You are on page 1of 15

Cahiers de l'Association

internationale des études


francaises

Du roman policier au roman de l'homme : "La Nuit du carrefour" de


Georges Simenon
André Vanoncini

Citer ce document / Cite this document :

Vanoncini André. Du roman policier au roman de l'homme : "La Nuit du carrefour" de Georges Simenon. In: Cahiers de
l'Association internationale des études francaises, 1988, n°40. pp. 183-196;

doi : https://doi.org/10.3406/caief.1988.1687

https://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1988_num_40_1_1687

Fichier pdf généré le 21/04/2018


DU ROMAN POLICIER
AU ROMAN DE L'HOMME :
LA NUIT DU CARREFOUR
DE GEORGES SIMENON

Communication de M. André VANONCINI

(Bâle)

au XXXIXe Congrès de l'Association, le 22 juillet 1987

Les soixante-seize enquêtes de Maigret que Georges


Simenon a conçues entre 1931 et 1972 constituent
aujourd'hui une des pièces maîtresse de la littérature
policière du XXe siècle. Aussi les études consacrées à ce
genre, les histoires littéraires et les anthologies font-elles
un sort assez digne à l'épopée du commissaire Maigret.
Et pourtant, tous ces ouvrages semblent comme
embarrassés de devoir implanter Simenon dans une tradition
alalnt d'Edgar Poe à Didier Daeninckx en passant par
Conan Doyle, Agatha Christie ou Dashiel Hammett (1).
Insistant sur son originalité, ils ne peuvent l'appréhender
ni comme un continuateur ni comme un fondateur,
bienque le premier M a/greiparaisse au moment-charnière
où s'essouffle le « roman à énigme » à l'anglaise et où
prend son essor le « roman noir » à l'américaine. Ainsi
lisons-nous sous la plume de Boileau-Narcejac : «
[Simenon] ne peut être compté parmi les auteurs policiers.

(1) Je me borne ici à rappeler la biographie du roman policier présentée


dans Littérature, 49, 1983.
184 ANDRÉ VANONCINI

C'est uniquement à la faveur d'un malentendu que Maigret


est considéré comme un des plus grands parmi les
détectives. [...] Maigret est issu de Balzac, pas d'E. Poe » (2).

Sans doute, cette affirmation tranchée s'explique-t-elle


parce que ses auteurs sont particulièrement sensibles au
fait que l'enquête policière de Maigret progresse à chaque
fois en pénétrant une ambiance socio-culturelle et, surtout,
en scrutant les profondeurs de l'âme humaine (3). Il n'en
demeure pas moins que les « polars » de Simenon sont
d'authentiques représentants du genre, et, plus précisément,
d'un type de roman à énigme évolué, étant donné que
l'intuition et l'improvisation tâtonnantes de Maigret ne
sauraient dissimuler l'infaillible logique deductive qui le
conduit du meurtre énigmatique à l'auteur du crime (4).
Comment expliquer alors l'originalité de l'apport
simenonien ?

Parmi les nombreuses réponses que cette interrogation


a suscitées, nous en citerons deux qui, dans une certaine
mesure, se font écho.

Jacques Dubois étudie le phénomène des interactions


entre le texte simenonien en tant que policier nourri de
substances nobles (5) et un public friand de ce menu. Il
déduit de ses observations que Simenon a réussi à créer
un « roman moyen » assez fidèle à la traditionnelle enquête
sur un crime pour attirer le lecteur en mal de suspense
divertissant, assez indexé sur quelques représentants
prestigieux du roman de la destinée (6) pour faire vibrer

(2) Dans Le Roman Policier, Petite Bibliothèque Payot, 1964, p. 144.


(3) Ibid., p. 141-44. C'est là une caractéristique du roman simenonien, policier
ou autre, maintes fois mis en évidence.
(4) Cf. à ce sujet Jules Bedner, « Simenon et Maigret » dans Simenon,
Lausanne, l'Age d'Homme, 1980, « Cistre Essais », p. 118.
(5) Dans « Statut littéraire et position de classe », Lire Simenon, Fernand
Nathan/ Editions Labor, 1980, « Dossiers Média ».
(6) Dubois cite à ce sujet les noms de Dostoïevski et de Mauriac, ibid.,
p. 32.
SIMENON, DU ROMAN POLICIER AU ROMAN DE L'HOMME 185

la corde littéraire des amateurs. Jean Fabre, pour sa part,


tout en partageant les ambitions socio-critiques de Dubois,
élargit le champ de recherche en s'intéressant aussi à la
fonction stratégique qu'exercent les Maigret dans la genèse
de l'œuvre de Simenon. Fabre distingue les romans
« durs », valorisés par l'auteur lui-même, des romans
policiers en révélant, dans ces derniers, l'emploi répétitif
d'un scénario sécurisant qui s'exprime par la remise en
ordre d'un univers psycho-social allant vers sa dissolution.
Il écrit notamment : « Dans les deux cas [roman « dur »
et roman policier], un réseau heuristique, le
questionnement du héros ; une quête ou une enquête. Mais dans
l'un des ensembles, l'heuristique porte sur les autres (le
crime et le criminel) et se clôt favorablement, dans l'autre
elle porte sur soi-même et reste tragiquement ouverte.
D'un côté la vie brute avec ses brouillages, ses
contradictions enracinées dans l'instinctif, voire le pathologique,
l'angoisse à nu de l'homme se posant justement la question
de sa nudité et de sa place dans le monde. De l'autre, un
texte policier faisant intervenir malgré les apparences des
éléments intellectuels, sournoisement organisateurs et
complétés ailleurs par une infaillibilité affective » (7). Fabre
dégage ici, avec sa pénétration coutumière, une des pierres
de touche de l'édifice simenonien. Il signale toute
l'importance que prend, par le biais de l'écriture policière, la
tentative de restituer un pouvoir de reconnaissance et de
mise en forme logique au milieu d'une humanité sans prise
réelle sur la dynamique psychique et sociale qui l'emporte.

Or, ce pouvoir, ce sont évidemment l'intelligence, mais


surtout aussi les perceptions sensorielles et, en particulier,
le regard de Maigret qui le traduisent. Et c'est là une
raison suffisante pour le critique désireux d'appréhender
le monde révélé par les enquêtes policières d'adopter la

(7) Dans Enquête sur un enquêteur. Un essai de sociocritique, coll. « Etudes


sociocritiques », Publications du Centre d'Etudes et de Recherches Sociocritiques,
CROS, 1981, p. 129.
186 ANDRÉ VANONCINI

perspective et de suivre la démarche du commissaire (8).


Celui-ci, en fait, est régulièrement incité à deux
investissements le plus souvent parallèles : il doit comprendre
une constellation de personnages et structurer un espace.
C'est très exactement le travail qui s'accomplit dans La
Nuit du carrefour (9) et que nous prendrons à notre
compte tout en essayant de rendre explicite par le méta-
langage critique le sens implicite que véhiculent les
perceptions de Maigret.

Nous commencerons cette analyse en étudiant les


personnages principaux (10) de La Nuit du carrefour par le
biais de leur caractérisation directe (portraits) et indirecte
(comportement, commentaires d'observateurs, fonction
relationnelle) (11).
Cari Andersen, ressortissant danois suspecté d'avoir
assassiné un diamantaire anversois, impressionne les
policiers par sa « résistance physique [et] morale » (p. 9)
ainsi que par « son élégance d'aristocrate » (p. 10). Ces
qualités ne se démentent pas tout au long du roman, bien
qu'elles soient mises à rude épreuve. Cari ne subit pas
seulement avec dignité les humiliations infligées par les
inspecteurs lors de l'interrogatoire initial, il oppose surtout
un stoïcisme héroïque aux terribles agressions qui mutilent
son corps. Déjà défiguré par un œil de verre, il est à
deux reprises blessé par balles, l'une se logeant au

(8) Ce n'est toutefois pas la seule raison. Jean Fabre montre bien que Maigret
possède un statut exceptionnel à tous les niveaux, narratif, sociologique,
psycho-biographique, etc., de manière à occuper la fonction de Dieu le père
(Ibid., p. 10-80, 119-33, 175-84).
(9) Publié chez Fayard en 1931. Toutes les citations renvoient à l'édition
Presses Pocket parue en 1976. Un résumé du roman se trouve dans L'Univers
de Simenon, Presses de la Cité, 1983, p. 267.
(10) II s'agit de Cari et Else Andersen, d'Oscar, et de Michonnet. Nous ne
nous arrêterons ni aux épouses de Michonnet et d'Oscar, ni aux truands Jojo
et Guido Ferrari.
(11) Ces concepts méthodologiques sont en partie empruntés à B. Valette,
auteur de l'article personnage dans Le Dictionnaire des littératures de langue
française, Bordas, 1984.
SIMENON, DU ROMAN POLICIER AU ROMAN DE L'HOMME 187

niveau des reins (p. 108), l'autre déformant irréparablement


son épaule (p. 108 et 183). Cari parvient, cependant à
dominer la souffrance grâce à l'intensité des sentiments
qu'il éprouve pour sa partenaire, Else. Il apparaît, en effet,
comme un monomaniaque dont l'investissement affectif
se porte exclusivement sur la femme élue. D'une jalousie
maladive, il enferme Else pour la dérober au regard d'au-
trui. Cari n'incarne donc pas seulement l'obstination et
la permanence en confirmant héroïquement les vertus
initialement annoncées, il porte aussi tous les indices de
l'exclusion sociale tels que son œil de verre — perçu
comme répugnant par ses interlocuteurs — , son
inadaptation à l'environnement rural français et son incapacité
à communiquer avec les hommes.
Else, tout en partageant une série de caractéristiques
avec son partenaire, leur assigne une fonction différente.
Ainsi est-elle « aussi grande que Cari » (p. 32), mais au
lieu de se figer dans la même raideur, elle inscrit son
corps dans un jeu de scène qui exprime majesté, souplesse
animale et langueur erotique. Possédant une physionomie
et une morphologie de type nordique comme Cari, elle
n'en exploite pas la connotation de détachement et de
rigueur, mais en libère les potentialités séductrices (p. 31-
38). Toutefois, c'est surtout l'agression du corps que les
deux personnages enregistrent différemment. Cari expose
ses blessures sous la forme de mutilations indélébiles de
son intégrité physique (12) ; Else, en revanche, ne garde
de la blessure que le souvenir d'une petite cicatrice qui
entaille le sein droit (p. 98) et, victime d'un
empoisonnement, elle parvient à évacuer presque complètement les
traces de l'agression. Dans un onirisme tout baroque (13),

(12) On lit p. 135 : « Ce qui semblait l'absorber le plus, c'était son physique,
les traces que les événements pourraient laisser sur son aspect extérieur ».
(13) Demouzon, qui rend hommage à Simenon dans la préface d\me réédition
du Pendu de Saint-Pholien (Nathan, Ed. « Labor »), a dû être frappé par la
même caractéristique : « II y a [dans Le Pendu] des lieux maigres comme des
feuilles de décor, avec leurs précisions presque absurdes, comme dans ces rêves
dont on devine qu'ils ne révéleront qu'un tout petit peu de ce qu'ils ont à dire
(mais c'est cela qui compte) » (p. 8-9).
188 ANDRÉ VANONCINI

Simenon ne laisse subsister du vomissement salvateur que


« quelques gouttes [qui] perlaient sur le peignoir » (p. 105).
Il est significatif que la seule diminution de sa prestance
physique n'atteigne pas Else dans son corps mais s'arrête
au décor vestimentaire, au moment où Maigret la retire
d'un puits « sale, avec sa robe de velours noir couverte
de grandes plaques de mousse verdâtre » (p. 142).
Contrairement à Cari, désireux de s'écarter de ses
semblables mais d'autant plus en butte à leurs violences, Else
peut s'exposer sans vraiment pâtir des agressions qu'elle
subit. C'est qu'elle est placée sous le signe de la mobilité
et de l'ambivalence. Personnage de la présence/ absence,
elle ne se donne à voir que par fragments, en brouillant
toutes les pistes qui s'amorcent : nue sous son peignoir,
elle n'offre au regard que des parcelles de chair brillante
encadrées par les pans d'étoffe savamment disposés (p.
62-70, 97-100). Apparemment claustrée dans sa chambre
et réservée à l'affection du seul Cari, elle dispose en fait
d'une clef qui lui permet de se lancer à la conquête des
habitants masculins du carrefour.
Restent à situer le garagiste Oscar et l'agent d'assurances
Michonnet. Le premier possède comme Cari les attributs
de la permanence, que ce soit par sa trajectoire morale
ou par son apparence physique. A la différence de
l'aristocrate, il fait preuve tout au long du roman d'une cra-
pulerie joviale et surtout d'une santé physique
indestructible : ancien boxeur, il affiche la figure sereine du vétéran
endurci sous une pluie de coups adverses (p. 26). Quant
à Michonnet, il est le personnage le moins solide, en proie
aux forces centrifuges de ses ambitions sociales et
amoureuses et ainsi condamné à une progressive déchéance
physique et morale. De manière logique, il n'atteint sa
pleine dimension symbolique qu'au moment de mimer sa
présence derrière la fenêtre de son appartement par un
balai posé dans un fauteuil Voltaire (p. 129) (14).

(14) Nous remercions Hélène Baessler d'avoir signalé cet élément dans le
cadre d'un cours que nous avons pu consacrer à Simenon à l'Université de
Berne.
SIMENON, DU ROMAN POLICIER AU ROMAN DE L'HOMME 189

Or il est possible de découvrir sous ces quatre caracté-


risations différentes une figure structurale simple :
Michonnet, entièrement manipulé par la bande à Oscar,
apparaît comme un dominé. Oscar, à l'autre extrême,
exprime son pouvoir dominant en tant que chef des
truands et amant passager d'Else. Cari, apparemment
maître du sort d'Else, en devient en fait la victime : il est
un dominant/ dominé. A l'inverse, Else, feignant la
soumission à Cari se révèle la maîtresse d'un jeu de tromperie
et de séduction : elle est une dominée/ dominante.

Ce modèle de base se retrouve, sous des formes très


variables, mais, toujours reconnaissables, dans la grande
majorité des Maigret. Ayant eu l'occasion d'y consacrer
une analyse plus approfondie dans une autre contribution
(15), nous ne le développerons pas davantage dans le cadre
de cette étude. Néanmoins nous jugeons utile de le citer
puisqu'il met en évidence le rôle stratégique joué par Else :
victime apparente mais manipulatrice réelle, celle-ci
exploite toute la gamme des comportements possibles,
non sans troubler d'ailleurs Maigret par l'imprévisibilité
de ses réactions. Par son ambiguïté et sa disponibilité,
elle se distingue radicalement de Cari dont les
caractéristiques initialement annoncées ne font que se confirmer
par un procédé d'intensification. Il faut souligner aussi
qu'Else occupe de loin le plus grand espace textuel. Enfin,
elle est bien le pôle autour duquel gravitent tous les
habitants du carrefour, au point de faire de la révélation de
son mystère le véritable défi lancé à Maigret, bien plus
poignant que la quête du meurtrier (16). Attirant, absor-

(15) Cf. « Narratologie et herméneutique : le roman policier de Simenon au


carrefour de la critique », communication présentée au Colloque « Narratologie
et herméneutique », organisé par C. Neutjens, L. Herman, F. Schuerewegen, le
14 avril 1987 à l'Université d'Anvers.
(16) Guido Ferrari, l'assassin du couple anversois des Goldberg et agresseur
de Cari, n'est qu'un fantoche apparaissant en fin de roman pour les besoins
d'une intrigue complète.
190 ANDRÉ VANONCINI

bant, rejetant à tour de rôle les hommes qui passent, elle


fait pendant au lieu de l'embranchement routier qui ne
permet que l'arrêt rapide et les rencontres furtives. Elle
apparaît comme une résurgence d'Hécate, déesse qui
préside aux carrefours où se rencontrent trois chemins
(17). Georges Dumézil écrit à propos d'Hécate qu'elle est
chez elle partout, sur la terre, la mer, dans le ciel et dans
l'Hadès, « déesse du multiple par excellence [...],
indépendante, sans engagement, comme le voyageur devant
une de ces trifurcations qu'elle patronne » (18). Or, comme
Hécate réunit, à l'origine du moins, les trois fonctions du
sacré, de la force guerrière et de la fécondité, Else allie
mystère et noblesse, brutalité criminelle et volupté (19).
Et c'est sans doute là une des raisons pour lesquelles
Maigret, autre représentant des trois fonctions (20),
éprouve une si forte attirance pour ce personnage.

(17) Le carrefour qui nous intéresse est une trifurcation en ce sens qu'il se
situe à la rencontre de la route nationale de Paris à Orléans (à la sortie d'Ar-
pajon) et de la route d'Avrainville ; la quatrième branche n'est pas mentionnée,
alors qu'en fait, il s'agit de la route de Boissy. Cette donnée nous a été
communiquée par Jean-Pierre Chambon que nous voudrions remercier des
suggestions dont il nous a fait bénéficier.
(18) Dans L'Oubli de l'homme et l'honneur des Dieux, Gallimard, 1985,
« Bibliothèque des sciences humaines », p. 89-90.
(19) Les différents aspects que revêtent les trois fonctions sont présentés
sous une forme à la fois serrée et nuancée par G. Dumézil dans L Idéologie
tripartie des Indo-Européens. Collection Latomus, vol. XXXI, Bruxelles, ,
p. 18-19. Par ailleurs, le dévoilement des véritables origines d'Else, qui n'est
pas la descente de châtelains danois mais une ancienne prostituée hambourgeoise,
s'il produit le démenti d'une identité de surface, confirme en revanche les
fonctions mythologiques profondes du personnage. Il suffit d'évoquer à ce sujet la
déesse germanique *Friyyo, a la fois reine et prostituée. (Exemple cité par Joël
H. Grisward, Archéologie de l'épopée médiévale, Payot, 1981, p. 245).
(20) Grisward, dans « Dumézil, Les 4 As et Le Petit Nicolas » écrit : « Dumézil
a renvoyé, avec un malicieux clin d'œil, à des faits divers tirés de la presse
quotidienne, à « ces cas où l'actualité envoie un écho moqueur aux vieux
auteurs de mythes et de légendes ». Dans un ordre d'idées voisin, la littérature
enfantine d'aujourd'hui tend un miroir ironique aux chasseurs de triades
fonctionnelles. » Dans Le Magazine littéraire, n° , 1986, p. 35. Nous nous
permettons de rattacher à cette série le roman policier de Simenon.
SIMENON, DU ROMAN POLICIER AU ROMAN DE L'HOMME 191

C'est que la trinité fonctionnelle propre à Else ne la


fait pas seulement apparaître comme le personnage pivot
d'une bande de truands, elle fournit aussi le symbolisme
numéral magique par le biais duquel Maigret pourra
progressivement maîtriser l'espace du crime (21). Le
carrefour, en effet, se présente comme une trifurcation inscrite
dans un triangle ayant à ses pointes la villa Michonnet,
la maison des Trois Veuves (demeure du couple Andersen)
et le garage d'Oscar. Le faux-semblant, l'aliénation et la
mort sont les connotations propres à ce triangle : les
maisons du carrefour sont toutes marquées au sceau de
l'ambiguïté et de l'étrangeté. D'un côté farouchement
isolées les unes des autres, elles forment de l'autre côté une
figure triangulaire sous-tendue par de nombreux liens de
collaboration entre leurs habitants. De plus, chacune des
maisons se place sous le signe de l'équivoque. La villa
Michonnet affiche une prétention petite-bourgeoise
déplacée en milieu rural. La maison des Trois Veuves est
un véritable tissu d'incohérences : inscrite dans une
tradition campagnarde, ses anciennes propriétaires l'avaient
coupée de son milieu naturel. Quant aux successeurs des
trois veuves, ils sont parachutés dans cet endroit comme
des étrangers, aristocrates de surcroît, et totalement

(21) Dans La Nuit du carrefour, le nombre trois, (trente, trois cents), désigne
avec une régularité obsessionnelle des séries et différentes unités de mesure
spatiales et temporelles : Trois péniches (p. 7) ; le carrefour des Trois- Veuves à
trois kilomètres d'Arpajon où habite le couple Andersen arrivé en France il y
a trois ans (p. 1 1/ 12) ; le rayon d'action de Michonnet est de trente kilomètres
(p. 17) ; le trajet en taxi coûte trois cents francs (p. 20) ; les trois maisons du
carrefour (p. 21) ; une valise est projetée à trois mètres (p. 23) ; la troisième
pompe (p. 47) ; trente litres (p. 48) ; ils parcourent trois fois la même distance
(p. 48) ; trente mètres (p. 57) ; trois voitures sombres (p. 58) ; un parc de trois
hectares (p. 64) ; trois groupes, trois camps (p. 69) ; vers trois heures (p. 72) ;
une torpédo roule à trente à l'heure (p. 121) ; trois types (p. 124) ; trois heures
du matin (p. 125) ; trois postes (p. 129) ; Ferrari commet trois crimes (p. 174,
178) ; l'affaire des trois fautes (p. 181) ; Else écope d'une peine de trois ans (p.
183) ; Maigret rencontre Cari trois mois plus tard (p. 183). Nous remercions
Marie-Françoise Piller de nous avoir fourni une partie de ces données.
192 ANDRÉ VANONCINI

incapables de faire valoir la vocation rurale de leur


habitation. L'intérieur de la maison, d'une hétérogénéité
inquiétante, trouve son expression la plus forte dans la
chambre d'Else qui apparaît comme une oasis de luxe
urbain au fin fond de la province française. Le garage,
sans doute la bâtisse la plus fragile, la plus détonnante
par rapport à la solidité (extérieure) de la maison des
Trois Veuves et des fermes voisines, « en carreaux de
plâtre, édifié rapidement dans la fièvre des affaires »
(p. 21), symbolise l'emprise de la civilisation industrielle
sur le monde ancestral : en ce sens il est une simple
excroissance de l'univers de la route.

Ces quelques exemples doivent suffire pour illustrer


l'insistance avec laquelle Simenon exploite le thème du
déracinement des êtres par transplantation dans un
nouveau milieu ethnique, géographique ou social (22). Au
regard de cette conception socio-topologique, on comprend
aussi les clivages qu'il introduit dans la description des
espaces non-construits. La campagne, immense, silencieuse
et immobile, peuplée d'habitants archaïques, revêt pour
Maigret l'aspect d'une éternité indifférente, aussi vierge
de problèmes à résoudre que de réponses à trouver. La
route, en revanche, l'introduit dans le triangle du crime
(23). Cordon ombilical auquel se rattache le carrefour,
elle représente le vecteur du dynamisme de la migration,
de la communication et de la progression vers un but par
opposition à l'espace voisin de la sédentarité, de l'isolement
et de l'atemporalité. Elle rappelle en ceci l'univers des
canaux et des péniches, extrêmement fréquents dans les

(22) J. Fabre distingue à ce sujet les concepts d'« extranéité », d'« étrangérité »
et d'« étrangeté » (Op. cit., p. 112). Il définit ainsi un des axes fondateurs de
l'univers simenonien. Nous en parlons nous-même plus longuement dans l'article
cité ci-dessus.
(23) A noter que Maigret renonce au dernier moment à prendre le train
pour monter à bord d'un taxi qui le conduira au carrefour (p. 20).
SIMENON, DU ROMAN POLICIER AU ROMAN DE L'HOMME 193

Maigret, de même que le garage et Oscar tiennent le rôle


du barrage et de son éclusier (24). Mais la route se
distingue de l'univers fluvial par son indexation forte sur un
modèle technique nouveau (25). La machine y devient
bruyante, elle tourne à des vitesses inégales, s'arrête pour
charger du combustible, repart ou s'enfonce telle une flèche
dans la lumière du jour ou dans l'ombre de la nuit. C'est
une circulation de valeurs dégradées et frelatées que
favorise le ruban de la technologie moderne déroulé sur
une campagne encore toute figée dans un passé millénaire.
Les camions, majestueux et puissants comme les péniches
(26), sont en même temps des monstres de ferraille qui
percent la nuit de leurs yeux maléfiques, l'emplissent de
leur vacarme infernal (p. 1 13) et contraignent leur équipage
à une vie bâtarde, suspendue entre l'enracinement terrien
et la mobilité urbaine : « sur le tas de légumes (d'un
camion en route vers les Halles), un homme était couché
et dormait, un convoyeur qui faisait la même route toutes
les nuits, à la même heure » (p. 48). Les mastodontes
d'une civilisation aliénée deviennent ainsi les supports
mêmes d'opérations criminelles car ce sont eux qui
transportent drogue et objets volés.

Aussi l'erreur révélatrice la plus grave, la troisième, bien


évidemment, se produit-elle quand les rois de la route et
du trafic s'égarent dans leur propre jeu de substitutions
et de manipulations : le pompiste, sous les yeux de
Maigret, remet à un chauffeur de camion une roue de rechange
trop petite. Quand le commissaire comprend le sens de
cette incompatibilité, saisit son revolver et tire dans les

(24) Oscar exerce un contrôle permanent sur le « personnel navigant » par


sa connaissance parfaite des véhicules et du bruit de leurs moteurs (p. 27, 47,
73, 76).
(25) Sur le passage d'une civilisation éotechnique à une civilisation
paléotechnique fondée sur le modèle thermodynamique, voir Jacques Noiray, Le
Romancier et la machine, t. I, L'Univers de Zola, Corti, 1981, p. 15.
(26) Les chauffeurs haut perchés saluant le pompiste (p. 47) annoncent les
matelots appelant l'éclusier du haut de leur navire dans Le Port des brumes.
194 ANDRÉ VANONCINI

chambres à air remplies de drogue qui tapissent les murs


du garage, il perce le symbole le plus pur de l'univers de
la route et fait éclater le crime du même coup. C'est à ce
moment que Maigret, dans un soliloque explicatif en style
indirect libre, dégage dans sa totalité le dispositif spatial
et humain qui sous-tend les opérations criminelles (p.
118-19) (27). Une fois démêlé l'écheveau de liens qui se
tissent entre les hommes et l'espace qu'ils occupent,
percevant le carrefour comme une plateforme d'échanges
admirablement orchestrés, il déloge Oscar de son poste
dominant d'éclusier et en fait le conducteur traqué d'une
voiture en fuite et bientôt prise au piège de son propre
univers.

Le même Oscar, qui est peut-être bien chargé d'assurer


un discret commentaire métaromanesque, avait prononcé
au début de l'enquête, face à un Maigret pensif, ces paroles
prophétiques : « Ce qui me passionne, dans cette histoire,
ce sont les bagnoles » (p. 76). Non seulement, il annonce
de la sorte la résolution de l'énigme par l'interprétation
réussie d'une thématique automobile, mais il met aussi le
doigt sur l'invraisemblance ahurissante qui débilite le
montage du meurtre initial. Comment expliquer, en effet,
qu'une bande de tueurs et de receleurs chevronnés se
compliquent la vie en installant la victime assassinée au
volant d'une voiture neuve (celle de Michonnet) ensuite
substituée au vieux tacot de Cari Andersen ? Certes, ils
ont décidé, sous l'impulsion d'Else, d'attirer les soupçons
sur le Danois, à la fois pour se couvrir eux-mêmes et
pour débarrasser leur patronne de son mari encombrant.
Mais la machination demeure trop vulnérable et ne
possède pas assez d'efficacité logique pour avoir pu évacuer
la proposition initiale d'Oscar visant à « jeter le cadavre
dans un fossé, à bonne distance » (p. 170).

(27) Dans de nombreux Maigret, la clef de l'énigme réside dans une bonne
articulation d'une figure spatiale à une problématique humaine.
SIMENON, DU ROMAN POLICIER AU ROMAN DE L'HOMME 195

C'est précisément une telle entorse au vraisemblable


policier qui nous fait comprendre rétrospectivement, après
analyse des relations entre personnage et espace, que La
Nuit du carrefour privilégie la prégnance symbolique et
mythologique de ces éléments constitutifs au détriment
de leur véridicité logique (28). Il suffit d'observer à ce
propos que l'échange de voitures se charge d'une forte
valeur connotative dès qu'on l'inscrit dans l'économie des
rapports entre personnages.
Nous rappellerons à ce sujet que Cari, dominant fragile
vite mué en victime dominée, apparaît comme le parangon
de l'exclusion sociale : rejeté par le noyau dur du clan
criminel, tenu à distance par la bande (29), il reste en
dehors des circuits d'échange, commerciaux et erotiques,
auxquels participent les habitués du carrefour (30). Ne
possédant que sa propre potentialité d'élimination, il se
fait finalement associer aux affaires de la bande pour
assurer la fonction négative du corps à disparaître, du
trop plein à éliminer. Il se voit « offrir » une voiture
toute neuve, mais avec un mort au volant, telle une
invitation à endosser le crime et à rendre la vie en
compensation.
Partant du roman policier, passant par une « histoire
de bagnoles », nous arrivons à un drame humain ou,

(28) Jean Renoir, qui a tiré un film de ce roman, fait tout pour favoriser la
perception sensorielle d'une atmosphère en négligeant l'attention que le spectateur
peut porter à la logique de l'intrigue ou au sens des dialogues. Les fusillades et
autres péripéties n'y prennent que très peu de place et, si on trouve au début
une allusion à Scarface de Howard Hughes, c'est pour avertir le spectateur
qu'il verra une œuvre conçue au rebours du film de gangsters à l'américaine.
Voir à ce sujet Alexander Sesonske, Jean Renoir : The French Films, 1924-1939,
Harvard University Press, 1980, p. 102-11.
(29) II s'agit d'Oscar, plein de mépris pour F« aristo » d'en face (p. 71), de
Jojo, d'Else et de Guido Ferrari. Sur la notion de clan chez Simenon, voir
Jean Fabre, op. cit., et Bernard de Fallois, Simenon, Gallimard, 1961, p. 111
sq. Le clan, fondé sur l'appartenance au milieu, s'élargit en bande après le
recrutement de Michonnet.
(30) Bien des indices nous font croire que Cari, non content de refuser à
Else le bonheur matériel, la prive probablement aussi de la satisfaction sexuelle.
196 ANDRÉ VANONCINI

comme dirait Simenon, au « roman de l'homme » (31).


Mais, inversement, on s'aperçoit que ce dernier, tout
traversé par la dérive existentielle de l'homme absurde,
retrouve son principe de synthèse et de réconfort dans la
puissance du héros policier. Quand Roquentin souhaite
en vain « que les moments de [sa] vie se suivent et
s'ordonnent comme ceux d'une vie qu'on se rappelle [...] »,
Maigret pourrait lui répondre qu'il sait, lui, « attraper le
temps par la queue » (32).

André Vanoncini

(31) Titre d'un bel essai sur le mythe et le roman que Simenon a écrit en
1958. Il figure dans les Œuvres complètes, publiées par les Editions Rencontre,
au premier tome de la première série.
(32) J.P. Sartre, La Nausée, Gallimard, 1938, éd. de poche, p. 63.

You might also like