà
retournés à l'inversion. Au fond, le capitaliste apparaît comme la "personnification" du
caractère social du travail, de l'"atelier collectif" (Résultats, p. 249, cf. aussi 23/350, Cap. I,
p. 372). Marx a toujours refusé la théorie de la "tromperie" subjective (qui ressemble un
peu aux théories du XVIIIe siècle qui expliquaient la religion comme une "imposture
organisée par les prêtres"). Du proto-socialiste anglais Hodgskin, Marx dit : "Les effets
qu'ont les choses en tant que moments objectifs du procès de travail leur sont attribués
dans le capital, comme si elles les possédaient dans leur personnification, leur autonomie
vis-à-vis du travail. Elles cesseraient d'avoir ces effets, si elles cessaient de se comporter à
l'égard du travail sous cette forme aliénée. Le capitaliste en tant que capitaliste n'est rien que
la personnification du capital, la création du travail douée d'une volonté propre, d'une
personnalité, par opposition au travail. H[odgskin] conçoit ce phénomène comme une
illusion purement subjective, qui masque la tromperie et l'intérêt des classes exploiteuses.
Il ne voit pas que ce mode de représentation jaillit du rapport réel lui-même, le second
n'étant pas l'expression du premier, mais inversement" (26.3/290, Théories III, pp. 344-
345).
Marx n'analyse pas le capitalisme comme une forme des rapports personnels de

domination102, où les dominateurs, pour mieux tromper les exploités et les dominés, se
cacheraient derrière l'apparence des circonstances "objectives" telles que la valeur, en

102Comme on le sait, il décrit les participants au procès de production comme "masques de caractère" (23/91,

Cap. I, p. 89 [Lefebvre traduit "Charaktermasken" par "masques sous lesquels les hommes ici se font face" ou
simplement par "masques"]; 23/635, Cap. I, p. 681) et comme "personnification de catégories économiques"
(23/16, Cap. I, p. 6). Le capitaliste est un "fanatique de la valorisation" qui "n'est qu'un rouage" du "mécanisme
social" (23/618, Cap. I, p. 663) ; il n'est donc pas un "méchant". Adorno dit dans un de ses cours : "Les
entrepreneurs cherchent la plus-value absolue, mais non parce que ce sont des hommes méchants. Marx est
étranger à la psychologie autant que Hegel" (Adorno-Backhaus 1962, p. 509). (Il faut remarquer que dans des
conditions évoluées, les "entrepreneurs" cherchent surtout la plus-value relative et non la plus-value absolue,
qui résulte seulement de la prolongation de la journée du travail [23/334, Cap. I, p. 354]).
80
faisant passer leurs manœuvres subjectives comme résultats d'un procès naturel. Cela
présupposerait que l'homme, ou au moins un certain groupe d'hommes, soit le véritable
sujet de la société marchande et que les catégories de cette forme de socialisation soient
leur créations. Tout au plus on pourrait dire que ces catégories se reflètent de façon
inversée dans les têtes des sujets. La théorie marxienne de l'inversion contenue dans la
marchandise affirme, au contraire, que le vrai sujet est la marchandise et que l'homme
n'est que l'exécuteur de sa logique. Naturellement, l'humanité est, en dernière analyse, le
créateur de la marchandise, mais elle l'est dans la façon que Marx résume dans la phrase :
"Ils ne le savent pas, mais ils le font" (23/88, Cap. I, p. 85, tr. mod.). La valeur n'est pas
l'expression d'autres rapports, plus essentiels, qui se trouvent derrière elle, mais est elle-même le

rapport essentiel dans le capitalisme 103. Bien sûr, ce ne sont pas vraiment les choses qui
règnent, comme le veut l'apparence fétichiste, mais ce sont effectivement les choses dans
la mesure où les rapports s'y sont objectivés : "Et dans cette forme complètement aliénée
du profit, et dans la mesure même où la configuration du profit en dissimule le noyau
interne, le capital acquiert de plus en plus une figure objective et, de rapport qu'il est, se
transforme de plus en plus en chose, mais en chose qui a incorporé le rapport social, qui
l'a absorbé, en chose qui se comporte vis-à-vis de soi-même comme pourvue d'une vie et
d'une autonomie fictives, être sensible-suprasensible ; et c'est sous cette forme de capital et
profit qu'il apparaît à la surface comme une présupposition achevée. C'est la forme de sa
réalité, ou plutôt sa forme d'existence réelle" (26.3/474, Théories III, p. 570, tr. mod.).
Il ne faut pas comprendre cette relation entre le sujet humain agissant et la valeur en
tant que sujet déjà présupposé comme si le passage de l'analyse de la forme valeur au
procès d'échange (deuxième chapitre du Capital) comportait un passage soudain de la

"structure" à l'"action"104. Une telle dichotomie est certes étrangère à Marx ; mais il faut

103"Ces formes sociales impersonnelles et abstraites [la marchandise et le capital que Postone appelle "les

formes quasi-objectives de médiation sociale constituées par le travail dans le capitalisme"] ne voilent pas
simplement ce que la tradition a réputé être les relations sociales "réelles" du capitalisme, c'est-à-dire les
relations de classe ; elles sont les relations réelles de la société capitaliste qui structurent sa trajectoire dynamique
et ses formes de production" (TLS, p. 6).
104Comme le veut par exemple Heinrich (1991, p. 185). Mais nous ne sommes pas non plus d'accord avec E.

Balibar qui dit que "le paragraphe sur « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret » forme la
conclusion du chapitre I. Il fait corps, en réalité, avec le bref chapitre II, « Des échanges », où se trouve exposée
81
dire surtout que la théorie du fétichisme est justement le dépassement de ce dualisme qui
est constitutif pour la science bourgeoise moderne. Dans une société fétichiste, les sujets
accomplissent dans leur actions aveuglément et inconsciemment la structure, avec ses lois,
qui est toujours présupposé à leurs actions, mais qui est elle-même le résultat de leurs
actions inconscientes. C'est justement au début du chapitre sur l'échange que Marx écrit :
"Ce rapport juridique, qui a pour forme le contrat, développé ou non légalement, est un
rapport de volontés dans lequel se reflète le rapport économique. Le contenu de ce
rapport de droit ou de volonté est donné par le rapport économique proprement dit"
(23/99, Cap. I, p. 96). Cela signifie que les rapports juridiques conscients, jusqu'aux
formes plus développées du droit, telles que la politique, ne font que réaliser les formes
fétichistes inconscientes. Le fétichisme est précisément l'universalité qui n'est pas la
somme des particularités ; il est le résultat non voulu créé par les actions conscientes (qui
existent effectivement) des sujets. Dans ce sens, le concept de fétichisme est déjà central
chez Hegel ; et Marx l'applique à la réalité sociale : "Même si l'ensemble de ce mouvement
apparaît comme un procès social, et si les moments singuliers de ce mouvement émanent
de la volonté consciente et des fins particulières des individus, la totalité du procès n'en
apparaît pas moins comme une connexion objective, qui naît de façon tout à fait naturelle ;
totalité qui, certes, provient de l'interaction des individus conscients, mais ne se situe pas
dans leur conscience, n'est pas subsumée comme totalité sous les individus. Leur propre
entrechoquement produit une puissance sociale qui leur est étrangère, placée au-dessus
d'eux ; qui est leur relation réciproque comme procès et pouvoir indépendants d'eux"
(42/127, Grund. I, p. 135).

la correspondance entre catégories économiques et catégories juridiques" (Balibar 1993, pp. 55-56). En vérité,
dans la première édition du Capital le fétichisme est très clairement le résultat de l'analyse de la forme valeur, et
non une transition vers l'échange. En outre, chez Marx il ne s'agit jamais de la correspondance a posteriori entre
des catégories déjà constituées. En 1974, le même Balibar était encore de l'avis que l'analyse du fétichisme ne
peut que produire une anthropologie idéaliste ou une philosophie de la connaissance, comme dans Histoire et
82
Le fétichisme dans les œuvres de jeunesse de Marx

Jusqu'ici, nous avons pris en considération presque exclusivement la critique de


l'économie politique dans l'œuvre tardive de Marx. Ici nous ne pouvons qu'effleurer la
question de la "coupure" ou bien de la continuité entre les œuvres de jeunesse et celles de
l'âge mûr. Pour ce qui concerne les thèmes que nous traitons ici, la continuité prédomine
largement, dans le sens que les œuvres de jeunesse sont à considérer comme des
premières approximations des résultats atteints dans les œuvres tardives. L'opposition
entre les intérêts universels et les intérêts particuliers - qui est si importante dans les
premières œuvres - ; l'existence de l'universel - des forces génériques - dans une sphère
séparée, qui se meut de soi-même ; la nullité des individus atomisés face à elle : tout cela
est déjà, dans ses grandes lignes, la même chose que le travail abstrait de l'individu

singulier qui se représente dans la valeur105. Inversement, nous trouvons dans les
Grundrisse et dans l'Urtext des formulations qui pourraient aussi bien se trouver dans les
Manuscrits de 1844, comme par exemple la suivante : "En tant que valeur d'échange, la
marchandise n'est rien que produit, travail objectivé . Du même coup, elle est d'abord
l'objectivation de celui dont elle exprime le travail ; sa propre existence pour autrui
objectivée, produite par lui" (Urtext, p. 211). Dans les œuvres de jeunesse, beaucoup de
propositions expriment, si l'on remplace les expressions philosophiques par "valeur",
"travail abstrait", "marchandise", etc., quelque chose de très similaire à ce qu'expriment les

écrits ultérieurs106 : "La suppression de la bureaucratie n'est possible que si l'intérêt

conscience de classe (E. Balibar, Cinq études du matérialisme historique, Maspero, Paris 1974, p. 215, cité en Colliot-
Thélène 1979, p. 399).
105R. Finelli affirme qu'au cours de son élaboration, le concept marxien d'abstraction est passé d'une

"abstraction purement mentale" à une "abstraction intégralement réelle" en tant que travail abstrait (Finelli 1987,
p. 1). Il affirme que dans la Critique du droit hégélien l'abstraction, comme chez Feuerbach, consiste seulement
dans l'aliénation d'une identité présupposée, l'"être générique" (idem, p. 39) et que c'est à partir des Grundrisse
que l'individu abstrait n'est plus un présupposé, mais un résultat (idem, p. 125).
106Mais naturellement nous ne pouvons pas du tout être d'accord avec K. Korsch lorsqu'il écrit dans Karl Marx

que les Manuscrits de 1844 sont très similaires au Capital, mais que "la seule [!] différence entre les deux œuvres,
c'est que, dans la première, Marx ne part pas encore de la « marchandise » en général, mais d'un type particulier
83
général devient effectivement, et non pas, comme chez Hegel, purement en pensée, dans
l'abstraction, l'intérêt particulier, ce qui ne peut se faire que si l'intérêt particulier devient
effectivement l'intérêt général" (1/250, Droit, pp. 107-108) dit-il dans la Critique du droit
hégélien. Parmi les nombreux passages des Manuscrits économico-philosophiques de 1844 qui
semblent déjà résumer d'avance la théorie du fétichisme, nous nous bornons à citer le
suivant : "L'objet que le travail produit, son propre produit, se dresse devant lui comme
un être étranger, comme une puissance indépendante du producteur. Le produit du travail
est le travail qui s'est fixé, matérialisé dans un objet,, il est l'objectivation du travail. [...]
L'extériorisation de l'ouvrier dans son produit signifie non seulement que son travail
devient un objet, une réalité extérieure, mais que son travail existe en dehors de lui,
indépendamment de lui, étranger, et qu'il devient une puissance autonome face à lui : la
vie qu'il a prêtée à l'objet s'oppose à lui, hostile et étrangère" (40/511-512, Manuscrits 1844,
pp. 333-334).
Dans À propos de la question juive, la valeur apparaît déjà comme l'universalité
abstraite fétichiste : "L'argent est la valeur universelle de toutes choses, constituée pour soi-
même. C'est pourquoi il a dépouillé le monde entier, le monde des hommes ainsi que la
nature, de leur valeur originelle. L'argent, c'est l'essence aliénée du travail et de la vie de
l'homme, et cette essence étrangère le domine, et il l'adore" (1/375, Question, p. 378). Marx
dit de l'homme : "Sous la domination du besoin égoïste, il ne peut avoir d'activité
pratique, produire pratiquement des objets, qu'en plaçant ses produits, ainsi que son
activité, sous la domination d'un être étranger et en leur attribuant la signification d'un
être étranger : l'argent" (1/376-7, Question, p. 380). Il est difficile d'y voir, comme le
veulent certains interprètes, une "critique purement morale". Marx ajoute que dans le
futur "le conflit entre l'existence individuelle, sensible et l'existence générique de l'homme
[sera] surmonté" (1/377, Question, p. 381). On pourrait lire également cette affirmation
ainsi : "Le conflit entre le travail privé et le travail abstrait, comme forme aliénée de
l'universalité, sera surmonté". Toute la division entre le "bourgeois" et le "citoyen"
qu'analyse Marx dans À propos de la question juive correspond à la division entre le travail
privé et la totalité du travail abstrait : le réel reçoit sa réalité seulement de l'abstrait. Le

de marchandise, la « marchandise-travail », et de l'antagonisme des deux principales classes de la société


capitaliste moderne qui en découle directement" (Korsch 1938, p. 122-123, tr. mod.).
84
thème des forces génériques aliénées107 traverse donc l'œuvre entière de Marx, tandis que
dans ses écrits de jeunesse il n'y voyait pas encore clair en ce qui concerne l'origine de la
plus-value, la distinction entre capital constant et capital variable, la prétendue loi d'airain
des salaires, etc. On peut donc présumer que l'"aliénation" constitue un niveau plus
profond de la théorie de Marx. Ce n'est pas seulement dans ses œuvres tardives que le

"dédoublement" joue un rôle central108. Même si, dans les œuvres de jeunesse, Marx
conçoit en général l'"inversion" du sujet et de l'objet, du concret et de l'abstrait, du
particulier et de l'universel encore sur la base d'une anthropologie de type
feuerbachienne, néanmoins cette conception constitue l'antécédent direct de la description

de ces inversions que donne Marx dans sa critique ultérieure de l'économie 109.
Mais il faut surtout dire que déjà le jeune Marx, de même que Hegel, analysait la
domination des abstractions en tant que phénomène historique. Les œuvres de jeunesse de
Hegel - que Marx ne pouvait pas connaître - traitent souvent de l'extériorisation du lien
social. Dans le manuscrit Système de la vie éthique (1803), Hegel définit la valeur comme

107Krahl observe à cet égard que le concept d'aliénation analyse ex subjectivo et que la "réification est son

correspondant objectif" (Krahl 1971, p. 224).


108Reichelt suppose qu'il dérive de la séparation hégélien du bourgeois et du citoyen (Reichelt 1970, p. 20).
109Reichelt affirme qu'on peut appliquer au rapport entre l'œuvre de jeunesse et l'œuvre tardive de Marx la

fameuse métaphore marxienne de l'anatomie de l'homme comme clef de l'anatomie du singe. Selon lui, Marx,
dans ses notes sur Mill du 1844, part "de la situation simple d'échange, en cherchant de la comprendre comme
cellule germinale du processus entier d'inversion. Il est important qu'ici Marx, avant même d'avoir accueilli
complètement la doctrine de la valeur travail et d'avoir formulé sa propre théorie de la plus-value, développe
les éléments centraux de sa critique ultérieure de l'économie politique [...] Mais dans ces notes de lecture Marx
fait seulement allusion à ce qu'il développe avec exactitude dans l'œuvre de la maturité, sous la forme de la
représentation dialectique des catégories : le fait que le capitalisme est contenu dans l'échange simple. L'échange
des marchandises fait naître l'argent et l'argent conduit enfin au capitalisme" (Reichelt 1970, pp. 35-37). - F.
Perlman, dans l'introduction remarquable à son édition des Études de Roubin, affirme que Roubin avait bien
démontré qu'"à travers la théorie du fétichisme de la marchandise, le concept de travail réifié devient le lien
entre la théorie de l'aliénation contenue dans les Manuscrits économico-philosophiques de 1844 et la théorie de la
valeur contenue dans Le Capital " (Perlman 1968, p. XXIV). Dans Misère de la philosophie, Marx avait dépassé
l'opposition entre "l'homme aliéné de la société capitaliste et son essence humaine non-aliénée. Cependant,
Roubin souligne que plus de dix ans plus tard, en 1859, le conflit revient sur un plan nouveau, non plus dans la
forme d'un conflit entre l'idéel et le réel, mais comme un conflit entre les forces productives et les relations
sociales qui sont toutes deux des parties de la réalité sociale" (idem, p. XXI).
85
"l'abstraction de cette égalité d'une chose avec d'autres" (Hegel 1803, p. 134). Dans ses
cours donnés à Iéna (1804) - qui également n'étaient pas publiés à l'époque de Marx - il
décrit l'argent comme une abstraction réelle, comme une universalité qui en vérité est
morte, mais qui est pleine d'une fausse vie : "Ces travaux variés (en vue de leur
satisfaction) des besoins pris comme choses doivent, de même, réaliser leur concept, leur
abstraction : leur concept universel doit, de même, être une chose comme eux ; mais une
chose qui, en tant qu'elle est universelle, les représente tous. L'argent est ce concept
matériel et existant, la forme de l'unité ou encore la possibilité de toutes les choses du
besoin. Le besoin et le travail élevés à cette universalité forment ainsi pour soi dans un
grand peuple un immense système de communauté et de dépendance réciproque, une vie
de ce qui est mort, vie que se meut en soi-même, qui dans son mouvement s'agite d'une
manière aveugle et élémentaire, qui, telle un animal sauvage a besoin d'être

continuellement domptée et maîtrisée avec sévérité"110. Dans ces réflexions de Hegel on


trouve déjà en germe la doctrine du double caractère de la marchandise et de la structure
dialectique de la relation entre marchandise et argent. Mais Hegel ne réussit pas à
développer systématiquement le rapport dialectique du travail particulier et du travail
universel ou de comprendre la genèse de la valeur même, parce qu'il ne reconnaît pas la
valeur comme "folle" (cf. Backhaus 1984, p. 303).
Dans son livre classique Le jeune Hegel, Lukács souligne, à propos des parallélismes
parfois étonnants entre l'interprétation de la valeur du jeune Hegel et celle de Marx, et des
divergences tout aussi remarquables : "Ce manque de clarté se reflète également dans la
détermination du concept de valeur lui-même. Hegel oscille entre le caractère subjectif et
objectif de ce concept, sans être en mesure de se décider pour l'un ou l'autre [...] Mais ce
manque de clarté, cette oscillation, ainsi que la confusion des catégories économiques et
juridiques, n'empêchent pas Hegel de suivre sérieusement, à propos de toutes les
catégories économiques, la dialectique de l'objectif et du subjectif, de l'universalité et du
particulier. Par là même, il introduit dans les catégories économiques une mobilité
dialectique qui n'était présente, même chez les économistes classiques, qu'objectivement"
(Lukács 1948, II, pp. 73-74). Ensuite, Lukács met d'une manière explicite le concept

110Cité par Lukács, (Lukács 1948, II, p. 70) (le passage se trouve in : Hegel 1804, p. 129). Lukács ajoute : "Cette «

vie de ce qui est mort, vie que se meut en soi-même » est la nouvelle forme de la « positivité » chez Hegel : l'«
aliénation »".
86
hégélien de la valeur et de l'argent en relation avec les débuts d'une critique du fétichisme
: "Premièrement, Hegel se trouve à un niveau beaucoup plus élevé que beaucoup
d'économistes anglais du XVIIIe siècle (tel Hume), qui ont méconnu l'objectivité de
l'argent, sa réalité en tant que « chose », comme dit Hegel, et n'ont pas vu en lui qu'un
rapport. Deuxièmement, il apparaît clairement que Hegel a au moins un pressentiment du
problème que Marx désignera plus tard par l'expression de « fétichisme ». Il souligne très
nettement l'objectivité, la choséité de l'argent, tout en voyant clairement que l'essence
ultime de ce dernier réside quand même dans une relation sociale entre les hommes"
(Lukács 1948, II, pp. 75-76). Toutefois, ici, comme dans la citation suivante, on remarque
l'insuffisance du concept du fétichisme de Lukács, pour qui - nous y reviendrons - la
"choséité" n'est qu'une apparence trompeuse : "L'analyse de l' « aliénation » est, chez
Hegel, significative et lourde de conséquences, en premier lieu parce qu'en elle, pour la
première fois dans l'histoire de la philosophie, existe une tentative de saisir en idées ce
que Marx appellera plus tard le fétichisme de la marchandise, et, par suite, d'atteindre à
une connaissance exacte de la société en dissolvant les formes objectives et « fétichisées »
de la société dans le mouvement des rapports que les hommes entretiennent les uns avec
les autres dans la société" (Lukács 1948, II, p. 140).

87
DEUXIÈME CHAPITRE

LES MARXISTES ET LA "MARCHANDISE EN SOI"

Comment les marxistes ont compris la théorie de la valeur

Très peu de marxistes ont repris la théorie marxienne de la valeur et du fétichisme ;


dans le meilleur des cas ils ont répété mécaniquement quelques formules sans prendre
conscience de leur portée réelle. Ainsi faut-il procéder maintenant à une critique du
marxisme traditionnel, sans entrer pour autant dans des polémiques détaillées. En
général, les interprètes ne voient dans la théorie de la valeur de Marx rien d'autre qu'un
résumé de la doctrine classique de la valeur-travail telle qu'elle a été codifiée par

Ricardo111. Ils estiment que la véritable innovation théorique de Marx commence

seulement avec l'analyse de la plus-value112. Pour eux, la plus-value n'est pas le mode
d'existence moderne de la valeur, mais quelque chose qui s'ajoute à la valeur atemporelle.
La question de savoir, par exemple, si c'est "le travail" ou le travail abstrait qui forme la
substance de la valeur, n'est à leurs yeux qu'une subtilité scolastique. Les marxistes ne

111Cela s'applique encore plus, et presque sans exception, à tous les adversaires de Marx, qui souvent ont l'air

de croire que la "substitution" de la doctrine de la valeur-travail à la doctrine subjective de la valeur ou la


"déconstruction" du concept de valeur tout court ont rendu inutile toute la critique marxienne de l'économie
politique, à laquelle ils concèdent tout au plus, avec un air paternaliste, le droit de mener, en tant qu'exigence
éthique de "justice", une existence extra-scientifique dans les discours des belles âmes. Pour une critique précoce
de cette tendance, cf. H. Grossmann (1940, surtout pp. 45, 73) : il souligne que la différence fondamentale entre
Marx et la théorie "classique" de la valeur-travail réside au premier chef dans la découverte marxienne du
double caractère du travail et du fétichisme. - La conception marxienne de l'argent est probablement la partie de
sa théorie la plus négligée par ses disciples, où en général ils n'arrivent même pas à répéter des formules
apprises par cœur. Pour ne donner qu'un exemple : probablement pas un marxiste entre mille n'avait conscience
du fait que l'acceptation de la théorie quantitative de l'argent (selon cette doctrine de l'économie politique
bourgeoise, les prix dépendent de la quantité de l'argent circulant, et non l'inverse), très courante parmi les
"marxistes", équivaut à abandonner les bases de toute la pensée critique de Marx.
112Il suffit de rappeler que L. Althusser recommande de sauter, lors d'une première lecture, le chapitre initial

du Capital, parce que les pages sur le caractère fétiche de la marchandise, néfaste résidu d'hégélianisme, auraient
exercé une influence extrêmement pernicieuse sur le développement du marxisme (Althusser 1969, pp. 13, 22).
88
s'aperçoivent même pas que de cette façon ils répètent les théories - qu'officiellement ils
refusent - des ricardiens de gauche et même de Proudhon. Ils transforment la valeur en
une catégorie purement économique et développent pour la politique, l'idéologie, etc., des
catégories séparées, répétant ainsi la division bourgeoise en sphères et l'émiettement en
disciplines spéciales, qui sont liées extérieurement entre elles par des catégories comme
l'"action réciproque" et le "primat de l'économie".
En outre, certains soutiennent qu'il n'est pas du tout nécessaire d'adhérer à la
théorie de la valeur pour être marxistes. Le premier à l'affirmer explicitement a été en
1899 Édouard Bernstein, un des chefs de la social-démocratie allemande et exécuteur
testamentaire littéraire d'Engels. Ses articles rassemblés sous le titre Les présupposés du
socialisme suscitèrent alors un grand débat. Pour "travail abstrait", Bernstein n'entend rien
d'autre que le "travail humain général", "travail complexe ou difficile réduit à un travail
simple ou abstrait" (Bernstein 1899, p. 69). Par lui, la valeur "n'est plus qu'une pure
abstraction" (idem, p. 70), et il s'agit donc d'une pure construction théorique
incompréhensible : "Le problème de la valeur et de la plus-value n'est donc guère plus
intelligible aujourd'hui qu'il ne l'était par le passé" (idem, p. 71). Elle n'a rien de
scientifique : "C'est pourquoi la valeur telle que nous l'avons définie précédemment relève
de l'idéologie pure et de l'abstraction" (idem, pp. 72-73). En parlant de la théorie marxienne
de la valeur et de celle de Böhm et Jevon, les fondateurs de l'école marginaliste, Bernstein
dit : "Ces deux démarches sont également justifiées" (idem, p. 74). Comme beaucoup
d'auteurs postérieurs, Bernstein attribue à Marx une adhésion à la théorie de la valeur-
travail tout court, pour la rejeter ensuite : "On voit combien le système de Marx est
limitatif dans sa définition du travail créateur de plus-value" (idem, p. 75). Il conclut : "De
là proviennent toutes les obscurités de la théorie de la valeur" (idem, p. 76), qui est pour
autant "un outil imparfait que ses disciples [de Marx] n'ont pas su améliorer" (idem, p. 77).
Il affirme que "la théorie de la valeur-travail est trompeuse" (idem, p. 77), ce qui n'est pas
étonnant, parce qu'il la prend pour une théorie de la justice (idem, p. 77). Ce n'est pas un
hasard si ces développements de Bernstein sont précédés par un chapitre sur les "pièges
de la dialectique hégélienne" qui avec son dangereux idéalisme constituerait "une entrave
au développement du marxisme" (idem, p. 57) ; elle aurait déjà amené Marx à une
perspective en même temps trop abstraite et d'un révolutionnarisme trop optimiste. Pour
beaucoup d'autres marxistes aussi, la théorie de la valeur est un reste non scientifique,

89
"métaphysique", des origines hégéliennes de Marx. Elle est censée ne pas être à la hauteur
de la science moderne et n'être qu'un obstacle pour appliquer la théorie marxiste aux
problèmes économiques de notre époque. La meilleure chose serait donc de la sacrifier
comme un poids inutile pour sauver les autres parties de la théorie de Marx. D'autres
marxistes n'arrivaient pas jusqu'à ces conclusions, mais seulement parce qu'ils ne voyaient
aucun problème dans la valeur en tant que telle.
Le fétichisme, le travail abstrait, la valeur, la marchandise et l'argent, en tant que
catégories critiques - c'est-à-dire non simplement tirées de la réalité empirique - n'ont joué
presque aucun rôle dans les discussions à l'intérieur de la Deuxième Internationale. Les

rares fois où quelqu'un s'y référait, c'était pour passer complètement à côté du sujet 113. Le
concept de fétichisme a été repris sérieusement seulement en 1923 dans Histoire et
conscience de classe de Lukács. Dans ce livre, le penseur hongrois avait élaboré autant sa
propre formation philosophique profonde que ses expériences dans la République
hongroise des Conseils en 1919. Comme l'on sait, ce livre a eu un très grand
retentissement, mais a été condamné autant par la Troisième Internationale que par la

social-démocratie allemande114. Son propre auteur l'a renié, et le livre est vite devenu
introuvable. Mais il a continué à exercer une remarquable influence souterraine ; en 1960
il a été traduit et publié en français et en 1967 en allemand, devenant ensuite un véritable
livre culte dans les milieux de gauche. Son ton était bien différent de celui qu'on entendait
dans la Deuxième Internationale : "Ce n'est pas la prédominance des motifs économiques
dans l'explication de l'histoire qui distingue de façon décisive le marxisme de la science
bourgeoise, c'est le point de vue de la totalité. La catégorie de la totalité, la domination,
déterminante et dans tous les domaines, du tout sur les parties, constitue l'essence de la
méthode que Marx a empruntée à Hegel et qu'il a transformée de manière originale pour
en faire le fondement d'une science entièrement nouvelle [...] Le règne de la catégorie de la
totalité est le porteur du principe révolutionnaire dans la science " (HCC, pp. 47-48). Lukács
affirme qu'"il a souvent été souligné, non sans raison, que le célèbre chapitre de la Logique
de Hegel sur l'être, le non-être et le devenir contient toute la philosophie de Hegel. On

113Quelques exceptions, sans importance et reposant également sur des méprises, sont mentionnées chez

Roubin, qui, en même temps, consacre des efforts surprenants à la réfutation d'interprétations souvent
grotesques, mais alors courantes, de la valeur, du travail abstrait et du fétichisme.
114Löwy (1976, p. 198) a dressé une véritable liste des critiques les plus acharnés du livre de Lukács.

90
pourrait dire, avec tout autant de raison, que le chapitre du Capital sur le caractère
fétichiste de la marchandise recèle en lui tout le matérialisme historique, toute la
connaissance de soi du prolétariat comme connaissance de la société capitaliste (et des
sociétés antérieures comme étapes en direction de celle-ci" (HCC, pp. 211-212). Cette
affirmation représente objectivement le début de la "critique de la valeur", avec le livre de
Roubin, paru un an plus tard, mais qui à cette époque-là était resté totalement inconnu en

Occident115.
En revanche, pour ce qui concerne le niveau général des marxistes, c'est Karl Korsch
qui offre un bon exemple des insuffisances dans le traitement de la valeur même chez les
marxistes les plus critiques. À cause de son livre Marxisme et philosophie (1923), Korsch est
considéré comme l'autre grand hérétique et fondateur de ce qu'on a appelé le "marxisme
occidental" dans les années vingt. Dans sa deuxième œuvre principale, Karl Marx (1938),
Korsch écrit que les économistes bourgeois ont dissous diverses formes fétichistes (par
exemple, Ricardo l'intérêt), mais non la forme fondamentale et universelle "qui apparaît
en tant que « marchandise » dans la forme valeur des produits du travail" (Korsch 1938,
pp. 147-148). Par conséquent, "seule la suppression totale de la production de
marchandises par la socialisation directe du travail fera, du même coup, disparaître
l'apparence fétichiste de la valeur" (idem, p. 153). Cela semble être, à première vue, une
sorte de "critique de la valeur", mais en vérité il s'agit plutôt de la répétition d'une formule
habituelle. Korsch écrit en effet : "Le fétichisme de la marchandise force de travail restait à ce
stade considéré, pour des raisons théoriques, comme une forme découlant purement et
simplement de ce fétichisme plus général qui se trouve inclus dans la forme marchandise
elle-même. Ainsi la critique marxienne se transforme, et, d'attaque particulière contre le
mode de production capitaliste, devient une attaque universelle contre ce mode de

115Roubin écrit : "Marx nous donne ces caractéristiques générales dans sa « théorie du fétichisme de la

marchandise », que l'on pourrait appeler, de façon plus appropriée, une théorie générale des rapports de
production de l'économie marchande-capitaliste" (ETV, p. 18), parce que "la théorie du fétichisme est, per se, la
base de tout le système économique de Marx, et en particulier de sa théorie de la valeur" (ETV, p. 22). Il ajoute :
"Marx ne montre pas seulement que les rapports humains sont voilés par des rapports entre les choses, mais en
outre que, dans l'économie marchande, les rapports sociaux de production prennent inévitablement la forme de
rapports entre les choses et ne peuvent être exprimés autrement qu'au travers de choses" (ETV, p. 23). Ces
affirmations étaient très notables pour cette époque-là, de même que le fait que Roubin utilisait aussi la première
édition du Capital.
91
production et la formation sociale bourgeoise à laquelle il sert de base" (idem, p. 147).
Cette description est très pertinente. Mais il semble que Korsch considère cette évolution
de la pensée marxienne comme un défaut , car il ne réussit pas à se libérer de l'idée que le
centre de la théorie de Marx serait l'exploitation de la force de travail. Ce qui est
important dans ce livre est le fait que Korsch a rappelé l'existence du concept de
fétichisme et qu'il y a vu "le noyau" de toute la théorie de Marx (idem, p. 148). Beaucoup
plus traditionnelle est la manière dans laquelle il le fait, par exemple lorsqu'il dit que la
doctrine marxiste de la valeur n'est ni calcul ni concept moral, mais a son point de départ
dans l'injustice (dont l'origine est extra-économique) qui caractérise l'acquisition de la
force de travail (idem, p. 161).
Après la Deuxième guerre mondiale, la thématique du fétichisme a suscité un
intérêt grandissant, même chez les non-marxistes. Mais elle a été objet de nombreuses
méprises (par exemple, certains interprétaient le fétichisme de la marchandise comme
appréciation exagérée des biens de consommation), et elle se confondait avec la
problématique, bien plus vaste et plus vague, de l'"aliénation" ou de la "réification". Enfin,
elle a été réduite à un lamento vide où l'on ne pouvait plus distinguer Marx de

Heidegger116. Presque toujours, on retrouvait la thématique "subjective" de l'aliénation

dans les écrits de jeunesse de Marx117 et on regrettait que dans les œuvres tardives

"objectivistes" de Marx cette thématique, à ce qu'on disait, n'était plus présente 118.

116Adorno observe avec sarcasme que le "jargon" existentialiste (du genre Heidegger) "a englouti entre-temps le

terme courant d'aliénation, seulement trop prêt à concéder des profondeurs au « jeune Marx », afin d'échapper
au critique de l'économie politique" (Adorno 1964, p. 88).
117Mészaros (1970), par exemple, examine sur des centaines des pages chaque aspect possible de la théorie de

l'aliénation chez Marx, mais sans jamais se référer à la valeur et presque sans jamais mentionner le fétichisme,
qui évidemment pour lui n'a rien à voir avec l'aliénation.
118Bien sûr, il y avait des exceptions parmi les marxistes, tel Rosdolsky, qui écrivit : "Ainsi, le fétichisme de la

marchandise et la formation de l'argent ne sont (ce que les manuels d'économie marxiste omettent en général de
signaler) que deux aspects différents d'une seule et même réalité : dans la production marchande, « la capacité
de la marchandise à être échangée » existe « à côté d'elle, comme un objet [...], comme quelque chose de distinct
d'elle-même », « non immédiatement identique » à elle ; la valeur doit donc s'autonomiser face aux
marchandises" (Rosdolsky 1976, p. 180) (Dans la traduction française de Rosdolsky, les mots de Marx que cite
Rosdolsky sont prises de la traduction Dangeville des Grundrisse (vol. I, p. 83). Dans la traduction publiée par
les Éditions Sociales, cette phrase sonne ainsi: "Dans l'argent, l'échangeabilité de la marchandise existe en tant
92
Cependant, autour de 1968 a eu lieu une authentique redécouverte de la critique
marxienne du travail abstrait en tant que base du fétichisme. Une contribution importante
en ce sens, et dont l'importance a dépassé le cadre de l'Italie, a été l'introduction que Lucio
Colletti avait écrite pour une édition italienne de Présupposés du socialisme de Bernstein.
Dans le cadre d'une critique incisive des discussions qui avaient agité la Deuxième
Internationale, Colletti donne des précisions importantes à propos de la valeur. Dans la
Deuxième Internationale on avait assisté à une altération profonde du concept
d'"économie", réduite à être un facteur parmi les autres. On avait perdu le concept
marxien d'une production qui "est en même temps production des choses et production
(objectivation) d'idées", pour voir dans l'économie "une sphère antécédente et préliminaire
à la médiation entre les hommes". Au fond il s'agissait d'une réduction de l'économie à la
technique - et on trouve déjà dans les lettres du dernier Engels des allusions en ce sens
(Colletti 1969a, pp. 123-124). Les marxistes "ricardiens", qui ne comprennent pas l'unité
entre la théorie de la valeur et la théorie du fétichisme, confondent la nécessité, qui existe
dans chaque société, de tenir compte du temps de travail employé, avec son organisation
dans la valeur (idem, p. 154). Ce n'est donc pas étonnant qu'ils défendent l'État et le
marché. Aucun des marxistes tels que Kautsky, Hilferding, Luxembourg, Lénine ou
Sweezy n'a compris la nature du travail abstrait. Tout au plus, ils y ont vu une
généralisation mentale des différents travaux utiles, ou le fait que la force de travail peut
être utilisée aujourd'hui dans une branche de la production et demain dans une autre,
comme le veut Sweezy (idem, p. 140). Pour Bernstein, la valeur (et aussi la plus-value) est
"une simple construction de l'esprit", une "formule de la pensée" : "Seuls les travaux utiles
et concrets sont jugés réels et le travail « abstrait » apparaît au contraire comme un simple
fait de l'esprit, ainsi seuls les produits de travaux utiles, les valeurs d'usage, sont jugés réels,
tandis que la valeur doit apparaître comme un simple élément général et commun à eux, un
élément abstrait" (idem, p. 141). Pour Böhm-Bawerk, par exemple, la valeur n'est que "la
valeur d'usage « en général » et non, comme Marx le prétend, une entité qualitativement
différente" ; la valeur d'échange n'est qu'"une simple proportion quantitative entre les
valeurs d'usage"; elle est donc "irréelle en dehors des entités comparées" (idem, pp. 142-
143). Même les critiques de Böhm-Bawerk, comme Hilferding, en revinrent toujours à

que chose à côté d'elle, quelque chose qui diffère d'elle, qui ne lui est plus immédiatement identique" (42/82,
Grund. I, p. 82).
93
concevoir la valeur comme une abstraction opérée par le chercheur. Colletti, au contraire,
souligne que l'abstraction signifie égaliser les produits pour les échanger ; elle constitue
donc un acte réel dans l'échange. Le monde des marchandises a fait de l'homme la même
chose que l'Idée hégélienne a fait de l'individu. Il faut par conséquent comparer la valeur
aux procès d'hypostatisation typiques de Hegel.

Mais même les marxistes qui ont repris la catégorie du fétichisme sont, presque
toujours, d'accord sur ce point : le fétichisme est un phénomène qui appartient à la sphère
de la circulation. Par conséquent, ils comprennent la valeur principalement comme une
catégorie de la circulation qui permet, par le moyen du marché, la distribution sociale de
la richesse. Naturellement, ils savent très bien que la catégorie essentielle chez Marx est la
production, par rapport à laquelle la circulation constitue une sphère subordonnée : celle
de l'apparence. Marx reprocha à Smith, à Ricardo et à tous les "messieurs les économistes"
de considérer le mode de production comme une donnée naturelle et supra-historique et

de tenir seulement le mode de distribution pour historiquement déterminé 119. Dans


l'introduction aux Grundrisse (42/22, 30-32, Grund. I, pp. 23, 30-32) il souligne tout de
suite que la distribution des moyens de production fait elle-même partie de la production.
Dans le troisième volume du Capital il soutient que la confusion entre production et
circulation était la conséquence de "la confusion qui identifie le procès social de
production au simple procès de travail" (25/890, Cap. III, p. 918), c'est-à-dire au simple
métabolisme avec la nature. Ailleurs, Marx parle de Fourier, "dont le grand mérite est
d'avoir énoncé comme objectif ultime, non pas l'abolition [Aufhebung ] du mode de
distribution, mais celle du mode de production lui-même et son dépassement en une

forme supérieure" (42/607, Grund. II, pp. 199-200)120. Presque tous les marxistes ont
compris ces affirmations ainsi : la sphère capitaliste de production se caractérise par la

119Pour John Stuart Mill, "dans la production dominent des lois éternelles et inexorables ; dans la distribution

domine le libre arbitre d'êtres humains, qui peuvent distribuer leurs produits comme ils le croient et exécuter
toutes les réformes sociales" (Rubin 1929, p. 355 ; cf. Cap. III, p. 913).
120Postone commente ainsi ce passage : "Si le procès de production et la relation sociale fondamentale du

capitalisme sont en corrélation, alors le mode de production ne peut pas être identifié aux forces de production
qui éventuellement entrent en contradiction avec les relations capitalistes de production. C'est plutôt le mode de
production capitaliste lui-même qui doit être considéré comme lié intrinsèquement au capitalisme" (TLS, p. 23).
94
propriété privée des moyens de production et par la structure des classes asymétrique
correspondante. Elle est donc le lieu de l'exploitation, tandis qu'à la surface dominent les
illusions typiques de la sphère de circulation : tous ses participants apparaissent comme
des simples propriétaires des marchandises, égaux et libres, qui n'y échangent que des
équivalents. La vente de la force de travail comme marchandise semble une vente comme
toute autre. Dans cette perspective, c'est seulement le marché qui transforme les produits
en marchandises, et l'abolition du marché suffirait pour dépasser la production de
marchandises. On comprend facilement les conséquences politiques d'une conception si
bornée du capitalisme.
Il n'est pas difficile de reconnaître que la tentative des marxistes traditionnels de
fixer le fétichisme dans la sphère de la circulation - où les rapports d'échange, qui
prétendent être libres et égaux, dissimulent les rapports de travail et de propriété, non
libres et non égaux, qui existent dans la sphère de la production qui se tient derrière -
correspond à la conviction selon laquelle le fétichisme est une représentation erronée, et
non une inversion de la réalité. La valeur serait donc une dissimulation de la lutte des
classes et des relations de propriété. Cette interprétation est très diffusée, mais elle reste
néanmoins surprenante : on néglige la circonstance banale que la lutte des classes, ou le
conflit social en général, sont facilement constatables au niveau empirique, et ne sont pas
du tout cachés "derrière" les phénomènes (cf. Lohoff / Kurz 1989). Tout au contraire, c'est
la valeur qui, en tant que phénomène caché, ne peut être découverte qu'à travers une

analyse patiente121.

121Comme exemple d'une telle méprise, même chez les marxistes les plus critiques, cf. K. Korsch, qui dans son

Karl Marx affirme que c'est seulement en certains passages du Capital (par exemple dans le chapitre sur la
journée du travail ou dans celui sur l'accumulation primitive) que Marx "rompt carrément avec l'économie
politique et, de l'analyse et de la critique économiques, passe à l'analyse directement historique et sociale du
mode de production bourgeois et de réels antagonismes et luttes des classes sociales cachés derrière l'antagonisme
des deux catégories : « capital » et « travail salarié » (Korsch 1938, pp. 173-174, tr. mod., italiques A. J.).
L'opinion contraire, selon laquelle derrière les classes se trouvent les formes du capital, est pour Korsch "tout
bonnement mystique, retardant [...] sur l'idéalisme historique de Hegel", parce que la contradiction entre les
forces productives et les rapports de production n'est autre qu'une expression objective pour la lutte des classes,
et "ces interprètes de la pensée de Marx" se trompent qui "cherchent à faire de cet antagonisme [des classes] une
simple forme phénoménale, dérivée d'une « dialectique » générale et intemporelle des forces productives et des
rapports de production qui lui seraient sous-jacente" (idem, pp. 230-231). Toutefois, on peut présumer que
95
Si les rapports entre les hommes se manifestent comme des rapports entre choses,
cela ne signifie pas qu'il s'agit "en vérité" de rapports de domination personnels qui se
cacheraient derrière l'apparence d'une logique objective des choses. Cette interprétation,
très répandue parmi les marxistes, n'est pas capable de comprendre les traits spécifiques
du capitalisme. Elle considère le capitalisme comme une continuation linéaire des
rapports d'exploitation précédents, qui étaient tous caractérisés par le fait qu'une classe

volait à l'autre son surproduit122. La différence principale entre la société capitaliste et


celles qui l'ont précédée consiste alors seulement dans le fait que dans celle-là
l'exploitation est "dissimulée" par l'échange soi-disant égal, tandis qu'auparavant elle
s'exerçait ouvertement. Ainsi, la plus-value moderne ne semble être que la suite des
tributs féodaux ou du travail servile, et non une catégorie qui découle nécessairement de
la catégorie de la valeur. Cependant, cette interprétation ne tient pas compte d'un fait
capital : il faut analyser le capitalisme développé sur sa propre base, car à partir d'un
certain moment de son évolution il crée ses propres présuppositions et les récrée
continuellement, alors que ses présuppositions historiques sont désormais passées. Dans
les Grundrisse, Marx parle des "présupposés historiques qui, en tant que présupposés
historiques sont passées et font donc partie de l'histoire de sa formation et non de son histoire
contemporaine ; qui ne rentrent donc pas dans le système effectif du mode de production
dominé par le capital" (42/372, Grund. I, p. 398).

Korsch polémique ici contre le "diamat" et non contre une éventuelle "critique de la valeur" qui n'existait pas
encore vraiment.
122Cette interprétation pouvait naturellement faire appel au passage du Manifeste communiste où la lutte de

classes entre bourgeois et prolétaires est présentée comme continuation de la lutte entre "homme libre et esclave,
patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot : oppresseurs et opprimés"
96
Où la valeur naît-elle ?

À la différence de la lecture marxiste habituelle, nous présupposons donc que la


valeur appartient à la sphère de la production, en étant sa forme d'organisation principale,
tandis que les rapports de propriété et de classe appartiennent à la circulation, donc à la

distribution123. Marx l'a expliqué clairement dans sa Critique du programme de Gotha : "Le
socialisme vulgaire (et à sa suite, une partie de la démocratie) a repris des économistes
bourgeois l'habitude de considérer et de traiter la distribution indépendamment du mode
de production, et donc de présenter le socialisme essentiellement comme une affaire de
distribution" (19/22 - Gotha, p. 1421). Mais son objection n'a pas été écoutée. Les marxistes
traditionnels identifient la production elle-même à un métabolisme supra-historique avec
la nature et s'intéressent exclusivement à la distribution du résultat de la production
parmi les différentes classes sociales. Ils dirigent donc leur attention seulement sur la
distribution de la plus -value, en croyant faire ainsi une critique des rapports de
production. La production de la valeur, au contraire, est pour eux une simple condition
préalable, une donnée naturelle, et non la véritable sphère de la production sociale. La
contradiction fondamentale du capitalisme ne se trouverait donc pas à l'intérieur de la
sphère de la production, mais dans la contradiction entre l'épanouissement des forces
productives et l'entrave toujours grandissante que constituent les rapports de production.
Par conséquent, les marxistes traditionnels ne placent pas la différence entre le capitalisme
et le socialisme - et avec elle la nature des rapports sociaux et la possibilité historique de
les changer - dans la sphère de la production, qui pour eux est le lieu des forces
productives purement technico-matérielles, mais dans ce qui est extérieur à la production
en tant que telle : la distribution de ses fruits. Autrement dit : les marxistes traditionnels

(4/462, Manifeste, p. 161). Cependant, au niveau théorique, le Manifeste figure assurément parmi les écrits de
Marx les moins intéressants, et ce n'est pas un hasard si lui-même ne le cite presque jamais.
123"Toutefois, si la valeur était tout simplement une catégorie de la distribution de la richesse, le travail qui crée

cette richesse ne se distinguerait pas intrinsèquement du travail dans les formations non-capitalistes" (TLS, p.
45). C'est pourquoi la planification ne constitue pas une alternative à la valeur, comme le pensaient tant de
97
veulent savoir qui reçoit quelle portion de la valeur, mais ne mettent pas en question le
procès qui crée cette valeur. Nous avons déjà mentionné la différence entre richesse

abstraite et concrète, entre production de richesse matérielle et création de valeur 124. La


plupart des marxistes ne voient rien de problématique dans l'identification de la richesse
sociale à la "valeur", donc au travail abstrait et à l'échangeabilité des marchandises. Ils ne
se soucient que d'une distribution plus "juste" de cette richesse abstraite. Mais c'est
absurde : seule la richesse concrète peut être distribuée selon la justice, c'est-à-dire selon
des principes que la société établit consciemment, tandis que la valeur, comme nous
l'avons déjà dit, doit nécessairement devenir plus-value ; car autrement cesserait
également toute production de valeur. Une production de valeur sans extorsion de plus-
value n'est pas possible.
Selon la "critique de la valeur", dans le capitalisme, la sphère de la production ne
consiste pas seulement dans les forces productives, conçues en termes techniques. Elle est
profondément entrelacée avec les rapports sociaux fondamentaux pour lesquels le travail
est l'instance de médiation : non seulement le marché et la propriété privée, mais surtout
la valeur. Cela signifie que, dans la société capitaliste, le simple produit est déjà, dès le
début, une marchandise et ne reçoit pas son "objectivité de valeur" dans l'échange, dans la
circulation. Cependant, cette affirmation est contestée par beaucoup d'auteurs ; nous nous
proposons donc d'en démontrer la validité. La question est très importante, puisqu'en
dépendent, d'un côté, la possibilité d'une crise générale de la société de la marchandise, et
d'autre côté le statut "ontologique" du fétichisme.
Marx - à la différence de la doctrine classique de la valeur travail élaborée par Smith
et par Ricardo - reconnaît que la valeur ne peut pas être "contenue" littéralement dans la
marchandise, mais est une "apparence objective", une "apparence de chose"
[gegenständlicher Schein]. Cependant, les explications de Marx à ce sujet ne sont pas
complètement claires, parce que lui même - du moins au niveau terminologique - retombe

marxistes de différentes tendances, pour qui la differentia specifica du capitalisme réside seulement dans le fait
qu'en lui le travail n'est pas exprimé directement et n'est donc social que d'une façon indirecte.
124La découverte marxienne de la logique de la valeur est devenue possible seulement lorsque la "productivité

matérielle et celle de la valeur ont commencé dans la société réelle à s'éloigner entre elles", car ce n'est que dans
le rapport capitaliste que la contradiction inhérente à toute production de marchandises devient une
contradiction "en procès" (Kurz 1986, p. 10).
98
souvent dans la conception "substantialiste" ou "naturaliste" de ses prédécesseurs 125. Mais
si la valeur était vraiment "contenue" dans la marchandise, il serait alors "naturel" que le
travail "contenu" dans une marchandise, en tant que valeur, constitue le principe de
régulation sociale ; et il en résulterait que la valeur pourrait être traitée et distribuée de
différentes manières, mais tout en constituant une donnée fondamentale de toute
production en société. Déjà chez Marx lui-même, il se pose donc le problème suivant, :
d'un côté, l'objectivité de la valeur, si elle n'est pas contenue dans la marchandise, devrait
naître seulement lorsque les produits s'échangent, dans la sphère de la circulation. Mais
d'un autre côté, on ne comprend pas comment pourrait surgir cette objectivité de valeur,
si elle n'existe pas déjà dans la marchandise individuelle. L'objectivité de la valeur
abstraite des marchandises, donc leur échangeabilité, est déjà présupposée dans la
relation d'échange ; elle ne peut donc naître dans cette relation. La marchandise
individuelle doit déjà être une "chose de valeur", même si la représentation sensible de
cette qualité peut se réaliser seulement dans l'échange. Marx énonce clairement cette
antinomie dans la Contribution : "Le temps de travail social n'existe pour ainsi dire qu'à
l'état latent dans ces marchandises et il ne se révèle que dans leur procès d'échange. Le
point de départ n'est pas le travail des individus sous forme de travail commun, mais au
contraire les travaux particuliers de personnes privées, travaux qui dans le procès
d'échange seulement se révèlent travail social général en perdant leur caractère primitif.
Le travail social général n'est donc pas une condition prête d'avance sous cette forme,
mais un résultat en voie de devenir. D'où cette nouvelle difficulté que, d'une part, les
marchandises doivent entrer dans le procès d'échange comme temps de travail général

125Cela est partiellement dû aux tentatives de Marx d'illustrer la théorie de la valeur, afin de la "populariser",

avec des comparaisons empruntées aux sciences naturelles qui aujourd'hui semblent plutôt malencontreuses.
Mais c'est aussi la conséquence des contradictions internes à la théorie de Marx dont nous avons parlé plus
haut, ou au moins de certaines négligences, comme celle qu'on voit dans cette phrase des Grundrisse : "Si un
fabricant devait mettre toute sa machinerie en marche pour filer une livre de filé de coton, la valeur de cette
livre, elle aussi, monterait tellement qu'elle trouverait difficilement à s'écouler" (42/429, Grund. II, p. 15). Le
problème de ce fabricant résiderait plutôt dans le fait qu'il a employé beaucoup plus que le temps socialement
nécessaire pour produire un produit qui ensuite, par le mécanisme du marché, sera réduit à la valeur d'un livre
de filé de coton. Ce qui monte ici de façon astronomique est ce que Marx appelle dans le troisième volume du
Capital le "prix de coût", non la valeur. Cette phrase ne semble donc être qu'une simple négligence
terminologique dans un manuscrit non destiné à la publication.
99
matérialisé, et que, d'autre part, la matérialisation du temps de travail des individus
comme temps de travail général n'est elle-même que le résultat du procès d'échange"
(13/31-32 Contr., p. 24, tr. mod.). Dans le Capital aussi, il souligne d'une part que la
qualité d'être valeur surgit dans l'échange : "C'est seulement au sein de leur échange que
les produits du travail acquièrent une objectivité de valeur socialement identique,
distincte de leur objectivité d'usage et de sa diversité sensible [...] L'égalité toto coelo entre
des travaux différents ne peut consister qu'en une abstraction de leur non-égalité réelle,
qu'en leur réduction au caractère commun qu'ils ont en tant que dépense de force de
travail humain, comme travail humain abstrait" (23/87, Cap. I, p. 84). Dans l'édition
française, Marx ajouta encore exprès cette phrase : "Et c'est l'échange seul qui opère cette
réduction en mettant en présence les uns des autres sur un pied d'égalité les produits des

travaux les plus divers" (MEGA II, 7, p. 55) 126. Mais, d'autre part, entre ces deux phrases
il inséra cette-ci : "Cette scission du produit du travail en chose utile et chose de valeur ne
s'effectue que dans la pratique, une fois que l'échange a acquis une importance et une
extension suffisantes pour que les choses utiles soient produits en vue de l'échange et que
le caractère de valeur des choses soit donc déjà pris en considération dès leur production même "
(23/87, Cap. I, p. 84, italiques A. J.). La première édition du Capital affirme que dans la
forme de valeur développée "il devient évident que ce n'est pas l'échange qui règle la
grandeur de la valeur de la marchandise, mais que c'est au contraire la grandeur de
valeur de la marchandise qui règle ses rapports d'échange" (Pr. édition, p. 69). Cette
grandeur de la valeur, et par conséquent l'objectivité de la valeur aussi, doivent donc
exister avant l'échange. Il y a d'autres passages où Marx le dit explicitement : "Ce que le
procès d'échange confère à la marchandise qu'il transforme en monnaie n'est pas sa
valeur, mais sa forme-valeur spécifique", à savoir sa valeur d'échange (23/105, Cap. I, p.

126Au début 1872, Marx avait écrit tous les changements qu'il voulait introduire dans la deuxième édition

allemande du Capital et dans la version française. Dans le manuscrit contenant ces changements et ajouts, se
trouvent certaines phrases qu'il n'a pas utilisées ensuite. Parmi elles la suivante, qu'il avait prévue d'insérer à
l'endroit que nous venons de citer : "La réduction de différents travaux privés concrets à cet abstractum du
travail humain égal ne s'accomplit qu'à travers l'échange qui réellement égalise entre eux les produits de travaux
différents" (Zusätze, p. 41). Il faut quand même souligner que finalement Marx n'a pas cru bon d'utiliser cette
phrase.
100
103)127. Dans sa critique de Bailey, il dit : "C'est seulement par son aliénation
[Veräusserung] que le travail individuel se présente effectivement comme son contraire. Or
il faut que la marchandise possède cette expression générale, avant d'être aliénée. Cette
nécessité pour le travail individuel de se représenter comme travail général c'est la
nécessité pour une marchandise de se représenter en tant qu'argent" (26.3/133, Théories
III, p. 161, italiques A. J.). Toujours à propos du malheureux Bailey, Marx écrit : "La
définition de Bailey résulte de sa méprise générale, qui le porte à confondre valeur
d'échange et valeur et à ne voir aucune différence entre la forme de la valeur et la valeur
elle-même ; de sorte que les valeurs des marchandises cessent d'être comparables dès
qu'elles ne fonctionnent pas activement comme valeurs d'échange, c'est-à-dire dès qu'elles
ne sont plus échangeables au sens matériel l'une contre l'autre" (24/110, Cap. II, p.

109)128. La circulation ne fait que réaliser la somme de valeur créée dans le procès de
production capitaliste (par exemple 25/51, Cap. III, p. 51). Le travail privé isolé ne
constitue pas un point de départ (en effet, Marx critique les "robinsonades" typiques de
l'économie politique bourgeoise). Il n'est qu'un résultat qui existe à l'intérieur de la
production lorsque celle-ci est dirigée d'un bout à l'autre par la valeur : "Quand l'individu
produit en tant que particulier - cette situation elle-même n'est nullement un effet de la nature,
mais le résultat raffiné d'un procès social, - le caractère social se manifeste en ceci : le
contenu de son travail est déterminé par le complexe social, et il ne travaille qu'en sa
qualité de membre de ce complexe ; c'est-à-dire il œuvre pour satisfaire les besoins de tous
les autres" (Urtext, p. 219).
D'un autre côté, chez Marx se trouvent aussi des passages où il semble dire que le
produit ne devient valeur que dans la circulation : "Mais, telle qu'elle [la marchandise
isolée] est d'une façon immédiate, elle est seulement du temps de travail individuel
matérialisé, ayant un contenu particulier, et non du temps de travail général. Elle n 'est
donc pas immédiatement valeur d'échange, mais doit tout d'abord le devenir" (13/29 -
Contr., p. 21). Dans les Grundrisse il écrivit, dans le même sens, "que dans la forme
immédiate, le produit du procès n'est pas valeur, mais qu'il doit d'abord rentrer dans la

127C'est seulement dans l'argent qu'a lieu le passage de l'abstrait latent à l'abstrait comme réalité, de l'en soi au

pour soi (Finelli 1987, p. 128).


128On voit quelles sont les conséquences si l'on néglige la différence entre la valeur et la valeur d'échange,

différence qui à première vue était purement terminologique.


101
circulation pour être réalisé en tant que valeur" (42/317, Grund. I, p. 342). Toutefois, ici il
est encore plus vrai qu'ailleurs que le recours à des passages isolés de Marx ne prouve pas
grand-chose si l'on ne les considère pas dans le contexte de toute sa théorie. Peut-être
Marx pense-t-il à un rapport du genre "en soi" - "pour soi", où la valeur serait l'"en soi" et
la valeur d'échange le "pour soi". Ne peut paraître que ce qui existe déjà, comme le semble
indiquer dans la citation suivante le mot "confirmer" : "Les marchandises sont de façon
immédiate les produits de travaux privés, indépendants isolés qui, par leur aliénation
dans le processus de l'échange privé, doivent se confirmer comme du travail social
général" (13/67 - Contr., p. 56).
Comme on peut l'imaginer, les marxistes traditionnels n'ont pas su reconnaître
l'existence d'un problème derrière ces hésitations de Marx. Roubin, pour qui la valeur
n'est pas une catégorie supra-historique, parce que les "dépenses de travail" ne sont pas
"indépendantes de la forme sociale de l'organisation du travail" (ETV, p. 336), a été un des
premiers à poser le problème : "La définition courante [de la valeur] laisse généralement
non élucidée la question de savoir si la valeur est déterminée par le travail ou si la valeur
est le travail lui-même" (ETV, p. 156). Il cherche à prouver que du point de vue de Marx,
c'est la première affirmation qui est correcte : la valeur est le représentant, ou l'expression,
du travail. Comme nous l'avons dit, presque tous les marxistes cités par Roubin tendaient
à une interprétation "physiologique" de la valeur comme simple dépense de force de
travail. Mais supposer une identité totale entre le travail et la valeur constitue, comme le
souligne Roubin, une méprise dangereuse, car si le travail est la substance de la valeur,
elle ne représente pas encore la valeur : il y a encore besoin de la forme valeur (DK, p.
33). Ce n'est pas seulement le travail social, mais aussi sa forme spécifique qui constitue la
valeur d'une marchandise (DK, p. 36). Roubin a très bien démontré qu'on peut
comprendre la valeur, en tant qu'expression du travail abstrait, seulement comme
combinaison de la forme valeur et de la substance de la valeur. Il met aussi en relief que la
forme valeur, comme échangeabilité purement formelle, doit devenir valeur d'échange en
tant que rapport de deux marchandises : "Marx analyse la « forme-valeur » séparée de la
valeur d'échange [...] la première constitue la forme sociale du produit qui ne s'est pas
encore concrétisée dans une chose déterminée, mais représente, pour ainsi dire, la qualité
abstraite d'une marchandise [...] Une identification complète de la forme valeur avec
l'aspect qualitatif et de la valeur d'échange avec l'aspect quantitatif ne peut pas être

102
considérée comme correcte, parce qu'il les faut considérer tous les deux autant pour leur

côté qualitatif que pour leur côté quantitatif" (DK, pp. 40-41)129. La forme valeur n'existe
que par rapport à l'échange : "Quand nous considérons la valeur du point de vue de la
substance et de la forme, nous mettons la valeur en relation avec le concept qui la précède
[dans la description que donne le Capital ], le travail abstrait (et en dernière analyse avec
le procès matériel de production), le contenu. D'autre part, par l'intermédiaire de la forme
valeur, nous avons déjà mis en rapport la valeur avec le concept qui la suit, la valeur
d'échange. En fait, une fois que nous avons établi que la valeur ne représente pas du
travail en général, mais du travail qui a la forme d'échangeabilité d'un produit, nous
devons ensuite passer directement de la valeur à la valeur d'échange" (ETV, p. 171, aussi
en DK, p. 43). Roubin reste fidèle à l'idée que la valeur surgit dans la production, et non
dans la circulation ; il tente de résoudre les contradictions qu'il trouve dans les textes de
Marx à propos de la genèse de la valeur en expliquant que Marx utilise le concept
d'échangeabilité de deux façons différentes. Une fois, Marx parle de l'échange comme
forme sociale du procès de reproduction, une autre fois comme phase particulière de ce
procès de reproduction (ETV, pp. 201-208). L'échange n'est pas une phase isolée, mais il
confère son caractère spécifique au procès de reproduction dans sa totalité. Il est une
forme sociale particulière du procès de production dont résulte le travail abstrait : "Dès le
procès de production direct lui-même, le producteur apparaît comme un producteur de
marchandises, son travail a le caractère de travail abstrait et son produit le caractère de
valeur" (ETV, p. 204). Mais selon Roubin, le fait que le procès de production immédiate
possède déjà certaines qualités sociales ne signifie pas que le travail et le produit de
travail ont dans ce procès exactement les mêmes propriétés que dans l'échange. La valeur
idéelle doit encore se transformer dans une valeur réelle. Selon Roubin, dans la phase de
production le travail est immédiatement privé et concret ; c'est seulement d'une façon

médiate ou latente qu'il est social130. Il doit donc encore devenir abstrait. "Cette
égalisation du travail peut se produire dans le procès de production direct avant l'acte

129Cf. : La forme valeur "renvoie à la forme sociale du produit, forme qui n'est pas encore concrétisée dans des

objets déterminés, mais qui représente quelque propriété abstraite des marchandises", tandis que dans la valeur
d'échange la forme sociale possède une forme déjà concrète (ETV, pp. 161-162)
130En effet, dans la Contribution Marx écrivit que "le temps de travail abstrait général revêt dans leur prix [des

marchandises] une existence figurée" (13/53 Contr., p. 43).


103
d'échange, mais seulement mentalement et par anticipation. Dans la réalité, elle
s'accomplit par l'intermédiaire de l'acte d'échange, par l'intermédiaire de l'égalisation
(même si celle-ci se fait mentalement et par anticipation) du produit du travail considéré
avec une somme d'argent donné. Mais si cette égalisation précède l'échange, elle doit
cependant se réaliser effectivement dans le procès d'échange réel" (ETV, pp. 194-195).
Roubin résume Marx ainsi : "Marx souligne que cette réduction des formes concrètes du
travail à du travail abstrait s'accomplit définitivement dans le procès d'échange. Toutefois,
dans le procès de production direct, cette réduction a un caractère anticipé ou idéal du
fait que la production est destinée à l'échange" (ETV, pp. 196-197, cf. aussi DK, pp. 27-31).
Le mot "définitivement" n'aide pas beaucoup ici, et on voit dans cette occasion que même
les meilleurs interprètes de Marx, face à ce problème, recourent à des formulations
vagues. Au fond, ce dont Roubin parle ici, c'est de la production occasionnelle des
marchandises qui avait lieu dans les sociétés précapitalistes, et non du procès de
production capitaliste lui-même où, à cause du caractère technique et scientifique du
procès de production, le produit est dès le début une marchandise, ne pouvant en aucun
cas constituer une valeur d'usage pour son producteur.

Sohn-Rethel et l'origine de l'abstraction

Une contribution importante à la discussion autour de la question de savoir si


l'abstraction de la valeur naît dans la production ou dans la circulation se trouve dans

l'œuvre de Sohn-Rethel131. Son souci principal était la tentative de retrouver l'origine de


la synthèse kantienne dans le travail social, donc de retrouver le sujet transcendantal dans
la forme valeur. Il voulait en déduire toute une théorie matérialiste de la connaissance. Ses
efforts allaient de pair avec d'autres efforts similaires faits dans la même période par des
représentants de la Théorie critique. Ainsi, Horkheimer écrivit en 1937 dans son essai

131Alfred Sohn-Rethel naquit en 1899 à Paris comme fils de parents allemands. Dans les années vingt et trente, il

était en contact avec Benjamin, Horkheimer et surtout Adorno, qu'il a influencé (cf. DN, p. 142 et leur
correspondance en Adorno/Sohn-Rethel 1991). À partir de 1936, il vécut en Angleterre. Il connut tardivement
une certaine renommée , lorsque, à partir de 1970, ses livres, généralement écrits bien avant, ont été publiés en
Allemagne occidentale. À partir de 1973 il enseigna à Brême, où il mourut en 1990.
104
Théorie traditionnelle et théorie critique : "Toutefois, l'individu n'intègre la réalité sensible
dans les organisations conceptuelles que comme simples enchaînement de données
factuelles. Les organisations conceptuelles se sont constituées elles-mêmes en relation - à
vrai dire changeante - avec le processus de la vie sociale" (Horkheimer 1937, p. 32). Il
ajouta à propos des catégories de Kant : "Le double caractère que présentent ces concepts
kantiens : unité et finalité poussées au plus haut degré d'une part, et d'autre part ce résidu
d'obscurité, d'opacité, d'inconscience, correspond parfaitement à la forme contradictoire
que prend l'activité humaine dans les temps modernes" (idem, p. 34). Comme exemple des
remarques fréquentes, mais très vagues, d'Adorno à propos du rapport entre les
catégories de la connaissance et les procès historiques réels, nous citons ce passage tiré
d'un essai des années cinquante: "La théorie de la société est née de la philosophie; mais
elle vise aussi à renverser sa façon de poser les problèmes, en ceci que c'est désormais la
société qu'elle pose comme ce substrat que la philosophie traditionnelle appelait essences
éternelles ou esprit. La philosophie déjà se défiait de la tromperie des apparences et
cherchait à les interpréter; la théorie, devant la façade de la société, éprouve une défiance
d'autant plus profonde que cette façade se montre plus lisse et égale à elle-même. La
théorie veut trouver le nom de ce qui secrètement tient la machinerie ensemble" (QA, p.
59). On trouve également l'influence de Sohn-Rethel dans des observations d'Adorno
comme la suivante : "Dans la mesure où Hegel n'oppose plus comme simples activités
subjectives la fabrication et l'action à la matière, mais les cherche dans les objets
particuliers, dans la réalité concrète, il serre de très près le mystère que recèle
l'aperception synthétique et qui élève celle-ci au dessus de la pure et simple hypostase
arbitraire du concept abstrait. Or, cela n'est rien d'autre que le travail social [...] La
référence du moment producteur de l'esprit à un sujet universel plutôt qu'à chaque
personne prise individuellement et effectuant son propre travail, définit le travail comme
une activité sociale, organisée; sa propre « rationalité », l'organisation des différentes
fonctions, est un rapport social" (Adorno 1963, pp. 26-27).
Toutefois, pour notre analyse du fétichisme il est plus intéressant approfondir la
théorie de Sohn-Rethel sur l'origine de l'abstraction marchande. Cela semble d'autant plus
nécessaire qu'elle avait suscité, surtout dans les années soixante-dix, des discussions très
vives et qu'elle avait, au moins en Allemagne, presque monopolisé, pour un certain temps,
le débat sur l'abstraction sociale. Tous les théoriciens de la valeur s'étaient alors confrontés

105
avec les idées de Sohn-Rethel132. Mais en même temps il nous semble que celles-ci se
basent sur une interprétation souvent douteuse des concepts marxiens. Mettre en relief ces
faiblesses constitue aussi une occasion pour préciser notre analyse du fétichisme. En outre,
le concept d'abstraction proposé par Sohn-Rethel a influencé celui d'Adorno, dont nous
nous occuperons au quatrième chapitre.
Sohn-Rethel déplace l'origine de l'abstraction marchande dans la sphère de
l'échange, dans la circulation, car la production est à ses yeux un métabolisme non-social
et supra-historique avec la nature : "Dans l'acte d'échange se concentre en effet la relation
purement sociale, que Marx souligne, en contraste avec la relation entre l'homme et la
nature qui a lieu dans tous les types d'activités matérielles d'usage, que ce soient des
activités de consommation ou de production" (Sohn-Rethel 1976, p. 17). Quelques lignes
plus haut, Sohn-Rethel définit aussi le travail comme une "activité d'usage". Il conçoit
donc le travail seulement comme échange avec la nature, et non comme socialement
déterminé. En effet, il refuse le concept de "travail abstrait" : "À mon avis, le concept du
travail social abstrait, dans la mesure qu'il est reconnaissable dans l'analyse de la
marchandise, est un concept-fétiche dû à l'héritage hégélien. [...] Il occupe exactement la
place qui revient à l'abstraction réelle causée par l'action d'échange. Il reconnaît le fait de
l'abstraction réelle, mais il lui donne une fausse explication [...] Le travail ne joue donc
aucun rôle constitutif dans la synthèse sociale qui se déroule à travers l'échange de
marchandises. Dans le contexte fonctionnel du marché ce n'est pas le travail abstrait qui
domine, mais l'abstraction du travail", étant donné que le capitalisme n'est pas une

"société de production", mais une "société d'appropriation" à travers l'exploitation 133.


Sohn-Rethel écrivit en 1937 : "On peut constater la réification dans l'échange de

132Kurz (AA, p. 82) remarque que "toute la discussion, parfois acharnée [...] ne se réfère presque pas du tout

aux conclusions de Sohn-Rethel à propos de la théorie de la connaissance, qui étaient son véritable but, mais
surtout à son développement critique de concepts de l'économie politique", en lequel consiste évidemment la
"véritable importance de toute la théorie de l' « abstraction réelle »". En effet, Sohn-Rethel a été l'objet d'attaques
violentes, par exemple dans le volume de P. Brand, N. Kotzias, H. J. Sandkühler et alii : Der autonome Intellekt -
Alfred Sohn-Rethels "kritische" Liquidierung der materialistischen Dialektik und Erkenntnistheorie (L'intellect autonome -
La liquidation "critique" de la dialectique et de la théorie de la connaissance matérialistes par Alfred Sohn-Rethel ),
Frankfurt 1976.
133Sohn-Rethel, Materialistische Erkenntniskritik und Vergesellschaftung der Arbeit, Merve Verlag, Berlin 1971, p. 70,

cité dans AA, p. 82.


106
marchandises et dans ses formes, mais il est impossible d'expliquer la réification à partir
de l'échange. Sa cause et son origine se trouvent dans l'exploitation" (Sohn-Rethel 1937, p.
48) ; en 1970 il a corrigé cette affirmation en précisant que ce n'est pas le postulat de
l'équivalence en tant que tel, mais son reflet dans l'expression monétaire qui a pour
présupposé l'exploitation (Sohn-Rethel 1970, p. 96).
Dans cette perspective, le travail en tant que tel ne peut pas être aliéné, parce qu'il
est toujours un travail concret. L'aliénation surgit seulement lorsque le travail est violé par
la sphère de l'échange. La diffusion de la production privée signifie selon Sohn-Rethel une
séparation entre la socialisation et le travail, de manière que la dimension sociale réside
uniquement dans l'échange : "Maintenant, l'unité est déchirée et le travail, exercé comme
travail privé indépendant, a perdu sa puissance sociale originaire en faveur des pouvoirs
qui détiennent la propriété de l'échange de marchandises : cette transformation énorme
est la base de toutes les aliénations, inversions, réifications [...] L'importance du travail
privé comme travail de l'individu particulier ne dérive donc pas de la sphère de la
production, comme c'est le cas du travail en tant que social, mais dérive de la circulation,
plus exactement : de l'échange entre le capital et le travail. [...] La puissance sociale, que le
travail manuel a perdu à cause de son isolement, se transfère au procès d'échange et, à
travers l'abstraction réelle qu'il cause, à l'abstraction idéelle du travail mental et
conceptuel, médiatisée par la forme-argent" (Sohn-Rethel 1976, pp. 19-20). Là où règne la
production de marchandises, la synthèse sociale se base sur le procès de circulation.
L'échange est purement social, et l'échange n'est social que lorsque les marchandises ne
sont pas un objet d'usage, mais d'échange. "C'est le caractère physique de l'acte d'échange
- qui concerne les objets seulement dans leur statut social, mais non dans leur statut
physique - qui a affaire à l'abstraction de l'échange qui nous intéresse. C'est elle qui est
abstraite [...] Le fait de causer cette abstraction de l'acte d'échange" ne se "trouve pas dans
la conscience des participants à l'échange" - qui, au contraire, ne s'intéressent qu'à la
valeur d'usage - "mais exclusivement dans leur agir pratique. C'est la séparation
temporelle nécessaire entre l'acte d'échange et tout acte d'usage avec ses objets [...] qui fait
surgir l'abstraction" (Sohn-Rethel 1976, p. 29). L'objectivité de valeur, donc la forme-
valeur, est pour Sohn-Rethel le résultat de l'abstraction réelle : "Cette abstraction est donc,
dans le sens le plus vrai, une abstraction réelle". À la différence de Roubin, par exemple,
Sohn-Rethel ne considère pas le travail comme étant la source autant de la substance que

107
de la forme de la valeur, mais attribue la substance et la forme de la valeur à deux facteurs
différents : "La valeur, la grandeur de la valeur et la forme de la valeur dérivent de
sources différentes. C'est le travail qui leur donne la valeur, mais seulement en assumant à
son tour - comme effet de l'abstraction réelle d'échange - dans sa qualité d'être créateur de
valeur la qualité d'être « travail humain abstrait ». La forme valeur se réduit à l'abstraction
réelle d'échange", et la grandeur de la valeur est déterminée par le travail (Sohn-Rethel
1976, p. 30). Il souligne explicitement : "Cette déduction séparée de la forme valeur par
rapport à l'abstraction d'échange, abstraction réelle, et de la grandeur de la valeur par
rapport au travail subsumé en elle est fondamentale, il faut absolument la maintenir"
(Sohn-Rethel 1976, p. 31). Il y voit un aspect décisif de sa propre théorie : "Le sens de notre
analyse réside dans le fait qu'elle permet de séparer l'analyse de la forme-valeur
complètement de la grandeur de la valeur [...] Le concept de valeur (non la grandeur de
valeur) est la conséquence de l'équation d'échange, non l'inverse" ; son origine est
purement sociale (Sohn-Rethel 1961, p. 122). Mais c'est seulement la forme valeur qui
permet de déterminer la grandeur de la valeur, parce qu'elle rend commensurable le
travail : "Sans l'abstraction réelle à travers l'échange, il n'existe pas d'équivalence dans
l'échange" (Sohn-Rethel 1976, p. 31).
Sohn-Rethel affirme à propos de sa propre théorie que sa "seule [!] différence d'avec
Marx réside dans le fait que Marx ne suit pas l' « abstraction marchande », qu'il a été le
premier à indiquer, jusqu'à sa racine et ses causes les plus lointaines ; en résultent d'abord
certaines obscurités à propos du rapport entre forme et substance de la valeur, et le
raccordement hâtif de la forme valeur avec le travail abstrait" (Sohn-Rethel 1976, p. 31).
Dans un texte précédent, Sohn-Rethel décrivit ainsi cette "racine" : "L'analyse dont nous
avons donné ici quelques éléments démontrerait la racine de l'abstraction : l'inévitable
séparation temporelle entre l'acte d'échange et l'acte d'usage. Elle démontrerait en plus
que l'abstraction qui découle de cette séparation fait en sorte que l'échange de
marchandises soit une égalisation de marchandises, et précisément comme une fonction
purement réelle et objective de l'échange de marchandises. Cette fonction d'égalisation est
à son tour la racine du concept de valeur, qui est donc, par son origine, abstrait" (Sohn-
Rethel 1961, p. 123). Il est très significatif que Sohn-Rethel veut déduire la valeur d'une
théorie de l'action, en utilisant du matériel historique. Selon lui, l'acte d'échange est
abstrait parce qu'en lui on exclut ou l'on renvoie l'acte d'usage (Sohn-Rethel 1961, p. 120).

108
Pour Sohn-Rethel, l'abstraction, bien qu'elle n'existe que dans la pensée, ne surgit pas dans
la pensée, mais dans l'agir, dans l'être social. Toutefois, il limite beaucoup la portée de
cette intuition importante lorsqu'il entend l'abstraction comme la distance temporelle
entre l'acte d'usage et l'acte d'échange. En dernière instance, il la conçoit en termes
psychologiques : comme renvoi de la pulsion. Son concept d'abstraction réelle signifie en
même temps l'agir abstrait qui "fait abstraction" de tout usage des marchandises, et la
production de l'objectivité abstraite de la valeur.
Sohn-Rethel dit très justement que "l'abstraction qui a lieu dans l'échange" n'est pas
le résultat "du rapport de l'homme avec l'objet marchandise dans la production ou dans la
consommation. L'abstraction ne naît donc pas d'un rapport immédiat de l'homme avec les
choses concrètes. L'origine est purement relationnelle [...] elle réside dans les relations des
hommes entre eux" (Sohn-Rethel 1961, p. 114). L'origine de l'abstraction se trouve donc
dans une sphère qui échappe à la pensée métaphysique, parce que celle-ci connaît
seulement la conscience et l'être, et non un tertium. Pour la pensée métaphysique
traditionnelle, l'abstraction de la valeur constitue une absurdité : un procès spatio-
temporel, de nature causale, qui "produit une abstraction, donc un effet de type
conceptuel" (Sohn-Rethel 1961, pp. 114-115). Mais, selon nous, rien ne justifie la conclusion
de Sohn-Rethel selon laquelle cette abstraction n'est que le résultat "du rapport d'échange
lui-même" (Sohn-Rethel 1961, p. 115). En effet, cette conclusion présuppose que la
production même est une sphère non-sociale. En plus, il faut souligner que l'abstraction
dans l'acte d'échange ne fait qu'accomplir l'abstraction créée dans la production, où le
travail est concret en tant que procès matériel, mais non pour les producteurs en tant
qu'êtres sociaux. C'est le mode de production capitaliste qui a fait devenir la circulation une
forme totale, non l'inverse. R. Kurz le résume ainsi : "Ce n'est pas la circulation qui, pour
des raisons inexplicables, s'est proclamée tout d'un coup une divinité, en embobinant la
production. Au contraire, c'est le caractère de plus en plus scientifique de la production
qui a transformé la force de travail humaine en une marchandise, en généralisant ainsi
socialement les catégories relatives à la logique de la valeur et en faisant de la circulation
de marchandises la forme sociale générale des rapports. La production est le contexte qui
comprend aussi la circulation, et à cet égard elle détermine aussi l' « échange ». [...] Le fait
qu'ici l' « échange » soit toujours déjà inhérent à toute production ne doit pas mener à la
conclusion que l'abstraction accomplie dans l'échange soit un principe pour soi, étranger

109
et extérieur à la « production » en tant que telle" (AA, pp. 83-84). La déduction, opérée par
Sohn-Rethel, de l'abstraction réelle par rapport à l'"agir" est insuffisante, parce que "cet «
agir » qui produit l'abstraction n'est pas au premier chef l' « acte d'échange » ou le rapport
avec les choses en tant que tel, mais c'est l'agir des producteurs de marchandises dans le
procès de production lui-même, agir qui est abstrait dans le sens social" (AA, pp. 86-87).
Sohn-Rethel reste dans le cadre du marxisme traditionnel : chez lui, les rapports de classe
falsifient la production, conçue comme neutre et présociale. Si la synthèse avait lieu
directement dans la production, et non à travers l'échange, elle serait sans classes. Le
travail en tant que tel est pour lui une donnée naturelle qui ne semble pas affectée par la

forme-marchandise134. Au fond, la théorie de Sohn-Rethel peut être rapprochée, à plus


d'un titre, à la théorie de la valeur de S. Bailey critiquée par Marx. Elle représente une
espèce de compromis entre la théorie subjective de la valeur et celle de Marx, parce qu'elle
examine l'acte même de valoriser. En outre, elle présente de curieuses ressemblances avec
le "déconstructivisme" postmoderne qui prétend découvrir que toute représentation
sociale n'est qu'une simple construction culturelle, un "discours" qui correspond aux
intérêts d'un groupe social déterminé.

La valeur est-elle "contenue" dans la marchandise ?

Parmi les travaux les plus récents sur l'origine de l'abstraction de la valeur, ceux de
M. Heinrich (1991) et de R. Kurz (AA, 1987) peuvent être considérés comme
symptomatiques. Leur point de départ est le même : ils refusent l'interprétation
"naturaliste" de la valeur, selon laquelle le travailleur crée la valeur ainsi que "le
boulanger fait le pain" (AA, p. 88). Pour Heinrich, ce n'est pas seulement dans les sociétés
précapitalistes (où c'est évident), mais aussi dans une société productrice des
marchandises, que les "corps des marchandises" reçoivent leur "objectivité de valeur"

134Selon Postone, Sohn-Rethel "n'analyse pas la spécificité du travail dans le capitalisme comme étant

socialement constituante, mais pose plutôt deux formes de synthèse sociale - l'une effectuée par les moyens
d'échange, l'autre par les moyens de travail. Il affirme que le type d'abstraction et de la forme de synthèse
sociale que comporte la forme de la valeur n'est pas une abstraction opérée par le travail, mais une abstraction
opérée par l'échange" (TLS, pp. 177-178).
110
seulement lorsqu'ils entrent dans l'échange. Isolé, considéré en soi, le corps de la
marchandise n'est pas une marchandise, mais un simple produit. C'est uniquement dans
le rapport d'échange qu'il possède cette qualité d'être valeur ; hors de ce rapport, il la

possède, tout au plus, d'une façon "latente" 135. Heinrich cite en effet différents passages
de Marx comme preuve de sa thèse, par exemple celui où Marx appelle l'objectivité de la
valeur "une objectivité abstraite, une chose de pensée" (Pr. édition, p. 53), une "objectivité
fantomatique" (23/52, Cap. I, p. 43) ou même une "objectivité purement fantastique"
(Zusätze, p. 32). Heinrich critique l'identification du travail abstrait au "temps de travail
socialement nécessaire", déterminé par la technique, parce qu'elle signifie "mesurer le
travail abstrait par le travail concret". Ensuite, il affirme que le travail n'est pas contenu
dans la marchandise individuelle, mais apparaît seulement comme partie du travail social
global : "Mais si l'on conçoit le travail abstrait comme un rapport social déterminé qu'ont les
travaux privés entre eux, alors il est impossible de voir dans la durée qu'a la dépense de la
force de travail (même si elle est réduite à une « force de travail simple ») tout bonnement
la mesure de la quantité de travail abstrait. Le travail abstrait en tant que rapport social ne
peut pas être « dépensé ». En mesurant le travail abstrait à travers la durée du travail
concret, Marx se situe sur le terrain de l'économie politique classique. Celle-ci ne
distinguait pas entre le travail abstrait et le travail concret ; le temps de travail, qui était sa
mesure de la valeur, se référait toujours au travail concret" (Heinrich 1991, p. 174). Étant
donné que chaque marchandise, selon Heinrich, possède sa valeur en tant que partie de la
quantité globale de travail social, elle ne peut pas la posséder avant d'être en rapport avec
cette quantité. Mais la substance du travail abstrait "n'est pas elle-même un objet, mais le
reflet objectif d'un rapport social. Si peu qu'un produit individuel de travail puisse avoir une
objectivité de valeur, il peut avoir une grandeur de valeur. C'est seulement en commun que
les produits du travail ont une objectivité de valeur et une grandeur de valeur, en tant
qu'ils se rapportent l'un à l'autre comme marchandises, c'est-à-dire que le travail dépensé
comme travail privé se révèle comme partie du travail social. C'est pourquoi Marx écrit
dans le Capital : « La grandeur de la valeur de la marchandise exprime donc un rapport
nécessaire au temps de travail social, rapport immanent au procès de formation de celle-ci

135Backhaus et Reichelt (1995, p. 77) critiquent le recours au mot "latent", "puisque « latent » ou « potentiel »

sont des concepts auxiliaires qui découlent de la nécessité d'ajouter a posteriori la dynamique à ce qui a été conçu
d'une façon statique".
111
» (23/117, Cap. I, p. 116). Parler du temps comme mesure du travail abstrait a un sens
seulement si pour chacune des deux marchandises échangées a été utilisée une partie de
tout le temps de travail social dépensé dans les différentes sphères de la production. Ces
deux parties ont été égalisées dans l'échange. Mais cela ne doit pas porter à concevoir le
travail social global comme quelque chose d'homogène. Ce travail global n'est pas une
somme de quantités égales, mais une simple quantité de grandeurs incomparables qui,
dans l'échange, sont comparées par force. Le « temps de travail » comme mesure de la
grandeur de valeur est aussi peu le temps de travail immédiat que le travail abstrait, en
tant que substance de la valeur, est le travail immédiat, c'est-à-dire concret. On ne peut
donc pas mesurer le travail abstrait par le temps de travail, mais seulement par le « temps
de travail abstrait »" ; mais celui-ci n'est pas mesurable empiriquement, comme le voulait,
par exemple, Engels (Heinrich 1991, pp. 174-175).
Heinrich attribue donc à Marx une doctrine de la valeur-travail "naturaliste". Il nous
semble cependant qu'il faudrait plutôt dire que Marx n'a pas toujours complètement
dépassé la doctrine "naturaliste". Marx écrit : "Aucun producteur pris isolément,
l'industriel pas plus que l'agriculteur, ne produit de valeur ou de marchandise. Leur
produit ne devient valeur et marchandise que dans un contexte social défini. Primo dans
la mesure où il représente du travail social, le temps de travail propre du producteur
n'apparaissant donc que comme fraction du temps de travail social" (25/651, Cap. III, p.
675). Cela signifie que ce n'est pas une qualité naturelle des produits de travail, présente
dans toutes les formes de société, que d'assumer la forme valeur. En même temps, Marx
ne veut pas dire que dans le capitalisme la production en tant que telle est un procès
purement technique où il n'y a pas encore de production de valeur. Au contraire : dans le
"contexte social défini", le produit est marchandise dès le début. Marx a repoussé aussi
bien l'affirmation d'une nature purement relationnelle de la grandeur de la valeur - selon
laquelle les valeurs d'échange ne naissent que dans la relation de différentes

marchandises136 - que la tentative de mesurer la valeur contenue dans une marchandise


individuelle. D'un côté il soutient que c'est déjà la marchandise individuelle qui a une
valeur avant d'entrer dans le procès d'échange ; il existerait donc quelque chose comme
une "marchandise absolue", une "marchandise en soi" : "La marchandise singulière elle-

112
même est donc également en tant que valeur, en tant qu'existence de cette unité, différente
d'elle-même en tant que valeur d'usage, en tant que chose - abstraction faite de
l'expression de sa valeur dans d'autres marchandises. En tant que [mode d']existence du
temps de travail, elle est valeur en général, en tant que mode d'existence d'un temps de
travail déterminé quantitativement, elle est une grandeur de valeur déterminée" (26.3/125,

Théories III, p. 151)137. Pourtant, cette analyse n'est pas incompatible avec la définition de
la valeur comme "apparence objective" (ou "chosifiée") [gegenständlicher Schein] et comme
grandeur purement sociale - Marx définit la valeur comme "l'existence sociale des choses"
(26.3/291, Théories III, p. 345) -, parce que ce n'est pas la dépense individuelle de travail
qui constitue la valeur, mais un rapport déterminé avec la quantité globale de travail
social. Ce qui compte n'est pas le travail que le travailleur individuel a effectivement
dépensé, même pas après la réduction du travail compliqué au travail simple, mais la
quantité qui est nécessaire selon les forces productives dans un moment donné : "Après
l'introduction du métier à tisser à vapeur, en Angleterre, il ne fallait plus peut-être que la
moitié du travail qu'il fallait auparavant pour transformer une quantité de fil donnée en
tissu. En effet, le tisserand anglais avait toujours besoin du même temps de travail
qu'avant pour effectuer cette transformation, mais le produit de son heure de travail
individuelle ne représentait plus désormais qu'une demi-heure de travail social et tombait
du même coup à la moitié de sa valeur antérieure" (23/53, Cap. I, p. 44) La valeur n'a rien
à faire avec une prétendue qualité "naturelle" des produits à être évalués selon la quantité

136L'analyse la plus détaillée se trouve dans sa critique de S. Bailey dans les Théories sur la plus-value (Théories

III, pp. 147-202), critique que nous avons citée souvent ici.
137"Il est vrai que chez Marx, à la différence de Ricardo, il existe effectivement une valeur absolue. Mais cela ne

signifie pas qu'on puisse traiter la valeur indépendamment de l'échange. Bref, l'échange est, pour utiliser une
terminologie aristotélique, la causa finalis de la valeur". Car, si les produits ne naissaient pas comme
marchandises, la valeur ne se pourrait pas former. Si l'on ne tient pas compte de la catégorie de la valeur
d'échange, le concept de travail abstrait perd sa signification (Claudio Napoleoni, "Intervento", in Il marxismo
italiano degli anni sessanta e la formazione teorico-politica delle nuove generazioni, Editori Riuniti, Roma 1972, p. 191,
cité in Napoleoni 1974, p. 18). - Au sujet des "caractères généraux" de la valeur qui n'"apparaissent" - donc qui
n'existent ou ne sont "réels" - que dans l'argent, Backhaus dit : "S'ils existent dans la marchandise, donc dans la «
marchandise en tant que tel », c'est seulement « en soi ou pour nous » comme analystes, mais non pour le «
propriétaire de la marchandise » ; ou, tout au plus, dans sa tête comme « individu isolé ». La « marchandise en
113
de travail qui a été réellement nécessaire pour leur production ; au contraire, c'est
seulement a posteriori , dans l'échange, que se révèle combien de travail abstrait contient la

marchandise138. Si entre la production et la vente, une innovation technique réduit le


temps de travail socialement nécessaire, la quantité de travail abstrait représentée dans la
marchandise se réduit dans la même mesure, même après la production : "En tant que
valeur d'usage, la marchandise apparaît comme quelque chose d'autonome. En tant que
valeur, par contre, comme quelque chose de simplement posé, défini seulement par son
rapport au temps du travail simple, égal, socialement nécessaire. Elle est à tel point
relative que si le temps de travail nécessaire à sa reproduction change, sa valeur change,
bien que le temps de travail qu'elle contient réellement soit resté inchangé" (26.3/126,
Théories III, p. 152).
Le besoin social, lui aussi, contribue à déterminer la grandeur de la valeur, même si
Marx ne parle presque jamais de cet aspect. La question de savoir si c'est seulement la
quantité de travail socialement nécessaire qui a été dépensée pour la production d'une
marchandise, ou si cette quantité était trop grande, ou trop petite, dépend de la quantité
du travail social global qu'il faut employer dans une branche déterminée de la production
- quantité qui dépend justement de la demande sociale pour les produits de la branche de
production en question. Si à l'improviste la demande pour un certain produit diminue, le
temps de travail social global dépensé pour sa production se révèle d'être trop grand. Une
partie du travail qu'on y avait employé est alors dévalorisée, et précisément une partie
aliquote du travail employé pour produire la marchandise particulière : "Le procès n'a
plus pour résultat de simples marchandises particulières, mais une masse de marchandise
dans laquelle se sont reproduites la valeur du capital avancé + la plus-value" (Résultats,

tant que tel » était donc seulement ce qu'Engels, dans son résumé du Capital, a appelé très bien la « marchandise
en soi ». On ne peut pas échanger une telle « marchandise en soi »" (Backhaus 1984, p. 324).
138"L'économie vulgaire ne soupçonne même pas que les rapports réels de l'échange quotidien et les grandeurs

des valeurs ne peuvent être immédiatement identiques. Le hic de la société bourgeoise consiste justement en ceci
qu'a priori il n'y pas pour la production de réglementation sociale consciente. Ce que la raison exige, et ce que la
nature rend nécessaire, ne se réalise que sous la forme d'une moyenne s'imposant aveuglément. Et alors,
l'économiste vulgaire croit faire une grande découverte lorsque, se trouvant devant la révélation de la structure
interne des choses, il se targue avec insistance que ces choses, telles qu'elles apparaissent, ont un tout autre
aspect. En fait, il se targue de son attachement à l'apparence qu'il considère comme la vérité dernière. Alors, à
quoi bon encore une science?" (Marx à Kugelmann, 11. 7. 1868, 32/552-4, Corr. IX, p. 264, tr. mod.).
114
p. 81). Le producteur individuel doit alors constater que son temps de travail individuel
est représenté par une quantité plus petite de temps de travail général : par exemple, ses

quatre heures de travail ne valent que trois heures139. Il n'est pas nécessaire
d'approfondir ici ce procès ; il nous démontre que dans une marchandise n'est pas
"contenu" le travail du producteur individuel, mais que la marchandise est le "reflet
objectif" d'une partie du travail social global : "Tous ces économistes conçoivent plus ou
moins clairement, Ricardo plus que les autres, la valeur d'échange des choses comme
simple expression, comme une forme sociale spécifique de l'activité productive des
hommes, comme quelque chose toto genere [de façon générale] de différent des choses et
de leur uses [utilisation] en tant que choses, que ce soit dans la consommation industrielle
ou dans la consommation non industrielle. La valeur est pour eux, en fait, un rapport
réciproque des activités productives des hommes, des travaux, qui s'exprime uniquement
dans les choses [...] Donc les marchandises, les choses en général, n'ont de la valeur qu'en
tant que représentations " (26.3/181, Théories III, pp. 218-219). Marx, dans sa critique de
Bailey, souligne explicitement que lui, à la différence de Bailey, ne considère pas la valeur
comme une "chose", mais seulement comme l'"apparence de chose" d'un rapport : "Ici ce
n'est pas Ricardo qui est en pleine fiction, mais B[ailey] qui est fétichiste en considérant la
valeur sinon comme propriété de la chose singulière (considérée isolément) du moins
comme rapport des choses entre elles, alors qu'elle n'est que représentation dans les choses,
expression réifiée d'un rapport entre des hommes, d'un rapport social, le rapport des
hommes à leur activité productrice réciproque" (26.3/145, Théories III, p. 175). La valeur
est une "apparence", une "forme fantasmagorique" (23/85, Cap. I, p. 82), une

"fantasmagorie" (23/88, Cap. I, p. 85) ou une "expression réifiée" 140. Lorsque Marx
critique Bailey, parce que celui-ci adhère à l"apparence de chose", il désavoue
implicitement sa propre utilisation fréquente de termes de Smith et de Ricardo, qui
parlent de l'"objectivité" de la valeur sans y voir un problème. En effet, parfois Marx
conçoit la valeur, à la manière de Smith, comme étant contenue matériellement dans la
marchandise, Ainsi, dans la première édition du Capital, il dit simplement : "Si donc une

139La manifestation la plus superficielle de ce procès, à savoir le fait que les prix du marché dépendent de l'offre

et de la demande, est présentée dans l'économie politique bourgeoise comme le facteur primaire.
140Les produits de travail "ne pourraient donc pas fonctionner comme marchandises dans le procès d'échange,

sans être représentés comme des expressions chosifiées du même travail humain égal " (Supplément, p. 163).
115
valeur d'usage ou bien a une valeur, c'est uniquement parce que du travail est objectivé ou
matérialisé en elle" (Pr. édition, p. 27). Dans la deuxième édition il dit, en parlant de l'habit
: "Il y a donc en lui du travail humain accumulé" (23/66, Cap. I, p. 59) et que "ce quantum
de marchandise donné contient un quantum déterminé de travail humain" (23/67, Cap. I,
p. 60). Marx dit seulement en passant que c'est une différence remarquable si "le travail se
représente dans la valeur" (23/95, Cap. I, p. 92 ; italiques A. J.) et si "la valeur d'échange est
une façon sociale déterminée d'exprimer le travail employé à fabriquer une chose" (23/97,
Cap. I, p. 94), ou si, par contre, le travail "crée" la valeur ou "est" la valeur.
L'ambiguïté du concept marxien de valeur a aussi été soulignée par Jean-Marie
Vincent : "C'est bien pourquoi la théorie de la valeur ne peut être une théorie de la valeur-
travail comme Marx à juste titre s'efforce de l'exprimer dans Le Capital, mais une théorie
de la forme valeur des acteurs et des relations sociales" (Vincent 1987, p.103). "Marx
insiste beaucoup sur ce qui le sépare de la théorie de la valeur-travail de Ricardo. Or,
force est de constater qu'il se rapproche de cette théorie « naturaliste » de la valeur,
lorsqu'il essaye de comprendre certains phénomènes et mouvements de l'économie
capitaliste. [...] au point de reléguer au second plan la valeur comme représentation et
comme forme. Le temps de travail socialement nécessaire n'est plus alors un rapport social
complexe entre les hommes, leurs activités et leurs moyens de production, rapport
réfléchi, inversé et figé, dans des représentations sociales récurrentes, mais une sorte
d'étalon de mesure naturelle (à la limite aussi concret que le travail concret)" ; c'est ainsi,
affirme Vincent, que Marx glisse vers le problème de la transformation des valeurs en prix
de production. "Les grandeurs de la valeur sont en quelque sort substantifiées, dans
l'oubli de leur nature relationnelle, comme si elles étaient l'expression quantitative d'une
substance « naturelle » temps de travail" (idem, pp. 106-107). Kurz, lui aussi, prend acte de
ces hésitations de Marx et présuppose l'existence d'une contradiction à l'intérieur même
de la théorie de Marx. Selon lui, chez Marx, on ne sait pas bien si "la valeur « est » le
travail en tant que tel, de façon que c'est seulement dans le rapport d'échange avec une
autre marchandise, comme forme de phénomène de la valeur, qu'une inversion réifiée a
lieu, ou si, au contraire, la valeur elle-même représente une qualité différente du travail"
(AA, p. 62). La "chose" dont parle Marx ne peut pas être une chose matérielle, mais
seulement un rapport social qui apparaît dans la forme d'une chose (AA, p. 89). Kurz
critique les marxistes traditionnels qui passent directement du travail à la valeur

116
d'échange en tant que rapport d'échange de deux marchandises et négligent la question de
savoir quelle est la relation entre travail et valeur, et quel est donc le véritable statut de la

valeur141. S'ils blâment la "réification du travail", qui assume la forme d'équivalent, c'est
seulement parce qu'ils voient dans ce procès une "dissimulation" de la "véritable" valeur-
travail, qui constitue, selon eux, l'élément "authentique", non réifié. Pour eux, la valeur,
dans toute société, est immédiatement identique au travail ; elle en constitue l'expression
temporelle directe. Kurz, par contre, met en relief que la valeur est une forme par rapport
au contenu du travail vivant, mais est elle-même un contenu par rapport à la valeur
d'échange - même si Marx n'a pas élaboré clairement ce double concept (AA, p. 63). La
relation d'échange mène seulement à l'aspect quantitatif, tandis qu'il faut une
détermination qualitative de la valeur : comment est-il possible que le travail, qui est un
procès, se réifie dans une objectivité "fantasmagorique", morte et éloignée de tout procès
(AA, p. 66) ? Marx parle à cette occasion de "temps de travail coagulé" (13/18, Contr., p.

10)142. Mais, comme le remarque Kurz, cette expression est une contradictio in adjecto, bien

que ni Marx ni ses disciples143 ni ses adversaires ne s'en sont aperçus. Toutefois, elle

141Cependant, il ne mentionne pas des exceptions comme Krahl qui écrivit : "La représentation matérialiste de

la forme valeur du produit démontre que le rapport entre la valeur et sa valeur d'échange est celui entre
l'essence et l'apparence" (Krahl 1971, p. 44).
142Dans l'édition allemande du Capital, Marx cite cette phrase de la Contribution (23/54, Cap. I, p. 45), mais non

dans l'édition française qu'il avait rédigée. Cf. aussi : la force de travail "devient valeur à l'état coagulé, dans une
forme objective" (23/65, Cap. I, p. 58).
143On le voit aussi dans le fait que Roubin parle dans la même phrase, comme si les deux expressions étaient

équivalentes, de "la proposition centrale de Marx, selon laquelle le travail abstrait « crée » la valeur ou trouve
son expression dans la forme de valeur". Roubin parle tantôt de la valeur comme une "propriété sociale du
produit de travail", tantôt il dit qu'elle est "du travail coagulé" (ETV, pp. 207-208). Même à propos de la question
de savoir si le travail est "contenu" dans la valeur, Roubin propose une espèce de compromis. À la question : le
travail abstrait peut-il avoir une "détermination sociale", une détermination quantitative ? il répond : oui, mais
cette grandeur a un caractère purement social, elle n'est pas physiologique ni déterminée exclusivement par les
heures de travail : "Les rapports entre le travail abstrait et la valeur ne peuvent être pensés comme des rapports
entre des causes physiques et des effets physiques. La valeur est une expression réifiée du travail social [...]
Ainsi la valeur est-elle du travail « réifié », « matérialisé » et, en même temps, une expression des rapports de
production entre les hommes. Ces deux définitions de la valeur se contredisent l'une l'autre si l'on considère le
travail au sens physiologique : mais elles se complètent parfaitement s'il est question du travail social " (ETV, pp.
208-209).
117
contient en même temps la différence avec la détermination "non problématique" de la
valeur donnée par Smith et Ricardo. Le travail "contenu" dans la valeur est l'expression
quantitativement déterminée d'un rapport social, et non d'une dépense "naturelle" de

force de travail144.
Selon Kurz, dans la relation d'échange, la valeur est représentée en termes sensibles,
mais sans que l'objectivité abstraite cesse pour autant d'être une "chose de pensée" ou une
"chimère", un "hiéroglyphe" ou une "forme d'existence imaginaire", comme l'appelle
Marx. Le produit du travail est donc un "signe" du travail passé, au lieu de "contenir" le
travail présent, mais "l'hiéroglyphe social de la valeur n'est pas reproductible à volonté - à la
différence des symboles, qui par leur nature sont seulement choses de pensée - comme une
chose de pensée, mais seulement à travers le travail, donc à travers un vrai procès matériel
[...] Mais cet élément matériel qui est à sa base n'est pas une « chose », mais un procès qui
dans la réalité a déjà eu lieu. L'abstraction, la chose de pensée, ne se réfère pas au contenu de
l'élément matériel qui est à sa base, mais exclusivement à la forme dans laquelle ce
contenu, en tant que social, apparaît aux hommes", tandis que dans d'autres signes le
contenu aussi est une chose de pensée : "La valeur est une abstraction formelle purement
sociale" (AA, p. 96). En tant que contenu, elle n'est pas une chose de pensée, mais elle l'est
"en tant qu'objectivité abstraite, socialement fictive, du travail fictivement « coagulé »",
mais non comme produit d'une pensée subjective consciente, mais comme "chose sociale de
pensée, à savoir comme chose de pensée présupposée à toute pensée subjective" (AA, p. 96).
Le fait que dans la production de marchandises les produits du travail assument
l'objectivité abstraite de valeur est en effet une conséquence de la séparation entre
production et consommation. C'est seulement dans l'échange que le producteur retrouve
la totalité. "En tant que travail social, les travaux singuliers sont abstraits, pour le
producteur, déjà dans le procès de production, séparés de ses propres besoins" (AA, p.
86). C'est seulement dans l'argent que l'abstraction devient une chose, mais dans la tête
des producteurs elle est déjà posée a priori.

144Comme l'explique Postone : "La valeur d'une marchandise, autrement dit, est un moment individualisé

d'une médiation sociale générale ; sa grandeur n'est pas une fonction du temps de travail effectivement requise
pour produire cette marchandise particulière, mais une fonction de la médiation sociale générale exprimée par
la catégorie du temps de travail socialement nécessaire" (TLS, p. 191).
118
Kurz met en relief, beaucoup plus que Heinrich, les traits particuliers du mode de
production capitaliste, où les produits sont créés dès le début en tant que marchandises,
étant donc de la valeur bien avant d'être échangés. Tant que la production de
marchandises existe uniquement dans des "niches" à l'intérieur des sociétés
précapitalistes, le produit de travail est créé effectivement comme objet d'usage. On peut
ensuite, si il y a une production excédante, offrir le produit aux autres communautés pour
l'échanger ; et si l'échange échoue, le produit peut, en général, reprendre sa valeur d'usage
immédiate pour son producteur. Mais dès que la production de marchandises "coïncide
avec son concept", c'est-à-dire dès qu'elle s'est étendue à la société entière, la production a
pour but, dès le début, la valeur. Cela est vrai non seulement par rapport à l'esprit du
producteur, mais aussi par rapport à la structure des moyens de production, fortement
socialisée. Il est impossible que le produit se transforme pour le producteur en valeur
d'usage sans prendre le détour par l'échange. La quantité de travail abstrait qui y est
contenue peut changer, comme nous l'avons dit, même après la production. Néanmoins il
reste vrai que le travail employé pour produire une marchandise constitue déjà dans la
production une représentation réifiée du travail social. Il faut souligner que cette
représentation est quantitativement déterminée, même sans être mesurable
empiriquement. Au fond, le concept de production de marchandises n'aurait aucun sens si
les marchandises devenaient des marchandises seulement dans la circulation, et n'étaient
pas déjà produites comme telles. En outre, on ne comprend pas quel sens pourrait avoir
l'affirmation, toujours répétée par les marxistes traditionnels, selon laquelle la plus-value
naît dans la production, si, selon eux, n'y naît pas même sa présupposition, la valeur. Bref,
on ne peut pas résoudre le problème sans tenir compte de la différence fondamentale
entre les sociétés précapitalistes et la société capitaliste : en celles-là, le produit acquiert -
peut acquérir - l'objectivité de valeur dans la circulation. Dans le mode de production
capitaliste, le produit est déjà produit en tant que marchandise, avec une grandeur de
valeur déterminée (mais sujette à changements).

119
Il est tout à fait logique que les analyses de Kurz aboutissent à une théorie de la

crise, tandis que Heinrich nie que la doctrine de Marx soit une théorie de la crise 145.
Contester qu'existe une "marchandise en soi" avant l'échange implique de séparer la
substance et la forme de la valeur. Un produit assumerait alors la forme valeur
simplement en entrant dans l'échange. La valeur serait, en dernière analyse, la
conséquence d'une convention. Si l'on pose le problème ainsi, disparaît la substance de la
valeur, qui est toujours déterminée quantitativement ; et par conséquent disparaît aussi la
crise dans le sens d'une diminution de cette substance. Il est alors cohérent que Heinrich,
après avoir éliminé la substance, nie aussi que l'argent soit l'expression quantitativement
déterminée (et limitée) de cette substance : "Mais il y a aussi beaucoup de marxistes qui
conçoivent le lien entre la valeur et l'argent comme si le prix exprimait a posteriori une
grandeur de valeur déjà existante. Ainsi on perd de vue le fait que l'échange de
marchandises se distingue du troc justement par la relation qui existe entre la
marchandise singulière et l'univers entier des marchandises et que cette relation n'est
possible qu'à travers l'argent" (Heinrich 1991, p. 194). Selon Heinrich, c'est seulement dans
l'échange qu'on voit quelles quantités de valeur l'argent représente. Nier, ou sous-estimer,
comme il le fait, la substance objective de la valeur en faveur de la pure forme de la

valeur146 trahit un désir de se débarrasser, sur le plan théorique, de la substance. C'est


une façon de répondre au fait que le capitalisme lui-même tend à rendre cette substance
superflue : c'est seulement le travail vivant qui crée la valeur, mais simultanément tout est
fait pour remplacer le travail vivant par des machines. Celles-ci diminuent
continuellement la part de travail vivant, et donc de valeur, contenue en chaque produit.
Tout ce procès objectif de diminution que subit la masse de la valeur - procès qu'on peut
aussi constater empiriquement à l'époque de la révolution micro-électronique - est en
même temps un démenti de la supposition selon laquelle la valeur n'est qu'une attribution

145Heinrich a développé dans un essai (Heinrich 1995) l'affirmation selon laquelle, après les Grundrisse, Marx

aurait parlé seulement de crises de croissance et non plus de crises finales. Dans notre travail nous avons cité
plusieurs fois des passages de Marx d'une teneur tout à fait différente. Cf. aussi la démonstration détaillée du
contraire dans tout le livre de Grespan (1998), consacré à la théorie de la crise chez Marx.
146Déjà Marx lui-même a mis en garde contre cette tendance, lorsqu'il parlait du "néo-mercantilisme (Ganilh,

etc.) qui ne voit dans la valeur que la forme sociale ou plutôt son apparence sans substance" (23/95, Cap. I, p.
93, note 32).
120
subjective qui se réalise dans la circulation. Afin de nier cette disparition de la substance,
qui signifie, en dernière analyse, l'autodestruction du capitalisme, pour beaucoup
d'interprètes, tels que Heinrich, ne doit rester que la seule forme de valeur. N. Trenkle lui
répond ainsi : "Pour pouvoir entrer dans le procès de circulation, un produit doit déjà se
trouver dans la forme fétichiste de la chose de valeur ; et puisqu'en tant que tel il n'est rien
d'autre que la représentation du travail abstrait passé (et donc toujours de temps du
travail abstrait passé), il possède nécessairement déjà une grandeur de valeur déterminée.
En effet, la valeur ne peut pas exister comme forme pure sans substance (c'est-à-dire sans
travail abstrait) sans entrer en crise et finalement se briser" (Trenkle 1998, p. 9).

121
TROISIÈME CHAPITRE

CONCEPT ET MÉTAPHYSIQUE DE LA SOCIÉTÉ MARCHANDE

Catégories historiques et catégories logiques

La méthode de Marx a suscité nombreuses discussions, jusqu'à l'affirmation, déjà


citée, selon laquelle on comprend beaucoup mieux Le Capital en en commençant la lecture
par le quatrième chapitre traitant de la transformation de l'argent en capital, parce que
dans ce chapitre-là, Marx partirait d'une donnée empiriquement constatable. Marx lui-
même, comme on sait, s'est exprimé très peu au sujet de sa méthode, et encore moins a-t-il
fait précéder son œuvre d'une méthodologie séparée. Ses interprètes se sont perdus en
d'autant plus de conjectures à ce propos. La compréhension de sa méthode n'est pas
facilitée par le fait, déjà mentionné, que Marx a progressivement "popularisé" et même
"caché" sa méthode originaire. La postérité a retenu son procédé seulement dans sa
dernière version, la plus "cachée". Certains auteurs sont de l'avis que "Marx n'avait pas su
éclaircir le statut logique des catégories qu'il avait retrouvées ou utilisées dans l'analyse de
l'argent et du capital" (Backhaus 1978, pp. 154-155). Il n'est donc pas étonnant que la
plupart des interprètes aient tenté, plus selon les uns, moins selon les autres, de
comprendre la théorie de Marx à travers les notions de la science bourgeoise. Ils n'ont pas
su reconnaître les caractères particuliers de la méthode marxienne, où bien ils se sont
mépris à leur propos. Il n'existe que peu de recherches sur la méthode de Marx - comme si
la juste affirmation de Reichelt, selon laquelle sa particularité consiste dans le fait qu'"on
ne peut saisir presque rien de la méthode, si on la détache de l'exposition" (Reichelt 1970,
p. 75), délivrait de toute réflexion à son sujet.
Le problème méthodologique le plus important semble bien être de déterminer quel
rapport existe chez Marx entre les catégories logiques et historiques. On comprend à
première vue que Le Capital ou les Grundrisse ne constituent pas une histoire du
capitalisme, comme le souligne Marx lui-même : "Pour développer des lois de l'économie
bourgeoise, il n'est donc pas nécessaire d'écrire l'histoire effective des rapports de production"
(42/373, Grund. I, p. 400). La succession historique des catégories n'explique pas chez

122
Marx leur origine : bien que le capital commercial et usurier, donc le capital agissant dans
la circulation, précède historiquement le capital industriel, le capital productif, et que
celui-ci est né de celui-là, dans le capitalisme développé c'est exactement le contraire : le
capital de circulation existe seulement en tant que forme dérivée du capital industriel et
absorbe une partie de la plus-value créée par celui-ci. Déjà ce fait devrait suffire pour
démontrer que le rapport entre la genèse logique et la succession historique chez Marx est
d'une nature très particulière. Nous avons déjà mis plusieurs fois en relief le fait que Marx
a développé, au niveau logique, le capitalisme entier à partir de la forme marchande qui
en est le "germe", le "noyau" : "Ce procès dialectique de formation n'est que l'expression
idéale du mouvement réel au cours duquel le capital devient capital. Ses relations
ultérieures doivent être considérées comme un développement à partir de ce noyau"
(42/231, Grund. I, p. 249). Mais, d'autre côté, cette "cellule germinale" n'existe
historiquement que là où la production capitaliste s'est déjà développée. Elle a pour base
le rapport entre travail salarié et capital et ses conditions juridiques, comme le droit
formel de chacun à la propriété privée des produits de son travail. C'est seulement à
propos du travailleur salarié qu'on peut dire : "Son produit, comme travail objectivé,
acquiert relativement à lui une existence entièrement autonome en tant que valeur"
(42/422, Grund. II, p. 8). La genèse "historique" des catégories ne correspond pas à la

genèse "logique"147, et Marx, en analysant les catégories de base, présuppose tacitement


l'existence historique des rapports qu'ensuite il déduit logiquement de ces catégories de
base : "Nous n'avons cependant pas affaire encore au passage historique de la circulation
au capital. Au contraire, la circulation simple est une sphère abstraite du procès de
production bourgeois, qui par ses déterminations propres se présente comme un élément,
une simple manifestation d'un procès plus profond qui se situe derrière elle, en résulte et
en même temps la produit : le capital industriel" (Urtext, pp. 230-231). Lorsque Marx
commence avec l'élément qui est apparemment le plus simple, la marchandise, il

147Pour le dire en termes plus précis : elles peuvent coïncider, mais il faut quand même les distinguer au niveau

conceptuel. Marx lui-même le souligne souvent, par exemple dans le Short outline : "La transition du capital à la
propriété foncière est en même temps historique et dialectique" et "La circulation simple de l'argent n'implique
pas le principe d'auto-reproduction, et renvoie donc à d'autres catégories qui se situent au-delà d'elle-même.
Dans l'argent - comme le montre le développement de ses déterminations - est posée l'exigence de la valeur qui
123
présuppose déjà l'existence de toute la structure sociale qui a pour cellule germinale la
marchandise. Le capital semble être la présupposition de la marchandise, et la
marchandise semble, à son tour, être la présupposition du capital : "La circulation des
marchandises et de l'argent - commerce - doit avoir atteint un certain niveau de
développement pour servir de présupposition et de point de départ au capital et au mode de
production capitaliste [...] Mais, d'autre part, la marchandise est le produit, le résultat de
cette production : ce qui apparaît au début comme l'un de ses éléments, en représente
ensuite son produit le plus spécifique. En fait, ce n'est que sur la base de la production
capitaliste, que le produit prend la forme générale de la marchandise" (Résultats, p.

269)148. Le travail abstrait est, en termes historiques, moins une présupposition qu'une
conséquence du développement capitaliste des forces productives : "Or, c'est seulement le
foreign trade, la transformation du marché en marché mondial, qui mue l'argent en argent
mondial et le travail abstrait en travail social. La richesse abstraite, la valeur, l'argent - hence
[donc] le travail abstrait, se développent dans la mesure où le travail concret évolue dans le
sens d'une totalité des différents modes de travail qui englobe le marché mondial. La
production capitaliste est basée sur la valeur, c'est-à-dire sur le développement comme
travail social du travail contenu dans le produit. Mais cela n'a lieu que sur la base du
foreign trade et du marché mondial. C'est donc aussi bien la condition que le résultat de la
production capitaliste" (26.3/250, Théories III, p. 297). Dans Le Capital, il dit, en parlant de
la production de marchandises : "C'est seulement là où le travail salarié en est la base que
la production marchande s'impose à la société toute entière ; mais c'est alors seulement
aussi qu'elle déploie toutes ses possibilités cachées" (23/613, Cap. I, p. 658). Marx souligne

entre dans la circulation, s'y conserve et en même temps l'implique: le capital. Cette transition est aussi
historique" (29/312, 317, Corr. V, pp. 171, 174).
148Cf. cette citation tirée de l'Urtext : "D'une part, la circulation simple est une condition qui préexiste à la

marchandise, et ses pôles, argent et marchandise, apparaissent comme d'élémentaires conditions préalables, des
formes virtuellement capables de se transformer en capital, ou alors ce sont des sphères purement abstraites du
procès de production du capital présupposé. D'autre part, ils retournent au capital - leur origine - ou bien y
mènent" (Urtext, p. 247, tr. mod.). Et cette autre contenue dans les Théories sur la plus-value : "Lui-même [Bailey]
se déclare finalement d'accord avec Torrens pour estimer que les valeurs sont déterminées par le capital avancé,
ce qui est juste pour les cost-prices [prix coûtants], mais est absurde si cela [ce prix coûtant] n'est pas développé à
partir de la valeur elle-même, donc que la valeur de la marchandise doit être déduite d'un rapport plus développé,
la valeur du capital, et non l'inverse" (26.3/164, Théories III, p. 198).
124
que l'analyse des rapports que les catégories de la société capitaliste développée ont entre
elles ne peut se baser sur leur chronologie : "Il serait donc à la fois infaisable et erroné de
ranger les catégories économiques dans l'ordre où elles ont été historiquement
déterminantes. Leur ordre est, au contraire, déterminé par les relations qui existent entre
elles dans la société bourgeoise moderne et il est précisément à l'inverse de ce qui semble
être leur ordre naturel ou correspondre à leur ordre de succession au cours de l'évolution
historique" (42/41, Grund. I. p. 42). Il s'agit d'un double mouvement : d'un côté, "la
marche de la pensée abstraite qui s'élève du plus simple au plus complexe correspondrait
au processus historique réel", de l'autre, comme le dit Marx à propos de l'argent, "bien
qu'historiquement la catégorie la plus simple puisse avoir existé avant la plus concrète,
elle peut appartenir, dans son complet développement, aussi bien intensif qu'extensif,
précisément à une forme de société complexe" (42/37, Grund. I, pp. 37-38).
Malgré cela, Engels, dans son compte-rendu de la Contribution, apparu en 1859 dans
Das Volk, une revue d'émigrants allemands en Angleterre (13/468-477, Engels 1859, pp.
189-204), avait affirmé que la description que donne Marx du passage de la marchandise à
l'argent, et ensuite au capital, était le résumé d'un véritable processus historique. Bien qu'il
se fût agi d'un écrit d'occasion, rédigé sans qu'Engels ait étudié la matière d'une façon

approfondie149, et bien qu'Engels lui-même soit arrivé par la suite à une compréhension

plus profonde de cette problématique (Backhaus 1979, p. 290) 150, les marxistes
"orthodoxes" ont canonisé ce compte-rendu, selon lequel le "traitement logique", le seul
"qui était donc de mise", "n'est en fait rien d'autre que le mode historique, dépouillé
seulement de la forme historique et des hasards perturbateurs. La marche des idées doit
commencer par quoi cette histoire commence" (13/475, Engels 1859, p. 197). Toute autre
considération semblait s'éloigner du "matérialisme historique" et glisser vers la

149Backhaus (1997 pp. 252-258) le prouve au niveau biographique.


150Au même endroit, Backhaus renvoie au "Résumé du Capital " écrit par Engels. Il révise en cette occasion son

propre jugement précédent sur Engels qui tendait à ce que, dans un autre contexte, E. Lohoff a caractérisé ainsi :
"Dans certains milieux on aime, même si c'est peu vraisemblable, placer a côté de Marx, pur et omniscient, un
factotum un peu bête nommé Engels, qui serait seul responsable de toutes les erreurs commises" (Lohoff 1991, p.
81).
125
métaphysique151. En vérité, toutes les déterminations essentielles du Capital se trouvent
déjà dans les Grundrisse, où elles sont présentées comme le résultat d'une déduction
logique. Les analyses historiques contenues dans Le Capital sont souvent des ajouts
postérieurs : au cours de l'élaboration de la critique de l'économie politique, Marx a
rempli de plus en plus sa charpente logique avec du matériel empirique. Les interprètes
"orthodoxes" regardent cette "historisation" croissante comme un dépassement louable de
la construction des Grundrisse qui à leurs yeux péchait par "idéalisme" et "hégélianisme".
C'était seulement dans les années soixante qu'on a commencé a critiquer
sérieusement cette interprétation. D'un côté elle a été mise en doute par Althusser :
"L'ordre de la démonstration scientifique de Marx [...] n'a aucun rapport direct,
biunivoque avec l'ordre dans lequel telle ou telle catégorie est apparue dans l'histoire"

(Althusser 1965, p. 50). D'autre côté, à partir de 1968, des élèves d'Adorno 152 comme

Backhaus153 et Reichelt, que nous avons déjà cités souvent, ont élaboré une interprétation
"logique" qui prétend reconstruire la forme "authentique", "non popularisée", de la théorie

marxienne de la valeur154. Ils ont présenté leur thèse avec la plus grande netteté : "Les

151Toutefois, il y a toujours eu des affirmations comme celle-ci, qui est de Karl Korsch : Marx "ne prend pas

pour thème l'évolution historique de l'argent, de l'échange de marchandises du travail salarié [...] Il ne soumet à
l'examen ces diverses formes historiques que dans la mesure ou l'exige son thème principal : l'analyse des
formes spécifiques prises par ces catégories au sein de la société bourgeoise moderne" (Korsch 1938, p. 44).
152Adorno les a toutefois précédés : en 1962 il dit dans son cours universitaire que chez Marx l'élément

historique et l'élément systématique sont médiatisés, parce que Marx "comprend le procès historique lui-même
comme le passage logique et nécessaire d'une structure à l'autre [...] Le procès est idéaliste pour sa forme, il est
l'auto-déploiement du concept, chez Marx celui des formes productives" (Adorno-Backhaus 1962, p. 507).
153Il écrit en 1997 dans la préface à la nouvelle édition de ses essais : "Au fond, le thème de mes travaux est

toujours le même : le problème du fétichisme. Il se présente en trois manières : le problème de l'objectivité


[Gegenständlichkeit ] de l'objet économique, ensuite celui de sa structure contradictoire, à savoir le problème de
l'unité dans la différence, et enfin celui de son analyse sur la base de théories non-empiriques" (Backhaus 1997b,
p. 34).
154La troisième interprétation de la signification méthodique de l'analyse marxienne de la valeur est

l'hypothèse, surtout anglo-saxonne, selon laquelle Marx utilise une "théorie du modèle" (Sweezy, Dobb, Meek).
Cette interprétation - que nous laissons de côté ici - voit dans l'œuvre de Marx un rapprochement graduel, par le
moyen d'hypothèses toujours améliorées, de ce qui est, selon ces interprètes, la véritable réalité à expliquer : le
phénomène empirique des prix. Mais de cette manière on inverse complètement le rapport que Marx a établi
126
problèmes de la genèse « logique » et de la genèse « historique » de l'argent n'ont presque
rien en commun" (Backhaus 1978, p. 181). Plus tard, les interprètes "logiques" ont
cependant dû admettre que Marx hésitait dès le début entre l'exposition historique et
l'exposition logique. Mais cela ne diminue pas la valeur de certains de leurs apports. Dans
sa polémique contre les "illustrations historiques", comme celles qu'Engels avait proposé à
Marx, Backhaus fournit des indications pour distinguer entre le point de vue historique et
le point de vue logique, surtout à propos de l'argent : "C'est évident : seule une hypothèse
sur la naissance et l'évolution de l'argent « a besoin » d'une « preuve historique » et d'une
« illustration historique ». Mais si, au contraire, la particularité du développement logique
consiste dans le fait qu'elle ne doit pas produire une hypothèse, mais déterminer l'essence
de l'argent moderne, elle n'a pas « besoin » d'une preuve ou d'une illustration historique.
Au contraire, on ne peut classifier et comprendre le matériel historique qu'à partir de ce
qu'on a obtenu par la voie logique. À ce point, le développement logique n'est plus
déterminable comme « reflet » du développement historique. Mais qu'est-ce qu'il est alors
?" (Backhaus 1975, p. 111 - Les mots que cite Backhaus sont tirés du compte-rendu
d'Engels qu'il critique à cette occasion). Marx (et un nombre restreint d'autres auteurs, tel
que Georg Simmel) ne se sont pas seulement demandés pourquoi l'argent existe, mais
aussi ce que c'est que l'argent. Sinon, on ne peut même pas décider si tel phénomène
historique représente de l'argent, un succédané de l'argent ou une forme préliminaire de
l'argent. Mais ce n'est que le développement logique qui peut expliquer l'essence de
l'argent. Si l'on pouvait démontrer la "nécessité de la formation de l'argent" aussi
historiquement, il n'y aurait pas besoin d'un développement logique (Backhaus 1979, p.
261).
De tout autre avis est Lukács, qui écrit dans son Ontologie : "D'un côté, cette genèse
nous révèle l'histoire de toute la réalité économique dans un résumé très général, dans
l'abstrait, réduit à un seul élément décisif [...] La genèse [de la valeur] n'est ni une
déduction logique à partir du concept de valeur ni une description inductive des phases
historiques particulières du développement qui l'a amenée à acquérir la forme sociale
pure, mais plutôt une synthèse particulière d'un type nouveau qui associe, d'une façon
théorique et organique, l'ontologie historique de l'être social avec la découverte théorique

entre essence et apparence ; et quoi qu'on veuille penser de cette interprétation en tant que théorie économique,
il est impossible d'affirmer que telle ait été l'intention de Marx.
127
de ses lois concrètes et réelles [...] Déjà cette convergence entre phases historico-
ontologiques et phases théoriques dans le procès où la catégorie de la valeur parvient à soi
même indique son rôle central dans le système de l'être économique" (Ont. I, pp. 587-588).
Selon Lukács, c'est seulement dans le cas de la valeur qu'est valable le parallèle entre
"développement théorique et historique (ontologique)" (Ont. I, p. 588). En même temps,
Lukács prend sa distance vis-à-vis de l'interprétation d'Engels, qui, lui aussi, "en quelque
occasion a subi la fascination de la façon hégélienne de rendre logique l'histoire". Il écrit,
en se référant au compte-rendu d'Engels que nous venons de citer : pour Marx, "on peut
formuler les lois les plus générales de cet être aussi en termes logiques, mais il n'est pas
possible de les ramener ou de les réduire à la logique. C'est justement ce qu'Engels fait ici,
comme le démontre l'expression « éléments occasionnels perturbateurs » ; au niveau
ontologique, quelque chose d'accidentel peut très bien être porteur d'une tendance
essentielle [...] En découlent deux conséquences : en premier lieu, l'on peut certes
comprendre rationnellement cette nécessité, mais seulement post festum, ce qui repousse
nettement toute exagération rationaliste qui conduit à y voir une nécessité purement
logique. L'antiquité classique naît avec nécessité ontologique, le féodalisme y succède avec
autant de nécessité ontologique, etc., mais on ne peut pas dire que le servage « dérive » en
termes logico-rationnels de l'économie esclavagiste [...] Cependant, cette nécessité
ontologique se trouve tout de suite traduite en quelque chose de faux dès qu'on veut en
faire une « philosophie de l'histoire » sur une base logique" (Ont. I, p. 645). Déjà dans la
préface à son Esthétique il avait écrit : "La vraie structure catégorielle de chaque
phénomène de ce genre est liée très étroitement à sa genèse ; la structure catégorielle peut
être mise en lumière complètement et selon les proportions exactes seulement lorsque
l'analyse objective est conjointe organiquement à la reconstruction de la genèse ; la
déduction de la valeur au début du Capital de Marx est le modèle exemplaire d'une telle
méthode historico-systématique" (EÄ I, p. 25).
Tandis qu'Engels, selon Backhaus, est coupable d'avoir sous-estimé le
développement logique, Lukács lui reproche, au contraire, son "logicisme hégélien" qui
aurait falsifié la pensée de Marx. Selon Lukács, le procédé d'Engels aboutit à une simple
variante matérialiste de la philosophie hégélienne de l'histoire, où l'auto-mouvement de
l'idée devient l'auto-mouvement des rapports de production, dans le sens d'un
développement téléologique qui se déroule avec une nécessité absolue ou d'un

128
déterminisme économique (cf. Tertulian 1990, pp. XIV-XIX). Mais l'"interprétation
logique" moderne n'est pas une métaphysique de l'histoire ; elle ne veut qu'expliquer ce
qui est contenu "de manière latente" dans le concept de marchandise et ce qui en doit
dériver, une fois que les conditions nécessaires sont réunies. Marx l'exprime ainsi : "À
mesure que s'étend et que s'intensifie historiquement l'échange se développe l'opposition
entre valeur d'usage et valeur qui était à l'état latent dans la nature de la marchandise.
Pour le besoin du trafic il faut que cette opposition soit exposée extérieurement, c'est ce
qui pousse à donner à la valeur des marchandises une forme autonome : et ce mouvement
n'a de cesse que cette forme soit définitivement atteinte par le redoublement de la
marchandise en marchandise et monnaie" (23/102, Cap. I, p. 99). Marx ne consacre que
quelques excursus - qui pourtant sont de la plus haute importance - à la naissance et à
l'histoire du mode de production capitaliste. Ce qu'il analyse, c'est surtout la structure du
mode de production capitaliste là où celui-ci s'est complètement développée. La
succession qu'ont les catégories dans l'analyse de la structure ne correspond pas à la
réalité historique. En outre il s'agit souvent de concepts purs, auxquels aucune réalité
tangible ne pourrait jamais correspondre. Par exemple, la forme valeur développée, ou
l'argent en tant que mesure des prix, ne sont introduits que comme étapes de l'évolution
conceptuelle. Il y a des catégories (comme l'échange sans argent) que Marx ne semble
introduire que pour démontrer leur structure antinomique et leur impossibilité, et donc la
nécessité qu'elles donnent voie à une forme supérieure. Marx lui-même souligne toujours
qu'il ne s'agit que des catégories fonctionnelles à l'intérieur de la production bourgeoise. Il
ne présuppose pas simplement l'existence de l'argent et de la marchandise comme des
données, mais reproche justement ce procédé "non critique" à l'économie politique
bourgeoise ; par conséquent, il doit démontrer la genèse de ces formes, genèse qui ne peut
pas être seulement historique, mais qui doit aussi clarifier le "concept" de l'objet de

recherche155.

155Adorno, à ce propos, cite le § 3A des Principes de la Philosophie du Droit de Hegel, selon lequel "le

développement fondé sur des causes historiques ne se confond pas avec le développement fondé sur le
mouvement des concepts, et, en outre, l'explication et la justification historiques ne peuvent pas avoir la
signification d'une justification valable en-soi et pour soi" (Adorno 1963, p. 137 [le passage de Hegel se trouve
dans les Principes de la Philosophie du Droit, trad. R. Derathé, Vrin, Paris 1975, p. 65]).
129
Marx et le concept hégélien

Le rôle que jouent le concept et son développement logique chez Marx est déjà un
élément pour comprendre pourquoi sa référence aux catégories de Hegel n'est pas une
simple "coquetterie" (23/27, Cap. I, p. 17). Mettre en relief ce rôle n'a rien à voir avec un
adoucissement "idéaliste" de la critique de l'économie politique, mais veut dépasser la
formule banalisée du "renversement" matérialiste de Hegel. Cette formule remonte à la
fameuse assertion de Marx contenue dans la postface à la deuxième édition allemande du
Capital : "La mystification que la dialectique subit entre les mains de Hegel n'empêche
aucunement qu'il ait été le premier à en exposer les formes générales de mouvement de
façon globale et consciente. Chez lui elle est sur la tête. Il faut la retourner pour découvrir
le noyau rationnel sous l'enveloppe mystique" (23/27, Cap. I, pp. 17-18, "Postface de la
seconde édition allemande"). En d'autres endroits également, Marx semble suggérer de
simplement remplacer le contenu idéaliste de la philosophie de Hegel par un contenu
matérialiste, en gardant la forme dialectique. Dans une lettre à L. Kugelmann du 6. 3. 1868
il dit à propos d'E. Dühring : "Il sait très bien que ma méthode d'exposition n'est pas celle
de Hegel, puisque je suis matérialiste et Hegel idéaliste. La dialectique de Hegel est la
forme fondamentale de toute dialectique, mais seulement une fois dépouillée de sa forme

mystique et c'est précisément cela qui distingue ma méthode" (32/539, Corr. IX, p. 178)156.
Naturellement, le rapport de Marx à Hegel est un thème bien trop vaste pour en

discuter ici d'une façon plus approfondie157. Nous nous limiterons aux points les plus

156Cf. ce fragment d'un lettre de Marx à J. Dietzgen du 9. 5. 1868 : "Quand je me serai débarrassé de mon

fardeau économique, j'écrirai une « Dialectique ». Les lois correctes de la dialectique sont déjà contenues dans
Hegel ; sous une forme, il est vrai, mystique. Il s'agit de la dépouiller de cette forme" (Corr. IX, p. 229).
157C'est curieux, mais il ne semble pas exister une véritable analyse philologique - qui utiliserait aussi les notes

de lecture de Marx - du rapport de Marx avec Hegel, et de ses étapes. De toute façon, on peut dire que Marx,
après ses études universitaires, qui n'avaient aucunement Hegel comme seul objet, ne s'est plus occupé de Hegel
que de temps à autre, et probablement il y a consacré moins de temps qu'à l'étude d'obscurs économistes anglais
ou de "livres bleus". Si malgré cela non seulement toute sa pensée a conservé la forme hégélienne, mais s'il a
même intégré souvent des pensées ou des passages textuels de Hegel dans ses écrits, cela démontre jusqu'à quel
point Marx avait assimilé les idées de Hegel dans ses années d'études - sur lesquelles on ne dispose pas de
beaucoup d'informations.
130
importants pour notre recherche. Bien sûr, il est fascinant d'établir des parallèles entre la
théorie de la valeur et la Logique de Hegel, en comparant, par exemple, la marchandise de
Marx avec l'être de Hegel, qui au début apparaît sans aucune détermination, mais qui
pourtant est en vérité déjà la totalité concrète de tout l'étant, totalité qui n'apparaît qu'à la
fin du développement logique. Mais même sans ces comparaisons explicites on peut

constater que le développement marxien de la marchandise part de son "concept" 158 et

non d'une simple définition159, ni d'une quelque hypothèse de départ qu'il faudrait
vérifier empiriquement. Ce qui se présente comme simplement donné sur le plan
empirique, au lieu de se présenter comme le résultat d'un procès, d'un développement, est
appelé par Marx "dénué de concept" [begriffslos ] : "Le capital-marchandise, en tant que
produit direct du procès de production capitaliste, porte les marques de cette origine, et
c'est pourquoi il est dans sa forme plus rationnel, moins dénué de concept [begriffslos ] que
le capital-argent, dans lequel toute trace de ce procès est effacée" (24/54-55, Cap. II, p. 53).
"Le prix de production", dit-il, "représente une forme de la valeur-marchandise déjà
extériorisée, et, de toute évidence, dénuée de contenu [begriffslos ]" (25/208, Cap. III, p.
213). Marx démontre alors que la contradiction originaire entre travail concret et travail
abstrait, entre valeur d'usage et valeur, comporte la naissance de formes nouvelles, qui à
leur tour se révèlent contradictoires, suscitant donc d'autres formes nouvelles, et ainsi de
suite dans un mouvement sans fin : "Le développement exact du concept de capital est
indispensable, puisque c'est le concept fondamental de l'économie moderne, tout comme
le capital lui-même, dont le concept est le contretype abstrait, est le fondement de la
société bourgeoise. Si l'on a une conception rigoureuse du présupposé fondamental du
rapport, toutes les contradictions de la production bourgeoise en découleront
nécessairement, de même que la frontière où ce rapport pousse au-delà de lui-même"
(42/250, Grund. I, p. 270). Il faut distinguer entre les étapes purement conceptuelles, dont

158Cf. : "D'ailleurs nous supposerons toujours, dans cet examen général, que les rapports économiques réels

correspondent bien à leur concept" (25/152, Cap. III, p. 157).


159Dans la préface à son édition du troisième volume du Capital, Engels parle de "ce malentendu : Marx

voudrait définir là où, en réalité, il développe ; d'une façon générale, on serait en droit de chercher dans ses
écrits des définitions toutes prêtes, valables une fois pour toutes" (25/20, Cap. III, p. 21). Marx a écrit lui-même :
"Il ne s'agit pas ici de définitions sous lesquelles on classerait les choses, mais de fonctions déterminées qui
s'expriment par des catégories déterminées" (24/228, Cap. II, p. 223).
131
nous avons parlé plus haut, comme la forme de valeur simple, et les catégories
effectivement existantes, telles que l'argent ou le capital. Mais celles-ci ne constituent pas
non plus un point final fixe, mais sont également des formes contradictoires qui font
naître des formes nouvelles - c'est pourquoi Marx peut affirmer que le capitalisme est
historiquement transitoire. Le rapport entre essence et apparence n'est donc pas stable,
mais toujours en mouvement. La structure contradictoire de la marchandise ne sera jamais
en équilibre, parce que toute réalité empirique est insuffisante pour exprimer son concept.
Déjà dans le Short outline, Marx dit : "De cette contradiction qui oppose les caractères
généraux de la valeur à son existence matérielle dans une marchandise déterminée, etc. -
ces caractères généraux étant identiques à ceux qui apparaissent plus tard dans l'argent -
résulte la catégorie de l'argent" (29/315, Corr. V, p. 172).
Le concept simple de la marchandise, puis celui du capital, contiennent déjà tous les
développements successifs - exactement comme il advient dans l'être hégélien -, qui ne
s'ajoutent donc pas de l'extérieur : "Le concept simple du capital doit contenir en soi ses
tendances civilisatrices, etc., et non les faire apparaître, comme l'ont fait les théoriciens de
l'économie jusqu'à présent, comme de simples conséquences extérieures. De même, il faut
montrer que les contradictions qui surgiront plus tard s'y trouvent déjà de façon latente"
(42/327, Grund. I, p. 354). Par contre, "messieurs les économistes auront diablement du
mal à passer dans la théorie de la conservation de soi de la valeur dans le capital à sa
multiplication ; c'est-à-dire à sa multiplication saisie dans la détermination fondamentale
du capital, et pas seulement comme accident ou comme résultat" (42/196, Grund. I, p. 211,
tr. mod.). Qui saisit le concept saisit aussi l'évolution qui en découle : "Les phases
ultérieures sont déjà contenues dans le concept général du capital" (42/316, Grund. I, p.
342). "Sur le plan conceptuel, la concurrence n'est rien d'autre que la nature interne du
capital " (42/327, Grund. I, p. 353), parce que "la tendance à créer le marché mondial est

immédiatement donnée dans le concept de capital" (42/321, Grund. I, p. 347) 160.


Chez Marx, le concept de "concept" est étroitement lié à celui de "contradiction". Le
concept ne se développe qu'à travers des contradictions continuelles, dont Marx disait :
"Que le capital contienne des contradictions, nous sommes les derniers à le nier. Notre but
est, au contraire, de les développer complètement" (42/269, Grund. I, p. 291). De cette

132
façon, l'apparence peut même donner l'impression d'être en contradiction complète avec
l'essence, par exemple le prix peut sembler tout à fait différent de la valeur : "La
concurrence, pour imposer au capital ses lois immanentes comme nécessité extérieure, les
renverse en apparence toutes. Les inverse " (42/654, Grund. II, p. 249). Toutefois, Marx
trouve les contradictions non seulement dans la représentation de la réalité capitaliste, mais
aussi dans sa "nature" : "En raison des antagonismes et des contradictions que recèle sa

nature, le système de production capitaliste [...]" (25/96, Cap. III, p. 96) 161. Il parle de la
"contradiction [...] qui fait que le travail déterminé, particulier de l'individu privé doit se
représenter comme son contraire, comme du travail égal, nécessaire, général, et sous cette
forme comme travail social" (26.3/128, Théories III, p. 154). Il souligne "la nécessité
interne de ce qui forme un tout ; en même temps que son existence autonome et
indifférente qui constitue déjà la base de contradictions" (42/328, Grund. I, p. 354).
L'usage que fait Marx des concepts hégéliens de "concept" et de "contradiction" ne
va pourtant pas de soi. Il a suscité des objections vives de la part de ses adversaires et des
défenses tièdes de la part des marxistes. Déjà un des premiers critiques de Marx, L. von
Bortkiewicz, écrivit en 1906 : "A cela s'ajoute chez Marx une tendance perverse à projeter,

à la manière hégélienne, les contradictions logiques dans les choses elles-mêmes"162.


Marx ne se limite pas à mettre en relief les contradictions qu'il trouve dans les théories de
l'économie politique, mais il souligne aussi la nature profondément contradictoire du
capitalisme lui-même. Certains interprètes ont trouvé incompatible cette démarche avec
une pensée matérialiste. Une représentation peut être contradictoire, mais alors on peut la
remplacer avec une représentation correcte. Mais une réalité peut-elle être contradictoire ?
Marx dit nettement oui : "Il s'avère donc que le « verbal observer » [l'observateur verbal - un
économiste anglais anonyme], pas plus que Bailey, n'a rien compris à la valeur et à
l'essence de l'argent quand tous les deux traitent la promotion de la valeur à l'autonomie

160C'est le mérite de Rosdolsky d'avoir mis en évidence que Marx n'analyse que le "capital en général" (qui n'est

pas identique au capital individuel), donc le "concept" du capital, et nullement les effets de la concurrence.
161Cette citation nous fait aussi comprendre que la "contradiction" [Widerspruch ] et l'"opposition" [Gegensatz ]

sont chez Marx des synonymes ; il est donc tout à fait inutile de s'employer à découvrir une prétendue
"opposition" entre ces deux concepts chez Marx.
162L. v. Bortkiewicz, "Wertrechnung und Preisrechnung im Marxschen System", en Archiv für Sozialwissenschaft

und Politik, 1906, Juli, n. 4, cité chez Rosdolsky (1976, p. 168).


133
comme une invention scolastique des économistes [...] Que le paradoxe de la réalité
s'exprime aussi dans les paradoxes du langage qui contredisent le common sens [sens
commun], ce what vulgarians mean and believe to talk off [que les économistes vulgaires
censent et croient dire] n'a pas de quoi surprendre. Les contradictions qui résultent du fait
que, sur la base de la production marchande, le travail privé se représente comme du
travail social général, les rapports entre les personnes comme des rapports entre les choses
et comme des choses - ces contradictions résident dans la question elle-même et non pas
dans son expression linguistique" (26.3/134, Théories III, p. 162). La critique marxienne de
l'économie politique utilise - et non comme "ornement" - en des passages décisifs la
logique dialectique hégélienne avec son tertium datur et avec sa prédication simultanée de
qualités s'excluant l'une l'autre. Pendant que certains y voient, avec un air de triomphe, la
preuve du caractère "non scientifique" de la théorie de Marx, d'autres pensaient de
pouvoir la libérer de ce "ballast" et de sauver la "juste" description qu'elle fait de la réalité

empirique163. Pour analyser en peu plus au fond cette tentative de "dé-hégélianiser

Marx", nous examinerons de nouveau des pages de Lucio Colletti 164. Il s'agit encore de
savoir si le fétichisme est une catégorie de la conscience ou bien de l'être.
Il est sûr que Colletti a raison lorsqu'il comprend, en polémiquant contre le
"matérialisme dialectique" (selon lui, ce terme même est un oxymorone), la théorie de
Marx comme l'analyse d'une formation sociale déterminée, à savoir le capitalisme, avec
ses traits spécifiques, au lieu d'y voir une application des principes généraux d'une
philosophie de l'histoire (voire d'une cosmologie) au capitalisme en tant que cas
spécifique. Il affirme que le "thème de la « réification » ou « fétichisme »; ou encore «
extranéation », ou, ce qui revient au même, de l'hypostase ou substantification de
l'abstrait" (Colletti 1969b, p. 200) constitue une critique de l'État et du capital en tant
qu'hypostases de l'intérêt général séparé de la généralité des intéressés et de la force
productive sociale séparée des travailleurs. Ce qui est problématique chez Colletti est son
assertion que Marx n'aurait pas conçu cette critique en termes hégéliens, mais kantiens, en

163Steinvorth affirme que la dialectique marxienne est compatible avec les catégories analytiques de la science.

Mais il subordonne celle-là complètement à celles-ci : "L'analyse dialectique donc non seulement ne viole pas la
loi de la contradiction, mais elle se base sur sa validité" (Steinvorth 1974, p. 6).
164En Italie, la redécouverte du concept de travail abstrait a eu lieu, différemment de l'Allemagne, sous le signe

de l'anti-hégélianisme.
134
tant que critique de la métaphysique : "Pour Marx en fait, la métaphysique est le réalisme
des universaux : c'est la totalité logique qui se pose pour soi, se transforme en sujet et qui,
comme elle doit durer pour soi, s'identifie et se confond de façon acritique avec le
particulier, faisant de celui-ci qui est le vrai sujet réel son propre prédicat ou
manifestation" (Colletti 1969b, p. 202 ). On peut éventuellement attribuer un tel
nominalisme à L'Idéologie allemande, mais difficilement au Capital. Mais Colletti est
emporté par son demonstrandum : selon lui, tant le marxisme occidental que le marxisme
oriental ont commis la même erreur capitale : ils ont hérité de Hegel la critique de
l'intellect. Les marxistes, selon Colletti, n'ont pas compris le fétichisme, car pour
comprendre la marchandise, l'État et le capital en tant qu'hypostases réelles, il faudrait
comprendre la critique que Marx adresse à la logique de Hegel. Mais - selon Colletti - le
dernier Engels, Lénine et Histoire et conscience de classe considèrent comme "métaphysique"

la distinction entre sujet et objet et l'existence du particulier hors de l'universel logique 165
; même dans son autocritique à propos d'Histoire et conscience de classe, Lukács, tout en
rejetant l'identification hégélienne entre aliénation et objectivité, n'en rejette pas la base, la
critique de l'intellect et du principe de non-contradiction.
Mais Colletti sait bien que chez Marx ce n'est pas seulement la représentation de la
réalité qui est inversée, mais la réalité elle-même, et que pour Marx c'est la marchandise
elle-même qui est métaphysique, non le concept qui la décrit. Colletti admet, dans un écrit
ultérieur : "Ce que j'avais entrevu, il y a plusieurs années (dans le chapitre V de mon
introduction aux Cahiers philosophiques de Lénine) et que, restant à l'intérieur de la

165Quelques années avant Colletti, qui pourtant n'en pouvait pas avoir conscience, H.-J. Krahl a reproché à

Engels, Lukács et Lénine d'avoir adhéré à la critique unilatérale que Hegel avait adressé à Kant (Krahl 1971, p.
53, 68). Selon Krahl, l'hypostase des abstractions logiques, critiquée par Kant, a lieu dans le capital, où des
abstractions secondaires deviennent des entités primaires et la chose dérivée (l'intérêt) devient la chose
originaire (Krahl 1971, p. 53). Reichelt, au contraire, souligne justement que Marx a répété au niveau des
sciences sociales la critique que Hegel a fait de Kant (Reichelt 1970, p. 17). - Hans-Jürgen Krahl était un des
étudiants les plus brillants d'Adorno, et en même temps un des meneurs de la révolte des étudiants allemands
en 1968. Au cours de sa brève existence (il mourut au début 1970, à trente ans, dans un accident de voiture) il a
produit un grand nombre d'écrits qui constituaient une radicalisation de la Théorie critique. Ils ont été publiés
après sa mort avec le titre Konstitution und Klassenkampf ["Constitution et lutte de classes"]. Ce livre a eu
beaucoup d'influence sur la Nouvelle gauche en Allemagne, mais aussi en Italie. Il est surtout remarquable que
135
problématique de Della Volpe, je n'avais pu saisir vraiment et développer, à savoir les
processus d'hypostatisation, la substantification de l'abstrait, l'inversion du sujet et du
prédicat, etc., loin d'être seulement pour Marx des façons défectueuses de refléter la
réalité propres à la logique hégélienne, étaient des processus qu'il retrouvait [...] dans la
structure et le mode de fonctionnement de la société capitaliste elle-même" (Colletti 1975,
pp. 89-90). Pour Marx, les contradictions du capitalisme ne sont pas seulement des
"oppositions réelles" - un terme kantien qui avait été repris par Della Volpe (idem, p. 94) -
mais des "contradictions dialectiques": "Marchandise et argent sont « extérieurement
indépendants », intérieurement il ne sont pas indépendants, tant il est vrai qu'en poussant
leur indépendance au-delà d'un certain point « l'unité se fait valoir avec violence à travers
une crise » [...] Les pôles de la contradiction sont ici indépendants, séparés - et pourtant ils
sont inséparables, untrennbar" (idem, p. 97) ; ils ne sont des entités autonomes
qu'apparemment. "La crise arrive quand les moments de l'échange (marchandise et
argent, achat et vente) - bien qu'étant des moments « essentiellement » reliés qui
s'intègrent réciproquement et qui n'existent pas l'un sans l'autre - se séparent avec la
prétention d'être l'un sans l'autre et de se donner une réalité indépendante" (idem, p. 98).
Mais cela ne veut pas dire que la contradiction soit une loi universelle, comme elle l'est
pour le Diamat ou pour Lénine ou pour Hegel lui-même. Pour Marx, le capitalisme est
contradictoire - ce caractère contradictoire est même son trait spécifique - parce qu'il est
une réalité "la tête en bas" (idem, p. 99), non déjà par le fait même d'être une réalité ; tandis
que pour Hegel, toute réalité est contradictoire et ne possède sa vérité qu'en dehors de soi-
même. La dialectique hégélienne serait par conséquent une pensée essentiellement

mystico-religieuse166.
Cependant, contrairement à ce que pensent Colletti et beaucoup d'autres auteurs,
chez Marx l'analyse du monde fétichiste et inversé fait partie de son programme
scientifique au même titre que ses recherches "empiriques". Elle n'est pas du tout un
supplément "dialectique" séparé et n'a pas pour base quelque chose comme une
"subjectivité utopique" (idem, p. 92), mais l'analyse des lois du mouvement de la société

déjà en 1967, lorsque presque personne ne discutait encore ce thème, Krahl a fait dans le séminaire d'Adorno un
exposé sur la "Logique d'essence de l'analyse marxienne de la marchandise" (Krahl 1971, pp. 31-81).
166Ce n'est pas un hasard si Colletti est parti de la position de G. Della Volpe, auteur d'un livre intitulé Hegel

mistico e romantico (1929).


136
capitaliste. Un concept comme l'"abstraction réelle" se situe au delà de toute distinction
entre "philosophie" et "science". Les interprètes de Hegel sont plutôt en désaccord à
propos du statut qu'a le concept de contradiction chez Hegel ; mais en tout cas il est
étrange de le mesurer (comme le fait Colletti) sur celui de Kant, en supposant que Hegel
ait tout bonnement violé la définition kantienne, au lieu de l'avoir dépassée

consciemment167.

Les contradictions réelles de la société marchande

Toutefois, une autre question nous semble plus importante ici : quel est le rôle de la
contradiction dialectique chez Marx lui-même? Comme nous l'avons dit, il nous semble
justifié de critiquer le "matérialisme dialectique" qui affirme que la dialectique est la loi
fondamentale de l'être, et même de l'être naturel. Déjà Engels, dans ses œuvres tardives,
l'a affirmé, et c'était assurément une faiblesse de Marx de ne s'être pas opposé à ces
interprétations, que son ami avait avancées quand il était encore vivant (surtout dans

167"La doctrine hégélienne de la contradiction n'est pas le résultat d'un manque de clarté au sujet de la

différence, expliquée par Kant, entre l'opposition réelle, dialectique, et l'opposition analytique, mais une
conséquence du jugement critique porté sur cette différence" - Michael Wolff, Der Begriff des Widerspruchs. Eine
Studie zur Dialektik Kants und Hegels, Königstein 1981, quatrième de couverture, cité en Behrens/Hafner 1993, p.
115, qui commentent ainsi : "Cela doit alors sembler une entreprise insensée que de vouloir résoudre le concept
de « contradiction dialectique » de nouveau dans les concepts kantiens de contradiction". Peu sensée semble
aussi la tentative de réfuter Hegel et Marx en recourant à A. Trendelenburg, comme le fait L. Albanese (1984,
pp. 88-89) dans son effort de "démasquer" le concept d'aliénation en tant que spéculation néoplatonicienne. On
peut d'ailleurs, pour le dire en passant, renverser cette affirmation : H. Lefebvre écrivit que "la chute, la
procession des éons et hypostases, l'altérité, les rapports entre essence et apparences" dans le néoplatonisme
étaient déjà des expressions du concept d'aliénation (Lefebvre 1958, p. 540). - Sur l'importance qu'a la distinction
hégélienne entre "différence" et "opposition" pour la théorie de Marx, cf. par exemple Grespan (1998, p. 66).
137
l'Anti-Dühring )168. Mais dans ses propres œuvres, nulle part Marx ne présente la

dialectique sociale comme le résultat d'une prétendue loi naturelle dialectique 169. La
question décisive reste celle-ci : peut-on appeler la réalité sociale, en général et partout,
contradictoire ? Si la réponse est "oui", on se demande pourquoi la nature contradictoire
du capitalisme devrait être un argument contre celui-ci et devrait être appelée
"fétichisme". En effet, il ne s'agirait alors que d'un cas particulier d'une loi générale ;
toutes les sociétés passées auraient été également contradictoires et toutes les sociétés

futures le seront170. Ou, autre possibilité, il s'agit de la manière dans laquelle se manifeste
la réalité dans le capitalisme. Mais nous avons déjà démontré que cela n'est pas le sens du
concept marxien de fétichisme. Pour Marx, certaines choses sont contradictoires en soi, en
tant que telles, et leur nature conceptuelle entre en contradiction avec le substrat matériel

dans lequel elle s'incarne171. Aux citations déjà faites à propos de la nature intimement
contradictoire de la marchandise, de l'argent et du capital nous ajoutons encore cette
autre, tirée de la première version de la Contribution : "Mais ce qui a sa place dans ce
chapitre, c'est que, dans les moments de crise monétaire proprement dite, il se manifeste

168Avec ces interprétations, Engels était hégélien d'une façon non-critique, parce que le simple remplacement

d'un contenu idéaliste par un contenu matérialiste ne représente pas une véritable critique de Hegel, comme
celle qu'a faite Marx. Ce fait a aussi été remarqué par Lukács (Ont. I, p. 575).
169Même si Marx aussi avait un penchant malheureux pour les comparaisons avec le monde de la nature : "Du

reste, en lisant la fin de mon chapitre III, où est esquissée la transformation du maître-artisan en capitaliste (par
suite de changements purement quantitatifs), tu verras que j'y cite, dans le texte, la découverte de Hegel sur la loi
de la brusque transformation du changement purement quantitatif en changement qualitatif comme s'étant vérifiée aussi
bien dans l'histoire que dans les sciences de la nature" (Marx à Engels 22. 6. 1867, Corr. VIII, p. 390).
170Cependant, toutes les contradictions ne sont pas dialectiques pour Marx. Elles peuvent aussi bien être une

simple erreur de pensée. Il dit de John St. Mill : "Autant la « contradiction » hégélienne, cette source de toute
dialectique, lui est étrangère, autant il est à l'aise dans les contradictions les plus plates" (23/623, Cap. I, p. 668).
171En se référant à l'exemple kantien des cent thalers, Krahl commente ainsi le procès dans lequel la valeur

"acquiert subrepticement" une réalité dans la valeur d'usage : dans la valeur, "l'abstraction de la chose en soi
semble, en tant que telle, obtenir une existence spatio-temporelle". Cela réfute l'affirmation de Kant selon
laquelle l'être n'est pas un prédicat, mais seulement la position d'une chose. L'objectivation de la valeur dans la
valeur d'échange est la "prédication réelle d'une positionalité pure, au cours de laquelle le contexte du produit
synthétiquement posé à travers le travail concret se double en devenant marchandise". Ce qui est "tout à fait
sans détermination" devient ainsi une "détermination prédicative qui revient aux produits du travail comme un
supplément" (Krahl 1971, p. 52).
138
une contradiction immanente à ce développement de l'argent comme moyen de paiement
général [...] Son développement comme moyen de paiement implique cette contradiction :
la valeur d'échange a pris des formes indépendantes de son mode d'existence en tant
qu'argent, mais par ailleurs ce mode d'existence est posé justement comme définitif et seul
adéquat" (Urtext, p. 184). Marx dit dans le même texte, en parlant de l'argent : "Selon son
concept, il est la quintessence de toutes les valeurs d'usage : mais il n'est jamais qu'une
grandeur de valeur déterminée, une somme déterminée d'or et d'argent : ainsi sa limite
quantitative est en contradiction avec sa qualité. C'est pourquoi il est dans sa nature de
vouloir sans cesse dépasser sa propre limite [...] Pour la valeur qui se maintient en tant
que valeur, l'augmentation coïncide donc avec la conservation et elle ne se conserve qu'en
tendant constamment à dépasser sa limite quantitative, qui est en contradiction avec sa
généralité interne. L'enrichissement est ainsi fin en soi" (Urtext, p. 244). La quantité de la
valeur, quantité toujours déterminée, est en contradiction avec sa totalité qualitative :
"Toutefois, si l'or et l'argent constituent la richesse générale, sous forme de quantités
déterminées, ils ne la représentent qu'à un certain degré, donc d'une façon imparfaite"
(Urtext, p. 180). Même dans d'autres écrits, moins "conceptuels", Marx retourne souvent à
la "contradiction" entre la nature conceptuelle de la valeur et de l'argent et sa réalisation
toujours imparfaite ; une contradiction qui est loin d'être due seulement au point de vue
de l'observateur: "La limite quantitative de la valeur d'échange contredit sa généralité
qualitative" (13/109 - Contr., p. 96). Ces contradictions ne sont pas statiques mais se
développent : "L'argent, dans sa détermination ultime et achevée, se manifeste donc de
tous côtés comme une contradiction qui se résout elle-même, qui tend à sa propre
résolution", après quoi Marx énumère ces contradictions (42/160, Grund. I, p. 173). Même
la "very existence " [l'existence même] du taux de profit moyen est pour Marx une

"contradiction" (26.3/164, Théories III, p. 198)172.

Les contradictions de la socialisation capitaliste, décrites par la dialectique, ne sont


pas, pour le dire en termes drastiques, la description "fausse" d'une situation "vraie", mais

172C. Napoleoni fait observer que Marx appelle le taux de profit une "mystification", mais qu'en même temps il

le qualifie de "très important et bien naturel" (MEW 25/57, Cap. III, p. 57) : tout en dissimulant l'origine réelle
du profit, le taux de profit est un des éléments constitutifs de la réalité capitaliste. C'est possible parce que cette
réalité est elle-même contradictoire (Napoleoni 1974, p. 177).
139
la description "vraie" d'une situation "fausse", d'un "fausse réalité"173. Le concept d'une
"fausse réalité" renvoie naturellement à la philosophie hégélienne avec sa distinction entre
"vérité" et "réalité" et son identification de la "vérité" d'une chose avec son concept. Marx
analyse la réalité capitaliste dans la mesure où elle correspond à son propre "concept". Il la
considère donc dans ses formes pures, même si celles-ci se présentent difficilement aux

yeux telles quelles et assument plutôt d'autres formes de phénomène 174. Tout au plus,
c'est à la fin de leur développement que ses formes peuvent correspondre à leur concept.
Par exemple, l'argent ne correspond à son concept que lorsqu'il devient monnaie
universelle : "De même qu'en tant que monnaie, l'or et l'argent sont, selon leur concept, la

173L'opinion contraire est très répandue ; par exemple nous pouvons citer encore Heinrich : "Marx ne soutient

pas que la socialisation bourgeoise soit fausse, confrontée avec quelque idéel, mais qu'elle apparaît différente de ce
qu'elle est" (Heinrich 1991, pp. 245-246). Pour Marx, l'irrationalisme de la chose et celui de l'expression se
correspondent. Il parle des "formes irrationnelles par quoi se traduisent et en quoi se résument en pratique
certains rapports économiques n'affectent en rien les agissements de ceux qui, en fait, en sont les agents comme
ils sont habitués à se mouvoir au milieu d'elles, leur intellect ne se choque pas le moins du monde de ces
formulations. [...] Ce que dit Hegel de certaines formules mathématiques est valable ici : ce que le bon sens
trouve irrationnel est rationnel et ce qu'il trouve rationnel est l'irrationalité même" (25/787, Cap. III, p. 815 -
dans la traduction, nous avons remplacé "esprit" par "intellect", parce que le Verstand dont parle Marx est
évidemment celui dont parle Hegel). Étant donné que dans le capitalisme il existe une "irrationalité de la chose
même", une "expression" rationnelle ne ferait que la falsifier. C'est pourquoi les expressions apparemment
rationnelles de l'économie politique bourgeoise ne sont que des dissimulations de l'irrationnel : "Terre-rente,
capital-intérêt sont des expressions irrationnelles, dans la mesure où la rente se fixe comme prix de la terre et
l'intérêt comme prix du capital [...] Cette irrationalité de l'expression - l'irrationalité de la chose elle-même vient
de ce que (dans l'intérêt) le capital en tant que présupposition apparaît séparé de son propre procès, du procès
où il devient capital, donc valeur qui se valorise [...] cette irrationalité est si bien ressentie par le vulgarian
[l'économiste vulgaire] qu'il falsifie les deux expressions pour les rendre rationnelles" (26.3/508-9, Théories III,
pp. 609-610). Déjà dans la Critique du droit hégélien Marx écrivait : "Une conception ne peut pas être concrète
lorsque son objet est « abstrait »" (1/283, Droit, p. 152). On peut voir dans cette affirmation une espèce de
première intuition de l'abstraction réelle.
174"Ici, il devient tout à fait évident que l'affinité structurelle avec la philosophie hégélienne arrive jusqu'à son

principe central : dans la présupposition que les rapports réels « correspondent à leur concept » (25/152, Cap.
III, p. 157) se cache le concept hégélien de vérité qui rompt avec la conception traditionnelle de la vérité comme
un rapport unilatéral de représentation. « Au sens philosophique, la vérité, pour le dire en termes abstraits,
signifie qu'un contenu correspond à soi-même » dit Hegel dans le Système de la philosophie. À côté de la question
140
marchandise générale, dans la monnaie universelle ils revêtent le mode d'existence
correspondant de marchandise universelle" (13/127 - Contr., p. 114, tr. mod.). Plus on va
en arrière, et plus il est difficile de reconnaître le noyau conceptuel dans la forme
phénoménale : par exemple, il n'est pas aisé de reconnaître dans le capital et le travail
salarié qui existaient au XVe siècle, ou dans l'antiquité, les formes pures qui ne se sont
développées que beaucoup plus tard. C'est le sens de la remarque de Marx selon laquelle

"l'anatomie de l'homme est une clef pour l'anatomie du singe" (42/39, Grund. I, p. 40) 175.
Cela n'implique pas une téléologie universelle, mais signifie seulement que la structure
conceptuelle de base du capitalisme doit produire certains résultats, dès que les éléments

historiques empiriques nécessaires s'y sont ajoutés176. L'"accumulation primitive du


capital", la séparation des producteurs immédiats d'avec leurs moyens de production,
n'ont pu produire le capitalisme que lorsqu'était déjà présente la structure "conceptuelle"

correspondante, dans laquelle ce procès s'est intégré177. Il ne s'agit pas ici d'une
hypothèse auxiliaire a posteriori qui sert à expliquer l'évolution historique passée. La forme
marchandise, qui est aussi la forme argent, existait déjà ; l'argent dans sa troisième
détermination (l'argent en tant qu'argent) demande son auto-augmentation. Il devait

seulement attendre ce qui allait traduire sa potentialité en acte 178. Beaucoup


d'événements qui ont été décisifs pour la naissance du capitalisme, par exemple
l'invention de machines augmentant la productivité, ou l'expropriation de groupes entiers

de savoir si le concept correspond à la chose se place cette autre question, également justifiée, de savoir si la
chose correspond à son concept, si la chose est une vraie chose" (Reichelt 1970, pp. 76-77).
175Même ici, la comparaison que fait Marx avec les sciences naturelles est impropre à expliquer quelque chose

qui ne peut avoir validité qu'au niveau social.


176La naissance du capitalisme n'est donc pas "nécessaire" dans un sens déterministe. Mais une fois qu'il existe,

sa dynamique intérieure est gouvernée, de plus en plus, par la nécessité, beaucoup plus que dans les sociétés
précédentes.
177Selon Rosdolsky, "l'accumulation primitive est un élément constituant le rapport capitaliste lui-même et par

conséquent, elle est « contenue dans le concept du capital »" (dans la traduction française, la note de Rosdolsky
renvoie aux Fondements, tr. Dangeville, I, 268) ; le chapitre du Capital sur l'accumulation primitive n'est donc pas
seulement un excursus historique, comme le croyait même Rosa Luxemburg (Rosdolsky 1976, p. 358).
178Bien qu'on puisse démontrer que dans "la marchandise est contenu virtuellement le capitalisme entier, on ne

peut pas déduire du concept général du capital pourquoi le capitalisme a pu s'établir seulement en Europe,
pourquoi ce n'était qu'ici qu'il a pu atteindre une existence qui correspond à son concept" (Reichelt 1970, p. 262).
141
de la population, avaient eu lieu même auparavant dans l'histoire. Mais ils n'ont pas eu les
mêmes conséquences, parce qu'ils se sont déroulés dans un cadre qui n'était pas encore la
forme capitaliste. Dans ces sociétés, économiser du temps de travail par le moyen de
machines ou apparaissait comme un soulagement inutile de la fatigue des esclaves,
comme dans l'antiquité, ou comme une menace pour la cohésion sociale, comme dans le
féodalisme. Il manquait l'idée de l'accumulation à travers l'accroissement des forces
productives ; il manquait en général toute idée d'un progrès ou d'une accumulation
linéaire. Mais l'abandon de la conception cyclique de la vie et de la société, conception qui
prédomine là où l'autoreproduction est le but des individus, des classes et des sociétés, est
étroitement lié à la diffusion de la marchandise qui ne vise qu'à sa propre auto-
augmentation.

La nature "métaphysique" de la société marchande

Tout cela peut donner l'impression d'une construction purement métaphysique.


Marx lui-même a mis en garde contre ce danger, tout en l'appelant une "apparence", dans
un ajout entre parenthèses contenu dans les Grundrisse : "Ultérieurement, avant
d'abandonner cette question, il sera nécessaire de corriger la manière idéaliste de l'exposé
qui fait croire à tort qu'il s'agit uniquement de déterminations conceptuelles et de la
dialectique de ces concepts. Donc surtout la formule : le produit (ou l'activité) devient
marchandise; la marchandise, valeur d'échange ; la valeur d'échange, argent" (42/85-86,
Grund. I, p. 86). À la fin de l'Urtext, il développe mieux cette idée : "Mais ce stade
historique de développement de la production économique - dont le travailleur libre est
déjà le produit - est la condition préalable de la naissance et plus encore de l'existence du
capital en tant que tel. L'existence du capital est le résultat d'un long procès historique qui
a donné à la société sa structure économique. On voit, à ce point, de façon précise,
combien la forme dialectique de l'exposé n'est juste que lorsqu'elle connaît ses limites. De
l'étude de la circulation simple résulte pour nous le concept général de capital, parce que,
dans le cadre du mode de production bourgeois, la circulation simple elle-même n'existe
que comme condition préalable du capital et qu'elle le suppose. Ce qui ne conduit pas à
faire du capital l'incarnation d'une idée éternelle, mais le montre tel qu'il est en réalité,

142
simplement forme nécessaire, à laquelle doit nécessairement aboutir le travail créateur de
valeur d'échange, la production fondée sur la valeur d'échange" (Urtext, p. 253, tr. mod.).
Aussi dans l'"Introduction" aux Grundrisse, Marx parle de la "dialectique des concepts force
productive (moyen de production) et rapport de production, dialectique dont les limites sont
à déterminer et qui ne supprime pas les différences réelles" (42/43, Grund. I, p. 44).
Autrement dit, Marx souligne que le caractère apparemment "idéaliste", "métaphysique"
de certains de ses propres développements - et on peut s'imaginer que lui-même était
presque surpris en relisant ce qu'il avait écrit - est une conséquence de la nature de l'objet
de ses recherches.
Nous arrivons donc à une conclusion qui pour certains sera surprenante : c'est la
description "métaphysique", conceptuelle, qui, en tant que description du capitalisme , est
juste. Maintenant se dévoile tout le sens d'une affirmation de Marx réellement étonnante
pour la conscience normale. Elle se trouve dans la première édition du Capital et n'a pas
été accueillie dans la deuxième : "La chose d'importance décisive était de découvrir
l'interconnexion interne nécessaire entre la forme valeur, la substance de la valeur et la
grandeur de la valeur, ou, pour prendre une expression idéale, elle était de démontrer que
la forme valeur résulte du concept de cette valeur" (Pr. édition, p. 89). Dans le supplément à
la première édition, il dit : "C'est seulement grâce à son caractère général que la forme valeur
correspond au concept de valeur. Il fallait que la forme valeur soit une forme dans laquelle
les marchandises s'apparaissent les unes aux autres comme de pures gelées de travail humain
indistinct et homogène, c'est-à-dire comme des expressions chosifiées de la même substance de
travail " (Supplément, p. 155). Dans les Modifications pour la deuxième édition, il écrit : "La
forme de l'objectivité est incluse dans le concept de valeur" (Zusätze, p. 32). Ce qui est
singulier dans la société basée sur la production de marchandises est justement le fait

qu'elle possède une structure "métaphysique"179. C'est toujours la première édition qui le
souligne davantage : "Ce travail humain sans plus ne peut se réaliser, s'objectiver, qu'à
partir du moment où la force de travail humain est dépensée sous une forme déterminée, en
tant que travail déterminé, car c'est seulement au travail déterminé que fait face une matière
naturelle, un élément extérieur nécessaire à l'objectivation du travail humain. Seul le «
concept » hégélien parvient à s'objectiver sans une matière extérieure" ; à ce propos, Marx

143
cite dans une note un passage de l'Encyclopédie de Hegel: "N'étant d'abord que subjectif, le
concept passe à son objectivation en vertu de son activité propre et sans avoir pour cela
besoin d'un matériau ou d'un élément extérieur" (Pr. édition, pp. 55 et 57). Marx suggère
donc que le travail abstrait en tant que tel correspond au concept hégélien. Dans le travail
abstrait, le concept et l'abstraction deviennent réels. La forme y triomphe effectivement
sur le contenu, sur la substance. Quelque chose de purement formel, complètement dénué

de contenu, le travail abstrait, c'est-à-dire la valeur, se soumet ici la réalité entière 180. Le
capitalisme est la métaphysique réalisée, le vrai réalisme des concepts dont rêvaient les

scolastiques181. Krahl dit très bien à ce propos : "La chose en soi, que Hegel a dénoncée
comme un ens rationalis nul, semble obtenir une existence effective dans l'auto-
représentation ontique de la valeur, et pourtant elle n'est rien d'autre qu'une « apparence
nulle », qui toutefois, dans la production de marchandises généralisée, domine dans une
telle mesure qu'elle menace d'abaisser realiter le monde de l'apparence sensible à ce qu'il a
toujours été selon la tradition platonicienne de l'ontologie métaphysique qui le discréditait
: le mè on" (Krahl 1971, pp. 51-52). Dans un autre essai, Krahl écrivait : "Chez Hegel, les
hommes sont les marionnettes d'une conscience qui leur est supérieure. Mais selon Marx,

179"C'est seulement avec le rapport capitaliste qu'existe un auto-mouvement de la valeur pour ainsi dire

automatique, qui de cette manière devient une causa sui, un sujet métaphysique" (Krahl 1971, p. 82).
180Les résumés conceptuels des entités empiriques particulières deviennent alors une réalité à leur tour. Ainsi

Rosdolsky écrit au sujet de la catégorie marxienne du "capital collectif de la société" que celui-ci "doit donc être
saisi comme un tout, possédant une « existence réelle distincte des capitaux réels particuliers »" (Rosdolsky
1976, p. 82).
181"L'idéalisme de Hegel qui affirmait que les hommes obéissent à un concept qui détient le pouvoir est

beaucoup plus adéquat à ce monde renversé que toute théorie nominaliste qui ne veut accepter l'universel que
comme quelque chose de purement conceptuel et subjectif" (Reichelt 1970, p. 80). Adorno a affirmé en 1962 que
dans le procès d'échange, dans la réduction de leurs produits à la valeur-travail, les hommes "ont accompli dans
la réalité sociale une opération conceptuelle. C'est l'objectivité du concept dans la praxis. On voit à cette occasion
que les concepts ne se trouvent pas seulement dans la tête des philosophes, mais aussi dans la réalité de la chose
même, de sorte que nous, en parlant de l'essence, indiquons exactement ce que la société a déjà en elle-même,
sans le savoir. En nous tenant aux faits, nous rencontrons le concept. Nous sommes forcés de recourir au
concept dans la chose même, au lieu de la subsumer a priori sous des concepts classificatoires. [...] Plus la
puissance de cet élément conceptuel est grande, moins il est fait par les hommes, mais réside dans la chose
même" (Adorno-Backhaus 1962, pp. 503-504). Cependant, selon Adorno cette forme d'objectivité du concept
n'est pas un réalisme conceptuel, mais une forme de nominalisme.
144
la conscience est le prédicat et la propriété d'hommes vivants. [...] L'existence d'une
conscience métaphysique et supérieure aux hommes est une apparence, mais une
apparence réelle : le capital. Le capital est la phénoménologie existante de l'esprit, il est la
métaphysique réelle. Il est une apparence, parce qu'il n'a pas de véritable structure de
chose, et pourtant il domine les hommes" (Krahl 1971, p. 375). Dans la pensée de Marx
font retour des nombreux concepts centraux de l'histoire de la philosophie européenne,
surtout le concept de substance et l'éternelle discussion entre réalistes et nominalistes.

Mais ils y subissent une transformation tout à fait inattendue 182. Il ne s'agit pas seulement
de les réinterpréter "matérialistiquement", mais plutôt de démontrer que, justement en tant
que catégories idéalistes, ils sont eux-mêmes une description appropriée de la société

moderne183. Le jeune Marx reprocha à Hegel de transfigurer la réalité empirique à l'aide


d'hypostases injustifiées de concepts logiques : "Faut-il s'étonner que toute chose, en
dernière abstraction, car il y a abstraction et non pas analyse, se présente à l'état de
catégorie logique? [...] Que tout ce qui existe, que tout ce qui vit sur la terre et sous l'eau,
puisse, à force d'abstraction, être réduit à une catégorie logique ; que de cette façon le
monde réel tout entier puisse se noyer dans le monde des abstractions, dans le monde des
catégories logiques, qui s'en étonnera?" (Misère, pp. 115-116). Ce que Marx critique ici,
c'est l'abstraction idéaliste en tant que "réduction de toute chose concrète à un concept
logique et l'hypostase de ce dernier en réalité" (Krahl 1971, p. 31). Il est vrai que les

182Krahl énumère les "thèmes de la métaphysique européenne" qui reviennent "dans la critique de l'économie

politique" et qui sont ceux "de la médiation : le rapport entre le fondement et le fondé, l'apparence et l'essence, la
forme et la matière, le sujet et l'objet, l'universel et le particulier, le concept et la chose singulière, la nécessité et
la liberté, la possibilité et la réalité, le mundus intelligibilis et le mundus sensibilis, le transcendantal et l'empirique,
les jugements analytiques et les jugements synthétiques a priori (valeur et valeur d'échange, production et
circulation, base et superstructure, crise et révolution, spontanéité et organisation)" (Krahl 1971, pp. 87-88).
183"L'explication historique que donne Marx du Sujet en tant que capital et non en tant que classe, tente de

fonder la dialectique de Hegel en termes sociaux, et donc d'en fournir la critique [...] Marx affirme implicitement
que Hegel a saisi les formes sociales abstraites et contradictoires du capitalisme, mais non dans leur spécificité
historique [...] Cette analyse critique est très différente du genre de matérialisme qui inverserait simplement ces
catégories idéalistes anthropologiquement [...] Marx cherche implicitement à démontrer que le « noyau rationnel
» de la dialectique hégélienne est précisément son caractère idéaliste : il est l'expression d'un mode de
domination sociale constitué par des structures de relations sociales qui, parce qu'elles sont aliénées, acquièrent
145
œuvres de jeunesse, et surtout l'L'Idéologie allemande, approchent parfois d'un nominalisme
assez banal. Mais cela ne suffit pas pour voir - comme le fait, par exemple, Della Volpe -
dans leur critique des abstractions simplement un empirisme anti-hégélien qui suppose

l'individualité concrète comme seule réalité184. Nous avons déjà cité suffisamment de
passages de ces œuvres qui contiennent les premières formulations du concept
d'"abstraction réelle". Plus tard, après que Marx, pendant la rédaction des Grundrisse, avait

repris en main "by mere accident" la Logique de Hegel185, il n'a plus avancé cette critique
des hypostases logiques en tant qu'"idéologies", chimères de pensée. La critique du
fétichisme qu'on trouve dans son œuvre de la maturité est plutôt une critique des
hypostases réelles, de la réification effective de quelque chose de complètement abstrait, la
valeur. La logique de Hegel constitue maintenant aux yeux de Marx la représentation

une existence quasi-indépendante vis-à-vis des individus, et qui, à cause de leur nature dualiste particulière, ont
un caractère dialectique" (TLS, p. 81).
184Dans son livre Fétichisme et aliénation dans la pensée de Marx, G. Bedeschi semble voir, lui aussi, dans l'analyse

marxienne de la marchandise un avatar de la spéculation de Hegel : "En effet, si la marchandise est sensiblement
suprasensible parce qu'elle est le réceptacle matériel de cet abstractum qu'est le travail, alors il faut se référer aux
hypostases de la philosophie de Hegel" (Bedeschi 1972, p. 131). Mais en même temps, Bedeschi sait bien que
"c'est la société capitaliste elle-même qui réalise chaque jour cette abstraction et hypostase qu'est le travail
abstrait, le vrai sujet réel, dont le sensible concret (les travaux particuliers) ne sont que la simple forme de
phénomène. La logique inversée de la philosophie spéculative n'est donc rien d'autre que l'expression théorique
de la logique inversée de la société bourgeoise" (idem, pp. 159-160).
185"Dans la méthode d'élaboration du sujet, quelque chose m'a rendu grand service : by mere accident [par pur

hasard], j'avais refeuilleté la Logique de Hegel - Freiligrath a trouvé quelques tomes de Hegel ayant appartenu à
l'origine à Bakounine et me les a envoyés en cadeau. Si jamais j'ai un jour de nouveau du temps pour ce genre de
travaux, j'aurais grande envie de rendre, en 2 ou 3 placards d'imprimerie, accessible aux hommes de sens
commun, le fond rationnel de la méthode que H[egel] a découverte, mais en même temps mystifiée" (Marx à
Engels aux environs du 16. 1. 1858, 29/260, Corr. V, pp. 116-117). Marx doit donc, malgré tout, quelque chose à
Bakounine. Au début des années soixante il a lu de nouveau la "Logique" contenue dans l'Encyclopédie de Hegel
et en a fait un résumé (Précis). Marx était donc capable, tout en travaillant à la critique de l'économie politique,
de s'occuper des aspects les plus abstraits de la philosophie hégélienne. Le caractère hégélien de ses écrits de
cette époque-là n'était donc pas un dernier reste de ses études de jeunesse, mais était au contraire le résultat
d'une nouvelle lecture de Hegel. E. Dussel écrit : "C'est à partir d'un paradigme philosophique qui renverse le «
noyau rationnel » hégélien [...] que Marx commence à développer le concept économique de capital" (Dussel
1999, p. 142).
146
involontairement correcte d'une réalité qui est fausse186. Elle lui paraît la conscience
philosophique - mais encore purement philosophique - de la victoire définitive de la

forme marchandise à l'intérieur de la réalité sociale 187.

Déduire la réalité effective du capitalisme de son "concept" n'est pas de


l'"idéalisme", mais un procédé qui correspond à la nature de l'objet d'analyse. Dans la
Critique du droit hégélien, Marx parle de la "logique spécifique de l'objet dans sa spécificité"
: "Mais cette compréhension ne consiste pas, ainsi que Hegel le pense, à redécouvrir
partout les déterminations du concept logique, mais à saisir la logique spécifique de l'objet

dans sa spécificité" (1/296, Droit, p. 171)188. L'objectivité de la valeur n'est ni purement


pensée, ni physiquement présente : on peut saisir cette "chimère" seulement avec un
instrument très particulier, à savoir la logique dialectique. La socialisation à travers la
forme marchandise signifie que la réalité est forcée dans des formes que les sens humains
ne peuvent plus saisir et qui sont totalement absurdes du point de vue du "sens commun".
Hegel fait de ce monde paradoxal une constante de l'être humain et naturel. C'était là son
erreur ; et il a même considéré cette réalité "dialectique" comme une réalité supérieure, en
bâtissant sur elle tout un système. Mais tout cela ne change en rien la justesse de son point

186Vincent reproche à Horkheimer de ne pas voir que "Marx traite la réalité capitaliste comme une réalité

dialectique au sens fort, non métaphorique du terme, où l'utilisation de la dialectique hégélienne de l'idée, du
dépassement du fini est tout à fait adéquate, parce qu'il s'agit d'une réalité renversée sens dessus dessous"
(Vincent 1976, pp. 82-83).
187Plusieurs auteurs ont souligné que dans son œuvre de la maturité, Marx rend plus de justice aux catégories

hégéliennes. Postone écrit que dans Le Capital, Marx "ne renverse pas simplement les concepts de Hegel d'une
manière « matérialiste ». Plutôt, dans un effort de saisir la nature particulière des relations sociales dans le
capitalisme, Marx analyse la validité sociale, pour la société capitaliste, précisément de ces concepts idéalistes de
Hegel qu'il avait condamnés auparavant comme des inversions mystifiées. Par exemple, tandis que dans La
Sainte famille (1845) Marx critique le concept philosophique de « substance » comme « Sujet », au début du
Capital il fait usage lui-même de la catégorie de « substance ». Il se réfère à la valeur comme ayant une «
substance », qu'il identifie au travail abstrait humain. Marx ne considère plus alors la « substance » comme étant
simplement une hypostatisation théorique, mais la conçoit maintenant comme l'attribut de relations sociales
médiatisées par le travail : comme l'expression d'un type déterminé de réalité sociale" (TLS, pp. 74-75).
188La "logique spécifique" est donc la logique d'un "objet spécifique", et ceci signifie que ce ne sont pas tous les

objets qui sont susceptibles d'un "développement" logique. On peut "développer" des objets économiques, à la
différence, par exemple, des figures géométriques (cf. Backhaus 1978, p. 199).
147
de départ. Même s'il est vrai que chez Hegel était présente dès le début une tendance
mystique, cela ne fait que démontrer que sa mystique du concept était mieux placée pour

comprendre la mystique réelle d'une société où "4 = 5" 189 que la raison de ceux qui
veulent attribuer à cette société un caractère rationnel qu'elle n'a pas, et qui veulent,
comme l'économie politique classique, la sauver des "contradictions sur le plan
phénoménal" (23/325, Cap. I, p. 343 , tr. mod.). Il ne s'agit pas de réinterpréter dans un

sens matérialiste le procédé métaphysique et antimatérialiste de Hegel190, mais d'y voir la

description de la logique de la valeur191. La négation hégélienne du fini qui a sa réalité

189Marx utilise plusieurs fois cette formule, la plus directe, pour désigner l'irrationalité du capitalisme : "C'est

pour cela que l'économiste vulgaire préfère la formule capital-intérêt, impliquant la qualité occulte d'une valeur
qui serait différente d'elle-même, à la formule capital-profit parce qu'on approche ici davantage du rapport
capitaliste réel. Puis, de nouveau, ayant le sentiment inquiet que 4 ne peuvent être 5 et que 100 thalers ne
peuvent pas en être 11O" il cherche refuge dans cette absurdité encore majeure : de mettre ensemble deux
choses tout à faits incommensurables, une valeur d'usage et un rapport social conçu comme une chose (25/826,
Cap. III, p. 853). Déjà dans les Grundrisse il écrivait que les prix en argent "masquent" la "contradiction" que
quatre heures de travail = trois heures de travail, à cause de la non-coïncidence entre valeur et prix (42/74-75,
Grund. I, 74). - L'Église n'a jamais complètement réussi à expliquer aux hommes pourquoi un devrait être égal à
trois, et elle a donc toujours dû se réclamer du credo quia absurdum est. La valeur, par contre, n'a aucune difficulté
pour diffuser dans le monde entier sa propre "bonne nouvelle".
190Comme par exemple chez Korsch, selon lequel dans l'œuvre de Marx "la « contradiction » hégélienne fut

remplacée par la lutte des classes sociales, la « négation » dialectique par le prolétariat, et la « synthèse »
dialectique par la révolution prolétarienne" (Korsch 1938, p. 220).
191Selon Adorno, Hegel a compris très précocement le noyau conceptuel de la société capitaliste : "C'est un des

plus étonnants mérites de Hegel que d'avoir tiré du concept ce caractère systématique de la société, bien avant
que celui-ci ait pu s'imposer dans la sphère de sa propre expérience à une Allemagne très en retard dans son
développement social. Le monde unifié dans la « production » par le travail social suivant la relation d'échange
dépend dans tous ses moments des conditions sociales de sa production et, dans cette mesure, réalise
effectivement le primat du tout sur les parties; en cela, l'impuissance désespérée de chaque individu vérifie
aujourd'hui la pensée hégélienne du système dans tous ses excès. Le culte même de la production n'est pas
seulement une idéologie de l'homme maître de la nature, d'une autonomie sans limites. Il laisse voir que le
rapport universel d'échange, dans lequel tout ce qui est n'est qu'un être pour autre chose, se trouve sous la
domination de ceux qui disposent de la production sociale ; cette domination est adorée philosophiquement. Et
justement l'être pour autrui, raison d'être officiel de l'existence de toutes les marchandises, n'est qu'un corollaire
de la production. Même le monde dans lequel n'existe rien seulement pour soi, est aussi le monde de l'activité
productrice effrénée, oublieuse de sa destination humaine. Cet oubli de soi qui caractérise la production, le
148
seulement dans l'infini possède une base réelle : dans la socialisation à travers la valeur, la
réalité finie des valeurs d'usage ne vaut que comme objectivation de l'idéalité formelle
infinie de la valeur. La valeur "anéantit" la réalité beaucoup mieux que ce qu'a jamais fait

toute epokhê sceptique192.

La "fausseté ontologique" de la société marchande

Pour Marx, il est caractéristique de la société marchande, et d'elle seule, d'avoir des
contradictions réelles (et non seulement des oppositions, des conflits, des antagonismes).
Toute son analyse de la forme de la valeur se base sur la réfutation du principe de
contradiction et du principe du tertium non datur. "20 aunes de toile = 1 habit", ou, puisque
les quantités ne comptent pas, "toile = habit" : voilà la formule fondamentale de la
marchandise. Autrement dit : la toile est la même chose que l'habit, et alors on pourrait
aussi bien dire : blanc = noir ou, justement : être = rien. La marchandise est en même
temps elle-même et quelque chose d'autre ; aussi est-elle l'identité de l'identité et de la
non-identité dont parle Hegel : "Cela veut donc dire aussi que chaque marchandise,
considérée pour soi, est quelque chose de différent de sa propre valeur d'usage, de sa
propre existence comme valeur d'usage" (26.3/124, Théories III, p. 150). Cette existence
simultanée dans le même objet de propriétés qui s'excluent l'une l'autre trouve son
expression dans le dédoublement qui, à partir de la marchandise, se répète à des niveaux
de plus en plus élevés. Pour Marx, il ne s'agit pas d'une simple abstraction de pensée :
dans sa critique de Bailey, il parle du "type de critique qui prétend éliminer les difficultés
résidant dans les déterminations contradictoires des choses elles-mêmes en arguant qu'il
s'agirait de produits de la réflexion ou de conflits résultant des définitions" (26.3/129,
Théories III, p. 156). Marx n'affirme pas que le principe d'identité de la philosophie
classique n'ait pas de validité en général. Au contraire, il présente sa violation continuelle

principe d'expansion insatiable et destructeur de la société d'échange, se reflète dans la métaphysique


hégélienne" (Adorno 1963, pp. 36-37, tr. mod.).
192Ceci ouvre aussi une possibilité de juger de l'importance des écrits de jeunesse de Hegel d'une manière

beaucoup plus profonde que les tentatives de Lukács ou celle plus récente de Finelli (1996), qui veulent
démontrer que Hegel n'a pas été un "mystique", mais un bon patriote progressiste.
149
comme la base de la société de la marchandise, qui pour cela porte déjà en elle-même sa
propre fin programmée. Dans le simple "concept" de marchandise, dans l'équation "toile =
habit" est déjà contenue toute l'histoire de la société de la marchandise comme une histoire

de révolutions, antagonismes et crises continuelles jusqu'à son effondrement final 193. En


effet, une société, dont le principe fondamental est "noir = blanc", ne peut que faire une fin
malheureuse.
Cela permet peut-être d'appeler "faux", voire "ontologiquement faux", le fétichisme
de la marchandise, sans présenter arbitrairement un autre phénomène quelconque,
également déterminé historiquement, comme l'archétype platonicien de l'"authenticité".
Le fait que dans la société marchande la loi de la contradiction est annulée pourrait donc
constituer justement un argument contre celle-là et prouver sa non-vérité et son absurdité
"ontologiques". Mais dès lors se pose une question qui va bien au delà de l'horizon
purement philosophique : faut-il considérer la validité de la dialectique, basée sur la
négation du principe traditionnel de non-contradiction, comme plus ou moins supra-

historique et ontologique194, ou, au contraire, a-t-elle une validité seulement historique en


tant que description appropriée d'un monde à l'envers, où tout peut aussi bien être son
propre contraire ? Si c'est ainsi, alors la dialectique non seulement n'a pas de validité pour
la nature (un thème qui aujourd'hui pourrait difficilement susciter des guerres de religion,
comme il y a quelques décennies), mais pas même pour l'histoire entière. Elle s'applique

seulement à la société de la marchandise, et surtout à sa forme capitaliste195. Mais est-ce

193Cette dynamique intérieure la distingue des sociétés qui l'ont précédée et qui pouvaient continuer pendant

des siècles ou des millénaires au même niveau, jusqu'à l'irruption de quelques facteurs extérieurs les
bouleversant.
194Ceux qui veulent attribuer une validité universelle à la négation dialectique du principe de contradiction

devraient alors affirmer, à la rigueur, que la société de la marchandise avec ses paradoxes est "la plus vraie".
195Reichelt écrit, en termes en peu vagues : "Même si Marx ne le dit jamais explicitement, on peut supposer que

pour lui la méthode dialectique n'est pas un procédé d'une validité intemporelle, mais plutôt une méthode qui
est aussi bien ou mauvaise que la société à laquelle elle correspond. Elle n'est valable que là où un universel
s'impose aux dépens de l'individuel". Le discours habituel sur l'"application de la méthode dialectique" serait
donc trompeur. Marx a précisément critiqué chez Lassalle la transposition non-critique de la dialectique
hégélienne à des objets nouveaux. "Ce n'est que l'économie politique qui est l'objet de la représentation
dialectique, elle même requiert cette forme" (Reichelt 1970, p. 81). Il en déduit que Le Capital, selon ce que pense
Marx lui-même, "est valable tant que l'objet représenté sous cette forme spécifique existe lui-même" (idem, p.
150
que cela signifie aussi que la logique classique, aristotélicienne, est la condition "normale"
de l'étant ? Possède-t-elle donc une dignité ontologique supérieure vis-à-vis de la

dialectique, qui dans ce cas ne serait que la description correcte d'une inversion196 ? Cette
"dignité ontologique" permettrait de critiquer le capitalisme, et surtout sa structure des
besoins, sans devoir définir sur-le-champ ce qui est "naturel" ou "vrai" : même si nous ne
savons pas quelle est la société "vraie", nous savons pourtant qu'une société fondée sur
l'équation noir = blanc est visiblement absurde. Il n'est pas besoin de présupposer d'autre
"état de nature" que le fait qu'un volume de Properce n'est pas du tabac à priser. Ainsi,
l'ontologie existe sous forme de négation déterminée : elle indique les conditions
minimales sans lesquelles aucune société n'est possible - ses causes nécessaires, mais non
suffisantes. On ne peut pas en déduire quoi que ce soit de positif, on peut seulement dire
comment une société ne doit pas être. De cette façon, il est possible de dire que la réalité
capitaliste possède un caractère "ontologiquement faux" et que le fétichisme en est
l'expression la plus concentrée, sans devoir présupposer une "essence", une "nature
humaine" ou un "ordre naturel des choses". En effet, l'œuvre de la maturité de Marx se

18). Postone a une opinion plus tranchée à ce propos : "En tant que critique immanente, l'analyse marxienne
revendique le fait d'être dialectique parce qu'elle démontre que son objet l'est. Cette adéquation présumée du
concept à son objet implique le rejet tant d'une dialectique supra-historique de l'histoire que de toute notion de
dialectique comme méthode universellement valide applicable à divers problèmes particuliers" (TLS, p. 142).
Vincent, lui aussi, souligne que Marx, après avoir dépassé la "dialectique trans-historique des forces productives
et des rapports de production" proposée dans L'Idéologie allemande (Vincent 1987, p. 95), s'efforce "de localiser la
sphère de la « dialecticité » dans des domaines où les activités humaines sont autonomisées par rapport à leurs
supports ou porteurs et par rapport aux autres domaines d'activité (où ne règne pas la dialecticité). Les
métamorphoses dialectiques de la valeur et de ses formes (marchandise, argent, capital, etc.) ressortissent ainsi
moins d'une dynamique de la déviation sociale (infidélité aux origines) que d'automatismes sociaux liés à des
agencements spécifiques des activités et des relations humaines. Les mouvements dialectiques sont les
mouvements d'abstraction réelles qui règlent et déplacent échanges et pratiques par-dessus la tête des acteurs
[...] C'est pourquoi la valeur comme réalité sensible suprasensible qui s'assimile les activités humaines pour
mieux les nier dans leur concrétude et leur matérialité se présente comme une sorte d'incarnation de la
substance-sujet hégélienne" (idem, p. 100). Pour Vincent, la "dialecticité" n'est donc pas une loi supra-historique,
mais est valable là où la substance-sujet de Hegel est une réalité : dans la société de la marchandise.
196Il est aussi significatif que la société de la marchandise, pendant son expansion, a été perçue non seulement

comme un autre monde, et même pas seulement comme un monde pire de celui qui l'avait précédé, mais
souvent explicitement comme un "monde à l'envers".
151
passe d'un tel "essentialisme"197 et se soustrait au dilemme souvent posé : ou nous

présupposons l'existence d'une "essence humaine"198 - notion critiquée par toute la


pensée moderne, parce qu'il s'agirait d'une affirmation dogmatique - ou bien il n'existe
aucun paramètre permettant de juger si la réalité est "fausse" ou non, de sorte qu'il faut se

borner à constater les "fausses représentations" 199.


La réponse à ce dilemme se trouve dans la structure de l'inversion. Dans la société

marchande, tout se renverse (et le fait vraiment) dans son contraire200, voire est
simultanément son propre contraire : le travail concret est simple "porteur" du travail
abstrait, le travail privé l'est du travail social, etc. Cela arrive aux niveaux les plus
différents, même empiriques : "Ce n'est plus le travailleur qui emploie les moyens de
production, ce sont les moyens de production qui emploient le travailleur" (23/329, Cap.
I, p. 347). Déjà la manufacture comportait "un mécanisme de production dont les organes
sont des hommes" (23/358, Cap. I, p. 380) ; dans l'usine, "c'est l'automate lui-même qui est
le sujet, tandis que les ouvriers, organes conscients, sont simplement adjoints à ses
organes inconscients" (23/442, Cap. I, p. 470). "La configuration autonome et rendue

197Dans ses œuvres de jeunesse on trouve cependant des présuppositions relatives à l'"être générique" de

l'homme, dont l'"essence" serait la liberté et la raison.


198Comme l'a fait Lukács en 1967, en affirmant que l'aliénation naît seulement quand l'"essence" de l'homme

s'oppose à son "être" (HCC, p. 401, "Postface").


199Comme exemple de cette deuxième possibilité nous citons ce passage de Heinrich où il résume sa propre

position : "Les rapports sociaux des hommes sont devenus des rapports sociaux de choses et apparaissent
comme qualités objectives de ces choses : c'est une description de la société bourgeoise qui cependant n'a pas à
sa base aucune idée sur la « vraie » socialisation. Ce que Marx appelle le « fétichisme », il ne faut donc pas le
confondre avec une « aliénation » de l' « essence » humaine" (Heinrich 1991, p. 247).
200Ce n'est donc pas aussi simple que le veut E. Renault : "L'inversion réelle conduit en effet à l'illusion, et cette

illusion produit des effets de légitimation de l'organisation sociale capitaliste" (Renault 1995, p. 97). En effet, il
conçoit le fétichisme comme une dissimulation idéologique : "Ainsi est dissimulé à la conscience le fait que c'est
un rapport social qui est constitutif de la valeur. Toute l'analyse de Marx vise au contraire à établir que la valeur
consiste en une dépense de la force de travail socialement réglée par des rapports de domination entre classes et
au sein des classes, et que la dépense de la force de travail sous cette forme dépend de la direction et de la
contrainte exercées par le capitaliste lors du procès productif. On comprend alors quels sont les effets
idéologiques du fétichisme. Cette illusion a les deux effets suivants : elle dépolitise la réalité économique -
pourtant foncièrement politique - en occultant ce qui en elle renvoie aux rapports de classes antagonistes, et elle
la naturalise" (Renault 1995, pp. 97-98).
152
étrangère [entfremdet ] à l'ouvrier que le mode de production capitaliste donne d'une façon
générale aux conditions de travail et au produit du travail face au travailleur se développe
donc avec la machinerie en une opposition parfaite [...] Le moyen de travail écrase
l'ouvrier" (23/455, Cap. I, p. 484). Des tendances positives de la société se présentent ainsi
comme négatives, comme un problème : "Donc la tendance progressive à la baisse du taux
de profit général est tout simplement une façon, propre au mode de production capitaliste,
d'exprimer le progrès de la productivité sociale du travail" (25/223, Cap. III, p. 227).
Ramenant toutes ces inversions à leur dénominateur commun, on arrive à la

subordination du concret à l'abstrait, et précisément à un abstrait fait par des hommes 201.
Elle a la forme d'un procès de travail qui ne sert que comme moyen du procès de
valorisation, et non comme but (Résultats, pp. 143, 163). La domination de la société par
son propre lien extériorisé en est un autre aspect. Il n'est pas besoin de disposer d'un
paramètre de ce qui est "vrai", planant dans le ciel des idées, pour reconnaître dans ces
inversions une violation des structures de base ontologiques ou logiques les plus

élémentaires202.
En chaque culture existe une espèce de "base" faite de présuppositions logiques ou
ontologiques ; elle coïncide largement avec la "base" commune de toutes les langues, qui
au delà de toutes les différences doivent distinguer entre le "oui" et le "non", entre
l'affirmation et la négation (cf. Bredlow 1997, p. 76). Pourtant, une telle réflexion sur les
conditions les plus générales de l'être ne permet pas d'en tirer des conclusions positives
plus spécifiques sur la réalité sociale. Mais elle peut servir pour en tirer des conclusions
négatives et pour démontrer que beaucoup de phénomènes sociaux contredisent cette
base ontologique ou naturelle, ce qui équivaut à dire qu'ils sont "faux" et, à la longue,
condamnés à disparaître. Pour reprendre l'exemple déjà utilisé : la phrase que 4 = 4 ne
permet pas de déduire quoi que ce soit de positif, excepté des prépositions également
générales et tautologiques. Mais avec elle on peut très bien critiquer une société qui se
base sur l'axiome selon lequel 4 = 5. On ne peut pas bâtir une philosophie sur le seul
principe d'identité, mais celui-ci peut servir comme paramètre pour juger d'une réalité où

201Il faut toujours le souligner, parce qu'un platonicien pourrait objecter que l'abstraction est la vraie réalité.

Mais il ne déclarerait jamais que cette abstraction est un produit, devenue réel, de la réflexion humaine.
202Le fait qu'un produit ait simultanément une valeur d'usage et une forme valeur qui en est différente est pour

Marx "illogique" (Wagner, p. 1549).


153
il n'est permis à rien d'être soi-même, parce qu'il doit tenter de devenir ce qui est différent
de lui: l'argent comme médiation sociale extériorisée.
Cependant, tout cela ne signifie pas qu'ait jamais existé effectivement, dans la nature
ou dans la société, un état "ontologiquement vrai", "non aliéné". Nous avons plutôt affaire
au développement des forces génériques humaines dans des formes qui sont aliénées dès
le début. L'essor remarquable, par exemple, qu'ont pris le travail concret et la socialisation
avec la production capitaliste des marchandises a eu lieu dans une forme inversée, comme
subordination au travail abstrait et comme socialisation extériorisée et séparée. Il faut
comprendre le procès d'aliénation plutôt comme un procès de constitution sociale et

historique que comme aliénation d'une "essence" humaine donnée 203. C'est seulement en
parlant des premières manufactures, qui réunissaient dans le même endroit différents
artisans avec leur spécialisations préexistantes à la manufacture, qu'on peut dire que la
société exprime d'une manière aliénée les connaissances et les capacités des ouvriers. Elle
se les est appropriées, mais elles ont été développées par les ouvriers eux-mêmes. Dans la
grande industrie, au contraire, c'est le savoir accumulé de toute l'humanité, non seulement
des ouvriers, qui naît, dès le début, dans une forme aliénée : comme capital, qui s'oppose
aux producteurs immédiats. Peut-être s'agit-il d'un stade transitoire nécessaire, mais c'est
toujours une inversion réelle. On voit de nouveau que Marx n'exerce pas une critique
morale du capitalisme, mais étudie ses lois de mouvement et analyse l'aggravation
inévitable de ses contradictions structurelles qui sont situées à un niveau beaucoup plus
profond que celui de l'antagonisme des classes. C'est la séparation entre l'homme et la vie
sociale qu'il a créée historiquement, comme le remarque Jean-Marie Vincent : "Il ne s'agit
pas en effet de mettre fin à une aliénation du sujet dans l'objectivité ou de se réapproprier
des qualités humaines projetées dans l'imaginaire ou le fantasmatique (et séparées de ce
fait des activités vitales des individus), il s'agit de mettre en question une certaine
organisation du sensible et du suprasensible", parce que "la dégradation-dévalorisation

203Perlman a bien compris que Marx avait dépassé sa recherche initiale d'une "essence" intemporelle de

l"homme", mais il affirme quand même que "le producteur aliène son pouvoir créatif ; en effet, il le vend au
capitaliste, et ce qu'il reçoit en échange est d'un genre différent de ce pouvoir créatif ; en échange de ce pouvoir
créatif il reçoit des choses, et moins il est en tant que être humain créatif, plus de choses il a" (Perlman 1968, p.
XVII-XVIII). Perlman dit par conséquent qu'à côté de l'exploitation quantitative il existe aussi une exploitation
154
du sensible qui, comme les hommes n'est plus qu'un support de la valeur qui
s'autovalorise. La réalité « dialectique » du capitalisme, ses oscillations entre l'unité et la
séparation, n'est donc plus qu'un aspect du problème, elle renvoie à une opposition
séparation fondamentale et réelle entre les hommes et leur rapports sociaux, entre les
hommes et leurs conditions matérielles d'existence" (Vincent 1976, pp. 83-84). Le même
auteur précisera plus tard : "La dialectique est en quelque sorte le résultat d'un
renversement qui met toute la société sens dessus dessous. Mais qu'on y prête bien
attention, Marx n'affirme pas que cette inversion est perversion, qu'on peut l'analyser en
simples termes de déperdition, de perte de contenu, il essaye de montrer qu'elle est au
contraire ou opposée à un certain nombre de processus (entre autres le métabolisme
homme-nature, les communications humaines et les échanges symboliques, etc.), dont la
dialectique de la forme-valeur ne peut jamais totalement se séparer ou s'affranchir". Dans
la société capitaliste existe une "dualité irréductible" entre "l'idéalisme de la valeur et du
Capital (le dépassement permanent des limites, la négation idéale des obstacles matériels)
et la rationalité (la détermination finie) des interactions concrètes entre les hommes et des
échanges avec le monde. La société capitaliste peut ainsi être comprise comme le lieu de
déséquilibres et de désordres incessants sans que pour autant le sens de son dépassement
soit donné une fois pour toutes, car il dépend au fond des déplacements qui se produisent
entre monde sensible suprasensible et monde sensible" (Vincent 1987, p. 101)

La question du rapport entre les hommes et les choses, tel qu'il se manifeste dans le
fétichisme, le statut de l'ontologie et la problématique concernant le sujet ne sont, au fond,
que différents aspects du même problème. Nous avons repoussé plusieurs fois l'assertion
selon laquelle "derrière" les rapports fétichistes des choses se trouveraient "en vérité" des
rapports humains. On pourrait nous objecter que la critique marxienne du fétichisme
consiste justement dans ce qu'elle dévoile comme fausse l'apparence d'un auto-
mouvement des choses (économiques). Quel est donc le sens de notre critique de
l'interprétation habituelle du fétichisme ? Bien sûr, il est évident que, en dernière analyse,
les hommes sont les créateurs de leurs produits. "Derrière" la marchandise en tant que
forme fétichisée d'objectivité se trouve, au niveau matériel, l'homme, mais non l'homme

qualitative (idem, p. XXV). Il présuppose donc que la "créativité" existe déjà avant d'entrer en contact avec le
capital.
155
comme sujet conscient et comme être générique, l'homme qui contrôle sa propre socialité,
mais l'homme fétichiste. Le créateur du fétichisme est un homme qui n'est sujet que vis-à-
vis de la nature, mais non vis-à-vis de sa propre socialité. C'est pourquoi nous concevons
la théorie du fétichisme comme théorie de la naissance historique du sujet et de l'objet
dans des formes aliénées dès le début. Dépasser le fétichisme ne peut donc signifier restituer
ses prédicats à un sujet qui déjà existe en soi et dont l'essence a été aliénée, mais qui dans
son noyau reste invariable. Il signifie plutôt créer le sujet conscient et non fétichiste et
s'approprier tout ce qu'a été produit sous forme fétichiste. Le fétichisme "dépassable"
consiste dans l'existence de la marchandise et de la valeur, et tant qu'elles existent,
l'homme sera dominé effectivement par ses propres produits.

La valeur comme "essence"

Dans la valeur, quelque chose qui n'existe qu'en pensée, la forme, règle la vie

matérielle, en étant elle-même l'expression de rapports matériels204. Dans la valeur, la


connexion sociale est aussi bien cause que résultat du mode de production social : Marx
écrit que "ces rapports objectifs de dépendance, par opposition aux rapports personnels,
apparaissent encore sous un autre aspect [...] qui est le suivant : désormais les individus
sont dominés par des abstractions, alors qu'antérieurement ils dépendaient les uns des
autres. Mais l'abstraction ou l'idée n'est rien d'autre que l'expression théorique de ces
rapports matériels qui sont maîtres des individus" (42/97, Grund. I, p. 101). Ces
considérations peuvent contribuer à développer une théorie de la naissance de la socialité
sous formes fétichistes et à résoudre à l'aide des catégories marxiennes la question posée
par Kant : comment se forment l'objet et le sujet, comment naissent les formes a priori dans
lesquelles se présente ensuite tout contenu ? Ainsi l'on peut utiliser la thématique de Kant
pour un renouvellement des idées de Marx, mais dans une façon qui n'a rien de commun
avec le marxisme "éthique" kantien du début du XXe siècle. Le thème du fétichisme existe
de manière latente chez Kant aussi, lorsqu'il analyse l'hypostase des concepts - même s'il

204"La valeur de la marchandise n'est même pas un élément dernier, une « substance », mais elle est l' «

apparence objective » d'une structure sociale qui se représente « à l'envers », donc « dans » la valeur, mieux : «
comme » valeur" (Backhaus 1986, p. 391).
156
ne pouvait y voir qu'une simple erreur de pensée. Selon Krahl, "avec ses présuppositions
ontologiques, Marx, d'une manière matérialistiquement différenciée, fait recours, en
remontant avant Hegel, à la critique kantienne antidogmatique de l'ontogie" : chez Kant,
c'est la morale qui fait la médiation entre le monde empirique et le monde intelligible ;

chez Marx, c'est la société (Krahl 1971, p. 62) 205. La valeur est une telle forme a priori,
comme Kant la cherchait, dans laquelle se manifeste toute objectivité, une grille dont
l'individu n'a pas conscience, mais qui est préliminaire à toute perception et en constitue
les objets. Toutefois, Kant a ontologisé et individualisé d'une façon non-historique ce
fondement, tandis que la valeur comme "a priori" est sociale, non naturelle. Tout ce que le
sujet de la société marchande peut faire et penser se présente à lui dans les formes
abstraites de la valeur, de la marchandise et de l'argent et dans les formes qui en dérivent,

tels que le droit et l'État206.


Mais il ne suffit pas de parler d'une espèce de prolétarisation de la société tout
entière au niveau de la conscience, comme le fait Lukács dans Histoire et conscience de classe
: "Le capitalisme a, le premier, produit, avec une structure économique unifiée pour toute
la société, une structure de conscience - formellement - unitaire pour l'ensemble de cette
société. Et cette structure unitaire s'exprime justement en ce que les problèmes de
conscience relatifs au travail salarié se répètent dans la classe dominante, affinés,
spiritualisés, mais à cause de cela, aussi, intensifiés" (HCC, pp. 128-129). De cette façon, "le
prolétariat partage donc avec la bourgeoisie la réification de toutes les manifestations de
la vie" (HCC, p. 189). Lukács parle donc d'un procès où la structure de la conscience d'une
classe s'étend à une autre classe. Mais ici il faut se poser une autre question plus ample :
quelle est la structure de conscience commune à toutes les classes dans le capitalisme,
structure dont les formes de conscience qu'ont les classes particulières ne sont que des

variations207 ? En effet, une telle analyse ne devrait pas seulement aboutir à une

205Toutefois, il faut remarquer que Marx ne remplace pas seulement la pensée par le travail ; son concept de

travail contient beaucoup d'éléments "idéalistes".


206En effet, dans le capitalisme développé, ces catégories ne sont plus la continuation de formes similaires

précédentes, mais la conséquence de la logique générale de la valeur, qui, par exemple, requiert un État comme
incarnation de l'universalité abstraite. - "L'histoire est justement l'histoire du bouleversement ininterrompu des formes
d'objectivité qui façonnent l'existence de l'homme" (HCC, p. 230).
207Marx lui-même n'y fait que quelques brèves allusions (Kurz 1993, p. 8).

157
interprétation matérialiste des contenus de la conscience sociale - ce que l'on n'a déjà fait
que trop, jusqu'à la fameuse explication, donnée par K. Kautsky, selon laquelle la
philosophie de Spinoza était due aux intérêts du commerce hollandais de la laine - mais
aussi de ses formes . Les marxistes traditionnels n'ont jamais mis en discussion celles-ci, se
disputant seulement sur l'usage et la distribution de la marchandise, de la valeur et de
l'argent, sans mettre davantage en question ces formes sociales en tant que telles.
C'est Adorno qui a commencé le débat sur la "constitution", même si ce fut

seulement par allusions208. En général, ses dernières œuvres se caractérisent par une
reprise de la problématique kantienne. Il a été précédé dans cette voie par Sohn-Rethel,

qui l'a influencé, et il a été suivi par son élève Krahl209. L'analyse des catégories de la
socialisation en tant que formes préliminaires à toutes les autres questions, amène à une
théorie de la médiation sociale qui pourrait contribuer à dépasser les théories objectivistes
et subjectivistes traditionnelles, au lieu de tenter, comme souvent, d'en faire une synthèse
superficielle. En même temps, elle offre peut-être une nouvelle voie vers l'ontologie, ou,
au moins, vers une espèce d'"ontologie négative", comme chez Adorno (on comprendra
dans la suite pourquoi elle sera "négative"). Le travail et la valeur comme substance non
positive, mais négative : voilà ce qui pourrait être le point de départ d'une telle "ontologie
négative". Krahl a posé cette "question centrale" : "Comment la structure de l'objectivité
change-t-elle à travers le procès de réification ?" (Krahl 1971, p. 64). Il a mis en relief les
"implications ontologiques", ou relatives à la critique de l'ontologie, qui se trouvent dans
la théorie de Marx, et en 1966 il écrit : "Cette brève esquisse d'une « structure de la logique
de l'être » des conditions de possibilité de l'objectivité chosifiée de la valeur renvoie à des

208Cf. à ce propos aussi les Épilegomènes dialectiques sur le sujet et l'objet d'Adorno (1969) où il dit : "Le caractère

fétichiste, apparence socialement nécessaire, est devenu historiquement l'antécédent de ce dont, selon son
concept, il devrait être la conséquence. Le problème de la constitution philosophique s'est inversé dans son
image spéculaire : mais, dans son renversement, il exprime la vérité sur la situation historique à laquelle on est
arrivé" (MC, p. 265, tr. mod.).
209On peut résumer ainsi sa conception du rapport qui existe entre Kant, Hegel et Marx : l'identité du moi, que

Kant localise dans les profondeurs de l'âme humaine, en tant que relation formelle a priori à un monde possible
d'objets, est dissoute par Hegel dans le rapport concret et social entre sujet et objet, et par Marx dans les
rapports de production (Krahl 1971, p. 400). Le travail concret fournit le matériel de la perception, tandis que
"l'activité qui pose la valeur fournit le cadre non transcendantal d'aperception d'un monde idéologisé de
catégories" : elle constitue la science et les concepts (Krahl 1971, p. 404).
158
implications ontologiques de la théorie marxienne, qui toutefois sont réfléchies par la
critique de l'économie politique, en devenant donc elles-mêmes une critique de
l'ontologie. En effet, le mécanisme de représentation de la valeur sociale dans la valeur
d'échange se base sur ces implications. Celles-ci fournissent donc la critique de la
réification, de l'apparence apparemment naturelle de l'abstractum social ; car les choses,
telles qu'elles sont en soi pour nous, destinées à la consommation, ne peuvent pas passer
pour réifiées" (Krahl 1971, p. 39). Pour résoudre les problèmes ontologiques il faut alors
les transformer en problèmes de la théorie sociale : "Les implications ontologiques sont
donc d'emblée dépassées [aufgehoben ] dans la théorie sociale, sous l'aspect de la
production pratique d'objectivité, en devenant ainsi elles-mêmes une critique de
l'ontologie" (Krahl 1971, p. 67).
La pensée de Marx se caractérise justement par l'importance accordée à la nature,
lato sensu, par exemple là où il met en relief le rôle de la valeur d'usage, négligé par les
économistes classiques, et où il souligne que le travail n'est pas seulement procès de

valorisation, mais aussi procès de production210. Presque toute la pensée bourgeoise


moderne reflète la logique de la valeur aussi en ce qu'elle suppose l'existence d'une forme
autonomisée qui peut continuer éternellement à se développer sans rencontrer jamais une
résistance de la part d'un contenu, d'une substance. L'économie bourgeoise raisonne
toujours en termes quantitatifs et croit qu'on peut augmenter la valeur à volonté, sans
tenir compte des limites qui dérivent de la nature. Nous citons trois exemples très
différents de ces limites : la capacité limitée de consommation qu'a la société ; les lois qui
découlent de la valeur d'usage du capital fixe ; le caractère limité des ressources
naturelles. Certaines données sont naturelles, comme le fait que les ressources et la force
de travail humaine sont limitées. Mais beaucoup plus nombreuses sont les limites qui,
tout en étant des limites sociales, prennent à cause de leur caractère fétichiste un caractère
quasi-naturel, comme la chute du taux de profit ou la surproduction. La forme, en tant
qu'elle est quelque chose de pensé, est quantitativement illimitée, tandis que le contenu est
toujours limité. La conviction selon laquelle on pourrait manipuler à l'infini la réalité
sombre au plus tard dans la crise; l'existence d'une réalité incontournable, d'une substance
qui a ses propres lois, vient alors à la lumière. Toutes les théories relativistes, du
positivisme jusqu'au postmodernisme, ont toujours contesté ce fait. L'oubli des

159
fondements naturels est précisément ce qui distingue la pensée bourgeoise moderne de la
théorie de Marx. Le refus catégorique de toute "ontologie" signifie souvent refuser le
concept de la vérité objective et signifie affirmer que tout est relatif et donc également vrai
et également faux. Dans cette perspective, la société marchande n'apparaît que comme une
forme de société à l'instar de beaucoup d'autres.
Une telle manière de considérer l'ontologie, ou la critique de l'ontologie, devrait
aussi jeter un nouvel éclairage sur la catégorie de la totalité. Elle devrait y reconnaître un
trait spécifique de la société capitaliste. Dans celle-ci, la valeur n'est pas une totalité
positive, qu'il faut défendre, dans la théorie et dans la praxis, contre les partialités du
capitalisme, comme c'est l'avis de Lukács dans Histoire et conscience de classe et de toute la
littérature qui en dérive. Il s'agit plutôt d'une totalité négative et destructrice, comme le dit
Lohoff : "La teneur contemplative et affirmative avec laquelle Hegel fait se développer la
réalité à partir du concept d'«Être» est totalement étrangère à la description marxienne [de
la valeur]. Chez Marx, la «valeur» ne peut contenir la réalité, mais elle la subordonne à sa
propre forme, détruisant cette dernière et, ce faisant, se détruit elle-même. La critique
marxienne de la valeur n'accepte pas la valeur comme une donnée de base positive, et
n'argumente pas davantage en son nom. Elle déchiffre son existence autosuffisante comme
une apparence. Et précisément, la réalisation à grande échelle de la médiation sous forme
de marchandise ne conduit absolument pas au triomphe définitif de celle-ci, mais coïncide
plutôt avec sa crise" (Lohoff 1993, p. 126). Postone fait à ce propos une affirmation
intéressante : le capitalisme est la seule société qui ait une "essence", un principe formel
unique qui se déploie et soumet à soi toutes les particularités. Étant donné que le travail
dédoublé "se médiatise soi-même, il se fonde soi-même (socialement), ayant par
conséquent les attributs de la « substance » au sens philosophique [...] La forme sociale est
une totalité parce qu'elle n'est pas une collection de particularités diverses, mais est plutôt
constituée par une « substance » générale et homogène qui est son propre fondement.
Puisque la totalité se fonde soi-même, se médiatise soi-même et est objectivée, elle existe
d'une façon quasi indépendante [...] L'analyse marxienne du double caractère du travail
dans le capitalisme, par exemple, traite implicitement du fait de se fonder soi-même
comme attribut d'une forme sociale historiquement spécifique, plutôt que comme attribut
d'un Absolu" (TLS, pp. 156-157). Selon Postone, pour Marx la totalité constitue une

210Un des premiers à le rappeler a été H. Grossmann (Grossmann 1940, pp. 45-77).
160
expression de l'aliénation. Le capitalisme "est unique dans la mesure où il est constitué par
une « substance » sociale qualitativement homogène ; il existe donc comme une théorie
sociale. D'autres formations sociales ne sont pas si totalisées : leur relations sociales
fondamentales ne sont pas qualitativement homogènes. On ne peut pas les saisir par le
concept de « substance » ou les développer à partir d'un seul principe structural, et elles
ne déploient pas une logique historique immanente et nécessaire" (TLS, p. 79).
À propos de la catégorie de totalité, on reproche souvent à la pensée dialectique son
prétendue "réductionnisme" : elle veut, assure-t-on, tout déduire à partir d'un seul
principe, et déjà pour cette raison elle serait totalitaire. Mais lorsqu'il s'agit de la société
marchande, une telle procédure est assurément bien appropriée à son objet. Adorno
affirme que "Husserl a remarqué qu'on ne pouvait rien statuer du point de vue
méthodologique sur la possibilité de dériver des théories déductives d'un système défini
d'axiomes, mais que, si on pouvait statuer, c'est seulement en partant du contenu"
(Adorno 1963, p. 114). Adorno ne se lassait jamais de souligner que la Théorie critique, en
plaçant en son centre la catégorie de la totalité, le fait pour la critiquer, et non pour
l'adorer. Pour lui, la catégorie de la totalité ne peut pas revendiquer une valeur positive
au-delà de tout contenu par le seul fait formel d'être "totale". L'indifférence pour le
particulier et ses raisons - qui se trouvent sacrifiées aux intérêts supérieurs de l'universel -
est le reproche majeur qu'Adorno adresse à Hegel (DN, p. 249). Il le fait déjà dans la
préface aux Minima Moralia ; dans la même œuvre se trouve l'aphorisme le plus fameux
d'Adorno : "Le tout est le non-vrai" (MM, p. 47). De même que le primat du tout sur les
parties prive celles-ci de leur identité, la société moderne en prive ses membres (SS, p. 13).
Les sujets impuissants se projettent ensuite sur ce "tout" qui les a privés de tout pouvoir,
ils l'élèvent à "esprit", s'identifient avec lui et l'adorent (DN, p. 248). Par conséquent,
Adorno préconise une négation déterminée de la totalité : "Il faut faire opposition à la
totalité en la convaincant de sa non-identité avec elle-même, non-identité qu'elle nie de
par son propre concept" (DN, p. 120, tr. mod.). Une application concrète de l'idée idéaliste
de totalité est, toujours selon Adorno, le concept d'"histoire universelle" chez Hegel et
chez Marx. La fin glorieuse de l'histoire - comme esprit absolu ou comme société sans
classes - , c'est-à-dire sa totalité, justifie, selon ce concept, les souffrances de ceux qui

161
doivent supporter l'histoire211. Ce concept implique une approbation totale du cours de
l'histoire, que, selon Adorno, il faudrait plutôt définir comme une "catastrophe
permanente" (DN, p. 250). Cette "déification de l'histoire, même chez les hégéliens athées,
Marx et Engels" implique que ceux-ci ne sont "nulle part peut-être plus idéalistes que dans
le rapport à la totalité" (DN, p. 251). Le renouvellement du matérialisme qu'Adorno avait
tenté doit renoncer à des concepts idéalistes comme celui de totalité : "Par le passage au
primat de l'objet, la dialectique devient matérialiste" (DN, p.153).

La valeur comme projection

Si la valeur "inverse" l'activité sociale, alors elle est, pour ainsi dire, une "projection"
de cette activité : celle-ci est attribuée aux objets mêmes. Marx appelle la valeur, comme
nous l'avons vu, "quelque chose de simplement posé" (26.3/126, Théories III, p. 152) et
une "chimère" (Pr. édition, p. 53 ; 42/160, Grund. I, p. 173). Aux producteurs privés,
l'universalité sociale de leurs propres travaux apparaît comme un "en soi" des produits,
une qualité chosifiée qui est leur. En vérité, la forme de l'objectivité n'existe que "pour" les
producteurs, non "en soi". Marx le dit lui-même : "Les rapports des travailleurs privés à
l'ensemble du travail social s'objectivent en face de ces travailleurs et existent par
conséquent pour eux sous les formes des objets " (Pr. édition, p. 101). "Pour eux", dit Marx,
et non "en soi". Mais l'objectivité de la valeur est aussi une "projection" au sens
anthropologique. D'une certaine manière, on peut faire entrer le concept de fétichisme de
la marchandise dans le concept anthropologique de fétichisme. Le "totem" de la société
moderne est la valeur, et le pouvoir social qui est projeté sur ce totem, c'est le travail, en
tant qu'activité fondamentale de l'homme dans la société productrice de marchandises.
Dans les sociétés "primitives" existe souvent un phénomène qu'on appelle "mana" selon le
nom d'une de ses premières formes observées dans l'Océan Pacifique. Le mana est le
pouvoir de la collectivité qui se trouve projeté sur un objet externe et qui est perçu comme
une espèce de "fluide" invisible qui l'entoure. Ensuite, il peut également être transmis à
d'autres objets. Si le mana est traité de manière inadéquate, il peut provoquer des

211Ici est particulièrement évidente l'influence que W. Benjamin a eu sur Adorno ; l'on pense surtout aux Thèses

162
conséquences catastrophiques : au mana est lié le "tabou". Ce qui frappe, ce ne sont pas
seulement les ressemblances - mises en relief par Marx même - entre la valeur et la
religion, où l'homme est toujours dominé par ses propres produits, mais aussi les
ressemblances entre la valeur et le mana, le capital et le totem. C'est une autre
confirmation de la thèse marxienne selon laquelle le capitalisme fait encore partie de la
"préhistoire" de l'homme.
Il est notable que Marx a utilisé le concept de fétichisme, dans sa signification
ethnologique, mais d'une manière qui préfigure déjà son usage futur, dans un de ses tout
premiers articles dans la Rheinische Zeitung, "Les débats sur la loi relative aux vols de bois"
(octobre 1842). Il y stigmatisa le zèle fanatique avec lequel le législateur prussien voulait
interdire aux pauvres de ramasser du bois dans les forêts ; et il finit avec les mots : "Les
sauvages de Cuba voyaient dans l'or le fétiche des Espagnols. Ils organisaient une fête en son
honneur, chantaient autour de lui, et puis ils le jetaient à la mer. S'ils avaient assisté à la
séance des états provinciaux de Rhénanie, ces sauvages n'auraient-ils pas vu dans le bois le
fétiche des Rhénans? Cependant, une séance ultérieure leur aurait appris qu'avec ce
fétichisme, on combine la zoolâtrie, et les sauvages de Cuba auraient jeté à la mer les
lièvres pour sauver les hommes " (1/147, Vols, pp. 279-280). Bien sûr, ici il ne s'agit que

d'une remarque ironique212. Mais il est quand même digne de noter que chez Marx est
présent dès le début le concept ethnologique de fétichisme, ainsi que son application
ironique à la vie de la société moderne. Il faut aussi mentionner que le jeune Hegel, dans
ses premiers manuscrits, se proposait de libérer la religion de la "foi-fétiche" (Hegel 1794,

pp. 280-281)213. Bien sûr, Hegel se référait à quelque chose de bien différent de Marx.
Néanmoins, le jeune Hegel autant que le jeune Marx voulaient ramener à l'homme ses
forces projetés, aliénées, et ce point de départ existait chez eux bien avant qu'ils avaient
élaboré leurs théories sur le fétichisme ou l'aliénation.

sur la philosophie de l'histoire.


212Marx venait de lire plusieurs auteurs (de Brosses, B. Constant, etc.) qui parlent du "fétichisme" dans le sens

ethnologique (Iacona 1991, p. 79 ; ce livre contient une petite histoire du concept de fétichisme, qui pourtant
privilège le problème du rapport entre observation et observateur).
213Sur l'importance que le développement d'une "religion populaire" vivante et non-fétichiste avait dans les

premiers écrits de Hegel, cf. Finelli (1996).


163
Le concept de "projection", entendu comme la projection du propre pouvoir sur un
élément extérieur autonomisé, dont l'homme doit ensuite s'approprier, permet d'établir
une relation entre le fétichisme anthropologique, le fétichisme économique et aussi le
fétichisme psychanalytique, apparemment si différents. Il permet aussi d'affirmer que les
théories de Marx, de Durkheim et de Freud ont objectivement un certain point de départ
en commun. Durkheim a analysé ainsi le fétichisme des sociétés "primitives" : "Si donc le
drapeau est, à la fois, le symbole du dieu et de la société, n'est-ce pas que le dieu et la
société ne font qu'un? [...] Le dieu du clan, le principe totémique, ne peut donc être autre
chose que le clan lui-même, mais hypostasié et représenté aux imaginations sous les
espèces sensibles du végétal ou de l'animal qui sert de totem" (Durkheim 1912, p. 295).
"En soi", le totem est un objet de nature (un animal, une plante, etc.), mais "pour" le clan il
est l'expression de sa propre connexion sociale. Toutefois, le clan ne peut pas représenter
"pour soi" cette connexion qui est lui-même, et il lui faut l'exprimer à travers une chose

sensible214. Krahl a décrit le fétichisme de la marchandise comme l'expression d'une


"pathologie de la société bourgeoise". Il cite à ce propos l'affirmation de Freud selon
laquelle toute pathologie contient une projection. Pour Krahl, "le problème du fétichisme
et de la réification est une conséquence de la critique kantienne de la raison. Son intérêt
rationnel et émancipateur est de restituer l'autonomie du sujet transcendantal en
démontrant que ce que celui-ci attribue aux choses en soi appartient à lui-même. Cet
intérêt se traduit de façon matérialiste dans la critique des rapports de production
autonomisés et fossilisés, de l'esprit objectif d'un sujet social global du travail, qui, en tant
que qualité naturelle primaire semble inhérente aux produits eux-mêmes. L'analyse
marxienne de base démontre que la pathologie de la société bourgeoise, le mécanisme
social global d'une projection collective, est fondée dans l'organisation plus interne du
procès de production capitaliste" (Krahl 1971, p. 49).
Ce regard porté sur les différentes façons d'utiliser le concept de fétichisme peut
permettre un programme de recherche matérialiste et critique qui analyse l'histoire en tant

214De même Kurz (AA, p. 98) et Postone (TLS, p. 225) signalent certains parallèles entre la théorie du
fétichisme de Marx et celle de Durkheim. Notons également qu'Adorno utilise dans la Théorie esthétique souvent
le concept durkheimien de "fait social" et qu'il avait écrit en 1967 une longue préface avec le titre Sociologie et
philosophie pour une édition allemande des essais de Durkheim (SS, pp. 245-279).
164
qu'histoire de fétichismes215. Au fond, Marx fait quelque chose de similaire, lorsqu'il
conçoit sa critique de la valeur-fétiche comme une continuation directe de la critique de la
religion, en soulignant plusieurs fois les ressemblances entre leurs structures, qui se
basent toujours sur l'"inversion". Il l'a fait dans ses notes de jeunesse sur Mill, déjà citées,
comme dans le passage du Capital où il dit que "pour une société de producteurs de
marchandises [...] le christianisme avec son culte de l'homme abstrait, notamment dans
son développement bourgeois, dans le protestantisme, le déisme, etc., est la forme de
religion la plus appropriée" (23/93, Cap. I, p. 90). Dans un autre passage il écrit : "Il ne
peut en être autrement dans un mode de production où le travailleur n'est là que pour les
besoins de valorisation de valeurs déjà existantes, au lieu qu'à l'inverse ce soit la richesse
matérielle qui existe pour les besoins du développement du travailleur. De la même façon
que dans la religion l'homme est dominé par une fabrication de son propre cerveau, dans
la production capitaliste il est dominé par une fabrication de sa propre main" (23/649,

Cap. I, p. 696)216. L'histoire serait donc plutôt une histoire de fétichismes qu'une histoire

215Déjà Sohn-Rethel avait proposé d'écrire une "histoire universelle du mécanisme de la fétichisation" en

remontant jusqu'à avant l'antiquité ; mais il l'identifiait avec la "genèse des idéologies en ce qui concerne leur
validité", comme il écrivit dans une lettre à Adorno de novembre 1936 (Sohn-Rethel 1961, p. 13). Chez Adorno
on trouve des phrases comme la suivante : "Comme si l'élément spécifiquement social ne consistait pas dans la
prédominance des rapports sur les hommes, qui sont même les produits, devenus impuissants, de ces rapports.
Dans des époques passées, où peut-être les choses étaient différentes - l'âge de la pierre - on peut difficilement
parler de société" (SS, p. 9).
216Colletti démontre que l'analyse marxienne de la marchandise et du fétichisme (dont il reconnaît l'identité)

reprend la description hégélienne du christianisme : "Hegel considère les institutions du monde bourgeois
comme la réalisation de dieu et donc comme les incarnations sensibles du suprasensible (l'exposition positive de
l'absolu) ; Marx adopte le même point de vue" (Colletti 1969b, p. 278). Ici, Colletti trace un parallèle avec le
fétichisme et la marchandise sensiblement suprasensible : "De la même façon que Hegel voit dans le « monde
christiano-germanique » la réalisation de la verkehrte Welt qu'annonce déjà la Phénoménologie, Marx voit dans ce
monde - qui est ensuite la société bourgeoise même -, à commencer par son caractère le plus simple qu'est la
marchandise, un monde « la tête en bas » [...] Il existe cependant une différence : Hegel voit dans le devenir
sensible du suprasensible la réalisation de Dieu ; Marx [...] y voit la réalisation présente et réelle de forces aliénées
et étrangères à l'humanité" (idem, p. 279). Déjà dans les notes sur James Mill de 1844, qui contiennent "la
formulation embryonnaire de la théorie de la valeur" (idem, p. 280), Marx analyse le lien entre le christianisme et
le capitalisme comme réalité inversée. Il le fait également dans les œuvres postérieures : "À la « valeur » et à la
165
de luttes de classes217. La consanguinité, le totémisme, la propriété du sol et la valeur
peuvent être considérés comme les étapes du procès dans lequel l'homme se détache de la
nature, en devenant un sujet vis-à-vis de la première nature, mais non encore vis-à-vis de

la deuxième nature, qui est sa propre connexion sociale 218. Toutes ces sociétés se basent

sur une constitution inconsciente. Par rapport à elles, la théorie structuraliste 219 et la
théorie du système auraient partiellement raison, si elles ne considéraient pas cette

absence d'un sujet humain comme une constante intemporelle220. Le sujet existe : mais ce

«valeur d'usage » de la marchandise correspondent l' « âme » et le corps du chrétien [...] tout comme le chrétien,
la marchandise est unité du fini et de l'infini, unité des contraires, être et non-être en même temps" (idem, p. 285).
217La lutte des classes, en tant que structure dynamique, ne peut exister que dans le capitalisme, puisque les

antagonismes sociaux des sociétés précédentes étaient largement statiques. C'est seulement la valeur qui
dynamise les antagonismes sociaux, en les transformant en luttes des classes. Adorno aussi en était conscient :
"Dans Shakespeare, ce qui apparaît surtout, c'est l'aspect problématique de la thèse marxiste selon laquelle toute
l'histoire est celle de la lutte des classes, pour autant qu'on la considère comme rigoureusement vraie. La lutte
des classes suppose objectivement un haut degré d'intégration et de différenciation sociales et subjectivement
une conscience de classe telle qu'elle ne s'est développée - de façon rudimentaire - que dans la société
bourgeoise. Il n'est pas nouveau que la classe elle-même, la subsomption sociale des atomes à un concept
universel qui exprime les relations - pour elle aussi constitutives qu'elles lui sont hétérogènes - est
structurellement quelque chose de bourgeois ; les antagonismes sociaux sont très vieux. Ils ne devinrent jadis
des luttes de classes que de façon discontinue, là où s'était constituée une économie de marché apparentée à la
société bourgeoise. C'est pourquoi l'interprétation de tout élément historique dans le sens de la lutte de classes a
un aspect légèrement anachronique ; d'ailleurs le modèle à partir duquel Marx construisit et extrapola sa
doctrine était celui du capitalisme libéral d'entreprises" (TE, p. 351)
218Pour Marx, l'aspect paradoxal du capitalisme réside justement en ce que, malgré toute sa domination

technique de la nature, il se présente toujours aux hommes sous la forme "des lois naturelles toutes-puissantes,
expression d'une domination fatale" (25/839 Cap. III, p. 865) qui "échappent de plus en plus à leur contrôle"
(25/255, Cap. III, p. 261).
219 Le capitalisme serait donc un "procès sans sujet", comme le veulent les structuralistes ? On pourrait

répondre avec Jean-Marie Vincent : "Il s'agit, dit Louis Althusser d'un procès sans sujet. On serait tenté de
répondre en normand, oui et non. Ou, parce qu'effectivement le sujet anthropologique n'est rien dans cette
affaire. Non, parce qu'il y a un sujet réel-irréel, la valeur ou le capital, qui ne peut continuer à figurer comme le
moteur de la société qu'en refoulant à l'arrière-plan les hommes, en les réduisant à l'état d'incidents du procès
de production" (Vincent 1973, p. 338).
220Postone souligne que le concept marxien de sujet se distingue toutefois d'une manière fondamentale de celui

de Hegel. Il ne peut donc pas être simplement remplacé avec une version "plus matérialiste" : "En tant que Sujet,
le capital est un « sujet » remarquable. Tandis que le Sujet de Hegel est supra-historique et conscient, dans
166
n'est pas l'homme qui est le sujet, c'est son produit221. Le sujet humain n'est ni une fiction,
ni n'a jamais existé dans une forme complète, mais il est en devenir. Certes, on ne saurait
parler d'un progrès linéaire à ce propos ; et il faut aussi mettre en discussion l'idée selon
laquelle les forces génériques n'auraient pas pu se développer autrement que dans cette
forme aliénée. Cette idée, empruntée à Hegel, est visible dans l'assertion suivante de Marx
: "Il est nécessaire de passer par cette forme antagonique, tout comme de donner tout
d'abord aux forces spirituelles de l'homme la forme religieuse, en les érigeant en
puissances autonomes face à lui. Tel est le procès de l'aliénation de son travail" (Résultats, p.
142, tr. mod.). Selon Marx, le fétichisme de la marchandise est historiquement le premier
fétichisme qui va vers le dépassement de tous les fétichismes, parce qu'il produit une prise
de conscience : "Reconnaître les produits comme étant ses produits et juger cette
séparation d'avec les conditions de sa réalisation comme quelque chose d'inacceptable et
d'imposé par la force, cela représente une immense conscience, qui est elle-même le
produit du mode de production fondé sur le capital, et qui sonne le glas de son trépas", de
sorte que ce mode de production ne peut pas durer plus que l'esclavage ancien (42/375,
Grund. I, p. 402). Il n'est pas possible de voir en Marx, comme le veut une certaine

l'analyse de Marx il est historiquement déterminé et aveugle. Le capital [...] est autoréflexif et, en tant que forme
sociale, il peut conduire à la conscience de soi, mais à la différence du Geist de Hegel, il ne possède pas de
conscience de soi. Autrement dit, il faut distinguer dans l'analyse de Marx entre la subjectivité et le Sujet socio-
historique". C'est pourquoi Postone refuse autant l'interprétation que Lukács dans Histoire et conscience de classe
donne du concept marxien du sujet que l'interprétation opposée donnée par Althusser : "Tandis que Lukács a
identifié d'une façon subjectiviste le Geist de Hegel avec le prolétariat, Althusser a affirmé que Marx doit à
Hegel l'idée que l'histoire est un procès sans sujet. Autrement dit, Althusser hypostasie, d'une manière supra-
historique et objectiviste, comme Histoire, ce que Marx a analysé dans Le Capital comme une structure
historiquement spécifique et constituée de relations sociales" (TLS, p. 77).
221"Le même procès historique constitutif d'un monde de marchandises se révèle donc commandé par la forme

marchandise. À travers ce procès constitutif elle s'adapte à soi-même, à savoir qu'elle passe de la puissance à
l'acte [...] Il s'agit d'une adequatio ad se qui de quelque manière peut rappeler la réalisation hégélienne de l'idée,
mais interprétée d'une façon matérialiste [...] Le sujet reste toujours le même (« la marchandise »), de même qu'il
reste toujours le même dans le développement de la forme du capital. Pour Marx on ne peut penser
(conceptualiser) aucun procès sans sujet [...] Mais la marchandise de Marx, aussi bien que l'idée hégélienne, en
tant que sujet réel n'est pas un « objet » qu'on peut saisir avec l'intuition, dans quelque sens que ce soit de ce
terme. Elle est une reconstruction conceptuelle pure - ou la recomposition conceptuelle - d'un concretum
167
interprétation, un défenseur inconditionnel du "progrès" 222. Cependant, il reste
indéniable qu'il n'a pas considéré le capitalisme comme une simple décadence par rapport
aux sociétés qui l'ont précédé. Cette position, il l'exprime ainsi : "À des stades antérieurs
de développement, l'individu singulier apparaît plus complet, parce qu'il n'a justement
pas encore élaboré la plénitude de ses relations et ne les a pas encore érigées face à lui en
tant que pouvoirs et rapports sociaux indépendants de lui. Il est aussi ridicule d'avoir la
nostalgie de cette plénitude originelle que de croire qu'il faille en rester à cette totale
vacuité. Le point de vue bourgeois n'a jamais dépassé l'opposition à cette vue romantique,
et c'est pourquoi c'est cette dernière qui constitue légitimement le contraire des vues
bourgeoises et les accompagnera jusqu'à leur dernier souffle" (42/95-96, Grund. I, p. 99,
cf. aussi 42/395-396 Grund. I, pp. 424-425).
La forme valeur est nécessairement la base d'une société inconsciente qui n'a pas de
prise sur elle-même et qui suit des automatismes qu'elle-même a créés sans le savoir : "Les
individus sont subsumés sous la production sociale qui existe comme une fatalité en
dehors d'eux" (42/92, Grund. I, p. 94). "Dans la société capitaliste, où le bon sens social ne
se fait valoir qu'après coup, il est possible et inévitable qu'il se produise sans cesse de

grandes perturbations" (24/317, Cap. II, pp. 307-308)223. Le fait que le capitalisme se
développe "à partir du [dal ] concept" de la marchandise n'est pas une nécessité
ontologique, mais démontre justement le caractère automatique de ce développement, où
chaque étape est la conséquence des contradictions de l'étape précédente : "Dès que l'or et
l'argent (ou toute autre marchandise) se sont développés en mesure de valeur et moyen de
circulation (que ce soit, à ce titre, sous leur forme matérielle ou sous la forme d'un
symbole qui les remplace), ils deviennent de l'argent, sans que la société y soit pour rien,
en dehors de sa volonté. Leur pouvoir apparaît comme une fatalité [...] L'argent lui-même
porte en lui sa propre négation en tant que simple mesure et que monnaie" (Urtext, p.
236). Ces automatismes ne sont pas une excuse, une apparence, derrière laquelle les

économique et social qui se manifeste et se vérifie comme tel seulement en tant que résultat de la construction
même" (Luporini 1976, p. 27).
222Il suffit de penser à ses lettres de 1881 à Vera Zassoulitch à propos de la possibilité de passer en Russie

directement de la propriété collective paysanne au socialisme (19/242-243, 384-406, Zassoulitch, pp. 1557-1573).
223La société bourgeoise disparaîtra parce qu'en elle aucune subjectivité n'est possible et que, par conséquent,

elle "ne peut réussir à contrôler sa propre évolution", écrit Lohoff (1991, p. 103).
168
classes dominantes cachent leur agissements subjectifs et leur manipulations. En vérité,
cette affirmation est, malgré le geste "démystifiant" et "défétichisant", consolatrice et auto-
tranquillisante, parce qu'elle présuppose que la société se dirige elle-même et que seuls les
dirigeants seraient mal choisis. La théorie du "fétichisme objectif", au contraire,
présuppose que, tant qu'existent la valeur, la marchandise et l'argent, la société est
effectivement gouvernée par l'auto-mouvement des choses créées par elle. La classe
capitaliste et la classe ouvrière sont une conséquence de l'organisation du travail social dans

les catégories du capital et du travail salarié, et non ses créateurs224. On ne peut pas dire
la même chose à propos des rapports précédents, qui souvent étaient de simples rapports

de domination225 et non le résultat des catégories fonctionnelles fétichisées d'une sphère


séparée, celle de la production matérielle. La dynamique de la société marchande n'est pas
l'effet de la subjectivité des exploiteurs, à laquelle s'oppose la subjectivité des exploités. En
vérité, dans la société marchande la naissance d'une véritable subjectivité sociale n'est pas

possible226. C'est aussi, en dernière analyse, la limite contre laquelle elle se brisera. Elle
peut seulement mettre à disposition les éléments d'une nouvelle subjectivité ; mais même
cela, elle ne peut le faire qu'en détruisant simultanément les formes du sujet qui existaient
auparavant. Nous avons cité plusieurs fois l'affirmation de Marx selon laquelle le vrai

sujet dans le capitalisme est la valeur227. C'est en elle que toutes les forces génériques de
l'homme se sont aliénées.

224"Dans le concept du capital, il y a le capitaliste" (42/420-421, Grund. I, 451).


225À la différence du procès capitaliste de production, où "les porteurs de cette autorité ne sont plus, comme

dans les formes antérieures de production, des seigneurs politiques ou théocratiques ; s'ils la détiennent, c'est
simplement qu'ils personnifient les moyens de travail vis-à-vis du travail" (25/888, Cap. III, p. 916).
226Postone écrit : "Marx caractérise explicitement le capital comme la substance qui se meut d'elle-même et qui

est le Sujet. Ce faisant, Marx suggère qu'un Sujet historique au sens hégélien existe en effet dans le capitalisme,
mais il ne l'identifie avec aucun groupe social, tel que le prolétariat, ni avec l'humanité. Marx l'analyse plutôt en
termes de structure des relations sociales constituée par des formes de praxis objectivantes et saisie par la
catégorie du capital (et donc de la valeur). [...] Le Sujet de Marx, comme celui de Hegel, est alors abstrait et ne
peut pas être identifié avec aucun acteur social" : il consiste dans les rapports réifiés. D'aucune façon, Marx veut
que son Sujet soit plus "concret" que celui de Hegel (TLS, pp. 75-76).
227Luporini dit très bien qu'à travers "l'instinct naturel des possesseurs de marchandises" (23/101, Cap. I, p. 98)

"les sujets humains sont présentés comme agents en tant qu'ils sont déjà agis par quelque chose d'autre, par les
lois de la « nature des marchandises », c'est-à-dire par la structure des celles-ci [...] En effet, quel est le sujet de
169
Il en découle alors que le sujet ne peut être le prolétariat, comme le veut Lukács
dans Histoire et conscience de classe. Il y écrit que "le prolétariat apparaît comme le sujet-
objet identique de l'histoire" (HCC, p. 243), comme "le vrai sujet de ce processus - bien que
ce soit un sujet enchaîné et d'abord inconscient" (HCC, p. 224). Lorsque les prolétaires,
selon Histoire et conscience de classe, se reconnaissent comme marchandises, ils peuvent
reconnaître le caractère fétiche de toute marchandise et les "vrais" rapports cachés derrière
la forme marchandise. Pour Marx, au contraire, c'est la forme marchandise elle-même qui
est le problème, non les rapports qu'elle dissimulerait. Le travail "prolétaire" n'est pas un
rapport avec la nature, soumis au capital seulement d'une façon extérieure, et le
"prolétaire" n'est pas l'incarnation éternelle de ce métabolisme. En effet, Marx a appelé
explicitement même l'ouvrier salarié un "masque de caractère" : "Le capitaliste et l'ouvrier
salarié, en soi, sont simplement l'incarnation, la personnification du capital et du travail
salarié" (25/887, Cap. III, p. 914). Le travail prolétaire, en tant que travail vivant, n'est
possible que dans le capitalisme, où il constitue l'"autre côté" du capital. Un dépassement

du capitalisme comporterait l'abolition du travail prolétaire, non son triomphe228.

Le travail comme torture

Notre critique de ceux qui voient dans le prolétariat le "sujet" de l'histoire amène à
reconsidérer le concept même de "travail". Nous l'avons déjà dit : c'est seulement en
identifiant le travail au métabolisme avec la nature, qu'on peut présenter le travail comme

cette « action sociale» ? C'est le seul qui puisse s'y trouver désormais ; le seul qui reste après que les hommes
(les personnes) se sont révélés être, dans leur agir comme possesseurs de marchandises, de simples moyens de
transmission instinctuels pour les lois de la « nature des marchandises». Il s'agit de la marchandise elle-même.
C'est justement cet effet de la « nature des marchandises » qui transforme les marchandises dans les sujets réels
de cette action sociale [...] La marchandise exprime son plein caractère non seulement de sujet épistémologique,
mais aussi de sujet réel lorsque, et seulement lorsque, devient visible la nécessité objective de son dédoublement
en marchandise et argent" (Luporini 1976, p. 25, avec d'autres remarques intéressantes sur le statut philosophique
du sujet et de l'objectivité chez Marx).
228"Dans la lecture marxiste habituelle, le prolétariat représentait le métabolisme éternel entre l'homme et la

nature, la pure valeur d'usage d'une production collectivisée. Dans sa substance essentielle il semblait donc se
trouver au-delà des erreurs et des horreurs de la production privée orientée vers le profit" (Lohoff 1991, p. 94).
170
une catégorie supra-historique et éternelle. Mais il s'agit alors d'une tautologie. D'un
principe aussi général, on peut déduire aussi peu que de celui selon lequel l'homme doit
respirer. Le "travail" est lui-même un phénomène historique. Au sens strict, il n'existe que
là où existent le travail abstrait et la valeur. Toutefois, cette analyse nous portera à aller
au-delà de Marx, qui, conditionné par son époque, n'est pas arrivé à cette mise en
discussion du "travail". Il confondait la "nécessité naturelle" des "échanges avec la nature"
avec celle du "travail", et ce serait seulement au-delà de cette nécessité que commence le

"royaume de la liberté" (25/828, Cap. III, p. 855)229. Cependant, dans ses écrits de
jeunesse on trouve des affirmations quelque peu différentes. Dans son commentaire
manuscrit à un livre de l'économiste allemand F. List (1845), il écrivit : "C'est une des
méprises les plus graves que de parler de travail libre, humain, social, de travail sans
propriété privée. Le « travail » est de par son essence même l'activité non libre, inhumaine,
asociale, conditionnée par la propriété privée et la créant à son tour. L'abolition de la
propriété privée ne deviendra donc réalité que si elle est conçue comme abolition du «
travail » " (List, p. 77). Dans la même année, lui et Engels écrivirent dans L'Idéologie
allemande que "les prolétaires, eux, doivent, s'ils veulent s'affirmer en valeur en tant que
personne, abolir leur propre condition d'existence antérieure, laquelle est, en même
temps, celle de toute la société jusqu'à nos jours, je veux dire, abolir le travail" (Idéologie,
p. 45). En effet, "dans toutes les révolutions antérieures, le mode d'activité restait inchangé
et il s'agissait seulement d'une autre distribution de cette activité, d'une nouvelle
répartition du travail entre d'autres personnes ; la révolution communiste par contre est
dirigée contre le mode d'activité antérieur, elle supprime le travail et abolit la domination
de toutes les classes en abolissant les classes elles-mêmes" (Idéologie, p. 37). C'est
pourquoi Marx et Engels refusent le mot d'ordre de "libérer le travail" : "Le travail est libre
dans tous les pays civilisées. Il ne s'agit pas de rendre le travail libre, mais de le

229Toutefois, quelques pages avant de cette affirmation, citée d'innombrables fois, Marx critique chez Ricardo

son concept non-historique du travail. Celui-ci introduit un "simple fantôme, « le » travail, qui n'est qu'une
abstraction et, en soi, n'existe pas du tout [...] c'est simplement l'activité productive de l'homme en général,
l'activité qui lui permet de réaliser l'échange de matière avec la nature ; activité dépouillée non seulement de
toute forme sociale et de tout caractère déterminé, mais encore, jusque dans sa simple existence naturelle,
indépendante de la société, située en dehors de toutes les sociétés ; cette activité est une manifestation et une
171
supprimer" (Idéologie, p. 198). Cette idée de Marx n'était pas complètement limitée aux
œuvres de jeunesse : trente ans plus tard, il a rappelé aux sociaux-démocrates allemands
qu'il ne s'agissait pas de l'"émancipation du travail", mais de l'émancipation des
travailleurs (Gotha, pp. 1421-1422). Dans ses œuvres de la maturité, Marx ne pose pas le
"travail" comme catégorie fondamentale et point de départ : "Pour développer le concept
de capital, il est nécessaire de partir non pas du travail, mais de la valeur, et plus
précisément de la valeur d'échange déjà développée dans le mouvement de la circulation"

(42/183, Grund. I, p. 199)230. Le fameux "rôle du travail dans transformation du singe en


homme" est une invention d'Engels ; Marx n'accède aucunement à une "ontologie du
travail" acritique. Postone l'a démontré en détail ; il résume ainsi ses résultats :
l'importance du travail chez Marx "est historiquement spécifique plutôt que
transhistorique. Dans la critique marxienne de la maturité, l'idée que le travail constitue le
monde social et qu'il est la source de toute la richesse ne se réfère pas à la société en
général, mais seulement à la société capitaliste, ou moderne" (TLS, p. 4). Ce qui, selon
Postone, distingue radicalement le capitalisme de toutes les autres formes de société est le
fait que "le travail et ses produits se médiatisent eux-mêmes dans le capitalisme [...] Ce
qui rend général le travail dans le capitalisme n'est pas seulement le truisme qu'il est le
dénominateur commun de toutes les sortes spécifiques et différentes de travail ; c'est
plutôt la fonction sociale du travail qui le rend général " (TLS, pp. 150-151). Dans les sociétés
où la richesse est définie en termes concrets, elle ne se distribue pas de soi-même, mais est
le simple objet des rapports humains qui décident de sa distribution. "La richesse
matérielle [...] considérée en elle-même, toutefois, ne constitue pas des relations parmi les
gens ni ne détermine sa propre distribution. L'existence de la richesse matérielle en tant

affirmation de la vie, et à ce titre elle est commune à l'homme non encore social et à l'homme socialement
déterminé de quelque manière que ce soit" (25/823-824, Cap. III, pp. 850-851).
230Nous ne pouvons donc pas être d'accord avec Roubin, lorsqu'il veut partir du travail et non de la valeur :

"Nous devons découvrir comment les rapports de travail des hommes trouvent leur expression dans la valeur
[...] Si nous posons la question ainsi, nous prenons comme point de départ de l'analyse le concept de travail et
non le concept de valeur. Nous déterminons le concept de travail de manière qu'en découle aussi le concept de
valeur [...] Un concept de travail dont le concept de valeur ne découle pas, ne peut pas amener à cette
conclusion" (DK, p. 10). Roubin ne voit pas que Marx ne développe ni la marchandise à partir du travail ni la
forme de la valeur immédiatement à partir de la forme du travail ; il développe cette forme plutôt à partir des
déterminations contradictoires de la marchandise elle-même.
172
que forme dominante de la richesse sociale implique donc l'existence de formes ouvertes
de relation sociale qui la médiatisent" (TLS, p. 154). C'est seulement là où la richesse
consiste dans le temps de travail dépensé, qu'elle commence à régler à son tour les
relations sociales. Si l'on part du travail "sans phrase", transhistorique, "la différence entre
objectivation et aliénation doit nécessairement se fonder sur des facteurs extrinsèques à
l'activité objectivante - par exemple, dans les rapports de propriété" (TLS, p. 159). Cela
arrive dans les écrits de jeunesse de Marx, tandis que dans ses œuvres de la maturité
l'aliénation basée sur le double caractère du travail est intrinsèque à ce travail : la
distinction entre objectivation et aliénation "n'est pas une fonction de ce qui arrive au
travail concret et à ses produits ; plutôt, son analyse démontre que l'objectivation est
effectivement l'aliénation - si ce que le travail objective, ce sont des relations sociales " (TLS, p.
160). C'est seulement dans le capitalisme que le travail en tant que tel devient un principe
d'organisation sociale ; dans les autres sociétés, les activités concrètes sont intégrées dans
une matrice ouvertement sociale : "Le travail, en tant que tel, ne constitue pas la société
pour soi ; cependant, le travail dans le capitalisme constitue effectivement cette société"
(TLS, p. 157).

On ne peut pas simplement opposer entre eux le travail abstrait et le travail concret,
et encore moins comme le "mal" et le "bien". Le concept du travail concret est lui-même
une abstraction, parce qu'on y sépare, dans l'espace et dans le temps, une certaine forme
d'activité du champ entier des activités humaines : la consommation, le jeu et
l'amusement, le rituel, la participation aux affaires communes, etc. Le travail abstrait est
donc une abstraction de deuxième degré. La formation de sphères séparées tel que le
"travail" - ou l'"économie" -, la "culture", la "politique", etc., est un phénomène qui ne s'est
développé vraiment qu'avec la diffusion de la logique marchande. Dans la société
capitaliste du travail, toute activité n'est pas considérée comme du "travail", mais
seulement celle qui produit de la valeur. Le travail des ménagères, par exemple, n'est pas
un "travail" au sens capitaliste. Le "travail" en tant que tel est un concept fétiche.
L'étymologie le prouve. Au début, "travail" ne signifiait pas "activité utile", mais "travail
forcé, obtenu avec la violence". Le mot français "travailler" dérive du bas latin "tripaliare" :
"torturer avec le tripalium" (Robert, p. 2009), un instrument de torture à trois pieux pour
punir des serfs en révolte. Le mot latin "labor" signifie d'abord "charge (sous laquelle on

173
chancelle)" et depuis "peine, souffrance, fatigue" (Ernou 1985, p. 334). Le mot allemand
"Arbeit" se réfère à l'enfant orphelin qui est obligé d'exécuter de lourds travaux physiques
; pendant longtemps il signifiait "activité indigne et épuisante, peine" (Duden, p. 31).
L'historien de l'antiquité M. Finley écrit dans L'économie antique : "Ni en grec ni en latin il y
avait de mot pour exprimer la notion générale de « travail » ou le concept de travail en
tant que « fonction sociale générale ». La nature et les conditions du travail dans
l'Antiquité rendaient impossible l'apparition de semblables idées générales, tout comme
l'idée d'une classe laborieuse" (Finley 1973, p. 106). Un autre historien de l'antiquité, J.-P.
Vernant, précise : "On ne trouve pas, dans la Grèce ancienne, une grande fonction
humaine, le travail, couvrant tous les métiers, mais une pluralité de métiers différents,
dont chacun constitue un type particulier d'action produisant son ouvrage propre [...] Le
lien social s'établit au delà du métier, sur le seul plan où les citoyens peuvent s'aimer
réciproquement" (Vernant 1956, pp. 296-297).
Dans la société capitaliste, le travail concret n'existe que comme porteur, comme
base du travail abstrait. Le travail concret, en tant que concept, est également une fiction ;
il n'existe qu'une multitude d'activités concrètes. Non seulement au niveau logique, mais
aussi par rapport au travail, "concret" et "abstrait" sont des expressions qui renvoient l'une
à l'autre et qui ne peuvent pas exister indépendamment l'une de l'autre. Le concept de
travail "concret" est aussi abstrait que celui de "travail abstrait", parce que le concept de
travail est lui-même une abstraction. Un homme de l'époque précapitaliste n'aurait jamais
eu l'idée de placer au même niveau de l'être, en tant que résultats du "travail" humain, un
pain, une exécution musicale, la direction d'une campagne militaire, la découverte d'une
figure géométrique et la préparation d'un repas. Le travaux concrets ne sont pas le
contraire du travail abstrait, mais sa base: "Si le travail abstrait est l'abstraction d'une
abstraction, le travail concret n'est que le paradoxe du côté concret d'une abstraction
(l'abstraction formelle du « travail »). Ce travail est concret seulement dans un sens très
borné et étroit : les marchandises différentes exigent des procès de production
matériellement différents" (Trenkle 1998, p. 9). C'est vrai aussi pour la valeur d'usage : elle
est liée à la valeur comme un pôle magnétique à l'autre. Elle ne pourrait pas subsister
seule ; elle ne représente donc pas le côté "bon", ou "naturel", de la marchandise, qu'on

174
pourrait opposer au côté "mauvais", abstrait, artificiel, extérieur 231 : "L'inversion entre le
moyen et la finalité correspond alors à une inversion du concret et de l'abstrait ; le
concretum n'est plus que l'expression de l'abstractum , et non l'inverse. Le prétendu « travail
concret » et l'éventail correspondant des « valeurs d'usage » ne sont donc pas le côté « bon
» du système, orienté sur les besoins, mais sont eux-mêmes seulement la forme de
phénomène concrète d'une abstraction réelle. En effet, l'activité productrice concrète
n'apparaît socialement que comme « porteur » de cette abstraction" (Kurz 1999, p. 13). Un
point de vue dialectique devrait avoir conscience du fait que ces deux côtés sont liés l'un à
l'autre de la même manière que, par exemple, le sont le capital et le travail salarié, et ne
peuvent disparaître qu'ensemble. Le fait d'avoir une "valeur d'usage" n'exprime que la
capacité - abstraite - de satisfaire quelque besoin. Selon Marx, la valeur d'usage devient un
"chaos abstrait" (Urtext, p. 248) dès qu'elle sort de la sphère séparée de l'économie. Le
véritable contraire de la valeur n'est pas la valeur d'usage, mais la totalité concrète de tous
les objets. Dans un essai avec le titre "Le fétichisme de la valeur d'usage", K. Hafner écrit :
"Ainsi on arrive au paradoxe suivant : dans toutes les sociétés humaines on peut parler
d'usage et d'utilité, mais c'est seulement là où la notion d'une virtus propre à la chose s'est
complètement effacée, et où on lui a conféré le marque de la capacité universelle à être
échangée et valorisée, qu'on peut parler de valeur d'échange au sens strict [...] Il est aussi
significatif que la notion d'utilité pure, telle qu'elle se présente dans les doctrines
utilitaristes, ne se développe pas avant que la production de marchandises se soit imposée
socialement à un certain degré et qu'ait disparu le dernier reste d'aristotélisme, au sens de
l'idée d'une détermination particulière inhérente à la chose spécifique en question (Hafner
1993, p. 64).
Déjà en 1971, M. Perniola s'est plaint qu'"il existe dans la tradition de la pensée
marxiste une forte défiance à l'égard de la possibilité d'une abolition de l'économie, du
travail et de la marchandise. Elle plonge ses racines dans Marx lui-même : les opinions de
Marx sur cet argument sont en effet assez ambiguës" (Perniola 1971, p. 82). Dans son livre
L'Aliénation artistique, Perniola refuse de concevoir le travail comme une catégorie supra-
historique et affirme que le travail n'est pas identique à l'agir, mais seulement à l'agir qui

231En effet, Marx ne l'a jamais fait dans la forme dans laquelle l'ont fait certains interprètes, surtout dans ces

dernières décennies. Mais il faut quand même souligner qu'ici nos considérations vont au delà de la lettre des
textes marxiens - tout en voulant être une continuation de leur logique.
175
produit des marchandises : "Marx pense, comme Descartes et Bacon, que le travail utile
est une condition fondamentale de l'existence de l'homme, qu'il a la fonction de médiateur
dans l'échange entre l'homme et la nature, que la créativité de l'homme s'exprime avant
tout dans le travail. Au contraire le travail n'est tel que s'il produit des marchandises, la
raison instrumentale qui subordonne les moyens à la fin est inséparable de l'économie, le
travail n'est pas une activité mais une passivité : ce qui fonde l'économie n'est pas le pur
fait de se procurer la nourriture et de construire un abri, mais cette opération particulière
dont le résultat est la marchandise. Le travail n'est pas une opération essentiellement
positive et non plus une activité neutre, mais il est inséparable de la marchandise : c'est
une opération abstraite qui produit une œuvre pareillement abstraite : il implique la
subordination à la valeur d'échange" (idem, pp. 89-90). Il est très remarquable que Perniola
pose ici le "travail", séparé des autres sphères de la vie, comme identique au travail
producteur de marchandises. Cependant, il considère comme abstrait et producteur de
marchandises tout agir où le but et les moyens ne coïncident pas immédiatement, qui
donc n'est pas un simple but en soi : "L'opération dirigée vers un but, le travail, est la
position d'un objet abstrait privé de détermination qualitative, la marchandise précisément"
(idem, p. 91). De cette manière, disparaît de nouveau la détermination sociale que Perniola
venait d'atteindre. Pourtant, il arrive à des conclusions intéressantes à propos du lien
existant entre la valeur de la marchandise et l'aspect temporel. Ce lien présuppose en effet
qu'on a utilisé le temps pour quelque chose de désagréable, puisque autrement il n'y
aurait pas besoin de le mesurer : "Mais ce qui le rend exécrable [la marchandise] n'est pas
le phénomène de la coagulation, de l'objectivation, pris en lui-même, mais le fait que ce
temps de travail est un temps du sacrifice, de passivité, d'auto-annulation. L'abolition du
travail n'est pas une opération qui se refuse de créer des produits, qui tourne à vide, mais
est une opération faite pour le plaisir de l'accomplir". Le travail est le contraire de "l'œuvre
qualitative [qui] ne contient pas en elle-même le temps de l'opération parce que ce temps
est un temps de connaissance et de jouissance, non de sacrifice" (idem, p. 91). Par
conséquent, Perniola critique comme insuffisante la distinction marxienne entre le travail
qui crée la valeur d'échange et le travail qui crée la valeur d'usage : "Marx ne distingue
pas entre les différentes opérations, l'opération qualitative véritable, le travail producteur
de valeurs d'usage (substrats matériels de la valeur d'échange) fait pour la satisfaction de
son propre besoin et le travail producteur de la valeur d'échange" (idem, p. 88). La

176
distinction manquée entre "ce travail [qui] n'est autre que l'opération qui produit le
substrat matériel de la valeur d'échange (et comme tel il ne devrait pas du tout être
qualitatif)" et la véritable "opération qualitative [qui] n'est pas celle qui vise à la création
de valeurs d'usage, comme le pense Marx, mais celle qui a son autonomie qualitative, qui
contient déjà en elle-même la jouissance et la connaissance parce qu'elle est qualitative et
concrète" implique de négliger totalement le genre d'activité qui "ne peut plus être définie
comme un travail mais [qui] est justement une activité réelle, accomplie pour le plaisir de
l'exécuter, significative par elle-même" (idem, pp. 86-87).

Les Tchétchènes et la critique de la valeur

Jeter un regard sur d'autres cultures démontre que même certaines présuppositions
apparemment indéniables de la société dominée par le travail, la marchandise et la valeur
sont historiquement déterminées. L'idée selon laquelle un produit appartient à celui qui
l'a créé, est, au fond, déjà une projection fétichiste, qui, en outre, parmi toutes les capacités
humaines privilégie la patience et la fatigue, quantifiables dans le temps, au détriment
d'autres qualités, telles que l'intelligence ou le courage. Par exemple, dans le brigandage,
traditionnel surtout chez les populations nomades, il faut mettre en jeu toute la
personnalité, tandis que tout homme qui plie l'échine comme un esclave pour travailler
peut accumuler de l'argent et acheter ce qu'il désire. Cette opposition est très bien décrite
dans une œuvre de jeunesse de Tolstoï, Les Cosaques. L'officier russe Olenine connaît peu à
peu le monde des cosaques, qui, à leur tour, sont fortement influencés par le mode de vie
de leur voisins caucasiens, les Tchétchènes, fameux encore aujourd'hui. Ceux-ci sont les
porteurs d'une culture archaïque de pasteurs et de brigands, dont la circulation des

177
produits se base largement sur le potlatch 232. Un vieux cosaque, l'oncle Erochka, explique
à un jeune cosaque, qui se plaint de n'avoir pas d'argent pour acheter un cheval, ce qu'il
doit faire pour être un vrai "djiguit", un héros de guerre : "Ah! Nous autres, on n'était pas
en peine, dit le vieillard. Quand l'oncle Erochka avait ton âge, il volait déjà des taboun
[troupeaux des chevaux] chez les Nogai [...] Si tu veux être un Cosaque, sois un djiguit, et
non un croquant. Un croquant, il achète son cheval, allonge l'argent et emmène la bête"
(Tolstoï 1863, p. 761). Un beau cheval volé n'est pas une marchandise, mais l'expression de
l'individualité de celui qui l'a volé ; et le plus courageux aura le cheval le plus beau. Si,
par contre, on l'achète, il n'est que l'expression quantitative du temps dans lequel on a

accepté d'être esclave ou animal233.

Dans nos considérations sur la "fausseté ontologique" de la socialisation basée sur la


marchandise, il faut aussi rappeler que cette forme de socialisation constitue une
exception absolue dans l'histoire humaine, une rupture totale avec toutes les autres formes
de socialisation qui aient jamais existé. Déjà Histoire et conscience de classe avait mis en relief
le caractère historique de la catégorie de l'économie : "Par contre, dans les sociétés
précapitalistes, les formes juridiques doivent nécessairement intervenir de façon
constitutive dans les connexions économiques. Il n'y a pas ici de catégories purement
économiques [...] qui apparaissent dans des formes juridiques [...] Mais les catégories
économiques et juridiques sont effectivement, de par leur contenu, inséparables et imbriquées
les unes dans les autres [...] L'économie n'a pas atteint, pour parler en termes hégéliens,
objectivement non plus le niveau de l'être-pour-soi [...] Dans les temps précapitalistes, les
classes ne pouvaient être dégagées de la réalité historique immédiatement donnée que par
l'intermédiaire de l'interprétation de l'histoire opérée par le matérialisme historique" (HCC,
pp. 80-82). Certains théoriciens qui n'étaient pas du tout des marxistes, comme Karl
Polanyi ou Marcel Mauss, jusqu'à Louis Dumont, ont tiré des conclusions similaires. Leurs

232Cf. aussi les "Légendes sur les nartes" que G. Dumezil a recueillies (Dumezil 1965), expression du monde

des populations montagnardes du Caucase, monde qui semble le pôle opposé à la socialisation moderne à
travers la valeur.
233Espérons que personne n'affirmera que nous voulons recommander cette forme d'appropriation comme

alternative au capitalisme. Il s'agit seulement de prouver que le droit moderne de disposer de ce qu'on a gagné
avec son travail est historiquement déterminé, et non "naturel".
178
recherches n'ont pas seulement démontré que l'échange d'équivalents n'est pas la seule
forme possible de socialisation, mais aussi que la subordination totale de la société aux
exigences de la production matérielle, et la condition préalable de cette subordination, le
détachement de l'"économie" et du "travail" du champ global de la vie, représentent un
phénomène relativement récent et n'existent que dans le capitalisme. C'est surtout Polanyi
qui en a souligné les conséquences destructrices dans son livre La grande transformation
(1944). Finley a consacré le premier chapitre de son livre L'économie antique , déjà cité, à
réfuter son titre : "Ce titre ne peut se traduire ni en grec ni en latin : pas plus que les
termes de base, tels que travail, production, capital, investissement [...] il leur manquait la
notion d'une « économie » et, à fortiori, les éléments conceptuels qui ensemble constituent
ce que nous appelons l' «économie ». Il est évident qu'ils pratiquaient l'agriculture, qu'ils
faisaient du commerce, qu'ils produisaient des objets manufacturés, qu'ils exploitaient des
mines [...] Ce qu'ils ne firent pas, en revanche, c'est combiner toutes ces activités
spécifiques en une unité conceptuelle" (Finley 1973, p. 20). Il ajoute : "Il va de soi que le
mot « marché » est utilisé au sens abstrait, et je ne puis m'empêcher de signaler que dans
ce sens il est intraduisible en grec et en latin [...] Il serait alors impossible de découvrir ou
de formuler des lois [...] du comportement économique, sans lesquelles il est peu probable
qu'un concept de l' « économie » se développe, sans lesquelles il ne saurait y avoir
d'analyse économique" (Finley 1973, p. 22).
Il nous semble - même s'il nous faut ici nous limiter à en toucher un mot - que ces
analyses permettent fort bien d'approfondir la critique marxienne du fétichisme et de
l'étendre aux thèmes du "travail" et de l"économie" mêmes. À première vue, cela semble
en contradiction avec le fait que la théorie marxienne est censée se baser précisément sur
ces catégories. Les représentants du "matérialisme historique" n'ont pas cessé de répéter
que l'être matériel détermine la conscience et que l'"économie" est la "base" de tous les
autres aspects de la vie sociale. Ils ont proclamé triomphalement cette subordination des
hommes à leurs propres produits comme une vérité courageuse qu'il faut mettre en relief
contre la transfiguration idéaliste bourgeoise de la réalité. Mais l'inversion entre moyen et
but est caractéristique de la société capitaliste, ou le contenu est subordonné à la forme. Il
est donc insensé de transformer ce fait négatif, qui représente un état d'aliénation, où la
socialité est inconsciente à elle-même, en un fait positif. Mais Marx analyse le capitalisme,
non la société humaine en général. Il souligne, bien sûr, que même les sociétés

179
précapitalistes devaient d'abord et toujours assurer leur besoins vitaux, et que la manière
dans laquelle elles le faisaient déterminait les autres formes sociales (23/96, Cap. I, p. 94,
note 33). Mais Marx ne veut pas dire pour autant qu'il s'agit d'une donnée ontologique et
toujours valable, si la satisfaction des besoins vitaux assume la forme d'une sphère
séparée, l'"économie", avec des règles propres qu'elle impose à toutes les autres sphères
sociales. La "critique de l'économie politique" n'est pas seulement une critique des
doctrines économiques bourgeoises, mais également une critique de l'existence de
l'"économie" en tant que tel. Nulle part chez Marx le mot "économie" ne revêt une

signification positive234, nulle part il qualifie sa théorie de "doctrine économique" ou de


quelque chose de ce genre. En revanche, beaucoup de marxistes ont rétabli l'usage positif

du mot "économie"235. Histoire et conscience de classe représente une exception partielle :


"Cette « économie » [future, socialiste] n'a plus cependant la fonction qu'avait auparavant
toute économie : elle doit être la servante de la société consciemment dirigée ; elle doit
perdre son immanence, son autonomie, qui en faisait proprement une économie ; elle doit
être supprimée comme économie" (HCC, p. 289). Malheureusement, cette idée
remarquable est restée une intuition isolée chez Lukács lui-même ; probablement parce
que - comme il l'affirme dans la préface de 1922 - dans l'essai qui la contient, "Le
changement de fonction du matérialisme historique", "on a l'écho de ces espoirs
exagérément optimistes que beaucoup d'entre nous ont eu, quant à la durée et au rythme
de la révolution" (HCC, p. 9).

234"Chez tous ces économistes, il manque une conscience claire du fait que dans l'économie il s'agit toujours de

catégories réifiées et que le mode erroné dans lequel se présentent les rapports sociaux dans la production
capitaliste naît nécessairement de l'essence de cette production. Mais s'ils en avaient la conscience, ils n'auraient
plus fait de l' « économie politique » en tant que telle, mais plutôt une « critique de l'économie politique » dans
le sens de Marx" (Rosdolsky 1968, p. 516). Colletti rappelle "un thème essentiel, tombé totalement en oubli
aujourd'hui : la façon dont Marx considère qu'avec la fin de la production des marchandises doit finir également
l'économie politique qui est née avec elle" (Colletti 1969a, p. 153).
235On passe donc totalement à côté de la question en écrivant un Traité d'économie marxiste (E. Mandel), en

appelant une section de l'édition française des œuvres de Marx "Économie" (M. Rubel) ou en procédant comme
K. Korsch, qui divise son livre Karl Marx en parties intitulées "La société bourgeoise", "L'économie politique" et
"L'histoire".
180
Si la catégorie de l'"économie" a été fort peu critiqué, c'est encore plus vrai pour la
catégorie de "travail". Le fait que le travailleur crée la "valeur" constitue justement pour les
marxistes traditionnels son titre de gloire, qui fonde sa prétention à diriger la société du
futur entièrement basée sur le travail. Cependant, la célébration du travailleur comme
"créateur de toutes les valeurs" mélange le surproduit concret et la plus-value abstraite
(Kurz / Lohoff 1989, p. 15). Le mouvement ouvrier et son "marxisme" se sont "grisés"
d'ontologie du travail et du travailleur, pour des raisons plus historiques que

théoriques236. Nous allons en parler ici seulement dans les limites imposées par notre
recherche.
L'affirmation que le travail est le pivot de toute société se base sur la confusion entre
le "travail" au sens de métabolisme avec la nature et le "travail" en tant que principe social
d'organisation. Dans toutes les sociétés précapitalistes, le "travail", en tant qu'échange avec
la nature, était intégré dans les rapports sociaux directs qui dirigeaient et distribuaient le
travail. Dans le féodalisme, par exemple, c'était le seigneur qui le réglait en vue de
satisfaire les besoins selon la hiérarchie sociale. C'est seulement dans le capitalisme que le
travail en tant que tel est devenu un principe d'organisation qui crée à son tour les
relations sociales. "L'échange des marchandises est le procès dans lequel le métabolisme
social, c'est-à-dire l'échange des produits particuliers des individus privés, est en même
temps création de rapports sociaux de production déterminés, dans lesquels entrent les
individus au cours de ce métabolisme" (13/37 Contr., p. 29, tr. mod.) : c'est donc l'échange
qui crée les rapports de production, tandis que dans les sociétés précapitalistes c'était le
contraire. Roubin avait déjà développé cette thématique : dans la société marchande, "la
circulation des choses - dans la mesure où elles acquièrent les propriétés sociales
spécifiques de valeur et d'argent - ne fait pas qu'exprimer des rapports de production
entre les hommes, elle les crée" (ETV, p. 29). Cela est bien expliqué par une comparaison

236"Après la mort de Marx la discipline critique de l'économie devient pour l'essentiel une variante de

l'économie politique dont la préoccupation première est de formuler les lois d'évolution du capitalisme. Cela se
manifeste d'abord par une acceptation a-critique d'une théorie « naturaliste » de la valeur qui doit plus à
Ricardo qu'à Marx. [...] Mais, à y regarder de plus près, les disciples de Marx ne s'éloignent pas tellement de la
thématique ricardienne lorsqu'ils font du travail une sorte d'élément premier - supra-historique - de
l'organisation sociale. Le travail abstrait n'est pas conçu par eux comme une substance-sujet produite par des
181
avec les rayons d'une usine qui n'"échangent" pas leur produits : ici, "dans le cours du
procès de production, l'objet circule de certains individus vers d'autres individus sur la
base de rapports de production qui existent entre ceux-ci, mais ce n'est pas ce mouvement
de l'objet qui crée ces rapports de production" (ETV, p. 34). Dans le capitalisme, "le procès
matériel de production, d'une part, le système des rapports de production entre les unités
économiques privées et individuelles, d'autre part, ne sont pas ajustés l'un à l'autre par
avance" (ETV, p. 38). Alors, "c'est par l'intermédiaire des éléments de la production que se
combinent les agents de la production ; c'est par l'intermédiaire du mouvement des choses
que s'établissent les rapports de production entre les hommes" (ETV, p. 40). La forme
sociale des produits crée le comportement des personnes, et l'on peut donc parler de
réification ou de "cristallisation" des rapports (ETV, p. 45). "Dans la société féodale, les
rapports de production entre les hommes s'établissent sur la base de la répartition des
choses entre les hommes et pour ces choses, mais non au moyen d'elles" (ETV, p. 52).
Dans toutes les sociétés précapitalistes, la production servait à la création de
richesse matérielle et concrète, au lieu d'être un simple prétexte pour l'accroissement
d'une forme sociale, d'un principe d'organisation tel que le travail abstrait. Ce n'est que
dans le capitalisme que le travail est son propre principe d'organisation. Mais le travail
vivant en tant que base de la production est justement ce que Marx veut critiquer, au lieu
d'y voir un principe ontologique qu'il faut dégager de ses voiles et porter à la lumière du
jour. Dans le troisième volume du Capital, Marx dit que la nécessité capitaliste de
diminuer le capital variable n'est que "la forme faussée par le langage capitaliste d'une
chose juste : l'emploi relativement plus important du travail passé comparativement au
travail vivant signifie une plus grande productivité du travail social et une plus grande
richesse sociale" (25/703, Cap. III, p. 728). Mais c'est surtout un développement fameux

des Grundrisse 237 qui démontre que Marx ne vise aucunement au triomphe du travail
vivant sur le travail mort, mais, au contraire, à la libération des producteurs du travail
vivant. Celui-ci est à remplacer par le travail mort, le produit accumulé des forces

relations et des représentations sociales, mais bien comme une substance commune à tous les produits de
l'activité productrice humaine, au-delà des différences de société" (Vincent 1987, p. 109).
237Rosdolsky les appelle des "raisonnements que - bien que Marx les ait écrits il y a plus de cent ans - on ne

peut lire aujourd'hui qu'avec émotion, car ils contiennent une des visions les plus hardies de l'esprit humain"
(Rosdolsky 1968, p. 500).
182
génériques : "Cependant, à mesure que se développe la grande industrie, la création de la
richesse réelle dépend moins du temps de travail et du quantum du travail employé que
de la puissance des agents mis en mouvement au cours du temps de travail, laquelle à son
tour - leur puissance efficace - n'a elle-même aucun rapport avec le temps de travail
immédiatement dépensé pour les produire, mais dépend bien plutôt du niveau général de
la science et du progrès de la technologie [...] Ce n'est plus tant le travail qui apparaît
comme inclus dans le procès de production, mais l'homme plutôt qui se comporte en
surveillant et en régulateur du procès de production lui-même [...] Il [le travailleur] vient
se mettre à côté du procès de production au lieu d'être son agent principal. Dans cette
mutation, ce n'est ni le travail immédiat effectué par l'homme lui-même, ni son temps de
travail, mais l'appropriation de sa propre force productive générale, sa compréhension et
sa domination de la nature, par son existence en tant que corps social, en un mot le
développement de l'individu social, qui apparaît comme le grand pilier fondamental de la
production et de la richesse" (42/600-601, Grund. II, pp. 192-193). Ensuite, Marx souligne

avec une force particulière le caractère historiquement déterminé de la valeur238 : "Le


capital est lui-même la contradiction en procès, en ce qu'il s'efforce de réduire le temps de
travail à un minimum, tandis que d'un autre côté il pose le temps de travail comme seule
mesure et source de la richesse [...] Il veut mesurer au temps de travail ces gigantesques
forces sociales ainsi créées, et les emprisonner dans les limites qui sont requises pour
conserver comme valeur la valeur déjà créée" (42/601-602, Grund. II, p. 194). Ici, Marx
non seulement plaide pour la réduction la plus ample possible du temps de travail, mais
surtout pour l'abolition du temps de travail comme mesure de la richesse : "Car la richesse
réelle est la force productive développée de tous les individus. Ce n'est plus alors
aucunement le temps de travail, mais le temps disponible qui est la mesure de la richesse.
Le temps de travail comme mesure de richesse pose la richesse comme étant elle-même fondée
sur la pauvreté" (42/604, fr. Grund. II, p. 196). Dans cette perspective, le communisme
devient possible précisément à cause de l'importance réduite du producteur immédiat, et
le travail mort est le lieu de l'émancipation possible.

238C. Napoleoni a reconnu déjà en 1970 qu'il s'agit ici du "seul lieu où Marx met directement en relation la thèse

183
Pourquoi le capitalisme n'a pas de bornes

Cette critique du travail vivant en tant que principe social d'organisation est
nécessairement aussi une critique de son caractère tautologique de fin en soi. La valeur, en

tant que quantité pure, a pour seul but sa propre augmentation239 : "En tant que somme
quantitativement déterminée, somme limitée, il [l'argent] n'est donc qu'un représentant
limité de la richesse générale [...] Fixé en tant que richesse, que forme universelle de la
richesse, que valeur qui vaut en tant que telle, il est, par conséquent, cette tendance
constante à déborder sa limite quantitative : procès sans fin" (42/196, Grund. I, p. 211). Il
ne s'agit pas d'une qualité supplémentaire qui lui arrive de l'extérieur, mais de sa

structure de base240. En effet, Marx déduit la démesure qui caractérise le capital de son
concept ; ce qui signifie qu'ils ne prendront fin qu'ensemble. Il la déduit précisément de la
"contradiction qui oppose les caractères généraux de la valeur à son existence matérielle
dans une marchandise déterminée" dont il parle dans le Short outline de 1858. Dans sa
troisième détermination formelle, l'argent, qui ne représente qu'une quantité plus ou

de la fin inévitable du capitalisme avec la théorie de la valeur" (Napoleoni 1970, p. 206).


239"On dirait que Hegel, dès 1803, aperçoit ce mouvement de la production pour la production dont parlera

Ricardo et qui s'exprimera chez K. Marx par l'idée de la mise en valeur de la valeur animant tout le procès de
production capitaliste" (Hyppolite 1955, p. 93). - Lukács écrit en 1954 dans l'avant-propos de la deuxième édition
allemande de son ouvrage Le jeune Hegel : "Les tentatives qui furent faites en France en vue de « moderniser »
Hegel dans un sens existentialiste et irrationaliste - cela apparaît surtout dans le livre célèbre de Jean Hyppolite -
ne donnent pas le moindre motif de changer, ou même seulement de compléter mes exposés sur quelque point
que ce soit" (Lukács 1948, p. 49). Ce jugement est surprenant, parce que Hyppolite avait écrit un compte-rendu
très favorable au livre de Lukács (Hyppolite 1955, pp. 82-104), et qu'en général on le considère comme le
contrepoids à l'interprétation "existentialiste-irrationnaliste" de Hegel donnée par A. Kojève.
240"L'accroissement du capital doit être développé comme un élément essentiel du concept de capital, il ne doit

pas apparaître comme un élément contingent" ou être introduit subrepticement (Reichelt 1970, p. 213).
184
moins grande de la richesse générale, devient une contradiction visible, parce qu'en tant
que richesse générale il est la quintessence de toutes les valeurs d'usage, et il a la capacité
de tout acheter. Mais en même temps, sous cette forme l'argent est toujours un quantum
déterminé et limité d'argent, et donc un représentant limité de la richesse générale. Cette
contradiction entre le caractère qualitativement illimité et quantitativement limité de
l'argent cause donc un progrès quantitativement infini, où l'argent cherche à s'approcher,
par le moyen de son accroissement permanent, de la richesse tout court. Cela arrive dès
que l'argent, n'étant plus lié à des besoins concrets, devient la finalité de la production :
"La condition préalable pour qu'existe la valeur d'échange, sous forme de n'importe quelle
autre marchandise, c'est le besoin particulier de la valeur d'usage particulière dans
laquelle elle s'incarne : pour l'or et l'argent, expression de la richesse abstraite, il n'existe
point de limite de ce genre" (Urtext, p. 187). La valeur a nécessairement un caractère
automatique et vise seulement à s'agrandir "en boule de neige". Marx a donné la
description la plus frappante de cet aspect dans les Résultats du procès de production
immédiat : "La production s'effectue en contraste avec les producteurs et sans égard pour eux,
ceux-ci n'étant que de simples moyens de produire, tandis que la richesse matérielle est
devenue un fin en soi [...] Or, le but du mode de production, c'est que chaque produit
contienne le plus de travail non payé possible, ce qui ne peut se réaliser qu'en produisant
pour la production". Cela arrive déjà avec la subsomption formelle, mais se développe "de

manière adéquate" seulement avec la subsomption réelle (Résultats, p. 222) 241. Ce


caractère tautologique, l'aspect dynamique du capitalisme et l'entraînement forcé de
toutes les sociétés dans l'"histoire" ne sont donc que des aspects différents de la même

chose242.

241Ce fait a été reconnu, mais d'une façon très bornée et purement quantitative, dans la "théorie de la sous-

consommation". Comme le dit Rosdolsky, celle-ci était au moins consciente de la "contradiction entre la pulsion
illimitée à la valorisation du capital et le pouvoir limité de consommation qu'a la société capitaliste",
contradiction que beaucoup de marxistes négligent (Rosdolsky 1968, p. 393).
242Reichelt affirme que dans les Grundrisse, Marx ne connaît que deux structures, c'est-à-dire "les rapports où la

richesse assume une forme distincte d'elle-même, et ceux où cela n'arrive pas. Quelque diverses que puissent
être entre elles les différentes sociétés, si elles se basent sur l'appropriation de la richesse dans sa forme
particulière, elles n'ont pas d'histoire. L'histoire n'existe que dans le monde à l'envers où le métabolisme avec la
nature lui-même est réduit à être le moyen pour la poursuite permanente de la richesse abstraite ; où la logique
185
Le caractère de fin en soi qui distingue la valeur est la conséquence du travail
abstrait, dont le seul but - tautologique - est de transformer le plus possible de travail

vivant en travail mort243. La production comme fin en soi ne signifie pas la production -
ou comme disent les managers, l'output - le plus grand possible de valeurs d'usage,
comme s'il s'agissait d'une espèce de convoitise de quelque chose de concret - c'est de cette
manière fausse que l'argumentation écologiste présente souvent le problème -, mais
signifie l'accumulation la plus grande possible de travail mort. Mais de cette manière, la
production de valeur va à l'encontre d'une de ses contradictions majeures. La
productivité, l'accroissement de l'output de valeurs d'usage, ne change en rien la valeur
produite dans chaque unité abstraite de temps. Une heure de travail est toujours une
heure de travail, et si dans cette heure on produit soixante chemises au lieu d'une, cela
signifie que dans chaque chemise n'est contenue que la soixantième partie d'une heure : la
chemise "vaut" seulement une minute. L'accroissement matériel des forces productives -
accroissement poussé par la concurrence - n'augmente aucunement la valeur de chaque
unité de temps : ce fait forme une limite continuelle pour la plus-value, dont
l'accroissement devient de plus en plus difficile. La finalité de la production capitaliste
n'est pas la création de valeurs d'usage, mais de valeur et de plus-value. Toutefois, c'est
seulement le travail vivant - le capital variable - qui crée la valeur, et à cause de
l'accroissement continuel de la productivité, qui signifie l'emploi toujours plus accru de
capital fixe, chaque marchandise particulière contient toujours moins de valeur, et donc
aussi de plus-value. Il faut donc augmenter en continuellement l'output de marchandises
pour bloquer la chute de la masse de valeur. L'entier monde concret est consommé peu à
peu afin de conserver la forme valeur. C'est justement parce que les gains de productivité
n'augmentent la plus-value qu'indirectement, qu'il faut toujours augmenter la

immanente de ce processus saisit le métabolisme en le structurant". C'est ainsi que l'histoire envahit les
structures non historiques et les dissout. Pour Marx, la culture indienne n'a pas d'histoire (Reichelt 1970, p. 263).
243La critique du productivisme a commencé avec beaucoup de lenteur à se diffuser parmi les marxistes. "Un

au-delà du capitalisme n'est possible que si l'importance sociale de la production se trouve réduite", écrit J.-M.
Vincent dans son livre Critique du travail en se référant aux Grundrisse. "Il ne s'agit pas seulement de libérer la
production, mais aussi de se libérer de la production en cessant d'en faire l'axe de gravité des activités sociales
et de l'action des individus" (Vincent 1987, p. 32). Toutefois, sa critique du travail est surtout une critique du
"subjectivisme" et de la "volonté de puissance" avec des références à Heidegger, et pas uniquement une critique
du caractère tautologique du travail abstrait.
186
productivité244. La dialectique entre valeur d'usage et valeur, travail concret et travail
abstrait implique que la valeur et sa substance, le travail abstrait, sont des puissances
destructrices ; la forme (dont la première exigence est celle de s'auto-augmenter) est
complètement indifférente vis-à-vis du contenu, parce que celui-ci n'existe pas pour elle.
Le contenu des travaux individuels disparaît, parce que ceux-ci s'aliènent dans le travail
général, où leur particularité "s'efface complètement" (13/50 Contr., p. 40). On en connaît
les conséquences : la valeur s'intéresse seulement à sa propre quantité ; il lui est

indifférent245 de savoir quelles sont les valeurs d'usage qui lui servent comme support,
comme "corps de marchandise" : du blé ou du sang contaminé, des livres ou des armes. La
socialité est privée de tout contenu concret, et le rapport social est réduit à l'échange de
quantités : "Leur [les marchandises] rapport social consiste donc uniquement en ceci : elles
comptent les unes en face des autres comme des expressions de cette substance sociale qui
est la leur, expressions dont la différence n'est que quantitative, nullement qualitative, et
qui sont, par conséquent, substituables les unes aux autres et échangeables les unes contre
les autres" (Pr. édition, p. 75 et 77). La société basée sur la production de marchandises
avec son universalité extériorisée et abstraite est nécessairement sans limites, destructrice

et autodestructrice246. Ce résultat est déjà renfermé dans son concept, comme nous

l'avons dit plusieurs fois247 : "Mais le capital, en tant qu'il représente la forme universelle
de la richesse - l'argent -, est la tendance sans bornes ni mesure à dépasser sa propre
limite. Toute limite est et ne peut être que bornée pour lui. Sinon, il cesserait d'être capital
: l'argent en tant qu'il se produit lui-même. Dès qu'il ne ressentirait plus une limite
déterminée comme une barrière, mais se sentirait bien en elle en tant que limite, c'est qu'il
serait lui-même retombé de la valeur d'échange à la valeur d'usage, de la forme

244Postone souligne que ce fait constitue l'origine du caractère "dynamique" qui fait la différence entre le

capitalisme et toutes les sociétés précédentes : "Cet effet « boule de neige » implique, même au niveau logique
abstrait du problème de la grandeur de la valeur - autrement dit, avant que les catégories de plus-value et la
relation entre travail salarié et capital soient introduites - une société qui est unidirectionellement dynamique"
(TLS, p. 290).
245Il ne faut pas comprendre ce mot dans un sens moral, mais dans le sens logique que lui donne Hegel.
246Krahl cite l'affirmation suivante de Hegel, tirée de l'Histoire de la philosophie : "Faire valoir des abstractions

dans la réalité signifie détruire des réalités" (Krahl 1971, p. 31).


187
universelle de la richesse à une existence substantielle déterminée de celle-ci" (42/252-253,
Grund. I, p. 273). Même l'abolition finale du capital sera, selon Marx, un effet de son
manque de limites, à cause duquel le capital lui-même devient la plus grande limite pour
soi-même et travaille pour sa propre abolition (par exemple 42/323, Grund. I, p. 349). La
subordination de l'utilité des produits, qui devient une dimension purement privée, à leur
échangeabilité, leur seule dimension sociale, ne peut que conduire à des résultats
catastrophiques. Bien que Marx insiste peu sur cette conséquence de son analyse de la
forme valeur, il a été rarement si bon prophète qu'ici.
Les crises du capitalisme, jusqu'à sa crise finale, ne sont donc pas seulement dues au
rapport entre facteurs quantitatifs, mais aussi au choc "ontologique" entre le contenu et la
forme. Bien que la théorie de la crise soit une des parties les plus originales de la théorie
de Marx, et que lui-même reprochait à l'économie politique bourgeoise de devenir
complètement vulgaire lorsqu'il s'agit de la théorie de la crise (par exemple 26.2/499-506

Théories II, pp. 595-602), elle a suscité peu d'intérêt chez les marxistes traditionnels 248.
Lorsqu'on s'occupait d'elle, c'était en général en termes purement quantitatifs et en
autonomisant les différents moments de la théorie marxienne de la crise (qui
effectivement est fragmentaire). Même les rares théoriciens de la crise qui ont existé, tels
que R. Luxemburg, H. Grossmann et P. Mattick, se rapportèrent en général aux schémas
de reproduction contenus dans le deuxième volume du Capital, à la surproduction et à la
sous-consommation. Ils pronostiquèrent l'écroulement du capitalisme, mais sans le

déduire de la structure de la marchandise249. En vérité, toute l'analyse marxienne du

247C'est pourquoi toutes les idées d'une capitalisme "apprivoisé", "écologique", "social", etc., ne sont rien d'autre

que des rêveries chimériques.


248En revanche, il y a des auteurs non-marxistes qui considèrent l'analyse que fait Marx de la tendance auto-

destructive du capitalisme comme une des ses contributions les plus importantes, par exemple J. Schumpeter.
249Grossmann, au moins, a posé le problème : "Jusqu'alors, on n'avait même pas pris la peine de poser le

problème de la nature de l'opposition, interne à la marchandise, entre valeur d'usage et valeur, ni de la cause de
son continuel accroissement" (Grossmann 1940, p. 72). C'est pourquoi Krahl affirme que Grossmann retrace le
caractère transitoire du capitalisme jusqu'à la forme-valeur (Krahl 1971, p. 88). Selon Lohoff (1988, p. 113), Krahl
réduit le problème du rapport entre valeur d'échange et valeur d'usage au problème de la composition
organique du capital ; il voit donc dans la valeur seulement un facteur économique, non une relation. Cf. aussi
Hermanin (1973) et Vincent (1973, pp. 37-39). Une autre théorie de la crise, beaucoup plus ample et non
188
capitalisme est essentiellement une "théorie de la crise" 250, et non seulement de ses crises
cycliques, mais aussi de sa "crise finale" inévitable, quelles que soient les objections qu'on

ait faites à ce propos251. Chez Marx, la "crise" n'apparaît pas seulement comme la
résultante d'incohérences quantitatives entre les formes développées du capitalisme
(comme c'est le cas, par exemple, dans la théorie de la sous-consommation, florissante aux
temps keynésiens), puisque la tendance du capitalisme à la crise est déjà contenue dans la
structure de la marchandise avec sa séparation fondamentale entre la production et la
consommation, le particulier et l'universel. Chaque nouvelle étape d'analyse ne fait
qu'étaler de nouveau ce potentiel de crise : "Reste que la forme la plus abstraite de la crise (et
par suite la possibilité formelle de la crise), c'est la métamorphose de la marchandise elle-
même qui renferme, en tant que mouvement développé, la contradiction - impliquée dans
l'unité de la marchandise - entre valeur d'échange et valeur d'usage, puis entre argent et
marchandise. Mais ce qui transforme cette possibilité de la crise en crise, n'est pas contenu
dans cette forme elle-même: ce qu'elle contient uniquement c'est qu'est présente là la forme
pour une crise. Dans l'analyse de l'économie bourgeoise, ceci est le point important. Les
crises du marché mondial doivent être comprises comme regroupant réellement et
égalisant violemment toutes les contradictions de l'économie bourgeoise. Les divers
moments qui sont donc regroupés dans ces crises doivent donc nécessairement apparaître

seulement quantitative, a été élaborée à partir de 1986 par la revue allemande Krisis et ses auteurs Kurz, Lohoff
et Trenkle que nous avons eu souvent l'occasion de citer ici.
250Nous voulons indiquer un fait que, peut-être, personne n'a relevé jusqu'à ce jour : selon l'esquisse que Marx

avait faite pour la rédaction de la Contribution, le développement devait se terminer par l'"apocalypse" (Grund.
II, p. 386). Mais dans le fac-similé du manuscrit (MEGA II, 2, p. 15) on voit qu'il s'agit du seul point dans la liste
que Marx n'a pas rayé. Cela signifie donc qu'il n'a pas exécuté ce point selon ses projets, tandis qu'à l'origine il
avait prévu de terminer son livre avec une fin "apocalyptique" du capitalisme.
251Pour ne citer qu'un exemple : Heinrich, dont nous avons déjà discuté les analyses en général, exorcise l'idée

de la crise ; dans son livre il le fait plutôt implicitement, mais dans un article (Heinrich 1995) explicitement :
selon lui, chez Marx les crises ne représentent ni des crises d'effondrement (au moins dans les textes postérieurs
aux Grundrisse ) ni une simple reconstitution de l'équilibre, mais elles sont la "production d'une constellation
toujours nouvelle de cohérence économique" (Heinrich 1995, p. 150). Les passages marxiens qui sont en
contradiction avec cette théorie de Heinrich, tel que le brouillon de la lettre de Marx à V. Zassoulitch (19/392,
Zassoulitch, p. 1564), sont expliqués par Heinrich avec beaucoup d'aplomb : "Même si dans le texte scientifique
la théorie de l'effondrement est dépassée, cela ne signifie pas automatiquement qu'il en est de même dans la tête
de l'auteur" (Heinrich 1995, p. 149).
189
dans chaque sphère de l'économie bourgeoise et s'y développer, et au fur et à mesure que
nous pénétrons plus avant dans cette sphère, il faut d'une part développer les nouvelles
déterminations de ce conflit et, de l'autre, démontrer la récurrence et la persistance de ses
formes abstraites dans ses formes concrètes. On peut donc dire : sous sa première forme la
crise est la métamorphose de la marchandise elle-même, la disjonction de l'achat et de la
vente" (26.2/510-11, Théories II, p. 608). La même déduction des phénomènes concrets de
la crise (crise monétaire) d'après la structure élémentaire de la marchandise se trouve, par
exemple, dans ces observations contenues dans le troisième volume du Capital : "Aussi la
valeur des marchandises est-elle sacrifiée pour garantir l'existence chimérique et
autonome de cette valeur dans l'argent [...] Aussi longtemps que le caractère social du
travail apparaît en tant qu'existence monétaire de la marchandise et donc en tant qu'objet
extérieur à la production réelle, les crises monétaires sont inévitables, qu'elles soient
indépendantes des crises véritables ou qu'elles les aggravent" (25/532-533, Cap. III, p. 544,
tr. mod.). Déjà dans le Short outline Marx écrivit à Engels : "Remarque seulement que la
non-coïncidence de M-A et de A-M est la forme la plus abstraite et la plus superficielle
sous laquelle s'exprime la possibilité des crises" (29/316, Corr. V, p. 173). Dans le
"concept", dans la "forme élémentaire" du capitalisme n'est donc pas seulement renfermée
le fait pour le capitalisme d'être "fou", mais aussi celui de ne pouvoir évoluer qu'à travers
des frictions continuelles, pour devoir enfin s'effondrer sous le poids de sa propre logique,

ou mieux non-logique252 : "Le simple fait que la marchandise ait une existence double,
qu'elle existe une fois en tant que produit déterminé contenant idéellement (de façon
latente) sa valeur d'échange dans sa forme d'existence naturelle, et ensuite en tant que
valeur d'échange manifeste (argent ), qui a dépouillé à son tour toute connexion avec la
forme d'existence naturelle du produit, cette double existence distincte doit nécessairement
progresser jusqu'à la différence, la différence, jusqu'à l'opposition et la contradiction. Cette
même contradiction entre la nature particulière de la marchandise en tant que produit et
sa nature universelle en tant que valeur d'échange, qui a fait naître la nécessité de la poser

252Toutefois, même des auteurs comme Vincent qui admettent que la critique de la valeur constitue le centre de

la théorie de Marx ne voient pas le lien avec la théorie de la crise : Vincent attribue précisément aux marxistes
traditionnels l'opinion - qu'il ne partage pas - selon laquelle "la fin du capitalisme est, sinon programmée dans
les détails, du moins inscrite dans ses caractéristiques les plus fondamentales en tant que système économique"
(Vincent 1987, p. 110).
190
doublement, une première fois en tant que marchandise déterminée, la seconde, en tant
qu'argent, cette contradiction entre ses propriétés naturelles particulières et ses propriétés
sociales universelles inclut d'entrée de jeu la possibilité que ces deux formes d'existence de
la marchandise ne soient pas convertibles l'une en l'autre" (42/81-82, Grund. I, p. 82). Au
fond, toutes les crises sont causées par l'absence d'une communauté, d'une unité sociale.
D'une certaine façon, celle-ci se reconstitue ici d'une manière violente : "Et la crise n'est
rien d'autre que la mise en œuvre violente de l'unité des phases du procès de production,
qui se sont autonomisées l'une vis-à-vis de l'autre" (26.2/510, Théories II, p. 608). Dans les
pages des Grundrisse auxquels nous avons puisé plus haut, Marx prévoit l'effondrement
de la production de valeur comme conséquence du déploiement de la logique de la valeur
: "Le vol du temps de travail d'autrui, sur quoi repose la richesse actuelle, apparaît comme une
base misérable comparée à celle, nouvellement développée, qui a été créée par la grande
industrie elle-même. Dès lors que le travail sous sa forme immédiate a cessé d'être la
grande source de la richesse, le temps de travail cesse nécessairement d'être sa mesure et,
par suite, la valeur d'échange d'être la mesure de la valeur d'usage. Le surtravail de la masse
a cessé d'être la condition du développement de la richesse générale, de même que le non-
travail de quelques-uns a cessé d'être la condition du développement des pouvoirs
universels du cerveau humain. Cela signifie l'écroulement de la production reposant sur
la valeur d'échange, et le procès de production matériel immédiat perd lui-même la forme

de pénurie et de contradiction" (42/601, Grund. II, p. 193) 253. Cela signifiera, pour le
répéter encore une fois, l'abolition du travail comme base de la richesse, non son
triomphe.

253Nous tenons évidemment pour fausses les opinions des auteurs qui, comme Korsch, veulent distinguer chez

Marx entre le "révolutionnaire" subjectif et le "chercheur" objectif et qui veulent opposer les écrits de jeunesse,
qui seraient immédiatement révolutionnaires, surtout le Manifeste, à la prétendue résignation des œuvres de la
maturité qui porteraient au réformisme (Korsch 1923, aussi bien que Korsch 1938). En vérité, ce sont - au moins
d'un point de vue actuel - justement les œuvres marxiennes de critique de l'économie politique qui sont les plus
"révolutionnaires", parce qu'elles fondent l'espoir d'un changement non pas dans le malaise subjectif d'une
classe exclue, définie en termes sociologiques, et qui n'existe plus dans la forme décrite par Marx. La critique de
l'économie politique mise plutôt sur les contradictions internes de la société capitaliste et sur son incapacité à les
surmonter. Ce sont justement les disciples d'une théorie à la Korsch qui sont aujourd'hui résignés.
191
Le travail vivant est-il le pivot de la théorie marxienne ?

Nos considérations sur la subordination du travail vivant au travail mort sont


assurément en contradiction avec ce qui aujourd'hui semble rester comme le plus petit
dénominateur commun entre les marxistes. Comme représentative de ce point commun
on peut considérer la position de l'argentin E. Dussel, auteur d'un ample commentaire
récent à la critique de l'économie politique de Marx. Pour lui, "ce n'est pas le travail
abstrait et concret, ni la différence entre valeur d'usage et valeur d'échange, qui constitue
la distinction fondamentale de toute la pensée de Marx. C'est au contraire - et sans que
Marx lui-même en ait eu conscience - la différence entre le « travail vivant » et le « travail
objectivé » (Dussel 1999, p. 152). Donc, bien que Marx lui-même n'ait pas eu conscience
que le travail vivant était son point de départ, le fétichisme consiste justement dans le fait
de négliger ce rôle central du travail vivant : "Le « travail vivant » [...] est la catégorie qui
engendre toutes les autres catégories de Marx. Ne pas référer au « travail vivant » quelque
catégorie que ce soit constitue le caractère fétichiste de chacune d'elles" (idem, pp. 152-153).
Il est donc logique que Dussel identifie la critique marxienne du fétichisme avec celle de
la formule trinitaire avancée dans le IIIe volume du Capital . Il considère le fait que le
chapitre sur le fétichisme se trouve dans le premier volume du Capital comme une erreur
de nature biographique : le manuscrit de 1865 du IIe volume du Capital, comme l'écrit
Dussel, "s'achève sur le chapitre 7 qui parle des « revenus », c'est-à-dire de la question du
fétichisme - dans lequel il recourt à beaucoup de réflexions faites à la fin des Théories sur la
plus-value, de 1863" (idem, p. 147). Selon Dussel, Marx a rédigé le chapitre sur le fétichisme

192
en dernier, et donc "ce texte, avec lequel beaucoup de gens commencent à lire Marx, est
exactement la fin de son œuvre éditée - où Marx introduisit, peut-être, la question du
fétichisme (qui devait occuper sa place naturelle à la fin du IIIe volume) par avance",
parce qu'il pressentit qu'il ne terminerait pas son œuvre (idem, p. 150). Un discours comme
celui de Dussel ne voit naturellement dans la valeur et dans l'argent rien d'autre qu'une
présupposition dont il est inutile parler, et il considère comme la contribution véritable de
Marx l'analyse de la plus-value et du capital : "Le Capital, son discours dialectique,
logique, essentiel, commence avec la « transformation de l'argent en capital ». C'est la base
de notre prétention à fournir une réinterprétation totale du discours dialectique de Marx.
Marx commence, dans les quatre rédactions, avec le « chapitre du capital » [...] La
question de la marchandise et celle de l'argent étaient des présupposés nécessaires pour l'«
explication » (donc, pour savoir ce qu'est l'argent, du travail vivant « objectivé »), mais Le
Capital commence lorsque, à partir de la circulation, et comme contradiction, le « travail
vivant » est « subsumé » dans le procès de travail qui est l'origine primaire du capital
(idem, p. 148). Mais dans ce digest de tous les lieux communs du marxisme traditionnel,
savoir où se trouve la "réinterprétation totale" reste un secret de l'auteur.

Les méprises à propos du rôle du travail limitent nécessairement toute


compréhension du fétichisme. On le voit dans l'étude soignée que J. Grespan a publiée
récemment au Brésil sur le concept marxien de crise. D'une part, l'auteur affirme que pour
Marx la crise est déjà contenue dans la structure de base du capital et que "pour Marx,
cette vision inversée n'est pas une illusion des agents économiques ou des économistes «
classiques », car c'est la réalité bourgeoise qui détermine le « fétichisme » (Grespan 1998,
p. 60). Grespan reconnaît que "la valeur n'est pas simplement différente de la valeur
d'usage ; le travail abstrait n'est pas le simple genre qui comprend les travaux concrets et
spécifiques, en se distinguant seulement à cet égard ; il est aussi une « substance »,
quelque chose de réel qui s'oppose à eux, parce que sa réalité est celle d'un procès qui les
subordonne et les contrôle" (idem, p. 65). Grespan semble parler ici de l'abstraction réelle.
Cependant, à propos du fétiche du capital il écrit que celui-ci "ne consiste pas seulement
dans l'illusion que le capital soit aussi une source autonome de production de valeur, mais
consiste avant tout en son pouvoir effectif de subordonner à lui-même le travail et les
conditions de son auto-valorisation (idem, pp. 124-125). Il parle donc du pouvoir de

193
commander et de sa dissimulation. La "formule trinitaire" apparaît alors comme une
forme supérieure de fétichisme : "À partir de cette dimension nouvelle du fétichisme - le
capital comme créateur de valeur à côté du travail - surgit une autre dimension, que Marx
exprima comme « formule trinitaire » de la valeur" (idem, p. 276). L'effet défétichisant de
la crise consiste donc pour Grespan aussi, comme pour la tradition marxiste, dans ce que
les ouvriers prennent conscience de leur fonction véritable à l'intérieur du procès de
production : "La question est si, et jusqu'à quel point, la crise peut agir comme négation de
la négation fétichiste du capital ; si, et jusqu'à quel point, la crise peut dévoiler les
apparences dont se travestit le capital, et de cette façon permettre que les agents
individuels prennent conscience de la réalité profonde qui gouverne leurs actions" (idem,
p. 275). Le fétichisme apparaît comme naturalisation de la crise, lorsque l'idéologie
bourgeoise explique celle-ci comme résultat du hasard, d'actes individuels ou
d'interventions erronées de la part de l'État. Pour Grespan, la crise est la "manifestation
nécessaire de la démesure dans l'autovalorisation du capital, déterminée par les
impulsions opposées dans la sphère de production, établies par la contradiction de base
dans la relation entre capital et travail salarié" (idem, p. 281). Pour Grespan aussi la
contradiction fondamentale est donc celle qui existe entre capital et travail salarié.

Qu'est-ce qu'il y a de faux dans cette assertion, selon la "critique de la valeur" ?


Pourquoi considère-t-elle le fait de négliger la valeur pour s'occuper tout de suite de la
plus-value comme une erreur des marxistes traditionnels ? Il est indéniable que la plus-
value est la dernière finalité de toute la production de valeur et que les valeurs ne sont
créées que pour obtenir à la fin de la plus-value. Il est également évident que l'opposition
entre travail vivant et travail mort, entre travail salarié et capital est un phénomène bien
plus visible que la valeur elle-même. C'était encore plus vrai à l'époque de Marx, et il a
effectivement consacré la plus grande part de son œuvre à l'analyse de cette opposition -
même s'il s'est bien gardé de l'appeler l'"opposition fondamentale". Enfin, il est vrai que
pendant de longs siècles, la marchandise était restée un phénomène "de niche", limité à la
circulation, un échange occasionnel de produits presque toujours obtenus par
appropriation directe. C'est seulement là où le travail salarié "libre" se trouve en face du
capital, que la marchandise pénètre la production, et ensuite la société entière, de manière
que la valeur se transforme de catégorie analytique en catégorie vraiment historique. Une

194
production de marchandises à grande échelle sans capital n'a jamais existé, et c'est
seulement là où prédominent le capital et le travail salarié qu'arrive à son plein
développement la forme-cellule, la marchandise. Malgré cela, la valeur et la marchandise
ne sont pas de simples "présupposés", au sens où on peut appeler "présupposé" de la
production capitaliste le fait qu'il y ait des produits, ou, plus spécifiquement, qu'il y ait un
surproduit, ou qu'il y ait un groupe social qui s'approprie du surproduit. Des présupposés
de ce genre sont des conditions nécessaires, mais non suffisantes de la production
capitaliste de plus-value ; celle-ci ne découle pas inévitablement de ceux-là. Nous avons
cependant vu que la valeur porte inévitablement à la plus-value, dès que se sont produites
les conditions historiques nécessaires. C'est pourquoi la critique de la plus-value n'a de
sens qu'en tant que critique de la valeur. Il en résulte également qu'une abolition de la
production de plus-value sans abolition de la production de valeur n'est pas possible. Cela
explique aussi pourquoi les marxistes, de toutes tendances, sont arrivés si rarement à cette
conclusion théorique : ils étaient presque toujours occupés avec zèle de voir quelque part
dans le monde déjà à l'œuvre l'abolition de la production de plus-value, mais évidemment
sans pouvoir affirmer que il n'y avait plus là de valeur.
L'opposition entre le travail vivant et le travail mort ne constitue pas le centre de la
critique de Marx. Quelque importante qu'ait été historiquement cette opposition, il
s'agissait toutefois de deux formes de valeur, donc d'un conflit interne à la société
marchande. Comme nous l'avons dit, Marx ne présente pas comme but le triomphe du
travail vivant sur le travail mort, mais, au contraire, la diminution du travail vivant et la
plus grande utilisation possible de travail mort ; celui-ci constitue le vrai résultat de
l'évolution des forces génériques.
Si la plus-value n'est qu'une catégorie dérivée, il se pose la question de savoir si l'on
peut imaginer une production de valeur sans plus-value. La réponse doit être "non".
Même si le taux et la masse de plus-value baissent toujours, ils doivent exister de quelque
façon, parce qu'autrement la production de valeur en tant que telle perdrait sa raison
d'être. Mais n'en dérive-t-il pas l'existence nécessaire d'une classe exploitée de travailleurs
salariés ? Formellement oui, dans le sens qu'il doit effectivement y avoir quelqu'un qui
produit plus de valeur qu'il ne reçoit. Pourtant, cela ne doit pas nécessairement
correspondre à l'idée traditionnelle de masses d'ouvriers exploités (tandis que le
marxisme s'est fixé sur une forme d'existence historique et empirique de la catégorie

195
logique du "travailleur"). Aujourd'hui, au niveau mondial, une petite couche des
travailleurs productifs, qui souvent sont très bien payés, est capable, avec un emploi
extrêmement élevé de capital fixe (technologie), de produire pour ses employeurs une
plus-value beaucoup plus grande que celle que produiraient des masses de travailleurs à
bas salaire - aussi parce que les produits de ceux-là, à cause des mécanismes de la
concurrence sur le marché mondial, s'approprient une part surdimensionée de la création
mondiale de valeur. La nécessité de créer de la plus-value continue à exister
structurellement dans le capitalisme, mais aujourd'hui elle s'exprime moins dans
l'"exploitation" (surtout si cette "exploitation" est identifiée à la "pauvreté", parce qu'un
ouvrier européen, si grand que soit son surtravail, est riche à l'échelle mondiale) que dans
l'expulsion d'une partie toujours croissante de l'humanité du procès de production tout
court, et donc de toutes les possibilités de reproduction et de survie. L'absorption de
travail vivant reste toujours le "carburant" du mode de production capitaliste, mais là où
elle fonctionne, elle garantit au moins la survie des exploités. Aujourd'hui, cependant, une
partie toujours grandissante de l'humanité n'est plus "utile" pour la logique de la
valorisation. Non une armée croissante de prolétaires, mais une humanité superflue :
voilà le stade final du capitalisme et de sa nécessité continuelle de créer de la plus-value.
C'est le résultat de la contradiction entre les capacités élaborées par le genre humain et
leur forme effective, qui est aliénée.
Tout cela fait comprendre pourquoi, vis-à-vis des progrès de la barbarie, on peut
aujourd'hui affirmer quelque chose comme un "point de vue de l'humanité", au delà des
classes - mais sans oublier que certaines parties de l'humanité montrent beaucoup plus

d'intérêt que d'autres pour le maintien de la logique de la valeur 254. Une autre chose
devrait être également évidente : si nous invitons ceux qui ne parlent que de la plus-value
et de l'exploitation, à considérer d'abord la valeur et le travail abstrait, il ne s'agit
nullement d'un exercice de style intellectuel, qui ne veut pas se salir les mains avec la
réalité banale du monde de travail, mais il s'agit au contraire d'une voie pour arriver à
l'analyse de réalités qui sont peut-être encore plus tristes.
Nous sommes donc arrivés de nouveau à la crise de la valeur comme principe de
socialisation. Cette crise consiste en ce que la société du travail se trouve sans travail et

196
doit déclarer à des peuples entiers qu'ils n'ont plus cours. Elle s'exprime dans le fait que
l'État national en tant que mécanisme de régulation est en train de disparaître. Elle se
démontre dans la crise écologique, lorsque, afin de continuer la création de valeur, le
monde entier est jeté dans le chaudron de la valorisation. Elle a mis en discussion le
rapport traditionnel des sexes, parce que le travail féminin en tant que "revers obscur" de
la valorisation ne peut pas être intégré dans la logique de la valeur (cf. Scholz 1992, Lohoff
1992, Trenkle 1992, Kurz 1992). En dernière analyse, le capitalisme étouffe à cause de la
croissance continuelle de travaux qui, du point de vue capitaliste, sont "non productifs" et
représentent des "faux frais" de la production de valeur (surtout les coûts des
infrastructures). Quand le capitalisme, pleinement développé, coïncide avec son concept,
ce n'est pas la fin de toute possibilité de crise, mais, tout au contraire, le début de la vraie
crise.

Nous avons voulu analyser la théorie de Marx dans la seule perspective nécessaire à
l'élucidation du concept de fétichisme. Il n'était pas dans notre intention de développer
une nouvelle interprétation intégrale de Marx, même si ici se trouvent peut-être réunis
quelques éléments pour une redétermination de la théorie marxienne et de son rôle pour
une analyse de la société actuelle. Cette démarche n'a rien à voir avec une énième
"révision" de Marx. Elle va également au-delà de la volonté, parfois affichée par certains,
de reconstituer la pensée originaire de Marx en la dégageant de ce que les marxistes en
ont fait. La critique de la valeur se propose plutôt de considérer l'œuvre de Marx même en
termes historiques. On peut appliquer à son œuvre les mêmes termes d'"ésotérique" et
"exotérique" qu'il a appliqués à Adam Smith (26.2/163, 166, Théories II, pp. 185, 188 - il
s'agit de la question de savoir si Smith pénètre jusqu'à l'essence du procès global, ou s'il se
place au point de vue du capitaliste individuel), que H. Heine et les jeunes hégéliens ont
appliqués à Hegel, d'autres à Platon, etc. Une partie de l'œuvre de Marx, et la partie
quantitativement prédominante, était "exotérique" : elle était une description de la société
de son époque et de son opposition entre les classes. Elle a servi au mouvement ouvrier et
à ses représentants comme légitimation de leur intégration effective dans la société de la
valeur. Marx lui-même n'avait pas conscience de décrire une société qui était encore loin

254"En tant que sujets ils [les sujets] sont des sujets du Capital. Qu'ils soient salariés ou capitalistes, importe peu,

ils sont les supports de processus qui les dépassent" (Vincent 1997, p. 18).
197
de "coïncider avec son concept"255. Elle conservait encore beaucoup de restes féodaux,
comme le fait d'exclure les ouvriers - qui, somme toute, sont des propriétaires de
marchandises comme les autres - des droits politiques. À beaucoup d'égards, le
mouvement ouvrier a promu l'établissement de la logique pure du capital contre les
entraves dérivées du passé et contre les intérêts myopes des propriétaires empiriques du
capital. Le marxisme avait donc, d'une certaine manière, raison lorsqu'il se réclamait d'une
partie de l'œuvre de Marx - la partie avec laquelle Marx était réellement un théoricien de
la modernisation. L'autre partie de l'œuvre de Marx, la partie "ésotérique", est la théorie

de la valeur256. En son temps, personne n'en avait pris acte, et non simplement par
mauvaise volonté. À cette époque-là il était difficile de reconnaître dans la valeur le
moteur du mouvement social, parce que le capitalisme était encore dans sa phase
ascendante. S'occuper de la valeur pouvait alors sembler une subtilité scolastique, face à
des problèmes comme la misère de larges couches de la population et leur exclusion des
droits civils. C'est seulement au cours du XXe siècle que le capitalisme s'est dégagé de son
imbrication avec des éléments prébourgeois. Maintenant, presque chaque besoin humain,
dans le monde entier, est satisfait, bien ou mal, sous forme de marchandise, et tous les
individus sont devenus des producteurs et des consommateurs dont la seule différence est
quantitative. Parallèlement, la forme marchandise a commencé à se libérer de son état
ésotérique de cellule germinale invisible et à diriger directement la société. C'est
aujourd'hui que devient réalité ce qui chez Marx était une anticipation hardie.
L'affirmation qu'une partie de la théorie de Marx est vieillie doit par conséquent
s'accompagner de cette autre affirmation : sa critique de la valeur, et donc sa théorie du
fétichisme, est aujourd'hui beaucoup plus actuelle et importante que jamais.

255"Marx, en décrivant dans Le Capital les vrais rapports seulement dans la mesure qu'ils « correspondent à

leur concept », dit en même temps que le capitalisme réel ne correspond pas forcément à son concept, n'est pas
nécessairement « adéquat à soi-même », mais que la forme, dans laquelle il existe, doit néanmoins être comprise
comme une manière d'existence vers laquelle le mouvement de la valeur est en marche ; cette manière est, pour
ainsi dire, contenue virtuellement dans ce mouvement" (Reichelt 1970, pp. 134-5).
256C'est donc une espèce de compliment involontaire si Colletti appelle "ésotériques" certaines pages de

l'analyse marxienne de la marchandise (Colletti 1975, p. 89).


198
QUATRIÈME CHAPITRE

LE FÉTICHISME ET LA VALEUR CHEZ LUKACS ET ADORNO

La critique de la valeur chez Adorno

Toute notre analyse précédente part du double caractère de la marchandise et du travail


qui la crée, et nous espérons avoir démontré que cette analyse est la seule interprétation du
concept de "fétichisme" qui corresponde aux intentions de Marx, et qui en outre se trouve
confirmée par son application à l'histoire de la société moderne. Maintenant nous nous
proposons de démontrer que ni Lukács ni Adorno ne reconnaissent correctement ce
double caractère, ou, du moins, qu'ils n'en font pas le point de départ de leurs théories.
Les écrits d'Adorno et l'œuvre tardive de Lukács ont une chose en commun : il y
manque une analyse des traits spécifiques du capitalisme qui le distinguent d'autres formes
de société. Tous les deux glissent, sans le vouloir, vers une métaphysique de l'histoire,
parce que leurs catégories du travail (chez Lukács) et de l'échange (chez Adorno)
deviennent des catégories supra-historiques qui se réfèrent à la socialisation humaine en
tant que telle et qui remontent jusqu'à une préhistoire lointaine. Au fond, tous les deux ne
déduisent pas leur analyse de la société moderne de la forme déterminée que prend la
production sociale dans le capitalisme, mais ils la déduisent du rapport entre l'homme et
la nature. Pour eux, le germe de l'histoire de la société moderne ne se trouve pas dans le
"concept" du capitalisme, c'est à dire dans la structure de la marchandise, mais est déjà
contenu dans les débuts de l'appropriation de la nature par les hommes. La
"naturalisation" des conditions de la production que Marx a toujours combattue (25/832,
Cap. III, pp. 859-860) revient donc ici sous une forme modifiée. Chez Lukács c'est la
"position téléologique" et chez Adorno c'est l'échange avec la nature dont dérive avec
nécessité tout le développement ultérieure. De cette manière, la société capitaliste apparaît
comme inévitable ; elle semble la conséquence de principes structuraux qui régissent toute

199
l'histoire humaine257. Chez Lukács, le caractère double du travail dans le capitalisme
semble être seulement une forme particulière et une continuation logique de la structure
de l'activité humaine - du "travail" - en tant que telle. Chez Adorno, l'échange de
marchandises n'est qu'une forme particulière et une continuation logique des précédents
rapports d'échange, à partir du sacrifice religieux et de l'échange archaïque de dons. À
Lukács aussi bien qu'à Adorno échappe le fait que le travail abstrait est une pure forme de
médiation, donc quelque chose d'intégralement social, qui n'a pas de rapport avec la
nature et la matière. Dans le travail abstrait il n'y a pas de relation entre sujet et objet et

pas de métabolisme avec la nature258.


Cette négligence est d'autant plus étonnante si l'on considère que l'un et l'autre ont
fourni des contributions très importantes à l'analyse du fétichisme. Adorno est assurément
l'un des "pères" de la "critique de la valeur" que nous avons résumée dans les chapitres
précédents. Nous avons aussi souligné que des auteurs comme Backhaus, Reichelt,
Postone et Kurz ont leur point de départ, au moins en partie, dans les théories d'Adorno.
Adorno a reconnu dans l'abstraction le noyau du capitalisme, et précisément dans sa forme
d'abstraction réelle: "Le processus d'abstraction transfiguré par la philosophie et qui n'est
attribué qu'au sujet connaissant, se déroule dans la société d'échanges réelle" (DN, p. 143).
Le caractère abstrait du concept hégélien correspond au caractère abstrait de la société
marchande : "Le principe d'équivalence du travail social fait de la société au sens
bourgeois moderne ce qu'il y a à la fois de plus abstrait et de plus réel, tout comme Hegel
l'enseigne de l'emphatique concept du concept [...] L'expérience inconsciente de soi du
travail social abstrait se transforme magiquement pour le sujet qui réfléchit sur elle"
(Adorno 1963, p. 28, tr. mod.). Adorno décrit l'abstraction réelle comme une abstraction
qui domine les hommes : il parle de la "totalité, en langage hégélien l'éther de la société,
éther qui tout pénètre. Mais il n'est rien moins qu'éthéré ; il est plutôt l'ens realissimum.
Dans la mesure où il semble abstrait, son caractère abstrait n'est pas dû à une pensée

257Certains interprètes ont trouvé quelque chose de pareil aussi dans L'Idéologie allemande, où, selon eux, Marx

et Engels considèrent les stades précapitalistes de l'évolution sociale comme des formes moins développées de
la même structure de base (Reichelt 1970, p. 254).
258"Puisque la valeur d'échange est une façon sociale déterminée d'exprimer le travail employé à fabriquer une

chose, elle ne peut guère contenir plus de matière naturelle que, par exemple, le cours des changes" (23/97, Cap.
I, p. 94).
200
extravagante, opiniâtre et étrangère aux faits, mais au rapport d'échange : l'abstraction
objective à qui le procès social vital obéit. La puissance que cette abstraction exerce sur les
hommes est plus tangible que celle de toute institution particulière" (SS, pp. 364-365).
Dans la même conférence Capitalisme tardif ou société industrialisée ? avec laquelle il ouvrit
en 1968 le XVIe congrès des sociologues allemands, Adorno met en relief que sa critique
ne porte pas sur une prétendue autonomisation de la technique : "Ce n'est pas la technique
qui est fatale, mais son imbrication avec les relations sociales qui la contiennent" (SS, pp.
362-363). Sa critique concerne plutôt la socialité aliénée : "Mais enfin ce sont les relations
des hommes, ensevelies sous les rapports de production, qui se sont autonomisées" (SS,
pp. 369-370). Le monde moderne entier est constitué par la marchandise : "La philosophie
de Hegel tire jusqu'au bout les conséquences du subjectivisme bourgeois, donc conçoit en
fait le monde dans son ensemble comme produit du travail - si l'on veut comme
marchandise " (Adorno 1963, p. 55).
Adorno s'est exprimé d'une manière très claire au sujet de l'abstraction réelle dans
cette page de l'essai Sociologie et recherche empirique de 1957 : "Le reproche d'idéalisme ne
doit pas être redouté par tous ceux qui attribuent le conceptuel à la réalité sociale. Ce
qu'on a en vu, ce n'est point tant la conceptualité constitutive du Sujet connaissant que
celle qui règne dans la chose même : même dans sa doctrine de la médiété conceptuelle de
tout étant, Hegel visait un réel décisif. La loi, selon laquelle se déroule la fatalité de
l'humanité, est celle de l'échange. Ceci, en revanche, ne relève pas simplement de
l'immédiat, mais est conceptuel ; l'acte d'échange implique la réduction des biens à
échanger l'un contre l'autre à quelque chose qui leur est équivalent, abstrait, et en aucune
façon matériel - au sens courant. Cependant, cette conceptualité médiatisante n'est ni une
formulation générale des attentes moyennes, ni un ajout abréviateur provenant d'une
science qui crée l'ordre ; la société telle quelle lui obéit, et elle fournit le modèle de tout
événement essentiel dans la société, modèle objectivement valable, indépendant de la
conscience des individus qui sont soumis à elle, ainsi que de celle du chercheur. Face à la
réalité physique et face à toutes les données palpables, on pourrait qualifier l'être
conceptuel d'illusion [Schein], parce que l'échange d'équivalences se fait de manière à la
fois juste et injuste; cependant, ce concept n'est pas une illusion dans les termes de
laquelle la science qui organise sublimerait la réalité; au contraire, il lui est immanent.
Mais le discours sur la non-réalité des lois sociales n'a qu'un droit critique, compte tenu

201
du caractère de fétiche de la marchandise. La valeur d'échange, qui est simplement pensée
par opposition à la valeur d'usage, domine le besoin humain et domine à la place de ce
besoin; l'illusion domine la réalité. Dans cette mesure, la société est le mythe et son
élucidation [Aufklärung ] est encore nécessaire, aujourd'hui comme hier. En même temps,
cependant, cette illusion est tout ce qu'il y a de plus réel, c'est la formule qui a permis

d'ensorceler le monde" (QA, pp. 68-69, tr. mod.)259. Dans Société, une conférence de 1966
qu'il a appelée "la quintessence de mes idées théoriques sur la société" (SS, p. 569), Adorno
parle du "fondement mauvais de la société en soi : l'échange dans la société moderne.
C'est dans sa réalisation universelle, pas seulement dans la réflexion scientifique, qu'a lieu
une abstraction objective ; qu'on fait abstraction de la nature qualitative des producteurs
et des consommateurs, du mode de production et même du besoin que le mécanisme
social satisfait en passant, comme quelque chose de secondaire. En premier vient le profit
[...] Le caractère abstrait de la valeur d'échange va de pair, avant toute stratification sociale
particulière, avec la domination de l'universel sur le particulier et de la société sur ses
membres. Elle n'est pas socialement neutre, comme le fait croire la logique de la réduction
à des unités tel que le temps social moyen de travail. Dans la réduction des hommes à
l'état d'agents et de porteurs de l'échange des marchandises se cache la domination de
certains hommes sur d'autres hommes […] Cela reste vrai malgré toutes les difficultés à
laquelle sont désormais confrontées certaines catégories de la critique de l'économie
politique. Le système total a la forme suivante: chacun doit se soumettre s'il ne veut pas
périr, qu'il soit subjectivement guidé par une « recherche du profit » ou non" (SS, pp. 13-
14). Cependant, la référence fréquente que fait Adorno à la "réduction", dans le sens de la
réduction au temps de travail socialement nécessaire, est elle-même très "réductive". En
effet, décisive n'est pas la réduction - même si naturellement elle existe - du travail
compliqué au travail simple moyen, mais l'abstraction effectuée à partir de la diversité
concrète des travaux particuliers utiles. En plus, avec l'expression "se cache" Adorno
semble concevoir le fétichisme comme une dissimulation. La formule dialectique de
l'"apparence réelle", fréquente chez Adorno, se retrouve quelques pages plus loin avec une
référence au fétichisme : "Face au fait que même les procès et les institutions sociaux
dominants ont leur origine dans des procès et des institutions humains et qu'ils sont

259Encore faut-il souligner que c'est seulement la valeur dont on peut dire qu'elle est "purement pensée", car la

202
essentiellement du travail objectivé d'hommes vivants, l'autonomie du dominant a, en
même temps, le caractère d'une idéologie, d'une apparence socialement nécessaire qu'il
faut comprendre et modifier. Mais pour la vie immédiate de l'homme, cette apparence est
l'ens realissimum . La force de gravitation des rapports sociaux fait son possible pour
renforcer cette apparence" (SS, p. 17, tr. mod.).
Dans la doctrine idéaliste du "sujet transcendantal", Adorno reconnaît l'abstraction
réelle : le sujet de la société de la marchandise n'est pas l'individu empirique, mais le sujet
abstrait en tant que résultat des relations marchandes. Au moins, ceci semble être le sens
d'affirmations adorniennes comme les suivantes, tirées d'un de ses derniers textes, les
Épilegomènes dialectiques sur le sujet et l'objet : "L'individu vivant tel qu'il est contraint
d'agir, et tel qu'il a été modelé, est - en tant qu'incarnation de l'homo oeconomicus - bien
plus le sujet transcendantal que ne l'est l'individu vivant qu'il est bien obligé de voir en
lui-même. C'est dans cette mesure que la théorie idéaliste est réaliste et n'eut pas à se
gêner devant des adversaires qui lui reprochaient son idéalisme. La doctrine du sujet
transcendantal reflète fidèlement l'antériorité des relations rationnelles abstraites
détachées des individus et de leur contexte, et dont l'échange fournit le modèle. Si la
structure déterminante de la société est la forme de l'échange, la rationalité de celle-ci
constitue les hommes [...] Ce qui est prétendument le plus évident, le sujet empirique,
devrait en fait être considéré comme quelque chose qui n'existe pas encore ; c'est sous cet
aspect que le sujet transcendantal est « constitutif»" (MC, pp. 264-265). L'homme véritable
pour Adorno donc n'est pas encore vraiment né.
Nous citons encore quelques phrases d'un cours donné par Adorno en 1962 pour
faire voir que dans les plis de sa théorie se cache une analyse qui va dans la direction de la
"critique de la valeur". Il y affirme que dans le processus d'échange, dans la réduction à la
valeur-travail, les hommes "ont accompli dans la réalité sociale une opération conceptuelle
[...] Moins cet élément conceptuel est produit par les hommes, mais réside dans la chose
même, plus sa puissance est grande" (Adorno-Backhaus 1962, pp. 503-504). "D'un côté, le
fétichisme de la marchandise est une apparence, de l'autre - et cela démontre la
supériorité de la puissance réifiée sur l'homme - il est la réalité plus réelle [...] On ne peut
comprendre des concepts comme le caractère fétiche des marchandises que si l'on ne les
transforme pas en catégories purement subjectives [...] La marchandise est la forme

valeur d'échange se manifeste sensiblement dans le rapport d'échange des marchandises.


203
originaire de l'idéologie, toutefois elle-même n'est pas simplement une fausse conscience,
mais découle de la structure de l'économie politique. C'est la véritable raison pour laquelle
la conscience est déterminée par l'être [...] Même si nous comprenons l'apparence, cela ne
change rien au caractère fétiche de la marchandise" (Adorno-Backhaus 1962, p. 508).

Ces assertions d'Adorno sont d'autant plus surprenantes qu'elles sont restées souvent
chez lui des intuitions sans qu'il tente de les approfondir. Adorno a donné des
contributions importantes à la critique du marxisme traditionnel. Déjà en 1945 il lui
adressait ce reproche : "Se rend suspect quiconque combine la critique du capitalisme et
celle du prolétariat qui, de plus en plus, n'est qu'un simple reflet des tendances de
l'évolution capitaliste", alors que, en même temps, "aucune idée tirée de la critique de
l'économie politique n'a plus de consistance pour les adhérents de la plate-forme de

gauche" (MM, pp. 109-110)260. Autrement dit : les marxistes traditionnels avaient
abandonné toute critique de l'économie politique pour se pétrifier dans la glorification du

prolétariat261. Mais à beaucoup d'égards, l'assimilation adornienne de la théorie de Marx


reste superficielle et retombe facilement dans des affirmations typiques du marxisme
traditionnel comme la suivante : "Si on ne retenait plus à personne aucune partie de son
travail vivant, l'identité rationnelle serait atteinte et la société serait au-delà du penser
identifiant" (DN, p. 120). Souvent, il voit l'essence du capitalisme dans la sphère de la
circulation et dans les rapports de propriété : "À la fin sont décisifs, fût-ce indirectement,
les rapports de pouvoir, la domination des entrepreneurs sur l'appareil de production"
(SS, p. 10), bien qu'il sût, par ailleurs, que les "objets" du "procès économique" "depuis
longtemps ne sont plus seulement les masses, mais aussi les dominateurs et leur suite"
(SS, p. 360). En 1968, Adorno était peut-être très fier de répéter des lieux communs du
marxisme traditionnel, comme celui-ci : "La théorie marxiste avait sa base dans la position
des entrepreneurs et des ouvriers à l'intérieur du procès de production, en dernière
analyse dans la domination sur les moyens de production" (SS, p. 355). Il est parfois

260C'est presque incroyable, mais là où Adorno avait écrit : "aucune idée tirée de la critique de l'économie

politique", la traduction française donne : "aucune idée tirée de l'économie politique" !


261Cette mentalité s'étend même beaucoup au delà des marxistes traditionnels : les traducteurs des Minima

Moralia ont écrit "aucune idée tirée de l'économie politique" au lieu d'"aucune idée tirée de la critique de
l'économie politique", comme si c'était la même chose.
204
évident qu'il a lu Marx à travers Histoire et conscience de classe : "La conscience de classe,
dont pour la théorie de Marx dépend le saut qualitatif, était, selon lui, en même temps un
épiphénomène" (SS, pp. 358-359). Il parlait du "pivot de la théorie marxienne, la doctrine
de la plus-value", qui serait mise en crise par la diminution de la part du travail vivant,
"par tendance jusqu'à une valeur limite" ; selon lui il en résulte "la difficulté rédhibitoire
de fonder objectivement la formation des classes sans la théorie de la plus-value" (SS, p.

359)262. Pour Adorno aussi, défendre les idées fondamentales de Marx signifie insister
sur la notion de lutte des classes : "La différence entre les classes, dissimulée
subjectivement, croît objectivement à cause de la concentration du capital qui avance sans
arrêt" (SS, p. 15).
L'opposition entre les deux interprétations de Marx que propose Adorno - celle
traditionnelle, centrée sur les classes, est celle qui est basée sur la valeur - est bien visible
dans ces mots contenus dans l'Introduction à la querelle allemande des sciences sociales :
"L'unité de la critique au sens scientifique et métascientifique apparaît de manière
grandiose dans l'œuvre de Marx : elle porte le nom de critique de l'économie politique
parce qu'elle se propose de faire dériver de l'échange et de la forme marchandise, ainsi
que de leur contradiction immanente et « logique » le tout qui doit être critiqué dans son
droit à l'existence. L'affirmation de l'équivalence de ce qui est échangé, base de tout
échange, est désavoué par ce qui en est la conséquence. En s'étendant, en vertu de sa
dynamique immanente, au travail vivant des hommes, le principe d'échange se renverse
fatalement en inégalité objective, l'inégalité des classes. Bref, la contradiction est la
suivante : dans l'échange tout va comme il se doit et pourtant rien ne va comme il se doit"
(QA, p. 26, tr. mod.). La première phrase, selon laquelle Marx fait dériver le capitalisme
des contradictions de la forme valeur, contient une affirmation importante, bien
qu'énoncée d'une façon très générale. Mais elle est aussitôt démentie par le passage
immédiat de la valeur à la plus-value, avec lequel Adorno se comporte en marxiste
traditionnel. Dans le cours de 1962, déjà cité, Adorno dit : "Le rapport d'échange est en
vérité formé d'avance par les relations de classe : il y a un accès inégal aux moyens de
production, voilà le noyau de la théorie" (Adorno-Backhaus, p. 506). Quelques phrases
avant, il avait affirmé apparemment le contraire : "Dans les pays occidentaux, l'on attribue

262Il est très curieux qu'Adorno évidemment n'ait pas noté que la doctrine de la baisse tendancielle du taux de

205
à Marx que sa théorie part de la conscience de classe subjective et prolétarienne. C'est
justement ce qu'il ne voulait pas dire". La médiation entre ces deux affirmations d'Adorno
a lieu dans la phrase qui suit immédiatement celle que nous venons de citer : "La théorie
libérale se trouve confrontée avec sa propre prétention, à propos de l'acte d'échange"
(Adorno-Backhaus, p. 505). C'est donc l"injustice" contenue dans l'échange entre le travail
vivant et le travail mort, et, en dernière analyse, une motivation éthique, qui constituent le
point de départ de Marx aux yeux d'Adorno, qui croit y retrouver son propre procédé de
la "critique immanente".

Plus que la marchandise et la valeur, c'est la catégorie de l'"échange" qui est centrale
chez Adorno dès le début. Dans la Dialectique de la Raison, l'origine de l'échange est
localisée dans le sacrifice. Dans le sacrifice, l'homme cherchait à gagner les bonnes grâces
des dieux, et en même temps il essayait de les forcer à lui faire certaines faveurs en
échange d'un sacrifice de plus en plus symbolique, jusqu'à la simple fraude. "Pour des
hécatombes d'une certaine importance, on compte sur la faveur de certaines divinités. Si
l'échange représente la forme profane du sacrifice, ce dernier apparaît déjà comme le
modèle magique de l'échange rationnel, un stratagème permettant aux hommes de
dominer les dieux" (DR, pp. 63-64). Cela reflétait le fait que l'homme devait se plier aux
règles de la nature pour pouvoir ensuite la vaincre, en utilisant les lois de la nature même.
Le pas suivant dans la formation du principe de l'équivalence est le don de l'hôte (DR, p.
63). La ruse d'Ulysse, prototype du bourgeois, consiste dans l'usage systématique de
l'élément de tricherie que contiennent tout sacrifice et tout échange, où l'autre reçoit sa
part et cependant est trompé.
Si Adorno appelle souvent "injuste" l'échange, il semble se référer en premier lieu à
la suppression de la qualité et de l'individualité de l'élément particulier. Bien sûr, Adorno
dit aussi que "l'échange d'équivalents consista justement dès l'origine à échanger en son
nom du non-équivalent, à s'approprier la plus-value du travail" (DN, pp. 119-120). Mais il
dit plus souvent que déjà l'"échange simple" - c'est-à-dire où il n'y a pas production de
plus-value - est "injuste". Ce qui se trouve au centre de son propos, c'est l'isomorphisme
entre l'échange et la ratio occidentale : "De même que dans l'échange, chacun trouve son
compte alors qu'il en résulte pourtant l'injustice sociale, de même la forme de réflexion

profit est chez Marx une conséquence de sa théorie de la plus-value, et non sa réfutation.
206
d'une économie fondée sur l'échange, la raison dominante, est juste, générale et pourtant
partiale, instrument de privilège dans l'égalité" (DR, p. 218). Dans l'échange, la réduction
de tous les objets à des unités égales entre elles, qui sont à la disposition du sujet, retombe
sur les sujets et leur inflige un nivellement similaire : "Ce qui fait plier les sujets sous le
joug, le principe pur de l'être-pour-un-autre, [c'est] le principe du caractère de la
marchandise. Pour produire une équivalence et une comparabilité universelles, il
discrédite partout les déterminations qualitatives, il a tendance à tout niveler. Mais ce
même caractère de marchandise, domination médiatisée des hommes sur les hommes, fixe
les sujets dans leur minorité ; leur majorité et la liberté d'avoir du qualitatif iraient de
pair" (DN, p. 80, tr. mod.).

La catégorie de l'échange, si importante chez Adorno, reste cependant très peu


déterminée. L'aspect le plus problématique est le fait qu'Adorno postule une continuité
entre l'échange en tant que tel, même dans ses formes les plus archaïques, et l'échange de
marchandises. En vérité, l'échange de marchandises n'est pas une simple continuation de
l'échange, conçu en termes formels comme un principe très général et supra-historique.
L'échange des produits de travail en tant que marchandises n'est pas identique avec
l'échange tout court, car c'est seulement la marchandise qui a besoin, à cause du double
caractère du travail qui y est représenté, de se transformer dans la forme naturelle d'une
marchandise exclue (l'argent), qui ensuite devient capital. La transaction d'objets ne
devient échange que dans le moment où ils sont comparés et égalisés en tant que quantités
de travail abstrait ; donc non à partir du moment - que la Dialectique de la Raison place au
centre - où le don demande un contre-don. D'autre part, l'échange occasionnel de
marchandises, qui constitue le fond du chapitre sur Ulysse dans la Dialectique de la Raison,
est bien distinct du moment historique ultérieur où la valeur devient le sujet social. Cela
arrive seulement lorsque le capital s'oppose à la force de travail devenue marchandise.
Jusqu'à ce moment-là, la valeur se trouve toujours en conflit avec la socialisation directe
du travail. L'échange de marchandises peut occuper la surface d'une société, pendant qu'à
sa base le travail est approprié directement, par exemple dans l'esclavage. La base du
"principe d'échange", la valeur et le travail humain abstrait, est déjà "posée" dans la
relation simple de valeur ; mais ce n'est que dans le capitalisme qu'ils deviennent le

207
principe structural de la socialisation du travail 263. Adorno se réfère seulement au type
de fétichisme qui existe dans le rapport entre deux marchandises. Il ne voit pas que le
fétichisme ne détermine la société entière et ne devient universel que là où ce
dédoublement a pour résultat l'argent, et donc le capital qui s'oppose au travail libre. La
valeur devient la "forme totale" de la société au moment où elle se dégage de sa forme
embryonnaire, qui a duré des milliers d'années, pour devenir auto-réflexive : dans la
circulation élargie, la valeur ne médiatise pas la circulation des valeurs d'usage, mais a
pour objet soi-même et son élargissement. Alors la circulation simple n'est plus rien
d'autre que la surface du capital, devenu le sujet social.

Adorno et la critique du concept d'aliénation

Nous voulons d'abord analyser pourquoi Adorno affiche beaucoup de réserves


envers les concepts d'"aliénation" et de "réification" et pourquoi chez lui les concepts
d'"aliénation" et de "fétichisme" semblent être presque l'un le contraire de l'autre. Pour lui
c'est un "fait qu'à la catégorie de la réification qui était inspirée par l'idéal d'une
immédiateté subjective sans faille, ne [revient] plus [un] caractère clef" (DN, p. 293). Un
premier reproche - mais qui n'est pas le plus important - qu'Adorno adresse à ce concept
est celui de distraire l'attention des problèmes plus urgents : "Le lamento sur la réification
glisse plutôt sur ce point dont souffrent les hommes, qu'il ne le dénonce [...] Par rapport à
la possibilité d'une catastrophe totale, la réification est un épiphénomène" (DN, p. 151). Il

263On peut dire qu'Adorno "ne voit pas que dans le rapport d'échange est contenu en germe le développement

vers le rapport de capital. Ce n'est que dans ce dernier que la « société d'échange » coïncide avec son propre
concept" (Müller 1977, p. 193).
208
approuve le remplacement de la notion d'"aliénation" par celle de "fétichisme de la
marchandise" que Marx avait opéré dans Le Capital (DN, p. 217). Adorno veut ramener la
"réification", devenue une vague catégorie à la mode, au fétichisme de la marchandise :
"Le concept économique de valeur [...] est le phénomène originaire de la réification, c'est
la valeur d'échange de la marchandise. C'est à partir de la valeur d'échange que Marx a
développé son analyse du fétichisme de la marchandise qui déchiffrait le concept de
valeur comme le reflet d'un rapport entre êtres humains pris comme une propriété des
choses" (QA, p. 54). Sa critique du concept de réification envisage surtout un point de vue
qui oppose à la réification une "immédiateté" mythifiée : "La fluidification de tout chosifié
sans résidu régresserait dans le subjectivisme de l'acte pur, hypostasierait la médiation
comme immédiateté. Pure immédiateté et fétichisme sont également non vrais" (DN, p.
293). Le concept d'aliénation est refusé nettement par Adorno; il parle de "l'hostilité à
l'égard de l'autre, de l'étranger [das Fremde], dont le nom ne résonne pas par hasard dans
aliénation [Entfremdung]" (DN, p. 151). Selon Adorno, l'aliénation est "le niveau de
conscience subjective" qui correspond à la réification et qui est, plus encore que la
réification elle-même, un simple épiphénomène. Là où l'on insiste sur l'"aliénation", il voit
donc de l'"idéalisme", parce que l'on centre la critique sur un phénomène appartenant à la
seule conscience. Ce reproche est adressé aussi à Histoire et Conscience de classe (DN, p.
151), dont Adorno a cependant subi l'influence et qui semble lui servir fréquemment de
point de repère, même sans que ce livre soit nommé. De plus, Adorno voit dans le
discours sur l'"aliénation" un désir dangereux de retourner vers une "essence" perdue de
l'homme qui se situerait dans le passé : "L'aliénation de soi est devenue un concept
apologétique, parce qu'elle donne à comprendre, avec des airs paternalistes, que l'homme
se serait séparé d'un en-soi qu'il a toujours été, alors qu'en fait il ne l'a jamais été" (DN, p.
217). Adorno considère comme une simple illusion toute tentative de projeter l'idée de
l'homme total et non aliéné dans le passé : "Si jadis l'harmonie du sujet et de l'objet avait
pu régner, elle était comme celle que nous connaissons, obtenue par la pression et fragile"
(DN, p. 152). La situation de l'individu moderne est "faussement désignée par le terme
aliénation - comme si l'époque pré-individuelle avait connu la proximité" (MC, p. 277),
c'est-à-dire qu'il y avait toujours quelque forme d'"aliénation". Il n'y pas un homme éternel
qui est extérieurement mécanisé ou aliéné, mais le capitalisme crée lui-même un type

209
d'homme intégralement nouveau avec une "composition organique" toujours plus élevée
(MM, pp. 213-214).
La confusion entre l'objectivité et l'aliénation est, selon Adorno, un trait essentiel de
l'idéalisme et du subjectivisme. Il n'entend pas nier, à la manière des positivistes,
l'existence de la "réification", mais il prend ses distances à l'égard de tous ceux qui
définissent la réification comme une négation du sujet au profit du monde objectif. Selon
Adorno, la réification moderne est, au contraire, le résultat du triomphe de la raison
subjective. À partir de Fichte, la philosophie idéaliste a répété continuellement que le
monde n'est qu'un produit de l'homme. Ainsi, cette philosophie est d'une part une
idéologie qui offre aux sujets une consolation mensongère pour les récompenser de leur
impuissance réelle, et elle exprime un désir de domination totale. Adorno décrit avec des
termes très forts les grands systèmes idéalistes comme une impulsion effrénée à manger et
comme "ventre devenu esprit". Ils rationalisent les pulsions de l'animal de proie en leur
fournissant des justifications : la proie à dévorer, tout comme le non-je, doivent être

méchants et mériter qu'on les agresse264. Mais en même temps, l'idéalisme représente
aussi une prise de conscience du fait que la réalité sociale et historique est effectivement
en bonne partie produite par l'homme lui-même (Cf. DN pp. 150-151 ; MC, p. 264.).
Dans la Dialectique négative, Adorno affirme que sa philosophie trace les lignes
fondamentales pour une philosophie vraiment matérialiste sachant profiter des
acquisitions de l'idéalisme, mais s'émancipant du principe d'identité. Le "matérialisme"
qu'Adorno cherche à élaborer serait précisément le dépassement de l'oppression de l'objet
et la restauration des droits de l'objet, autant au niveau gnoséologique qu'à celui du
rapport de l'homme avec la nature. On peut dire que le souci central d'Adorno est la
tentative de faire éclater l'idéalisme "du dedans" en utilisant la "critique immanente".
Cette méthode, centrale chez Adorno, revient à confronter les promesses et les résultats,
au lieu de mesurer l'objet de la critique avec des paramètres pris "du dehors". D'autre
part, Adorno ne renonce pas à chercher l'origine des concepts idéalistes dans la réalité
sociale et historique: "La critique de la société est une critique de la connaissance et
inversement" (MC, p. 267). Aussi, chez Adorno la gnoséologie et la théorie sociale
coïncident-elles virtuellement. L'assujettissement du particulier à l'universel, l'échange et la
domination forment une espèce de trinité : ils sont, respectivement sur le plan conceptuel,

210
social et politique, la même chose, sans qu'on puisse établir un rapport de priorité entre
eux. C'est l'échange qui lie la réalité sociale et la critique de la connaissance. Dans la
conférence Société (1966) il dit : "Le caractère abstrait de la valeur d'échange va de pair,
avant toute stratification sociale particulière, avec la domination de l'universel sur le
particulier [...] La connexion totale a la forme suivante : chacun doit se soumettre s'il ne
veut pas périr" (SS, pp. 13-14). Il stigmatise "la domination universelle de la valeur
d'échange sur les hommes, qui empêche a priori les sujets d'être des sujets, rabaisse la
subjectivité elle-même à un simple objet" (DN, p. 143), étant donné qu'avec la valeur
d'échange "tous les moments qualitatifs se trouvent aplatis" (DN, p. 76) et tout est "mutilé"
(MC 270). Le caractère de fétiche dont la marchandise se charge "s'étend à tous les aspects
de la vie sociale qu'il fige progressivement" (DR, p. 44). Tandis que la valeur d'usage est

"étiolée" (TE, p. 314), ce qui est consommé est la valeur d'échange (TE, p. 43) 265.
La base commune de la pensée identifiante et de l'échange est précisément le
principe d'équivalence, c'est-à-dire la possibilité de mesurer des objets divers avec la même
échelle, en faisant abstraction de leur qualité et en les réduisant à de simples quantités
d'une même matière. La négation de toute qualité et de tout aspect individuel est
essentielle dans la réduction des divers travaux humains et de leurs produits à des
quantités de travail humain abstrait. Cette négation est "originairement apparentée au
principe d'identification. C'est dans l'échange que ce principe a son modèle social et
l'échange n'existerait pas sans ce principe; par l'échange, des êtres singuliers et des
performances non-identiques deviennent commensurables, identiques" (DN, p. 119).
Autant que dans l'identité, "dans le rapport universel d'échange, tous les moments
qualitatifs se trouvent aplatis" (DN, p. 76).
Par conséquent, l'objet dans sa non-identité avec le sujet, la valeur d'usage et la
liberté coïncident chez Adorno. Le résultat de l'identité est l'annulation de l'identité, pas
seulement au niveau de la pensée, mais aussi bien comme conséquence de l'économie
marchande : "Le principe d'identité - qui domine tout -, le fait qu'on puisse comparer
d'une façon abstraite leur travail social, les pousse jusqu'à anéantir leur identité" (SS, p.

264Cf. : "L'être vivant qu'on veut dévorer doit nécessairement être mauvais" (DN, p. 26).
265Adorno était arrivé à cette conclusion déjà dans les années trente (cf. Adorno 1938, p. 147) et il la répète

trente ans plus tard : "Dans le champ de ce qui n'est pas nécessaire pour la survie pure et simple, on tend à jouir
des valeurs d'échange en tant que telles, détachées" (SS, p. 362).
211
13). Selon Adorno, l'objet et le sujet ne forment pas une dernière dualité insurmontable, et
ne peuvent pas non plus être reconduits à une dernière unité, comme l'"être", mais ils se
constituent l'un l'autre (DN, p. 140). Cela est évidemment la position de Hegel, mais à la
différence de celui-ci, Adorno juge que les médiations objectives du sujet sont plus
importantes que les médiations subjectives de l'objet (MC, pp. 265-267), étant donné que la
subjectivité n'est qu'une forme de l'existence de l'objet. On peut dire en termes plus

concrets : la nature peut aussi exister sans l'homme, mais pas l'homme sans la nature 266.
Ce qu'Adorno reproche à toute "philosophie de l'identité" c'est que ses catégories ne sont
que des moyens pour le sujet de chercher à s'emparer du monde. L'objet est identifié à
travers les catégories établies par le sujet, et ainsi l'identité de l'objet, sa qualité de
individuum ineffabile, se perd et il est réduit à l'identité avec le sujet. La façon dont la
"pensée identifiante" connaît une chose, c'est de la déterminer comme exemple d'un genre;
mais en agissant ainsi, elle n'y trouve que ce qu'elle-même y a mis auparavant, et elle ne
peut jamais connaître la vraie identité de l'objet (DN, p. 118). Selon Adorno, d'un côté, il
faut redonner à l'objet son autonomie, sa propre identité violée par le sujet. D'un autre
côté, il ne se cache pas que dans le monde présent l'homme se trouve souvent confronté à
une objectivité hostile qui tend à transformer l'homme en chose. Bien entendu, le terme,
fréquent chez lui, de "conscience réifiée" (MC, p. 215) a toujours un sens négatif. Mais en
même temps, il remarque que "la réification et la conscience réifiée actualisèrent avec
l'essor des sciences de la nature, aussi la potentialité d'un monde sans manque" (DN, p.
152). On ne peut même pas séparer nettement les deux aspects: "Dans le chosifié, ces deux
éléments sont réunis: le non-identique de l'objet et l'assujettissement des hommes aux
conditions de production dominantes" (DN, p. 152). Le double visage de la lutte contre les
choses se démontre dans le subjectivisme philosophique : "Anti-idéologique, il le fut dans
la mesure où il perça à jour l'être en soi du monde, qui est confirmé par la conscience
conventionnelle irréfléchie, comme ce qui est simplement produit, comme ce qui se
conserve de façon mauvaise" (DN, p. 151, tr. mod.). L'idéalisme était donc capable de
reconnaître dans les choses le produit de l'activité humaine. D'autre part, cette résistance à
la marchandise et à la réification tire "sa force tenace" "d'une opposition mal dirigée
contre ce qui est établi : contre sa chosification. En la relativisant ou la liquéfiant, la

266 Cette problématique est bien reconstruite chez Kager (1988, pp. 149-179).

212
philosophie se croit au-dessus de la suprématie de la marchandise et au-dessus de sa
forme subjective de réflexion, la conscience réifiée" (DN, p. 150).
Mais Adorno entend prouver que c'est précisément la pensée qui s'appuie sur les
catégories d'identité qui engendre la réification. L'arme principale de la critique
"immanente" qu'exerce Adorno est la démonstration que l'identité imposée
unilatéralement par le sujet n'est pas du tout une vraie identité : "Le principe d'identité
absolue est contradictoire en soi. Il perpétue la non-identité, mais opprimée et dégradée"
(DN, p. 249). Ce principe, au lieu de supprimer l'antagonisme, comme il le proclame,
l'éternise, étant donné que la dictature d'un particulier - le sujet - , même promu à
l'universel, n'est pas une vraie unité. Et il ne parvient pas plus à faire triompher le sujet :
puisqu'une relation d'identité est toujours réversible, on peut dire que, si l'objet est tout à
fait égal au sujet, le sujet est aussi égal à l'objet, c'est-à-dire qu'il est entièrement

chosifié267. Bien sûr, Adorno accepte la définition hégélienne de la vérité comme identité
de l'identité et de la non-identité, mais il reproche à Hegel d'avoir mis un accent unilatéral
sur l'identité (DN, p. 249). La "non-identité" d'Adorno ne signifie pas la reconnaissance
d'un antagonisme éternel ; selon lui, une vraie non-identité est encore à construire.
Adorno admet qu'un des problèmes de la société moderne naît de ce que les
individus ne possèdent pas une vraie identité, mais il affirme que cela dérive justement
du nivellement de toutes les qualités opéré par l'échange. La valeur d'échange, qui rend
égaux les objets les plus disparates, est l'expression sur le plan social du principe
d'identité (cf. par exemple SS, p. 13). On a ici un exemple typique de la manière de
procéder d'Adorno. Il démontre que la théorie selon laquelle dans le monde tout est esprit
mène au résultat que dans le monde tout est "simple étant": "La philosophie du sujet
absolu, total, est particulière. La réversibilité de la thèse de l'identité qui est inhérente à
cette thèse, opère à l'encontre de son principe spirituel. Si l'étant se laisse totalement
dériver de l'esprit, celui-ci, pour son malheur, devient semblable au simple étant qu'il
prétend contredire : sinon, esprit et étant ne seraient pas d'accord. C'est justement
l'insatiable principe d'identité qui éternise l'antagonisme en opprimant ce qui est porteur
de contradiction" (DN, pp. 116-117, tr. mod.). De cette façon, Adorno prouve que le
subjectivisme est l'ennemi du sujet : "Plus le moi s'élève de façon souveraine au-dessus de
l'étant, plus il se transforme subrepticement en objet et plus il renie ironiquement son rôle

213
constitutif" (DN, pp. 141-142). Le sujet s'intéresse aux objets dans la mesure où il peut les
manipuler, les "prendre", et pour cela il doit en faire de simples "choses" - avec pour
résultat de se trouver soi-même chose dans un monde de choses. La critique indifférenciée
de la "réification" est donc solidaire, sans le savoir, de la réification, parce qu'un monde
dans lequel aucune objectivité ne s'opposerait au sujet est un monde où le sujet s'est rendu
égal au monde objectif. Adorno admet que les temps modernes sont effectivement
caractérisés par une "réification", mais il critique ceux qui - qu'il s'agisse de marxistes ou
de Heidegger -, en parlant de "réification", font preuve d'une aversion générale contre
toute objectivité. Adorno leur reproche de saboter les possibilités réelles de conciliation
entre l'objet et le sujet ; selon lui, il faut surmonter la fausse alternative entre l'éternisation
de leur antagonisme et son unification violente, destinée à échouer. "S'il était licite de faire
des spéculations sur l'état de la réconciliation, on n'y verrait ni l'unité indifférenciée du
sujet et de l'objet, ni leur opposition hostile : on y percevrait plutôt la communication de
ce qui est différencié" (MC, p. 263 ; nous avons presque entièrement refait la traduction).
Dans un tel état pacifié, l'existence de choses extérieures au sujet ne serait plus une
menace pour le sujet, mais une occasion d'enrichissement; il "n'annexerait pas ce qui est
étranger [das Fremde] avec un impérialisme philosophique, mais trouverait son bonheur à
ce que dans la proximité qu'on lui confère, il demeure le lointain et le différent" (DN 152).
La vraie cause de l'"aliénation" [Entfremdung] est la peur de ce qui est "étranger" [fremd], et
"si ce qui est étranger n'était plus proscrit, l'aliénation n'existerait plus guère" (DN, p. 139).
Le sujet ne peut accepter un Fremdes au-delà de lui : "Même seulement restreint, le sujet
est déjà destitué. Il sait pourquoi il se sent absolument menacé, selon la mesure de sa
propre absoluité, par le moindre débordement du non-identique" (DN, p. 146). Dans Le
Jargon de l'authenticité, Adorno affirme que pour la philosophie de l'identité, comme celle
de Heidegger, "la moindre trace au-delà d'une telle identité serait aussi insupportable que
l'est pour le fasciste celui qui est d'un type différent, dans un coin quelconque du monde"
(Adorno 1964, p. 138). Ici, l'on voit la méthode d'Adorno qui consiste à établir des
parallèles entre certaines données philosophiques, "abstraites", et des données "concrètes"
appartenant à l'histoire, au monde social ou à la psychologie. La crainte et la haine de ce
qui est différent du sujet ne constituent pas seulement un mode de la pensée, mais aussi,

267On trouve la même argumentation déjà dans DR, p. 44.

214
concrètement, le nazi qui persécute le juif. Cependant, Adorno ne veut pas assigner de
priorité à l'un des deux facteurs, le mental ou le social.
Contre cet impérialisme de la pensée, Adorno fait appel à la dialectique : il veut en
faire "la conscience rigoureuse de la non-identité" (DN, p. 13). Dans cette entreprise, il
utilise le concept de "fétichisme de la marchandise" pour désigner un des pôles de la
fausse conscience, opposé au pôle des rêves de "pure immédiateté", qui sont également
faux (DN, p. 13). Adorno préfère le concept de "fétichisme" et le considère comme la
réponse matérialiste à la notion d'"aliénation", parce qu'il rend compte de l'ambiguïté de

toute objectivité268. La critique du fétichisme de la marchandise est la dénonciation d'une


fausse objectivité, l'attribution d'un caractère de chose aux rapports sociaux : "Chez Marx
déjà s'exprime la différence entre le primat de l'objet comme quelque chose à produire de
façon critique et sa caricature dans ce qui est établi, sa distorsion due au caractère de la
marchandise" (DN, p. 151). Le fétichisme est la fausse forme du primat de l'objet. Sans
doute existe aussi une subordination de type malsain des hommes aux choses : "Si les
hommes n'étaient plus obligés de se mettre au même niveau que les choses, ils n'auraient
plus besoin d'une superstructure chosifiée [dinghaft] ni ne se verraient obligés de se
projeter comme invariant selon le modèle de ce qui est chosifié [Dinglichkeit]" (DN, p. 81).
Comme on l'a vu, le refoulement de l'objet produit la réification aussi de ce qui devrait
être subjectif, et la notion de fétichisme en est la critique.
Tout ce que nous avons dit jusqu'ici est résumé dans l'alinéa suivant de la Dialectique
négative que par conséquent nous citons entièrement : "En dépit du primat de l'objet, la
chosification du monde est aussi apparence. Elle conduit les sujets à attribuer la condition
sociale de leur production aux choses en soi. Ceci est développé dans le chapitre du
fétichisme chez Marx, qui est vraiment un morceau de l'héritage de la philosophie
allemande classique. Même son motif systématique y survit ; le caractère fétiche de la
marchandise n'est pas imputé à une conscience qui s'égare subjectivement, mais déduit
objectivement de l'a priori social, du processus d'échange. Chez Marx déjà s'exprime la
différence entre le primat de l'objet comme quelque chose à produire de façon critique et
sa caricature dans ce qui est établi, sa distorsion due au caractère de la marchandise.
L'échange en tant qu'antécédent a une objectivité réelle et est en même temps non vrai

215
objectivement, il enfreint son principe, celui de l'équivalence ; c'est pourquoi il produit
nécessairement une fausse conscience, l'idole du marché. Ce n'est que d'une façon
sardonique que le caractère spontané [naturwüchsig] de la société relève de la loi naturelle
; la suprématie de l'économie n'est pas un invariant. Pour se consoler, le penser s'imagine
facilement posséder la pierre philosophale en la dissolution de la réification et du
caractère marchand. Mais la réification elle-même est la forme de la réflexion de la fausse
objectivité; centrer la théorie sur elle qui est une figure de la conscience, rend acceptable la
théorie critique pour un point de vue idéaliste, pour la conscience dominante et
l'inconscient collectif. C'est là ce qui vaut aux écrits de jeunesse de Marx, par opposition
au Capital, leur faveur actuelle, en particulier chez les théologiens" (DN, p. 151, tr. mod.).
Ici, il y a surtout trois aspects qui méritent d'être soulignés : le rôle central de la critique
du fétichisme, la distinction entre "réification" et "fétichisme" et l'interprétation du
fétichisme comme un phénomène réel.
Les marxistes traditionnels ont souvent reproché à Adorno de négliger la structure
des classes. En effet, Adorno avait bien compris que la valeur imprime à tous les membres
de la société qu'elle structure le même schéma de perception et de pensée. Par conséquent,
la situation des individus ne s'épuise pas dans leur appartenance à une classe. Mais
souvent la critique adornienne de la vision trop "classiste" du marxisme traditionnel n'est
pas le fruit de son dépassement critique et retombe plutôt dans l'autorépresentation de la
société bourgeoise. Dans l'échange en tant que phénomène de la circulation simple,
comme échange de marchandises déjà produites, règne, comme on sait, une fiction qui est
constitutive de l'autoreprésentation bourgeoise : les sujets individuels sont reconnus
socialement comme partenaires libres et égaux, comme propriétaires privés. Pour Adorno,
cet échange libre, égal et juste n'était pas une pure fiction au XIXe siècle. Il a été violé
depuis par le grand capital, surtout dans sa phase monopoliste qui suspend la circulation.
Parfois Adorno semble vouloir retourner, même comme idéal du futur, à ce "paradis",
lorsque la société capitaliste était vraiment ce qu'au XXe siècle elle était seulement dans
son idéologie. À cette conception naïve d'Adorno on peut effectivement opposer le fait
"classiste" que dans la société capitaliste la logique d'échange ne fonctionne pas sans
capital et sans travail salarié et qu'Adorno se trompe donc lorsqu'il présuppose l'existence

268Cf. : "On ne peut pas se limiter aux phénomènes de l'aliénation ; en soi, l'aliénation est une catégorie idéaliste.

Cependant, elle dérive du caractère marchand de l'économie" (Adorno-Backhaus, p. 512).


216
d'"un seul masque de caractère pour tous les membres de la société, celle du participant à

l'échange" (Müller 1977, pp. 196-197)269.

Si Adorno a une compréhension insuffisante de la valeur, c'est une conséquence de


son compréhension insuffisante du travail abstrait. Celle-ci limite la portée de sa critique
du travail en tant que tel, même si cette critique reste notable. Il stigmatise le
productivisme, la production comme but autonomisé : "La production est devenue une fin
en soi qui a empêché la fin : la liberté illimitée réalisée" (SS, p. 366) et comme poursuite de
finalités insensées : "Les fantasmes autour de l'homme sans inhibition, éclatant d'énergie,
créateur, ont été peu a peu envahis par le fétichisme de la marchandise [...] Une société
libérée de ses entraves pourrait bien se rappeler que les forces de production ne sont pas
le dernier substrat de l'homme, mais représentent sa forme historique adaptée à la
production de marchandises. Peut-être la société vraie se lassera-t-elle du développement
et - toute à sa liberté - laissera-t-elle des possibilités inédites au lieu de se précipiter sous
l'effet de contraintes démentes vers des étoiles lointaines. [...] La jouissance elle-même en
serait atteinte dans la mesure où son schéma actuel est inséparable de l'activisme, de la
planification, de la volonté qu'on impose, de l'assujettissement. Rien faire comme une bête, se
laisser aller au fil de l'eau et regarder tranquillement le ciel […] pourrait remplacer

l'action, l'accomplissement" (MM, pp. 147-148)270. Mais ici, le caractère tautologique de la


production et sa contrainte à s'accroître sont déduits par Adorno plutôt de la structure de
la technique que des contradictions de la marchandise. Sa critique ne part pas du travail
abstrait, pour qui le travail concret n'est qu'un support, mais part de l'ambiguïté qui serait

intrinsèque à toute domination sur la nature et à toute autoconservation 271. Lorsqu'il


affirme que l'"intérêt général" serait de se "libérer du travail hétéronome" (SS, p. 363), il

269Müller en tire une conclusion qui paraphrase une affirmation célèbre de Horkheimer : "Qui ne veut pas

parler du capital et du travail salarié doit se taire à propos du rapport d'échange et du fétichisme" (Müller 1977,
p. 199).
270Dans le même livre il espère dans l'arrivée d'un monde qu'"un jour" "ne sera plus soumis à la loi du travail"

(MM, p. 108).
271Trop souvent, Adorno parle de manière très générale du "caractère social du travail" ou du fait que

"l'autoconservation des sujets dépend du travail des autres" (Adorno 1963, p. 26), ce qui naturellement
s'applique à toute société humaine.
217
semble ignorer que dans la société de la marchandise le travail "autodéterminé" est

soumis aux mêmes contraintes structurelles que tout autre travail 272. Cependant, sa mise
en discussion de la glorification du travail avancée par la pensée bourgeoise est tout à fait
remarquable, et plutôt rare à cette époque : "C'est en cela d'emblée qu'on peut accuser la
philosophie hégélienne d'être une idéologie: d'être l'interprétation qui surenchérit
démesurément sur l'éloge bourgeois du travail [...] Pour autant que le monde forme un
système, il ne le devient précisément que grâce à l'universalité fermée du travail social [...]
Puisqu'il n'y a pas de connaissance qui ne soit passée par le travail, celui-ci devient à tort
ou à raison l'absolu, la perdition devient salut" (Adorno 1963, p. 34). Il est encore plus
remarquable qu'à ce propos Adorno fait appel à Marx : "Si Marx, dans la Critique du
programme de Gotha, objecta aux lassaliens que ce n'est pas seulement le travail - comme il
était d'usage de le rabâcher chez les socialistes vulgaires - qui est la source de la richesse
sociale, ce qu'il a voulu dire par là, à une époque où il avait déjà laissé derrière lui la
thématique philosophique officielle, c'est philosophiquement ceci, que le travail ne doit
être hypostasié sous aucune forme, que ce soit celle du labeur manuel ou celle de la
production intellectuelle. Une telle hypostase ne fait que répéter l'illusion de la
prédominance du principe productif" (DN, p. 142; une longue citation tirée de la Critique
du programme de Gotha se trouve aussi dans Adorno 1963, p. 32). Cependant, le caractère de
fin en soi qu'a le travail abstrait apparaît ici comme une simple conséquence d'un
"principe productif" très ancien. Adorno met en relief que la glorification du travail n'est
pas une qualité "socialiste", mais est au contraire ce qu'il y a de plus bourgeois (seul ceux

272Chez H. Marcuse aussi, on trouve l'esquisse d'une critique du travail. Dans Raison et révolution (écrit en

1939), il y a un chapitre entier sur "L'abolition du travail", où Marcuse affirme que pour Marx "l'abolition du
prolétariat équivaut également à l'abolition du travail en tant que tel [...] La conception que Marx se fait du futur
mode de travail est si différente du mode présent qu'il hésite à employer le même terme de « travail » pour
désigner à la fois le processus matériel de la société capitaliste et celui de la société communiste" (Marcuse 1939,
p. 340). Déjà dans un article de 1933, Marcuse avait essayé, en faisant appel à Hegel, à von Stein et à Marx,
d'élaborer les traits fondamentaux d'une "ontologie du travail" en tant qu'"agir", "comme un mouvement
fondamental de l'existence humaine, comme un mouvement qui domine de manière permanente et continue tout
l'être de l'homme" (Marcuse 1933, p. 27), et non comme une "activité" spécifique. Tout en affirmant "que, par
conséquent, l'évidence apparente avec laquelle s'impose le concept économique de travail conduise à préjuger
des questions les plus graves" (idem, p. 23, tr. mod.), il ne critique pas le concept de travail en tant que tel, mais il
218
qui confondent la société bourgeoise développée avec ses débuts encore semi-féodaux
pourraient le nier) : "Ceux qui disposent du travail des autres lui attribuent une dignité en
soi, un caractère absolu et originaire, précisément parce que le travail n'est travail que
pour les autres. La métaphysique du travail et l'appropriation du travail d'autrui sont
complémentaires" (Adorno 1963, p. 32). Ce sont les couches dominantes qui célèbrent
aujourd'hui les louanges du travail : "L'hypostase du travail en absolu est en effet celle du
rapport de classes. Une humanité libérée du travail serait libérée de la domination. C'est
ce que sait l'esprit sans avoir le droit de le savoir; voilà toute la misère de la philosophie"
(Adorno 1963, p. 35).

La domination comme catégorie atemporelle

On sait que la Théorie critique a annoncé très tôt que le fonctionnement "pur" du
capitalisme selon la "loi de la valeur" avait été suspendu par les interventions étatiques et
les "monopoles" qui avaient soumis la sphère de la circulation à leurs dispositions

autoritaires273. Cette conception, développée par F. Polock autour de 1936 et codifiée en


1942 par M. Horkheimer dans L'État autoritaire, affirmait que l'État et les monopoles
étaient capables de diriger l'économie capitaliste à volonté et de la libérer des
contradictions résultant de la nature de la valeur autant que de l'opposition du prolétariat.
À cette époque-là, une telle théorie pouvait s'appuyer sur l'évidence empirique. Mais
même après, jusqu'aux années soixante-dix, presque toute la gauche était convaincue que
la "sphère politique" avait pris le dessus sur la "sphère économique". Toute dynamique
historique intérieure et toutes les contradictions du capitalisme semblaient arrivées à leur
fin. Ainsi, on ne pouvait plus imaginer une véritable crise du système, sinon comme

intervention purement volontariste d'une subjectivité externe 274.

veut simplement mettre en relief "que l'origine du travail n'est nullement à rechercher dans la sphère
économique, qu'il plonge ses racines dans le mouvement même de l'existence humaine" (idem, p. 33).
273Les œuvres standard à cet égard sont Jay (1976) et Wiggershaus (1986).
274Cette idée se trouvait dans beaucoup de théories des années cinquante et soixante qui n'avaient rien à voir

avec la Théorie critique de l'École de Francfort, par exemple dans la production de la revue Socialisme ou
Barbarie.
219
La Théorie critique avait reconnu, à la différence des marxistes traditionnels,
l'émergence d'un stade qualitativement nouveau du capitalisme. Toutefois, pour elle la fin
du capitalisme libéral signifiait que le marché et la propriété privé étaient pratiquement
abolis, mais sans les conséquences émancipatrices qu'on en avait attendues. Dans le
capitalisme d'État, la production ne serait plus une production de marchandises, mais une
production orientée vers l'usage - cependant, sans résultats positifs. Si le contrôle de l'État
sur le marché implique que les "lois économiques" perdent leur importance fondamentale,
alors ces lois n'appartiennent qu'au marché, et c'est seulement le marché qui transforme
un bien en une marchandise, qui autrement resterait une valeur d'usage. Si l'État remplace
le marché comme agent de la distribution, la sphère économique est donc - toujours selon
la Théorie critique - essentiellement suspendue, et le capitalisme d'État n'a pas de
développement ou de dynamique intérieure, parce qu'il signifie le plein contrôle conscient
de l'économie. Il n'est, par conséquent, limité par aucune loi économique. Seul le
capitalisme libéral présentait donc des contradictions et une dynamique, tandis que
maintenant le profit même est subordonné au pouvoir. Ce résultat doit avoir ses racines
dans le caractère du travail même. Au lieu d'être l'origine de la liberté, comme le pensent
les marxistes traditionnels, le travail devient le lieu de la non-liberté. Puisque la Théorie
critique ne reconnaissait pas les traits spécifiques du travail capitaliste, elle attribuait ses
caractéristiques au travail en tant que rapport instrumental avec la nature : la réification
n'est donc plus la conséquence de la production marchande, mais de la domination sur la
nature. Mais tant la valorisation positive du travail comme émancipateur, typique des
marxistes traditionnels, que sa considération négative comme activité instrumentale dans
la Théorie critique restent unilatérales et ne tiennent pas compte du double caractère du
travail, pivot de la théorie de Marx.
Bien qu'Adorno n'ait pas participé directement à l'élaboration de la théorie du
capitalisme monopoliste, il l'a défendue tout au long de sa vie. En 1945 il parla de "la
transition de la médiation universelle de la relation sociale - médiation qui, en tant
qu'échange, requiert toujours une limitation des intérêts particuliers obtenus grâce à lui -
vers la domination directe" (MM, p. 142). Vingt-trois ans plus tard il dit dans sa
conférence Capitalisme tardif ou société industrialisée ? : "La force de résistance du système,
mais indirectement aussi la théorie de l'effondrement, ont trouvé leur confirmation dans
l'interventionnisme; son télos est la transition vers la domination indépendamment des

220
mécanismes de marché" (SS, p. 368). Dans la discussion qui suivit cette conférence il ajouta
: "Dans la société actuelle il existe une tendance - je parle explicitement d'une tendance -
qui porterait cette société, si ses formes politiques devaient par la contrainte s'adapter
radicalement aux formes économiques, à se diriger vers des formes immédiatement et
précisément méta-économiques, c'est-à-dire qui ne seraient plus définies par le mécanisme
classique de l'échange [...] Alors le concept de domination gagne de nouveau une certaine
prépondérance face aux procès purement économiques (SS, pp. 583-584). Pour Adorno,
l'économie fait partie de la domination. Pour cette raison, son développement interne ne
peut jamais être porteur de liberté, et la problématique de l'exploitation économique fait
partie de la catégorie, plus vaste, de la domination. Il le dit très clairement en 1942 dans
un de ses premiers textes de nature sociologique, les Réflexions sur la théorie des classes,
alors non publiées : "Ce ne sont pas les lois de l'échange qui ont amené la domination la
plus récente en tant que forme historiquement adéquate de la reproduction de la société
entière, mais l'ancienne domination s'était insérée à l'époque dans l'appareil économique
pour le détruire sitôt qu'elle en avait le contrôle total" (SS, p. 381). Selon ce texte, si la
théorie de la paupérisation croissante ne s'est pas vérifiée, cela s'explique par le fait que la
sphère économique ne suit pas seulement ses propres lois immanentes, mais se trouve
réorganisée par l'intervention étatique, c'est-à-dire par la domination sociale (par ex. SS, p.
385). Déjà dans les années trente, l'Institut pour la recherche sociale avait remplacé la
notion de "domination de classe" par celle de "domination" tout court. Dans cette optique,
la domination sur son propre soi - sur sa propre nature intérieure - est le début et la
condition de la domination sur la nature extérieure et sur les autres hommes. Les
différents types de domination sont liés étroitement, et ils constituent la base de l'histoire
humaine, en en déterminant le caractère contradictoire. "L'éveil du sujet se paie de la
reconnaissance du pouvoir comme principe de toutes les relations [...] dans cette
métamorphose, la nature des choses se révèle toujours la même: le substrat de la
domination" (DR, pp. 26-27). Entre la domination sur le plan social et celle sur le plan
logique, il y a une espèce d'isomorphisme : "L'universalité des idées, telle que la
développe la logique discursive, la domination dans la sphère conceptuelle, s'est instaurée
sur la base de la domination du réel" (DR, p. 31). Mais il faut aussi tenir compte du fait
que l'Aufklärung, qui est évidemment un produit de la pensée rationnelle, "s'oppose à la
domination en général" (DR, pp. 55-56). Si, selon Adorno, le développement des forces

221
productives ne peut pas assurer la libération des rapports de production, c'est justement
parce qu'elles contiennent en elles-mêmes le principe de la domination. Et si la
domination accompagne l'humanité dès l'aube des temps, elle continue aujourd'hui à
exister, même dans la démocratie formelle. Adorno l'affirme explicitement beaucoup plus
tard, dans la conférence Capitalisme tardif ou société industrialisée ?, déjà citée, où il s'oppose
à toutes les théories sociologiques sur le fonctionnement "harmonieux" de la société (SS,
pp. 358-361, 586). Adorno y dit, avec un optimisme insolite, que la domination est, en
principe, dépassable : "Aujourd'hui il faut se consacrer à une critique radicale de la
domination" et "il faut travailler afin qu'un jour soit possible quelque chose comme une
pluralité, une association d'hommes libres et singuliers" au lieu de "prétendre que la
pluralité est déjà présente" (SS, p. 586). Mais, dans d'autres écrits, Adorno parle aussi de la
"répression vieille comme les éons" (SS, p. 88) qui se confond avec la structure même du
"moi". Pour Adorno, ces affirmations ne sont pas inconciliables : le dépassement des côtés
négatifs du principe d'identité et la réconciliation entre la nature et le sujet existent
effectivement : dans les grandes œuvres d'art.

La logique de la valeur dans le capitalisme, et la structure de classe qui en dérive,


sont donc chez Adorno de simples cas particuliers d'une constante supra-historique, à
savoir les rapports de domination. En effet, il parle de "la domination qui s'affirme et
s'éternise dans le principe d'équivalence" (DN, p. 143). La "domination" est souvent
ramenée par Adorno à la séparation entre travail physique et mental, au "privilège" et à la
"violence physique" (DN, p. 142), donc à des facteurs qui ne sont pas exclusifs de la
société marchande. Il faut se demander si cette critique d'Adorno est dirigée
spécifiquement contre les conditions de la société moderne, en y voyant un mode de vivre
et de produire qui, puisqu'il est récent, peut aussi être dépassé dans le présent; ou si sa
critique considère les phénomènes négatifs de la société moderne comme une partie de la
condition anthropologique de l'homme, de telle façon que ceux-ci sont destinés à durer à
jamais. À première vue, Adorno s'oppose à toute tentative de faire de la "réification" une
constante de toute vie humaine : "Ce n'est qu'avec non-vérité que la réification est à
renvoyer à l'être et à l'histoire de l'être, afin que soit déploré et sanctifié comme destin ce
que l'autoréflexion et la praxis qui en jaillit pourraient peut-être changer" (DN, p. 78, tr.
mod.). Le "mur" entre le sujet et l'objet n'est pas un "mur ontologique", mais il est dressé

222
par l'histoire (MC, p. 270). Et dans le texte de 1942, déjà cité, Adorno critique la science
nominaliste qui transforme "l'oligarchie, l'idéologie, l'intégration et la division du travail,
qui sont des moments de l'histoire de la domination" en "catégories générales de la
socialisation de l'homme" (SS, p. 382).
Mais si pour Adorno la réification, la pensée identifiante et la rationalité de l'échange
sont des phénomènes historiques qui ont une genèse déterminable et qui sont liés à des
conditions concrètes, sa conception de ces phénomènes les place en même temps à une
telle distance qu'elle finit par être analogue à celle que s'en font les philosophes qu'il
critique. Il relie la pensée identifiante à la prédominance de la marchandise; mais il ne voit
pas dans la prédominance de la marchandise un phénomène spécifiquement moderne.
Adorno retrouve les traits fondamentaux de la pensée de l'identité dans des phénomènes
de la vie humaine qui sont si universels que, en dépit de ses assertions contraires, ils
semblent bel et bien appartenir à une "condition humaine". Selon Adorno, les structures
les plus fondamentales du langage reflètent les catégories de l'identité, et elles sont même
leur base : le principe d'identité, à savoir la procédure consistant à identifier une chose en
l'identifiant avec autre chose qu'elle n'est pas, se trouve déjà dans la simple copule "est"

(DN, pp. 85-89)275. Pourtant, dans le même livre Adorno affirme - nous l'avons déjà vu -
que pour dépasser la pensée identifiante il suffirait d'abolir l'exploitation (DN, p. 120), ce
qui, somme tout, semble plus facile que se passer du mot "est". Toujours selon Adorno,
dans les propositions prédicatives l'objet en question est identifié à travers sa réduction à
un exemple d'un genre (DN, p. 119). La logique et ses catégories sont le fruit des rapports
de domination entre les hommes (DR, p. 38). Adorno insiste souvent sur la nécessité de

critiquer toute idéologie - pour lui synonyme de "fausse conscience" 276 - mais en même
temps il souligne que "l'identité est la forme originaire [Urform] de l'idéologie" et que
"l'idéologie doit sa capacité de résistance à l'Aufklärung à sa complicité avec le penser
identifiant : avec le penser en général" (DN, p. 121). Même si l'on tient compte du fait que,
chez Adorno, il ne s'agit jamais ni de condamner ni de glorifier la pensée rationnelle, mais
de la pousser à l'"autoréflexion", il reste cependant difficile à comprendre comment on

275Cf. : "La langue et les processus de réification sont solidement imbriqués. La seule forme de la copule, du «

est », poursuit déjà cette intention d'épingler" (Adorno 1963, p. 112).


276Sur ce point-là, il existe entre Adorno et Lukács la même opposition qu'au sujet de l'objectivité des

catégories.
223
peut dépasser l'idéologie, si ses prémisses sont inscrites déjà dans les formes les plus
élémentaires de la pensée humaine, d'autant plus si à côté de la pensée l'"activité" aussi est
un "cryptogramme de la domination" et si la "violence" est" "immanente" à la praxis et "se
maintient dans ses sublimations" (TE, p. 333). Parfois, c'est tout le processus de
l'acquisition progressive par l'homme des instruments conceptuels nécessaires pour saisir
la structure du monde qui tend à être considéré par Adorno comme une manipulation

subjective. Adorno ne nie pas que celle-ci a aussi des côtés positifs277, mais il semble
considérer toute science et toute technique, toute logique et toute mathématique, et même
le langage ordinaire, comme irrémédiablement voués à ne pouvoir fonctionner qu'en
faisant violence à la vraie nature des choses; celle-ci recouvre ses droits seulement dans les
cas-limites de la langue parataxique de Hölderlin (cf. "Parataxis", en NL), ou de la
musique de Schönberg, ou dans d'autres grandes œuvres d'art.

Ce problème est encore plus évident lorsqu'on considère les théories de la Dialectique
de la Raison sur la genèse de la raison instrumentale. La division entre la chose et son
concept a son origine déjà dans la période animiste, lorsqu'on a commencé à distinguer
entre l'arbre, dans sa présence physique, et l'esprit qui l'habite (DR, p. 32). La formation
du "moi" identique dans le temps avait rendu nécessaire de donner à chaque chose une
identité fixe, en la qualifiant comme appartenant à un genre, tandis que, avant ce stade, le
chaman et ses rites "s'adressaient au vent, à la pluie, au serpent au-dehors, ou au démon
dans le malade, et non à des matières ou des spécimens" (DR, p. 27). Mais Adorno et
Horkheimer n'ont aucune nostalgie pour les stades passés de l'évolution historique, et
leurs observations ont pour but de trouver les racines les plus lointaines de la pensée
mathématisante et quantitative - de la "raison instrumentale" - qui est un des aspects de
l'Aufklärung. À l'époque d'Homère, cela fait déjà longtemps que l'on a séparé l'objet et le
sujet et que "l'identité de toutes les choses entre elles se paie par l'impossibilité de chaque
chose d'être identique à elle-même" (DR, p. 30). Ce procès est parallèle à l'instauration de
la distance entre le maître et l'esclave. La formation de la pensée identifiante se situe donc
à l'aube de l'histoire, et elle n'est ni un hasard ni un "oubli de l'être", mais l'élément central
de la lutte de l'homme contre la nature. Il assure sa survie au prix de son adaptation à la
nature, même dans ses lois les plus cruelles. Adorno et Horkheimer ne rejettent pas cette

277Cf. le passage dans DN p. 152, déjà cité.


224
évolution comme une erreur, mais ils veulent souligner l'ambiguïté qui en fait toujours
partie.
Le "principe d'échange" reste toujours égal, de même que le sujet. Pour Adorno,
celui-ci est identique au détachement par rapport à la nature et existe dès le début en tant
que domination sur la nature, avec toute la problématique qui en découle. C'est pourquoi
chez Adorno il n'existe pas de vrai développement, pas de contradiction en procès, mais
seulement l'éternelle lutte de deux principes ontologiques. On peut dire que, selon
Adorno, les traits distinctifs de la pensée moderne se retrouvent déjà à l'aube de l'histoire,
bien que sous une forme embryonnaire. Tout le reste de l'histoire ne semble être qu'un
déploiement de cette situation d'origine, déploiement dans lequel se répète toujours la
même "dialectique de l'Aufklärung " : "De Parménide à Russell, la devise reste : unité. Ce
que l'on continue à exiger, c'est la destruction des dieux et des qualités" (DR, p. 25). De ce
point de vue, entre les philosophes ioniens et les positivistes, il n'y a pas de différence
fondamentale. La singularité de diverses époques historiques semble s'effacer devant un
principe unitaire qui existe dès le début et qui ne fait que se déployer peu à peu. C'est déjà
la thèse avec laquelle commence la Dialectique de la raison qui le dit : "Le mythe lui-même
est déjà Raison et la Raison se retourne en mythologie" (DR, p. 18). Ainsi, chez Adorno et
Horkheimer des concepts comme bourgeoisie, et tout ce qui en relève, ne sont plus des
catégories historiques, mais deviennent des catégories ontologiques : "Les origines de la
raison, du libéralisme, de l'esprit bourgeois sont en réalité beaucoup plus lointaines que
ne l'admettent les historiens selon lesquels la notion de bourgeois n'apparaît qu'à la fin de
la féodalité médiévale [...] [Une telle conception] identifie l'histoire universelle à la
Raison" (DR, pp. 59-60). Même le fascisme est alors déjà contenu dans le début de la
civilisation : en 1942 Adorno écrit que "la forme la plus récente de l'injustice jette toujours
une lumière sur la totalité" de l'histoire (SS, p. 374). Parfois, Adorno n'hésite même pas à
décrire le capitalisme comme un prolongement du "manger et être-mangé" des animaux,
en effaçant ainsi toute distinction entre nature et société : "Au profit de la sacro-sainte
théorie, on ne peut nullement exorciser la possibilité que la contrainte sociale soit un
héritage biologico-animal; l'assujettissement inéluctable du monde animal se reproduit
dans la domination brutale de la société, qui relève encore de l'histoire naturelle.
Toutefois, il ne faut pas en conclure apologétiquement au caractère immuable de la

225
contrainte" (QA, p. 56)278. Mais il est difficile de s'attaquer à la domination dans le sens
politique et social si l'on la conçoit, tel qu'Adorno, comme un produit de la domination
sur son propre soi, et si l'on pense que la captivité dans son propre soi est parallèle à la
captivité dans la société (MC, p. 269). Il est alors logique qu'Adorno affirme que c'est
seulement dans l'art que peut avoir lieu l'anamnèse de la nature et un déchaînement de
forces productives qui soient en même temps réconciliées avec la nature.

Nature et société chez Lukács

Nous venons de reconnaître dans la distinction insuffisante entre nature et société


une limite décisive d'Adorno. Chez Lukács, au contraire, cette distinction semble avoir

une grande importance. Le pivot de son Ontologie 279 est la distinction entre la causalité,
qui est la base de la nature, et la "position téléologique", base de la culture. Mais déjà sa
supposition que la réification "innocente" ou "nécessaire" (Ont. II, p. 581) engendre ensuite
la réification "aliénante" postule une continuité entre la réification "ontologiquement
indépassable" et le fétichisme de la marchandise. Elle fait de ce dernier - qui par définition
est un rapport social - une simple étape dans l'évolution du rapport de l'homme avec les

choses, et donc avec la nature280. Lukács affirme : "La nouvelle forme « fantasque » de la
valeur d'échange crée ici - et avec le développement économique dans une mesure
croissante - des réifications toujours plus poussées, toujours plus universelles, qui aux
degrés les plus hauts, dans le capitalisme, se transforment directement en aliénations et
auto-aliénations" (Ont II, p. 583). Mais ainsi il fait de la valeur d'échange quelque chose de
si général qu'elle précède même la réification, et surtout l'aliénation capitaliste ; en vérité,
c'est seulement dans le capitalisme que la valeur devient une structure sociale
déterminante. On note dans l'Ontologie que Lukács parle souvent du travail, mais presque

278Cf. : "Le primat de la subjectivité poursuit spiritualisé la lutte darwinienne pour l'existence" (DN, pp. 143-

144).
279Qui est, selon Tertulian (1983, p. 811), "fondée sur une ontologie de la nature".
280Dans une partie de la littérature qui en est influencée, comme chez Schürmann (1973) avec sa tentative d'une

théorie des systèmes contenant de nombreuses références à l'Ontologie de Lukács, on arrive à une confusion
complète entre le plan naturel et le plan social.
226
jamais du travail abstrait, et qu'il ne distingue pas assez entre le côté technique du procès
de travail et le côté de la valorisation. "Cependant, il ne faut jamais oublier que la valeur
d'échange devient valable seulement et toujours sur la base de la valeur d'usage.
L'élément nouveau est donc un déploiement contradictoire et dialectique des
déterminations originaires contenues déjà dans leur genèse, et jamais leur simple négation
abstraite" (Ont. II, p. 78) : la valeur d'échange (en vérité il faudrait dire ici "valeur") semble
alors être une continuation directe de la valeur d'usage. Ici, la valeur n'apparaît pas
comme une forme sociale de la richesse qui se distingue qualitativement de la richesse
matérielle.
Lukács établit un lien trop étroit entre la valeur et la division du travail : "La
nécessité avec laquelle le déploiement de la division du travail mène au trafic de
marchandises, et avec ce trafic à la valeur comme régulatrice de toute fonction
économique, a une grande importance dans le procès ici décrit, où l'être social devient
toujours plus social, et dans sa reproduction continuelle de l'être social à une échelle
toujours plus grande de la socialité" (Ont. II, p. 123). Marx ne voyait pas cette "nécessité" ;
il a souligné qu'il y a eu des sociétés avec une division du travail très développée, mais
sans échange de marchandises, par exemple celle des Incas (42/37, Grund. I, p. 37). La
production de marchandises - et dans Histoire et conscience de classe, Lukács avait souligné
lui-même ce fait (voir ci-dessous) - constitue une fracture historique, et non une
conséquence logique de l'évolution des forces productives. Ici, l'Ontologie ne semble pas
reconnaître la spécificité du capitalisme. Aussi peu Lukács y distingue le travail abstrait
du travail tout court, qu'il distinguera ensuite le travail du métabolisme avec la nature. Il
est indéniable que sans ce métabolisme n'existerait pas de vie humaine, mais cette
affirmation, comme nous l'avons déjà dit, n'est qu'une tautologie. Le fait que l'homme
conserve sa vie seulement grâce au métabolisme avec la nature et que ce métabolisme, à
cause de la base instinctuelle très réduite dans l'homme, contient beaucoup d'éléments
conscients, donc des "positions téléologiques", ne suffit pas pour parvenir à une analyse

de la société de la marchandise281. On y parvient aussi peu en partant, comme le fait

281J.-M. Vincent a déjà fait des remarques similaires aux nôtres : "On peut et on doit pourtant se demander si le

travail dont parle et reparle Lukács n'hypostasie pas un présupposé anthropologique - les hommes ont
forcément un rapport dynamique à leur environnement - en le chargeant d'un contenu historiquement situé et
transitoire. [...] Malgré la très grande pénétration des analyses de Histoire et conscience de classe et plus tard du
227
Adorno, du fait, également tautologique, que les hommes doivent faire circuler, de toute
façon, leurs produits entre eux. Ces procédés sont exactement le commencement par les
"entités abstraites de plus en plus minces" que Marx réfute dans l'introduction aux

Grundrisse (42/35, Grund. I, p. 34)282.


Selon Lukács, dans le procès capitaliste du travail "seul l'accomplissement du travail
- dans le cadre du temps de travail socialement nécessaire - rend possible que les produits
qui y naissent (et sont également des valeurs d'usage) reçoivent à leur tour une valeur
d'échange" (Ont. II, p. 125). En vérité, le procès de production capitaliste à pour seul but
d'augmenter la valeur ; la production de valeur d'usage n'a lieu que comme phénomène
concomitant. Tout "accomplissement de travail" ne se représente pas dans des valeurs
d'échange, mais seulement le travail qui réussit à se vendre sur le marché. "Cette

Jeune Hegel, force est donc bien de constater que Lukács ait laissé échapper des aspects essentiels de la critique
marxienne de l'économie politique, notamment tout ce qui tourne autour du travail abstrait. Celui-ci n'est pas,
comme beaucoup le pensent, une moyenne sociale, mais pour reprendre la terminologie de Marx une
abstraction réelle" (Vincent 1987, pp. 30-31). (Nous avons déjà dit que le concept d'"abstraction réelle" se trouve
chez Marx, mais non le mot. Cf. : "Reprenant son vocabulaire à Marx, J. Habermas croit même pouvoir affirmer
que les pratiques tendent à se coaguler autour d' « abstractions réelles », c'est-à-dire autour des media de
l'échange (l'argent, le pouvoir par exemple) qui, autonomisés et transformés en mécanismes régulateurs,
imposent aux hommes leur logiques de fonctionnement" (idem, p.15). Vincent met en relief le fait que dans le
travail capitaliste, grâce à l'application systématique de la science, "tous les termes en sont profondément
modifiés par rapport au présupposée anthropologique et par rapport à l'activité téléologique relativement
simple de l'artisan et de l'ingénieur des débuts du capitalisme", qui sont le modèle du "travail" dont parle
Lukács (idem, p. 31). Cet aspect est très important : la téléologie, l'existence d'un but dans la tête du producteur,
est très différente dans le cas d'une production artisanale et dans celui de la production technicisée, voire
informatisée.
282Chez Lukács on note en général la tendance très peu dialectique de commencer avec les faits réputés les plus

simples, surtout ceux de la vie quotidienne, pour monter ensuite vers les faits plus compliqués, considérés
comme leur combinaison (par exemple EÄ I, p. 705). Il refuse de partir de définitions (EÄ I, p. 30), et pourtant sa
philosophie entière est une tentative de "déduire" tous les phénomènes sociaux de présupposés élémentaires et
apparemment "indéniables", tels que la structure ontologique du procès de travail. À ce propos il cite (Ont. II, p.
441) les phrases suivantes de l'"Introduction" aux Grundrisse : "C'est précisément ce qui constitue leur évolution
qui les différencie de ces caractères généraux et communs. Aussi faut-il bien distinguer les déterminations qui
valent pour la production en général, afin que l'unité - qui découle déjà du fait que le sujet : l'humanité, et l'objet
: la nature, sont identiques - ne fasse pas oublier la différence essentielle" (42/21, Grund. I, p. 19). Mais ce que
228
universalité sociale du temps de travail socialement nécessaire comme régulateur de toute
production sociale et économique apparaît dans le capitalisme sous une forme réifiée et
fétichisée et est considérée, aussi pour cette raison, comme une particularité spécifique de
cette formation. Mais Marx y tient beaucoup à démontrer qu'il s'agit d'une caractéristique
générale de la reproduction sociale" (Ont. II, p. 125). Pourtant, dans le capitalisme c'est
seulement le travail abstrait, la pure "dépense du cerveau, des muscles, des nerfs" qui règle
la production, tandis que dans d'autres formations sociales c'est le besoin, sous une forme
ou sous une autre, qui accomplit ce rôle. Mais Lukács tente de retrouver dans le
capitalisme une rationalité, fût-elle "injuste". Pour lui, le caractère de fin en soi qu'a la
production marchande est une manifestation de l'"époque de manipulation" de son temps,
à propos de laquelle il cite des sociologues américains (Ont II, p. 717), et non le noyau
même du capitalisme. En effet, comme il souligne aussi dans la préface à la nouvelle
édition de Histoire et conscience de classe de 1967 (HCC, p. 393, "Postface"), pour lui le
capitalisme a une "mission" historique positive. Son caractère de fin en soi n'est alors
qu'une manifestation de décadence appartenant à l'époque impérialiste, au lieu d'être

contenu en germe dans le caractère tautologique du travail abstrait, comme pour Marx 283.
Dans ses œuvres tardives, Lukács mentionne rarement la double structure de la
marchandise. Il parle plutôt d'un passage historique, d'un "devenir" ou d'une
"transformation", ce qui est tout à fait différent : il s'agit chez lui de l'idée, que nous avons
déjà réfutée, selon laquelle le produit est d'abord concret pour devenir ensuite abstrait.
Lukács écrit que dans "les analyses de la structure de la marchandise qui font office
d'introduction à l'œuvre majeure de Marx et qui sont fondamentales pour l'ontologie de
l'être social, Marx appelle la forme de la marchandise une « objectivité fantasque », dans
laquelle les objets et les procès concrets et matériellement réels de la production de
valeurs d'usage deviennent de simples « sublimés» [Gallerten ] [...] La transformation du
travail concret en travail abstrait, les destinées sociales de cette forme du travail abstrait
qui vient d'être objectivée constituent, justement en leur dynamique dans l'être, l'essence

dit Marx ici, n'est-il pas la réfutation de la méthode de Lukács qui prend comme point de départ le métabolisme
avec la nature?
283D'autre part, Marx croit lui aussi en l'existence d'une "mission civilisatrice du capital". Comment cette

confiance peut coexister chez Marx avec des intuitions comme celle que nous venons de citer, est un thème
intéressant qui ne saurait cependant être traité ici.
229
de la marchandise" (Ont. II, pp. 580-581)284. Naturellement, Lukács sait bien que "dans Le
Capital, Marx commence la description théorico-historique de l'être et du devenir de la
société non par l'analyse du travail, mais par celle de la structure de la marchandise, du

rapport marchand" (Ont. II, p. 581)285. Cependant, la constatation que la marchandise


présuppose le travail, tandis que le travail ne présuppose pas la marchandise, amène
Lukács à déduire la marchandise non du travail abstrait, mais du travail en tant que tel. Il
semble que pour Lukács le travail abstrait commence aussitôt que le travail "devient"
social et que la barrière naturelle recule (Ont. II, p. 583). Pourtant, quelques lignes plus en
bas il affirme que le travail est socialement médiatisé dès le début ; donc, il ne peut pas le
"devenir". Au fond, pour lui le fétichisme appartient à la sphère de la circulation, et il
parle en effet de l'"immédiateté des formes de vie fétichisées" et de la "surface fétichisée"
(EÄ I, p. 698). Ce qui se cache derrière la surface - la production, le véritable contenu - ne
serait donc pas fétichiste. Selon Lukács, Marx a indiqué clairement "le caractère non
fétichisé de l'exploitation féodale" (EÄ I, p. 699). Cette affirmation signifie qu'à ses yeux ce
n'est pas la forme de la reproduction qui est fétichiste, mais seulement la représentation
dissimulante. Il s'agit, en dernière analyse, de la question de connaître l'origine du

surproduit286. C'est tout à fait logique, parce que la sphère de la production est pour
Lukács, en tant qu'"essence", la sphère où se déroule le développement de l'être générique
humain, dans des formes qu'il ne met pas en question. En effet, il les considère comme le
résultat direct de données naturelles telles que la causalité et la finalité. La "distorsion"

284Cf. le chapitre de l'Ontologie consacré à Marx, où Lukács dit que "la métamorphose du travail dans le

contexte de la relation, de plus en plus déployée, entre valeur d'usage et valeur d'échange transforme le travail
concret sur un objet déterminé en travail abstrait qui crée de la valeur, qui culmine ensuite dans la réalité du
travail socialement nécessaire" (Ont. I, p. 589). En vérité, la catégorie de travail socialement nécessaire est plus
vaste que celle de travail abstrait, et la précède.
285Lukács écrit : "Ce n'est pas pour rien si dans Le Capital Marx a étudié la valeur comme première catégorie,

comme « élément » primaire" (Ont. I, p. 587). Mais il devait savoir que Marx souligne, dans les Remarques sur
Wagner que nous avons déjà citées et que Lukács cite aussi, que son point de départ n'est pas la valeur, mais la
marchandise.
286Le serf savait qu'il devait donner au maître une partie de son produit sans contrepartie, mais en général il

l'acceptait justement parce qu'il partageait les valeurs d'un autre système de fétichisme. Sinon, il faudrait
effectivement supposer que le féodalisme était un pur système de la violence, donc qu'il s'agissait des fameuses
baïonnettes sur lesquelles pourtant on ne peut pas s'asseoir.
230
fétichiste ne fait que falsifier du dehors, en tant qu'"apparence", le rapport entre l'homme
et la nature.
Au cours de son examen de l'"apparence" et de l'"essence" dans le capitalisme,
Lukács, comme les marxistes traditionnels dont nous avons déjà parlé, réduit aussi, peut-
être sans s'en apercevoir, la critique du capitalisme à une critique de la sphère de
circulation, accompagnée de l'ontologisation d'une prétendue sphère "naturelle" de la
production : "Dans le célèbre chapitre sur le fétichisme de la marchandise, Marx montre,
pour ainsi dire, la structure originaire [Urform] du monde des apparences économiques en
opposition à l'essence qui est à sa base" (Ont. II, p. 316). Le fétichisme a donc sa place au
niveau du "monde des apparences" et non à celui de l'"essence" : "Plus la vie économique
se développe et se socialise, plus doit prédominer en elle cette relation entre l'apparence
et l'essence" (Ont. II, p. 317). Lukács commente ainsi une phrase-clef du chapitre du
Capital sur le fétichisme : "« Ils le font sans le savoir » dit Marx à propos de la praxis
sociale des hommes, et l'on peut dire : plus une telle praxis est éloignée du procès de
production au sens étroit, plus mince est la possibilité qu'elle soit accomplie avec la juste
conscience de ses bases et fonctions sociales" (Ont. II, p. 462). Autrement dit, Lukács aussi
considère la sphère de la production comme la sphère "authentique" ou "non-fétichiste",
par rapport à laquelle le fétichisme représente une distorsion de cette donnée
fondamentale neutre.
Ici, comme ailleurs, existe un décalage entre les principes généraux de Lukács, où il
reste fidèle à la théorie de Marx, et des développements concrets qui ne se distinguent
guère de ceux des marxistes traditionnels que lui-même critique ailleurs. Il leur reproche
justement le fait que pour eux "l'être social lui-même, surtout la réalité économique, est
quelque chose de purement naturel" (Ont. I, p. 675). D'autre part, il répète exactement leur
discours lorsqu'il parle de la "violation de la loi de la valeur". Lukács ne reconnaît pas la

valeur comme une catégorie "problématique" 287. On le voit déjà dans le fait qu'il reproche
à l'économie capitaliste aussi bien qu'à l'économie stalinienne - dans ses derniers écrits -
de violer la "loi de la valeur" : "La réintroduction de la loi marxiste de la valeur
poursuivait en soi la juste tendance de vouloir restreindre cette pratique de manipulation

287Au contraire, lui même admet qu'il l'"ontologise" : "Ce rôle central de la catégorie de la valeur est un fait

ontologique et non un « axiome » qui constitue un point de départ pour des déductions purement théoriques, ou
même logiques" (Ont. I, p. 588).
231
extrêmement bureaucratique (le « subjectivisme ») [...] Donc, ce ne sont pas seulement les
marchandises prises singulièrement et servant à la consommation individuelle qui
demeurent assujetties, selon l'explication de Staline, à la loi de la valeur, mais bien la
totalité de la participation individuelle du producteur au produit total ; ce qui signifie
toute autre chose" (Lukács 1968, pp. 84, 86). Mais Marx n'argumente jamais au nom de la
"loi de la valeur" conçue comme une donnée positive, puisqu'il critique la représentation
du travail dans la valeur. Il parle de "la loi de la valeur, qui, précisément, ne se développe
librement que sur la base de la production capitaliste" (23/558, Cap. I, p. 600 ; une
formulation similaire se trouve in Résultats, p. 223) et il souligne - à la différence de ses

prédécesseurs, les premiers socialistes, et de ses successeurs, les marxistes 288 - que dans le
capitalisme la "loi de la valeur" n'est pas violée, parce que le "renversement" de l'échange
d'équivalents a lieu justement sur la base de l'échange d'équivalents : "D'après la loi de la
valeur [...] la « plus-value » revient au capitaliste et non au travailleur" (19/382 - Wagner,
p. 1862). Pour Marx il s'agit d'abolir la loi de la valeur et donc la valeur, puisque "le temps de
travail comme mesure de la richesse pose la richesse comme étant elle-même fondée sur la
pauvreté" (42/604, Grund. II, p. 196) ; il ne s'agit absolument pas d'assurer leur triomphe
contre les "manipulations".
En revanche, c'était bien là l'intention de ceux qui voulaient réformer le socialisme
d'État dans les pays de l'Est et pour lesquels Lukács avait de la sympathie. À notre avis -
mais il faut se borner ici a quelques mots à propos - la discussion engagée depuis
longtemps à propos du rapport de Lukács avec le socialisme d'État souffre du fait que l'on
prend en considération exclusivement l'aspect politique. Certains apprécient l'appel de
Lukács en faveur de la construction d'une "démocratie socialiste" et son engagement
personnel à cet égard (surtout en 1956) ; d'autres critiquent la timidité avec laquelle
Lukács a posé ces revendications. On ne fait presque jamais attention au fait que Lukács -
et précisément à cause de sa critique insuffisante de la valeur - n'a jamais mis en question
le caractère socialiste de l'Union soviétique. La simple transformation juridique des
moyens de production en propriété de l'État était pour lui la preuve que l'économie
soviétique, la "base", était déjà irrévocablement au-delà du capitalisme et de la société de
classes. Il fallait alors seulement se plaindre de la naissance d'une superstructure

288Ils ont été aussi induits en erreur par la préface d'Engels au troisième volume du Capital que nous avons déjà

232
bureaucratique. Remarquons que cette analyse de Lukács présente de surprenantes
coïncidences objectives avec celle de Trotski, même si évidemment Lukács n'a jamais
accepté les théories de Trotski en général.

Lukács marxiste

Lukács avait une connaissance très approfondie des écrits de Marx. Certains défauts
dans sa compréhension de Marx sont donc d'autant plus significatifs, parce qu'ils ne sont
pas dus à une lecture superficielle, mais aux présupposés mêmes de sa lecture. Il écrit, par
exemple, que "d'un côté la quantité des valeurs produites augmente incessamment, avec
un rythme toujours plus rapide, et de l'autre diminue, à la même vitesse, le travail
socialement nécessaire pour leur production" (Ont. I, p. 616). Cette affirmation
surprenante ne peut être tenue que pour erronée : c'est seulement la masse de valeurs
d'usage qui s'accroît ; la masse de valeur n'augmente pas avec elle. L'augmentation de la
masse des valeurs d'usage signifie une productivité augmentée du travail, et, en général,
dans le capitalisme développée la productivité n'augmente que grâce à une utilisation
plus grande de capital fixe, ce qui diminue précisément la part de valeur. En effet, la crise
de la valorisation capitaliste consiste justement dans la réduction constante de la somme
(ou masse) de valeur. Elle est causée par le fait que la part de travail productif - au sens
capitaliste - diminue, et ce n'est qu'elle qui crée la valeur. Lukács continue avec cette
phrase: "En termes économiques cela signifie que, pendant qu'augmente la somme de
valeur, la valeur des produits particuliers diminue constamment" (Ont. I, p. 616). Ainsi on
voit que dans la première phrase il ne s'agit pas d'une terminologie mal choisie par
Lukács, mais d'une véritable méprise. Ici nous avons de nouveau affaire à la distinction
insuffisante entre production matérielle et production de valeur. C'est seulement à cause
de cette confusion que Lukács peut mentionner exprès la banalité suivante : "De cette
façon on a une direction du développement pour laquelle la socialité grandissante de la

citée.
233
production se manifeste non simplement comme augmentation des produits, mais aussi
comme diminution du travail socialement nécessaire pour les fabriquer" (Ont. I, pp. 616-
617). En effet, la première chose serait impossible, à la longue, sans la deuxième. Selon
Lukács, c'est seulement dans la phase supérieure du communisme que "cesse d'opérer la
structure de l'échange de marchandises, la loi de la valeur pour l'individu en tant que
consommateur. Cependant, il est évident que dans la production même doit rester en
vigueur, dans l'accroissement des forces productives, le temps de travail socialement
nécessaire, et par conséquent la loi de la valeur comme régulatrice de la production" (Ont.
I, p. 689). Ce serait donc une qualité naturelle du travail de produire de la valeur et de se
représenter dans la valeur. Lukács le répète plusieurs fois : "C'est seulement dans la
mesure où le développement de l'être social dans sa forme ontologiquement primaire,
dans le champ de l'économie (du travail), produit un développement supérieur des
facultés humaines, que son résultat, en tant que produit de l'auto-activité du genre
humain, a, avec son existence objective, indissociable d'elle, un caractère de valeur" (Ont.
I, p. 621).
Mais le concept de valeur reste flou chez Lukács, même au niveau terminologique.
En effet, il continue la phrase que nous venons de citer avec ces mots : "Si nous examinons
quelle est la base ontologique ultime d'une valeur quelconque [...]", si bien qu'on se
demande - et de même par la suite, lorsqu'il parle d'une "hiérarchie de valeurs" - de quelle
valeur il parle. Plus loin il établit un parallélisme entre la valeur "économique" et les

"valeurs" en général289 qui serait plutôt digne de la doctrine subjective (marginaliste) de


la valeur : "Dans de telles situations devient explicite la diversité fondamentale qui existe
entre la valeur économique et les autres valeurs : celles-ci présupposent toujours la
socialité, le fait d'exister déjà et de se développer, tandis que la valeur économique non
seulement a fait naître originairement la socialité, mais la produit et la reproduit de
nouveau sans interruption, et toujours de manière élargie. Dans ce procès de
reproduction, la valeur économique acquiert continuellement des figures nouvelles ; il
peut naître même des formes catégorielles complètement nouvelles. (Il suffit de penser à

289Il semble vouloir ramener la "valeur économique" à une attitude générale de l'homme à "attribuer de la

valeur" à des choses ; c'est seulement parce que la valeur économique est - à la différence de toutes les autres
valeurs - une loi objective, que s'estompe sa connexion avec des "catégories de valeur telles qu'utile ou nuisible"
(Ont. I, p. 678).
234
la plus-value relative, dont nous avons parlé plusieurs fois). Mais ses formes
fondamentales restent essentiellement inchangées dans ce procès ininterrompu de
transformation" (Ont. I, p. 679). La valeur a donc, selon Lukács, "fait naître" la socialité,
elle est identique à celle-ci, ou même la précède : par conséquent, la valeur est éternelle et
ontologique, et au lieu de l'abolir, on peut seulement changer ses formes. Qui plus est, le
rôle central de la valeur (qui en vérité n'existe que dans le capitalisme) par rapport aux
autres "valeurs" est conçu ici sous la forme d'un schéma supra-historique de base et
superstructure - même si, bien sûr, Lukács souligne que ceci n'a lieu qu'"en dernière
analyse, en toute dernière analyse" (Ont. I, p. 617). Mais si l'on fait abstraction du fait
banal que les hommes doivent d'abord manger, s'habiller, etc., la prééminence de
l'"économie", même au sens le plus large, dans les sociétés précapitalistes est rien moins
qu'évidente. Dans de nombreuses circonstances, ce sont d'autres critères qui priment sur
les critères "économiques" : on peut citer comme exemples la fête traditionnelle, le
gaspillage fait par les nobles et les occasions, fréquentes dans l'histoire, où une société a
renoncé à introduire des inventions techniques grâce auxquelles on aurait pu économiser
du travail. La contribution critique de Lukács se limite à refuser la déduction directe et
causale - habituelle dans le stalinisme - de toutes les manifestations de la vie à partir de la

valeur économique290. Il ne met pas en discussion le dualisme entre facteurs


"économiques" et "extra-économiques", soulignant seulement qu'ils se trouvent dans une
"action réciproque impossible à éliminer", comme dans le cas de la marchandise "force de
travail" (Ont. I, p. 585); selon Lukács, la fameuse phrase de Marx sur l'être qui détermine
la conscience signifie justement que c'est l'être en général, et non seulement l'être
économique, qui la détermine (Ont. I, p. 583).
Donc, Lukács place, lui aussi, la valeur au centre de la théorie de Marx. Mais il le fait
en identifiant la valeur avec le travail en tant que catégories de tout être social : "Surtout,
dans la valeur en tant que catégorie sociale apparaît tout de suite la base élémentaire de
l'être social, le travail" (Ont. I, p. 588). En identifiant le travail à la téléologie, donc à toute
action menée en vue d'une finalité, il n'est pas difficile pour Lukács d'identifier le travail à
toute activité humaine, depuis la nuit des temps. De cette façon, ce qui est le pivot du

290Mais il souligne que pour le matérialisme historique il n'existe pas de hiérarchie entre l'être et la conscience,

parce que dans le travail, dans la "position téléologique", c'est l'être qui domine la conscience, et toute la praxis
sociale en dépend (EÄ I, p. 21).
235
mode de production capitaliste devient une constante ontologique : la "loi de la valeur"
(dont Marx, selon Lukács, a "démontré la genèse dans le chapitre introductif de son œuvre
principale" [Ont. I, p. 631] - comme si Marx y parlait de la "loi de la valeur" ou y procédait
à une démonstration de la naissance historique de la valeur) est cette valeur
ontologiquement fondamentale, dont dérivent toutes les autres valeurs. La valeur existe
avant la production de marchandises et elle continuera à exister après la fin de la
production de marchandises, parce qu'elle est "immanente au travail lui-même" (Ont. I, p.
631). Le simple fait que toute activité humaine ait toujours une durée dans le temps est ici
identifié par Lukács au rôle qu'a le temps de travail dans la société capitaliste, celui d'une
médiation sociale. De cette manière, la valeur non seulement perd le caractère négatif,
qu'elle a chez Marx, mais il faut même lui être reconnaissant, parce que nous lui devons
notre humanité ! En effet, Lukács écrit: "La valeur au sens économique est donc le moteur
de la transformation de ce qui est purement naturel dans ce qui est social,
l'accomplissement de l'humanisation de l'homme dans sa socialité" (Ont. I, p. 678). Donc,
ce n'est pas seulement dans l'analyse du capitalisme, mais dans l'analyse de toute société
passée, présente et future qu'il faut prendre pour point de départ la valeur en tant que
seule "catégorie objective ontologiquement centrale" (Ont. I, p. 588)
Dans la citation suivante, Lukács semble parler, à première vue, de l'"abstraction
réelle" dans le sens que nous avons déjà établi : "Même le travail socialement nécessaire (et
donc ipso facto abstrait) est une réalité, un élément de l'ontologie de l'être social, une
abstraction réelle qu'il accomplit sur des objets réels, tout à fait indépendamment du fait
que cette abstraction soit aussi accomplie, ou non, par la conscience" (Ont. I, pp. 589-590).
Lukács cite à ce propos l'exemple marxien des tisserands ruinés par l'introduction des
machines et un autre exemple nettement plus moderne : "Cette abstraction a la même
dureté ontologique de la facticité que, par exemple, lorsque l'on est renversé par une
automobile" (Ont. I, p. 590). Mais le travail socialement nécessaire n'est pas identique au
travail abstrait, historiquement beaucoup plus limité, et c'est seulement ce dernier qui
s'impose à l'individu comme une fatalité. Bien sûr, Marx affirme que le temps de travail
socialement nécessaire a un rôle central dans n'importe quelle société (même si déjà cette
assertion serait à discuter) ; mais c'est seulement dans le capitalisme que le temps de
travail socialement nécessaire se coagule dans la valeur et sert comme médiation sociale
totalisante. Lukács ne dit jamais mot de la nature destructrice de la valeur en tant que

236
telle, et ne met pas non plus en question la catégorie de l'"économie" comme sphère

séparée (qui est largement identique à la valeur) 291. Dans l'Ontologie il reste fidèle à l'idée
que la catégorie de l'"économie" serait éternelle, par exemple lorsqu'il affirme : "Non
seulement le rôle ontologiquement central de l'économie peut faire naître le socialisme,
mais son importance et sa fonction ontologique ne peuvent cesser même dans le

socialisme réalisé" (Ont. I, pp. 683-684)292. Lukács n'a pas su reconnaître la totalité, qu'il a
toujours cherchée, dans la valeur, qui pour lui restait une catégorie purement économique.
Par conséquent, la totalité dont il parle reste au fond une combinaison "dialectique" de
champs séparés. Parler de l'économie comme "base", comme le fait Lukács, signifie
éterniser le capitalisme, parce que ces séparations n'existent que là. Pour lui, l'économie
est un simple métabolisme avec la nature, une affaire technique, à qui le rapport social
total est extérieur ; l'économie n'est pas elle-même un rapport social, mais est réglée par
une sphère "sociale" extérieure. Bien sûr, Lukács s'est exprimé contre une telle conviction
là où elle se présentait explicitement. Chez N. Boukharine il critiquait justement son
identification de la technique aux forces productives, parce que cette identification "efface
parfois l'élément décisif de la méthode marxiste : ramener tous les phénomènes de l'économie
et de la « sociologie » aux rapports sociaux des hommes entre eux. La théorie reçoit
l'apparence d'une fausse « objectivité » : elle devient fétichiste". Lukács remarque que
"toute tentative de voir la détermination fondamentale de la société avec son
développement dans un principe autre que les relations sociales des hommes entre eux
dans le procès de production (et conformément dans la distribution, la consommation,

291Les sphères de l'économie, de la politique, de la religion, de l'éthique, de l'art, de la philosophie, etc., qui ne

sont séparées que dans la société bourgeoise, sont élevées par Lukács au rang de catégories ontologiques,
chacune avec sa propre logique. Il cherche a posteriori à les recoller ensemble, au lieu de retrouver dans chaque
catégorie la même logique de la valeur. Lukács se laisse ici abuser par l'autoreprésentation de la société de la
valeur.
292Lukács critique, il est vrai, les marxistes qui, à l'instar de la science bourgeoise, ne comprennent plus la

"critique de l'économie politique" (Ont. I, p. 578) et qui voient dans l'"économie de Marx dans sa maturité" une
"science particulière" (Ont. I, p. 567). Mais dans les mêmes pages, Lukács affirme que Marx, après 1848, avait
voulu fonder une "science de l'économie". Selon Lukács, la dénomination "critique de l'économie politique" a le
sens d'une "critique ininterrompue ontologique immanente de chaque fait, de chaque relation, de chaque
connexion par une loi" (Ont. I, p. 573).
237
etc.), donc dans la structure économique de la société comprise correctement, mène au
fétichisme" (Lukács 1967, pp. 191-192).

Le travail comme base de l'histoire

Les incertitudes dans la théorie de la valeur et de la marchandise chez Lukács ont


naturellement des conséquences sur sa conception du fétichisme et de l'aliénation. Pas
plus qu'Adorno, bien que d'une façon différente, Lukács ne saisit pas le caractère
historiquement déterminé de la marchandise et du fétichisme de la marchandise. Il y a
deux possibilités : ou il pense que le fétichisme de la marchandise n'est qu'un cas
particulier du fétichisme conçu comme catégorie universelle de l'être ; ou, au contraire, il
est d'avis que le fétichisme a toujours existé en tant que fétichisme de la marchandise,
parce qu'il y a toujours eu des marchandises. S'il voit dans l'"analyse de la structure de la
marchandise" que fait Marx le fondement de l'"ontologie de l'être social" en général (Ont.
II, p. 580), et non seulement le fondement de la société capitaliste, cela signifie que la
marchandise appartient à l'être social en tant que tel. Lukács écrit dans son Esthétique : "Et
on comprend facilement que dans les objectivations plus indirectes et plus complexes de
l'activité humaine, par exemple dans les catégories économiques telles que la
marchandise, l'argent, etc., l'aliénation acquière une puissance encore supérieure : les
relations entre les hommes créées par l'activité humaine apparaissent à la conscience
quotidienne comme des choses, vers lesquelles l'homme se comporte, immédiatement, de
la même manière que vers les choses de la nature qui ne sont pas produites par lui ; même
si son sentiment se révolte encore et toujours contre ces attitudes" (EÄ I, p. 551). Il déduit
donc ici le fétichisme de la marchandise de la réification, ou objectivation, qui a lieu dans
le travail concret. Il le fait également dans le passage suivant : "L'aliénation est si loin de
s'identifier simplement avec ce rapport (comme le pense Hegel) que c'est justement elle -
donc l'aliénation concrète, produite par la division concrète du travail dans la société de
classe, et surtout dans la société capitaliste - qui obscurcit la vie générique pour l'individu,

238
et parfois même la détruit" (EÄ I, p. 553) 293. D'un côté, le fétichisme est pour Lukács une
catégorie idéologique (Ont. I, p. 699) ; de l'autre il souligne qu'on ne peut pas vaincre
l'aliénation au seul niveau de la pensée (Ont. II, p. 564). Elle n'est pas un simple
phénomène de la conscience, mais le "résultat organique de toute la structure économique
de la société en question" ; pourtant les changements économiques à eux seuls ne suffisent
pas pour dépasser l'aliénation (Ont. II, p. 663). L'aliénation apparaît ici plutôt comme le
perversion d'une rationalité supra-historique qui naît de la relation entre l'homme et la
nature. Ce résultat constitue une convergence surprenante entre l'Ontologie et la

Dialectique de la raison 294.


Lukács affirme qu'on ne peut pas ramener tous les conflits sociaux à l'aliénation, si
importante que soit cette catégorie (Ont. II, p. 513), et identifier la socialisation avec
l'aliénation signifierait répéter l'erreur de Hegel (Ont. II, p. 564). Ce n'est que grâce au
travail, donc à l'objectivation, que se forme l'individu, mais l'aliénation peut aussi en
dériver (Ont. II, p. 713). Celle-ci serait donc une conséquence de l'objectivation
ontologiquement inévitable. Bien sûr, on ne peut que donner raison à Lukács lorsqu'en
1967, dans la préface à la nouvelle édition allemande d'Histoire et conscience de classe , il
voit dans la confusion entre objectivité et aliénation la faiblesse principale de son livre de
1923 (HCC, p. 414, "Postface"). Il y remarque que n'importe quel travail, mais aussi le
langage, sont des objectivations (HCC, p. 401, "Postface"). Cependant, ces affirmations
démontrent que Lukács considère l'aliénation comme une sphère partielle qui existe dans
toutes les formes de société. Il la reconduit à la problématique générale du rapport entre
sujet et objet, au lieu de l'identifier avec le fétichisme, qui à l'intérieur d'une société
particulière, à savoir la société marchande, détermine en effet, médiatement ou
immédiatement, tous les conflits à cause du caractère totalisant qui distingue la
socialisation à travers la valeur. Comme nous l'avons dit, l'aliénation semble donc être

293Il est caractéristique que Lukács cite ici divers passages tirés des Manuscrits de 1844 : la faiblesse principale

de cette œuvre est justement le fait qu'en elle Marx n'a pas encore pris conscience du double caractère du
travail.
294Au fond, l'Ontologie ressemble un peu aux tentatives de K. Kautsky (en dépit de la critique de Lukács à son

égard in Ont. II, p. 298) de déduire le socialisme de l'évolution générale des êtres vivants. Cf. aussi le onzième
chapitre de l'Esthétique de Lukács, où en quelques phrases, en partant du comportement des oies sauvages et des
239
pour Lukács une espèce de renforcement et de continuation de la réification "nécessaire"
et "naturelle", et au fond il la considère comme un antagonisme supra-historique et

ontologique entre l'individu et la société, les indépassables "pôles de l'être social" 295 :
"Cette préhistoire, l'histoire de l'humanisation de l'homme, de la société qui devient
l'expression adéquate du genre, ne peut s'achever que lorsque les deux pôles de l'être
social, l'individu humain et la société, cessent d'agir l'un sur l'autre d'une façon
spontanément antagoniste" (Ont. II, p. 362).

Étant donné qu'on oppose souvent les œuvres ultérieures de Lukács à Histoire et
conscience de classe, il convient de jeter un coup d'œil sur la conception de la valeur et du
travail abstrait dans cette œuvre qui représente le début de toute "critique de la valeur"
dans ce siècle. Il est sûr qu'il était "révolutionnaire" d'écrire en 1922 : "À cette étape de
l'évolution de l'humanité, il n'y a pas de problème qui ne renvoie en dernière analyse à
cette question et dont la solution ne doive être cherchée dans la solution de l'énigme de la
structure marchande. Le problème ne peut évidemment atteindre à cette généralité [...] que
lorsque le problème de la marchandise n'apparaît pas seulement comme un problème
particulier, ni même comme le problème central de l'économie saisie comme une science
particulière, mais comme le problème central, structurel, de la société capitaliste dans
toutes ses manifestations vitales. Car ce n'est que dans ce cas que l'on peut découvrir dans
la structure du rapport marchand le prototype de toutes les formes d'objectivité et de
toutes les formes correspondantes de subjectivité dans la société bourgeoise" (HCC, p.
109). Selon ce livre, "le problème du fétichisme de la marchandise est une problème
spécifique de notre époque et du capitalisme moderne. [...] La question de l'étendue du trafic
marchand comme forme dominante des échanges organiques dans une société, ne se
laisse donc pas traiter - en suivant les habitudes de pensée modernes, déjà réifiées sous
l'influence de la forme marchande moderne - comme une simple question quantitative"
(HCC, pp. 110-111). Cela signifie que la naissance de la société marchande constitue une
véritable fracture et n'est pas seulement un élargissement quantitatif des structures

araignées, il arrive à évoquer des scènes contenues dans les romans de Tolstoï, non sans rappeler à l'occasion ses
propres expériences avec le saint-bernard d'une amie (EÄ II, p. 83).
295Bien qu'il refuse en certaines occasions cette interprétation, lorsqu'elle se présente trop ouvertement (par

exemple in Ont. II, p. 553).


240
précédentes. En 1922, Lukács dit clairement que la marchandise est la forme de toute la
société capitaliste : "Car ce n'est que comme catégorie universelle de l'être social total que
la marchandise peut être comprise dans son essence authentique" (HCC, p. 113). Il
souligne le fait que chaque marchandise est un fétiche, tout en liant ce fait immédiatement
au caractère marchand de la force de travail : "Mais en se manifestant, l'objectivité spéciale
de cette sorte de marchandise [la force de travail], qui, sous une enveloppe réifiée, est une
relation entre hommes, sous une croûte quantitative, un noyau qualitatif vivant, permet
de dévoiler le caractère fétichiste de toute marchandise, caractère fondé sur la force de
travail comme marchandise. Le noyau de toute marchandise, la relation entre hommes,
intervient comme facteur dans l'évolution sociale" (HCC, p. 211). C'est pourquoi le
travailleur est la "conscience de soi de la marchandise" (HCC, p. 210). Le fait que "dans la
totalité dialectique, les moments particuliers portent en eux la structure de la totalité" se
manifeste dans la circonstance que "sur le plan de l'expression théorique on a pu, à partir
de la structure de la marchandise, par exemple, développer la connaissance de toute la
société bourgeoise" (HCC, pp. 244-245). C'est ce que la future critique de la valeur essaiera
toujours de faire. Cependant, les mots "par exemple" font penser que même ici Lukács se
meut principalement au niveau de la théorie de la connaissance et que la déduction à
partir de la valeur n'est pas pour lui la seule déduction possible dans la société moderne,
mais seulement une méthode particulièrement féconde. La distinction weberienne entre
forme et contenu semble chez lui faire retour aux dépens d'une vraie considération de la
totalité.
Lukács reprend dans Histoire et conscience de classe le problème du travail abstrait :
"L'universalité de la forme marchande conditionne donc, tant sur le plan subjectif que sur
le plan objectif, une abstraction du travail humain qui s'objective dans les marchandises"
(HCC, p. 114). À cette occasion, il saisit l'essence de l'abstraction réelle : "Subjectivement,
cette égalité formelle du travail humain abstrait n'est pas seulement le commun
dénominateur auquel les différents objets sont réduits dans la relation marchande, elle
devient aussi le principe réel du processus effectif de production des marchandises"
(HCC, p. 114). Il souligne la grande importance qu'a le devenir-abstrait du temps pour la
naissance du travail abstrait qui "ramène le temps au niveau de l'espace". Dans ce temps
exactement mesurable qui "perd ainsi son caractère qualitatif, changeant, fluide", "les
sujets doivent eux aussi être nécessairement décomposés rationnellement d'une manière

241
correspondante" (HCC, pp. 117-118). Mais il passe - probablement aussi parce qu'il ne
trouvait pas chez Marx une distinction définitive - peu à peu, et sans s'en apercevoir, du
travail abstrait formel au procès de travail et à son émiettement en "opérations partielles
abstraitement rationnelles", jusqu'au "système de Taylor" (HCC, p. 115), donc à ce que
nous avons déjà appelé le "devenir-abstrait empirique du travail". Bien que Lukács cite à
ce sujet des passages du Capital, il s'agit, comme on sait, surtout d'un recours à Max Weber
lorsqu'il donne une place centrale au principe de calculabilité et à la rupture avec "l'unité
organique irrationnelle, toujours qualitativement conditionnée, du produit même" (HCC,
p. 116) et lorsqu'il souligne la transformation du "caractère actif" du travail, qui devient
une attitude contemplative. C'est donc "la dualité contemplative du sujet et de l'objet" qui
est en jeu (HCC, p. 45).
Lukács développe ses théories dans Histoire et conscience de classe "en présupposant les
analyses économiques de Marx" (HCC, p. 110) : il les adopte sans les déduire ni les
développer et sans discuter leur problèmes. Cela signifie qu'il les tient pour achevées. En
effet, il passe tout de suite à la théorie de la connaissance et il veut indiquer les
"problèmes fondamentaux qui résultent du caractère fétichiste de la marchandise comme
forme d'objectivité, d'une part, et du comportement du sujet qui lui est coordonné, d'autre
part, problèmes dont seule la compréhension nous permet une vue claire des problèmes
idéologiques du capitalisme et de son déclin" (HCC, p. 110, italiques A. J.). Dans certains
passages de ce livre, le fétichisme est déjà conçu comme idéologie et comme dissimulation
de l'exploitation : "Maintenant la lutte sociale se reflète dans une lutte idéologique pour la
conscience, pour le dévoilement ou la dissimulation du caractère de classe de la société"
(HCC, p. 83). Comme si ce caractère de classe en 1923 était dissimulé ! Cette
interprétation, selon laquelle le fétichisme est la "distorsion" d'un "noyau humain" déjà
donné dans son essence (qui donc existe a priori, au lieu d'être le résultat de l'histoire)
constitue la base non seulement des œuvres tardives de Lukács, mais aussi bien dans
Histoire et conscience de classe : "Cette métamorphose du travail en marchandise [...] de sorte
que c'est justement dans leur objectivité éloignée de l'homme, inhumaine même, que
l'homme socialisé se dévoile comme leur noyau. C'est justement dans cette objectivation,
dans cette rationalisation et chosification de toutes les formes sociales qu'apparaît
clairement, pour la première fois, la structure de la société faite de relations
interhumaines. Cela se produit uniquement si l'on maintient ferme, en même temps, que

242
les relations entre hommes sont, selon les paroles d'Engels, « liées à des choses » et «
apparaissent comme choses » ; si l'on n'oublie pas un instant que les relations humaines ne
sont pas des relations immédiates d'homme à homme [...] Il en résulte que l'homme
comme noyau et fondement des relations chosifiées ne peut être trouvé que dans et par le
dépassement de leur immédiateté [...] ces formes d'apparition ne sont nullement de
simples formes de pensée, mais bien des formes objectives de la société bourgeoise
actuelle" (HCC, pp. 219-220). Ici, Lukács oppose aux relations fétichistes l'idée d'une
immédiateté complète, au lieu de critiquer la fausse forme de médiation. Il semble que
pour lui le fétichisme n'est qu'une apparence, et qu'en vérité les hommes sont déjà le sujet
de leur histoire : "L'homme lui-même participe de façon décisive au processus dialectique,
comme fondement objectif de la dialectique historique, comme sujet-objet identique qui la
fonde" (HCC, p. 234). La réification doit enfin céder devant l'homme, opposé à elle de
manière dualiste : "Le « règne de la liberté », la fin de la « préhistoire de l'humanité »
signifient justement que les rapports objectivés entre les hommes, que la réification,
commencent à remettre leur puissance à l'homme " (HCC, pp. 94-95). Ce qui s'impose donc
à la fin, c'est l'"essence humaine" : "La nature est alors l'être humain authentique, l'essence
vraie de l'homme libérée des formes sociales fausses et mécanisantes, l'homme en tant que
totalité achevée, qui a surmonté ou surmonte intérieurement la scission entre théorie et
praxis, entre raison et sensibilité, entre forme et matière ; pour cet homme la tendance à
prendre forme n'est pas une rationalité abstraite laissant de côté les contenus concrets, car
la liberté et la nécessité coïncident" (HCC, p. 173). Cela est arrivé surtout avec l'art et la
théorie esthétique du XVIIIe siècle, tandis qu'au cours du développement ultérieur "l'être
social anéantit l'homme en tant qu'homme" (HCC, p. 176).

Dans ses premières œuvres comme dans ses dernières, Lukács déduit donc la société
du travail : une fois du travail prolétaire, une fois du métabolisme avec la nature. Comme
exemple de la critique "immanente" qu'on peut faire de ces conceptions de Lukács (à la
différence des critiques "extérieures" dont nous avons parlé dans l'introduction), nous
résumerons quelques réflexions de M. Postone. Même s'il ne cite pas le nom de Lukács à
cette occasion, il fait assurément référence à ses œuvres de jeunesse et à ses œuvres plus
tardives, lorsqu'il critique la théorie qui tient pour "aliénant" non le travail prolétarien, qui
se représente dans la valeur, mais seulement le fait qu'il est contrôlé par d'autres : "Toute

243
théorie qui pose le prolétariat ou le genre humain comme Sujet implique que l'activité qui
constitue le Sujet doit être réalisée plutôt que dépassée. Donc, l'activité en elle-même ne
peut pas être considérée comme aliénée. Pour la critique basée sur le « travail», les racines
de l'aliénation doivent se trouver en dehors du travail même, dans son contrôle de la part
d'un Autre concret, la classe capitaliste" (TLS, p. 82). À partir de là, Postone se met à
critiquer toute ontologie du travail et l'idéologie marxiste du travail, qui "prend
l'apparence ontologique des formes sociales de base du capitalisme pour « argent
comptant », parce que seul dans le capitalisme le travail est une essence sociale" (TLS, p.
167). Ce ne sont que "les relations sociales caractérisant le capitalisme qui sont médiatisées
par le travail" - nous avons déjà expliqué ce que cela veut dire - et donc seule la société
capitaliste possède une "essence", à savoir le travail comme unique principe structurel.
Selon Postone, il ne faut pas ontologiser cette "essence" : "L' « essence » est une
détermination ontologique. L'essence que je considère ici est cependant historique - une
fonction sociale historiquement spécifique du travail. Mais cette spécificité historique n'est
pas apparente. Nous avons vu que les relations sociales médiatisées par le travail sont
auto-fondatrices, ont une essence et semblent ne pas être sociales, mais objectives et
transhistoriques. Autrement dit, elles semblent être ontologiques. L'analyse immanente de
Marx n'est pas une critique à partir du point de vue de l'ontologie sociale", mais démontre
que celle-ci est propre au capitalisme (TLS, pp. 166-167). "L' « essence » historiquement
spécifique du capitalisme apparaît dans l'analyse immédiate comme une essence
physiologique, ontologique, une forme qui est commune à toutes les sociétés : « le travail »
(TLS, p. 170).

Lukács oscille donc dans toute son œuvre entre une conception qui voit dans le
fétichisme une catégorie réelle et une autre qui le considère comme une "idéologie". En
général, pour lui n'existe que la "fausse conscience", et non la "juste conscience d'une
fausse réalité". Mais la critique de la "fausse conscience", donc la critique de l'idéologie, a
une portée limitée dans un monde où les protagonistes eux-mêmes ne savent pas ce qu'ils
font. Là où existent des lois du marché, chacun doit y adapter son comportement ; il ne
s'agit pas d'une invention des classes dominantes, derrière laquelle se cacheraient les
"vrais" sujets. Lukács condamne "la transformation fétichiste du milieu humain en un «
système » irrationnel de puissances absurdes et inhumaines" (EÄ I, p. 795) - mais la

244
diffusion de la logique de la valeur, qu'est-elle d'autre296 ? Si elle produisait un "système
rationnel de puissances sensées et humaines", il n y aurait rien à lui reprocher. Puisque
Lukács oppose d'une manière dualiste le fétichisme au sujet, le fétichisme apparaît comme
une espèce de dérangement dans le développement de l'être générique humain. Mais
nous avons souligné souvent que pour Marx, le véritable sujet dans le capitalisme, et donc
le vrai être générique, ce n'est pas l'homme, mais la valeur. Celle-ci a absorbé toutes les
facultés humaines et les a transformées en ses propres facultés. Ce processus,
extrêmement réel, est à révoquer ; on ne saurait le dénoncer comme une simple
apparence, comme une "écorce" sous laquelle se trouverait, inviolé, le véritable "noyau"
humain. Il faut libérer le sujet de la fausse forme dans laquelle il s'est développé, et non
présupposer qu'il existe déjà bel et bien, comme le fait Lukács lorsqu'il écrit : "Le sujet qui
s'oppose à ce monde objectif, sous une forme active ou passive, mais toujours comme
quelque chose d'objectif à son tour, et qui agit en lui, est, en dernière analyse, le genre

humain" (EÄ I, p. 553)297.

Aujourd'hui, la différence entre la "dialectique négative" d'Adorno et l'"ontologie" de

Lukács298 ne semble plus aussi grande qu'elle paraissait à eux-mêmes et à leurs

296La prédominance du fragment sur la totalité, comme dans le cas de l'allégorie, est pour Lukács "fétichiste"

(EÄ II, p. 764). Mais dans la société capitaliste, le parti pris unilatéral de Lukács en faveur de la totalité est un
parti pris en faveur de la valeur.
297Postone critique l'opinion selon laquelle le dépassement de l'aliénation est "un procès de démystification et

de réappropriation, la réapparition de ce qui est socialement ontologique par derrière le voile de ses formes
apparentes mystifiées. Autrement dit, [dans cette perspective] le dépassement de l'aliénation signifie l'auto-
réalisation du Sujet historique" (TLS, p. 223). Les opinions qui considèrent l'aliénation comme un "simple
renversement du sujet et de l'objet" présupposent que la subjectivité existe a priori et qu'elle soit attribuée à tort
aux objets créés par elle. Mais selon Postone, l'œuvre de Marx n'examine pas "l'«échange » de ce qui est subjectif
avec ce qui est objectif", mais la constitution des deux. "Elle analyse la constitution historique des pouvoirs
humains dans une forme aliénée. Dans cette perspective, le dépassement de l'aliénation implique l'abolition du
Sujet qui se fonde et qui se meut de soi-même (le capital) et de la forme de travail qui le constitue et qui est constitué
lui-même dans une forme aliénée. Dépasser le Sujet historique permettrait aux gens, pour la première fois, de
devenir les sujets de leur propre praxis sociale" (TLS, pp. 223-224).
298De toute façon, Lukács utilise la notion d'"ontologique" d'une manière plutôt large, par exemple lorsqu'il

affirme que "l'alternative ontologiquement authentique, l'économie planifiée socialiste, jusqu'ici ne s'est jamais
245
contemporains. On pourrait assurément démontrer que derrière leurs mots divergents il y
a souvent plus de points en commun que ce que paraît à première vue. Ce serait une
espèce de coïncidence objective et inconsciente. Mais ce qui est plus important est de
souligner que leurs présuppositions générales et leurs finalités présentent certaines
affinités conscientes. Tous les deux privilégient la ratio essendi par rapport à la ratio
cognoscendi (Tertulian 1990, p. XXVI) et préconisent une restauration tendancielle de
l'intentio recta . Il est sûr qu'il y a un parallélisme entre la tentative d'Adorno pour parvenir
à une "dialectique matérialiste" (cf. par exemple Adorno 1973, p. 452) et celle de Lukács
pour atteindre un "matérialisme dialectique". Les thèses d'Adorno et de Lukács coïncident
autant dans l'affirmation d'une matérialité irréductible au sujet et à la pensée, que dans la
double bataille contre le néopositivisme et contre l'"ontologie fondamentale" d'origine
heideggerienne. Lukács attribue une grande importance aux catégories traditionnelles de
la philosophie (causalité, finalité, nécessité, etc.). Adorno adresse à ces catégories de
nombreuses critiques; mais d'autre part il rappelle que "dans l'objectivité des catégories
métaphysiques ne se condensa pas seulement, comme l'existentialisme le voudrait, la
société sclérosée, mais tout autant le primat de l'objet comme celui d'un moment de la
dialectique" (DN, p. 293). Bien sûr, Adorno nie en même temps que les catégories
possèdent une validité absolue, et il les considère comme des instruments avec lesquels le
sujet cherche à saisir l'objet, en lui faisant violence. C'est pourquoi il s'applique à trouver
leur origine historique en tant qu'instruments de domination. Du point de vue de Lukács,
la théorie d'Adorno doit sembler une acceptation des présupposés fondamentaux du
positivisme : il semble qu'Adorno aussi ne voie dans les catégories rien d'autre que des
inventions subjectives, au lieu d'y voir des "reflets" du réel. Mais, à la différence des
positivistes, Adorno critique cette approche de la réalité, et le reproche qu'il adresse aux
catégories est justement de ne pas rendre compte de la réalité. Adorno ne conteste pas du
tout l'idée qu'il existe une réalité indépendante de la pensée et qu'on puisse la connaître.
Une bonne partie de sa philosophie constitue un effort pour trouver des voies pouvant
rendre compte de la réalité, même si cette tâche lui semble beaucoup plus difficile qu'à
Lukács. Mais les instruments qu'Adorno propose: la mimésis, le grand art, la
"constellation", la parataxe, l'image dialectique, etc., ont comme finalité - en dernière

réalisée dans une forme adéquate" (Ont. II, p. 283) ; en d'autres passages, "ontologique" est simplement
identique à "historique" (par exemple Ont. I, p. 588).
246
analyse - d'être un "reflet", lato sensu. Ce qu'Adorno reproche aux catégories ce n'est pas
d'être trop "métaphysiques" - c'est le discours des positivistes -, mais d'être seulement une
image du sujet, et non de l'objet. Et si Adorno trouve dans ces catégories quelque chose à
approuver, c'est précisément le fait qu'elles rendent compte de la vraie structure du
monde, même s'il considère qu'elles le font de telle façon qu'elles en donnent une image
déformée. Le rapport d'Adorno avec les catégories reste toujours flottant : d'un côté, il y
voit des créations subjectives, et il écrit que la physique moderne "depuis Einstein" a "fait
éclater la prison [...] de l'a priorité subjective de l'espace, du temps et de la causalité" (DN,

p. 149)299. D'autre part, il insiste, en s'opposant aux excès du logicisme pur, sur le fait que
les catégories sont l'expression d'une intuition effective de l'objectivité (DN, p. 69). Dans la
chose en soi de Kant, Adorno voit une affirmation du primat de l'objet (DN, p. 147); et
selon lui, même dans la doctrine heideggerienne de la "priorité de l'être par rapport au
penser, de sa «transcendance», résonne dans le profond lointain, l'écho matérialiste" (DN,
p. 158). Lukács, comme Adorno, insiste sur le fait qu'un objet - que Lukács appelle "être" -
peut exister sans qu'existe une conscience, tandis que le contraire est impossible (MC, p.
266 ; DN, p. 146) ; mais cela n'implique l'existence d'aucune hiérarchie (Ont I, p. 582). Plus
généralement, on assiste chez Adorno comme chez Lukács à un effort pour rétablir les

droits de la nature, extérieure à l'homme ou intérieure 300. Cela implique le refus de tout
ramener aux paramètres de la théorie de la connaissance. On peut dire que les concepts
lukácsiens d'"être" et de "matière" et les concepts adorniens de "nature" et d'"objet"
coïncident pour l'essentiel.
Cette conclusion n'est pas contredite par le fait que nous avons critiqué plusieurs fois
chez Adorno et Lukács leur confusion entre nature et société et leur ontologisation des
données historiques. Ce que nous critiquons, c'est la confusion entre nature et société,
lorsqu'on présente comme "nature" quelque chose qui ne l'est pas. Des phénomènes
comme l'échange, le travail, l'inconscient ou la synthèse transcendantale ont une genèse
historique qu'on peut, en principe, examiner empiriquement. Mais autant pour Lukács
que pour Adorno, pour Kant ou pour Freud - nous l'avons rappelé en passant -, il s'agit

299Il est intéressant de noter que Lukács a tenté, dans les limites de sa compétence, de contester la validité de

certaines présuppositions d'Einstein (Ont. I, pp. 359-362).


300Mais en même temps, l'ontologie de l'être social de Lukács reste une "philosophie du sujet", comme le

remarque Tertulian (1983, p. 813).


247
de données naturelles, qui peuvent donc, tout au plus, être variées, mais jamais abolies.
Cette confusion est due au fait que ces catégories historiques sont imbriquées avec les
catégories effectivement naturelles, tels que le métabolisme avec la nature ou la circulation
des produits. Mais ce qui nous semble très problématique est la tentative d'entreprendre
des analyses sociales à partir de catégories naturelles très générales, comme le
métabolisme avec la nature ou la causalité. Car, même si la société ne peut jamais se
libérer de sa base naturelle, il faut quand même ne pas sous-estimer la fracture qualitative
entre la première et la deuxième nature.

248
CINQUIÈME CHAPITRE

FIN DE L'ART OU FIN DE LA SOCIÉTÉ ?

Balzac comme objet de controverse

La thématique du fétichisme occupe donc une place centrale dans les théories
d'Adorno et de Lukács. Pourtant, il suffit de regarder leurs œuvres complètes pour se
rendre compte qu'elles sont consacrées pour la plupart à des questions esthétiques. Des
considérations sur la littérature - chez Lukács - et sur la musique et la littérature - chez
Adorno - constituent, pour ce qui est de la quantité et de la qualité, le centre de leur
activité. On pourrait même dire que leurs autres œuvres étaient conçues comme autant de

prolégomènes à l'esthétique301. C'est dans leurs écrits esthétiques que se manifeste leur
intelligence concrète du concept de fétichisme et des autres concepts qui constituent l'objet
de notre recherche. Mais comparer sous cet angle leurs théories sur l'art signifie aussi
d'apporter des éléments pour juger des mérites et des limites des deux esthétiques établies
sur une base marxiste qui semblent aujourd'hui, rétrospectivement, les plus importantes
du XXe siècle. Enfin, cela nous permet d'approcher davantage de notre but : poser les
jalons d'une théorie de la culture qui tient compte de la nouvelle interprétation de Marx
ébauchée dans la première partie de notre travail.
Les esthétiques de Lukács comme d'Adorno sont axées sur le concept de "mission
défétichisante" de l'art. "La prise de position à l'égard du fétichisme - que celui-ci soit
reconnu comme tel ou non - devient la ligne de séparation entre la pratique artistique
progressiste ou réactionnaire", écrit Lukács (EÄ I, p. 698). Adorno pourrait avoir écrit
exactement la même chose, et pourtant il en a tiré des conséquences tout à fait différentes.
Lukács se rapporte à "la doctrine de Marx et Engels selon laquelle les hommes font leur
propre histoire, mais évidemment non dans des conditions choisies par eux-mêmes, et
avec des résultats qui divergent profondément de leurs intentions" (EÄ II, p. 562). C'est là
assurément un point de départ commun, mais pourquoi l'interprètent-ils si différemment?
Nous le verrons en analysant leurs jugements sur l'auteur qui a le mieux rempli, selon

301Et à l'éthique aussi - tous deux ont écrit dans leurs dernières années une esthétique et une philosophie

générale et ont prévu d'écrire une éthique, que pourtant aucun d'eux n'a pu même entamer.
249
Lukács, cette "mission" et à qui déjà Marx et Engels avaient assigné une place d'honneur :
Balzac.
Il est tout à fait possible que Balzac et Marx se soient croisés dans une rue parisienne
autour de 1844. Mais probablement Balzac ne se serait pas imaginé que son œuvre, plus
de cent ans après sa mort, aurait joué un rôle important dans une discussion esthétique
conduite au nom de Marx - le même Balzac qui écrivait, comme on sait, surtout pour le
public du jour, et qui souvent, pendant qu'il était en train de finir un chapitre, était pressé
par le garçon qui devait le porter au journal où étaient publiés ses romans-feuilletons.
Marx, selon son beau-fils Paul Lafargue, "avait une telle admiration pour Balzac qu'il se
proposait d'écrire un ouvrage critique sur la Comédie humaine, dès qu'il aurait terminé son
œuvre économique" (Lafargue 1890, p. 8). Dans Le Capital, Marx cite plusieurs fois la
Comédie pour illustrer ses propos (23/615, Cap. I, p. 660; 25/49, Cap. III, p. 49). Engels, de
son côté, écrivit dans une lettre célèbre d'avril 1888 à l'écrivain anglais Margaret Harkness
: "Balzac, que j'estime être un maître du réalisme infiniment plus grand que tous les Zolas
passés, présents et à venir, nous donne dans sa Comédie humaine l'histoire la plus
merveilleusement réaliste de la société française", pour expliquer ensuite dans les détails
son appréciation (Engels 1888, p. 148). Dès lors, Balzac occupe une place d'honneur auprès
de la plupart de ceux qui veulent formuler des jugements esthétiques ou établir des
normes en se réclamant des théories de Marx et d'Engels.
Lukács faisait explicitement appel à ces jugements de Marx et Engels, et pendant
des décennies il a présenté Balzac comme le modèle d'une littérature "réaliste". Balzac, qui
a représenté "de façon ample et définitive une importante crise de transition dans
l'histoire du genre humain" (EÄ I, p. 585) était, selon Lukács, parmi ceux qui ont
revendiqué "les droits de l'homme" et qui ont sauvé "le rôle de l'homme dans l'histoire"
(EÄ I, p. 696). Balzac (comme Tolstoï, pour une partie de son œuvre) figure, selon Lukács,
"parmi les quelques auteurs où cette tendance pénètre l'œuvre entière. La lutte pour
l'intégralité de l'homme, contre toute apparence et toute forme phénoménale de sa
déformation, constitue - et c'est naturellement aussi le cas d'autres artistes importants - le
contenu essentiel de ses œuvres", tandis que "dans des secteurs très importants de l'art
tardif bourgeois de la période impérialiste on assiste à une capitulation devant le
fétichisme" (EÄ I, p. 698). L'art de Balzac est donc ce que Lukács, usant d'un mot détesté
par Adorno (NL, pp. 174-175), appelle "performance de pointe" (Spitzenleistung), parce

250
qu'il est "défétichisant" et lutte "contre toute apparence". D'une façon explicite, Lukács
oppose Balzac à Zola, comme il le dit dans la préface de son livre sur Balzac : "On sera
sans doute beaucoup plus étonné de voir ces études prendre nettement position contre
Zola et son école. L'étonnement viendra surtout de ce que Zola fut un écrivain de gauche
et que sa méthode littéraire domine en premier lieu, même si ce n'est pas exclusivement,
la littérature de gauche" (Lukács 1951, p. 14). Ramener les rapports à l'homme, et donc la
défétichisation dans le sens de Lukács, c'est ce que Zola, à la différence de Balzac, n'a pas
su faire : "Ce qui réussit aux réalistes vraiment importants, à Balzac, Dickens, Tolstoï, à
savoir la représentation des institutions sociales comme des relations entre les hommes, la
représentation des objets sociaux comme des intermédiaires dans ces relations, ne fut pas
possible à Zola. Chez lui l'homme et son milieu sont radicalement séparés, s'opposent l'un
à l'autre" (Lukács 1951, p. 101). Balzac y réussit aussi parce qu'il observait la phase dans
laquelle cette situation était encore en train de se former : "Balzac décrit l'accumulation
primitive du capitalisme en matière d'esprit humain, et ses successeurs, même les plus
grands comme Flaubert par exemple, sont déjà confrontés au fait accompli de la
subordination de toutes les valeurs humaines à la marque de fabrique capitaliste", qui est
seulement objet d'une "lamentation lyrique" (Lukács 1951, p. 67). Balzac représente donc
pour Lukács le modèle exemplaire de ce "réalisme" qu'il oppose à l'art "décadent", avant-
gardiste ou formaliste, qui commence à tenir le haut du pavé à partir de la fin du XIXe
siècle.
À première vue il peut paraître étonnant qu'Adorno cite, lui aussi, Balzac pour
soutenir son esthétique qui, comme on le sait, était une défense passionnée des avant-
gardes. Mais Adorno apprécie en Balzac précisément ses traits non réalistes. Dans son
essai Une réconciliation extorquée, Adorno objecte à Lukács, sur un ton polémique, que
Dickens et Balzac "ne sont pas si réalistes que cela. Si Marx et Engels pouvaient les
considérer comme tels, c'est en raison de leur polémique contre le romantisme qui faisait
florès sur le marché à leur époque. Aujourd'hui, des traits romantiques sont apparus chez
ces deux romanciers, mais, de plus, l'ensemble de La Comédie humaine se présente comme
une reconstruction, due à l'imagination, d'une réalité concrète aliénée, c'est-à-dire qui n'est

251
plus du tout vécue par le sujet" (NL, p. 183) 302. Le réalisme de Balzac est d'un type
différent, explique Adorno dans son essai Lecture de Balzac : "Mais parfois aussi ses
fantasmes compensateurs d'homme ignorant du monde touchent la réalité de ce monde
plus exactement que le réaliste qu'on louait en lui ne l'aurait fait" (NL, p. 84). Avec cette
affirmation, Adorno se sent en accord avec Engels : il est vrai qu'"Engels a célébré le
réalisme de Balzac vers la fin de sa vie, dans la fameuse lettre, malheureusement devenue
canonique, à Margaret Harkness" (NL, p. 95). Mais ce qu'Engels apprécie chez Balzac,
continue Adorno, c'étaient justement ses éléments les moins réalistes, pour lesquels les
naturalistes comme Zola le critiquaient, de la même façon que chaque positiviste accuse
ses prédécesseurs d'être des métaphysiciens. Engels appartiendrait donc à la
"métaphysique" qui toujours renaît à partir du réalisme et des "lumières automatisées".
De même que Lukács, Adorno trouve chez Balzac une première critique du
fétichisme qui commençait alors à s'imposer à la société : "Sa vision intellectuelle lui a fait
comprendre, comme Marx l'exprimera plus tard, qu'à l'apogée du capitalisme les hommes
sont des masques de caractère. La réification resplendit dans la fraîcheur de l'aube, parée
des couleurs éclatantes de l'origine, plus horrible que la critique de l'économie politique
en plein midi" (NL, p. 85). Comme Lukács, Adorno souligne la coïncidence objective des
descriptions balzaciennes avec l'analyse de la société donnée par Hegel et par Marx : "Le
caractère totalitaire de la société, que l'économie classique et la philosophie de Hegel ont
pensé auparavant sur le plan théorique, il l'a arraché au ciel des idées pour en faire, de
façon frappante, une évidence sensible" (NL, p. 84). En ce qui concerne le contenu,
Adorno reproche à Balzac de mettre au centre le capital financier "prédateur", et non le
capital industriel. Mais Adorno admet qu'il est plus facile de représenter celui-là : "Le
romancier peut s'attaquer plus directement à ce domaine qu'à celui de la sphère de
production à proprement parler. Le monde bourgeois ne permet pas que l'on raconte ce
qui est décisif; voilà pourquoi le récit fait naufrage" (NL, p. 97). Dans la société capitaliste
développée, le "récit", le "réalisme" peuvent donc, selon Adorno, saisir seulement la
surface des choses, non leur essence cachée. L'art réaliste et le récit, qui ramènent tout à
l'homme qui est derrière les choses, manquent l'essentiel. Cela signifie aussi que dans le
capitalisme, les "rapports humains" ne constituent plus la base. Si Adorno critique la

302Adorno avait lu Balzac et le réalisme française de Lukács et en cite l'affirmation selon laquelle Balzac aurait

252
catégorie du "réalisme" dans l'art, la raison n'en est pas qu'il demande, comme le font par
exemple les tendances hermétiques, un art qui se tienne éloigné de la réalité. Au contraire
: selon Adorno, l'art ne doit plus être réaliste, parce que la réalité n'est plus réelle, ou au
moins ne peut plus être représentée comme telle. Il est décisif que chez Adorno le
dépassement du réalisme dans le sens classique sert à atteindre une forme supérieure de
réalisme. Le prétendu réalisme n'est pas apte à décrire une réalité qui perd de plus en plus
son aspect de chose [dinglich] ; pour le prouver, Adorno fait aussi appel à un auteur
comme Bertolt Brecht, dont en général il ne partage pas les positions esthétiques et
politiques. La citation suivante nous conduit directement au cœur des problèmes que nous
examinons ici : "Pour le percer à jour, on ne peut plus se contenter de regarder le monde.
Le réalisme littéraire s'est trouvé dépassé, parce que, en présentant le monde, il est passé à
côté de sa cible: on ne saurait citer de meilleur témoin de cela que Brecht, qui a lui-même
enfilé la camisole de force du réalisme comme s'il s'agissait d'un déguisement de carnaval.
Il a vu que l'ens realissimum est fait de processus, et non de faits immédiats, qu'on ne peut
pas en faire de copies : « Ce qui rend la situation si compliquée que la simple "restitution
de la réalité" en dit aujourd'hui moins long que jamais sur la réalité. Une photographie
des usines Krupp ou AEG ne renseigne guère sur ces institutions. La réalité authentique a
dérapé vers la réalité fonctionnelle. La réification des rapports humains, et donc par
exemple l'usine, ne rend plus compte de celles-ci » (Bertolt Brechts Dreigroschenbuch [« Le
Livre de l'Opéra de quat'sous de Bertolt Brecht »] Francfort 1960, pp. 93-94.). Il n'était pas
encore possible de reconnaître cela à l'époque de Balzac. Il reconstruit le monde à partir
de ses soupçons d'outsider. " (NL, p. 91 ; la référence à la citation de Brecht aussi in NL, p.
421).

Lukács et l'homme comme noyau

Adorno et Lukács ont représenté deux esthétiques diamétralement opposés a bien


des égards. Ce conflit est devenu un échange de coups direct avec l'essai d'Adorno, Une
réconciliation extorquée, publié en 1958, et avec la réponse donnée par Lukács en 1962 dans

décrit le premier capitalisme de prédateur (NL, p. 85).


253
la préface à la nouvelle édition de son œuvre de jeunesse, Théorie du roman 303. Mais il
suffit de prendre n'importe quelle de leurs œuvres esthétiques d'après-guerre pour
s'apercevoir de l'antagonisme de leurs positions. Celui-ci résultait de la défense, faite par

Adorno, de l'art moderne et de sa réfutation par Lukács304 ; les œuvres de Kafka et de


Beckett, l'expressionnisme et la peinture abstraite se trouvaient au centre de la discussion.
En lisant l'Esthétique de Lukács (1963) et la Théorie esthétique d'Adorno (1970), on ne
rencontre presque jamais de jugement semblable sur qui ou quoi que ce soit. Il semble
qu'ils ne partagent aucune conclusion. Ce fait nécessite d'une explication, étant donné
qu'en même temps leurs esthétiques ont en commun plusieurs présuppositions.
Pour l'un comme l'autre, l'art est autant un résultat qu'une critique du
développement social. Tous deux affirment - à la différence de toutes les esthétiques
conservatrices - que dans l'art il existe un progrès, fût-il contradictoire, qui procède en
parallèle avec le progrès social et ses contradictions. Le grand art a ceci de spécifique que
la situation sociale de son époque s'y reproduit, indépendamment des intentions et de
l'artiste et de son public. Adorno aussi bien que Lukács cherchent donc le contenu objectif

des œuvres d'art dans un sens hégélien305. Tous deux soulignent le lien qui unit l'éthique

303Dans son Esthétique, Lukács cite quatre fois Adorno pour des questions spécifiques à la musique, et presque

toujours en manifestant son approbation, sauf dans son évaluation de Bartók (cf. Tertulian 1985, p. 79). Adorno
ne cite jamais l'Esthétique de Lukács, même si dans la Théorie esthétique il semble plusieurs fois y faire allusion. Il
semble aussi que dans une certaine période il ait eu honte d'avoir lu Lukács (de la même façon qu'il avait honte
d'avoir travaillé avec le musicien communiste Hanns Eisler) : dans les Minima Moralia, parues en 1951, il cite un
passage plutôt long d'Histoire et conscience de classe, mais en attribue la paternité à "un dialecticien" qui écrivait "il
y a trente ans" (MM, p. 214).
304Apparemment, nous utiliserons le terme d'"art moderne" d'une façon générique. Mais ce sont Lukács et

Adorno eux-mêmes qui l'emploient ainsi, non par négligence, mais évidemment pour souligner l'unité
fondamentale qui caractérise tout art venu après Baudelaire et l'impressionnisme (en effet, ils situent tous deux
la coupure à cette période). Les catégories qu'utilise Lukács pour critiquer l'art moderne - sa prétendue
déshumanisation - et Adorno pour faire l'éloge de tout art "authentiquement moderne" - la reconnaissance du
fait que le monde est devenue inhumain - sont censées, dans leurs intentions, se référer sans beaucoup de
distinction à toutes les œuvres venues après cette date.
305Cependant, la référence à Hegel est beaucoup plus directe chez Lukács que chez Adorno, qui dans ses

nombreux commentaires à Hegel ne fait presque jamais mention de l'Esthétique de celui-ci. Mais Lukács aussi
prend souvent de la distance par rapport à l'Esthétique de Hegel, qui selon lui reste au dessous de la conscience
que Hegel a en général des problèmes (EÄ II, p. 316). On trouve chez Lukács une référence constante à Aristote,
254
et l'esthétique (même si ce lien est beaucoup plus direct chez Lukács) et le potentiel
utopique et anticipatoire de l'art (ils citent l'un comme l'autre Ernst Bloch). En même
temps, pour eux l'art est un "souvenir" de la douleur du genre humain. La Théorie
esthétique d'Adorno s'achève sur ces mots : "Mais que deviendrait l'art, en tant qu'écriture
de l'histoire, s'il se débarrassait du souvenir de la souffrance accumulée ?" (TE, p. 359),
tandis que Lukács met ces mots de Goethe comme la quintessence de l'"universalité de
l'art" à la fin du premier volume de son Esthétique : "Alors que, torturé, l'homme se tait /
Un dieu m'a dit de dire ma douleur". Bien qu'Adorno n'ait pas, comme Lukács, l'intention
d'écrire une esthétique qui se base directement sur les catégories marxistes, celles-ci
constituent aussi pour Adorno un point de départ, par exemple dans le concept de "forces
productives esthétiques". Tous deux refusent en même temps toute explication immédiate,
purement sociologique des rapports entre l'art et la société et une utilisation grossière des
termes de base et de superstructures. Dans leurs esthétiques, l'"aliénation" et le
"fétichisme" sont des concepts-clefs, à la différence de presque toutes les autres esthétiques
qui se réclament du marxisme.
Selon Lukács, l'art a pour tâche d'être une médiation entre l'homme singulier et le
genre, entre la conformité au genre en soi et la conformité au genre pour soi, entre
l'universel et le particulier. À la différence de la science, l'art reste "anthropormophisant",
et l'expérience subjective et quotidienne de l'homme constitue son point de départ. Mais il
ne doit pas non plus rendre absolue cette expérience du singulier, sous peine de tomber

dans le "particularisme"306. "Ce qui fait que l'art est de l'art, c'est précisément la
concrétisation de l'universel dans le particulier, simultanément à l'élévation de
l'individualité personnelle dans la sphère du particulier" (EÄ II, 667). L'art doit toujours

le "vrai découvreur de la particularité de la dimension esthétique" (EÄ II, p. 687), tandis que ce dernier
n'apparaît que rarement chez Adorno, et toujours en termes négatifs : la poétique d'Aristote est proche des
"intérêts pour la domination", lui-même est un lointain précurseur de l'industrie culturelle et protecteur de ce
classicisme "qui survécut plus de deux mille ans" (TE, pp. 315-316/ 330) et dont Adorno reproche la défense à
Lukács.
306"Une affirmation inconditionnelle et sans réserves de la particularité" est cependant typique de l'amour (EÄ

II, p. 601).
255
garder la conscience de l'immanence de l'universel dans le particulier 307 : ainsi il exprime
la "conformité au genre" de l'homme. Comme Adorno, Lukács établit une relation étroite
entre son esthétique et sa conception de la relation entre le sujet et l'objet : "Toutes les
exigences formelles de l'art [...] ne sont rien d'autre que les conditions qui permettent de
réaliser des œuvres dans lesquelles on fait l'expérience spontanée de ce désir très profond
de l'humanité : se connaître soi-même et son propre rapport au monde extérieur et à soi-
même à travers un auto-reflet actif et créateur qui correspond à la vérité, c'est-à-dire
s'approprier sa propre réalité, sa propre essence comme une image du monde
indépendante de lui" (EÄ II, p. 837).
Le "reflet" ne doit pas être un reflet des simples faits - avec cette affirmation
fréquente Lukács prend ses distances vis-à-vis du "naturalisme" aussi bien que des
variantes trop plates du "réalisme socialiste". Il ne doit pas être "photographique" et
prendre la surface pour la chose même, mais décrire la "tendance". Le "réalisme" doit
donc être réaliste à l'égard des structures profondes de la société, il doit décrire ce qui est
"typique", ce qui est universel dans le particulier. L'art doit décrire la vie dans toute sa
plénitude et placer à son centre les rapports humains dans leur complexité, non l'homme
singulier ni des facteurs extra-humains autonomisés, telle que le milieu, les caractères

héréditaires, la passion (EÄ II, p. 142) ou la mine chez Zola 308, ou encore le temps dans la
poésie baroque allégorique ou chez Hermann Broch. Lukács refuse une orientation
unilatérale sur le contenu "juste" ou "révolutionnaire" - telle qu'elle était exigée par les
esthétiques officielles des pays de l'Est - aussi bien qu'une orientation prédominante sur la
forme. L'art constitue une médiation entre l'individu et l'humanité, de même que des
catégories comme la classe ou la nation. Chacun doit vivre "la figuration du monde
objectif de l'homme comme sa propre cause". Les intentions subjectives de l'artiste ont une
importance assez réduite ; la question décisive est de savoir si les grands traits historiques
d'une époque, y compris les éléments qui poussent au-delà d'eux-mêmes, trouvent leur
expression dans l'œuvre. De cette manière, l'art ne part pas d'une théorie, mais au fond ne

307Adorno refuse catégoriquement cette affirmation : "Lukács pense selon des critères étrangers à l'art [...]

L'affirmation, reprise de l'idéalisme, selon laquelle l'œuvre d'art est l'unité présente de l'universel et du
particulier est totalement dogmatique" (TE, p. 140-141).
308 Ou chez d'autres représentants d'un "naturalisme fétichiste" : Lukács cite, entre autres, Stifter, Dos Passos,

Robbe-Grillet et le "montage".
256
fait rien d'autre que prolonger le comportement spontanément anthropomorphisant,
matérialiste, dialectique et réaliste de l'homme dans la vie quotidienne (EÄ I, pp. 701-702).
Plus encore que d'une "critique de la société" il s'agit chez Lukács d'"une critique de la vie"
(EÄ I, p. 812). C'est pourquoi l'art, en tant que restauration du "rapport naturel avec la
vérité", constitue un antidote efficace contre la "période de manipulation" du capitalisme,

et il est donc même aujourd'hui très important dans la "lutte de libération" 309.
La "mission défétichisante de l'art" est décisive pour la théorie de Lukács dans son

ensemble ; elle donne son titre au neuvième chapitre de sonEsthétique 310. Après avoir cité
au début de ce chapitre la définition que donne Marx du fétichisme de la marchandise,
Lukács écrit : "Ce qui est décisif pour nos buts est le fait que la connaissance défétichisante
retransforme une donnée, qui a une apparence immédiate de chose, dans ce qu'elle est en
soi : une relation entre des hommes" (EÄ I, p. 696). L'art devrait donc révoquer
l'apparence de chose que diffuse le fétichisme social. L'art doit arriver au noyau des
choses, donc à l'homme, au lieu de s'arrêter à l'écorce. Lukács a donné comme exergue à
toute son Esthétique la phrase de Marx, tirée du chapitre sur le fétichisme de la
marchandise : "Ils ne le savent pas, mais ils le font". On voit que Lukács assigne un rôle
central au procès dans lequel les hommes sont dominés par les résultats de leurs actions
parce qu'ils ne les reconnaissent pas comme leurs propres actions. Comme exemple,
Lukács cite plusieurs fois l'opinion - pour lui fétichiste - qui attribue à la technique une
dynamique autonome, au lieu d'y voir le résultat des conflits sociaux. L'art remplit donc la
tâche d'une "autoconscience du développement de l'humanité" (EÄ I, pp. 618, 837, etc.) ou
du "genre humain" (EÄ I, p. 572), parce que s'y s'exprime le fait que l'homme prend
progressivement conscience du fait que le monde objectif historique est son propre
produit, dans lequel il peut donc intervenir. De cette manière, l'art contribue au

309Même dans Histoire et conscience de classe, le jeune Lukács attribue à l'art un grand rôle dans le dépassement

du fétichisme : "Nous avons vu, par exemple, que certains phénomènes de l'art ont montré une extrême
sensibilité à l'essence qualitative des changements dialectiques", mais sans en avoir une conscience claire (HCC,
p. 253). Il est sûr qu'avec cette affirmation Lukács était alors plutôt seul à l'intérieur du mouvement communiste.
310Dans son Ontologie il affirme que le grand art du XIXe siècle a été une "lutte passionnée contre l'aliénation de

l'homme", une "révolte contre les aliénations et leur dévoilement spirituel", beaucoup plus que ne l'était la
philosophie de la même époque (Ont. II, p. 678). Celle-ci, comme Lukács l'avait décrit dans La destruction de la
raison, avait dérapé après Hegel vers l'irrationalisme.
257
développement de la conformité au genre311 et veut aider à l'"épanouissement universel"
de l'homme, "que certaines périodes de l'évolution ont réalisé au moins pour une partie
des classes dominantes, et que les tendances révolutionnaires-démocrates et socialistes
revendiquent pour l'humanité entière" (EÄ I, p. 814), même si cette "universalité de
l'homme" reste toujours une "idée régulatrice", un "idéal" (EÄ I, p. 845). Bien que Lukács

se refuse de déduire l'esthétique de la pure théorie de la connaissance 312, il attribue à l'art


une tâche essentielle dans le progrès général de la connaissance humaine, c'est-à-dire au
cours du processus où la réalité est reflétée de plus en plus fidèlement, de la magie
jusqu'au marxisme : "La science a pour but de représenter l'être en tant que tel, dans sa
forme le plus possible dégagée de toute addition subjective, tandis que l'être objet de toute
position esthétique est toujours le monde de l'homme", mais non dans le sens d'une
"subjectivité quelconque",et encore moins d'un "arbitraire subjectiviste" (EÄ II, p. 295).
Si l'homme se croit impuissant face aux mouvements des choses, il se fait abuser par
une apparence, tandis que l'art détruit cette apparence : "Le mouvement ici accompli et
qui reconduit le vrai fait dans ses droits est donc un double mouvement : primo, il est le
dévoilement d'une apparence trompeuse [...] secundo, cette rectification est en même temps
le sauvetage du rôle de l'homme dans l'histoire. L'apparence a réduit l'importance de
l'homme : « Leur mouvement social propre a pour les échangistes la forme d'un
mouvement de choses qu'ils ne contrôlent pas, mais dont ils subissent au contraire le

contrôle »313. La vérité transforme les choses, apparemment existantes et dominantes, en


rapports des hommes entre eux, rapports qu'eux - dans certains cas - peuvent être à même
de contrôler et de dominer ; mais même si ceci n'est pas possible, un « destin » qui semble
dériver de la nature des choses apparaît comme un produit du développement de
l'humanité, donc de ce point de vue comme le destin que l'homme lui-même a créé" (EÄ I,
pp. 696-7). La philosophie, dans son développement jusqu'à Kant et Hegel, a tout
reconduit au sujet, et cela a trouvé son couronnement matérialiste dans la théorie

311Mais il contribue "non objectivement à l'élaboration du genre lui-même" - comme le fait l'évolution des forces

productives matérielles - "mais exclusivement à celle de la conscience du genre" (EÄ I, p. 579).


312Le néo-kantisme, et généralement l'idéalisme, sont toujours ses cibles principales, et de cette façon il

polémique aussi contre ses propres œuvres de jeunesse, comme il le dit explicitement dans sa préface (EÄ I, p.
20, 31).
313 Encore une citation tirée du chapitre sur le fétichisme du Capital.

258
marxienne du fétichisme. D'autre part, l'art, là où il était réaliste, a toujours fait la même
chose, même s'il l'a fait en général d'une façon inconsciente : "Son mouvement de
reproduction, qui reflète la réalité, a son centre dans la compréhension de l'homme, de ce
qui est humain, dans la revendication des droits de l'homme à l'intérieur de la société
aussi bien que dans la nature" (EÄ I, p. 697). L'art réaliste critique l'apparence et sauve
l'essence de l'homme, parce qu'en lui existe un lien entre l'essence et l'apparence beaucoup
plus étroit que dans la réalité (EÄ I, p. 758). Le réalisme est une conséquence du fait que la
"priorité du contenu sur la forme" soit une partie du "caractère particulier de ce reflet de la
réalité" (EÄ I, p. 616); il s'oppose donc à l'art formaliste. Lukács fait rentrer beaucoup
d'avant-gardes dans la catégorie de l'art allégorique (EÄ I, p. 737), et selon lui, l'allégorie
est fétichisante à cause de la prééminence de la chose sur la personne, du fragment sur la
totalité, et parce qu'elle "se base sur un trouble qui dissout le rapport anthropomorphisant
avec le monde, le fondement du reflet esthétique" (EÄ II, p. 764).
La "fétichisation" n'est pas du tout limitée à l'"économie du trafic capitaliste de
marchandises", mais se présente dans "l'histoire entière de l'humanité", par exemple dans
la religion (EÄ I, p. 700) ; dans un sens plus large, elle signifie que "pour des raisons
historiques et sociales chaque fois différentes, dans les représentations générales sont
posées comme autonomes des objectivités [Gegenständlichkeiten], qui ne sont pas telles, ni
en soi ni par rapport à l'homme" (EÄ I, p. 700). La fétichisation présente donc quelque
chose d'irréel comme étant réel, tandis que l'art a pour tâche de "reconstituer
idéologiquement l'importance de l'homme dégradé" par ces distorsions fétichistes (EÄ I,
p. 700). Lukács affirme que "dans la véritable praxis artistique se manifeste une tendance
défétichisante spontanée qui se base sur le fait de reconnaître seulement le monde
extérieur réel et objectivement existant, et de dissoudre les idées projetées en elles d'une
manière fétichiste, c'est-à-dire de les représenter en leur réalité" (EÄ I, p. 701), aussi parce
qu'elle transforme toute transcendance en immanence. L'art est donc dans l'histoire
toujours l'antagoniste de la religion dans la lutte pour une immanence [Diesseitigkeit]
radicale (EÄ I, p. 29). À la différence de la science, qui est désanthropomorphisante, l'art
ne peut pas dépasser les limites anthropologiques de la connaissance. Mais cette limite
constitue en même temps son point fort (EÄ I, pp. 703, 720). L'art humanise les
événements dans le monde : "C'est pour cela que tous les pouvoirs objectifs de la vie [...]
ne peuvent être représentés que comme incarnés dans des personnes, dans leurs qualités

259
personnelles, dans les relations d'un homme concret avec un autre aussi concret" (EÄ I, p.
752).
On peut résumer Lukács ainsi : l'action défétichisante de l'art réside au premier chef
dans le reflet correct des structures ontologiques de la réalité. L'espace et le temps, les
catégories ontologiques fondamentales, sont en effet frappés les plus souvent par la
fétichisation, surtout quand on les sépare arbitrairement, comme c'est souvent arrivé à

partir de Kant (tandis qu'Hegel a refusé cette séparation) (EÄ I, p. 704)314. L'art rétablit la
"vraie" réalité dans ses droits, contre toutes les "manipulations" : "L'art représente donc le
milieu « naturel » de l'homme dans ses relations « naturelles » avec lui" (EÄ I, p. 700).
Toute distorsion de la réalité ontologique, tout accent excessif mis sur un détail arraché de

son contexte peut être appelé "fétichiste" 315. Pour cela, est fétichiste tout art qui porte une
attention démesurée à des détails et à des aspects secondaires, au lieu de représenter
l'homme entier dans son rapport avec le monde. Le contraire du fétichisme est donc la
totalité, de même que l'œuvre d'art dans son intégrité doit correspondre à la totalité de la
vie, et non à des éléments particuliers (EÄ I, p. 763), comme il arrive avec le faux
subjectivisme (par exemple chez Hofmannsthal) ou avec le faux objectivisme (par exemple
chez Robbe-Grillet) (EÄ I, p. 779). La représentation d'un sujet sans monde est fétichiste
aussi bien que celle d'un monde sans sujet (EÄ I, p. 744). Même là où la vie paraît fortuite
et insensée, il s'agit d'une apparence à laquelle l'art ne doit pas croire, même quand il
s'agit de la réalité capitaliste. Les "traits spécifiques" de l'art résident dans le fait que

314Cf. : "Le temps purement intérieur et isolé de l'espace et de la matière en mouvement est une abstraction

fétichisée et fétichisante" (EÄ II, p. 351).


315Par exemple la "fétichisation" de la nécessité (EÄ I, p. 760), des catégories comme la substance ou l'essence

dans l'idéalisme, ou, d'un autre côté, du nominalisme (EÄ I, p. 747), du concept de "loi" (EÄ I, p. 767). Le sens
très large dans lequel Lukács utilise le mot "fétichisme" n'est pas sans rappeler l'usage quotidien du mot
"fétichisme" dans le sens d'une appréciation excessive d'une chose, par exemple lorsqu'on dise de quelqu'un
qu'il est un "fétichiste du cinéma". Mais les citations que Lukács tire du chapitre du Capital sur le fétichisme de
la marchandise démontrent aussi bien que pour l'essentiel Lukács se réfère au fétichisme de la marchandise.
Adorno aussi utilise ce mot d'une façon plutôt généreuse, par exemple là où il semble partager l'opinion,
diffusée à l'origine par Histoire et conscience de classe et plus tard reniée par Lukács, selon laquelle le caractère
fétichiste de chose réside déjà dans la fixation du processus : l'œuvre d'art souffre "de son caractère immanent
de chose. Seule une foi d'artiste borné et philistin peut ignorer la complicité du caractère de chose artistique avec
260
"l'œuvre d'art ôte aux phénomènes de la vie leur facticité brutale, leur casualité vide. Non
seulement elle donne à la part de réalité représentée l'harmonie formelle d'un tout, mais,
comme présupposition de cette tendance, elle montre les phénomènes représentés en tant
qu'éléments organiques d'un contexte sensé" (EÄ I, p. 757). Il s'agit ici d'un des points
contre lesquels Adorno, mais aussi bien d'autres critiques de Lukács, se dressent avec le
plus de ferveur.

Adorno et l'art comme dépassement de l'identité

Aussi pour Adorno l'art est essentiellement "défétichisant", mais dans une manière
très différente et beaucoup plus médiatisée que pour Lukács. Sans prétendre de pouvoir
résumer sur quelques pages la complexe Théorie esthétique d'Adorno, il est toutefois
indispensable de revenir en peu en arrière et de suivre certaines de ses grandes lignes,
quelque difficile que cela puisse être à cause du procédé intentionnellement non-
systématique et "paratactique" d'Adorno.
Pour Adorno, le fétichisme est une conséquence du processus d'échange, aussi est-il
étroitement lié avec le principe d'identité, la condition universelle où tout est échangeable
et rien ne peut être soi-même, parce qu'il est identifié par le sujet qui échange. Le rôle
central de l'échange dans la société bourgeoise implique que rien est apprécié pour ses
qualités intrinsèques, c'est-à-dire pour l'usage (latu sensu) que cette chose, et elle
seulement, est à même d'offrir. Son seule usage est alors celui de pouvoir être échangé
avec quelque chose d'autre. L'œuvre d'art moderne, au contraire, ne veut être rien d'autre
que soi-même. Elle n'est pas échangeable avec une jouissance immédiate, ni avec un
accroissement de la connaissance scientifique, ni avec une intervention directe dans la
praxis. Grâce à ce manque d'utilité, elle se soustrait à une société où seulement ce qui est
utile possède une valeur : "Toute œuvre d'art aspire d'elle-même à l'identité avec soi, qui,
dans la réalité empirique, s'impose par la violence à tous les objets, en tant qu'identité au
sujet, manquée par là-même. L'identité esthétique doit défendre le non-identique
qu'opprime, dans la réalité, la contrainte de l'identité" (TE, p. 20). L'art moderne, "en tant

le caractère social de chose et ignorer par là sa fausseté, la fétichisation de ce qui est processus en soi et rapport
entre moments" (TE, p. 147, tr. mod.).
261
qu'art autonome", se trouve dans une "position antagoniste qu'il adopte vis-à-vis de la
société" (TE, p. 312). L'art, et même l'art purement formel sans aucun contenu
"révolutionnaire", est donc toujours une critique de la société, par le simple fait de
s'opposer à l'échange : "Il n'y a rien de pur, de complètement structuré selon sa loi
immanente qui ne critique pas implicitement ni ne dénonce la dégradation provoquée par
une situation évoluant vers la société d'échange total : tout dans celle-ci n'existe que pour-
autre-chose. L'aspect asocial de l'art est la négation déterminée de la société déterminée"
(TE, p. 312). Selon ce principe, même "l'art pour l'art" et l'art hermétique sont une critique
de la société (TE, p. 444). "Les œuvres d'art sont l'identité à soi-même libérée de l'identité
forcée" (TE, p. 180), et cette restitution des choses à leur propre identité a un côté subjectif
et un côté objectif. L'œuvre demande au sujet de se perdre en elle : dans la commotion, le
sujet abandonne l'autoconservation et "le principe du moi, agent interne de l'oppression"
(TE, p. 339). Sur le plan objectif, c'est grâce à son unicité et à son manque d'aspect
fonctionnel, c'est-à-dire grâce à son être identique seulement avec soi-même, que l'œuvre
d'art restitue l'identité à la nature: "C'est seulement par le caractère non-échangeable de
son existence, non par un contenu particulier, que l'œuvre d'art met la réalité empirique
entre parenthèses en tant que relations fonctionnelles abstraites et universelles [...] et cela
rejoint l'exigence de supprimer le sortilège de l'ipséité qui émane du sujet" (TE, p.

192)316.
Lorsqu'Adorno applique le concept de fétichisme aux œuvres d'art, il lui confère

toujours une double signification317 : les œuvres d'art sont "fétichistes" dans la mesure où
elles sont pour soi et s'isolent de la réalité ; mais c'est proprement de cette manière, selon
Adorno, qu'elles échappent au fétichisme social, au fétichisme de la marchandise. "Le
principe du pour-autre-chose, apparemment le contraire du fétichisme, est le principe de
l'échange dans lequel se déguise la domination. Seul ce qui refuse de se plier à ce principe
peut se porter garant de l'absence de domination. Seul l'inutile représente la valeur
d'usage étiolée. Les œuvres représentent les objets qui cessent d'être pervertis par
l'échange et ce qui n'est plus déformé par le profit ni par les faux besoins de l'humanité

316D'ailleurs, ici l'on voit bien la double signification du "principe d'identité" chez Adorno : il critique

l'identification de chaque donnée avec le sujet connaissant, identification qui lui ôte son identité, mais aussi la
contrainte pour chaque chose de se renfermer dans l'identité avec soi-même et de n'être rien d'autre.
317Il parle aussi du "caractère ambigu du fétichisme" (TE, p. 430).

262
dégradée" (TE, p. 314-315). La description que donne Adorno de la manière dont les
œuvres nient le principe d'identité se réfère souvent à la coïncidence entre l'échange et
l'identité. Toutefois, Adorno n'attend pas grand-chose de la "défétichisation" conçue
comme un simple dévoilement, comme le déchirement d'une fausse apparence : "D'après
la Théorie critique, la simple conscience de la société ne conduit pas réellement au delà de
la structure objective socialement imposée ; l'œuvre d'art non plus" (TE, p. 357). En disant
cela, il aurait pu citer Marx qui avait écrit dans le chapitre sur le fétichisme du Capital :
"Certes, la découverte tardive par la science que les produits du travail, dans la mesure où
ils sont valeurs, ne font qu'exprimer sous forme de choses un travail humain dépensé à les
produire, est une découverte qui a fait date dans l'histoire du développement de
l'humanité, mais elle n'a dissipé en rien l'apparence d'objet qu'ont les caractères sociaux
du travail [...] Mais, aussi bien après qu'avant cette découverte, il apparaît à des gens qui
sont prisonniers des rapports de la production marchande comme quelque chose
d'indépassable, exactement comme la décomposition scientifique de l'air en ses éléments
n'a pas empêché la forme-air de subsister comme forme d'un corps physique" (23/88, Cap.
I, p. 85).

Adorno avait commencé sa carrière philosophique avec un écrit sur L'Idée d'histoire

naturelle 318 ; et le lien entre la nature, le sujet et la domination reste toujours au centre de
sa pensée. Le caractère non supprimable de la base naturelle se présente chez lui d'une
façon différente que chez Lukács. Adorno conçoit l'esprit et le sujet comme instruments
du genre humain pour assurer son autoconservation et sa victoire sur la nature : cela
signifie que la domination exercée sur la nature, avec ses conséquences néfastes, est encore
une forme de la nature. La nature non réconciliée fait retour à l'intérieur de ces
instruments, qui ont toujours quelque chose de réifié; à moins qu'ils renoncent, comme
dans l'œuvre d'art, à toute prétention à la domination. Seule une telle renonciation
réintégrerait la nature dans ses droits. En tenant compte de ce qu'Adorno dit dans la
Dialectique de la raison et dans la Dialectique négative, on comprend que ce rapport avec la
nature et avec les fins qualitatives que celle-là peut générer doit nier la domination
unilatérale du sujet sur l'objet. "C'est peut-être avant tout en esthétique qu'apparaît d'une
manière frappante le dessèchement de tout ce que le sujet ne domine pas totalement,

263
l'ombre jetée par l'idéalisme" (TE, p. 96). L'œuvre d'art est une "expiation" de ce que le
sujet a fait à l'égard de la nature, et seulement quand le sujet a la disponibilité complète de
ses moyens, il peut poser "lui-même et son autre au service du non-identique" (TE, p. 401).
L'art utilise ses moyens pour conférer aux éléments une unité non violente et qui renonce
à la domination. Toute la conception adornienne de l'art se base sur l'idée que celui-ci doit
surmonter la domination de l'objet par le sujet, mais non en tant que négation abstraite,
mais comme un dépassement, une Aufhebung concrète. Au lieu d'imiter la réalité, il faut
que l'œuvre soit imitée par la réalité. Elle ne doit pas créer des utopies ex nihilo, mais
rassembler et poser en "constellation" (un mot cher à W. Benjamin) les éléments de ce qui
est différent, qui déjà existent tous dans la réalité. Chaque œuvre est une promesse que
son contenu de vérité sera finalement réalisé : "Par le seul fait qu'elles existent, les œuvres
postulent l'existence d'une réalité inexistante, et elles entrent de ce fait en conflit avec

l'inexistence réelle de celle-ci" (TE, p. 92)319. L'art est une "utopie" parce qu'il démontre
comment les mêmes instruments, utilisés jusqu'ici pour une domination unilatérale sur la
nature, peuvent trouver un usage différent. L'art ne nie pas ces instruments d'une façon
abstraite et donc impuissante, mais il fait apparaître la possibilité de les diriger vers des
finalités différentes. L'art aussi est une forme de domination sur les objets, sur la nature,
dans la mesure qu'il ne les laisse pas comme ils sont, mais les soumet à une
transformation, et pour le faire il se sert d'une série de procédés et de techniques élaborés
et améliorés peu à peu : on peut donc parler de forces productives esthétiques. Cela est encore
plus vrai pour l'art moderne qui ne se limite pas à copier la réalité, mais qui la restructure
entièrement selon ses propres lois - il suffit de penser à la peinture cubiste et abstraite ou
au bouleversement des lois traditionnelles de l'expérience dans la littérature moderne. Les
œuvres d'art "étendent à l'extrême la sphère de domination des hommes, de façon
toutefois non littérale, mais grâce à l'établissement d'une sphère pour soi qui, précisément
par son immanence établie, se distingue de la domination réelle et la nie ainsi dans son
hétéronomie" (TE, p. 116). Un rapport divers avec les forces productives esthétiques

318Dans Gesammelte Schriften, vol. I, Suhrkamp, Frankfurt a. M. 1974.


319Lukács aussi souligne le potentiel utopique de l'art : les œuvres d'art suscitent le regret que ce qu'elles

décrivent n'existe pas vraiment (EÄ I, p. 818). Le besoin de l'esthétique "est le besoin de faire l'expérience d'un
monde qui est réel et objectif et en même temps approprié aux exigences les plus profondes de l'être humain (du
genre humain)" (EÄ I, p. 554).
264
comporte aussi un rapport divers avec le sujet qui, même dans les œuvres d'art les plus
technologiques, est la force productive principale : ce fait est négligé trop souvent dans la
réflexion esthétique en termes sociaux (TE, pp. 70). Comme la force productive matérielle,
la force productive esthétique se développe continuellement : "Enfin, se déploient
également en art les forces humaines de production, par exemple la différenciation
subjective" (TE, p. 268). Et de même qu'il n'est pas possible de se soustraire aux progrès de
la technique, mais qu'on peut essayer de changer le parcours de cette évolution, l'art aussi
- et cela représente un des arguments principaux d'Adorno en défense de l'art moderne -
doit développer jusqu'au bout ses capacités, comme cela se produit déjà dans le champ de
la technique. "Depuis la naissance d'un potentiel de liberté, la conscience adéquate signifie
bien plus la conscience la plus avancée des contradictions dans l'horizon de leur
réconciliation possible. Le critère de la conscience la plus avancée correspond au stade des
forces productives dans l'œuvre" (TE, p. 267). Aussi doit-elle dépasser le subjectivisme à
travers le développement extrême du sujet. L'œuvre intégralement formée (durchgebildet:
chaque élément est passé à travers la réflexion de l'artiste) exerce une "critique tacite".
Le parallélisme inévitable entre le déploiement des forces productives dans le
domaine social et dans le domaine esthétique fait ainsi que l'art se trouve toujours en
relation avec la vie sociale, même au-delà de toute intention et de tout contenu. "Même
l'œuvre d'art la plus sublime adopte une attitude déterminée par rapport à la réalité
empirique, en échappant à son sortilège, non pas une fois pour toutes, mais toujours
concrètement et de façon inconsciemment polémique envers la situation du sortilège à
chaque moment historique. Le fait que les œuvres d'art, monades sans fenêtres, «
représentent» ce qu'elles ne sont pas elles-mêmes, ne peut guère être compris autrement
que par le fait que leur dynamique, leur historicité immanente, en tant que dialectique de
la nature et de sa domination, n'est pas seulement de même essence que la dynamique
extérieure mais lui ressemble en soi sans l'imiter. La force productive esthétique est la
même que celle du travail utile [...] les antagonismes non résolus de la réalité se
reproduisent dans les œuvres d'art comme problèmes immanents de leur forme" (TE, pp.
21, tr. mod.). Par l'expression fréquente "monade sans fenêtre", Adorno indique justement
le fait que l'art se base sur le même jeu de forces que la réalité sociale, et cela se reflète

265
dans l'œuvre, même si celle-ci n'en voulait rien savoir320. Le déchaînement des forces
productives sur le plan matériel pourrait aussi amener des développements différents de
la simple croissance quantitative (TE, pp. 75-76). Cela dépend de la direction que les
rapports de production imposent aux forces productives. L'art peut anticiper un tel
changement de direction : l'artiste "incarne les forces sociales de production sans être lié
en même temps, nécessairement, aux censures dictées par les rapports de production qu'il

ne cesse également de critiquer par la rigueur du métier" (TE, p. 72) 321. L'art doit
représenter les fins que l'évolution des moyens a de plus en plus perdues de vue : l'art
emploie la rationalité - en tant que domination des matériaux et des procédés - pour
atteindre le but qui semble l'ennemi de la rationalité, c'est-à-dire le bonheur (TE, p. 400).
L'irrationalité rationnelle de l'art proteste contre l'irrationalité inhérente à une raison
oublieuse de tout but qualitatif (TE, p. 72). La capacité mimétique de l'art est la
reconstitution de telles qualités : "Les finalités, raison d'être de la raison, sont qualitatives,
et la faculté mimétique est synonyme de faculté qualitative" (TE, p. 457). La science
bourgeoise (il suffit de penser à Max Weber) a essayé de soustraire les "fins" à toute
considération rationnelle. L'art conteste une telle irrationalité : "Car la fin de toute
rationalité, ensemble des moyens qui dominent la nature, est quelque chose qui dès lors
n'est plus moyen, c'est-à-dire quelque chose de non rationnel. C'est cette irrationalité que
masque et renie la société capitaliste, et à l'encontre de cela, l'art représente la vérité dans
une double acceptation : tout d'abord en conservant l'image de sa fin, ensevelie par la
rationalité et, par ailleurs, en convaincant la réalité existante de son irrationalité et de son
absurdité" (TE, p. 85).
L'art peut dépasser son caractère de marchandise seulement en reconnaissant la
marchandise, et non pas avec une négation abstraite : "L'art est moderne grâce à la
mimésis de ce qui est durci et aliéné. C'est ainsi, et non par la dénégation de la réalité
muette, qu'il devient éloquent [...] Baudelaire ne vitupère pas contre la réification, il ne la
reproduit pas non plus; il proteste contre elle dans l'expérience de ses archétypes" (TE, p.
43). Adorno lie explicitement l'évolution de l'art avec l'évolution de la société de la

320Lukács, au contraire, utilise la métaphore de la monade en parlant de la fétichisation "de l'intériorité

humaine qui devient une monade hermétiquement fermée en soi-même" (EÄ I, p. 795).
321Il est intéressant qu'Adorno souligne aussi que cette libération des forces productives se rapproche au même

temps dangereusement de la production comme fin en soi (TE, p. 313).


266
marchandise : "Alors que l'impressionnisme entreprit d'éveiller la vie réifiée dans le
monde des marchandises en utilisant sa dynamique propre, et de la sauver", le cubisme
désespérait de telles possibilités, et "grâce à lui, l'art démontra pour la première fois que la

vie ne vit pas" (TE, p. 418)322. L'art se trouve à l'intérieur de la société et utilise les
moyens de celle-ci pour la rapprocher de la nature : "L'art est l'antithèse sociale de la
société, non déductible immédiatement de celle-ci" (TE, p. 24). L'art ne peut pas
simplement reconstituer ou représenter la nature telle quelle. La nature elle aussi est une
force oppressive, là où elle nie la survie à l'homme ; les conséquences dévastatrices de la
domination humaine sur la nature ne sont rien d'autre que la même nature non
réconciliée, aux lois de laquelle l'homme a su s'adapter même trop bien. Déjà pour cette
raison ne peut pas avoir lieu un retour en arrière, mais seulement une réconciliation dans
le futur. Les œuvres d'art échappent au mythe et à la nature aveugle ; mais au même
temps elles révoquent la violence que la rationalité instrumentale fait à la nature. Elles le
font, entre autres, en modifiant la relation entre le tout et les parties (TE, pp. 197-198).
C'est justement pour s'approcher de la nature que les œuvres doivent se spiritualiser. Elles
ne doivent pas partir d'une hypothétique nature incontaminée, mais du stade actuel de la
domination sur la nature : "Il n'y a issue que par l'intérieur" (TE, p. 382). Dans une telle
"spiritualisation" de l'œuvre - entendue comme un passage de chaque élément naturel à
travers les instruments de l'esprit - la domination sur la nature se supprime elle-même. De
toute façon, l'art ne doit pas utiliser la nature comme un matériel, et il peut aller jusqu'à
représenter la nature dans sa mutilation, en choisissant de ne pas la représenter du tout :
ceci se passe dans l'œuvre d'art intégralement construite - Adorno cite comme exemple
Mondrian. Celle-ci prétend être un dépassement du subjectivisme dans l'art, mais dans la
mesure où elle représente la logique et la causalité - les instruments et les produits de la
domination subjective qui se soumettent les éléments - cette construction est subjective
même contre ses intentions. Mais là où le sujet artistique ose s'affirmer clairement, comme
dans la musique romantique, il se rapproche de la nature et dépasse la raison subjective.
Adorno souligne que ce renversement, habituellement négligé, est un résultat de la
confusion entre le subjectivisme dans l'art et le subjectivisme dans la science moderne (TE,
p. 117). Le sujet est un instrument de la domination sur la nature, de même que la logique,

322La première partie des Minima Moralia porte comme exergue une citation de Ferdinand Kürnberger : "La vie

267
la causalité, le temps, etc. ; et il faut que le sujet, aussi bien que les autres instruments, soit
dominé concrètement et utilisé librement dans l'art, au lieu d'être nié abstraitement.
"Il est faux de conclure du matérialisme philosophique au réalisme esthétique" (TE,
p. 356) écrit Adorno dans la dernière section de sa Théorie esthétique. Cette partie
conclusive est consacrée en bonne mesure à une discussion avec Lukács, même s'il n'est
pas nommé directement, Adorno parlant plutôt du "matérialisme dialectique" ("diamat") :
"Un argument du matérialisme dialectique dogmatisé ne manque pas, à première vue, de
puissance persuasive. Le point de vue de l'art moderne radical serait celui du solipsisme,
d'une monade qui se fermerait obstinément à l'intersubjectivité. La division réifiée du
travail deviendrait folle et tournerait en dérision l'humanité qu'il s'agirait de réaliser" (TE,
p. 357, tr. mod.). Le "solipsisme" est effectivement un des reproches principaux que fait
Lukács à l'art avant-gardiste, à l'existentialisme, au théâtre de l'absurde, au nouveau
roman et à une partie de l'expressionnisme. À l'origine il l'adressait aussi à Kafka, sur qui
il a plus tard changé d'avis, en l'opposant même à Beckett. Ces phénomènes artistiques
présentent un individu solitaire, sans relations avec le monde, et ils font de cet isolement
artificiel une "condition humaine". Mais Adorno souligne qu'à la différence de
l'épistémologie, où "l'immédiateté du pour-soi" est effectivement un "aveuglement", l'art
se distingue de la science justement en ceci qu'il ne peut pas se passer de l'expérience
individuelle (TE, pp. 357). Même aujourd'hui, le collectif serait la continuation, la
"vengeance", de la nature opprimée, et par conséquent le sujet a une valeur dans l'art
parce qu'il s'oppose à la fausse collectivité. Ceci justifie dans l'art le solipsisme qu'Adorno
refuse résolument dans la gnoséologie. C'est précisément la séparation de l'œuvre d'art
d'avec la réalité qui, d'une façon paradoxale, détermine son caractère de réalité : "Ce n'est
que par le fétichisme, c'est-à-dire l'aveuglement de l'œuvre d'art à l'égard de la réalité
dont elle est elle-même une partie, que l'œuvre transcende le sortilège du principe de
réalité comme élément spirituel" (TE, p. 473). En disant ceci, Adorno se voit toujours en
opposition à Lukács : "Parce qu'elle omet la différence capitale, l'attaque de Lukács contre
l'art moderne tombe complètement à côté. Il le confond avec des courants philosophiques
réellement ou prétendument solipsistes. Cependant, le même est dans les deux cas tout

ne vit pas" (MM, p. 15).


268
bonnement le contraire" (TE, p. 71)323. Même le "primat de l'objet" a dans l'art une forme
différente de celle qu'il prend dans l'épistémologie : "Liberté potentielle de ce qui est,
émancipé de la domination, le primat de l'objet se manifeste dans l'art comme sa liberté
vis-à-vis des objets" (TE, p. 356). Cela est donc la base objective de l'"absence du monde"
(Weltlosigkeit) dans l'art moderne, dont Lukács se plaint tant. Tandis que chez Lukács l'art
souligne précisément le fait que le monde est orienté vers l'homme (par exemple EÄ I, p.
791), chez Adorno l'art a la tâche de restituer aux objets leur autonomie. Ce n'est qu'en
niant l'immédiateté de la réalité empirique, en maniant ses éléments et en les transformant
que l'art reste fidèle à ce que les objets pourraient être dans un état de conciliation ; si au
contraire il se rend aux objets tels qu'ils se présentent hic et nunc, il produit seulement une
"fausse réconciliation" (TE, p. 358). Conférer aux données empiriques une auréole de
"sens" ou de "valeur" : voilà pour Adorno un des dangers les plus grands auquel l'art
risque de s'exposer.
C'était exactement un des reproches qu'Adorno avait adressés à Lukács, plus que
dix ans avant, dans Une réconciliation extorquée. À cette occasion, Adorno se présente face à
Lukács comme le meilleur marxiste. Il imputait à Lukács que dans sa théorie aurait lieu
"la projection de catégories naturelles sur ce qui est socialement médiatisé. Mais c'est
précisément contre cela qu'est dirigé le contenu de la critique de l'idéologie de Marx et
Engels" (NL, p. 175). Lukács prétend que l'art doit représenter des hommes "entiers" et
"sains", s'il ne veut pas devenir complice de la réduction capitaliste qui transforme

l'homme du "noyau" à l'"écorce" et s'il ne veut pas être "malade" et "décadent"324. Pour
Adorno, cela signifie acquitter la société de sa responsabilité pour les conditions sous
lesquelles elle fait vivre les hommes : "On transfère la responsabilité de cet état, dont la
faute incombe aux hommes, à une dégénérescence imaginée comme le contraire du
modèle que fournit la nature" (NL, p. 176, tr. mod.). Ici, Adorno fait encore appel à Marx
et cite un passage plutôt long des Grundrisse, encore peu connues à cette époque-là, qui
traite de l'autonomisation du pouvoir social et aliéné. La critique d'Adorno est dirigée
contre les pouvoirs anonymes qui gouvernent la société, à la place des hommes. Il est

323Il faut tenir compte du fait que la critique adressée par Lukács à l'art "solipsiste" vise surtout l'art qui est

l'expression d'une subjectivité désincarnée, sans lien avec le monde.


324Lukács constate avec satisfaction que l'art des malades mentaux devient d'autant plus irréaliste et décoratif

que leur maladie progresse (EÄ II, pp. 88-93).


269
donc logique qu'il reproche à Lukács "de suivre la mode selon laquelle la question
essentielle serait: « Qu'est-ce que l'homme ? »" (NL, p. 179), comme le font les philosophes
existentialistes qu'Adorno méprisait aussi bien que Lukács. Dans son pamphlet contre
Heidegger, Le Jargon de l'authenticité, Adorno a adressé à l'existentialisme le reproche
suivant : "Apparence et nécessité sont deux moments du monde des marchandises ; dès
que la connaissance isole l'un d'eux, elle échoue. Celui qui accepte le monde des
marchandises comme un en-soi, comme ce pour quoi il se donne, celui-là est trompé par
les mécanismes que Marx analyse dans le chapitre sur le fétichisme. Celui qui néglige cet
en-soi, la valeur d'échange, n'y voyant qu'un simple effet de reflet, acquiesce à l'idéologie
de l'humanité universelle et se raccroche à des formes de l'être-ensemble immédiat,
lesquelles sont irrémédiablement d'ordre historique, si toutefois elles ont jamais existé"
(Adorno 1964, p. 85, tr. mod.). Mais la deuxième alternative, qui oppose l'apparence à
l'homme, est, aux yeux d'Adorno, typique autant de l'existentialisme que de Lukács.
Adorno lui-même refuse de voir dans les structures sociales le résultat de l'agir de
sujets autonomes présupposés. Comme un exemple de cette réduction erronée il cite
l'Arturo Ui de Brecht : "Présenté comme l'entreprise d'une bande de criminels pour ainsi
dire extérieure à la société, et donc « résistible », si on avait voulu, le fascisme perd
l'horreur qui lui était propre, celle de son caractère de grand mouvement social" (NL, p.

178, tr. mod.)325. Si l'art - voilà l'argument principal d'Adorno - représente un monde
vidé de sens et non plus dominé par l'homme, alors une théorie critique de la société doit
précisément éviter d'en attribuer la faute unilatéralement à l'art, si elle ne veut pas
basculer à son tour dans le positif. Il cite l'affirmation de Lukács sur la nécessité d'"une
vision du monde qui, finalement, admet l'immanence de la raison aux choses, qui
considère que le monde a un sens, que l'homme peut y pénétrer et le comprendre". Cette
affirmation (qui, au fond, n'est qu'une variante de la phrase de Hegel, citée plusieurs fois
par Lukács : "Qui regarde le monde d'une façon rationnelle en est regardé à son tour
d'une façon rationnelle") est aux yeux d'Adorno "assez fort de café face à un passé
irrévocable", c'est-à-dire le nazisme (NL, p. 194, tr. mod.). Dans un monde dominé par le
fétichisme réel, souligner qu'on ne peut pas pénétrer le monde peut avoir une fonction
éminemment critique : "Même l'attitude qui consiste à affirmer que le monde est

270
inconnaissable, que Lukács reproche si imperturbablement à des auteurs comme Eliot ou
Joyce, peut devenir un moment de la connaissance, celui de la rupture entre un monde de
choses tout-puissant et inassimilable et l'expérience, qui se heurte vainement à sa surface
lisse" (NL, p. 184). Cependant, le réalisme artistique dans le sens étroit du mot constitue
pour Adorno seulement un dédoublement non-critique des données. Ce n'est qu'à travers
son double caractère en tant qu'"apparence et essence", et "non par un simple regard porté
sur l'immédiateté, que l'art devient connaissance, c'est-à-dire qu'il rend compte d'une
réalité concrète, qui voile sa propre essence et refoule ce qu'elle exprime, au profit d'un
ordre simplement classificatoire" (NL, p. 181, tr. mod.).

Beckett comme objet de controverse

Comme nous l'avons déjà dit, pour Adorno tout art réussi, même l'art formaliste,
est une forme de critique de la situation sociale, et donc aussi bien une nouvelle forme de
"réalisme" : "L'absence du monde dans l'art moderne dont s'indigne Lukács est deux
choses à la fois : vérité et paraître du sujet délié. Vérité, parce que dans une constitution
du monde universellement atomiste l'aliénation gouverne les hommes - on peut donner
raison à Lukács sur ce point - et qu'elle en fait des ombres. Mais le sujet délié est un
paraître, parce qu'objectivement la totalité sociale précède l'individu et parce qu'elle est
achevée et reproduite au travers de l'aliénation, de la contradiction de la société. Les
grandes œuvres d'avant-garde transgressent ce paraître de la subjectivité" (NL, p. 182, tr.
mod.). Tout de suite après, il cite Joyce, Kafka et Musil, mais aussi Beckett. Même les
œuvres de ce dernier, qui en apparence n'ont rien de concret et d'historique, possèdent en
vérité un contenu historique et polémique au plus haut degré, parce qu'elles représentent
cette régression de l'homme vers des "batraciens" dont Adorno et Horkheimer avaient
parlé dans la Dialectique de la raison (NL, p. 183).

325Implicitement, Adorno reproche donc à Brecht de faire dans cette œuvre le contraire de ce qu'il avait

théorisé dans son affirmation citée plus haut par lui.


271
Adorno a consacré à Beckett un long essai ("Pour comprendre Fin de partie" )326 ; il
semble que chez aucun autre auteur ou artiste de l'après-guerre Adorno ait vu à ce point
l'incarnation de ses propres idées esthétiques. Lukács, au contraire, a considéré Beckett

comme le point le plus bas de l'art bourgeois décadent327. Mais il est curieux de noter que
tant Adorno que Lukács fondent leur jugement à nouveau sur la catégorie de l'aliénation
ou du fétichisme. Pour Lukács, le roman Molloy de Beckett "s'accommode, content de soi,
dans la particularité que le fétichisme a rendue absolue [...] La profondeur apparente d'un
Beckett ne signifie rien d'autre que de rester collé à certains symptômes de la surface
immédiate que présente le capitalisme de nos jours. Et en quoi cela se distingue de ce que
Goethe a appelle l'écorce?" (EÄ I, p. 796). Pour Adorno, au contraire, Fin de partie de
Beckett prend acte que "l'individu lui-même, en tant que catégorie de l'histoire et résultat
du processus d'aliénation capitaliste qu'il défie et conteste, s'est révélé éphémère à son
tour" (NL, p. 210, tr. mod.). Selon Adorno, dans les monologues de Beckett (comme dans
ceux de Kafka et de Joyce) "on entend résonner [...] le glas du monde : c'est pourquoi ils
sont tellement plus bouleversants que la description du monde sur le mode de la
communication" (NL, p. 188). Dans le monde complètement déshumanisé de Fin de partie
il ne voit pas du tout la métaphore d'une condition humaine prétendument éternelle, mais
la critique la plus forte d'un stade de la socialisation capitaliste en qui la rationalité
extrême s'est renversée dans un irrationalisme complet, tout à fait dans le sens de la
Dialectique de la raison : "Ce n'est pas en tant que vision du monde que l'absurde prend la
relève de la vision rationnelle du monde ; celle-ci devient elle-même dans celui-là" (NL,
pp. 227-228, tr. mod.). Chez Beckett, "la forme en est ébranlée jusque dans sa charpente
linguistique" (NL, p. 202), et cela constitue pour Adorno la seule réponse adéquate au fait
qu'"après la Seconde Guerre mondiale tout est détruit, même la culture ressuscitée, et ne
le sait pas ; l'humanité continue à végéter en rampant, après des événements auxquels les

survivants eux-mêmes ne peuvent survivre à proprement parler" (NL, p. 205) 328. L'un des

326Il semble toutefois que Beckett ait dit ne pas y comprendre grand-chose dans l'essai d'Adorno (Chabert 1985,

p. 173).
327Même N. Tertulian (1985), qui s'efforce d'opérer un rapprochement des positions d'Adorno et de Lukács,

doit admettre qu'en ce qui concerne Beckett, l'opposition entre les deux philosophes reste inconciliable.
328Certes, en lisant des phrases comme celle que nous venons de citer ou la question : "Qui rirait encore à la

lecture de textes fondamentaux du comique comme Don Quichotte ou Gargantua?" (NL, p. 219) on pourrait se
272
axes des œuvres de Beckett est, selon Adorno, "le rapport maître-esclave", dans le sens
hégélien, "avec toute sa folie et sa sénilité à une époque où persiste la domination sur le
travail d'autrui, alors que l'humanité pourrait s'en passer pour se conserver" (TE, p. 344,
tr. mod.). Adorno voit donc dans l'art de Beckett une espèce de réalisme (comme il
l'affirme explicitement en TE, p. 55) : "Pour subsister au milieu des aspects les plus
extrêmes et les plus sombres de la réalité, les œuvres d'art qui ne veulent pas se vendre
pour servir de consolation doivent se faire semblables à eux" (TE, p. 66). En même temps,
Adorno souligne que la conclusion de Fin de partie reste ouverte et n'exclut pas un
changement. Si Lukács prenait vraiment au sérieux son réalisme d'inspiration marxiste,
semble dire Adorno, il devrait reconnaître l'aspect révolutionnaire chez Beckett : "Le
primat de l'objet et le réalisme esthétique sont presque contradictoires de nos jours -
conformément à des critères réalistes : Beckett est plus réaliste que les réalistes socialistes
qui faussent la réalité du fait même de leur principe. S'ils prenaient cette réalité
suffisamment au sérieux, ils se rapprocheraient de ce que Lukács condamne - ce même
Lukács qui aurait dit au cours de sa détention en Roumanie qu'il savait maintenant que

Kafka était un écrivain réaliste" (TE, p. 447) 329. L'affirmation de Lukács selon qui le
cubisme, le futurisme et le surréalisme n'étaient rien d'autre qu'une fuite devant la réalité,
un "déni grandiloquent de la réalité" qui "se base objectivement sur l'incapacité de venir à
bout de ses problèmes déterminants" (EÄ II, p. 773) serait considérée par Adorno comme

un exemple de cette conception étroite du réalisme330.

demander s'il n y a pas enfin une certaine exagération et si Ernst Bloch n'avait pas raison avec son reproche,
apparemment adressé à Adorno, d'un "désespoir réifié" (cité en Jimenez 1983, pp. 192-193, où il renvoie à Bloch,
L'athéisme dans le christianisme [1968], tr. fr. Gallimard 1978).
329 Ce qui est dit ici d'un ton plutôt moqueur, avait en 1958 l'aspect d'une attaque farouche : "Les totalitaires

comme Lukács, qui se déchaînent contre ce simplificateur véritablement terrifiant qu'ils accusent d'être
décadent, ne sont pas mal conseillés par l'intérêt de leurs chefs. Ils haïssent chez Beckett ce qu'ils ont trahi. Seule
la nausea de la satiété, le taedium de l'esprit en soi veut ce qui pourrait être tout autrement" (NL, p. 203-204). Le
sens de cette phrase est probablement le suivant : si le marxisme était resté fidèle à ses intentions originaires, ou
au moins Lukács à ses œuvres de jeunesse, ils reconnaîtraient en Beckett quelqu'un de semblable à eux,
quelqu'un qui envisage le "tout autre".
330 Certes, il serait possible de vider en partie la querelle sur un plan philologique et immanent. Souvent,

Lukács et Adorno se reprochent l'un à l'autre la même chose, par exemple de rester collé à l'immédiateté. En
plus, on trouve chez Lukács des affirmations qui semblent aller dans la même direction que certaines
273
Adorno, et ceci constitue une de ses différences principales avec Lukács, comprend
le fétichisme surtout comme une abstraction et comme un devenir-abstrait du monde, et
précisément comme un devenir-abstrait réel. Adorno attribue à l'art moderne le mérite
d'avoir bien "reflété" ce processus. Ainsi il dit que "le monde des phénomènes lui-même
s'apprête à devenir tout aussi abstrait que le principe qui garantit sa cohérence interne l'est
déjà. Voilà qui pourrait expliquer pourquoi il faut aujourd'hui que l'art, dans tous ses
genres, soit ce qui fait crier les philistins avec horreur à l' «abstraction » : pour se délivrer
de la malédiction qui, sous le règne de la valeur d'échange, a frappé le concret qui la
dissimule" (NL, p. 246). Il le dit aussi plus succinctement : "L'art nouveau est aussi abstrait
que les relations humaines le sont devenues en vérité" (TE, p. 55). L'abstraction de l'art est
"provocatrice, défi à l'illusion selon laquelle la vie existe encore" (TE, p. 43). Si l'individu
se trouve accablé par l'abstraction, il ne s'agit pas d'une erreur de la pensée, et par
conséquent l'art fait bien de renoncer au faux concret : "L'art réalise le déclin de la
concrétude dont la réalité ne veut pas convenir, et dans laquelle le concret n'est plus que le
masque de l'abstrait, le particulier déterminé, simple exemplaire représentatif de

l'universel, fondamental et trompeur, identique à l'ubiquité du monopole" (TE, p. 56)331.


L'œuvre d'art doit "par sa concrétion, mettre en évidence la structure abstraite totale pour
lui résister, au lieu de s'esquiver dans le concret" (TE, p. 182, tr. mod.). Adorno
n'approuve donc l'abstraction ni ne l'accepte comme un destin inéluctable, mais il la
considère comme un fait historique envers lequel l'art doit prendre une distance critique.

propositions d'Adorno. Lukács semble penser à quelque chose de très semblable à la "monade" d'Adorno
lorsqu'il dit : "Même l'œuvre la plus fantastique, la plus hors du monde peut - en ce sens - être un authentique
reflet de la réalité ; et lorsque la réalité sociale et historique offusque et confond la relation entre subjectivité et
objectivité, même le monde des œuvres doit perdre sa substance" (EÄ I, p. 785). Adorno, quant à lui, en parlant
de la présence de "l'élément social" chez Shakespeare, dit soudain : "par ce que Lukács appelait la « perspective
»" (TE, p. 351). Et lorsqu'Adorno dit que "quant à la fixité de l'objet bloqué ici et maintenant, [la théorie] doit la
dissoudre dans un champ de tension entre les pôles du possible et du réel" (QA, p. 61), il semble exprimer
quelque chose qui rassemble à la "tendance" ou à la "perspective" de Lukács. La théorie doit se rendre "compte
qu'il y a dans les faits mêmes une tendance qui les dépasse" (QA, p. 74). En vérité, cela représente même un des
éléments décisifs de la théorie d'Adorno, et dans le cas contraire il pourrait difficilement être hégélien. Mais
l'indication philologique des concordances cachées entre Adorno et Lukács n'est pas le niveau sur lequel nous
voulons ici traiter ce problème.
274
Chez Lukács, c'est l'"homme" qui est au centre, et il veut le libérer de toutes les
formes fétichisantes. Aussi attribue-t-il une grande importance à la personnalité de
l'artiste, à sa "substantialité" (EÄ I, p. 790) - c'est seulement l'homme qui est "noyau" et non

"écorce" qui peut refléter le monde d'une façon adéquate (EÄ I, p. 792) 332. L'artiste doit
être, pour ainsi dire, un avant-coureur du "dépassement de la particularité de la vie

quotidienne" (EÄ I, p. 582) ; comme exemple, Lukács cite souvent Goethe 333. Toujours
est-il d'une importance capitale de se rappeler que chez Lukács l'homme, conçu comme
"être générique" (Gattungswesen), n'est pas quelque chose de fixe et d'invariable, mais est
sujet à des changements continuels (EÄ I, p. 575). L'"essence" de l'homme, à laquelle il se
réfère, c'est son historicité et non une constante anthropologique ; même si Lukács a
essayé, en se réclamant de Pavlov, qu'il "suit dans toutes les questions fondamentales" (EÄ

II, p. 11), de partir d'une psychologie universelle et matérialiste 334. L'usage de notions

comme "malade", "sain"335 ou "décadent" ou l'affirmation que l'art est "l'idéal d'une santé
intérieure" (EÄ I, p. 782) et qu'il joue le rôle "d'un médecin de certaines maladies du

progrès" (EÄ I, p. 814)336 sont donc tout à fait logiques chez Lukács. Naturellement, cela
fait tressaillir Adorno : pour lui, de telles affirmations sont une apologie des conditions

331Évidemment, Adorno fait ici allusion au fait que la valeur d'usage existe seulement en tant que forme

phénoménale de la valeur. Cependant, cela n'a pas grand-chose à faire avec les "monopoles".
332Toutefois, la bonne volonté subjective, ou l'adhésion à l'idéologie "juste", ne suffisent pas encore, comme

dans le cas de Zola : "Mais la profonde référence sociale de cette décision, la volonté très honnête de lutter ne
peuvent supprimer ni l'inexactitude du principe artistique ni la représentation forcément non organique qui en
découle" (Lukács 1951, p. 102).
333Pour Adorno, au contraire, cet aspect n'a aucune importance, étant donné que le rapport de l'artiste avec le

monde extérieur est le rapport de la "monade".


334Un autre témoin de Lukács à ce propos était, même si cela peut paraître étrange, l'anthropologue allemand

conservateur Arnold Gehlen, avec qui Adorno aussi, peu avant sa mort, a discuté à la radio allemande (le
colloque est reproduit chez Grenz 1974) et qu'il a cité deux fois, en passant, dans sa Théorie esthétique.
335 "Art sain ou art malade?" était le titre d'un de ses essais des années quarante.
336Toutefois, il reprochait à Zola que sa "méthode « scientifique »" [...] conçoit - finalement - la société comme

un combat contre les aspects malsains dans l'organisme homogène de la société, comme un combat contre les «
mauvais côtés » du capitalisme" (Lukács 1951, p. 93).
275
existantes qui rendent impossible toute santé et qui ont tout intérêt d'attribuer la maladie

à l'individu comme sa faute personnelle337.


Adorno, de son côté, accuse surtout les institutions qui jusqu'ici ont empêché la
naissance d'un homme autonome. Aussi bien la sociologie empirique que les
anthropologies philosophiques "partagent un point de vue, selon lequel tout dépendrait
(ici et maintenant) des hommes, loin que ceux-ci, socialisés, soient déterminés comme de
simples moments de la totalité sociale, et en fait comme ses objets" (QA, p. 63). Adorno
fait appel à nouveau à Marx : Marx, qui était "extrêmement anti-anthropologique", n'offre
aucune analyse de l'homme, mais des "institutions qui déshumanisent l'homme" (Adorno-
Backhaus, p. 504). Ramener les événements dans la société moderne aux hommes qui se
trouvent "derrière" serait, aux yeux d'Adorno, une édulcoration édifiante du vrai
problème, l'autonomisation des mécanismes sociaux : "Toute pièce de théâtre qui
prétendrait traiter de l'ère atomique serait sa propre dérision, ne serait-ce que parce que sa
fable rassurante minimiserait l'horreur historique de l'anonymat en la faisant passer dans
des caractères et des actions humains, et qu'elle serait peut-être même bouche bée
d'étonnement devant les grands de ce monde qui décident s'il faut appuyer sur les
boutons" (NL, p. 206).

L'art classique comme critique du capitalisme

En résumé, on peut dire que pour Lukács la "mission défétichisante de l'art" signifie
dévoiler toutes les abstractions comme une simple apparence, en les ramenant aux
hommes qui agissent derrière ces abstractions. Pour Adorno, au contraire, elle signifie
comprendre la fausseté de l'apparence selon laquelle c'est encore l'homme qui compte,
tandis qu'en vérité il est gouverné depuis longtemps par les abstractions devenues réelles.
Si l'on admet que l'abstraction est l'essence du capitalisme, l'esthétique d'Adorno semble
correspondre davantage à la réalité du capitalisme développé. Sa polémique contre le

337Il y a aussi d'autres critiques qui reprochaient à Lukács de demander à l'art de décrire un monde que le

développement capitaliste a aboli depuis longtemps. Cf. cette phrase du critique américain Harold Rosenberg,
écrite en 1965 : "Si, pour Marx, toutes formes solides se volatilisent, pour Lukács, elles n'ont aucun droit de se
comporter ainsi dans le roman" (citée en Tertulian 1985, p. 74).
276
réalisme, le raconter et le représenter tient compte du fait que la chose essentielle dans le
capitalisme, le rapport de valeur, est invisible. Si Adorno refuse de tout ramener à
l'homme, c'est parce qu'il reconnaît dans l'abstraction réelle le principe structural du
monde moderne. Lukács, en comparaison, semble démontrer une sensibilité mineure pour
les particularités du capitalisme moderne. Le fétichisme est à ses yeux une apparence qui
humilie le sujet humain, sujet qui continue quand même à exister et que l'art doit rétablir
dans ses droits. L'affirmation de Marx selon laquelle dans le capitalisme le capital est le
sujet et l'homme n'est que son fonctionnaire, son "masque de caractère", devrait, à la
rigueur, être dénoncée par Lukács comme une typique énonciation défaitiste de la pensée
moderne décadente. En effet, Lukács considère comme fétichiste tout art qui en tire les
conséquences. De ce point de vue, Adorno a raison lorsqu'il objecte à Lukács qu'"en
accouplant la décadence et la solitude, il fait de l'atomisation qui naît du principe même
de la société bourgeoise une simple manifestation de déclin" (NL, p. 186).
Mais Adorno ne reconnaît pas cette prédominance de l'abstraction comme une
évolution continue, et destinée finalement à échouer. D'une part, il souligne souvent sa
conviction, dérivant de la théorie du capitalisme monopoliste, qu'on approche d'une sorte
de "fin de l'histoire". Le capitalisme de son temps représentait à ses yeux un stade final de
l'histoire. Il était renforcé dans cette conviction par la longue phase fordiste, avec sa
croissance économique sans crises majeures et sans forts conflits sociaux, dans laquelle
s'est déroulée toute son activité publique. D'autre part, nous avons vu qu'il s'attendait à
des changements à un niveau si fondamental - tel que le dépassement de la pensée de
l'identité - qu'ils pouvaient difficilement apparaître à l'horizon de son époque. La
destruction de tous les contenus par la forme, qui est inévitable là où règne la logique
marchande, se trouve à l'origine du procès, décrit par Adorno, dans lequel l'art classique,
centré sur le contenu, perd son sens. Cette destruction cause aussi la naissance d'un art
formaliste, approprié à une société dominée par la forme. L'art avant-gardiste après 1850 a
été témoin de ce changement fondamental, indépendamment des intentions subjectives
des artistes. L'art n'a pas capitulé, comme le pensait Lukács, devant une fausse apparence,
mais a registré la mutation profonde dans la constitution du sujet. Mais de même que chez
Adorno il manque une conception de la crise, il y manque aussi l'idée que ce processus
dans l'art pourrait trouver sa fin ; à ce propos il se limite à quelques vagues allusions à la
fin possible de l'art et à l'épuisement des avant-gardes. Adorno ne voit pas que la

277
dénonciation artistique de l'abstraction, si on la répète assez souvent, perd sa fonction
critique et devient une simple reproduction de l'existant. C'est comme si l'on disait : étant
donné que la société est devenue abstraite, faisons-en au moins une œuvre d'art. Adorno
élève donc la logique de la marchandise au rang d'un invariant quasi-ontologique auquel
il faut s'adapter, et dans ce "Grand Hôtel de l'Abîme" (Lukács) on peut effectivement bien
passer son temps avec des "distractions artistiques".
Lukács a toujours défendu un certaine "classicisme" : "Ces perspectives théoriques et
pratiques déterminent les critères sur lesquels l'esthétique marxiste se fonde pour revenir
aux classiques et découvrir en même temps de nouveaux classiques au cœur des combats
littéraires présents. Les Grecs, Dante, Shakespeare, Gœthe, Balzac, Tolstoï, Gorki, sont à la
fois des images adéquates de grandes étapes particulières de l'évolution humaine, et des
guides dans la lutte idéologique pour atteindre la totalité de l'homme" (Lukács 1951, p. 8).
Le grand art bourgeois, qui va de la fin du XVIIIe à la fin du XIXe siècle, représente pour
lui le sommet de l'entière évolution artistique de l'humanité. Il fait donc la même chose
qu'Adorno : il ontologise une phase de l'histoire capitaliste, dans ce cas la phase
ascendante. Cela signifie que Lukács tient compte - implicitement - d'un fait très
important : la société de la valeur, étant une forme sans contenu, ne peut pas créer son
propre art, mais seulement consommer les contenus créés par les sociétés précédentes. Il
en résulte, au début, le grand art bourgeois dont nous venons de parler. Cependant, ses
contenus n'appartiennent pas à la société marchande, mais aux sociétés qui l'ont précédée
et qui ont construit, au cours de milliers d'années, toute la richesse qualitative de la vie
humaine. La croissance énorme des moyens matériels et intellectuels causée par le
déploiement capitaliste pouvait, dans un premier temps, aider les contenus déjà existants -
donc l'expérience humaine dans toute son étendue - à atteindre une forme supérieure
d'expression. De même que la valeur dévore peu à peu le monde, en transformant la
diversité qualitative du monde en expressions purement quantitatives de la même chose,
elle tend aussi à limiter toute expérience à celle du quantitatif. Le grand art bourgeois
n'était donc pas un sommet en tant que résultat d'un progrès continuel de l'expression
artistique de l'homme, mais plutôt un dernier éclat qui correspondait à la transition vers le
capitalisme pleinement développé. Dès que la société marchande commence à "coïncider
avec son concept", elle n'a plus de contenu, et par conséquent n'a plus de culture. Un art
classique est alors une apologie du présent, car il dissimule le vide du capitalisme et

278
donne à voir une humanité saine qui en vérité a été abolie depuis longtemps. Il finit par
être édifiant. Mais l'art formaliste et avant-gardiste n'est pas, finalement, une alternative :
il devient à son tour apologétique parce qu'il se tient dans le vide. Il prétend que
l'abstraction, qui est l'absence scandaleuse d'un contenu, peut devenir elle-même un
contenu. À la fin il devient décoratif et à son tour consolant. La "logique de la dislocation"
(DN, p. 118), si chère à Adorno, peut être euphorisante pour un bref espace de temps,
mais à la longue elle n'est pas vivable. Toutefois, pour Adorno l'art moderne a une valeur
autonome et n'est pas seulement une réaction à une situation insupportable. Il rejette l'idée
qu'un dépassement de l'abstraction sociale impliquera en même temps le retour à un art
"classique", non-abstrait, comme condition normale de l'existence de l'homme. Dans sa
polémique voilée avec Lukács dans les dernières pages de la Théorie esthétique il refuse
l'opinion selon laquelle l'"humanisme réalisé" serait "bienheureux de ne plus avoir besoin
de l'art moderne et de retrouver à son aise un art traditionnel [...] Il y a à la base de tout
cela, pour parler grossièrement, le poncif petit-bourgeois selon lequel l'art moderne serait
aussi laid que le monde d'où il est issu; que le monde l'aurait mérité, qu'il ne serait pas
possible autrement, mais que cela ne pourrait cependant pas continuer ainsi [...] Il est
possible qu'à une société pacifiée, échoie à nouveau l'art du passé, devenu aujourd'hui le
complément idéologique de la société conflictuelle ; mais le fait alors que l'art
nouvellement apparu retournerait à la paix et à l'ordre, à la copie affirmative et à
l'harmonie, serait le sacrifice de sa liberté" (TE, p. 358-359, tr. mod.).
De ce point de vue, la société marchande pleinement développée doit être
considérée comme la réalisation sociale de la fin de l'art. Mais celui qui y voit la fin de l'art
tout court identifie la société marchande et sa crise avec la fin de l'humanité en tant que
telle, comme s'il ne pouvait rien exister au delà de la société marchande. Qui prend au
sérieux la théorie marxienne de la valeur doit tenir compte de la dynamique rapide qui
caractérise la société de la valeur et qui la porte à son déclin. Interrompu par le boom
fordiste, pendant lequel la croissance de la masse de la plus-value l'emportait encore une
fois sur la chute du taux de profit, ce déclin dure depuis la première guerre mondiale ; il
est entré depuis le début des années soixante-dix dans un stade décisif (la libéralisation
des marchés financiers et la révolution micro-électronique en sont deux éléments
fondamentaux). Mais si les formes de base de la société marchande sont en crise, cela vaut
également pour ses moyens d'expression et pour l'existence même de l'art comme

279
catégorie de l'existence humaine. Si la société de la marchandise est passagère, l'art
moderne, qu'Adorno décrit explicitement comme expression de cette société, l'est au
même titre. Ou peut-être est-ce précisément pour cette raison qu'Adorno ne s'attarde pas
beaucoup à examiner les tendances menants à la crise ?
Adorno aussi bien que Lukács semblent ignorer que le capitalisme est un système
qui va nécessairement vers sa crise. Adorno reste fidèle à la théorie du capitalisme
monopoliste et voit dans la société marchande un système négatif, mais stable. Il ne peut
imaginer la fin catastrophique que comme événement extérieur, telle une guerre
nucléaire. Il constate que "des pronostics relatifs à la théorie des classes, comme ceux
concernant la paupérisation, n'ont pas trouvé de confirmations aussi forts qu'il le faudrait
s'ils ne doivent pas perdre leur contenu ; il est comique de parler de paupérisation
relative. Même si la loi de la baisse du taux de profit, qui chez Marx n'est pas univoque,
s'était réalisée d'une façon immanente au système, il faudrait admettre que le capitalisme
a découvert en lui-même des ressources qui permettent de renvoyer l'effondrement aux
calendes grecques" (SS, p. 355). Il était aussi sceptique à l'égard de toute "théorie de

l'effondrement", parce qu'il l'identifiait338 avec la baisse du taux de profit339 et avec


d'autres phénomènes plutôt quantitatifs : "L'essence sociale", selon Adorno, "détermine les
phénomènes, mais ce n'est pas une loi générale au sens scientifique habituel. Son modèle
serait, par exemple - même si elle se dissimule aujourd'hui jusqu'à être méconnaissable -
la loi marxiste d'effondrement du capital qui était déduite de la baisse tendancielle des
taux de profit. Ses aménagements devraient à leur tour en être déduits, étant des efforts
prescrits de manière immanente au système pour déplacer ou retarder la tendance
immanente au système Il n'est nullement assuré que ce soit possible à la longue, et que ces

338Par exemple dans la version de H. Grossmann, qui était dans les années trente et quarante membre de

l'Institut pour la recherche sociale et dont Adorno connaissait bien la théorie de la crise (cf. Wiggershaus 1986, p.
234 ; Jay 1973, pp. 178-179).
339Sans pouvoir ici entrer dans les détails, il faut dire que la "baisse tendancielle du taux de profit" n'est pas

identique avec la crise même. La "baisse" n'est qu'un aspect de la crise qui découle de la contradiction entre le
développement matériel des forces productives et la forme valeur. Et surtout, dans la troisième révolution
industrielle, on assiste plutôt à une baisse de la masse de profit qu'à une baisse du taux de profit.
280
efforts n'exécutent pas quand même finalement malgré eux la loi d'effondrement. Lisible

est le Mané Thécel Pharès de la lente décomposition inflationnaire" (QA, p. 36, tr. mod.) 340.
Lukács, de sa part, a bien souligné dans Histoire et conscience de classe le caractère
qualitatif de la crise : "La crise est le problème qui oppose à la pensée économique de la
bourgeoisie une barrière infranchissable", justement à cause de la "rationalisation
intégrale" et de la mathématisation de l'économie. Dans ce livre Lukács refusait donc de
ramener la crise à des facteurs purement quantitatifs : "Dans les crises, l'être qualitatif des
« choses » qui mène sa vie extra-économique comme chose en soi incomprise et éliminée,
comme valeur d'usage, que l'on pense pouvoir tranquillement négliger pendant le
fonctionnement normal des lois économiques, devient subitement (subitement pour la
pensée rationnelle et réifiée) le facteur décisif" (HCC, p. 135). Mais il ne précise nulle part
sa propre théorie de la crise ; et dans les œuvres tardives, dans La Destruction de la raison
comme dans l'Ontologie, il analyse les tendances les plus diverses à la crise, jusqu'à la
situation politique du moment, mais il y manque toute analyse plus approfondie du

caractère inévitablement autodestructeur de la société marchande 341.

La fin de l'art chez Adorno et Debord

Et pourtant il y a un chemin direct qui mène de cette autodestruction à la "fin de


l'art". Aujourd'hui, il est difficile de se dérober à l'idée que la "fin de l'art", maintes fois
proclamée bruyamment et repoussée avec autant de ferveur dans les années soixante, se
soit enfin produite, mais d'une façon sournoise : "not with a bang, but a whimper" (T. S.

340 Il faut remarquer que ce dernier phénomène - l'inflation - est purement quantitatif et appartient à la surface

des phénomènes économiques.


341La compréhension qu'à Lukács de la nature de la crise est limitée aussi du fait de sa conception erronée du

travail productif : "Smith lui-même a, comme la bourgeoisie en général durant sa période révolutionnaire,
considéré toutes les activités non économiques au sein de la société en tant que faux frais de la production, qui,
en vue du développement des forces productives, doivent absolument être réduits au minimum nécessaire"
(Lukács 1948, II, p. 170). Lukács, à l'instar de beaucoup d'autres auteurs, prend la thématique du travail
productif et non productif pour une polémique contre les exploiteurs oisifs et pour un éloge du travail. En
vérité, dans la société capitaliste ce sont souvent les activités les plus utiles et les plus importantes qui
apparaissent comme "non productives", et la production de pacotille comme "productive".
281
Eliot). Pendant plus de cent ans, l'évolution de l'art a été identique à la succession
ininterrompue d'innovations formelles et d'"avant-gardes" qui poussaient plus loin les
frontières de la création. Mais la dernière période de splendeur, du moins apparente, s'est
achevée au début des années soixante-dix. Après, aucune nouvelle tendance avant-
gardiste ne s'est plus imposée. L'on a assisté seulement à la reprise d'éléments
fragmentaires, isolés et dégradés, des arts du passé. Le soupçon que l'art moderne s'est
épuisé commence maintenant à faire son chemin même parmi ceux qui ont longtemps
refusé résolument cette idée. Le moins que l'on puisse dire c'est que depuis des décennies
on n'a plus rien vu qui puisse être comparé aux révolutions formelles de la période
comprise entre 1910 et 1930. Les opinions, évidemment, sont partagées sur la question de
savoir si, aujourd'hui, on produit encore des œuvres de valeur ou non. Mais il est peu
probable qu'il y ait encore quelqu'un pour qui l'art des dernières années représente
l'"apparition sensible de la vérité", ou au moins une expression aussi concentrée et aussi
consciente de leur époque que l'ont été la littérature, les arts visuels et la musique des
premières décennies du siècle.
Cependant, la crise des avant-gardes n'a pas non plus favorisé le retour en arrière
que souhaitaient leurs détracteurs. C'est donc l'art dans son ensemble qui connaît une crise
- aussi bien en tant que renouvellement de la recherche formelle qu'en tant que capacité
d'être une expression consciente de l'évolution de la société. Avec le temps il devient
évident qu'il ne s'agit pas seulement d'une stagnation momentanée ou d'une simple crise
d'inspiration, mais qu'on assiste, au moins, à la fin d'un certain type de rapport entre l'art
et la société qui a duré plus d'un siècle. Bien sûr, on continue à écrire et à publier des
textes, à peindre et à exposer des tableaux ou à expérimenter des formes qui se prétendent
nouvelles, telles que la vidéo ou la performance. Mais cela ne suffit pas pour que l'on puisse
considérer l'existence de l'art comme aussi évidente, par exemple, que celle de l'oxygène,
ainsi qu'on semble le croire trop souvent dans l'esthétique contemporaine. La continuation
actuelle de la production artistique ne serait-elle pas un anachronisme, dépassée par
l'évolution effective des conditions sociales ? L'art avant-gardiste et formaliste entre 1850
et 1930 était surtout un processus de destruction des formes traditionnelles, bien plus
qu'une élaboration de formes nouvelles. Ce processus avait une fonction éminemment
critique, liée à la phase historique dans laquelle s'imposait l'organisation sociale basée sur
la valeur. Sa victoire complète et enfin sa crise a coupé l'herbe sous les pieds des

282
successeurs des avant-gardes et ne leur laisse plus de fonction critique, indépendamment
de leurs intentions subjectives.
On peut bien le comprendre à travers une analyse comparative des contributions
d'Adorno et de Guy Debord, auteur de La société du spectacle (1967) et principal théoricien
des situationnistes. À la base de la théorie de Debord sur la "fin de l'art" on trouve, si non
directement une théorie de la crise comme résultat de la socialisation opérée par la valeur,
du moins la conscience que le développement social très rapide découle du fait que la vie
devient de plus en plus abstraite. L'un comme l'autre, Adorno et Debord figurent parmi
ceux qui ont repris la critique de la valeur et voient dans l'échange des marchandises la
véritable "aliénation". Ils appliquent à l'analyse de l'art moderne le concept de
contradiction entre les usages possibles des forces productives et la logique de
l'autovalorisation du capital ; et ils reconnaissent dans l'art moderne, et précisément dans
son évolution formelle, une opposition à l'aliénation et à la logique de l'échange. Et
pourtant, Adorno et Debord ont incarné deux conceptions opposées diamétralement au
sujet de la "fin de l'art". Le premier à défendu l'art contre ceux qui voulaient le "dépasser"
en faveur d'une intervention directe dans la réalité, ou qui prêchaient en faveur d'un art
"engagé" ; Debord, dans les mêmes années, a annoncé que le moment était arrivé de
réaliser dans la vie ce qui jusqu'alors était seulement promis dans l'art. La négation de l'art à
travers le dépassement de sa séparation des autres aspects de la vie est quand même
conçue comme une continuation de la fonction critique de l'art moderne. Pour Adorno, au
contraire, cette fonction critique de l'art est garantie par la séparation de l'art du reste de la
vie. Il faut expliquer pourquoi les deux auteurs, malgré un point de départ commun,
arrivent à des conclusions si opposées, et on verra qu'Adorno aussi arrive, malgré lui, à la
thèse de l'épuisement de l'art.

Debord appelle "spectacle" précisément "l'économie se développant pour elle-


même" qui "a totalement soumis" les hommes (SdS § 16), le phénomène par lequel "les
forces mêmes qui nous ont échappé se montrent à nous dans toute leur puissance" (SdS §
31). Dans cette forme suprême d'aliénation, la vie réelle se trouve de plus en plus privée
de qualité et parcellisée en activités fragmentaires et séparées entre elles, pendant que les
images de cette vie s'en détachent et forment un ensemble. Cet ensemble - qui est le
spectacle dans un sens plus restreint du mot - commence à mener une existence

283
indépendante. Comme dans la religion, les activités et les possibilités des individus et de
la société apparaissent séparées de leurs porteurs ; non plus placées dans un au-delà, mais
sur la terre. L'individu se trouve coupé de tout ce qui le concerne et avec quoi il ne peut
établir un contact que par la médiation des images, choisies par d'autres et falsifiées de
manière intéressée. Le fétichisme de la marchandise était la transformation des rapports
humains en rapports entre choses ; maintenant ceux-ci se transforment en rapport entre
images. La dégradation de la vie sociale de l'être en avoir continue dans la réduction au
paraître (SdS § 17), l'homme devient ainsi un simple spectateur qui contemple passivement,
sans pouvoir intervenir, l'action de forces qui en vérité sont les siennes. Le spectacle est la
manifestation la plus récente du pouvoir politique qui, tout en étant "la plus vieille
spécialisation sociale" (SdS § 23), a atteint seulement dans les dernières décennies une
indépendance telle qu'il est en mesure de se soumettre toute l'activité sociale. Dans le
spectacle, où l'économie transforme le monde en monde de l'économie, "s'accomplit
absolument" "le principe du fétichisme de la marchandise" (SdS § 36) et la marchandise
parvient à l'"occupation totale de la vie sociale" (SdS § 42). La généralisation de la
marchandise et de l'échange signifie "la perte de la qualité, si évidente à tous les niveaux
du langage spectaculaire" (SdS § 38) ; l'abstraction de toute qualité spécifique, base et
conséquence de l'échange, se traduit "parfaitement dans le spectacle, dont le mode d'être

concret est justement l'abstraction" (SdS § 29)342.


Le spectacle, en tant qu'il fait un large usage d'éléments tels que le film, le sport ou
l'art, ressemble d'une façon remarquable à l'"industrie culturelle" qu'Adorno et
Horkheimer avaient l'occasion de décrire à sa naissance. Une comparaison plus détaillée
entre ces deux concepts paraît utile ici, parce qu'elle démontrera non seulement leur
actualité, mais aussi la proximité considérable de deux concepts qui ont été élaborés

indépendamment l'un de l'autre dans des milieux et à des époques très différents 343.

342Dans les dernières années, un usage journalistique largement répandu a diffusé le mot "société du spectacle"

pour se référer à la tyrannie de la télévision et à des phénomènes similaires, tandis que Debord lui-même juge
que l'aspect "mass-mediatique" du spectacle n'est que "sa manifestation superficielle la plus écrasante" (SdS §
24). Pour Debord, la structure globale de toutes les sociétés existantes est "spectaculaire", celles de l'Est
comprises (une thèse particulièrement audacieuse en 1967).
343Aucun livre d'Adorno n'a été traduit en français avant 1974 (sauf la Philosophie de la musique moderne ), alors

que la théorie situationniste était élaborée depuis longtemps ; et il est sûr qu'Adorno de son côté n'a jamais pris
284
Selon Debord, le spectacle en tant qu'"idéologie matérialisée" a remplacé toutes les
idéologies particulières (SdS § 213) ; selon la Dialectique de la raison, le pouvoir social
s'exprime beaucoup plus efficacement dans l'industrie culturelle apparemment dépourvue
d'idéologie que dans les "idéologies vieillies et rebattues" (DR, p. 147). Le contenu de
l'industrie culturelle n'est pas l'apologie explicite de quelque régime politique présumé
exempt de tout défaut, mais la présentation continue de ce qui existe comme le seul
horizon possible : "Pour démontrer la nature divine de la réalité, on se contente de la
répéter cyniquement. Une preuve photographique de cette sorte n'est pas rigoureuse, mais
elle ne manque jamais de subjuguer tout un chacun" (DR, p. 156). Pour Debord, le
spectacle "ne dit rien de plus que 'ce qui apparaît est bon, ce qui est bon apparaît'.
L'attitude qu'il exige par principe est cette acceptation passive qu'il a déjà en fait obtenue
[…] par son monopole de l'apparence" (SdS § 12) ; et douze ans plus tard, il constate que
le spectacle ne promet même plus cela et se borne à dire : "C'est ainsi" (Debord 1979, p.
38). L'industrie culturelle n'est pas le résultat "d'une loi de l'évolution de la technologie en
tant que telle" (DR, pp. 130-131), pas plus que "le spectacle n'est (pas) ce produit
nécessaire du développement technique regardé comme un développement naturel " (SdS
§ 24). De même que l'industrie culturelle "confère a tout un air de ressemblance" (DR, p.
129), le spectacle est un processus de banalisation et d'homogénéisation (SdS § 165).
Adorno et Horkheimer se rendaient compte de bonne heure que "dans le capitalisme
avancé, l'amusement est le prolongement du travail" (DR, p. 145), qu'il reproduit les
mêmes rythmes que le travail industriel et qu'il enseigne l'"allégeance à la hiérarchie
sociale" (DR, p. 140). Selon Debord, le "pôle de développement du système" se déplace de
plus en plus "vers le non-travail, l'inactivité. Mais cette inactivité n'est en rien libérée de
l'activité productrice" (SdS § 27). L'industrie culturelle est le lieu où le mensonge peut se
reproduire à volonté (DR, p. 144) ; le spectacle est celui où "le mensonger s'est menti à lui-
même" (SdS § 2). Dans le spectacle même "le vrai est un moment du faux" (SdS § 9) ; dans
l'industrie culturelle les affirmations les plus évidentes comme celle que les arbres sont
verts et que le ciel est bleu sont déjà "cryptogrammes pour les cheminées d'usines et les
stations services", c'est-à-dire des figures du faux (DR, p. 157). Le spectacle est une

connaissance des livres de Debord. Toutefois, en 1964 il a été, à son grand dépit, l'objet d'une action
provocatrice de l'ex-section allemande de l'Internationale situationniste, le groupe "Subversive Aktion" (cf. les
lettres de Bloch à Adorno du 24. 6. et du 11. 7. 1964 in Bloch 1985, II, pp. 454-456).
285
véritable "colonisation" de la vie quotidienne (I.S. VI, p. 22) et fait en sorte qu'aucun
besoin ne peut être satisfait qu'à travers sa médiation (SdS § 24) ; Horkheimer et Adorno
décrivent de quelle manière, déjà dans les années quarante, les comportements les plus
quotidiens et les expressions les plus vitales, tels que le ton de la voix dans les diverses
occasions, ou la manière de vivre les rapports sentimentaux, essayent de s'adapter aux
modèles imposés par l'industrie culturelle et par la publicité (DR, p. 176). L'industrie
culturelle, plus qu'une publicité pour des produits particuliers, l'est pour l'ensemble des
marchandises et pour la société en soi ; et elle peut passer facilement de la publicité pour
des lessives à la propagande pour un leader (DR, pp. 165-168). Le spectacle, pour sa part,
est un "catalogue apologétique" de la totalité des marchandises (SdS § 65), il est le "chant
épique" du combat que les marchandises se livrent devant les hommes spectateurs et où,
si la marchandise particulière s'use, la forme- marchandise se renforce (SdS § 66). La
politique devient une marchandise parmi autres, et "Staline comme la marchandise
démodée sont dénoncés par ceux-là mêmes qui les ont imposés" (SdS § 70).
Le fondement de l'industrie culturelle comme du spectacle est l'identification du
spectateur avec les images qu'on lui propose, et donc sa renonciation à vivre à la première
personne. Qui ne gagne pas le voyage au concours pour les lecteurs, doit se limiter aux
photographies des pays qu'on aurait visités (DR, p. 157) ; le client doit toujours "se
contenter de la lecture du menu" (DR, p. 148). Les images de leur côté envahissent la vie
réelle jusqu'à confondre les deux sphères, de façon à faire croire "que le monde extérieur
est le simple prolongement de celui que l'on découvre dans le film" (DR, p. 135). Cela
correspond à l'observation de Debord que "la réalité vécue est matériellement envahie par
la contemplation du spectacle" (SdS § 8), et à cette autre selon laquelle, si "le monde réel se
change en simples images" (par exemple un pays en photographies), "les simples images
deviennent des êtres réels" (la réalité comme prolongement du cinéma) (SdS § 18). Adorno
écrit - en 1952 ! - qu'avec la télévision on peut "doubler le monde et y faire passer
subrepticement ce qu'on estime pouvoir ajouter en plus au monde réel", parce qu'elle
"masque l'aliénation réelle entre les hommes, et entre les hommes et les choses. Elle
devient le succédané d'une immédiateté sociale refusée aux hommes" (MC, pp. 54, 59).
Ainsi, il anticipe presque à la lettre les analyses de Debord.
On voit ici ce qui les distingue tous deux de nombreux auteurs de cette période qui
réfléchissaient plus ou moins subtilement sur les mêmes phénomènes, en les baptisant

286
"société de consommation" ou "culture de masse". Debord et Adorno reconnaissent dans
ce qu'ils décrivent une forme fausse de cohésion sociale, une idéologie inavouée apte à
créer le consensus autour du capitalisme occidental, une méthode pour gouverner une
société, et enfin une technique pour empêcher que les individus, qui sont aussi mûrs pour
l'émancipation que l'état des forces productives, n'en prennent conscience (Adorno 1967,
p. 70). Selon eux, l'infantilisation des spectateurs ne représente pas un effet secondaire du
spectacle et de l'industrie culturelle, mais une réalisation de leurs buts anti-émancipateurs
: selon Adorno, l'idéal de l'industrie culturelle serait d'"abaisser le niveau mental des
adultes à celui d'enfants de onze ans" (Adorno 1967, p. 68) ; selon Debord, dans le
spectacle "le besoin d'imitation qu'éprouve le consommateur est précisément le besoin
infantile" (SdS § 219).

Malgré ces parallélismes, les idées de Debord et d'Adorno sont complètement


opposées en ce qui concerne le rôle de l'art. Debord a affirmé dès le début des années
cinquante que l'art était déjà mort et qu'il devait être "dépassé" par une nouvelle forme de
vie et d'activité révolutionnaire. Celle-ci doit préserver et réaliser le contenu de l'art
moderne. On trouve l'explication du fait que l'art a eu un grand rôle, mais ne peut plus
l'avoir, aux paragraphes 180-191 de La société du spectacle. Debord y relève la contradiction
fondamentale de l'art : dans la société sillonnée de séparations, l'art a la fonction de
représenter l'unité perdue et la totalité sociale. Mais puisque l'idée qu'une part de la
totalité peut se mettre à la place de la totalité est évidemment contradictoire, la culture
l'est aussi quand elle devient une sphère autonome. C'est précisément en tant que
suppléant à ce qui est absent de la société - le dialogue, l'unité des moments de la vie - que
l'art doit refuser de n'en être que l'image. La société a relégué la communication dans la
culture, mais la dissolution progressive des communautés traditionnelles - de l'agora
jusqu'au quartier populaire - qui étaient la base de la communication, a conduit les arts à
enregistrer l'impossibilité de la communication. Le processus de la destruction des valeurs
formelles, de Baudelaire à Joyce et Malevitch, a signifié le refus de l'art d'être le langage
fictif d'une communauté désormais inexistante. Mais elle a été aussi l'indication de la
nécessité de retrouver un langage commun qui soit vraiment "du dialogue" (SdS § 187).
L'art moderne trouve son accomplissement et sa conclusion avec Dada et les surréalistes.
Contemporains du "dernier grand assaut du mouvement révolutionnaire prolétarien" (SdS

287
§ 191), ils voulaient, quoique d'une façon imparfaite, supprimer et réaliser l'art. Avec la
double défaite des avant-gardes politiques et esthétiques entre les deux guerres se termine
la phase "active" de la décomposition (I.S. I, p. 14). Ainsi l'art arrive au point où la
philosophie était déjà arrivée avec Hegel, Feuerbach et Marx : il se comprend lui-même
comme aliénation, projection de l'activité humaine dans une entité séparée. Qui veut
rester fidèle au sens de la culture ne peut alors le faire qu'en la niant comme culture et en
la réalisant dans la théorie et dans la pratique de la critique sociale. La décomposition des
arts continue aussi après 1930, mais elle change de signification. L'autodestruction du
langage ancien, une fois qu'elle est détachée de la nécessité de trouver un langage
nouveau, est récupérée pour la "défense du pouvoir de classe" (SdS § 184). L'impossibilité
de toute communication est alors reconnue comme une valeur en soi, à saluer avec joie ou
à supporter comme une donnée immuable. La répétition de la destruction formelle dans le
théâtre de l'absurde, le Nouveau Roman, la nouvelle peinture abstraite ou le pop-art
n'exprime plus l'histoire qui dissout l'ordre social et n'est qu'une plate copie de ce qui
existe, avec une valeur objectivement affirmative, "simple proclamation de la beauté
suffisante de la dissolution du communicable" (SdS § 192).

Adorno admet, lui aussi, qu'en devenant autonome et en se détachant des fonctions
pratiques, l'art n'est plus immédiatement un fait social et se sépare de la "vie". Mais c'est
seulement de cette manière que l'art peut être vraiment en opposition à la société. La
société bourgeoise a créé un art qui est nécessairement l'adversaire de cette société, même
au-delà de ses contenus spécifiques (TE, pp. 22-24, 30, 311-312). L'art finit par mettre en
discussion sa propre autonomie et commence à révéler "un moment d'aveuglement" (TE,
p. 15). Adorno reconnaît que l'art est tellement en crise que "même son droit à l'existence
ne va plus de soi" (TE, p. 15) et que "la révolte de l'art […] est devenue sa révolte contre
l'art" (TE, p. 18). En écrivant "l'époque de l'art serait révolue, il serait temps de réaliser son
contenu de vérité" (TE, p. 346), partage-t-il les idées de Debord? Non, parce que la phrase
finit en "… ce verdict est totalitaire". Adorno n'a pas eu l'occasion de connaître les idées
des situationnistes et d'y répondre. Mais il est assez probable qu'il aurait assimilé leur
critique de l'art à celle des contestataires de 1968 qui, selon lui, voulaient introduire
comme nouvelle forme de beauté les "combats de rue" et qui recommandent "le jazz et le
rock au lieu de Beethoven" (TE, p. 443). Bien que la prise de position contre l'art soit

288
beaucoup moins originale que ce qu'ils croient (TE, p. 346, 443), Adorno y voit un grand
danger et en même temps une "incapacité à la sublimation", une "impuissance du moi" et
tout simplement un "manque de talent" : ceux-ci ne sont "pas au-dessus mais en dessous
de la culture" (TE, p. 346). Mais ce qu'il reproche à la contestation de l'art, ce n'est pas
d'être une attaque du système social et esthétique existant, mais au contraire d'être en
accord avec lui, et avec ses pires tendances. Ce genre de déclin de l'art est "une manière de
s'adapter" (TE, p. 443) parce que "la suppression de l'art dans une société à moitié barbare
et qui tend vers la barbarie complète s'en fait le partenaire social" (TE, p. 346). Vouloir
réaliser directement sur le plan social le plaisir ou la vérité contenus dans l'art correspond
à la logique de l'échange qui attend de l'art, comme de toute autre chose, quelque utilité.
Adorno voit dans l'art toujours une critique sociale, même lorsqu'il s'agit de l'art
hermétique ou de "l'art pour l'art", justement à cause de son autonomie et de son caractère
"asocial". L'œuvre d'art doit sa fonction critique au fait de ne "servir" à rien, ni à
l'accroissement de la connaissance, ni à la jouissance immédiate, ni à une intervention
directe dans la praxis - Adorno refuse toutes les tentatives de ramener l'art à l'un de ces
éléments.

Les forces productives et les rapports de production dans l'art

Debord et Adorno arrivent donc à des jugements opposés sur la fin de l'art. Cela
demande une explication, étant donné que leurs théories ont le même point de départ.
Tous les deux retrouvent la contradiction entre les forces productives et les rapports de
production aussi à l'intérieur de l'art. Au-delà de certaines différences, ils adoptent la
même attitude face au déploiement des potentialités économiques et techniques, en y
voient une présupposition, qui s'abolira d'elle-même, d'une société libérée : "La victoire de
l'économie autonome doit être en même temps sa perte. Les forces qu'elle a déchaînées
suppriment la nécessité économique qui a été la base immuable des sociétés anciennes" (SdS
§ 51). Le développement des forces productives a atteint un tel degré que l'humanité
pourrait sortir de ce qu'Adorno appelle "autoconservation aveugle" et les situationnistes
"survie", pour passer finalement à la vraie vie. Ce sont les rapports de production - l'ordre
social - qui l'empêchent ; selon Adorno, "après le stade des forces productives, la terre

289
pourrait être ici et maintenant le paradis" (TE, p. 58), tandis qu'en vérité elle est en train
de devenir une "prison en plein air" (Adorno 1955, p. 22). Les rapports de production axés
sur l'échange condamnent la société à se soumettre toujours aux impératifs de la survie et
ils créent ce que le situationniste Vaneigem appelle "un monde où la garantie de ne pas
mourir de faim s'échange contre le risque de mourir d'ennui" (Vaneigem 1967, p. 8). On
doit comprendre la réduction à la pure "survie" aussi dans un sens plus large, comme une
subordination du contenu de la vie aux apparentes nécessités extérieures. Un exemple en
est le refus qu'opposent les urbanistes à toute proposition d'une architecture différente
avec l'argument qu'"il faut un toit" et qu'il faut construire vite un grand nombre de
logements (I.S. VI, p. 7). Les situationnistes écrivent en 1963 : "Le vieux schéma de la
contradiction entre forces productives et rapports de production ne doit certes plus se
comprendre comme une condamnation automatique à court terme de la production
capitaliste qui stagnerait et deviendrait incapable de continuer son développement. Mais
cette contradiction doit se lire comme la condamnation (dont il reste à tenter l'exécution
avec les armes qu'il faudra) du développement à la fois mesquin et dangereux que se
ménage l'autorégulation de cette production, en regard du grandiose développement possible
" (I.S. VIII, p. 7). L'économie et ses organisateurs ont exercé une fonction utile dans la
libération de la société de la "pression naturelle", tandis que désormais il faut se libérer
d'un tel libérateur (SdS § 40). Ce sont les actuelles hiérarchies sociales qui, pour se
maintenir, garantissent la survie et en même temps empêchent la vie.
Adorno, quant à lui, écrit que "en subordonnant la vie entière aux exigences de sa
conservation, la minorité qui détient le pouvoir garantit, en même temps que sa propre
sécurité, la pérennité de l'ensemble" (DR, p. 47). Toute la "dialectique de la raison" tourne
autour du fait que la ratio ne parvient pas à déployer son potentiel libérateur, parce que
dès le début elle se voit menacée par la puissance écrasante de la nature et se pose alors
comme seule tâche celle de la combattre et de la subjuguer le plus possible. Cette lutte
continue aussi lorsque la survie physique de l'homme n'est plus en danger, en exposant
alors l'homme à de nouvelles mutilations, non plus naturelles, mais sociales : "Mais plus le
processus d'autoconservation est assuré par la division bourgeoise du travail, plus il exige
l'auto-aliénation des individus qui doivent modeler leur corps et leur âme sur les
équipements techniques" (DR, p. 46).

290
La gigantesque accumulation des moyens n'est pas suffisante en elle-même pour
rendre la vie plus riche : "Une humanité qui ne connaît plus la détresse commencera à
comprendre la nature illusoire et futile des efforts entrepris jusqu'à présent pour échapper
à la nécessité, et qui utilisèrent la richesse pour reproduire la détresse sur une plus vaste
échelle" (MM, p. 148). Debord dit à peu près la même chose : "S'il n'y a aucun au-delà de
la survie augmentée, aucun point où elle pourrait cesser sa croissance, c'est parce qu'elle
n'est pas elle-même au delà de la privation, mais qu'elle est la privation devenue plus
riche" (SdS § 44). La critique des automatismes aveugles des lois économiques et
l'exigence que la société soumette ses moyens à des décisions conscientes amènent Adorno
et Debord à recourir aux mêmes citations : "Au moment où la société découvre qu'elle
dépend de l'économie, l'économie, en fait, dépend d'elle […] Là où était le ça économique
doit venir le je " (SdS § 52) écrit Debord, tandis qu'Adorno attribue une prise de
conscience similaire justement à l'art : "Là où était le ça doit venir le je, dit l'art moderne
avec Freud" (Adorno 1961, p. 444).

Toute l'esthétique d'Adorno se base sur le fait de retrouver aussi dans l'art le

contraste entre les potentialités des forces productives et leur usage 344. On peut parler de
forces productives esthétiques , parce que l'art aussi est une forme de domination sur les
objets, sur la nature : il ne les laisse pas comme ils sont, mais les soumet à une
transformation pour laquelle il se sert d'une série de procédés et de techniques peu à peu
élaborés et améliorés. Cela est encore plus vrai de l'art moderne qui ne se limite pas à
copier la réalité, mais qui la restructure entièrement suivant ses propres règles - il suffit de
songer à la peinture cubiste et abstraite ou au bouleversement des lois traditionnelles de
l'expérience dans la littérature moderne. Dans l'art, la maîtrise des objets ne vise pas à se
soumettre la nature, mais à la réintégrer : "Par la domination du dominant, l'art révise de
fond en comble la domination de la nature" (TE, p. 196). L'art propose à la société des

344Il est important de saisir le lien existant entre le concept adornien de "forces productives" et la critique

adornienne du travail, comme le démontre Vincent : "Mais il faut bien voir que cette subversion du quotidien
doit pénétrer le monde du travail pour montrer qu'il est la négation de l'action et de sa polymorphie, qu'il est la
non-action sous le couvert de l'activisme. C'est à ce point qu'on retrouve le thème adornien des forces
productives esthétiques, avec une nouvelle charge critique [...] L'art, en ce sens, est directement concerné par le
291
exemples d'un possible emploi de ses moyens pour un rapport avec la réalité qui ne soit
pas de domination et de violence. Tandis que la production matérielle est dirigée
exclusivement vers l'accroissement quantitatif, l'art, dans son "irrationalité", doit
représenter les fins qualitatives - telles que le bonheur de l'individu - que le rationalisme
des sciences considère "irrationnelles" (TE, pp. 71, 401, 457). À travers son "inutilité", sa
volonté d'être seulement pour-soi et de se soustraire à l'échange universel, l'œuvre libère
la nature de son statut de simple instrument et moyen. Il ne s'agit pas nécessairement d'un
processus conscient. Il suffit à l'art de suivre ses propres lois de développement - et la
radicalisation des avant-gardes était justement cela - pour reproduire en lui-même le
degré de développement des forces productives extra-esthétiques, sans cependant être
soumis aux contraintes dérivant des rapports de production (TE, p. 71). Un art dont les
techniques restent en arrière par rapport au stade de déploiement des forces productives
artistiques atteint à un certain moment est donc "réactionnaire", parce qu'il ne sait pas
rendre compte de la complexité des problèmes actuels. Cela est un des motifs de la
condamnation adornienne du jazz, mais s'applique également, par exemple, au "réalisme
socialiste". L'art formaliste, au contraire, exprime, au delà de tout contenu "politique",
l'évolution de la société et ses contradictions. "La campagne dirigée contre le formalisme
ignore que la forme qui est donnée au contenu est elle-même un contenu sédimenté" (TE,
p. 204-205). Elle ignore également que "dans le comment de la manière de peindre peuvent
se sédimenter des expériences incomparablement plus profondes, et même socialement
plus importantes, que dans les portraits fidèles des généraux ou des héros
révolutionnaires" (TE, p. 212).
Debord aussi emploie le concept de "forces productives esthétiques", et lui aussi base
sur leur parallélisme avec les forces productives extra-esthétiques sa défense de
l'évolution formaliste de l'art jusqu'à 1930, dont son "dépassement" est l'aboutissement
historique. Comme Adorno, il voit dans l'art une représentation des potentialités de la
société : "Ce que l'on appelle la culture reflète, mais aussi préfigure, dans une société
donnée, les possibilités d'organisation de la vie" (Debord 1957, p. 607). Et comme Adorno,
Debord affirme qu'il existe un lien entre la libération de ces potentialités dans l'art et dans
la société : "Nous sommes enfermés dans des rapports de production qui contredisent le

travail, et plus particulièrement par le travail abstrait, car il lui faut en dénouer le fils pour trouver sa voie vers
de nouvelles formes d'habitabilité du monde et de déploiement des actions humaines" (Vincent 1987, p. 153).
292
développement nécessaire des forces productives, aussi dans la sphère de la culture. Nous
devons battre en brèche ces rapports traditionnels" (Debord 1985a, p. 237). Dans le champ
des forces productives esthétiques, il y a eu en effet un développement rapide et
inexorable où chaque invention, une fois qu'elle est faite, rend inutile ses répétitions.
Potlatch, bulletin du groupe de Debord, affirmait vers 1955 que la peinture abstraite après
Malévitch avait seulement enfoncé des portes ouvertes (idem, p. 187), que le cinéma aussi
avait épuisé ses possibilités innovatrices (idem, p. 124) et que la poésie onomatopéique
d'un côté et la poésie néoclassique de l'autre étaient un signe de la fin de la poésie elle-
même (idem, p. 182). Cette "évolution vertigineusement accélérée [tourne] désormais à
vide" (idem, p. 155), c'est-à-dire que le déploiement des forces productives esthétiques est
arrivé à sa conclusion, parce que le déploiement parallèle des forces productives extra-
esthétiques a franchi un seuil décisif. Il a créé la possibilité d'une société qui ne serait plus
vouée entièrement au travail productif ; mais aurait le temps et les moyens de "jouer" et
de poursuivre les "passions" - on pourrait dire aussi ses fins. L'art en tant que simple
représentation de ces usages possibles et en tant que succédané des passions serait donc
dépassé par l'effet du progrès des sciences qui a déjà rendu superflue la religion (idem, p.
128).
Debord ne montre alors guère de méfiance à l'égard du développement des forces
productives en tant que telles et juge que ce qui est décisif n'est pas le contenu de nouvelles
techniques, mais de savoir qui en fera usage et comment. Il identifie la domination de la
nature avec la liberté (cf. par exemple Debord 1957, p. 615), car elle permet une extension
de l'activité du sujet, et il dirige sa critique vers le caractère arriéré des superstructures, de
la morale à l'art, en comparaison avec ce déploiement. Debord considère comme un
anachronisme non seulement l'art traditionnel, mais toute l'organisation des désirs
humains sous la forme de l'art. La fonction que l'art a remplie et qu'il ne peut plus remplir
est donc celle de contribuer à l'adaptation de la vie au stade des forces productives.
Chez Adorno, ces considérations se compliquent par le double aspect qu'il prête aux
forces productives. Sa critique ne se borne pas à la subordination des forces productives
aux rapports de production, comme fait la tradition marxiste, non plus qu'à l'organisation
indue de la production matérielle sous la forme d'une sphère séparée, l'économie, qui est
centrale chez Debord. Toute production matérielle, en étant une domination sur la nature,
est, selon Adorno, une forme particulière de la domination en général, et en tant que telle

293
ne peut pas être porteuse de liberté. La domination sur la nature a été, dès le début jusqu'à
nos jours, à la fois une libération de l'homme de la dépendance à l'égard de la nature et
une réintroduction d'autres formes de dépendance. Adorno met l'accent tantôt sur l'un de
ces aspects, tantôt sur l'autre : alors que dans La dialectique de la raison il considère les
procédés quantitatifs de la science et de la technique eux-mêmes comme une réification,
en 1966 il écrit - peut-être en faisant allusion à la "pensée de la technique" de Heidegger
qui alors était à la mode - que la tendance au totalitarisme "ne doit pas être mise sur le
compte de la technique en tant que telle. Elle n'est qu'une forme de la force productive
humaine, un prolongement du bras humain même dans les machines cybernétiques, et
donc elle est seulement un moment dans la dialectique entre forces et rapports de
production, et non une troisième entité démoniaquement indépendante" (SS, p. 16). Pour
ce qui concerne ce siècle, selon Adorno on ne peut pas parler d'opposition entre forces et
rapports de production : substantiellement homogènes en tant que formes de la
domination, ils se sont finalement fondus en un seul "bloc". L'étatisation de l'économie et
l'"intégration" du prolétariat en étaient des étapes décisives. Pour revenir à la
problématique esthétique, dans une telle situation, l'art ne doit pas seulement suivre les
forces productives, mais aussi critiquer leurs aspects "aliénants".

Si selon Adorno l'art peut continuer à remplir sa fonction "désaliénante" et, selon
Debord, ne le peut plus, cela vient aussi du fait que Debord entend par aliénation la
violation de la subjectivité ; tandis que pour Adorno, comme nous l'avons vu, la
subjectivité elle-même devient facilement une aliénation et qu'il affiche beaucoup de
scepticisme envers le concept d'"aliénation".
La façon dont Debord conçoit l'aliénation est influencée fortement par la notion de
"réification" ainsi qu'elle a été développée dans Histoire et conscience de classe : l'activité
humaine, qui en vérité est processus et fluidité, apparaît comme une série de choses qui,
soustraites au pouvoir humain, ne suivent que leurs propres lois. Tout, de la parcellisation
des procédés productifs qui semblent se dérouler indépendamment des travailleurs,
jusqu'à la structure même de la pensée bourgeoise avec son opposition du sujet et de
l'objet, amène l'homme à contempler passivement la réalité sous forme de "choses", de
"faits" et de "lois". Quarante ans avant Debord, Lukács caractérise cette condition de
l'homme comme celle du "spectateur" (HCC, p. 218). Plus tard, Lukács a désavoué ces

294
théories en affirmant qu'elles répétaient l'erreur de Hegel de présenter toute objectivité
comme une aliénation. Debord n'ignore pas ce problème et il trace plusieurs fois une
distinction entre objectivation et aliénation. Par exemple, il oppose le temps, qui "est
l'aliénation nécessaire, comme le montrait Hegel, le milieu où le sujet se réalise en se
perdant", à "l'aliénation dominante" qu'il appelle "spatiale". Celle-ci "sépare à la racine le
sujet et l'activité qu'elle lui dérobe" (SdS § 161). Mais à beaucoup d'égards, dans sa critique
du spectacle semble revenir l'exigence du sujet-objet unique, sous la forme de "la vie",
interprétée comme fluidité, à laquelle s'oppose le spectacle comme "état coagulé" (SdS §
35) et comme "glaciation visible de la vie" (SdS § 170). Il ne faut donc pas s'étonner si chez
lui la critique de la marchandise se transforme parfois en une critique des "choses" qui
règnent sur les humains. Debord et le Lukács d'Histoire et conscience de classe ne doutent
nullement que puisse exister une subjectivité "saine", non réifiée. Ils la retrouvent chez le
prolétariat, dont la définition hésite pourtant chez les deux auteurs entre catégories
sociologiques et philosophiques. Cette subjectivité est certes menacée de l'extérieur par

l'idéologie bourgeoise ou par le spectacle, mais est en principe capable de leur résister 345.
Le sujet-objet, tel que le conçoit Lukács, pour Adorno ne peut qu'être un cas extrême
des "philosophies subjectives de l'identité". Chez Adorno, ce sont, comme l'on sait, le
"subjectivisme" et la tendance du sujet à "dévorer" l'objet (DN, pp. 25-26) qui aliènent le
sujet du monde. Cependant, il ne faut pas oublier qu'il se réfère surtout à des philosophies
comme, par exemple, celles des existentialistes. Ses observations ne s'appliqueraient pas
très bien aux situationnistes qui reprochent justement au spectacle d'avoir nié aux sujets la
possibilité de se perdre dans les événements : "L'aliénation sociale surmontable est
justement celle qui a interdit et pétrifié les possibilités et les risques de l'aliénation vivante
dans le temps" (SdS § 161).

On comprend mieux maintenant pourquoi Adorno défend l'art : celui-ci est capable
de contribuer au dépassement du sujet dominateur. Ce n'est que dans l'art que peut avoir
lieu une "réconciliation" du sujet et de l'objet. Dans l'art, le sujet est la force productive
principale (TE, pp. 70, 268-269) ; et ce n'est que dans l'art, par exemple dans la musique
romantique, que le sujet peut se déployer librement et maîtriser son matériel sans lui faire

345Ici nous ne tenons pas compte des points de vue en partie différents que Debord a exprimé en 1988 dans les

295
de violence, ce qui signifie toujours, en fin de compte, l'infliger à soi-même. Ainsi, l'art est
un "représentant" de la "vraie vie" (par exemple NL, p. 81). La vraie praxis de l'art est
dans la non-praxis, dans le refus des usages instrumentaux et de la "communication".
Dans celle-ci, habituellement tant prisée, Adorno voit une simple confirmation réciproque
des sujets empiriques dans leur "Être-Ainsi" (Sosein). Le vrai sujet dans l'art doit être
l'œuvre et ce qui parle à travers elle, et non l'artiste ni le sujet récepteur de l'œuvre : "La
communication est en effet l'adaptation de l'esprit à l'utile par laquelle il s'insère dans la
catégorie des marchandises" (TE, p. 112). Rimbaud, le prototype des avant-gardes, est
selon Adorno "le premier artiste de très grande importance qui ait refusé la
communication" (TE, p. 439) ; et "sur le plan artistique, les hommes ne peuvent plus,
d'ailleurs, être atteints que par le choc visant ce que l'idéologie pseudo-scientifique
appelle communication. L'art, quant à lui, n'est intègre que lorsqu'il ne joue pas le jeu de
la communication" (TE, p. 445).
Pour Debord, l'art avait pour tâche d'accroître l'activité du sujet et de servir comme
moyen de sa communication. Celle-ci existait dans des conditions comme celles de la
démocratie grecque. Leur dissolution a abouti à "la perte présente des conditions de
communication en général" (SdS § 189), et l'évolution de l'art moderne a réfléchi cette
dissolution. Le spectacle est défini comme "représentation indépendante" (SdS § 18) et
comme "communication de l'incommunicable" (SdS § 192). En 1963, on dit assez
péremptoirement dans Internationale Situationniste que "là où il y a communication, il n'y
a pas d'État" (I.S. VIII, p. 30), et déjà en 1958 Debord écrit qu'"il faut mener à leur
destruction extrême toutes les formes de pseudo-communication, pour parvenir un jour à
une communication réelle directe" (I.S. I, p. 21), non plus à travers l'art, mais à travers la
révolution qui englobe le contenu de l'art.
Il vaut la peine de rappeler que la différence entre les idées d'Adorno et de Debord
concerne moins la question de ce qui serait souhaitable en soi, que de ce qui est
effectivement possible en ce moment historique. Adorno et Debord critiquent tous les
deux le fait que la rationalité soit reléguée dans la sphère séparée de la culture. Adorno
parle de la "responsabilité qu'elle [la culture] assuma en s'isolant en sphère réservée de
l'esprit, sans se réaliser dans l'élaboration de la société" (MC, p. 259). Lui aussi admet, sur
un plan très général, que "dans une humanité apaisée, l'art cesserait de vivre" (Adorno

Commentaires sur la société du spectacle (Debord 1988).


296
1958, p. 25) et qu'"il n'est pas impensable que l'humanité une fois réalisée n'ait plus besoin

d'une culture immanente, fermée sur elle-même" (TE, p. 404, tr. mod.)346. Mais il y voit
une possibilité extrêmement éloignée, et lorsqu'il concède que l'art est seulement une
représentation de quelque chose qui manque (TE, p. 16), il ajoute que présentement il faut
se contenter de rendre évident le manque, étant donné qu'on ne peut pas y remédier :
"Celui qui veut supprimer l'art nourrit l'illusion que la transformation décisive n'est pas
bloquée" (TE, p. 346). Ce qui vaut pour l'art, vaut également pour la philosophie : "La
philosophie qui parut jadis dépassée, se maintient en vie parce que le moment de sa
réalisation fut manqué" (DN, p. 11). Même la révolution ne lui semble pas impossible,
c'est plutôt qu'elle est inactuelle : "Le prolétariat auquel il [Marx] s'adressait n'était pas
encore intégré: il s'appauvrissait de toute évidence, tandis que les forces sociales ne
disposaient pas encore des moyens de s'assurer la victoire en cas de conflit grave" (MC, p.
20). Jusqu'en 1920 la révolution avait encore quelques chances, et il évoque à ce propos "la
violence qui pouvait encore se justifier il y a cinquante ans et pour une brève période aux
yeux de ceux qui nourrissaient l'espoir par trop abstrait et illusoire en une transformation
totale" (MC, p. 285). Adorno ne considère pas l'art comme trop "haut" pour avoir pour but
la félicité de l'individu, et, comme Debord, il voit dans l'art une promesse de bonheur
(Debord 1985a, p. 178). Mais, à la différence de Debord, il ne pense pas que cette promesse
soit directement réalisable et il juge au contraire qu'on ne peut lui rester fidèle qu'en la
rompant pour ne pas la trahir (TE, p. 432). Il est caractéristique qu'Adorno condamne chez
les surréalistes justement ce qui selon les situationnistes en constitue l'aspect le plus
important : "Le surréalisme a brisé la promesse du bonheur. Il sacrifie à l'idée de sa vérité
l'apparence du bonheur transmise par une forme intégrale" (MM, p. 208).
Pour ce qui concerne l'art de la période entre 1850 et 1930, Debord partage les
convictions d'Adorno sur la valeur de la pure négativité. Mais, selon lui, aujourd'hui il est
possible de passer à la positivité, car, à défaut d'une amélioration effective des conditions
sociales, les présupposés de cette amélioration sont présents. Adorno, au contraire,
suppose l'impossibilité actuelle d'une telle réconciliation dans la réalité sociale et la
nécessité de se contenter de son évocation dans les grandes œuvres d'art. Nous sommes
donc confrontés à deux interprétations opposées des possibilités et des limites de la

346La traduction française renverse le sens et dit "il est impensable...", tandis qu'Adorno écrit "Nicht

297
modernité. En 1963, l'éditorial optimiste du huitième numéro d'Internationale situationniste
est consacré à la "nouvelle contestation" ; la même année, Adorno parle d'"un moment
historique, où semble exclue toute pratique qui se réfère à la totalité" (MC, p. 10). Les
situationnistes pouvaient retenir possible un "dépassement de l'art" seulement parce qu'ils
attendaient, déjà des années avant Mai 1968, une révolution de ce type.
Cette divergence ne dépend pas seulement d'évaluations différentes des événements
des années cinquante et soixante, mais il renvoie aussi à des différences plus profondes
dans les façons de concevoir le processus historique. Les concepts respectifs de l'échange
et de l'aliénation déterminent le rythme que nos auteurs attribuent aux changements
historiques. Pour Debord, l'aliénation provient de la prédominance de la marchandise
dans la vie sociale ; elle est donc liée au capitalisme industriel et ne remonte pas à plus de

deux cents ans347. À l'intérieur de cet espace de temps relativement bref, les changements
qui peuvent se produire d'une décennie à l'autre ont naturellement une grande
importance. Au contraire, les changements d'un siècle ne peuvent pas avoir beaucoup
d'importance aux yeux d'Adorno. Il mesure les événements avec le paramètre de la
"priorité de l'objet" ou celui de l'"identité". Nous avons déjà examiné sa conception supra-
historique de l'échange : l'échange est "injuste" parce qu'il supprime la qualité et
l'individualité, déjà bien avant de consister dans l'appropriation du surtravail dans
l'échange déséquilibré entre la force de travail et le salaire. L'échange et la ratio
occidentale coïncident dans la réduction de la multiplicité du monde à de simples
quantités différentes d'une substance indistincte, qu'elle soit l'esprit, le travail abstrait, les
nombres des mathématiques ou encore la matière privée de qualité de la science. Pour
Adorno, surmonter la réification devrait donc être presque impossible, car il la voit
enracinée dans les structures les plus profondes de la société. On ne voit pas très bien
comment on pourra se libérer de la réification, si elle se trouve, selon Adorno, dans les
structures du langage même, si le "moi identique" contient déjà en soi la société divisée en
classes (MC, p. 269), et si la pensée en général est "complice" de l'idéologie (DN, p. 121).
Trouver la "sortie" que cherche Adorno, promet alors d'être une tâche d'assez longue
haleine. Ce qu'on peut espérer pour le futur se trouve également hors de l'histoire concrète

undenkbar...".
347Cela n'implique pas nécessairement une appréciation positive des sociétés précédentes, qui connaissaient

d'autres formes d'aliénation.


298
: un "état de conciliation" que lui même compare à l'"état de rédemption" religieux (TE, p.
22).

L'invariance des avant-gardes

La révolution et la réalisation de la philosophie - ainsi Adorno semble-t-il le


suggérer parfois - étaient effectivement possibles vers 1848. Par la suite, la fusion entre
forces et rapports de production a enlevé toute valeur progressiste au développement des
forces productives et a rendu impossible une perspective révolutionnaire, en déclenchant
même une sorte d'anthropogenèse régressive. Depuis lors, seul l'art a connu un progrès :
"Le fait que, selon Hegel, l'art a dû être un jour le degré adéquat de l'esprit et ne l'est plus"
- et c'est ce que pense Debord - "traduit la confiance envers le progrès réel dans la
conscience de la liberté, confiance qui fut amèrement déçue. Si le théorème hégélien de
l'art comme conscience des malheurs est valable, il n'est pas non plus suranné" (TE, p.
289). La régression dans la barbarie et la victoire définitive du totalitarisme constituent,
selon Adorno, des dangers toujours présents, et la fonction positive de l'art est celle de
représenter au moins la possibilité d'un monde différent, d'un libre déploiement des forces
productives. L'art apparaît donc comme un moindre mal : "Aujourd'hui, la possibilité
avortée de l'Autre s'est concentrée en celle d'éviter malgré tout la catastrophe" (DN, p.
252).
Adorno constate une invariance des avant-gardes : pour lui, Beckett a plus au moins
la même fonction que Baudelaire. Il ramène cette stagnation à la permanence de la
situation qu'on vient de décrire et qui est justement celle de la modernité. Il conçoit l'art

299
moderne non seulement comme une étape historique, mais aussi comme une espèce de
catégorie de l'esprit. Lui-même l'admet : la tendance, dit-il, de l'art moderne à représenter
l'industrie seulement à travers sa mise entre parenthèses "connut aussi peu de changement
que le fait de l'industrialisation pour autant qu'elle détermine le processus vital ; voilà qui
confère provisoirement à la notion esthétique d'art moderne sa singulière invariance" (TE,
p. 59). Cette "singulière invariance" fait que "l'art moderne apparut historiquement comme
quelque chose de qualitatif, comme différent des modèles épuisés ; c'est pourquoi il n'est
pas purement temporel ; cela permit d'ailleurs d'expliquer d'un côté qu'il présente
désormais des aspects invariants qu'on lui reproche volontiers, d'un autre côté, on ne peut
le liquider parce qu'il serait dépassé" (TE, p. 376).
La distinction situationniste entre une phase active et critique de la décomposition
formaliste des arts traditionnels, et une autre phase de répétition vide du même
processus, devrait donc être repoussée par Adorno, parce qu'elle suppose un changement
positif dans la société qui ne s'est pas produit. Mais, en vérité, Adorno aussi semble avoir
des doutes sur la permanence de l'art moderne. Sa défense de celui-ci se base toujours sur
les mêmes noms : au premier chef Kafka et Schönberg, puis Joyce, Proust, Valéry,
Wedekind, Trakl, Borchardt, Klee, Kandinsky, Masson et Picasso ; sa philosophie de la
musique s'appuie presque exclusivement sur l'école de Vienne (Webern, Berg). Quand
Adorno parle de la modernité, il entend de facto l'art de 1910-1930 et surtout
l'expressionnisme (cf. Jay 1984, p. 160) donc la période considérée par les situationnistes
comme le sommet et la fin de l'histoire de l'art. À l'exception de Beckett et de quelques
rares autres, les artistes et les tendances arrivés après la deuxième guerre mondiale ne
jouissent pas chez lui de beaucoup plus de considération que chez les situationnistes. Bien
qu'il ait pu observer pendant 24 ans les artistes de l'après-guerre, soit il les ignore, comme
Yves Klein, Pollock ou Fluxus, soit il les condamne, comme le happening (TE, p. 151). Le
compositeur Pierre Boulez rappelle que dans les années cinquante, sa génération de
compositeurs voyait en Adorno le représentant d'un mouvement musical du passé, tandis
qu'Adorno pour sa part était plein de doutes sur cette nouvelle génération et écrivait sur
le "vieillissement de la musique nouvelle" (Boulez 1988, p. 259). Le phénomène que
Debord appelle la destruction "à petit feu" des structures déjà décomposées, dans le but
d'en tirer encore quelques avantages (Debord 1985a, p. 237), est visé aussi par Adorno
quand il dit que "si une possibilité d'innovations s'est épuisée, si l'on continue de

300
rechercher celles-ci mécaniquement en suivant une pente répétitrice, la tendance directrice
de l'innovation doit être modifiée" (TE, p. 44).
Pour Adorno, il est certain que le déploiement des forces productives sociales a
atteint un point où il n'est rien d'autre qu'une fin en soi. Cependant, on ne voit pas très
bien pourquoi une telle situation d'immobilisme, si elle dure un siècle, ne devrait pas
porter enfin le déploiement des forces productives esthétiques au même immobilisme.
Celles-ci peuvent continuer à évoluer pendant un certain temps même en l'absence d'une
évolution correspondante sur le plan de la société tout entière, mais il est aussi sûr que ce
processus trouvera une limite. En effet, Adorno était bien conscient de la grave crise de
l'art moderne et doutait du sens d'une grande partie des recherches des années cinquante
et soixante. Cela n'est pas contredit par le fait qu'il défend passionnément Beckett, alors
que les situationnistes citent celui-ci comme un exemple de l'installation satisfaite dans le
vide. Adorno décrit Beckett plutôt comme un stade final de l'art que comme une preuve
de sa vitalité. Mais du point de vue d'aujourd'hui, la différence entre leurs jugements
pourrait se réduire à une différence purement qualitative, c'est-à-dire de savoir s'il faut
placer les "derniers artistes" dans les années trente ou plutôt dans les années cinquante.
En 1952, Debord, âgé de vingt ans, présenta le film Hurlements en faveur de Sade (cf.
scénario in Debord 1978) : dans la première demi-heure l'écran est tantôt blanc, tantôt
noir, accompagné d'un collage de textes divers, et les dernières vingt-quatre minutes

laissent le public dans l'obscurité et le silence complet348. Il est curieux que dans ce film
l'on rencontre tout ce dont Adorno fait l'éloge en parlant de l'art moderne, et en particulier
de Beckett, à savoir l'absence de communication ; la déception volontaire de l'attente du
spectateur qui espère que l'œuvre serve à "atténuer l'aliénation", pour confronter au
contraire le spectateur avec un maximum de réification (TE, p. 238) ; la fidélité à
l'"interdiction des images". Le film avait la couleur recommandée par Adorno :
"Aujourd'hui, art radical signifie art sombre, noir comme la couleur fondamentale" (TE, p.
66). Et pourtant, c'est ici qu'on aperçoit toute la différence entre Debord et Adorno. Pour
Debord, qui ne pèche pas par excès de modestie, son film était le point extrême de la
négativité dans l'art, auquel doit succéder une positivité nouvelle. Cela est impossible

348Vu la date, on peut considérer ce film comme un pas important dans la radicalisation de l'art moderne.

Debord affirme que le peintre Yves Klein a assisté à la projection et qu'il en aurait tiré l'idée de sa peinture
monochrome (Debord 1985b, p. 46).
301
selon Adorno : "La négation peut se convertir en plaisir, mais non en positif" (TE, p. 68).
En 1963, Internationale situationniste écrit, en se référant au film de Debord, que "l'action
réelle de l'avant-garde négative" n'était pas une "avant-garde de l'absence pure, mais
toujours mise en scène du scandale de l'absence pour appeler à une présence désirée" (I.S. VII,
p. 19). Dans le même passage, on tient pour un succès le fait que le public de la première
projection se mit en colère et fit interrompre le film avant la fin : il avait donc refusé le rôle
du consommateur et il était sorti de la logique de l'œuvre d'art. Les situationnistes
raillaient presque tout l'art contemporain comme du "néo-dadaisme", dont ils critiquaient
"l'installation dans la nullité" (Debord 1957, p. 611) en lui reprochant d'être "un art
apologétique de la poubelle" (I.S. IX, p. 41).
Face à la question de savoir si dans les dernières décennies il y avait effectivement
des œuvres d'art de valeur, aussi bien Adorno que Debord donnent des réponses qui sont
presque de simples affirmations, à la limite de l'avis personnel. "L'émergence de toute
œuvre d'art authentique contredit le pronunciamento selon lequel elle ne pourrait plus
apparaître" (TE, p. 346), se réjouit Adorno, tandis que Debord assure froidement dans sa
préface à la réédition de Potlatch (1985) que "le jugement de Potlatch concernant la fin de
l'art moderne semblait, devant la pensée de 1954, très excessif. On sait maintenant […] que
depuis 1954 on n'a jamais plus vu paraître, où que ce soit, un seul artiste auquel on aurait
pu reconnaître un véritable intérêt" (Debord 1985a, p. 9).
La confrontation sur le plan conceptuel pourrait être plus féconde. Il est sûr qu'on
peut être sceptique devant l'affirmation de Debord que la réalisation directe des passions
est en tout cas meilleure que leur transfiguration artistique. L'optimisme d'alors de
Debord en ce qui concerne la possibilité d'accomplir le passage à la "vraie vie" semble
aujourd'hui beaucoup moins convaincant que dans les années soixante. Mais en même
temps on ne peut pas nier la situation aporétique de l'art qu'il a repérée et dont Adorno
semble sous-estimer la portée. La logique du développement de l'art moderne était
implacablement cumulative et avait abouti rapidement à des extrêmes comme la page
blanche de Mallarmé, le carré blanc sur fond blanc de Malévitch, la poésie onomatopéique
et Finnegan's Wake. Adorno l'exprime dans l'affirmation qu'après avoir vu une pièce de
Beckett, on trouvera que toutes les œuvres moins radicales perdent leur intérêt (TE, p. 41).
Dans cette situation, on ne peut ni inventer quelque chose de nouveau dans la même
direction, ni non plus revenir en arrière. Il est certain que le monde n'a pas récupéré, au

302
cours du XXe siècle, son "sens" et son aptitude à être "représenté", qui constituaient le
contenu de l'art traditionnel et dont la disparition était l'argument des avant-gardes.

Pour conclure : vers une nouvelle théorie de la culture

L'art moderne a enregistré l'évolution de la modernité avec une sensibilité plus


grande de celle d'autres sismographes sociaux. La critique de la vie quotidienne et la
critique du travail ne s'enracinent dans aucun courant du vieux mouvement ouvrier,
même pas chez les anarchistes. Elles ne trouvent leurs prédécesseurs que dans les
manifestations de la dissolution de l'art. Déjà Rimbaud avait lancé le mot : "Il faut changer

la vie"349, et il est resté paradigmatique pour tout l'art moderne. Les surréalistes avaient
annoncé en 1925 sur la page de titre du quatrième numéro de leur revue La révolution
surréaliste : "Et guerre au travail !". Debord a écrit en 1952 sur un mur de Paris : "Ne
travaillez jamais", et il était fier de voir cette phrase réapparaître sur les murs parisiens
pendant la grève générale sauvage de 1968 (cf. I.S. VIII, p. 42 et XII, p. 14).
Le rapport de l'art moderne au déploiement de la logique de la valeur était ambigu -
ou dialectique - à plus d'un égard. D'un côté, l'art moderne a enregistré négativement la
dissolution des formes de vie et des communautés traditionnelles et de leurs modes de
communication qui s'est produite depuis la moitié du XIXe siècle. Le choc de
l'"incompréhensibilité" voulait rendre évidente cette disparition. Déjà dans la période
antérieure aux avant-gardes au sens strict, la nostalgie d'une "authenticité" perdue du
vécu était devenue un des thèmes centraux de l'art. D'un autre côté, l'art a vu dans cette
dissolution une libération de nouvelles potentialités et un accès à des horizons inexplorés
de la vie et de l'expérience. L'art s'est enthousiasmé pour un processus qui consistait de
facto dans la décomposition des formations sociales pré-bourgeoises et dans
l'affranchissement de l'individualité abstraite des contraintes pré-modernes. Cependant,
l'art ne concevait pas seulement ces contraintes - à la façon du mouvement ouvrier - en
tant qu'exploitation et oppression politique. À ses yeux, elles comprenaient aussi la

303
famille, la morale, la vie quotidienne et même les structures de la perception et de la
pensée. Mais l'art, tout comme le mouvement ouvrier, ne savait pas déchiffrer ce
350
processus de dissolution comme triomphe de la monade abstraite de l'argent. Il croyait
y pouvoir reconnaître le début d'une désagrégation générale de la société bourgeoise, y
compris l'État et l'argent, au lieu d'y voir une victoire des formes bourgeoises les plus
développées - telles que l'État et l'argent - sur les restes pré-bourgeois. C'est ainsi que l'art
moderne a tracé involontairement le chemin au triomphe intégral de la subjectivité
structurée par la valeur sur les formes pré-bourgeoises, confondues avec l'essence de la
société capitaliste. L'art moderne s'attendait à ce que le bouleversement des modes de
production doive provoquer le renversement des superstructures traditionnelles, de la
morale sexuelle jusqu'à l'aspect des villes, et accusait "la bourgeoisie" de s'y opposer afin
de conserver son pouvoir. Mais l'art se trompait lorsqu'il pensait qu'il fallait donc
revendiquer ce renversement. Le mot de Mallarmé : "La destruction fut ma Béatrice" s'est
réalisé d'une façon très différente de ce que le poète a pu s'imaginer. C'est la société
capitaliste elle-même qui a tout mis sens dessus dessous. On a effectivement assisté à
l'ouverture de voies nouvelles et à l'abandon des modes traditionnels, mais assurément
pas pour délivrer la vie des individus de liens archaïques et étouffants, mais plutôt pour
abattre tous les obstacles à la transformation totale du monde en marchandise. La
décomposition des formes artistiques devient alors complètement isomorphe à l'état réel
du monde et ne peut plus exercer une action de choc. Le manque de sens et l'aphasie,
comme chez Beckett, l'incompréhensibilité et l'irrationalisme ne peuvent sembler qu'une
partie intégrante et indistincte du monde environnant. Il sont alors une apologie et non
une critique. L'"irrationalisme" de beaucoup d'avant-gardes était une protestation contre
l'emprisonnement, dans les bornes d'une "rationalité" mesquine et douteuse, des
potentialités humaines, préfigurées dans l'imaginaire et dans l'inconscient. Mais quel sens
cet irrationalisme artistique aurait-il aujourd'hui, où l'irrationalisme de l'organisation
sociale se montre dans toute sa force et ne cherche même plus à se cacher ? Adorno ne
semble pas avoir réfléchi jusqu'au bout sur ce renversement des conditions sociales. Aussi,

349Rilke aussi a écrit : "Tu dois changer ta vie". Mais ce qui chez lui avait un sens purement individuel et

intérieur, se référait chez Rimbaud, partisan enthousiaste de la Commune de Paris, à un nouvel ordre social.
350Parfois d'une manière explicite, comme chez les dadaïstes, les surréalistes et les futuristes et constructivistes

russes ; dans d'autres cas d'une façon implicite.


304
son analyse du travail négatif de l'art formaliste est-elle parfaitement pertinente à l'égard
des avant-gardes historiques, mais ne saisit plus l'enjeu actuel.
Lukács avait adressé des critiques injustes aux avant-gardes de son temps. Tout en
reconnaissant la coïncidence de la dissolution des formes artistiques et celle des formes
sociales, il voyait dans la première une simple apologie de la deuxième et ne comprenait
pas sa fonction critique. Par une espèce d'ironie du sort, le verdict qu'il a prononcé contre
les originaux s'applique bien aux tendances artistiques qui dans les dernières décennies
ont prétendu en être les héritiers. Mais l'enjeu ne peut pas être le retour aux formes pré-
bourgeoises en tant que "justes". C'était bien au contraire les représentants de la partie la
plus consciente des avant-gardes qui, les premiers, ont reconnu que la poursuite de leur
travail critique demandait une révision. André Breton, lorsqu'on lui demande en 1948 si
les surréalistes en 1925, dans leur désir de troubler la paix bourgeoise, ne seraient pas allé
jusqu'à saluer la bombe atomique, répond : "Dans La lampe dans l'horloge […] vous verrez
que c'est sans embarras que je m'explique sur cette variation capitale : l'aspiration lyrique
à la fin du monde et sa rétractation, celle-ci en rapport avec de nouvelles données" (Breton
1969, p. 271). En 1951 Breton exprime en quelques mots efficaces le grand changement qui
s'est produit en moins de trois décennies et qui, ajoutons-nous, n'a cessé depuis lors de
s'élargir infiniment : "En France, par exemple, l'esprit était alors menacé de figement alors
qu'aujourd'hui il est menacé de dissolution" (idem, p. 218). Les situationnistes étaient les
successeurs de cette autocritique des avant-gardes. Ce que Debord reproche aux
surréalistes est justement leur irrationalisme, désormais utile à la société en place, et il
insiste sur la nécessité de "rationaliser davantage le monde, première condition pour le
passionner" (Debord 1957a, p. 610). Si les surréalistes ont présenté en 1932 leurs
"Recherches expérimentales sur certaines possibilités d'embellissements irrationnels d'une
ville", le groupe lettriste de Debord a élaboré en 1956 un "Projet d'embellissements
rationnels de la ville de Paris" (Debord 1985a, p. 177).

Ces considérations devraient donner une idée de ce que pourrait être une analyse du
rapport entre les phénomènes culturels et les formes fondamentales de la socialisation
fétichiste. Nous y avons mis en relation la caractéristique principale de la société
capitaliste, l'inversion réelle entre l'abstrait et le concret, avec les traits fondamentaux de
l'art qui s'est développé dans la société capitaliste. À la différence de ce que font

305
implicitement Adorno et Lukács, nous ne nous proposons pas d'en tirer des jugements de
valeur ou d'établir des normes - en disant, par exemple, qu'il faut faire l'éloge de la
peinture abstraite parce qu'elle correspond à la société basée sur l'abstraction marchande,
ou qu'elle est à dédaigner pour la même raison. Ce qui nous semble intéressant, à ce
propos, c'est de comprendre comment la théorie du fétichisme peut aider à analyser toutes
les activités humaines que le marxisme traditionnel appelle "superstructure".
Il est évident que tout ce que nous avons dit jusqu'ici conduit à mettre en doute la
distinction classique entre "base" et "superstructure". Le marxisme traditionnel a produit
un grand nombre de recherches, de qualité très différente, qui mettent en relation, plus ou
moins directement, des phénomènes culturels avec la situation économique et sociale de
leur temps, les luttes de classes, les intérêts de groupes sociaux particuliers, etc. Lukács a
produit lui-même quelques-unes des meilleures analyses de ce genre. Mais surtout dans
ses dernières œuvres, il a aussi protesté contre l'établissement d'un lien trop direct entre
les facteurs économiques et la vie culturelle. Il souligne, par exemple, que dans les brèves
considérations sur l'art grec, et sur Homère en particulier, à la fin de l'"Introduction" aux
Grundrisse, Marx n'est pas du tout "économiciste" - à la manière d'un marxiste vulgaire -,
mais tient compte de la société tout entière (Ont. I, p. 660). Lukács critique le traitement
"abstraitement sociologique" des phénomènes artistiques, tel qu'on le trouve par exemple
chez Plekhanov ou Mehring, tandis que lui-même souligne que "le développement
capitaliste a comporté un essor de la musique jamais vu auparavant", parce que chaque
genre artistique se rapporte de façon différente au développement historique (Ont. I, p.
662). Dans l'Esthétique, Lukács semble bien loin de proposer des analyses comme celle
contenue dans La Destruction de la raison où il voulait expliquer Kierkegaard à travers "les
rapports de classes et [les] luttes de classe au Danemark dans le deuxième quart du XIXe
siècle" (Lukács 1954, I, p. 213). Maintenant, il lie l'évolution des arts au développement du
genre humain en tant que tel. Mais à part les autres critiques que nous avons opposées à
sa conception de ce développement - basé, selon lui, sur un travail supra-historique -, il
faut dire que Lukács ne dépasse pas vraiment le schéma de base et superstructure avec sa
notion du "reflet". Il s'attelle seulement à le différencier à l'infini avec un usage abondant
du concept d'"action réciproque". Il critique, il est vrai, les conceptions banales de l'"action

306
réciproque" et mentionne la polémique hégélienne contre cette notion (Ont. I, p. 607) 351.
Mais en réalité, Lukács utilise très souvent le concept d'"action réciproque" ; il parle du
"riche champ des actions réciproques et des effets réciproques, mais toujours par rapport à
la catégorie marxienne décisive du « moment prédominant » (42/29, Grund. I, p. 28)"
(Ont. I, p. 583), un concept dont il souligne la fertilité (Ont. I, p. 572).
L'action réciproque présuppose pourtant l'existence de facteurs séparés qu'il faut
réunir a posteriori et extérieurement. La véritable tâche, selon le point de vue soutenu dans
notre travail, c'est d'explorer la "forme totale" et d'expliquer la naissance simultanée, dans
un contexte déterminé, des facteurs séparés : le sujet et l'objet, la base et la superstructure,
l'être et la pensée, la praxis matérielle et immatérielle. Il faut s'interroger sur la praxis
sociale qui s'est scindée dans ces pôles. Plus on va en arrière dans l'histoire, moins il est
sensé de vouloir distinguer entre facteurs "matériels" et "idéels". Le potlatch, par exemple,
était simultanément une forme de circulation des produits, de création et confirmation de
la hiérarchie sociale, un rituel religieux, un jeu, etc. La séparation entre l'"utilité" et les
autres facteurs y est inconnue ; et il est impossible d'y reconnaître une sphère à soi de
l'"économie". Dans la société moderne, la valeur est à la fois la forme de la pensée et de
l'action, sans qu'on puisse déduire l'une de l'autre. Démontrer, comme le fait la Dialectique
de la Raison , que la logique naît avec les rapports stables de domination et de servitude
n'implique pas une négation relativiste de sa validité, mais signifie observer l'apparition
historique d'une "forme totale". Il s'agit de décrire le lien entre l'établissement progressif
de la logique de la marchandise et le développement culturel correspondant. Cette
description met l'accent moins sur les intérêts de couches déterminées que sur les formes
dans lesquelles la réalité se présente à tous les membres de la société, formes qui créent ces
couches elles-mêmes et leurs façons d'agir. L'art moderne était en même temps un reflet
du déploiement de la valeur et une protestation contre lui, et c'était seulement là qu'on
trouvait une mise en question de la domination complète du monde par le travail abstrait,
lorsque tous, à droite, à gauche et à l'extrême gauche en chantaient les louanges. Peut-être
pourrait-on construire sur cette base toute une esthétique qui reprendrait plus d'un
élément des analyses d'Adorno, mais sur un niveau plus concrètement historique.

351Pour Korsch aussi, l'introduction des "actions réciproques" était liée à l'abandon de la critique de l'économie

politique comme base et à la naissance de critiques particulières du droit, de la culture, etc. (Korsch 1938, p.
265).
307
Le procès au cours duquel le "travail" et la "valeur" se sont séparés de la totalité de
la vie, en devenant les principes d'organisation de la vie sociale, c'est-à-dire le procès de
constitution même de la "base économique", ne rentre pas dans la catégorie de "base
économique". C'était une évolution qui a changé les catégories mêmes de la socialisation,

donc de l'agir et de la perception, de la pensée et de la mentalité 352. Ce procès était aussi


lié à un changement dans la conception du temps. Or, le temps, si on le considère non
dans le sens kantien, mais comme une catégorie historique, se trouve tout à fait en dehors
de la distinction entre base et superstructure. En tant que valeur-travail, le temps est la
base de la "base économique" ; il est, dans la société marchande, la médiation sociale
fondamentale. La valeur, le travail abstrait et le temps abstrait sont en effet la même
chose. D'autre part, cette nouvelle conception du temps est elle-même le résultat de divers
facteurs "culturels" - on a souvent cité le rôle qu'ont eu les monastères médiévaux à cet
égard. Enfin, les élaborations culturelles sont en bonne partie un usage de la dimension
temporelle - qu'il s'agisse, pour prendre deux exemples très différents, des religions
cycliques ou historiques, ou bien des différentes conceptions du temps qui président aux
contes populaires, au roman bourgeois et à la littérature d'avant-garde. Il existe une foule
de recherches sur ces thèmes, pris isolément. Mais ce qui ne s'est produit jusqu'ici que
rarement, c'est l'intégration de toutes ces recherches dans une considération globale de la
socialisation fétichiste à travers la valeur.
Comme petit exemple d'une telle recherche, nous résumons l'analyse, très
sommaire, du développement de la musique occidentale proposée récemment par G.
Scheit (1999). D'abord il rappelle les explications de Postone sur le "temps concret", une
"variable dépendante" qui existe en fonction des événements concrets et qui peut avoir des
déterminations qualitatives - le temps bon et le temps mauvais, le temps sacré et le temps
profane - et, d'autre part, le temps abstrait, qui est une "variable indépendante", un cadre

352Scheit (1999, p. 5) en démontre un aspect essentiel : après avoir cité le lien qu'établit Marx entre le

capitalisme et la religion chrétienne, "la forme de religion la plus appropriée" à lui (23/93, Cap. I, pp. 90-91), il
continue : "Mais ce que Marx ne discute pas, c'est la question de savoir pourquoi la religion la plus convenable à
la société capitaliste existait, pour ainsi dire, avant cette société elle-même ; pourquoi le dieu abstrait et le fils
concret étaient là avant la valeur et le profit. Ce problème démentit la solution simple donnée avec le schéma de
base et superstructure, l'universalité de l'Église chrétienne apparaissant comme une espèce d'anticipation de
308
dans lequel les événements ont lieu et qui ne connaît que des déterminations
quantitatives. Ce n'est que dans l'Europe occidentale, à partir du XIVe siècle, que le temps
abstrait s'est développé. Le temps abstrait comme norme du travail n'est dominé par
personne, mais domine lui-même la société ; cette forme de domination concerne toutes
les classes sociales - même si c'est la bourgeoisie qui en a l'avantage matériel (TLS, pp.

200-216)353. Or - et ici commence la contribution de Scheit -, dans le chant grégorien, le


temps était concret : c'était au texte de déterminer le temps de la musique. Avec la
polyphonie, le temps musical commence à être abstrait, parce que les rapports de tonalités
deviennent quantifiables. La musique devient indépendante du texte et reproduit à
l'intérieur d'elle-même le temps abstrait, qui se diffuse à la même époque, d'abord dans
les villes manufacturières du XIIIe-XIVe siècles. Dans la polyphonie, le temps est un cadre
vide, un espace géométrique, à l'intérieur duquel chantent, en même temps, différentes
voix. Mais cette évolution de la musique n'est pas un simple "reflet" de la situation sociale.
En citant la catégorie adornienne de l'"imitation", Scheit souligne que dans la musique
occidentale le temps abstrait n'est pas seulement reproduit, mais qu'en elle le sujet lui
oppose aussi une forme de résistance. "En s'appropriant le temps abstrait, le sujet de la
musique se constitue. Il apparaît comme maître du temps abstrait, dans la mesure qu'il
réussit à le remplir avec un sens « concret ». Mais ce sens, il l'atteint justement dans la
critique du travail en train de devenir abstrait" (Scheit 1999, p. 5). La grande musique du
XVIIIe siècle tente de ne pas réaliser la répétition, qui exprime le travail abstrait, mais de
nier justement cette compulsion de répétition et de miser sur ce qui est unique. En même
temps, elle faisait comprendre au sujet que sa domination sur le temps abstrait n'était
qu'une apparence. Après, de la valse jusqu'au jazz, ce n'était qu'une adaptation
voluptueuse à la répétition, et donc au travail abstrait. Enfin, Scheit cite le parallélisme
qu'établit Adorno entre l'"augmentation de la composition organique" sur le plan
économique - l'emploi toujours plus grand de capital fixe - et dans la musique, avec la
musique dodécaphonique. Le point final est "l'exposition du temps abstrait pur et vide,

l'universalité du capital, le dieu chrétien comme une préfiguration de la valeur qui tout imprègne ; et l'histoire
du salut comme une ébauche infantile du procès de mise en valeur".
353
Postone s'appuie aussi sur les analyses de Jacques Le Goff, telles qu'"Au Moyen Age : Temps de l'Église et
temps du marchand" (1960), in Le Goff, Jacques : Pour un autre Moyen Age. Temps, travail et culture en Occident,
Gallimard, Paris 1977.
309
dont la musique s'est complètement enfuie : la fameuse pièce de John Cage, qui ne fait
plus écouter que le silence et porte comme titre sa durée : 4'33" (idem, p. 7).

Nous n'avons cité cette étude que pour faire comprendre à quel genre de démarche
nous pensons. En principe, il n'y aurait pas de limite pour de telles recherches. Elles
pourraient examiner toutes les notions-clefs de la pensée dans leur genèse historique, sans
que cela signifie nécessairement une négation relativiste de leur validité. Dépasser la
notion de "reflet", ou de "base" et "superstructure", au profit d'une analyse de la naissance
des formes sociales qui se manifestent autant sur le plan "réel" qu'"idéel" peut, par
exemple, aider à mettre en relation toute la philosophie européenne, et surtout des
concepts comme forme, substance, accident, matière, universel et particulier, avec le
développement et la diffusion de la forme de marchandise. Ce n'est pas un hasard si celle-
ci a commencé son développement en Grèce ; ni si les premières monnaies ont été
frappées à la même époque (VIIe siècle av. J.-C.) et dans les mêmes lieux où sont apparus
les philosophes ioniens de la nature. Les réflexions de Platon sur le concept, la forme et la
matière sont nées dans la même société athénienne qui avait connu un développement de

la forme de marchandise tel qu'il ne s'en est plus produit jusqu'à l'époque moderne 354.
Nous citons encore plus rapidement un autre terrain d'analyse possible : la
naissance de la science moderne au XVIIe siècle et de la conception quantitative de la
nature était évidemment liée étroitement à l'irruption de la valeur abstraite dans la vie
économique et du temps abstrait dans la vie sociale, sans qu'on puisse établir un rapport
de dépendance entre ces phénomènes, qui étaient en effet des articulations de la même
"forme sociale totale" in statu nascendi . Il serait alors très intéressant d'examiner les
tentatives, datant de la même époque, pour créer une science qualitative de la nature
(Bruno, Campanella, Bacon, Fludd, Della Porta, Paracelse, etc.).

354
Est-ce qu'on peut donc dire que le développement de la pensée conceptuelle n'est possible que là où un
universel existe effectivement au niveau social (l'argent) ? S'il en était ainsi, la pensée resterait une pensée
concrète tant que n'existe pas de forme de marchandise. Pour ces questions, nous nous limitons ici à renvoyer à
Sohn-Rethel (dont les recherches de détail sur ces thèmes nous semblent souvent plus précieuses que ses
prémisses que nous avons déjà eu l'occasion de critiquer), au livre de R. W. Müller, déjà cité, et à G. Thompson
(The First Philosophers. Studies in Ancient Greek Society, London 1955).
310
Il nous semble que le concept de fétichisme est encore loin d'avoir épuisé tout son
potentiel heuristique. Le dualisme éternel entre subjectivisme et objectivisme, entre
nominalisme et réalisme, entre idéalisme et matérialisme peut être dépassé en comprenant
que ce sont les abstractions réelles créées par l'homme qui gouvernent celui-ci. Même la
discussion entre Lukács et Adorno, pour y revenir encore une fois, se présente sous un
autre jour si l'on accorde une place centrale au fétichisme. L'histoire n'est pas une histoire
sans sujet, parce que c'est bien le genre humain qui fraye son chemin à travers les
fétichismes qui se succèdent historiquement : c'est en eux que se sont constitués et
développés les pouvoirs de l'homme. En même temps, jusqu'ici le sujet, "l'homme comme
noyau", n'a jamais existé autrement que dans les formes fétichistes. Le fétichisme n'est pas
une dissimulation du "noyau", comme le veut Lukács, mais il n'est pas non plus une
conséquence nécessaire de la relation avec la nature, comme le veut Adorno.
Nous n'avons pas pu traiter dans ce travail des perspectives pratiques auxquelles
pourraient aboutir nos réflexions théoriques, ni, généralement, le plan éthique. De toute
façon, il est évident que nous ne proclamons pas la "mort du sujet", à accepter comme une
bonne nouvelle ; et si le vrai sujet dans le capitalisme est le capital, nous considérons ce
fait comme sa limite la plus grave, parce que nous pensons bien que l'homme devrait être
le "noyau" de la vie sociale. Au même temps, il nous semble que ce sujet, ce "noyau", est
encore à construire, voire à reconstruire. Dans le monde ensorcelé de la marchandise,
l'homme est accablé par les choses. Mais c'est toujours lui, en dernière instance, qui les a
créées, sans le savoir. La possibilité de briser la domination de la marchandise existe
toujours. Il est nécessaire de suivre toutes les "tendances" - comme le dirait Lukács - qui
vont dans cette direction. Le "réalisme", ou "réalisme critique", auquel veulent arriver,
chacun à sa manière, autant Adorno que Lukács, ne peut signifier, à notre avis, que mettre
en relief toutes les "tendances" profondes qui opèrent dans le sens d'une création d'une
société humaine, une société basée sur l'homme. Il ne faut pas considérer ce but comme
irrémédiablement perdu, comme c'est souvent le cas chez Adorno. L'homme est à
"sauver", comme le dit Lukács, mais il s'agit plutôt d'un homme encore à venir. La
domination des choses sur l'homme a été bien réelle jusqu'ici ; mais elle n'est pas une
destinée inéluctable. Concluons donc avec ces mots du poète brésilien Carlos Drummond

311
de Andrade : "São tão fortes as coisas! Ma eu não sou as coisas e me revolto" [Elles sont
tellement fortes, les choses ! Mais moi, je ne suis pas les choses et je me révolte].

312
BIBLIOGRAPHIE

ŒUVRES DE MARX

Vols de bois (1842)


Marx, Karl : Les déliberations de la Sixième Diète rhénane. Les débats sur la loi relative aux vols de
bois, tr. M. Rubel, in Marx, Karl : Œuvres, vol. III - Philosophie, Gallimard, Pléiade, Paris
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Question (1843)
Marx, Karl : À propos de la question juive , tr. M. Rubel, in Marx, Karl: Œuvres, vol. III -
Philosophie, Gallimard, Pléiade, Paris 1982, pp. 347-381.
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Mill (1844)
Marx, Karl : Notes de Lecture sur J. Mill, tr. J. Malaquais et C. Orsoni, in Marx, Karl :
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Marx, Karl : Critique de l'économie politique, tr. K. Papaioannou, in Marx, Karl : Écrits de
jeunesse, Quai Voltaire, Paris 1994, pp. 257-445.
Sainte Famille (1845)
Marx, Karl et Engels, Friedrich : La Sainte Famille ou Critique de la critique critique, tr. M.
Rubel, in Marx, Karl : Œuvres, vol. III - Philosophie, Gallimard, Pléiade, Paris 1982, pp.
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Marx, Karl : Critique de l'économie nationale [Sur le livre de F. List, "Le Système nationale de
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Marx, Karl et Engels, Friedrich : L'Idéologie allemande, tr. H. Auger, G. Badia, J.
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Marx, Karl : Misère de la philosophie. Réponse à la philosophie de la misère de M. Proudhon,
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Marx, Karl et Engels, Friedrich : Le Manifest communiste, tr. M. Rubel et L. Évrard, in Marx,
Karl : Œuvres, vol. I - Économie I, Gallimard, Pléiade, Paris 1965, pp. 161 - 197.
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Marx, Karl : Manuscrit de 1857-1858, ouvrage publiée sous la responsabilité de J.-P.
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Marx, Karl : Ökonomische Manuskripte und Schriften 1858-1861, in Marx-Engels
Gesamtausgabe (MEGA), II, 2, Dietz, Berlin 1980
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Marx, Karl : Contribution à la critique de l'économie politique, tr. M. Husson, Éditions
Sociales, Paris 1957,1977.
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Marx, Karl : Le Capital, première édition (1867), "Supplément au chapitre I, 1", in Les
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Dognin, texte allemand et français, Ed. du Cerf, Paris 1977, pp. 112-169.
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Marx, Karl : Critique du programme du parti ouvrier allemand, tr. M. Rubel et L. Évrard, in
Marx, Karl : Œuvres, vol. I - Économie I, Gallimard, Pléiade, Paris 1965, pp. 1413-1434.
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Marx, Karl : Notes critiques sur le Traité d'économie politique d'Aldoph Wagner, tr. M. Rubel,
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Zassoulitch (1881)
Marx, Karl : Réponse de Marx à Vera Zassoulitch et Brouillons de la réponse de Marx à Vera
Zassoulitch, tr. M. Rubel, in Marx, Karl : Œuvres, vol II - Économie II, Gallimard, Pléiade
Paris 1968, pp. 1557-1573.
Cap. II (1883)

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et G. Badia, 1983, Éditions du Progrès, Moscou (identique à l'édition des Éditions sociales,
Paris 1976).
Cap. III (1894)
Marx, Karl : Le Capital. Critique de l'économie politique, vol. III, tr. C. Cohen-Solal et G.
Badia, 1984, Éditions du Progrès, Moscou (identique à l'édition des Éditions sociales, Paris
1976).
Corr.
Marx, Karl - Engels, Friedrich : Correspondance, vol. I-XII, publiée sous la responsabilité de
G. Badia et J. Mortier, Editions Sociales, Paris 1971- 1989.
Pour le texte allemand, nous avons tenu compte des Marx-Engels-Werke, vol. I-XLIII, Dietz,
Berlin 1956-1990, de la Marx-Engels-Gesamtausgabe (MEGA), IIe séction, Dietz, Berlin 1975-
1990, et des éditions suivantes :
Marx, Karl : Resultate des unmittelbaren Produktionsprozesses, Verlag Neue Kritik, Frankfurt
1969.
"Marx's Précis of Hegel's Doctrine on Being in the Minor Logik", publié par J. O'Malley et
F. Schrader, in International Review of Social History n. 24, 1977, pp. 423-431.
Marx, Karl : [Über Friedrich Lists Buch "Das nationale System der politischen
Ökonomie"], in Beiträge zur Geschichte der Arbeiterbewegung n. 3, 1972, pp. 423-446.

ŒUVRES D'AUTRES AUTEURS

MM
Adorno, Theodor W. : Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, tr. E. Kaufholz et J.-R.
Ladmiral, Payot, Paris 1980 (Minima Moralia. Reflexionen aus dem beschädigten Leben,
Suhrkamp, Frankfurt 1951).
DN
Adorno, Theodor W. : Dialectique négative, tr. par le groupe de traduction du Collège de
philosophie, Payot, Paris 1978 (Negative Dialektik, Suhrkamp, Frankfurt 1966).
MC

316
Adorno, Theodor W. : Modèles critiques. Interventions - Répliques, tr. M. Jimenez et E.
Kaufholz, Payot, Paris 1984 (contient Eingriffe. Neun kritische Modelle, Suhrkamp, Frankfurt
1963 et Stichworte. Kritische Modelle 2, Suhrkamp, Frankfurt 1969)
TE
Adorno, Theodor W. : Théorie esthétique, tr. M. Jimenez et E. Kaufholz, Klincksieck, Paris
1995 (Ästhetische Theorie, Suhrkamp, Frankfurt a. M. 1970)
QA
Adorno, Theodor W. et alii : De Vienne à Francfort : la querelle allemande des sciences sociales,
Ed. Complexe, Bruxelles 1979. Contient les écrits suivants d'Adorno : "Introduction"
(1969), tr. J. Dewitte, pp. 7-58, "Sociologie et recherche empirique" (1957), tr. E. Sznycer et
M. van Berchem, pp. 59-74 (contenus in Soziologische Schriften I, Suhrkamp, Frankfurt
1972)
SS
Adorno, Theodor W. : Soziologische Schriften I, Suhrkamp, Frankfurt 1972). Nous avons
utilisé : "Gesellschaft" (1966), pp. 9-20 ; "Postscriptum" zu "Zum Verhältnis von Soziologie
und Psychologie" (1966), pp. 86-92 ; "Spätkapitalismus oder Industriegesellschaft?" (1968),
pp. 354-370 ; "Reflexionen zur Klassentheorie" (1942), pp. 373-391 ; "Einleitung zu
«Gesellschaft»" (1966), pp. 569-573 ; "Einleitung zu einer Diskussion über die «Theorie der
Halbbildung»" (1960), pp. 574-577 ; "Diskussionsbeitrag zu «Spätkapitalismus oder
Industriegesellschaft?»" (1968), pp. 578-587.
NL
Adorno, Theodor W. : Notes sur la littérature, tr. S. Muller, Flammarion, Paris 1984 (il ne
s'agit que d'un choix) (Noten zur Literatur, Suhrkamp, Frankfurt 1974). Nous avons utilisé :
"Une réconciliation extorquée" (1958), "Lecture de Balzac" (1961), "Pour comprendre Fin de
partie" (1961), "Titres" (1962), "La fonction vicariante du funambule" (1953), "Lettre ouverte
à Rolf Hochhuth" (1967).
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Adorno, Theodor W. : "Du fétichisme en musique et de la régression de l'audition", tr. M.
Jimenez, in InHarmoniques, n. 3, Ircam, Paris 1988 (Dissonanzen [1938], in Gesammelte
Schriften vol. XIV, Suhrkamp, Frankfurt a. M. 1976).
Adorno 1955

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Adorno, Theodor W. : Prismes, tr. G. et R. Rochlitz, Payot, Paris 1986 (Prismen. Kulturkritik
und Gesellschaft, Suhrkamp, Frankfurt 1955).
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Adorno, Theodor W. : Philosophie de la musique nouvelle , tr. H. Hildenbrand et A.
Lindenberg, Gallimard, Paris 1962 (Philosophie der neuen Musik, Europäische
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Frankfurt 1974, pp. 431-446 (non compris dans la traduction française).
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"Theodor W. Adorno über Marx und die Grundbegriffe der soziologischen Theorie. Aus
einer Seminarmitschrift im Sommersemester 1962", in Backhaus, Hans-Georg : Dialektik der
Wertform, ça-ira-Verlag, Freiburg 1997, pp. 501-513 (il s'agit des notes prises par Backhaus
au cours d'Adorno).
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Adorno, Theodor W. : Trois études sur Hegel, tr. E. Blondel, O. Hansen-Love, P. Joubert, M.
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Adorno 1964
Adorno, Theodor W. : Jargon de l'authenticité, tr. E. Escoubas, Payot, Paris 1989 (Jargon der
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Adorno, Theodor W. - Sohn-Rethel, Alfred: Briefwechsel, Verlag Text und Kritik, München
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Albanese 1984
Albanese, Luciano: Il concetto di alienazione. Origini e sviluppi, Bulzoni, Roma 1984
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Etienne Balibar, Roger Establet, Pierre Macherey, Jacques Rancière : Lire le Capital, PUF
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