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Les économistes autrichiens (1870-1940)

par Stéphane LONGUET

| Éditions L’Harmattan | Cahiers d’économie politique

2006/2 - n° 51
ISSN 0154-8344 | ISBN 2-2960-2657-5 | pages 7 à 25

Pour citer cet article :


— Longuet S., Les économistes autrichiens (1870-1940), Cahiers d’économie politique 2006/2, n° 51, p. 7-25.

Distribution électronique Cairn pour les Éditions L’Harmattan.


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LES ÉCONOMISTES AUTRICHIENS (1870-1940)

Stéphane LONGUET1

à Michel ROSIER
à Hélène BUSTOS

Il peut sembler étrange, au premier abord, de se donner comme objet de ré-


flexion collective un ensemble d'économistes rassemblés par leur origine géogra-
phique. Cette origine, cependant, est ici bien particulière ; désignant souvent à la
fois une nationalité et un courant, ce qualificatif soulève immédiatement une ques-
tion : qu'est-ce qu'un économiste autrichien ?

Une telle question de définition peut être abordée de deux manières, d'un point
de vue contextuel, d'un point de vue analytique. La première option renvoie à la
mise en évidence de la genèse historique d'un courant, d'une tradition, à l'analyse de
sa formation, de ses ramifications, de ses influences. La seconde invite à étudier la
structure des théories, la formation des concepts et les positions défendues, considé-
rées dans leur contenu ou dans leur mode de validation. Même si ces deux options
sont loin d'être exclusives, et si la réflexion analytique passe nécessairement par une
réflexion sur le contexte intellectuel, voire historique, les articles qu'on lira dans ce
numéro développent avant tout une approche analytique.

Reformulons alors la question initiale. On associe généralement le terme "au-


trichien" à la tradition issue de Carl Menger [1840-1921], comprenant non seule-
ment Böhm-Bawerk [1851-1914] et Wieser [1851-1926] mais aussi Mises [1881-
1973], Hayek [1899-1992], Lachmann [1906-1990], Rothbard [1926-1995] et bien
d'autres. De ce point de vue, les économistes "autrichiens" sont aujourd'hui le plus
souvent, comme le rappelle Gilles Dostaler, …américains. Seules les limites histo-
riques que nous nous sommes données, des années 1870 aux années 1940, - c'est-à-
dire de la parution de l'ouvrage de Menger à la seconde guerre mondiale -, permet-
tent de ne considérer que les mengériens2 autrichiens. Il existe cependant, dans cette

1. CRIISEA, Université de Picardie.


2. Nous utiliserons les termes mengériens et post-mengériens pour identifier les auteurs qui se réfèrent
à Menger comme source d'inspiration. Le terme post-mengérien nous sert simplement à qualifier des

Cahiers d'économie politique, n° 51, L'Harmattan, 2006


Stéphane Longuet

période, un autre courant important : celui que l'on a qualifié d'austromarxiste3 et


qui comprend, entre autres, Rudolf Hilferding [1877-1941], Otto Bauer [1881-
1938], Karl Renner [1870-1950], Max Adler [1873-1937]. A la différence des men-
gériens qui trouveront aux États-Unis un terrain nouveau, propice à la diffusion de
leurs idées, l'austromarxisme connaîtra son âge d'or avant la première guerre mon-
diale, se divisera dans l'entre-deux-guerres et ses membres auront des destins indi-
viduels contrastés entre un Hilferding livré à la Gestapo par la police de Vichy et un
Karl Renner qui, passé la bourrasque de la guerre, deviendra chef du gouvernement,
puis président de la République jusqu'à sa mort en 1950.

Tout devrait opposer ces deux courants, d'un côté des auteurs dont certains se-
ront les défenseurs acharnés du libéralisme, de l'autre des critiques radicaux du ca-
pitalisme ; d'un côté des adeptes de la théorie de la valeur travail, de l'autre des
défenseurs d'un concept d'utilité marginale4. La liste des oppositions pourrait être
longue et elle serait lassante. Il semble plus intéressant de reformuler la question
initiale à la lumière de ces nouvelles indications : les économistes autrichiens ont-ils
des traits communs qui les singularisent malgré leurs claires différences ?

Pourquoi n'en auraient-ils pas en effet ? Dans la Vienne de ce premier tiers du


XXe siècle, la vie culturelle est riche, dense, dynamique5. A titre d'exemple, Knoll
et alii (1981) ont repéré pas moins de huit courants pour le seul domaine des scien-
ces sociales : outre l'austromarxisme et ceux que les auteurs appellent les margina-
listes : le positivisme juridique (H.Kelsen [1881-1973]) ; le Cercle de Vienne (Otto
Neurath 1882-1945), Karl Menger [1902-1985], Felix Kaufmann [1895-1949]
etc.) ; La psychanalyse [Freud [1856-1939], Alfred Adler [1870-1937], Jakob Mo-
reno [1889-1974]) ; la sociologie néo-romantique (Othmar Spann [1878-1950]) ; la
recherche sociale empirique (avec entre autres le jeune Paul Lazarsfeld) ; la philo-
sophie sociale des catholiques de gauche. La vie culturelle se structure autour de
certains cafés viennois, lieux de rencontre et de discussion et surtout autour de sé-
minaires. Chez les économistes, le séminaire de Böhm-Bawerk puis, plus tard, celui
de Mises seront particulièrement renommés, manifestant la place importante prise
par les héritiers de Menger. Loin de prendre la forme d'une brutale hostilité, les re-
lations entre austromarxistes et mengériens ont relevé davantage de la discussion

auteurs qui, tout en se situant dans la filiation de Menger, adoptent la théorie du capital de Böhm-
Bawerk dénoncée par Menger.
3. La naissance de l'austromarxisme peut être datée de la création par Max Adler des Marx Studien, en
1904 et de celle de la revue Der Kampf, créée en 1907 par Otto Bauer, mais aussi de la création, en
1903 de l'association Zukunft qui va ouvrir un collège ouvrier et mettre en œuvre de nouvelles prati-
ques pédagogiques.
4. Comme l'a souligné E. Kauder (Kauder, 1970), l'opposition sur la théorie de la valeur n'était pas si
tranchée et O.Bauer et K. Renner cherchaient à concilier théorie de la valeur travail et théorie de la va-
leur utilité en distinguant leurs domaine de validité. Mises va dans le même sens, se disant convaincu
de l'évolution de Bauer sur la théorie de la valeur (Mises, 1978).
5. Cf. W. Johnston (1972, 1985).

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Les économistes autrichiens (1870-1940)

critique que de l'anathème. Karl Renner, en 1893, avait étudié l'économie avec
Menger. Hilferding et Otto Bauer ont de leur côté assisté au séminaire de Böhm-
Bawerk. Ce dernier a pris la peine d'entreprendre une critique méticuleuse du texte
de Marx lui-même, lui accordant ainsi le statut d'un économiste à prendre en consi-
dération et non d'un pamphlétaire à négliger. Il faudra attendre le débat sur le socia-
lisme dans les années 20 et 30, et l'option libérale de plus en plus affirmée de Mises
et Hayek, pour voir disparaître tout véritable échange entre mengériens et marxistes.

Ainsi se pose la question de rapprochements éventuels que l'on peut repérer en-
tre des auteurs qui relèvent de traditions différentes6. Une question comparable
émerge à l'égard d'économistes dont la démarche est à priori plus proche de celle
des mengériens. Schumpeter doit-il être rapproché de ces derniers ? Qu'en est-il de
l'un des fondateurs de la théorie des jeux, Oskar Morgenstern, qui participait aussi
bien au séminaire de Mises qu'à celui du cercle de Vienne ? L'influence autri-
chienne chez celui-ci, en effet, comme le montre Christian Schmidt, n'est pas ab-
sente, mais elle se situe d'abord dans la position critique qu'il adopte à l'égard des
mengériens en utilisant des connaissances en logique et philosophe analytique ac-
quises au contact de membres du Cercle de Vienne ; ensuite, bien plus tard, on la
décèle dans l'interprétation sociale de la théorie des jeux en termes de "standards de
comportement".

Nous nous limiterons donc ici à repérer plusieurs traits communs, susceptibles
de singulariser les Autrichiens malgré la différence de cadres théoriques : le premier
concerne la méthode de l'analyse économique, le second renvoie à la dimension co-
gnitive des processus économiques, le troisième à la représentation d'une économie
monétaire fondée sur une structure de production.

1. Les méthodes : deux rapprochements

On pourrait s'attendre à ce que les problèmes de méthode divisent profondé-


ment des austromarxistes qui se réfèrent à l'auteur du Capital, et des mengériens dé-
fenseurs de manière plus ou moins explicite d'une approche individualiste. Ces
problèmes ne partagent cependant pas aussi nettement les deux courants, ce que
nous allons souligner en considérant tout d'abord l'effet de la querelle des méthodes
sur les austromarxistes et, ensuite, une certaine proximité que l'on peut déceler dans
la méthode d'exposition. La question de l'individualisme sera abordée dans la partie
suivante.

6. La question se pose d'autant plus qu'à l'intérieur de chaque approche des différences importantes
peuvent apparaître entre les auteurs. Gilles Dostaler souligne ce point important pour la tradition men-
gérienne et étudie le rapport complexe entre cette tradition et les autres courants de ce que l'on a appe-
lé la "révolution marginaliste". Les austromarxistes se divisent aussi après la première guerre
mondiale mais pour des raisons qui sont plus politiques. Ils adoptent néanmoins une position, par rap-
port à l'orthodoxie du marxisme de cette époque, qui manifeste leur originalité.

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Stéphane Longuet

1.1. Théorie et histoire

La position défendue par Menger sur le statut de la théorie économique dans sa


querelle des méthodes avec Schmoller [1838-1917] n'a pas été sans effet sur les aus-
tromarxistes.

Dans son attaque contre l'historicisme, Menger s'était attaché, en particulier, à


préciser la fonction respective de deux orientations de la recherche théorique, l'une
l'orientation empirico-réaliste, l'autre l'orientation exacte. Ces deux approches relè-
vent bien de la théorie car elles n'ont pas comme objectif de fournir une image men-
tal des phénomènes en extrayant des formes empiriques (des types), et des lois
empiriques, mais de comprendre un phénomène (Menger, 1883, p. 43], c'est-à-dire
d'identifier les raisons de son existence et de ses caractéristiques. L'orientation em-
pirico-réaliste permet de comprendre les types réels et les lois empiriques ; l'orienta-
tion exacte permet de déterminer les lois strictes et les phénomènes strictement
typiques marqués par des relations nécessaires (p.60). Pour atteindre ces objectifs,
l'orientation exacte part des éléments les plus simples et isolés. Cette orientation de
la recherche est d'autant plus importante que, comme toute orientation théorique,
elle a comme objectif, non seulement d'améliorer la compréhension des phénomè-
nes économiques, mais aussi de renforcer la capacité de prédiction et de contrôle
(p.64).

Il serait ainsi erroné de réduire la position de Menger à la défense d'une théorie


économique abstraite contre une étude historique concrète. Il s'agit plutôt de délimi-
ter l'objet respectif de chaque discipline. Ainsi, la théorie économique est "empiri-
que" pour Wieser. Elle "est soutenue par l'observation et n'a qu'un but qui est de
décrire la réalité" (Wieser, 1914, 1927, p.5). A la différence de l'histoire, elle ne
cherche cependant pas à rendre compte des détails concrets, mais procède par isola-
tion et par idéalisation. Elle dégage les phénomènes typiques et élimine "l'accidentel
et l'individuel" (ibid.). Cette position prolonge bien le partage entre théorie et his-
toire avancé par Menger. Elle met l'accent sur la nécessaire "décroissance de l'abs-
traction". L'économiste, en cherchant à donner un contenu de plus en plus concret
aux suppositions qu'il fait, permet d'améliorer la "compréhension" de la "réalité".

Cette critique de l'inductivisme et cette défense de la théorie économique n'ont


pas été sans effet sur les marxistes. A cet égard Karl Renner et Max Adler occupent
deux positions extrêmes qu'a bien mises en évidence Mozetic (1987). Bien qu'élève
de Menger, Renner penchait vers l'empirisme et voyait dans l'histoire économique
le noyau du concept de matérialisme historique. A l'inverse, Max Adler semble bien
avoir subi l'influence de Menger dans sa défense systématique de la théorie exacte.
Ainsi, lors de son intervention sur le nouveau programme de la social-démocratie
autrichienne en 1901, s'est-il opposé à l'abandon du concept de paupérisation abso-
lue au profit de celui de paupérisation relative. Cet abandon était justifié par la né-
cessaire prise en compte du phénomène empirique de hausse des salaires et par la

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Les économistes autrichiens (1870-1940)

volonté de mettre l'accent sur le taux de croissance plus faible des salaires par rap-
port à celui de la richesse sociale. Cette position oublie, selon Max Adler, les "ten-
dances agissantes pures" au sein des phénomènes empiriques. La science ne peut se
contenter d'une telle position car "c'est après tout le chemin universel et unique de la
science que de devenir exacte" ; elle ne peut, ajoute Adler, identifier les lois de ses
objets qu'en les isolant par la pensée (Adler, cité par Mozetic, 1987, p.66). La
hausse des salaires est un phénomène empirique qui relève en cela de causes multi-
ples, dont, en particulier, l'action même de la social-démocratie. Seule la théorie
pure permet d'identifier des lois qui, certes n'existent que dans l'abstraction, mais
qui n'en permettent pas moins d'appréhender la logique profonde du capitalisme.

La convergence, concernant les rapports entre théorie et histoire, est suffisam-


ment forte pour que l'on puisse considérer que, de ce point de vue tout au moins,
Max Adler est plus proche de Menger que de Karl Renner.

1.2. Le socialisme, méthode d'exposition

Le second rapprochement possible renvoie à une méthode d'exposition que l'on


retrouve aussi bien chez les austromarxistes que chez les mengériens, ce qui nous
permet de singulariser ces économistes autrichiens. La plupart, en effet, abordent
l'analyse du système économique à partir du cas d'une économie simple qui se
trouve être une économie socialiste planifiée.

Dès ses premiers ouvrages, Wieser met en avant une telle démarche. Elle s'ins-
crit chez lui dans le cadre de la méthode d'"abstraction décroissante". Sans entrer
dans l'évaluation de cette position, nous soulignerons que le point de départ de
l'analyse correspond au niveau le plus abstrait. L'économie centralisée, planifiée, est
donc une "supposition" qui permet de faire abstraction, dans un premier temps, des
caractéristiques plus concrètes de l'économie. Considérer la façon dont cette démar-
che est mise en œuvre permet de révéler comment se déploient des problématiques
différentes.

Chez Wieser, cette économie planifiée est une économie simple. Cela signifie
que le commandement est opéré par un agent rationnel, susceptible d'appliquer le
calcul économique. La fiction d'une économie planifiée permet de distinguer cette
méthode d'une simple robinsonnade, c'est-à-dire de la réduction de cette première
étape à un simple préalable microéconomique7. Il s'agit d'envisager la coordination
d'une "nation entière" (p.9) dotée d'un appareil productif complet. On suppose, ce-
pendant, que les problèmes de coordination sont simplifiés car on considère "un

7. A plusieurs reprises, Wieser souligne ce point ; cf. p.9, mais aussi p. 19 : " Mais nous n'avons pas à
l'esprit l'économie d'un ménage isolé. Nous envisageons plutôt une économie qui a l'ampleur d'une
économie nationale avec toute sa richesse, sa connaissance technique et ses problèmes de calcul éco-
nomique. Mais cette large économie est guidée par un esprit unique".

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Stéphane Longuet

peuple dirigeant ses grandes forces vers quelque but commun" (ibid.) et doté "d'un
directeur qui prévoie les fins, soupèse sans erreur ni passion et maintient une disci-
pline qui assure que tous les ordres sont exécutés avec la précision et la compétence
la plus élevée sans perte d'énergie" (p.20). L'analyse de l'économie complexe, opé-
rée par un dépassement de l'abstraction fictive de l'économie simple, concerne une
économie dans laquelle la coordination d'agents séparés passe par la prise en
compte des contrats, de la monnaie mais aussi des relations de pouvoir.

Hayek est sans doute l'économiste autrichien qui a le plus explicitement adopté
cette démarche dans The Pure Theory of Capital (1941). Reprenant la distinction
entre économie simple et économie concurrentielle, il les articule, comme Wieser,
autour d'une différence de niveau d'abstraction8. Cette démarche permet alors de
décliner plusieurs concepts pour penser la coordination partant de l'équilibre assuré
par un commandement central, passant à l'équilibre concurrentiel entre agents indé-
pendants pour aboutir, dans la dernière période de son œuvre, au concept d'ordre
spontané au contenu le moins "fictif".

Cette méthode permet bien de distinguer les problèmes essentiels pour chaque
auteur. Il en est ainsi de Schumpeter qui utilise la fiction d'une économie socialiste
pour développer, comme le souligne Odile Lakomski, l'idée de comptabilité sociale
à partir de laquelle il va avancer sa propre conception de la monnaie. En particulier,
Schumpeter insiste sur la possibilité d'établir une unité de compte de manière dis-
crétionnaire ce qui est, souligne-t-il, "le cœur de l'institution monétaire de l'écono-
mie de marché" (Schumpeter, 2005, p.143).

Si cette référence au socialisme constitue pour lui une étape nécessaire, l'utili-
sation de cette référence semble quelque peu différente de ce qu'elle est chez Wieser
et Hayek. Schumpeter oscille en effet, malgré la cohérence de sa démarche, entre
une référence simplificatrice et méthodologique – ce qui le rapproche en cela de
Wieser et Hayek- et l'analyse élémentaire d'un type particulier de système économi-
que, ce dont témoignent les références éparses au débat sur le socialisme.

En cela il se situe entre les mengériens et les marxistes. Si l'on considère en ef-
fet Le Capital financier de Hilferding (1910) ou le texte d'Otto Bauer traduit dans
ce volume (1913), on constate que le raisonnement, chez ces deux auteurs, utilisait
déjà la référence au socialisme pour faire ressortir les traits considérés comme es-
sentiels d'une économie capitaliste. Hilferding ouvre son ouvrage par la distinction
entre les deux types de communautés. Dans la première, existent des organes qui

8. " Cette transition vers un ensemble d'hypothèses qui sont un peu plus étroitement reliées aux phé-
nomènes réels ne signifie pas, cependant, que nous entreprendrons d'expliquer le processus réel sur un
marché concurrentiel […]. La transition de l'étude de l'équilibre dans une économie simple à celle de
l'équilibre dans une économie concurrentielle signifie ici passer des plans d'un individu à l'analyse de
la compatibilité des plans indépendants de nombre d'individus » (1941, p.247).

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Les économistes autrichiens (1870-1940)

fixent "la quantité et le genre de production et répartissent entre ses membres le


produit social" (p.61) Il s'agit d'un type de communauté dans lesquels les rapports
de production sont "fixés et voulus par la Collectivité" (p.63). Ce type de commu-
nauté se distingue de celle composée d'individus indépendants, obligés de recourir à
l'échange pour entrer en relation. C'est l'échange qui établit le lien social. Comme
chez Wieser, la référence au socialisme permet de faire ressortir la séparation entre
les individus, inhérente à l'économie de marché, et la nécessité de la monnaie.

D'une manière plus ramassée encore dans le cadre d'un article, la référence au
socialisme a aussi, chez Otto Bauer, une fonction économique importante. Le pro-
blème qui l'occupe est celui du rapport entre croissance de la population et accumu-
lation. Comme chez Hilferding, le socialisme se caractérise par le caractère
conscient avec lequel les ajustements économiques sont réalisés. L'organe de plani-
fication "veille à ce que l'expansion de la capacité productive du stock de biens de
subsistance progresse au même rythme que l'accroissement de la population" (p.4).
La société capitaliste manque d'une telle instance consciente, et la question se pose
alors de savoir si, en son absence, une accumulation du capital fondée sur les déci-
sions privées des capitalistes peut permettre de satisfaire durablement les besoins
d'une population croissante.

Le couple conscient/non conscient, utilisé par Hilferding et Bauer recoupe en


grande partie, mais ne recouvre pas totalement, le couple centralisé/décentralisé que
nous avons vu chez Wieser, Hayek et Schumpeter. La référence au socialisme
comme système centralisé vise à se donner la fiction d'une coordination parfaite,
alors que son utilisation comme direction consciente insiste sur la présence ou non
d'une volonté collective. Dans le premier cas, il s'agit de mettre l'accent sur l'appli-
cation du calcul économique à l'ensemble d'un système économique ; dans le se-
cond il s'agit de s'interroger sur les processus par lesquels une économie capitaliste
réalise ce qui serait déterminé de façon consciente par une volonté collective. On
notera cependant la différence, dans ce cadre, entre Hilferding et Bauer. Le premier
en vient à souligner le rôle de l'échange comme lien social, ce que ne renieraient
pas les auteurs mengériens (et ce qui révèle, selon Christian Palloix, le "marxisme
vulgaire" encore présent chez lui). Pour le second, la logique capitaliste permet d'as-
surer les conditions de reproduction simple et élargie qui seraient réalisées par une
direction consciente dans le socialisme.

2. Les analyses des processus cognitifs : du choix individuel au contexte social

L'attention portée aux processus cognitifs et à leurs effets, c'est-à-dire à la fa-


çon dont les individus appréhendent et interprètent leur environnement constitue as-
surément l'un des aspects qui singularise la tradition mengérienne. Les
austromarxistes, cependant, ne sont, en aucune façon, absents de la réflexion sur le
comportement individuel. Ils s'attachent à mettre en évidence l'importance du
contexte social.

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Stéphane Longuet

2.1. Cognition et évaluation

Cette dimension cognitive, déjà présente chez Carl Menger, a souvent été oc-
cultée et David Versailles montre qu'il faut en rechercher l'une des origines dans la
seconde édition des Grundsätze par son fils Karl. Membre du cercle de Vienne, ce-
lui-ci a affadi le texte de Menger en réduisant ses aspects cognitifs. Wieser, en
1914, définissait de son côté la tradition dont il se réclamait comme l' "école psy-
chologique", parce que "[…] la théorie prend son point de départ de l'intérieur, de
l'esprit de l'homme économique" (p.3). Pourtant, il ne faut pas s'y tromper souligne
Wieser, ce serait une illusion de considérer que la théorie économique pourrait s'ap-
puyer sur la psychologie scientifique car "les tâches [de ces] deux branches de la
connaissance sont entièrement distinctes" (p.3).

En insistant sur le risque de ce que l'on pourrait appeler le "psychologisme",


Wieser souligne une tension qui sera présente tout au long de l'histoire de la tradi-
tion mengérienne. Pour prendre les auteurs de la période qui nous concerne,
Schumpeter par exemple, dénoncera ce psychologisme en indiquant que la théorie
économique ne doit pas importer des hypothèses de la psychologie mais qu'elle doit
élaborer une représentation des processus cognitifs qui convienne à son objet
(Schumpeter, 1954, [1983], I, p.56) ; ou encore Hayek qui, comme le rappelle Jack
Birner, partage avec Popper ce rejet du psychologisme : la dualité de son œuvre, en-
tre une théorie des processus cognitifs élaborés dans Sensory Order et une théorie
économique qui en fait abstraction, ne peut se comprendre sans la référence à cette
position.

L'attention aux processus cognitifs passera par un subjectivisme revendiqué


d'une manière explicite. Celui-ci s'associe dans cette tradition, le plus souvent, à la
méthode individualiste, mais il ne lui est pas nécessairement lié. Le processus d'éva-
luation peut avoir une dimension sociale, comme Menger souhaitait lui-même le
souligner plus fortement. Quant à Wieser, il affirme clairement que "l'individu est
déterminé par des forces sociales", il est "une créature de sa période et de son envi-
ronnement - de sa nation, de sa classe et de sa profession" (Wieser, 1914, 1927, p.
159). Schumpeter lui-même insistera en particulier dans Capitalisme, socialisme et
démocratie sur la relation entre le type de processus de jugement et d'interprétation
et le contexte dans lequel les individus agissent : ces processus ne seront pas de
même nature s'ils s'inscrivent dans le domaine économique et politique. Pourtant les
mengériens ne pourront aller plus loin dans cette prise en compte de la dimension
sociale des processus cognitifs. Si ces processus ont une dimension sociale et s'ils
conditionnent les processus d'évaluation, c'est alors la valeur qui n'est plus explica-
ble uniquement en termes de choix individuels, et l'on pourrait déboucher sur une
théorie "institutionnelle" ou conventionnelle de la valeur.

L'approche des processus cognitifs doit permettre en outre de rendre compte de


l'interaction des acteurs. Mais celle-ci doit supposer que les individus peuvent com-

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Les économistes autrichiens (1870-1940)

prendre les autres acteurs, c'est-à-dire que les actions des autres sont intelligibles
pour chacun. Cette nécessaire compréhension impose de réfléchir aux conditions
d'intelligibilité. De ce point de vue, l'analyse de l'épistémologie et de la méthodolo-
gie nous renseigne sur les processus cognitifs. La notion d'a priori, défendue pour-
tant de manière bien plus extrême par Mises et Rothbard peut être envisagée de
manière plus fructueuse comme condition d'intelligibilité, comme condition permet-
tant la compréhension de l'action des autres, comme nous y invite Maurice La-
gueux : il ne s'agirait plus d'utiliser cette notion pour affirmer le caractère
universellement valable de la théorie économique, mais pour souligner que la com-
préhension de l'action repose sur certaines conditions qui précèdent l'expérience.

Si la notion d'a priori nous renvoie à l'influence kantienne présente dans les
pays de langue allemande à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, la notion de
compréhension, de Verstehen est associée, plus précisément, à l'œuvre de Max We-
ber. L'attention à l'égard des processus cognitifs conduit à une interrogation sur les
relations entre la tradition mengérienne et la sociologie wébérienne. La critique de
Weber développée par Mises dans "Sociologie et histoire" (Mises 1929, in Mises,
1981), pourrait faire penser qu'une ligne de fracture profonde divise les deux appro-
ches. La relation est pourtant bien plus complexe car, d'une part Weber lui-même
avait été influencé par Menger et l'on sait qu'il avait mis comme condition de sa
participation au Grundrisse der Sozialökonomie que Wieser se voit attribuer la sec-
tion principale sur la théorie économique (W.C. Mitchell, 1927). Les critiques de
Mises, d’autre part, ont ouvert une discussion sur l'apport de Weber dans son propre
séminaire. Alfred Schütz [1899-1959], par exemple, a entrepris une relecture criti-
que de l'œuvre de Weber à l'aide de la phénoménologie husserlienne et il s'est net-
tement démarqué des critiques de Mises (A.Schütz, 1932). Finalement, et sans
entrer dans les relations complexes entre les deux approches, la sociologie wébé-
rienne semble fournir une source d'inspiration possible au moins partielle pour une
analyse des processus cognitifs qui ne s'adosserait pas à la psychologie. Loin de ne
concerner que la méthodologie, les travaux d'A. Schütz peuvent offrir une telle ap-
proche renouvelée des processus cognitifs.

2.2. Individu et socialisation

Cette attention portée aux problèmes de cognition n'est sans doute guère éton-
nante de la part d'un courant qui s'est lui-même défini comme subjectiviste. On
pourrait s'attendre, dès lors, à ce que les marxistes, attentifs aux contraintes de re-
production qui pèsent sur les individus, ne soient conduits à négliger totalement ces
problèmes. Or ce n'est pas le cas et les austromarxistes s'intéressent aux processus
cognitifs qu'ils essaient de replacer dans un contexte social et économique.

Karl Renner l'avait souligné en 1929 : "Aucun économiste n'a décrit la psycho-
logie des agents de production aussi subtilement que Marx, aucun n'a analysé les
motivations économiques des volontés individuelles à chaque stade de production

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Stéphane Longuet

aussi prudemment et avec autant de perspicacité". Il faut, dès lors, pour Karl Ren-
ner, récuser l'opposition entre les méthodes objectiviste et subjectiviste qui empê-
cherait de percevoir que l'opposition réelle se situe entre une théorie générale des
motivations individuelles et une théorie qui replace fermement les motivations dans
un cadre précis. Ainsi Karl Renner précise-t-il, dans une phrase où l'on retrouve
cette volonté de démarquer l'analyse économique de la psychologie : "La méthode
de Marx diffère de celle de Menger en ce qu'elle n'est pas une méthode de psycho-
logie individuelle mais de psychologie sociale quoiqu'en aucune manière une mé-
thode purement psychologique" (Karl Renner, 1929, 1949, p.95).

Encore convient-il de fonder plus solidement cette contextualisation de l'ac-


tion. C'est l'un des enjeux, pour Max Adler, du rapprochement qu'il convient d'opé-
rer entre Kant et Marx. Se démarquant des socialistes kantiens qui cherchaient, chez
Kant, une éthique susceptible de fonder solidement la justification du socialisme,
Max Adler justifie ce rapprochement par la façon dont les deux auteurs traitent d'un
"problème de base commun" qui est "celui de la relation de l'homme à son environ-
nement" (Max Adler, in Bottomore, 1978 p.63). Comme le kantisme, le marxisme
part de l'homme, affirme Max Adler, mais de "l'homme socialisé", car la société est
une condition de possibilité de l'homme qui ne se définit que dans les relations aux
autres. Se voient dès lors récusées toutes les approches qui reconstruisent la forma-
tion de la société à partir de la mise en relation d'individus abstraits, que cette rela-
tion s'exprime dans des interactions, dans un processus de sélection ou dans un
contrat social.

Cette défense de Marx conduit à des positions assez surprenantes si l'on songe
aux développements de la pensée d'auteurs mengériens. Ainsi, l'approche préconi-
sée ne semble guère éloignée d'une forme d'individualisme méthodologique enri-
chie : "La sociologie […] doit chercher et trouver la société là ou toute expérience
est seule possible, à savoir dans la conscience individuelle. De ce fait, même la
science sociologique ne peut pas partir d'une totalité mais doit commencer avec
l'individu" (Max Adler, in Bottomore, 1978 p.75). Ce n'est que dans cette perspec-
tive individualiste que le concept de société peut avoir un sens : "En conséquence,
le point de départ pour Marx n'est pas la société qui en elle-même est une abstrac-
tion vide si ce n'est une hypothèse métaphysique" (ibid, p.65) et la "causalité so-
ciale" n'est réalisable "qu'à travers les jugements et les aspirations humains" (ibid.,
p.72). L'effet des tarifs douaniers par exemple ne peut s'interpréter uniquement
comme la relation mécanique entre deux variables, mais ne peut que faire intervenir
les motivations des individus (socialisés). Ainsi Max Adler apparaît plus éloigné de
l'universalisme d'Othmar Spann que de l'individualisme des mengériens. Cela sem-
blerait, finalement, donner raison à Spann qui, dans sa vaste fresque de l'histoire de
la pensée économique, opposant universalistes et individualistes, rangeait Marx
parmi les individualistes comme nous le montre Jean-Jacques Gislain.

16
Les économistes autrichiens (1870-1940)

Il est alors assez logique que l'on soit conduit, chez Max Adler, à un rappro-
chement avec la sociologie wébérienne. La sociologie, accepte Adler, est une
science interprétative (p.70) mais encore faut-il préciser les contours d'une notion
acceptable d'interprétation car le sens que lui donne Weber est trop proche de la
psychologie. Il est nécessaire de montrer que "l'association sociale est déjà trans-
cendentalement donnée comme catégorie de connaissance de la conscience [car]
[t]oute compréhension repose sur ce caractère transcendantal social de la cons-
cience " (p.70). Max Adler s'appuie donc sur Kant pour reprendre Weber à travers
une critique du concept d'interprétation, comme Alfred Schütz utilisera plus tard
Husserl pour reformuler le concept de sens subjectif de Weber, afin de rendre ac-
ceptable sa méthodologie aux mengériens.

Sans doute l'ensemble de la pensée de Max Adler n'est-elle pas reprise par tous
les austromarxistes. Elle témoigne bien, cependant, de la volonté d'approfondir
l'analyse du comportement individuel et d'en faire un élément central. On peut dès
lors comprendre pourquoi on a pu soutenir que les freudo-marxistes (Wilhem Reich
[1897-1957], Otto Fenichel [1897-1946], Siegfried Bernfeld [1892-1953]) sont is-
sus des milieux austromarxistes (Glaser, 1982, p .28).

L'attention portée aux processus cognitifs et la réflexion sur les effets qu'ils ont
sur l'analyse de l'économie et de la société, constituent bien des caractéristiques qui
rapprochent, plus qu'on ne pouvait le penser, mengériens et marxistes. Même la di-
mension sociale de l'action individuelle est interrogée par les mengériens, comme
nous l'avons vu dans le cas de Menger et Wieser. Plus généralement, l'hostilité au
psychologisme, présente dans les deux courants, témoigne de la volonté de déve-
lopper une analyse des processus cognitifs à partir des problématiques propres aux
sciences sociales et non comme une simple application des découvertes de la psy-
chologie théorique.

3. Les changements de la production dans une économie monétaire

Au-delà des rapprochements possibles sur la méthode ou sur la prise en compte


des processus cognitifs, mengériens et marxistes développent des représentations du
système économique qui, malgré leurs différences, comportent certaines similitu-
des. Entreprendre, de manière systématique, un tel rapprochement nous conduirait à
sortir des limites de cette présentation. Aussi nous contenterons-nous, ici, d'évoquer
les éléments qui se trouvent en écho avec les articles présentés dans ce numéro. Les
Autrichiens développent une représentation du système économique fondée sur la
logique de la structure de production d'une économie monétaire, et ils présentent les
déséquilibres en relation avec les changements de cette structure et avec la monnaie
de crédit.

17
Stéphane Longuet

3.1. Monnaie et production

La relation entre monnaie et production est un élément essentiel des deux types
de représentation de l'économie.

Si l'analyse économique a bien souvent négligé la monnaie, analysant tout


d'abord le troc ou plus généralement une économie réelle avant d'introduire la mon-
naie, les Autrichiens soulignent le caractère monétaire de l'économie : la monnaie,
chez eux, est une institution centrale, ce qui interdit de penser l'économie de marché
ou l'économie capitaliste indépendamment de la monnaie. Sans doute certains men-
gériens partagent-ils avec certains marxistes une conception de la monnaie mar-
chandise qui sera dénoncée par Schumpeter par exemple. Comme le montre Odile
Lakomski, Schumpeter a voulu développer une analyse de la monnaie s'opposant à
la fois à la monnaie marchandise de Menger (et de Marx) et à la monnaie création
de la loi de Knapp. Il l'a conçue comme une institution dont la fonction est d'enre-
gistrer et de comptabiliser les transactions. Cependant, même chez les auteurs qui se
réfèrent à la monnaie marchandise, celle-ci apparaît comme une institution. Elle est
bien, par exemple, l'expression de ce que Menger appelle une institution organique,
c'est-à-dire une institution formée à travers l'interaction des individus et en dehors
de tout projet conscient. Elle l'est aussi chez Wieser, qui souhaite dépasser l'appro-
che individualiste de Menger en montrant que la monnaie devient une institution
lorsque les innovations effectuées par les "élites" sont imitées par les "masses". Au-
delà d'une opposition entre monnaie marchandise et monnaie institution, on se
trouve plutôt face à des approches différentes des institutions, de leur formation et
de leur fonction.

Il n'en demeure pas moins que, pour tous les auteurs, la monnaie apparaît cen-
trale. Elle est indissociable du marché chez Wieser par exemple car la monétarisa-
tion de l'économie conduit à la disparition de l'individu "autosuffisant" et, en
conséquence, au recours accru au marché, d'abord pour obtenir les biens désirés, en-
suite pour acquérir un revenu monétaire. On ne peut alors comprendre le fonction-
nement et la dynamique du capitalisme sans prendre en compte la monnaie.

La monnaie a ainsi nécessairement un effet sur les processus économiques de


production, d'échange et de répartition. En d'autres termes, la monnaie ne saurait
être neutre, et la volonté de certains mengériens, et en particulier de Hayek, d'assi-
gner à la politique monétaire un objectif de neutralité ne doit pas tromper. Dans
l'ouvrage même où il préconisait un tel objectif (Hayek, 1931), Hayek soulignait les
difficultés de sa réalisation. Aussi n'est-il guère étonnant de trouver, en 1941, l'af-
firmation claire selon laquelle "La monnaie n'est bien sûr jamais neutre […], elle
exerce toujours une certaine influence positive sur le cours des événements"
(Hayek, The Pure Theory of Capital, 1941, p.407).

18
Les économistes autrichiens (1870-1940)

La monnaie, bien que centrale, ne fournit pas à elle seule une représentation
complète du système économique. Wieser met sur la voie lorsqu'il s'interroge sur ce
qui fait "l'unité" de l'économie. C'est pour lui la production, et, sans doute, l'ensem-
ble des Autrichiens, mengériens ou marxistes, se reconnaîtrait dans une telle posi-
tion. Avec des différences importantes selon les auteurs, tous vont s'attacher à
étudier la structure de la production. Les marxistes s'appuient sur un modèle bisec-
toriel pour étudier les relations entre la section qui produit des biens de consomma-
tion et celle qui produit des biens de production. Comme le souligne Christian
Tutin, cette approche en sections productives fera place, à partir des années 30, à un
modèle agrégé.

Du côté des post-mengériens, la théorie du capital de Böhm-Bawerk, malgré la


violente critique de Menger, apparaîtra pendant longtemps comme le fondement de
la théorie de la production. Jacques Ravix montre à la fois en quoi la théorie de
Böhm-Bawerk suit les enseignements de Menger et en quoi elle en est affaiblie, en
essayant de concilier une approche réaliste de la production et la théorie de la va-
leur.

Or cette théorie conduit à penser l'appareil productif en termes de période de


production. Si, chez les marxistes, le changement de structure se présente sous la
forme d'une modification des relations entre les sections productives, il se manifeste
chez les post-mengériens comme un allongement ou un raccourcissement de la pé-
riode moyenne de production. Dans les deux cas, le changement économique est in-
dissociable de l'analyse de la structure d'un capital non malléable pour reprendre
l'expression de Chr. Tutin. On peut en effet mettre en rapport l'insistance d'Hilfer-
ding sur les limites de l'ajustement économique provoqué par le capital fixe, et l'ac-
cent mis par Böhm-Bawerk sur les relations de complémentarité et sur la spécificité
de nombreux biens de production. Dans les deux cas, les limites de l'ajustement sont
bien liées aux caractéristiques même du système productif.

3.2. Déséquilibres et crises

On peut dès lors concevoir que des rapprochements puissent être effectués sur
les analyses des déséquilibres économiques et en particulier des crises.

Les auteurs en effet en viennent tous à mettre l'accent sur la monnaie de crédit.
Le déséquilibre qu'elle provoque n'est pas nécessairement négatif comme le révèle
la théorie de Schumpeter. C'est la monnaie de crédit qui, en facilitant les innova-
tions mises en œuvre par l'entrepreneur, permet de sortir du circuit stationnaire et
d'engager l'économie dans le développement. Chez Hilferding, le rôle du crédit est
fondamental et ambivalent. Il facilite l'accumulation du capital en desserrant la
contrainte de la monnaie or. En cela Hilferding préfigure non seulement Schumpe-
ter mais aussi le Hayek de Monetary Theory of the Trade Cycle (1929). Ensuite, il
est aussi un des éléments de la crise en favorisant la production sans doute, mais

19
Stéphane Longuet

aussi les marchés financiers. La monnaie de crédit est à la fois un facteur de déve-
loppement et une source d'instabilité. Elle est bien la "monnaie spécifique du capita-
lisme" (Christian Palloix). C'est pourtant sur le seul aspect déstabilisant
qu'insisteront Mises et Hayek (1931) dans des analyses qui cherchent à montrer l'ef-
fet néfaste de l'élasticité de l'offre de monnaie.

Les Autrichiens, en outre, en viennent à souligner l'importance de la différence


de taux de profit, ce qui renvoie, plus ou moins explicitement selon les auteurs, à la
prise en compte de la variation des prix relatifs. Hilferding, par exemple, considère
les transferts de capitaux et analyse les changements de taux de profit et de prix re-
latifs (Chr. Tutin). Cette prise en compte des prix s'associe à une analyse des chan-
gements des formes de la concurrence et, en particulier, de la monopolisation,
essentielle pour comprendre le maintien de la différenciation des taux de profit
(Chr. Palloix). La critique de Rosa Luxemburg par Otto Bauer, comme le montre
Michel Rosier, contient une critique implicite qui concerne l'absence de prise en
compte des transferts de capitaux. Cette absence renvoie, chez elle, à l'hypothèse
d'uniformité du taux de profit, laquelle à son tour s'appuie sur l'évacuation des effets
des prix. Pourtant, même si la prise en considération des transferts de capitaux sem-
ble l'appeler, l'étude des prix est encore inexistante chez Bauer.

Insistance sur les différences de rentabilité entre secteurs, changement de la


structure de production et analyse des modifications des formes de la concurrence
sont autant de traits présents chez les austromarxistes, qui sont aussi des caractéris-
tiques bien connues de l'analyse des post-mengériens.

On pourrait, dès lors, confronter deux à deux des auteurs de traditions différen-
tes en ce qui concerne l'analyse des mouvements du capitalisme.

Hayek et Hilferding, tout d'abord, se retrouvent dans la conviction d'un retour-


nement inévitable du cycle, fondée sur le lien entre dynamique du crédit et change-
ment de la structure productive. Chez les deux auteurs, la crise est bien le propre
d'une économie monétaire. Dans les deux cas, la crise est liée à une surproduction
des moyens de production et, de la même manière qu'Hilferding rejette les analyses
sous-consommationnistes de Kautsky, Hayek condamnera le sous-
consommationnisme de Foster et Catchings dans les années 30. Chacune des deux
analyses se heurte à des limites qui lui sont propres. La théorie de Hilferding par
exemple peut se voir reprocher un niveau de généralité insuffisant dans la mesure
où elle repose sur les difficultés liées au capital fixe (cf. Chr.Tutin). Il en est de
même de la théorie de Hayek : sa polémique avec Knight, au début des années 30,
malgré la critique, par Hayek, de la notion de période moyenne de production, ré-
vèle les insuffisances de la théorie "autrichienne" du capital et, en particulier, les
difficultés qu'elle rencontre pour offrir une théorie générale du système productif
(S. Longuet).

20
Les économistes autrichiens (1870-1940)

Otto Bauer et Schumpeter, ensuite, partagent la conviction que le capitalisme


est économiquement viable mais néanmoins menacé. Pour Schumpeter, le capita-
lisme comme système économique est efficace, dynamique et doté d'une grande ca-
pacité d'adaptation. Schumpeter écarte donc toute idée d'un effondrement du
capitalisme lié à des contradictions économiques internes, même si les conditions
de la production et de l'innovation rendent inévitables les périodes de crises. Dans
cette opposition à l'idée d'un effondrement du capitalisme, Schumpeter se trouve
dans une position comparable à celle qu'avait déjà soutenue Otto Bauer dans le texte
de 1913 qui a été traduit dans ce numéro. Otto Bauer y développe un modèle pour
montrer que l'accumulation s'ajuste nécessairement à la croissance de la population.
Cette croissance joue ainsi, chez lui, le même rôle que l'innovation chez Schumpe-
ter : si l'innovation cesse, l'économie se retrouve dans un circuit stationnaire ; si la
population ne progresse plus, l'accumulation du capital cesse et la reproduction
élargie cède la place à la reproduction simple. Le parallèle ne s'arrête pas là, car les
deux auteurs vont expliquer la menace qui pèse sur le capitalisme par la mise en
cause croissante dont il est l'objet. Chez Schumpeter, c'est le succès même du capi-
talisme qui causera sa perte en permettant une contestation croissante qui sapera,
progressivement, ses fondements institutionnels. Chez Otto Bauer la contestation
viendra des formes que prend le processus par lequel l'accumulation du capital
s'ajuste à la croissance de la population. Ce sont en effet les crises qui permettent de
réaliser cet ajustement et celles-ci provoqueront une indignation croissante qui
convaincra les travailleurs de la contradiction existante entre leurs intérêts et ceux
du capitalisme.

Il semble bien qu'une confrontation fructueuse puisse être opérée entre les ap-
proches mengérienne et austromarxiste, confrontation susceptible de renouveler les
interprétations des auteurs. Les thèmes que nous avons évoqués ici ne sont, bien
sûr, pas exhaustifs, et nous aurions tout aussi bien pu, par exemple, étudier la façon
dont s'articulent processus économiques et institutions ou comparer les approches
mengérienne et austromarxiste avec certains aspects du courant keynésien ou avec
les analyses contemporaines évolutionnistes et institutionnalistes.

La conviction que les économistes autrichiens de cette période n'avaient pas


comme seul point commun leur origine géographique et qu'il fallait aller au-delà
d'un clivage selon la théorie de la valeur ou selon les choix politiques, a été à l'ori-
gine de l'organisation de journées d'étude qui se sont tenues à Amiens, il y a quel-
ques années maintenant9.

Ces journées sont aujourd'hui associées à la mémoire de Michel Rosier. Michel


les a coorganisées et animées avec la rigueur, l'humour et l'énergie qui ne le quit-
taient jamais. Il a ainsi permis que s'établisse cet environnement à la fois studieux,

9. Ces journées ont pu se tenir grâce aux financements des Universités de Picardie et de Paris VIII.

21
Stéphane Longuet

mais aussi convivial et cordial, qui reste dans le souvenir des participants. Il souhai-
tait voir aboutir cette publication. Elle lui est dédiée.

Ce numéro est malheureusement lié à une seconde disparition, celle d'Hélène


Bustos. Jeune doctorante brillante et cultivée, passionnée par la recherche en his-
toire de la pensée économique, elle a traduit la première version du texte de Jack
Birner que l'on trouvera dans ce numéro. C'est l'occasion ici, au nom de tous ceux
qui l'ont connue et appréciée à l'université d'Amiens, de lui rendre un nouvel hom-
mage.

22
Les économistes autrichiens (1870-1940)

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