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7 | 2002 :
Traduction et Plurilinguisme
PERLE ABBRUGIATI
p. 21-47
Abstracts
Français Italiano
L’article examine la traduction en français, que l’auteur a réalisée, des Paralipomènes à la
Batrachomyomachie de Leopardi, première traduction du texte dans cette langue, effectuée en
alexandrins. Rappelant que le texte naît lui-même d’une triple traduction de Leopardi, celle de la
Batrachomyomachie antique, l’auteur interroge ses motivations pour une traduction en vers, et ses
tentatives pour rendre l’ironie dont le texte est pénétré, prenant aussi en compte l’influence exercée
sur elle la théorie léopardienne de la traduction. Enfin, à travers l’analyse de quelques exemples clés,
elle reconstruit la “chirurgie” de cette opération. La traduction apparaît en pareil cas comme une
anamorphose du texte, proche d’une mise en scène théâtrale : le mot ’interprétation’ prend ici tous
ses sens. Le cas limite d’une traduction en vers contribue ainsi à une réflexion sur la traduction elle-
même, en une visée épistémologique qui part d’un cas concret et de l’analyse de ses nécessaires
limites.
L’articolo esamina l’operazione di traduzione in francese fatta dall’autrice dei Paralipomeni della
Batracomiomachia di Leopardi, prima traduzione del testo in questa lingua, realizzata in
alessandrini. Ricordando che il testo scaturisce da una triplice traduzione di Leopardi, quella della
Batracomiomachia antica, l’autrice interroga le sue motivazioni per una traduzione in versi ed i suoi
tentativi per rendere l’ironia di cui il testo è compenetrato, prendendo anche in esame l’influenza
della teoria leopardiana della traduzione. Infine, attraverso l’analisi di alcuni esempi chiave,
ricostruisce la “chirurgia” di tale operazione. La traduzione risulta nello specifico un’anamorfosi del
testo, vicina a una messa in scena teatrale : la parola ’interpretazione’ prende qui tutti i suoi
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significati. Il caso limite di una traduzione in versi contribuisce pertanto a una riflessione sulla
traduzione stessa, in un intento epistemologico che parte da un caso concreto e dall’analisi dei suoi
necessari limiti.
Index terms
Keywords : Leopardi (Giacomo), Paralipomènes (titre), traduction
Parole chiave : Leopardi (Giacomo), Paralipomeni (titolo), traduzione
Geographical index : Italie
Chronological index : XIXe
Full text
1 Il sera ici question d’un texte qui a longtemps occupé ma recherche, un poème satirique
de 3000 vers de Leopardi intitulé Paralipomeni della Batracomiomachia, écrit entre 1831
et 1836 et publié pour la première fois à titre posthume en 1842, à Paris mais en italien,
dans sa version originale. Les multiples articles que j’ai publiés sur ce texte1 témoignent
d’une longue attention portée au poème, dont la genèse et le sens sont particulièrement
dignes d’intérêt. Cette recherche trouve un aboutissement dans une édition bilingue, à ce
jour inédite, mais qui a retenu l’attention des spécialistes dans le cadre d’une Habilitation
à diriger des recherches2. Cette édition comporte une réflexion analytique dans son
introduction générale, suivie de la traduction intégrale du texte en alexandrins, avec texte
en regard, accompagnée d’introductions chant par chant et suivie d’une bibliographie
critique. La traduction peut ainsi apparaître comme l’ultime étape d’une recherche
longuement mûrie. Il serait en fait plus juste de considérer la traduction comme une phase
de cette recherche, phase décisive dans l’élucidation d’un poème d’une écriture difficile par
son tissu linguistique comme par sa symbolique et par sa structure. Je tiens à souligner ce
double statut de la traduction telle que je l’ai pratiquée : à la fois outil de la réflexion (la
traduction comme démarche de la pensée) et résultat de la réflexion aboutie proposé au
lecteur français (la traduction comme texte élaboré à partir d’un autre). Je m’expliquerai
donc dans les pages qui suivent sur la place de la traduction dans ma démarche de
conquête du texte, ainsi que sur ma version française, témoin de cette approche.
2 Mais cet article tient aussi à signaler l’intérêt qu’a ce texte leopardien, indépendamment
de ma propre pratique, pour tous ceux qui s’intéressent aux problèmes de la traduction.
En effet son écriture elle-même entretient un rapport avec la traduction, puisque Leopardi
greffe sa rédaction sur une pratique de traducteur qu’il a lui-même eue et longuement
peaufinée. Ses Paralipomènes à la Batrachomyomachie, c’est-à-dire Suite de ou
Supplément à la Batrachomyomachie, font référence dans leur titre à un texte grec, la
Batrachomyomachie ou Combat des rats et des grenouilles, que Leopardi a traduit du
grec à l’italien, et qu’il a traduit non pas une mais trois fois, ce qui donna lieu à trois
publications différentes. Aussi est-il légitime d’affirmer que la traduction, et le retour sur
la traduction, ont un rôle déterminant dans le processus menant à l’écriture. C’est donc
dans le contexte du rapport entre traduction et écriture que je voudrais situer ma propre
réflexion sur ma traduction.
3 Il faut pour cela donner une claire idée du texte de départ et de ses composantes, non
seulement pour donner au lecteur de cette étude un élément de référence, mais pour lui
permettre d’apprécier dans quel état d’esprit j’ai abordé mon travail et de quels
présupposés naissent certaines des options que j’ai adoptées pour la mise en français. Je
partirai donc de ce descriptif du texte italien et de sa genèse, avant de me pencher sur ma
traduction. De cette traduction, je donnerai les caractéristiques générales, avant
d’examiner quelques brefs passages précis, permettant d’illustrer ma tentative de mise en
français, que le lecteur pourra mieux apprécier en se reportant au long extrait proposé
dans la deuxième partie de ce volume. On retiendra sans doute de cet examen que cette
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mise en français, la première du texte à ce jour, naît d’une mise en question du poème, et
aboutit à la fois à une mise en forme et à une mise en scène du texte, par lesquelles il
n’échappe pas à une interprétation, au sens à la fois linguistique, sémantique et théâtral
du terme.
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2- Fonctionnement prétextuel
9 Prétendant écrire une suite, Leopardi commence donc en fait une autre histoire ;
prétendant se référer à la guerre des rats et des grenouilles, il y décrit le conflit des rats et
des crabes. Et surtout, prétendant continuer une fable héroï-comique, il en fait une satire.
Le lecteur contemporain n’aura en effet aucun mal à percevoir le glissement selon lequel
les rats ne parodient plus les Grecs d’Agamemnon mais les Italiens libéraux, tandis que les
crabes sont la caricature des Autrichiens. Que la problématique soit au départ politique,
on peut sans doute en trouver un indice dans le titre choisi : pour désigner son
“supplément” au texte-source, Leopardi opte pour le terme rare de Paralipomènes, que
l’on trouve dans la Bible, en référence aux Chroniques qui suivent le Livre des rois. Voilà
un autre pré-texte possible, car c’est bien de monarchie qu’il s’agira dans l’intrigue, des
différentes formes de monarchie et de l’affrontement entre deux rois de natures
différentes. La visée parodique s’est, en tout état de cause, connotée politiquement pour
devenir, ludiquement ou férocement selon le cas, satirique.
10 Encore la satire n’est-elle elle-même qu’un prétexte de plus. Certes, Leopardi s’en donne
à cœur joie pour ridiculiser chacune des idéologies en présence, utilisant le décalage
homme/animal comme source de multiples railleries, comme l’avait fait avant lui l’abbé
Giambattista Casti dans Gli animali parlanti (1802), autre pré-texte auquel Leopardi se
réfère dans son Discorso sopra la Batracomiomachia. Mais le déséquilibre de la structure
du poème laisse penser que la portée satirique cache à son tour une autre strate de sens.
Les Paralipomènes sont distribués en huit chants de longueur à peu près égale, mais une
césure sépare les six premiers, à connotation fortement politique, des deux derniers, où le
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fantastique intervient et se met au service d’une réflexion d’ordre métaphysique. Ceux qui
connaissent Leopardi n’en seront pas surpris : on retrouve dans la fin du poème la
thématique du Néant chère à la poésie leopardienne, et une dérision exercée sur l’Histoire
qui relativise toute problématique politique précédemment évoquée dans les chant I à VI.
Le pessimisme de plus en plus manifeste – et de plus en plus sérieux, jusqu’à donner lieu à
des représentations angoissantes, bien que burlesques – envahit la fable, et l’étouffe
puisqu’il motive l’interruption de la narration. Le texte se présente en effet comme
inachevé ; mais là aussi, il faut n’y voir qu’un inachèvement prétendu : Leopardi n’a pas
laissé tomber sa plume, comme l’ont laissé entendre maints commentateurs (ou maints
critiques qui n’ont pas commenté le texte du fait de son inachèvement) – cette plume, il l’a
consciemment posée, faisant du non-dit final son principal message.
11 Les Paralipomènes, nous l’avons dit, furent publiés à titre posthume en 1842 et leur
auteur y travailla de 1831 à 1836, année de sa mort. Mais qu’on ne s’y trompe pas : cette
mort survenue n’accrédite pas tant l’inachèvement du texte que l’importance de son
contenu qui au contraire parachève l’œuvre leopardienne.
12 Aussi peut-on résumer notre approche en définissant la genèse et l’élaboration des
Paralipomènes comme un parcours constitutivement prétextuel : L’Iliade est le pré-texte
de la Batrachomyomachie, qui est bien sûr le pré-texte de ses traductions italiennes,
lesquelles sont un pré-texte aux traductions de Leopardi (chacune étant le pré-texte de la
suivante), la dernière fournissant le pré-texte aux Paralipomènes ; en leur sein, la
Batrachomyomachie est le prétexte à l’élaboration de leur suite, qui est un prétexte à une
satire politique laquelle est le prétexte à une réflexion fondamentalement philosophique.
Cette dernière étape est bien sûr éminemment leopardienne et rejoint la thématique
pessimiste des Chants.
13 Il faut donc prendre en compte à sa juste valeur le rôle de la traduction dans un
processus créatif complexe. Compte tenu des dates des trois traductions, que l’on mettra
en relation avec ce que Leopardi lui-même a appelé sa “conversion” esthétique par laquelle
il passe de l’érudition philologique à une création esthétique originale, tout se passe
comme si la traduction était le viatique d’une telle conversion, importante au point qu’au
bout du processus créatif, la dernière œuvre de l’auteur se réfère à la source de cette
traduction, même si c’est pour s’en émanciper aussitôt par une revisitation personnelle de
toutes ses composantes. La traduction, « passage » d’un état du texte à l’autre, a de toute
évidence un rôle de « passage » d’un état de l’auteur à un autre degré de maturation
littéraire, sa dernière création rendant d’une certaine façon hommage à ce phénomène,
puisqu’elle s’élabore de façon manifeste comme une consécution de passages d’un degré
d’écriture à un autre.
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auprès des crabes, les rats se donnent une monarchie constitutionnelle et progressiste. Les
crabes absolutistes et réactionnaires y réagissent en déclarant une nouvelle guerre, que les
rats perdent en raison de leur couardise et de leur impuissance. Le rat protagoniste, le
comte Lèchefonds, celui-là même qui avait accompli l’ambassade et qui était ensuite
devenu premier ministre, est exilé. Après une errance de cour en cour, il se perd dans une
forêt lors d’un cataclysme, et fait enfin la rencontre d’un humain, Dédale, qui veut l’aider.
Ensemble, ils vont jusqu’en enfer pour obtenir un oracle des rats morts. Mais ces derniers
se rient de l’effort du démocrate Lèchefonds, leur regard sur l’humanité vivante la
ramenant à une dimension dérisoire. Leur seul conseil, celui de consulter le général
Tastesaveur, n’aboutit à rien puisque celui-ci ne veut pas s’engager politiquement. Le refus
de ce personnage consolide la dérision visant l’expérience humaine, surtout dans sa
dimension politico-historique. Le moment où est imminente la prise de parole de ce
personnage-clé est aussi celui où le narrateur, soi-disant à cours d’archives, clôt le récit sur
une impression d’inachèvement.
17 De ce résumé de l’intrigue on peut déduire que les Paralipomènes portent à son comble
une tendance à l’hybridisme : bien qu’apparemment catalogables dans la catégorie du
pastiche épique, ce qu’induisent le rapport explicite avec la Batrachomyomachie exprimé
par le titre et le modèle métrique de la tradition épique italienne, ils frôlent en fait
plusieurs genres différents et ne se réduisent à aucun.
18 Dans la généalogie des Paralipomènes, il est une référence qui est pour le moment
restée implicite, c’est la fable ésopique. On trouve en effet chez Esope une Fable de la
grenouille et du rat noyé (244) que La Fontaine exploite aussi (La grenouille et le rat,
Fables, IV, 11). Le texte de Leopardi, par sa nature affichée de “paralipomènes”, se place
donc entre fable zoomorphe et parodie d’épopée.
19 Mais, nous l’avons dit, le texte est satire d’une société autant et plus que parodie d’un
genre. Les animaux sont donc représentatifs non seulement de défauts humains, comme
c’est le propre de la fable, mais de travers collectifs. Les protagonistes sont les caricatures
de types sociaux contemporains et à travers eux des idéologies qu’ils incarnent. Leopardi
renvoie dos à dos libéraux et réactionnaires dans le seul texte où il fait mine de s’intéresser
au débat politique de son temps – ce qui n’en fait pas pour autant un texte engagé ; ou en
tout cas pas seulement cela.
20 L’ironie du texte est en effet encore plus au service d’un conte philosophique que d’une
satire politique. La satire dépasse la ridiculisation partisane pour jeter le même regard de
dérision sur tous les acteurs de l’Histoire. Quant à la fable, elle est bel et bien autonome
par rapport au pastiche d’épopée et à la parodie satirique : les personnages prennent corps
et évoluent dans une fiction attachante, comme un dessin animé où tout est
conventionnellement feint mais où on s’identifie néanmoins aux protagonistes. Cette fable
qui, malgré tous les présupposés, prétextes et pré-requis, parvient à vivre de sa propre vie,
enfreint rapidement les limites de l’apologue et prend l’allure d’un parcours quasi-
initiatique, d’où le caractère de plus en plus appuyé de conte philosophique.
21 Particulièrement flagrante est cette dérive dans les deux derniers chants, où le
fantastique prend le relais de la caricature de vie civique. Le protagoniste quitte la cité et
on le trouve successivement tâtonnant dans une forêt, survolant la terre, descendant aux
enfers, dans une représentation aux claires implications symboliques qui, tout en faisant
implicitement référence à la racine antique (Homère, Virgile), rompt de plus en plus avec
elle pour anticiper des images et des thèmes angoissants qui seront chers aux auteurs du
XXe siècle : on peut sans mal évoquer Sartre, Camus ou Kafka. Le malaise qui s’en dégage
connote l’interruption calculée du récit à la fin du chant VIII d’une valeur d’aporie, qui n’a
plus de lien avec la parodie autre que l’utilisation du stratagème éculé de l’impossibilité à
poursuivre le récit faute d’archives, stratagème ironiquement utilisé au second degré et
dont on s’étonne qu’il ait pu laisser croire à une partie de la critique que Leopardi aurait eu
l’intention d’apporter un complément à ses Paralipomènes.
22 Il est vrai que fable, épopée, satire, récit initiatique, poème symbolique, fresque
fantastique, parodie, aporie... on s’y perd, de même que ne nous atteignent pas d’emblée
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toutes les références à l’Antique, à la Renaissance, au XVIIIe siècle, dont Leopardi joue.
Cette imbrication de genres, qui mêle les modèles jusqu’à en dégager l’originalité, déroute
le lecteur, impression redoublée par la structure fort tourmentée du poème. L’équilibre
des huit chants de longueur égale masque une écriture toute en digressions, déviations et
ruptures, dont l’interruption finale n’est que l’ultime péripétie. Le patchwork des genres
est aussi leur éclatement ; l’écriture digressive est aussi ostensiblement transgressive,
comme si Leopardi jouait tous azimuts avec le matériau de son érudition dans un cadre
référentiel faussement surdéterminé (le référent qu’est la Batrachomyomachie).
1- Fidélités, finalités
23 Les considérations qui précèdent, bien que succinctes, laissent entrevoir l’intérêt et la
complexité d’un texte qui se prête à des recherches thématiques croisées, à une
interrogation sur l’instrumentalisation des genres, sur la filiation culturelle et ses avatars,
sur les niveaux d’intervention de l’ironie qui s’inscrit dans le discours mais aussi dans
l’utilisation, la récupération, la déviation de ses formes. Dans l’effort d’interroger ce texte,
ma traduction m’apparaît à plein titre comme une recherche. D’une part parce que c’est sa
première traduction en français, et que sa nature de première main en constitue l’intérêt
culturel et en corse la difficulté. D’autre part parce qu’il s’agit d’une langue très dense et de
compréhension ardue, par endroits comparable à la difficulté d’un Dante ou d’un Parini,
très différente de la langue des Canti, beaucoup plus opaque que le texte de La Ginestra
ou de la Palinodia, qui réclame donc une compétence linguistique de bon niveau. Mais
surtout parce que ce travail a été l’instrument de mon interrogation critique.
24 Il faut savoir que, bien que les Paralipomeni aient été publiés pour la première fois à
Paris, jamais ils n’avaient été traduits en français. L’édition parue chez Baudry en 1842 à
l’initiative de Ranieri est en italien et ne comporte aucun commentaire. Le lecteur français
n’avait donc à ce jour pas accès au texte. À cela, plusieurs explications peuvent être
données : les nombreuses allusions historiques à la situation italienne pouvaient faire
obstacle à sa réception ; la difficulté de son tissu linguistique était dissuasive pour tout
traducteur ; le caractère peu homogène du récit pouvait sembler ingrat et donc déterminer
une mauvaise opération éditoriale ; enfin le malentendu sur l’inachèvement du texte
détournaient traducteurs et éditeurs de l’entreprise. Faut-il ajouter que Leopardi n’a
jamais connu en France la fortune qu’il mérite, même par ses textes majeurs ? Comment
s’étonner alors qu’un texte mineur et apparemment inachevé ait été négligé par l’édition
française ? Cette lacune à elle seule pouvait justifier ma traduction, dont la difficulté
constituait par ailleurs une intéressante gageure : le texte apparaît de compréhension
difficile aux Italiens eux-mêmes et promettait d’être un chantier stimulant.
25 Ce n’est pourtant aucune de ces deux raisons qui a déterminé mon engagement de
traductrice au départ : ni la promotion du texte, ni le défi de la difficulté – que je ne
revendique qu’après-coup. Je me suis mise à traduire les Paralipomeni sans idée d’en faire
une traduction intégrale, simplement parce que je sentais que le texte résistait à ma
compréhension et que la traduction m’est apparue comme le meilleur moyen pour les
comprendre. Ainsi ai-je entrepris de traduire en prose quelques-uns des passages-clés du
texte : le portrait de Lèchefonds, le discours de Duretenaille, le rire des rats morts en
enfer. J’en étais alors à mes premiers projets de communication, et ces traductions
devaient servir d’approche plus fine pour atteindre un sens complexe. Ces expériences se
sont révélées à la fois très fructueuses dans leur fonction, m’ouvrant en effet des horizons
de compréhension jusque là interdits, la densité du texte m’obligeant à une analyse de plus
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en plus subtile, et en même temps très frustrants dans leur résultat, ces traductions se
révélant précieuses quant au sens mais pauvres quant au souffle et au brillant du texte,
aussi rigoureuses fussent-elles. Elles me semblaient perdre toute saveur satirique, ce qui a
cinglé mon amour-propre de traductrice. C’est alors que je me suis essayée à les refaire en
vers, dans l’idée que la métrique avait une efficacité satirique que l’on pouvait peut-être
transposer. J’ai donc repris à zéro ces textes : je n’ai pas mis en vers mes traductions en
prose mais je suis repartie de l’italien avec un parti pris différent, choisissant l’alexandrin.
Sur ce choix, qu’il est certes possible de discuter, je m’expliquerai ci-dessous. Aussi bien, le
résultat se révéla nettement plus satisfaisant que les traductions en prose des extraits
choisis. Tellement même, que le désir naquit de poursuivre l’expérience et de traduire
intégralement le texte. Ce fut une passionnante conquête de sens et une difficile pratique.
26 Je vois donc dans cet exercice de traduction non seulement la mise en œuvre d’une
rigueur linguistique renforcée par le parti pris métrique, mais surtout le moment de
l’élucidation de la conceptualité du texte par la traversée de son tissu textuel. Au terme de
ce travail, ma conviction est plus que jamais entière sur le fait que la traduction lorsqu’elle
est rigoureuse, malgré ses problèmes et ses limites, ou plutôt grâce à eux, est un
remarquable outil d’approfondissement, les insatisfactions qu’elle provoque étant une des
meilleures garantie d’intellection, la meilleure des sensibilisations aux connotations du
texte, à ses strates, à ses convergences. Indépendamment du résultat qu’elle propose, la
démarche qui y conduit est une imprégnation textuelle qui en fait une très complète et très
interrogeante lecture.
27 Concernant les options de traduction que j’ai essayé de maintenir, il faut d’abord que je
définisse mes visées pour espérer les justifier, ou pour le moins les éclaircir.
28 Ma position de traductrice est habituellement ce qu’il est convenu d’appeler
« fidéliste » : je cherche en général à rester au plus proche du texte-source, m’abstenant de
le réécrire dans une optique de meilleur style dans la langue d’arrivée. De même, chaque
fois que cela est compatible avec la correction du français, je tends à respecter l’ordre des
termes et la syntaxe, dans un même souci de respect et d’effacement vis-à-vis de l’auteur4.
Comment le faire cependant, dans un texte en vers, où la syntaxe particulièrement
torturée et la métrique s’opposent à un tel respect ? La visée devient alors plus modeste : la
transmission de toutes les nuances de sens, sans égard à la forme. Aussi mes premiers
essais de traduction furent-ils, en prose, vouées à la clarification du sens. L’élucidation, je
l’ai rappelé, était difficile, mais le résultat me semblait une restitution honnête de ce sens.
29 Hélas, la traduction n’était devenue que cela, une espèce de sous-titre sans intonation,
sans animation, sans vie. Mon insatisfaction devant ce résultat pourtant convenable du
point de vue du contenu m’a amenée à m’interroger sur les ingrédients manquant à ma
traduction. Ils tenaient à la forme, mais force me fut de constater que cette forme était
sens, en l’espèce. Sans doute est-ce toujours vrai d’un texte littéraire, à fortiori poétique.
Mais ici ce truisme se doublait d’une valence liée à l’ironie. Le sens du poème jouait aussi
sur l’emploi détourné de formes connues, de cet entrelacs de genres dont il a été question
plus haut. Ma traduction, qui ignorait totalement cet aspect du texte, ne faisait plus sens,
par perte d’une ironie fondamentale qui le sous-tend, le porte, l’oriente. Il m’a donc fallu
reconnaître que la fidélité au texte comportait une prise en considération de cet aspect
sans lequel le texte non seulement s’appauvrissait mais se trahissait en perdant son
terreau de dérision. Si le texte a un sens, il réside en effet dans la dérision, une dérision
philosophique vers laquelle convergent l’ironie satirique des six premiers chants et l’ironie
dédaigneuse confinant au malaise des deux derniers. Une ironie qui dans les deux cas
s’appuie sur l’ironie de l’emploi de modèles, fausse filiation qui filtre la lecture et, déjouée
par le lecteur averti, constitue la complicité humoristique nécessaire à la compréhension
du sens profond du poème.
30 Pour recréer cette complicité avec le lecteur français il me fallait donc trouver une
solution formelle qui transpose un même rapport amusé à la forme. Cela ne supposait pas
nécessairement l’emploi de la même forme. La fidélité se décalait donc de fidélité à la
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lettre à fidélité à l’effet produit. La solution adoptée fut, une solution parmi d’autres
possibles sans doute, celle d’une traduction en vers.
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semble intéressant de mettre en rapport avec le discours que Leopardi tient sur la
traduction en général, qui m’a forcément directement ou indirectement influencée.
45 Il va de soi que l’idée qu’un lecteur puisse oublier la contextualisation du texte traduit
qu’il lit m’est problématique, puisque je persiste à me définir comme « sourcière », si tant
est qu’une définition figée ait un sens en matière de traduction. Mais force m’est de
constater que j’ai involontairement reproduit en m’apprêtant à la traduction des
Paralipomènes les préoccupations de Leopardi traducteur de la Batrachomyomachie :
préoccupation formelle du mètre (« je commençai par choisir le mètre ») ; élimination des
contraintes conduisant au risque de réécriture (« du fait des difficultés que comporte ce
mètre, qui m’auraient probablement obligé à composer plutôt que traduire, [...], je
l’abandonnai ») ; souci de fidélité, refus d’une trop grande originalité (« Je [...] fus bien
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1- Analyses
48 Le premier extrait proposé à l’attention du lecteur est tiré du dialogue entre le comte
Lèchefonds, rat démocrate, et le général Duretenaille, représentant de la réaction. Ce
dernier vient de définir la politique d’interventionnisme des crabes. On vérifie dans le
passage que le principe d’équilibre international ne fait que masquer la force brutale :
Traduction :
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49 Cet extrait est un bon exemple de l’aspect synthétique que présente l’italien par rapport
au français, dans des expressions telles que « al parlar del granchio ritornando », « la
costanza degli animai nell’esser primo », « ritorna le cose al primo stato » (sens actif de
« ritorna » : « il remet »), « per durezza famosi », ou tout simplement une incise telle que
« aggiunse » ou des infinitifs comme « l’esser » : « le fait d’être » (« l’esser primo »,
« l’esser senza cervel né fronte »). Des expressions que l’on est amené à développer en
français, et pour lesquelles la longueur de l’alexandrin n’est pas mal venue. Le gérondif
« ritornando » devient « pour en revenir » ; « la costanza degli animai nell’esser primo »
est entièrement refondue, etc.
50 En revanche on voit des cas où cette longueur est source d’ajouts. Ainsi, la répétition de
« moindre » (« Au moindre fait nouveau, au moindre antagonisme ») qui semble ne pas
être illégitime du fait de la disjonction déjà existante de « novità » et « discrepanza ».
Autre exemple : l’ajout de « peut l’être » entre « le corail » et « le cristal de roche », qui ne
s’impose pas du point de vue syntaxique et n’a d’autre justification que métrique. On
essaie alors de ne pas ajouter de sens dans ce qui n’est qu’une cheville.
51 Un autre phénomène ici illustré est la modification légère de la phrase lorsque prévaut
un principe métrique. Ainsi on élimine la conjonction de coordination de l’expression
« colonne e fondamenti » au profit d’une virgule, car la synalèphe « colonne e » ne peut se
vérifier en français dès lors que « colonnes » prend un s.
52 On voit aussi comment l’on a procédé lors des glissements de termes induits par la
correction du français. Ainsi dans le premier vers cité, le mot « granchio » est à l’ictus du
vers. Il passe en position finale, position forte, pour conserver une mise en relief. Dans le
deuxième vers de la deuxième strophe, « La crosta » est en position initiale, ce qui ne
pouvait être conservé pour des raisons de rythme. On essaie de reproduire le côté abrupt
de cette réponse en mettant « carapace » en position finale, quitte à sacrifier une précision
qui ajoute peu de sens puisqu’on ne traduit pas « di che siam vestiti » autrement que par le
possessif « notre »..
53 Enfin on voit que, tout en ne choisissant pas un vers rimé, on ne boude pas la rime
quand elle se présente, ce dont témoigne le dernier vers cité, puisque « genti » donne
« nations » : on cède ainsi à la tentation de la rime, surtout en fin de strophe, lorsque ce
n’est pas faire violence au texte. « Gens » semblait en effet peu pertinent, tandis que
« nations » correspond à la nature du discours du personnage, en train de définir une
politique internationale.
54 On vérifie la même tentation dans le deuxième exemple proposé, qui est une
digression méditative sur le savoir. En effet le mot « tout » du dernier vers ne figure pas
dans le texte, mais il semble que son ajout aille dans le sens du texte, puisqu’il renforce
l’idée de présomption qui est dénoncée par l’auteur :
Traduction :
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23/2/2019 Mise en question, mise en forme, mise en scène : l’aventure d’une traduction
55 On voit dans cet exemple qu’on s’efforce de conserver l’ordre des termes (cf. vers 1) mais
que lorsque c’est impossible on est forcé de réagir « en chaîne » : au vers 2 en effet, on est
obligé de faire passer le verbe en tête et de transformer « altro » en « autre chose » (encore
un exemple de dilatation nécessaire) – mais ce « chose » se terminant par un e muet ne
permet par de poursuivre par une consonne dans une hypothétique commençant par « si »
qui traduirait « se » ; on adopte donc la solution « à bien y regarder » qui a valeur
hypothétique.
56 Le troisième exemple présenté est le début du discours de Bouchedefer
(Boccaferrata) qui essaie de persuader le roi constitutionnel des rats de se rallier à la cause
légitimiste.
Traduction :
57 On voit fort bien dans l’exemple ci-dessus la tendance, quand on ne peut traduire vers
par vers, à le faire au moins distique par distique. La syntaxe est redistribuée selon des
unités de deux vers. L’effort consiste ici à conserver tous les syntagmes, même si leur ordre
et leur expression diffèrent nécessairement.
58 On vérifie aussi un autre risque, qui demande à être calculé et utilisé avec parcimonie,
celui de la sur-traduction lorsque s’impose une notion d’assonance poétique. Ainsi dans le
dernier distique il est évident que « re fare o disfar » (littéralement « faire ou défaire un
roi ») a une valeur sémantique mais aussi sonore. On trouve un équivalent dans un jeu de
mots qui ne figure pas dans le texte, « sacrer ou massacrer un roi », où le terme
« massacrer » apparaît excessif par rapport à « disfar » qui ne signifie que « destituer ». Le
jeu poétique prévaut ici, dans la mesure où le personnage est de toute façon menaçant.
59 Dans le quatrième exemple, ci-dessous, on constate un autre phénomène, celui qui
se produit quand la distribution par vers ou par distique est rendue impossible par la
différence de longueur des vers français et italien. Il s’agit de la description de la
décadence de Ratopolis après que les crabes l’ont occupée :
Traduction :
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23/2/2019 Mise en question, mise en forme, mise en scène : l’aventure d’une traduction
Chacun devint rusé, sans scrupules, menteur,
On ne voyait partout que traitres et voleurs,
Et du centre aux faubourgs les rues étaient peu sûres.
L’or fuyait le pays et la confiance aussi ;
Le nombre des procès allait en augmentant,
Les magistrats étaient gras, nombreux et contents.
60 Les infinitives sont ici développées en phrases verbales, mais ce n’est pas sur quoi l’on
veut attirer l’attention. On constate que la syntaxe est non seulement remodelée pour des
raisons de correction, mais que l’équilibre des vers conduit à faire glisser des termes d’un
syntagme à l’autre. Le sens n’en est pas affecté, mais le phénomène mérite d’être souligné.
Les deux premiers vers respectent l’ordre des idées. Ce n’est pas le cas des suivants. En
effet, le membre de phrase « sfrontato divenendo e traditore » est dissocié ; « sfrontato »
devient « sans scrupules » et rejoint « rusé » et « menteur » au vers 3 tandis que
« traditore » est associé à « ladri » qui n’apparaît qu’au vers 5. L’insécurité des rues qui
occupe deux vers dans la version italienne n’en occupe plus qu’un dans la version
française, du fait que l’alexandrin est plus long et que la référence aux voleurs a déjà été
donnée au vers 4. La fuite de l’or et de la confiance est donc anticipée au vers 6 alors
qu’elle ne figure qu’au vers 7 en italien. Par contrecoup l’expression synthétique « entrar le
liti » peut être développée sur tout un vers en français. On termine dans le dernier vers sur
le même contenu que le dernier vers italien, si ce n’est que là encore, la tentation de la
rime et la longueur du vers nous conduisent à un ajout, l’adjectif « contents », qui va
cependant dans le sens de la satire des magistrats et semble impliqué dans l’adjectif
« grassi » qui n’est certes pas seulement dénotatif du physique des personnages concernés.
61 On a donc dans cet exemple plus qu’ailleurs une manipulation du texte, par
dilatation/contraction/redistribution, qui fait que l’équivalence ne joue plus qu’au niveau
de la strophe et non plus du vers et du distique. Le sens ne semble pas pour autant trahi,
les quelques effets de réécriture ou plutôt de compensation semblant au contraire
souligner la charge sarcastique du texte. Mais l’exemple est propre à interroger sur ce
qu’est en fait la fidélité, dans une traduction en vers.
62 Dans le cinquième exemple, on touche aux limites de la fidélité. Il s’agit d’un
passage qui clôt la description lyrique du vol de Lèchefonds et de Dédale lorsqu’ils arrivent
en vue de l’enfer.
Traduction :
63 La strophe est globalement fidèle. Il n’est pas inutile de rappeler pour en convaincre le
lecteur que « bruna » évoque une couleur plus sombre que « brun » en français, ce qui
justifie l’ajout de « foncé » et que le « meno oscura » s’applique dans le texte aux ombres
de la lune, ce qui justifie que par un renversement l’île de l’enfer soit dite en français « plus
sombre ». Les deux derniers vers sont presque du mot à mot, si l’on exclut l’omission de
https://journals.openedition.org/etudesromanes/3092 15/19
23/2/2019 Mise en question, mise en forme, mise en scène : l’aventure d’une traduction
« e » au profit d’une virgule, à cause de l’adjectif très long « nauséabond », du reste ainsi
bien mis en valeur.
64 En revanche, le vers 6, « Che percotea del mar l’ampia laguna » est entièrement réécrit,
et avec une grande liberté. Si « cinglait » apparaît comme une bonne solution pour
« percotea », la mer devient « les flots bleus », « l’ampia laguna » se retrouve dans « les
courants du grand large ». Si le vers sert bien ainsi le contraste entre « l’air pur » et le
« brouillard nauséabond », force est de reconnaître que le résultat s’éloigne
considérablement de l’original. La traductrice fait donc ici amende honorable et admet
qu’elle s’est adonnée à la joie d’une écriture qui n’est plus au sens strict traduction. On ne
traduit plus qu’une impression, avec des instruments qui ne sont pas ceux de l’auteur lui-
même.
65 La nature versifiée du texte, d’un texte qui cependant est autre chose qu’une poésie
lyrique, est sans doute pour quelque chose dans ce libre cours donné à une inspiration plus
personnelle que jamais on n’aurait laissé surgir à l’occasion de la traduction d’un texte en
prose. On met donc ici le doigt sur un risque inhérent à la nature du texte proposé, qui
exerce une influence sur le traducteur lui-même.
2- Anamorphoses
66 Pour résumer les principales transformations récurrentes dans la pratique de la
traduction en vers, j’aurai recours à un dernier exemple. Il concerne les morts que le
protagoniste rencontre en enfer. La strophe caractérise la voix d’outre-tombe des
personnages défunts, voix qui n’en est pas une, puisqu’elle sort du néant.
Traduction :
formuler devaient trouver un élan provenant pour chacun d’eux d’un lieu différent de
l’élocution. Traduire en vers ajoute une contrainte qui rend plus forcé encore cet exercice
et risque à tout moment de donner à la traduction le timbre d’un luth rouillé. Parfois,
pourtant, il donne lieu à une sorte de rencontre « obscure » entre l’auteur et le traducteur
pour aller à l’encontre du plaisir du lecteur, « celui du monde ensoleillé ».
3- Anatomie
69 L’impression d’ensemble qu’on peut retirer d’une traduction comme la mienne est
double. D’une part une satisfaction de lecture, même avec texte en regard, due à une
fidélité globale et à la réception d’un rythme qui, pour être différent du rythme italien,
peut revêtir la même fonction. D’autre part, si l’on entreprend une analyse de détail,
comme j’ai tenté d’en donner un aperçu au moyen de quelques exemples, l’impression
d’un texte manipulé.
70 Peu importe ici qu’on blâme où qu’on accepte le principe de la manipulation : elle est
blâmable en tant qu’écart par rapport à la source ; elle peut avoir pour avantage de
nécessiter, justement, une analyse. Reste l’impression de manipulation, sans connoter
autrement ce terme de nuances péjoratives : l’impression que le traducteur a mis les mains
dans la pâte et a pétri. Puis moulé, bien sûr. Le but étant non seulement de « mettre en
mots » mais de « mettre en forme ».
71 L’impression est donc que le rôle du traducteur a été dans ce cas non seulement de
« communiquer » un langage, mais de le « présenter ». Voire de le « représenter ».
Exactement comme le metteur en scène tire parti d’un texte pour en créer une forme qui
s’anime devant le spectateur. Le texte théâtral doit être respecté, exposé, exhibé, exprimé,
mais pour le faire le metteur en scène doit bien ajouter quelque chose, quelque chose lui
appartenant, donc de créatif, mais qui trouve une syntonie avec le texte de départ de façon
à l’exalter. Aussi bien peut-on imaginer des traductions différentes, comme on peut varier
infiniment les mises en scène d’un texte théâtral.
72 Le résultat auquel j’aboutis par le choix d’une traduction en vers est donc que j’ai « mis
en scène » le texte de Leopardi. Si bien que la gradation de mon travail comporte cette
surprenante avancée. De mise en question du texte, qui me fait me pencher sur la
traduction pour appréhender son sens, je passe à une mise en forme, selon l’intuition que
le jeu ironique sur les formes appartient pleinement au sens du poème, pour aboutir
finalement à une mise en scène, une forme parmi d’autres possibles qui porte le sens et
peut-être le déporte. En cela, je crois que l’exercice difficile d’une traduction en vers ne fait
qu’extrêmiser le paradoxe de toute traduction, de toute transmission de sens peut-être :
créer du sens pour ne pas en perdre, théâtraliser le discours pour le donner. On ne
« donne » un texte à un lecteur que comme on « donne » une pièce – sens éphémère d’une
représentation qui se complète par d’autres représentations. Comme la multiplicité des
mises en scène théâtrales fait finalement apparaître la complexité du sens d’une pièce, la
multiplicité des traductions, seule, fait finalement émerger le sens d’un texte toujours à
redécouvrir, à retraduire, à rejouer.
Notes
1 Cf. Perle ABBRUGIATI, Fuite, impasse, inachèvement dans les Paralipomeni de Leopardi : le dessin
animé de l’inaccomplissement de l’Histoire, Communication au colloque de St-Étienne « L’Histoire
mise en œuvres. Fresque, collage, trompe l’œil : des modalités de “fictionnalisation” de l’Histoire
dans les arts et la littérature italienne », 2-3 mai 2000, Publications de l’Université de St-Étienne,
2001 ; Id., « Il pelo ardir promette » : Une caricature des révolutionnaires dans la poésie satirique
de Leopardi, Communication au colloque de Nancy, 4-5 décembre 1997 : « Soulèvements et
ruptures : l’Italie en quête de sa révolution », Actes in « P.R.I.S.M.I. », n° 2, 1998, pp. 139-162 ; Id.,
Quêtes, enquêtes et conquêtes : les voyages des Paralipomeni de Leopardi, Communication au
colloque d’Aix-en-Provence « Voyager à la découverte de l’identité et/ou de l’altérité », novembre
https://journals.openedition.org/etudesromanes/3092 17/19
23/2/2019 Mise en question, mise en forme, mise en scène : l’aventure d’une traduction
1995, Actes in « Italies », n° 1, 1996, pp. 27-45 ; Id., Leopardi d’un naufrage à un déluge, in
« Cahiers d’Études Romanes », nouvelle série, n° 1, 1998, pp. 109-121.
2 Paralipomènes à la Batrachomyomachie, traduction jointe au dossier intitulé Disincanti.
Leopardi et autres figures de la lucidité, présenté pour l’Habilitation à diriger des recherches.
Soutenance le 17 novembre 2001, Université de Paris III.
3 Citons entre autres, après les traductions de la Renaissance de Giorgio SUMMARIVA (Verone, 1470),
Carlo MARSUPINI (Parme, 1492), Andrea DEL SARTO (Florence, 1519), Lodovico DOLCE (Venise, 1543),
Federico MALIPIERO (Venise, 1642), celles, plus récentes, de Anton Maria SALVINI (Florence, 1723),
Angelo Maria RICCI (Florence, 1741), Giovanni RICOLVI, (Turin, 1772), Antonio LAVAGNOLI (Venise, 1744
– rééditée cinq fois entre 1744 et1888), Antonio MIGLIARESE (Naples, 1763), Cristoforo RIDOLFI,
(Venise, 1776), Camillo ACQUACOTTA (Matelica, 1802), Antonio PORTA, (Vicence, 1810), Francesco
ANTOLINI (Milan, 1817), Antonio PAZZI (Florence, 1820), Paolo COSTA (Bologne, 1822), Leopoldo BOLDI
(Milan, 1823), Carlo GROSSI (Turin, 1841), Claudio LETTIMI, (Modène, 1876), Fabio CANINI (Pistoia,
1879), Federico GARLANDA (Turin, 1881), Ettore ROMAGNOLI (Bologne, 1925). Sans oublier les
traductions dialectales : en napolitain par Nunziante PAGANO (Naples, 1747) ; en milanais par
Alessandro GARIONI (Milan, 1793) ; en bolonais par un anonyme (Bologne, 1838) ; en sicilien par Cajo
Domenico GALLO (Messine, 1844). Le phénomène, bien que moins important, a quelque écho dans
les autres pays d’Europe : cf. les traductions françaises d’un anonyme (Paris, 1540), d’Elisius
CALENTIUS de 1534 attribuée à RABELAIS (Lyon, 1559), de Junius Biberius MERO [M. BOIVIN] (Paris, 1717),
de M. MENTELLE, (Paris, 1784), de J. PLANCHE (Paris, 1823), de Jules BERGER DE GIVREY (Paris, 1823)
traduite de l’italien d’après Leopardi justement, et qui reproduit la dissertation de Leopardi dans sa
deuxième édition, de F. LECLUSE (Toulouse, 1829), de l’abbé Vincent BOURDILLON (Lyon, 1835),
d’Alexandre BENOÎT (Joigny, 1843) de Mme Dacier (Paris, 1850), de Y.O. THOURON (Paris, 1871), d’A.
LOUBIGNAC (Paris, 1888). Mentionnons aussi pour mémoire la traduction en anglais de G. CHAPMAN
(Londres, 1888), celle en allemand de Arthur LUDWICH, (Leipzig, 1896) ; celle en espagnol de Luis
SEGALÀ Y ESTALELLA (Barcelone, 1929) et celle en catalan de Ramon TARRATS (Barcelone, 1918).
4 Ce fut ma pratique dans mes traductions précédentes : Campanella, La cité du soleil, in La cité
heureuse, Paris, L’Harmattan, 2001 ; Guichardin, Histoire d’Italie (livres VI, XVII, XX), Paris,
Robert Laffont (Bouquins), 1996 ; Pietro Verri, Le café, Fontenay-aux-roses, ENS Editions, 1997.
5 L’exemple le plus connu de transposition de l’hendécasyllabe au décasyllabe français est la
traduction de la Divine comédie par André Pézard (Paris, Gallimard, Pléiade, 1965).
6 Leopardi s’inscrit dans la lignée d’une réflexion qui remonte au XVIIIe siècle. Cf. à ce sujet Paola
RANZINI, Sensualisme et théories de la traduction, in La philosophie italienne, Rennes, LURPI, 2001.
7 Giacomo LEOPARDI, Discorso sulla Batracomiomachia, in Batracomiomachia e Paralipomeni, a
cura di Pierpaolo FORNARO, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 1999, p. 144. [C’est nous qui traduisons].
References
Bibliographical reference
Perle Abbrugiati, « Mise en question, mise en forme, mise en scène : l’aventure d’une traduction »,
Cahiers d’études romanes, 7 | 2002, 21-47.
Electronic reference
Perle Abbrugiati, « Mise en question, mise en forme, mise en scène : l’aventure d’une traduction »,
Cahiers d’études romanes [Online], 7 | 2002, Online since 15 January 2013, connection on 24
February 2019. URL : http://journals.openedition.org/etudesromanes/3092 ; DOI :
10.4000/etudesromanes.3092
By this author
Métamorphose d’une chute
L’Icare de Dario Fo [Full text]
Published in Cahiers d’études romanes, 29 | 2014
https://journals.openedition.org/etudesromanes/3092 18/19
23/2/2019 Mise en question, mise en forme, mise en scène : l’aventure d’une traduction
Published in Cahiers d’études romanes, 27 | 2013
Le Paris des éboueurs et le pari du rebut selon Italo Calvino [Full text]
Published in Cahiers d’études romanes, 6 | 2001
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