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La scène de l’interpellation
répond à l’enquête sur le lignage, mon père et ma mère ainsi que mes
compagnons me nomment ainsi, mais cette nomination crée un vide, un
blanc dans les normes propice à un soulèvement contre le Cyclope, « Qui
me tue ? Personne ».
Cette scène célébrissime de l’Odyssée obéit à un retournement total
de la politique de l’interpellation. Si Ulysse et ses compagnons doivent
se présenter comme Grecs dans un premier temps, Ulysse choisit
apparemment dans un second temps de ne plus se présenter du tout. Il
serait erroné de considérer que la première scène d’interpellation renvoie
à un assujettissement par la désignation alors que la seconde scène
d’interpellation renverrait à une subjectivation par la dé-désignation. En
réalité, Ulysse et ses compagnons se nomment dans un premier temps
dans l’espoir que l’hospitalité, comme pratique grecque soumise à la loi de
Zeus, soit respectée : la subjectivation est bien présente dans l’assignation
à un nom à laquelle conduit l’épreuve de pouvoir. Et dans la deuxième
interpellation, le nom demeure présent : Ulysse ne dit pas qu’il n’a pas
de nom mais que son nom est Personne. Plus exactement, à la question,
comment t’appelle-t-on ? Ulysse répond que ses amis et ses parents
l’appellent Odiss, apocope de son prénom Odissefs. Ulysse lui dit être
appelé Odiss et Polyphème est trompé par la langue car il entend, sous
l’effet du vin, Oudiss, répétant Oudiss (Personne) aux cyclopes qui le
croient fou. Littéralement il affirme que « Outis me kteinei », « Personne
me tue » qui peut aussi bien vouloir dire « personne ne me tue » car la
langue grecque n’a pas besoin de la deuxième négation. Nous sommes
littéralement dans une épreuve de langage. Le nom même de Polyphème
le Cyclope renvoie à « Polyphemi », le bavard, mot qui comporte la racine
du verbe phemi, manifester sa pensée par la parole. Ainsi donc Ulysse
ne transgresse-t-il pas l’assignation au nom mais la tourne d’une autre
manière en se servant de la proximité sonore entre Odiss et Oudiss, de
telle sorte que la scène initiale de l’interpellation se retourne en une contre-
interpellation, engendrée pourtant par l’interpellation.
L’effet-sujet
1
J. Butler, The Psychic Life of Power. Theories in Subjection, Stanford, Stanford University
Press, 1997, trad. fr. par B. Mathieussent, La vie psychique du pouvoir, Paris, Léo Scheer,
2002, p. 27.
2
P. Macherey, Le sujet des normes, Paris, Éditions Amsterdam, 2014.
42 Guillaume le Blanc
Étranger à soi
3
M. Foucault, Histoire de la sexualité 1. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976,
p. 211.
N’être personne ! Variations sur les usages critiques de la fonction-sujet 43
4
Ibid., p. 109.
5
D. Eribon, Principes d’une pensée critique, Paris, Fayard, 2016, p. 33.
44 Guillaume le Blanc
dont il est l’objet. Mais les lectures inspirées de L’histoire de la sexualité qui
ont insisté sur la puissance de subjectivation dans la relation aux normes,
n’ont pas saisi non plus jusqu’à quel point le sujet qui se subjectivise reste
étranger à soi. Être sujet, c’est au sens fort se saisir comme étranger, jamais
entièrement donné, jamais entièrement repris non plus, à distance de soi.
Pas plus que le sujet ne s’éprouve dans l’assujettissement aliénant il ne se
retrouve dans la subjectivation véridique. Le sujet n’est jamais soi-même.
N’être personne !
6
M. Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 28.
7
Ibid.
8
Ibid.
9
M. Foucault, « Philosophie et psychologie » (1965), dans Dits et écrits, Paris,
Gallimard, 1994, t. I, p. 448.
N’être personne ! Variations sur les usages critiques de la fonction-sujet 45
La voie cynique
10
M. Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » (1969), dans Dits et écrits, op. cit., t. I,
p. 789.
11
M. Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 316-317.
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passage à la limite de la vraie vie en vie autre. « Tel est le paradoxe de la vie
cynique : elle est l’accomplissement de la vraie vie, mais comme exigence
d’une vie radicalement autre »12. Le thème de la vraie vie obéit à 4 motifs
chez Foucault que sont la vie non dissimulée, la vie indépendante, la vie
droite et la vie souveraine. Ces figurations de la vraie vie sont poussées à la
limite par les Cyniques. La vie non dissimulée devient une vie littéralement
nue, la vie indépendante devient une vie mendiante, la vie droite une vie
animale et la vie souveraine une vie militante. Le militantisme que Foucault
situe en face du thème du philosophe-roi, de celui qui peut gouverner les
autres car il se gouverne soi-même, ouvre à la possibilité d’une éthique
de la vie militante : « Il y a un certain nombre de notions, d’images, de
termes, nous dit Foucault, qui sont employés par les cyniques et me
paraissent recouvrir assez bien ce qui va devenir, par la suite, dans l’éthique
occidentale, le thème même de la vie militante »13. Foucault propose ici
un raccourci historique réellement étonnant et totalement inhabituel chez
lui, entre le bios philosophikos de la vie cynique grecque et le militantisme
moderne. Il entend penser, avec les Cyniques, une « militance en milieu
ouvert »14, adressée à tout le monde, sans spécification de quelque sorte :
« une militance qui s’adresse absolument à tout le monde, une militance
qui n’exige justement pas une éducation […], mais qui a recours à un
certain nombre de moyens violents et drastiques, non pas tellement pour
former les gens et leur apprendre que pour les secouer et les convertir »15.
Le renversement est complet par rapport au thème de la souveraineté.
Là où la vraie vie de la souveraineté culmine dans la figure du sage qui
est au fond celui qui se gouverne à la perfection, celui qui n’a besoin que
de soi pour exister comme modèle pour les autres et est ainsi en mesure,
paradoxalement de les gouverner, la vraie vie de la militance culmine dans
la figure de l’enragé qui mord les autres et qui affirme vouloir changer
le monde plutôt que se changer. On reconnaîtrait là sans aucun doute,
et Foucault y insiste, l’archéologie de la figure des « rois de misère » qui
parcourent l’histoire des insurrections et des pratiques de défiance vis-à-
vis des vrais rois. Nuit Debout n’en offre-t-il pas actuellement une version
renouvelée ? Ce militantisme du souverain caché, du souverain obscur, du
12
M. Foucault, Le courage de la vérité. Cours au Collège de France. 1984, Paris, Seuil-
Gallimard, 2009, p. 248.
13
Ibid., p. 261.
14
Ibid., p. 262.
15
Ibid.
N’être personne ! Variations sur les usages critiques de la fonction-sujet 47
Conclusion
16
Ibid.
17
Ibid., p. 264.
18
Ibid.
48 Guillaume le Blanc
Guillaume le Blanc
Université Paris Diderot
guillaume.le-blanc@orange.fr
19
M. Foucault, Le pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France. 1973-1974, Paris,
Seuil-Gallimard, 2003, p. 46.