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COLPORTEURS

DU KOM INTERN
L'Union soviétique
et les minorités au Moyen-Orient

Taline Ter Minassian

P R E S S E S DE S C I E N C E S PO
Catalogage Electre-Bibliographie (avec le concours des Services de documentation de
la FNSP)
Ter Minassian, Taline
Colporteurs du Komintern l’Union soviétique et les minorités au Moyen-Orient. -
Paris : Presses de Sciences Po, 1997
ISBN 2-7246-0733-3
RAMEAU: URSS : relations extérieures : Moyen-Orient : 1900-
1945
Moyen-Orient : relations extérieures ; URSS : 1900-
1945
minorités : Moyen-Orient ; histoire : 1900-1945
DEWEY: 337.5 : Économie internationale. Coopération écono­
mique en Asie
Public concerné : Universitaire

Le photocopilfege tue le livre


Le logo qui figure sur la couverture de ce livre mérite une explication. Son objet est
d’alerter le lecteur sur la menace que représente pour l’avenir de l’écrit, tout particulière­
ment dans le domaine des sciences humaines et sociales, le développement massif du « pho­
tocopillage ».
La loi de 1957 sur la propriété intellectuelle interdit en effet expressément la photocopie
à usage collectif sans autorisation des ayants droit (seule la photocopie à usage privé du
copiste est autorisée). Or, cette pratique s’est généralisée, provoquant une brutale baisse
des ventes, au point que la possibilité même d’éditer correctement ce type d’ouvrages est
aujourd’hui menacée.
Nous rappelons donc que toute reproduction, partielle ou totale, du présent ouvrage est
interdite sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français d’exploitation du droit de
copie (CFC, 3, rue Hautefeuille, 75006 Paris).

Couverture : Emmanuel Le Ngoc


© 1997. PRESSES DE LA FONDATION NATIONALE
DES SCIENCES POLITIQUES
À la mémoire de Waïk

« De tous les négoces, celui des idéologies,.


— qui ignore le client - est le plus domma­
geable, et pour tout le monde, car on s abaisse
soi-même lorsqu’on force les autres à vous imi­
ter. »
Nicolas Bouvier,
Le poisson-scorpion, Paris, Gallimard, 1981.
REM ERCIEM ENTS

Ce livre a pour origine une thèse soutenue à l’Institut


d’études politiques de Paris en 1995. Je tiens à exprimer ma
gratitude à Hélène Carrère d’Encausse, de l’Académie française,
qui a dirigé ce travail avec bienveillance, pendant plusieurs
années. Mes remerciements s’adressent également à Robert
Ilbert, à Gérard Chastagnaret, professeurs à l'Université de Pro­
vence, qui m'ont accueillie à Aix-en-Provence dans le cadre de
l’université, puis dans celui d ’un détachement au CNRS. Je leur
suis particulièrement reconnaissante pour leur patience, leurs
nombreux conseils et les moyens qu’ils ont su mettre à ma
disposition en permettant de me rendre à Erevan (mission de
l’IEP), puis à Moscou (allocation « aires culturelles »). Je remer­
cie également, pour leurs suggestions et leur aide précieuse,
Pierre Milza, André Bourgey et Nicolas Werth.
Pour leur soutien constant, leur aide dans la recherche d’ar­
chives et de témoignages, je tiens particulièrement à remercier
Erna Shirinian-Melikian, Amadouni Vihrabian, Ella Melik-Ste-
panian, Anne Le Gall-Kazazian ainsi que les membres de
l'Académie des sciences d'Arménie qui m ’ont permis d'accéder
au témoignage inédit d ’A. Hovanessian.
Pour leurs conseils et leurs critiques, leur connaissance du
terrain soviétique et postsoviétique, leur complicité, je remercie
enfin Jean-Robert, mes parents et tous mes amis.
TABLE DES MATIÈRES

I N T R O D U C T IO N ........................................................................ 15

Chapitre préliminaire
« ÉTRAN G ER
L ’O R IE N T , PR O C H E » D E LA R U SSIE ? ............ 23
Une théorie classique : la poussée vers les mers chaudes. 24
Diplomatie soviétique et stratégies communistes dans le
Proche-Orient méditerranéen............................................... 28
Le domaine iranien.................................................................. 33

Chapitre 1
M O SC O U : STRU CTU RES ET R É SE A U X D E LA PO LITIQ U E
SO V IÉ T IQ U E A U M O Y E N -O R IE N T ............................................ 39
Nationalités soviétiques et minorités du Moyen-Orient :
une interaction dynamique ? ................................................. 40
Les nationalités en URSS : état de la question ............... 42
Les minorités au Moyen-Orient : perspectives générales. 48
Une dynamique frontalière ? .......................................... 53
La formation d ’un réseau d ’experts : l’orientalisme sovié­
tique ......................................................................................... 55
L’héritage de l’orientalisme russe du X I X e siècle : des
orientations conformes aux visées impériales ? ...... 56
— 12 —

L’orientalisme soviétique : de l’usage interne à l’usage


externe................................................................................ 59
L’étude des minorités dans l’orientalisme soviétique :
héritage ou apport récent ? ............................................... 65
Un « phalanstère » pour les révolutionnaires d ’Orient ... 70
Les secteurs moyen-orientaux de la KUTV : un réseau de
politique extérieure ? ........................................................ 72
Du problème minoritaire dans la section arabe : l’impé­
ratif de l’arabisation......................................................... 76
Enseignants, enseignement et organisation des études .. 79
Le Moyen-Orient vu de Moscou : entre diplomatie et
idéologie.................................................................................... 84
Proche et Moyen-Orient : les structures mouvantes de la
diplomatie soviétique....................................................... 84
Le secrétariat d’Orient du Komintern (1920-1935) :
organisation et personnel ................................................. 92
Propagande et aires d’action géographiques .................. 96

Chapitre 2
D E T A B R IZ À M E SH E D : L 'IN F IL T R A T IO N SO V IÉ T IQ U E E T LES
M IN O R IT É S D A N S LES A N N É E S V IN G T .................................. 101

Une minorité clé : les Arméniens dans la politique sovié­


tique en Perse.......................................................................... 102
La communauté arménienne et les relations soviéto-
iraniennes.................................. ~ ..................................... 103
Une diplomatie minoritaire : de l’autonomie à l’inté­
gration............................................................................... 106
Minorités et mouvement communiste en Iran ............... 111
Révolutionnaires musulmans et ethnies transfrontalières. 118
Les bolcheviks et les pays du Moyen-Orient : le rôle du
Muskom ............................................................................ 120
Le comité révolutionnaire de Meshed............................. 122
Le cas des Turkmènes : une minorité transfrontalière ... 128
Le consul et le tchékiste........................................................ 133
Géographie des postes consulaires .................................. 134
L’affaire Agabekov............................................................ 141
Le réseau arménien de l’OGPU....................................... 144
— 13 —

Chapitre 3
D E B E Y R O U T H À A L E X A N D R IE : LES R É SE A U X M IN O R I­
T A IR E S D U K O M IN T E R N ......................................................... 153

Parti communiste et « syndrome minoritaire » en Syrie


et au L ib a n ............................................................................... 154
Un groupuscule de « minoritaires » : Spartak................ 157
Les connexions avec le Parti communiste de Palestine :
le rôle des Juifs de Russie et d’Europe centrale ............ 162
Le Parti communiste de Syrie et du Liban à la fin des
années vingt : structures internes et relations exté­
rieures ............................................................................... 165
Un tournant dans l’histoire du Parti communiste syro-
libanais : l’arabisation....................................................... 168
Entre sionisme et arabisation : les émissaires du Komin-
tern en Palestine..................................................................... 172
La seconde aliyah : aux origines du Parti communiste de
Palestine........................................................................... 175
Les émissaires du Komintern : le « réseau » Averbach .. 177
Le PKP, parti à direction « minoritaire » (1924-1930) . 182
Une mission prioritaire : l’arabisation du PKP ............. 188
Cosmopolitisme et activisme minoritaire : la génération
juive du communisme égyptien.......................................... 191
Les Juifs entre quête identitaire et désir « d egyptia-
nisation » .......................................................................... 192
Aux origines du communisme égyptien : acte I ............ 196
L’Egypte dans les expertises du Komintern................... 202
Aux origines du communisme égyptien : acte I I ........... 204

Chapitre 4
V E R S U N E M A IN M ISE SO V IÉ T IQ U E S U R L ’IR A N ? ................ 211

Du bon usage des minorités : l'occupation soviétique en


Iran du N o rd ........................................................................... 213
L’URSS en Iran du Nord : une stratégie d’annexion ?... 214
L’influence croissante du Toudeh .................................. 220
Minorités chrétiennes et mouvementcommuniste......... 223
Une stratégie séparatiste en Azerbaïdjaniranien ? ........... 230
La stratégie soviétique en Azerbaïdjan iranien : une poli­
tique de la « frontière ouverte » ? .................................. 232
Un tournant dans la politique minoritaire de l’URSS : la
fondation du PD A ........................................................... 237
- 14 -

La RSS d’Azerbaïdjan dans les relations soviéto-ira-


niennes et l'émergence de la « question du Sud » ......... 242
Naissance d'une politique « tribale » : la république
kurde de Mahabad ...................................................................... 246
Les Soviétiques face au problème kurde en Iran : une
instrumentalisation tardive ? ............................................... 248
L’infiltration soviétique dans le Kurdistan iranien et la
création du Parti démocrate du Kurdistan...................... 252
La présence soviétique et la république de Mahabad : le
problème des relations inter-minoritaires......................... 259

Chapitre 5
LA PROTECTION DES MINORITÉS AU PROCHE-ORIENT,
RELAIS D’INFLUENCE .................................................................... 267

Ju ifs d'U R SS et de Palestine : un intermède dans la diplo­


matie soviétiqu e............................................................................ 268
La création du Comité juif antifasciste............................. 269
Une organisation de soutien à l’Union soviétique : la
Ligue du « V » en Palestine............................................... 272
Londres : Maïsky et les dirigeants sionistes..................... 279
Syrie et Liban : de l’improvisation à l'instrum entali­
sation ................................................................................................ 284
Politique arabe ou atavismes minoritaires ? ..................... 286
Du patriotisme à l’irrédentisme ........................................ 292
L’an prochain à Erevan ! ..................................................... 299
Les minorités chrétiennes : un~retour à la diplom atie du
XIXe siè c le ....................................................................................... 304
Une NEP religieuse ? ........................................................... 305
La protection des minorités orthodoxes dans le cadre de
la diplomatie stalinienne..................................................... 307
Le concile de 1945 et la tournée du patriarche Alexeï au
Proche-Orient.............................................................. 311
Le cas de l’Eglise arménienne............................................ 316

CONCLUSION.................................................................................. 321
ANNEXES. Cartes............................................................................ 329
GLOSSAIRE....................................................................................... 337
SOURCES........................................................................................... 341
INDEX DES NOMS PROPRES ........................................................ 347
INTRODUCTION

S'il est vrai que rhistorien ne doit pas être tributaire de son
temps, le thème de cet ouvrage ne constitue pas à première vue
un sujet à la mode dans le champ actuel de la recherche en
histoire des relations internationales. Son propos principal,
Tinstrumentalisation des minorités nationales par l’URSS dans
une stratégie de déstabilisation ou de pénétration dans plusieurs
pays du Moyen-Orient, peut sembler daté, marqué par les pré­
occupations d’une période désormais révolue, lorsque la bipo­
larisation des relations internationales imposait des études
approfondies sur les relations de l’URSS avec le monde exté­
rieur. Mais cette époque est déjà lointaine et, depuis la désin­
tégration de l’Union soviétique en 1991, la Fédération de Rus­
sie semble réduite à un rang d’acteur secondaire dans le
règlement actuel des conflits au Moyen-Orient. Ainsi, en 1993,
l’ambassadeur de la Fédération de Russie en Syrie, A. Zotov,
définissait, avec modestie et un certain pragmatisme, les objec­
tifs de la politique russe au Moyen-Orient : assurer la sécurité
de la Russie, prévenir toute contagion de désordres politiques
ou militaires susceptibles d’aggraver la situation en Asie cen­
trale et obtenir le soutien des pays arabes dans l’effort de
réforme économique mené en Russie. Pourtant, plusieurs
indices illustrent, jusqu’à aujourd’hui, la permanence des repré­
sentations impériales et des enjeux stratégiques qui font inter­
venir les minorités dans la politique de la Russie sur ses marges
— 16 —

méridionales. Il suffit de se référer par exemple aux conceptions


géopolitiques de l'ultranationalisme russe dont Vladimir Jiri­
novski —dirigeant du parti « libéral-démocrate » de Russie sou­
vent mis en avant par les médias occidentaux — est l'un des
interprètes pour se convaincre du renouveau d'un discours qui
lie inévitablement le destin de la nation russe à son accès aux
mers chaudes. Dans un ouvrage publié en 1993, intitulé La
dernière poussée vers le Sud, il n'hésite pas à en appeler aux vieilles
recettes du messianisme russe en affirmant que l'arrivée de la
Russie sur les bords de l’océan Indien et de la Méditerranée
signifiera le salut de la nation russe. De façon significative,
V. Jirinovski, orientaliste de formation, turcologue et kurdo-
logue formé à l'époque soviétique, accorde une place importante
aux minorités nationales et fait valoir que cette dernière poussée
russe vers les marges méridionales permettra l’établissement
d ’une « patrie » pour les Kurdes. Dans le contexte actuel, ce
type d ’argumentation ne peut servir de base à la politique étran­
gère russe ; il est cependant typique du phénomène que nous
avons cherché à illustrer concernant la politique extérieure de
l'URSS pendant la première moitié du X X e siècle.
Pourtant, en abordant l’étude du rôle des minorités dans la
politique soviétique au Moyen-Orient du début des années
vingt à la veille de la guerre froide, ce livre n'envisage pas la
période la plus offensive de la politique extérieure de l'URSS.
La diplomatie de la première phase de l’ère stalinienne est géné­
ralement présentée comme une période de retrait qui viendrait
corroborer le slogan de « la construction du socialisme dans un
seul pays ». Si cette interprétation semble convenir en effet aux
années trente, phase de latence relative sur la scène moyen-
orientale, elle ne s'applique ni aux années vingt, qui voient à
la fois le développement d'une idéologie révolutionnaire mes­
sianique et la conduite d'une diplomatie active, notamment
auprès de la Turquie et de l’Iran, ni à la seconde guerre mon­
diale (1941-1945) au cours de laquelle l’Union soviétique
déploie au Moyen-Orient une stratégie d'expansion comparable
à son avancée en Europe centrale et orientale. Ces aspects ont
déjà été soulignés dans d'autres études, mais sans systémati­
quement évoquer la politique soviétique au Moyen-Orient sous
l’angle des minorités. Par ailleurs, si le rôle de ces dernières
dans la création des partis communistes au Moyen-Orient est
un aspect relativement connu de l'histoire politique contem­
— 17 —

poraine de cette région, leur instrumentalisation dans le cadre


de la politique soviétique a été peu étudiée en dépit de l'im­
portance accordée à ce thème par des sources d'archives occi­
dentales qui, il est vrai, exagèrent souvent l'ampleur du « péril
rouge ».
L'instrumentalisation des minorités est une expression
contestable mais demeure utile, même si ce néologisme, si
répandu dans le vocabulaire politique actuel, semble caractériser
les désillusions de notre époque, marquée par la « fin des idéo­
logies ». En employant ce terme, nous n’avons pas voulu sous­
crire à une mode, ni succomber à une version cynique de l’his­
toire. Il s’agissait plutôt de chercher à comprendre les
mécanismes d'une « microdiplomatie » forgée par des acteurs
enthousiastes et souvent sincères qui, directement ou indirec­
tement, ont servi les intérêts de l'URSS. Dans cette perspective,
cet ouvrage démontre de quelle manière la structure plurina­
tionale et multiethnique de l'Union soviétique doit être envi­
sagée comme un déterminant interne, voire comme un facteur
sous-jacent de la politique extérieure, permettant, en marge
d’une diplomatie officielle qui traite avec les Etats, diverses
formes de pénétration, d’intervention ou même de tentatives de
déstabilisation dans des pays du Moyen-Orient où les minori­
taires se sont révélés les plus actifs dans la création des partis
communistes locaux et dans la construction d'une image posi­
tive de l'URSS. Alors que le rôle des nationalités dans l'Empire
russe et en Union soviétique a été surtout considéré comme un
facteur interne d’intégration ou de désintégration, ce livre
l’envisage au contraire comme l'élément d'une dynamique exté­
rieure. Dans cette perspective, la structure multinationale de
l’URSS a-t-elle favorisé, au Moyen-Orient, une politique d'ins­
trumentalisation des minorités ? Les réseaux minoritaires, à tra­
vers lesquels s’exerce l'influence soviétique au Moyen-Orient,
étaient-ils déjà constitués ou ont-ils été suscités, voire créés de
toutes pièces ? Enfin, quelle est la spécificité de la politique
soviétique dans cette région ? Rappelons que la « protection des
minorités » est encore, pendant le premier X X e siècle, une
composante classique des diplomaties et des impérialismes euro­
péens (France, Grande-Bretagne, Allemagne, Italie). Elle est
loin de constituer l’apanage exclusif de la politique soviétique
au Moyen-Orient où la mosaïque ethno-religieuse offre un
potentiel inépuisable. Mais, dans ce domaine, l’originalité de la
— 18 —

politique soviétique réside dans une alternance surprenante


entre des méthodes propres à l'Union soviétique (diplomatie,
mouvement communiste international, services secrets) et des
éléments « hérités » de l'Empire russe.
Les frontières de cette époque ne sont pas encore celles de la
guerre froide. Sur place, les rapports consulaires signalent, peut-
être de manière excessive, les risques de contagion révolution­
naire. Toutefois, la déconcertante facilité avec laquelle circulent
militants communistes et agents soviétiques pendant les années
vingt et trente démontre en effet la porosité des frontières
notamment en Transcaucasie. Isaiah Bowman, géographe amé­
ricain dont les compétences d’expert avaient été mobilisées lors
de la Conférence de la paix afin de déterminer les frontières de
l'Europe nouvelle, rappelait en 1928 que « la Transcaucasie est,
avec l'isthme de Suez et les Détroits, l'un des trois ponts qui
relient l’Occident à l'Orient. Comme tous les isthmes qui rap­
prochent deux grandes terres, comme tous les détroits unissant
deux vastes mers dont les rivages sont habités par des popula­
tions sédentaires et commerçantes, cette région a connu et
connaîtra encore une histoire mouvementée 1 ». Ainsi, la
« poussée vers le sud » s’exerce-t-elle sur un espace relativement
peu cloisonné dans lequel la présence des minorités suscite de
la part de l’Union soviétique, en dépit d ’un discours qui
s’adresse globalement aux « masses », une stratégie de pénétra­
tion idéologique et politique. En effet, la politique soviétique
des nationalités a offert un modèle attractif d’émancipation
nationale à plusieurs minorités du Moyen-Orient (Arméniens,
Azéris, Juifs entre autres). Dans cette zone à majorité musul­
mane, l’image positive de l’URSS et le thème de l'anticolonia­
lisme sont diffusés par des partis communistes formés essen­
tiellement de contingents minoritaires. Ces minorités ont
souvent des attaches particulières en Union soviétique, où elles
disposent en principe d'une « patrie » ou, plus exactement, d ’un
territoire : la RSS d ’Arménie pour les Arméniens de la diaspora
du Proche et du Moyen-Orient, la RSS d'Azerbaïdjan pour les
Azéris de l'Azerbaïdjan iranien, en sont des exemples. Sans
retracer l'histoire complexe des partis communistes du Moyen-
Orient, l’exploration de la politique soviétique à travers le

1. Isaiah Bowman, L e M onde nouveau. T ab leau général de géographie p olitiqu e


Paris, Payot, 1928, p. 401.
universelle,
— 19 —

prisme minoritaire permettra peut-être à ce livre d’apporter un


éclairage neuf sur les aspects souterrains d’une diplomatie sovié­
tique réputée traditionnellement ne traiter qu’avec les Etats.
Enfin, si les minoritaires peuvent être définis, pour reprendre
quelques belles expressions d’Ivo Andritch à propos des chré­
tiens du Levant comme des « gens qui vivent le long d’une
frontière spirituelle autant que géographique1 » ou encore
comme une « poussière humaine qui glisse malaisément entre
l’Est et l’Ouest », ce livre cherche aussi à comprendre comment
l’idéologie de l’Union soviétique a été perçue par le bas comme
un moyen d’émancipation dans un monde marqué par les cli­
vages communautaires. Issus des minorités qui ont constam­
ment joué un rôle de médiation culturelle et de vecteur de la
modernité politique au Moyen-Orient, les colporteurs de l’uto­
pie soviétique sont les héros cosmopolites et picaresques dont
cet ouvrage tente de restituer les trajectoires obscures.
Les avatars de l’expression « Moyen-Orient » dans les rela­
tions internationales contemporaines ont montré toutes les dif­
ficultés d’une définition géographique absolue, d’autant que ce
qui est « moyen » du point de vue occidental est « proche » du
point de vue de la Russie (Turquie, Iran). Ce livre ne traite pas
pour autant de la stratégie minoritaire de l’URSS dans l’en­
semble des pays du Moyen-Orient. Nous avons voulu, en pre­
mier lieu, étudier les pays où le rôle des minorités apparaissait
clairement dans l’élaboration d’une image positive de l’URSS.
Il s’agit ainsi de la Syrie et du Liban sous mandat français, de
la Palestine sous mandat britannique et de l’Egypte, de l’Iran
enfin. Plusieurs pays du Moyen-Orient n'ont pas été abordés.
La Turquie, pôle important de la diplomatie soviétique et cible
indirecte de sa politique minoritaire, a été exclue du champ de
cet ouvrage même si l’on y fait constamment référence. En effet,
si les relations turco-soviétiques sont essentielles, en Turquie
même, le jeu minoritaire semble neutralisé, après les années
vingt. Par la construction autoritaire d’une identité nationale
turque, le kémalisme a constitué dans son ensemble un rempart
efficace contre les velléités communistes et minoritaires.
L’ouverture des archives soviétiques a contribué, depuis ces
dernières années, au renouvellement du débat historiographique

1. Ivo Andritch, L a chronique de T rav n ik , Lausanne, L’Age d’Homme,


1981, p. 250.
— 20 —

sur la nature de l’État soviétique. Le thème abordé dans cet


ouvrage ne permet pas de révélation sensationnelle, pas plus
qu’il ne débouche sur une interprétation « totalitaire » ou
« révisionniste » de l’histoire soviétique. Conçu dans une
approche particulière de l’histoire des relations internationales,
ce livre repose sur deux catégories principales de sources, occi­
dentales et soviétiques. Les sources occidentales ont procuré des
informations sur le développement des mouvements commu­
nistes au Moyen-Orient, en particulier en Syrie et au Liban. Les
correspondances consulaires ou celles des attachés militaires
français ou britanniques, fruits d ’une observation de terrain
révélant parfois une intuition véritable, contiennent de nom­
breux rapports sur les dangers du bolchevisme : leur proliféra­
tion donne la mesure de la vigilance des puissances européennes
pendant les années vingt et trente. Concernant le domaine ira­
nien par exemple, elles permettent d’appréhender, au quotidien
et localement, le jeu des minorités et l’évolution de l’attitude
de l’URSS à leur égard. Les archives américaines apportent à ce
tableau un complément chronologique. Alors que le Moyen-
Orient ne préoccupe guère le Département d’Etat avant l’entrée
en guerre des Etats-Unis, la documentation abonde au contraire
à partir de 1941. L’ensemble de ces sources, qu’il s’agisse des
correspondances consulaires ou des rapports à caractère plus
confidentiel, nécessite une critique interne rigoureuse, mettant
en cause le secret et le renseignement. On ne peut, par exemple,
utiliser les rapports de l’OSS, fort-utiles au demeurant, sans
évoquer les problèmes d ’interprétation liés à la discipline du
renseignement : les rivalités bureaucratiques, les relations avec
le pouvoir politique, le contrôle des services de renseignement
et, enfin, la formation des officiers de renseignement, consti­
tuent des aspects déterminants dans la production de l’infor­
mation. Les rapports des services de renseignement sont ponc­
tuels, courts et laconiques, souvent tributaires de
« l’euphémisation qui caractérise la langue de la politique
secrète 1 ».
Les documents soviétiques qui ont permis la rédaction de cet
ouvrage proviennent à la fois des archives centrales et républi­
caines. Les fonds concernant le secrétariat d’Orient du Komin-

1. Alain Dewerpe, Espion. Une anthropologie du secret d 'E ta t contem porain,


Paris, Gallimard, 1994, p. 183.
— 21

tern et l’Université communiste des travailleurs d’Orient


(KUTV) permettent d’appréhender le fonctionnement et l’évo­
lution des relations entre le Komintern et les partis commu­
nistes du Moyen-Orient. S’agissant du rôle des nationalités
transcaucasiennes, les archives républicaines fournissent égale­
ment des informations intéressantes, y compris sur les relations
avec les pays voisins du Moyen-Orient, et en particulier l’Iran.
Sans remettre en cause la centralisation évidente du système de
la politique extérieure soviétique, ces archives permettent
d’observer, par le bas, une foule de personnages secondaires,
responsables locaux ou agents de seconde zone dont la très faible
marge d’action révèle « l’inadéquation permanente entre les
mesures prises et leur application 1 ». Qui sont les décideurs de
la politique minoritaire de l'URSS au Moyen-Orient ? Celle-ci
est-elle due à l’initiative du « centre » ou à celle de la « péri­
phérie » ? Ju sq u ’au milieu des années trente, les structures non
officielles de la politique soviétique au Moyen-Orient reposent
sur des « réseaux minoritaires » dont le fonctionnement semble
en partie échapper aux instances centrales, mais révèle en
revanche des effets de capillarité sensibles dans les régions de
marches frontalières, en particulier entre la Transcaucasie et
l’Iran du Nord. Dans ces conditions, la politique minoritaire
peut apparaître selon les périodes comme un avatar des dys­
fonctionnements du régime, le résultat d’improvisations locales,
puis seulement le produit d’une décision visant à exploiter des
positions déjà acquises. Cet aspect improvisé, tâtonnant et
presque « bricolé » de la politique soviétique, loin d’induire une
nuance péjorative ou dévalorisante —après tout, ne caractérise-
t-il pas tout processus historique ? - , est au contraire l’apport
le plus intéressant des documents d’archives soviétiques. Pour
évoquer les réseaux et les acteurs mobilisés dans la tactique
d’instrumentalisation des minorités, nous avons eu recours aussi
souvent que cela s’est avéré possible à des dossiers personnels
qui, reproduits selon les stéréotypes établis par la bureaucratie,
constituent des récits de vie officiels. Le rite obligé de la pra­
tique politique communiste permet, malgré des distorsions bien
évidentes surtout à partir des années trente, de recourir aux
méthodes de la prosopographie que les historiens de l’époque

1. Nicolas Werth, Gaël Moullec, R apports secrets soviétiques, 1 9 2 1 - 1 9 9 L L a


société russe d an s les documents confidentiels, Paris, Gallimard, 1994, p. 13-
— 22 —

contemporaine ont récemment empruntées à leurs collègues


antiquisants ou médiévistes. Les autobiographies permettent
ainsi d’entrevoir, en relief ou en creux, le portrait du personnel
mobilisé par la politique soviétique au Moyen-Orient, d ’en
repérer les générations et les réseaux.
L’ensemble de ces sources, qui décrivent toutes la complexité
de la « microdiplomatie » liée aux minorités, a nécessité avant
tout une approche positiviste. Pourtant, cette dernière ne pro­
cède pas seulement d ’une histoire événementielle dont nous
allons, dans un chapitre préliminaire, signaler les lignes géné­
rales. Ce récit tente de combiner la chronologie et la géogra­
phie, car dresser un tableau linéaire des relations de chacune
des minorités avec l’Union soviétique eût été fastidieux. Cepen­
dant, une bonne part de la démonstration résidant ici dans la
superposition des faits, des personnes, des réseaux, nous avons
choisi de procéder à plusieurs éclairages successifs : en dehors
du premier chapitre qui envisage les structures générales de la
politique soviétique au Moyen-Orient, les chapitres suivants
décrivent un parcours en lignes brisées entre les régions sep­
tentrionales de l’Iran et la Méditerranée orientale, les deux prin­
cipaux théâtres où l’action de l’URSS auprès des minoritaires a
été sensible, entre 1921 et 1946.
CHAPITRE PRÉLIM INAIRE

L’ORIENT
« ÉTRANGER PROCHE » DE LA RUSSIE ?

Objet de fascination aux yeux d'une partie de l’intelligentsia


russe de la mouvance slavophile, enjeu essentiel de la diplomatie
tsariste depuis la fin du X V IIIe siècle, l’Orient, malgré une défi­
nition géographique paradoxale et variable, semble constituer
une préoccupation constante, aisément perceptible, tout au long
du X I X e siècle, dans les méditations sur la destinée future de la
Russie. Pourtant, la réalité géographique que recouvre, du point
de vue de la Russie, l'« Orient » est floue : au cours des siècles,
elle varie en fonction du déplacement des rivalités internatio­
nales, désignant alternativement le théâtre de la « question
d’Orient » (Balkans, Détroits) telle qu’elle fut perçue par les
puissances occidentales au X I X e siècle, ou encore l’Asie, qu’elle
soit mineure, centrale ou orientale. L’expression de Proche ou
de Moyen-Orient, plus contemporaine dans le vocabulaire géo­
graphique, désigne pour l’Union soviétique des entités géogra­
phiques « décalées » comparées au point de vue européen.
Ainsi, de manière logique, le Proche-Orient désigne-t-il des
pays limitrophes comme la Turquie ou l’Iran, alors que le
Moyen-Orient recouvre une aire géographique hors du champ
de cette étude comme l’Asie centrale, l’Afghanistan ou encore
le subcontinent indien. Cependant, d’une façon ou d’une autre,
cet « Orient » est historiquement lié au dynamisme interne de
l’expansion pluriséculaire de la Russie. Ainsi est-il banal d’ob­
server que l’intérêt pour cette région est une donnée perma­
— 24 —

nente de l'histoire de la politique extérieure russe puis sovié­


tique. Elément du « grand dessein » que l’Empire vise à
accomplir au Moyen-Orient et dans le Proche-Orient méditer­
ranéen, la diplomatie de l’Empire russe puis de l'URSS se déve­
loppe dans le cadre de contraintes géopolitiques constantes et
tente d ’exprimer, à travers un langage volontiers messianique,
la vocation particulière du monde slave à exercer une tutelle
sur cette partie du monde. Avant d’entrer dans les dédales de
la « politique minoritaire » de l’URSS, il est donc nécessaire de
dresser une rapide mise en perspective des grandes tendances
de la politique de l’URSS au Moyen-Orient depuis le congrès
de Bakou (septembre 1920) jusqu’à l’immédiat après-guerre.
Mais, avant de devenir un « foyer révolutionnaire brûlant1 »,
l’Orient constitue bien un enjeu traditionnel dans le cadre des
rivalités internationales du X I X e siècle.

UNE THÉORIE CLASSIQUE


LA POUSSÉE VERS LES MERS CHAUDES

Les conflits qui ont opposé au X I X e siècle l’Empire russe à


l’Empire ottoman, les fameuses « treize guerres », ont eu des
motifs m ultiples : protection des minorités chrétiennes
d’Orient, des populations slaves des Balkans et recherche d ’un
débouché méditerranéen. Cette mission revêtait en même temps
un caractère idéologique illustré par l’exaltation d’un Dos­
toïevski soutenant en 1877 les entreprises belliqueuses du tsar
Alexandre II contre les Ottomans et défendant l'idéal d’une
hégémonie slave, perçue comme une condition nécessaire de la
revanche russe face à l’Occident.

« Il faut que la Corne d’Or et Constantinople soient nôtres [...] car


non seulement c’est un port illustre qui maîtrise les détroits, “ centre
de l’Univers ”, “ Arche de la Terre ”, mais encore parce que la Russie,
ce formidable géant, doit enfin s’évader de sa chambre close où il a
grandi au point que sa tête en vient à heurter le plafond, pour remplir
ses poumons de l’air libre des mers et des océans [...]. Notre mission

1. Cf. Hélène Carrère d’Encausse, L a p olitiqu e soviétique au M oyen-Orient,


Paris, Presses de Sciences Po, 1975, p. 10.
1 9 5 3 -1 9 7 5 ,
— 2^ —

va beaucoup plus loin, plus profond. Nous autres, Russes, sommes


vraiment indispensables à toute la chrétienté orientale et à l’avenir de
l’orthodoxie sur terre jusqu’à ce que son unité s’accomplisse. Nos
peuples et nos tsars l'ont toujours su [...]. Bref, cette obsédante ques­
tion d’Orient est notre destinée future. C’est certes là que réside notre
principal souci mais surtout la seule chance de parfaire notre histoire,
c’est là que demeure certes notre conflit avec l’Europe mais surtout
notre alliance suprême avec celle-ci sur des bases neuves et fécondes.
L’Europe pourra-t-elle alors s’opposer à ce dessein vital et sacré ? Dès
lors, peu importe l’issue de cette guerre. En Europe, on va sans doute
négocier, signer des accords diplomatiques, mais, tôt ou tard,
Constantinople sera nôtre même s.’il nous faut encore attendre cent
ans l. »

Cette proclamation de l’écrivain qui a valeur de manifeste,


au paroxysme du mouvement slavophile, résume assez bien les
espoirs et les revers de la diplomatie russe dans le Proche-Orient
méditerranéen de Catherine II à Nicolas II. Depuis le début du
X IX e siècle en effet, cette politique visait à mettre hors d’atteinte
les possessions méridionales de l'Empire russe : en 1833, le
traité d ’Hünkiar-Iskelessi suscite de vives inquiétudes auprès
des puissances européennes qui craignent que la flotte russe
n’ait obtenu le libre passage en Méditerranée. De ce fait, la
convention des Détroits, signée entre autres par P. Brunnov et
H. Palmerston en 1840, stipule qu’en vertu de l’« ancienne
règle » de l’Empire ottoman, les Dardanelles et le Bosphore
seront à l’avenir fermés de façon permanente aux navires de
guerre. Cependant, même assortie de grandiloquentes déclara­
tions sur la préservation de l'intégrité de l’Empire ottoman -
bientôt « l’homme malade de l’Europe » - , la convention de
Londres procurait de solides garanties ainsi que des atouts
potentiels à la Russie, tout en confirmant les prémices d’un
ordre diplomatique orchestré par l’Europe. C’est à celle-ci que
la Russie se heurtera à nouveau en 1853 à propos des Lieux
Saints, querelle qui conduisit à la guerre de Crimée et à sa
conclusion peu favorable à une expansion territoriale de l’Em­
pire russe vers les Détroits et le Proche-Orient méditerranéen.
Peu après, les clauses rédhibitoires du traité de Paris (1856),
neutralisant la mer Noire en y interdisant la présence de la flotte

1. Cité dans Ivar Spector, The Soviet U nion a n d the M uslim W orld, Was­
hington, University of Washington Press, 1958, p. 9-
— 26 —

de guerre russe et la construction de fortifications côtières et


écartant les Russes des embouchures du Danube, constituèrent
une source de frustration et de ressentiment qui n’allait pas être
sans conséquences sur la politique du tsar Alexandre IL L’échec
de la poussée vers la Méditerranée appelait en effet une solution
de rechange dans la recherche d’une zone où la Russie pouvait
étendre son influence. Dès lors, en suivant les termes sans doute
excessivement optimistes d ’un mémorandum présenté par le
ministre des Affaires étrangères A. Gortchakov, le tsar tourne
ses ambitions conquérantes vers l’Asie, c’est-à-dire le Moyen et
l’Extrême-Orient. Cette « nouvelle donne » de l’expansion russe
n’est qu’une alternative provisoire au contentieux méditerra­
néen : en 1877, la guerre contre l’Empire ottoman est de nou­
veau à l’ordre du jour et, en janvier 1878, les troupes russes
sont aux portes de Constantinople. Enfin, en 1905, la défaite
de la Russie face au Japon marque les limites de l’expansion
orientale de l’Empire, tandis que la révolution s’étend en
Orient.
Articulation essentielle de la politique russe vers la Méditer­
ranée, la question des Détroits suscite de nouvelles ambitions
au début de la première guerre mondiale, lorsque l’effort m ili­
taire de l’Empire russe, déjà vacillant en 1915, est sollicité dans
le cadre de la Triple Entente, durant l’expédition des Darda­
nelles. En échange d’une participation active contre l’Empire
ottoman, visant à isoler les puissances centrales, l’accord secret
conclu entre la Grande-Bretagne et la Russie, le 12 mars 1915,
accordait à cette dernière le principe d’une annexion de
Constantinople, la partie occidentale du littoral du Bosphore,
la mer de Marmara, les Dardanelles, la partie méridionale de la
Thrace, ainsi qu’une portion du littoral de l’Asie mineure, entre
le Bosphore et l’embouchure du fleuve Sakarya d'une part et le
golfe d’Izmit d’autre part. Enfin, les petites îles de la mer de
Marmara, ainsi que les îles égéennes d'Imbros et de Tenedos,
positions stratégiques qui surveillent en Méditerranée le
débouché des Détroits, étaient également incluses dans ce projet
de sphère d’influence russe. Assorti d ’engagements réciproques,
notamment en ce qui concerne la confirmation de la préémi­
nence britannique dans le canal de Suez et dans le golfe Per-
sique, l’accord anglo-russe attribuait une part importante à la
Russie dans la perspective du démantèlement futur de l’Empire
27 —

ottoman. Ce dernier aspect prenait une forme plus précise au


moment de la signature des accords Sykes-Picot de 1916.
Mais, pour l’heure, lechec de l’offensive des Dardanelles
(avril 1915-janvier 1916) retarde d ’autant la réalisation de cette
promesse... Déception que Winston Churchill interpréta de la
manière suivante :

« Ainsi se flétrirent tous les espoirs de pouvoir établir un contact


direct et permanent avec la Russie [...]. L'évacuation de Gallipoli
dissipa les rêves russes. Aux heures les plus sombres, sous le fouet de
Ludendorff, chassée de Pologne, chassée de Galicie, ses armées subis­
sant désastre sur désastre, risquant l’anéantissement, souvent sans
armes, le coût de la vie ne cessant de monter dans son vaste empire
isolé, la Russie avait constamment soutenu son courage en comptant
sur la magnifique récompense que constituait Constantinople l. »

Nécessairement ajourné par l’échec de l’offensive alliée dans


les Dardanelles, le contenu de l’accord anglo-russe est quasi­
ment renouvelé dans les clauses des accords Sykes-Picot signés
à Petrograd en mai 1916 : outre les concessions territoriales
importantes qu’elle obtient en Asie mineure (la zone d’influence
attribuée à la Russie comprenant les provinces ottomanes
d’Erzeroum, de Van, de Bitlis ainsi que le Kurdistan méridio­
nal), la Russie se voit octroyer un rôle peu négligeable au
Proche-Orient. Ainsi est-elle censée participer à la gestion inter­
nationale de la Palestine en tant que « protectrice traditionnelle
des orthodoxes », concession d’autant plus facilement accordée
par les Britanniques qu’ils craignent une présence trop enva­
hissante de la France.
Quelle qu’en soit la portée, ces accords, qui semblaient para­
chever les efforts diplomatiques et les ambitions conquérantes
de la Russie, allaient rester lettre morte : la déflagration de
1917, le « défaitisme révolutionnaire » des bolcheviks puis leur
victoire semblent introduire dans les relations internationales
un cours nouveau qui, au nom de la sauvegarde de la Révolu­
tion, met en sourdine toute velléité d ’expansion territoriale.
Dénoncés ouvertement par Lénine comme les résultats des téné­
breuses machinations impérialistes menées par la diplomatie
secrète, l’accord anglo-russe de 1915, ainsi que les accords

1. Cité dans Michel Salomon, M éditerranée rouge, un nouvel empire sovié­


Paris, Robert Laffont, 1970, p. 46.
tique ? ,
— 28 —

Sykes-Picot, sont répudiés. Le nouveau gouvernement affirme


son refus d’annexer des territoires étrangers et la volonté de
signer une paix séparée que la politique patriotique du gou­
vernement provisoire avait jusque-là empêchée. Il est d'ailleurs
significatif, que quelques mois plus tôt, Pavel N . Milioukov,
ministre des Affaires étrangères de l'éphémère gouvernement
Kerenski, ait cru devoir justifier en ces termes, devant la
Douma, la poursuite de la participation russe au conflit : « Nous
ne mettrons pas fin à la guerre sans nous être assurés un
débouché sur la mer libre. L'annexion des Détroits n'aurait pas
un caractère territorial car l'immense Russie n'a pas besoin de
nouveaux territoires mais elle ne peut connaître la prospérité si
elle n'a pas accès à la mer libre \ » Ces propos, d ’ailleurs non
désavoués par Trotski, alors commissaire aux Affaires étran­
gères, posaient encore en termes classiques la question d'un
débouché méditerranéen. Cette dernière se développera à nou­
veau, une fois l'Etat soviétique consolidé, sous la double forme
de la diplomatie et du messianisme révolutionnaire.

DIPLOMATIE SOVIÉTIQUE
ET STRATÉGIES COMMUNISTES
DANS LE PROCHE-ORIENT MÉDITERRANÉEN

Pendant l’entre-deux-guerres, la Méditerranée et le monde


arabe en général ne constituent certes pas une préoccupation
centrale dans la politique extérieure de l'URSS, ce qui explique
que l'on ait souvent désigné cette période comme un interlude
correspondant sur le plan diplomatique au retrait général
annoncé par l’ère du « socialisme dans un seul pays ». Mais,
malgré cette tendance générale, plusieurs éléments semblent
démontrer que la politique extérieure soviétique inaugurée par
l'Union soviétique à l’aube des années vingt s'inscrit dans une
continuité relative, qu'explique en partie la permanence du
caractère géostratégique des débouchés méditerranéens. En ce
sens au moins, l'Etat, qui succède à l'Empire ottoman au terme
de la première guerre mondiale et de la révolution kémaliste
(1919-1922), reste le pivot central de la politique soviétique en1

1. Ib id , p. 47.
— 29 —

Méditerranée orientale. De plus, entre 1918 et 1921, le


contexte de la guerre civile et celui de Tintervention étrangère
renforcent le caractère éminemment stratégique de la Turquie,
qui « protège » le flanc méridional de la Russie soviétique.
Cette constatation rapidement faite impose donc au gouverne­
ment bolchevik une politique de rapprochement dont il n est
pas toujours aisé, de part et d ’autre, de discerner, à travers le
voile de l’argumentation idéologique, les motivations réelles.
En 1919, en effet, la nouvelle de la révolution kémaliste avait
été accueillie avec d’autant plus d’enthousiasme en Russie
quelle fut interprétée comme un prolongement de la révolution
d’Octobre : ainsi, les Izvestia n’hésitèrent pas à la désigner
comme « la première révolution des soviets en Asie 1 ». En ce
sens, dans-l'attente d ’une hypothétique révolution européenne,
celle qui se déroulait en Turquie put apparaître comme l’avant-
garde d’un mouvement qui allait enflammer l’ensemble du
monde musulman, ou tout au moins le Proche et le Moyen-
Orient. En mars 1921, lors du X e congrès du Parti communiste
russe, Staline déclare avec emphase : « La Turquie, qui est le
pays le plus développé sur le plan politique parmi les peuples
musulmans, a pris la bannière de la révolution et a rallié autour
d’elle les peuples d’Orient contre l’impérialisme 12. »
C’est précisément au nom de cette solidarité, et afin de
rompre avec les sombres engagements de la diplomatie du
régime tsariste, que le gouvernement bolchevik annule l’accord
anglo-russe de 1915 ainsi que les accords Sykes-Picot en décla­
rant que « Constantinople doit rester aux mains des musul­
mans ». Cette interprétation excessivement favorable de la révo­
lution kémaliste entraîne une réappréciation du problème de
l’ouverture vers les mers chaudes. Ainsi, un article des Izvestia
consacré à la révolution turque n’hésite-t-il pas à déclarer que
« la fameuse question des Dardanelles a pris désormais un
aspect différent [...]. Aujourd’hui, la révolution turque a rendu
les Dardanelles aux masses turques et, à travers elles, au pro­
létariat mondial qui inclut aussi le prolétariat russe. Ainsi, ce
que l’impérialisme n’a pas réussi à réaliser pendant des siècles
d’intrigues tombe maintenant comme un fruit mûr entre les

1. Cité dans Ivar Spector, op. c it.t p. 4$.


2. Ibid.
— 30 —

mains des travailleurs russes 1 ». Aussi, l’œuvre de la révolution


mondiale - ou tout au moins de la révolution en Orient —
devait-elle accomplir pacifiquement ce que la politique d ’ex­
pansion territoriale des tsars avait vainement tenté : le messia­
nisme révolutionnaire devenait ainsi une solution de rechange
à l’incapacité militaire dans laquelle était placé provisoirement
le jeune Etat soviétigue. Prompts à établir des relations diplo­
matiques, les deux Etats allaient entamer une époque de rap­
ports cordiaux dont témoigne la signature du traité d ’amitié de
mars 1921 entre Moscou et Ankara. Cependant, ces attitudes
cachent de nombreux malentendus idéologiques. En 1920-
1921, l’enthousiasme des « experts » du Komintern et de la
plupart des dirigeants soviétiques pour le régime de Kémal s’est
très largement mitigé et suscite de nouvelles interrogations :
le gouvernement kémaliste est-il « fasciste » ou « progres­
siste » ? A cette question, la répression violente menée contre
les communistes turcs dès janvier 1921 apporte rapidement une
réponse, même si l’événement est antérieur à la signature du
traité entre Moscou et Ankara. Attitude symbolique et révéla­
trice, cette dichotomie permanente entre les impératifs imposés
par la diplomatie d’une part et l’idéologie d ’autre part, si carac­
téristique de la politique soviétique en général, s’applique tout
particulièrement au domaine des relations turco-soviétiques.
Sans en dresser l’historique complexe, il est nécessaire d ’en rete­
nir les principales évolutions ultérieures car, malgré l’hostilité
grandissante entre les deux Etats, l’URSS tend à maintenir des
relations qui conditionnent son ouverture sur la Méditerranée.
En cela, la question des Détroits demeure une constante pré­
occupation, que le contexte des années trente, marqué par la
montée du nazisme et du fascisme en Europe, favorise momen­
tanément. Excipant de la demande de révision du traité de Lau­
sanne (démilitarisation des Détroits) par le gouvernement turc
en avril 1936, motivée par la poussée croissante qu’exerce l’Ita­
lie en Méditerranée orientale, l’URSS allait tirer un certain pro­
fit de la conférence de Montreux qui se réunit en juin-juillet
1936. Les clauses de la convention qui y est signée accordent
en effet des avantages considérables aux Soviétiques : à la dif­
férence des Etats non riverains de la mer Noire, l’URSS reçoit
le droit de faire passer ses navires de guerre à travers les Détroits

1. Ibid. y p. 46.
— 31 —

sans restriction de nombre et de tonnage. Cependant, la conven­


tion limite le passage des sous-marins à des cas exceptionnels
et maintient entière la souveraineté de la Turquie sur les
Détroits. Ceci explique que Staline en ait contesté les clauses
en 1945, alors que les historiens soviétiques de l’époque s’ac­
cordaient à y voir une victoire fantastique pour la diplomatie
soviétique. Parallèlement, les revendications soviétiques sur les
provinces de Kars et d ’Ardahan, qui semblaient répondre à
l’irrédentisme arménien, manifestent le caractère offensif de la
diplomatie de l’URSS à l’égard de la Turquie dès la fin de la
seconde guerre mondiale.
L’autre aspect, et non le moindre, des relations entre l’URSS
et le Proche-Orient concerne les rapports entretenus par le
Komintern, fondé par Lénine en 1919, avec les partis commu­
nistes locaux. Partis embryonnaires et le plus souvent réduits à
l’impuissance politique par l’administration des puissances colo­
niales ou mandataires, ces groupes semblent jouer un rôle dans
la formation de réseaux — dont cet ouvrage a pour objet de
démontrer la nature « minoritaire » —qui, favorables à l’Union
soviétique, révéleront leur influence en temps utile. Ainsi, dès
le début des années vingt, des groupes ou même des partis
communistes existent à des degrés de développement divers en
Turquie, en Syrie et au Liban, en Palestine et en Egypte. Leur
existence, éphémère pour certains (les PC turc et égyptien sont
rapidement interdits et leurs membres efficacement poursuivis),
ne révèle certes pas encore une stratégie véritable du Komintern
à l’égard des pays du Proche-Orient : au cours des années vingt,
la fragmentation et la faiblesse relative de ces groupes rendent
cette vision anachronique. En effet, en dehors du Parti commu­
niste syro-libanais et du Parti communiste palestinien qui font
preuve d’une vigueur exceptionnelle, les autres ne jouent encore
qu’un rôle négligeable. En revanche, constitués bien souvent
par des contingents minoritaires (Juifs, Arméniens, Arabes chré­
tiens, etc.), leur existence est déjà révélatrice des clivages inhé­
rents aux structures multiethnique et pluri-confessionnelle :
source de faiblesse car elle réduit d’autant leur crédibilité aux
yeux des « masses arabes », une particularité qui, selon Moscou,
devait être corrigée. Tentant d’appliquer la doctrine stalinienne
de r « enracinement » du parti communiste, plusieurs dirigeants
locaux procédèrent à l’épuration des appareils, opération qui,
localement, prit la forme de l’« arabisation », condition de
— 32 —

rélargissement de l’audience du parti aux masses. Pendant les


années quarante, ce désir prendra en Egypte la forme du mot
d’ordre de l’« égyptianisation » cher à Henri Curiel.
Il n’est pas utile de présenter ici un panorama exhaustif des
stratégies successives des partis communistes du Proche-Orient,
dont la chronologie suit, assez grossièrement d’ailleurs, celle des
tactiques changeantes prônées par le Komintern au cours de ses
différents congrès. Du côté de l’URSS, les problèmes que sou­
lève l’adaptation du marxisme-léninisme aux sociétés rurales et
musulmanes du Proche-Orient sont innombrables. Les experts
du Komintern, leurs collègues enseignants à l’Université
communiste des travailleurs d’Orient de Moscou s’efforcent
donc de produire une quantité d’articles théoriques et analy­
tiques sur la situation socio-économique des pays arabes placés
sous la tutelle mandataire de la France ou de la Grande-Bre­
tagne. Cependant, l’orientation révolutionnaire du début des
années vingt, les vibrants appels adressés à la paysannerie des
peuples de l’Orient cèdent progressivement le pas au mot
d’ordre stalinien du « socialisme dans un seul pays ». Le
contexte des années trente, l’adoption par le Komintern de la
tactique des « Fronts populaires » imposent désormais dans les
pays semi-coloniaux d ’autres priorités que la réalisation immé­
diate du socialisme : le Parti communiste syro-libanais notam­
ment s’oriente de manière décisive, en 1936, vers l’objectif de
l’indépendance nationale.
Après les avatars du Pacte germano-soviétique dont les consé­
quences sont importantes au Levant, l’URSS bénéficie, dès 1943
et plus encore au moment de l’effondrement de l’Axe, de
l’image d’une puissance protectrice des indépendances des pays
du Levant. Cependant, il est difficile d ’affirmer que Moscou ait
établi pendant les années trente des rapports constants et directs
avec tous les partis communistes du Levant. Même le Parti
communiste syro-libanais qui faisait figure d’avant-garde —car,
affilié au Komintern, il a adhéré aux vingt et une conditions -
n’a pas toujours été en mesure d’entretenir des liens directs avec
Moscou et a conservé pour interlocuteur principal le Parti
communiste français. De même, les différentes, et souvent
concurrentes, cellules égyptiennes ont été mises en contact, dès
les années vingt, avec des membres du Parti communiste italien
exilés en Égypte pendant la période mussolinienne. L’établis­
sement, dès 1944-1945, de relations diplomatiques avec la plu­
— 33 —

part des pays du Proche-Orient arabe, marque la volonté de


reconnaissance par l’Union soviétique des indépendances natio­
nales nouvellement établies dans la plupart des pays du Levant.
Par ce geste, l’URSS cherche également à manifester sa présence
dans les pays du pourtour oriental de la Méditerranée au
moment où la présence de l’Armée rouge en Europe centrale,
la situation menacée de la Turquie, et surtout les débuts de la
guerre civile en Grèce préparent le terrain de la guerre froide.

LE DOMAINE IRANIEN

Organiquement liée au processus interne de l’expansion de


l’Empire russe vers le sud, la diplomatie envers la Perse est
marquée, depuis le début du X I X e siècle, par les conquêtes mili­
taires : les diverses étapes de la conquête de la Transcaucasie
(annexion de la Géorgie et d ’une partie de l’Azerbaïdjan en
1801, annexion des provinces arméniennes du Karabagh,
d'Erevan et du Nakhitchevan en vertu du traité de Tourk-
mantchaï en 1828) marquent l’avance réalisée aux dépens de la
Perse, contribuant bientôt à faire de la Caspienne un véritable
« lac russe ». Les nouvelles positions acquises alors par la Russie
dans les régions limitrophes de la Perse septentrionale (Azer­
baïdjan iranien), de même que la conquête de l’Asie centrale,
effective à partir du milieu du X IX e siècle, déterminent les
conditions de la rivalité russo-britannique à la fin du X I X e siècle.
Bien que l’indépendance de la Perse ait été formellement pré­
servée, le territoire est partagé, de fait, en zones d’influences
dévolues à chacune des puissances impérialistes, la Russie au
nord, la Grande-Bretagne au sud. Au début du X X e siècle, la
Perse est un Etat soumis à l’influence étrangère selon les méca­
nismes classiques de la dépendance économique et financière.
Cependant, la révolution de 1905 en Russie, le déclenchement
de la révolution constitutionnaliste en Perse à partir de
décembre 1905 constituent une période marquante, du point
de vue local et international. Tout d’abord, l’Azerbaïdjan ira­
nien prend une part active à la révolution qui réussit à
contraindre le Shah à accorder une Constitution et l’institution
d’un Parlement (M adjlis). Par ailleurs, l’influence des mouve­
— 34 —

ments révolutionnaires russes, et en particulier des branches du


POSDR de Transcaucasie, y est sensible, contribuant à faire de
l’Azerbaïdjan une région politiquement bouillonnante animée
entre autres, par des sociétés secrètes (anjm ans) consacrées à
l'étude du libéralisme occidental et de la réforme sociale et
marquant le développement d‘un mouvement constitutionnef
et nationaliste. Sur le plan international, après la défaite des
Russes face au Japon, la négociation est à l’ordre du jour comme
en témoigne la signature de la convention anglo-russe du
31 août 1907. Cette dernière, tout en ne portant pas atteinte
formellement à l’indépendance et à l’intégrité de la Perse, pro­
cède au partage du pays en trois zones distinctes : les régions
septentrionales du pays constituent la zone d’influence russe, les
régions méridionales, celle de ^'Angleterre, l’ensemble étant
séparé par une zone neutre. A partir de cette période, les
manœuvres russes consistent essentiellement à interférer dans la
vie politique interne du pays, en exploitant au maximum le
sentiment répandu d’hostilité croissante vis-à-vis de la Grande-
Bretagne. Ainsi, à la veille de la première guerre mondiale, le
Nord de la Perse constitue pour la Russie un protectorat infor­
mel, ce dont témoigne Kazemzadeh dans ces formules lapi­
daires : « En 1912, les troupes russes entrèrent à Meshed et
bombardèrent la tombe de l’imam Reza, le plus saint des tom­
beaux dans toute la Perse. L’administration civile des provinces
du Nord fut ouvertement prise en main par les consuls russes.
Comme les officiers de l’Armée russe et des centaines d ’autres
sujets du tsar, ils firent l’acquisition de vastes étendues de
terres, en violation des lois persanes mais avec le ferme soutien
du gouvernement russe. Vers l’été 1914, le gouvernement perse
cessa virtuellement d’exister \ »
Avec la révolution d’Octobre, le gouvernement soviétique
héritait du régime tsariste et du gouvernement provisoire, d ’une
position influente en Perse que le manifeste adressé par les bol­
cheviks à tous les musulmans de Russie et d'Orient (5 décembre
1917), s’empressa généreusement de désavouer : une fois fer­
mement condamnées les méthodes et les pratiques de l’impé­
rialisme russe en Perse, les dispositions de la convention de
1907 furent ainsi annulées. Néanmoins, le vide créé par l’éva-1

1. Cité dans Alvin Z. Rubinstein, Soviet Policy toward Turkey, Iran and
Afghanistan. The Dynamics of Influence, New York, Praeger, 1982, p. 59-
— 35 —

cuation des troupes russes, d'une part, la proclamation de répu­


bliques indépendantes en Transcaucasie, d’autre part, ne tar­
dèrent pas à ramener la Perse au premier rang des
préoccupations géostratégiques du nouveau gouvernement, dès
lors que les ambitions de la Grande-Bretagne devinrent évi­
dentes avec le projet de traité anglo-persan du 9 août 1919 qui
ne fut cependant pas ratifié par le Madjlis. L’agitation sociale
et politique croissante dans l’À2erbaïdjan iranien crée des condi­
tions favorables à une éventuelle contagion révolutionnaire : la
proximité de Bakou, véritable laboratoire de la révolution en
Orient, l’importance des mouvements migratoires de part et
d’autre d’une frontière « poreuse » créent localement un climat
révolutionnaire qu’illustre, par exemple, la création du parti
Adalat, devenu en 1920, peu avant le congrès de Bakou, le
Parti communiste iranien. Dans la province du Gilan où la
reprise de la rébellion des Jan galis s’était signalée dès 1917, le
mouvement révolutionnaire dirigé par Kutchük Khan aboutit
le 28 avril 1920 à la création d’une république soviétique.
L’événement, salué par quelques bolcheviks enthousiastes,
comme le premier acte de l’expansion révolutionnaire à travers
l’Orient, est à peu près contemporain de la soviétisation de la
Transcaucasie. C ’est, en effet, grâce à l’appui apporté par les
forces de l’Armée rouge débarquées à Enzeli en mai 1920 que
l’expérience soviétique menée dans le Gilan a pu se réaliser. Le
soutien apporté à la cause du séparatisme dans le Gilan était
évidemment de nature à détériorer les relations entre Moscou
et Téhéran. Le pragmatisme diplomatique défendu par Lénine
et Tchitchérine prit définitivement le pas en novembre 1920
sur les idéaux révolutionnaires défendus par le Komintern : les
négociations soviéto-persanes, menées par Tchitchérine et
Karakhan, aboutirent le 26 février 1921, cinq jours après le
coup d’Etat de Reza Khan, à la signature d’un traité entre la
République socialiste fédérative soviétique de Russie (RSFSR)
et la Perse. La révolution dans le Gilan était donc abandonnée
au nom des impératifs de la diplomatie « traditionnelle » : en
avril 1921, une représentation diplomatique de la RSFSR diri­
gée par F. Rothstein fut ouverte à Téhéran, tandis que, de juin
à septembre 1921, les troupes de l’Armée rouge étaient évacuées
du Gilan. Ratifié par le Madjlis en décembre 1921, le traité
renouvelait l’annulation de tous les accords passés du temps de
la diplomatie tsariste, réglait les problèmes frontaliers et inter­
— 36 —

disait toute ingérence interne dans les territoires des parties


contractantes. Cependant, l’article 6 du traité stipule qu’au cas
où la Perse deviendrait la base d’opérations dirigées contre la
Russie, cette dernière se réserverait le droit « d ’avancer ses
troupes dans le territoire persan en vue de prendre les mesures
militaires nécessaires pour sa propre défense 1 ». Ce fameux
article 6 constituera la base officielle de l’occupation du Nord
de l’Iran par l’Armée rouge en 1941.
La fondation de la dynastie Pahlavi en 1925, l’orientation
politique de la Perse vers un régime autoritaire, modernisateur
et séculier constituent, au cours des années vingt à trente, un
véritable rempart contre le développement du mouvement
communiste. Bien que les relations avec l’Union soviétique
aient été à nouveau normalisées par un traité de neutralité et
de garantie, signé en octobre 1927, l’Iran s’ouvre essentielle­
ment à l’influence allemande, en particulier après 1933. Le
cours des relations internationales qui se dessine au milieu des
années trente, contribue ainsi au refroidissement sensible des
relations soviéto-iraniennes. Dans l’approche de la guerre, la
signature du Pacte germano-soviétique et surtout les négocia­
tions secrètes ultérieures menées entre 1939 et 1941 montrent
tout l’intérêt que l’Union soviétique porte au Moyen-Orient :
d ’une manière ou d’une autre, l'Iran — « régions situées au sud
de Batoum et de Bakou, dans la direction générale du golfe
Persique » —et la Turquie —à nouveau les Détroits —semblent
inclus dans la sphère d’influence attribuée à l’Union soviétique,
même si celle-ci a été volontairement définie de façon très
vague. En Iran, en dépit d’une neutralité officielle, les activités
de l’Allemagne sont très largement tolérées. La rupture du
Pacte germano-soviétique, en juin 1941, détermine ainsi l’oc­
cupation anglo-soviétique en Iran à partir du 25 août 1941 afin
d’assurer la protection des champs pétroliers du Sud ainsi
qu’une voie de transit pour le matériel de guerre vers l’URSS.
L’Iran est ainsi divisé en deux zones d’occupation distinctes :
les Soviétiques occupent les provinces du Nord (Azerbaïdjan,
Gilan, Mazandaran, Gorgan et Khorasan), les Britanniques,
celles du Sud, et Téhéran est érigée en enclave neutre. Par ail-

1. Basil Dmytryshyn, Frederick Cox, The Soviet U nion a n d the M id d le-E ast.
Princeton, The Kingston Press, 1937,
A Docum entary Record, 1 9 1 7 -1 9 8 5 ,
p. 263.
— 37 —
leurs, le traité cTalliance triparti te, conclu le 29 janvier 1942,
prévoyait l’évacuation des forces d ’occupation dans un délai
n’excédant pas six mois après la fin du conflit. Le 16 septembre
1941, Reza Shah est contraint d ’abdiquer en faveur de son fils,
Mohammed Reza, initiateur d’un régime plus libéral.
Les nouvelles conditions prévalant dans la zone d ’occupation
soviétique font de cette dernière une aire conquise de fait. Favo­
risant tous les séparatismes, en particulier auprès des popula­
tions azéries et kurdes, les autorités soviétiques prennent en
main la gestion de leur zone dont l’autorité échappe désormais
totalement au pouvoir central. Par ailleurs, la présence sovié­
tique coïncide également avec la renaissance du mouvement
communiste iranien. Le parti Toudeh (Les Masses) est ainsi offi­
ciellement réorganisé en janvier 1942, mais son apparition est
attestée dès octobre 1941. Sur le front diplomatique, les
demandes soviétiques se précisent en septembre 1944 lorsque
S. Kavtaradze présente à Téhéran une demande de concessions
pétrolières dans les provinces du Nord, afin d’obtenir des pri­
vilèges équivalents à ceux de la Grande-Bretagne dans le Sud.
En dépit des manifestations et des troubles sociaux qui se mul­
tiplient à Téhéran (souvent à l’instigation des Soviétiques qui
n’hésitaient pas à couper les approvisionnements dans la capi­
tale), la requête soviétique se heurta au refus du Madjlis qui,
le 2 décembre, vota une loi proposée par Mossadegh limitant
sérieusement l’octroi de toute concession pétrolière aux puis­
sances étrangères.
La fin de la seconde guerre mondiale ne vit pas comme cela
était prévu le retrait de l’Armée rouge des provinces septen­
trionales de l’Iran. Ces dernières, échappant toujours aussi tota­
lement à l’autorité du pouvoir central, deviennent le théâtre de
révoltes séparatistes ouvertement soutenues par Moscou. En
Azerbaïdjan iranien, le Parti démocratique d’Azerbaïdjan dirigé
par un vétéran communiste, J a ’far Pishevari, proclame une
république autonome le 12 décembre 1945. Cette proclamation
est presque immédiatement suivie, le 22 janvier 1946, par celle
de Qazi Mohammed, dirigeant du Parti démocratique du Kur­
distan, annonçant la naissance d’une république autonome du
Kurdistan à Mahabad. L’évidente intervention soviétique dans
le processus des séparatismes minoritaires des provinces du
Nord constitue les prémices de la guerre froide : l’affaire est en
effet portée devant le Conseil de sécurité de l’O N U le 19 janvier
— 38 —

1946, mais c'est également grâce à l’habileté diplomatique du


nouveau Premier ministre Qavam que le retrait soviétique se
réalise enfin au cours du mois de mai 1946. Dès lors, les jours
de l’indépendance de l’Azerbaïdjan et du Kurdistan sont
comptés, Moscou ayant sacrifié une fois de plus les autonomies
locales, qu’elle avait fortement contribué à attiser, au profit
d ’une diplomatie plus pragmatique. Cependant, de 1921 à
1946, la reproduction de situations, qui sans être identiques
semblent similaires, suscite des interrogations sur le sens de
l’attitude soviétique en Iran. Alors que, dès 1922, G. Safarov
écrivait à propos du Gilan qu’il « faut nettement se défier de
l’aventurisme révolutionnaire 1 », la stratégie minoritaire en
Iran du Nord a survécu en 1946 en dépit des leçons tirées des
échecs précédents. Quelles qu’aient pu être les motivations
diplomatiques sous-jacentes, le renouvellement de situations
historiques comparables invite à se demander si les minorités
ne constituent pas un « champ structurel » de la politique exté­
rieure soviétique au Moyen-Orient.

1. Cité dans Hélène Carrère d’Encausse, Stuart Schram, Le marxisme et


l'Asie, 1853-1964, Paris, Armand Colin, 1965, p. 243.
CHAPITRE 1

MOSCOU
STRUCTURES ET RÉSEAUX
DE LA POLITIQUE SOVIÉTIQUE
AU MOYEN-ORIENT

L’hypothèse d ’une mobilisation des réseaux minoritaires par


la politique soviétique au Moyen-Orient impose tout d’abord
un tableau d’ensemble. Dans une perspective devenue classique
de l’histoire des relations internationales, l’étude des structures
ou, si l’on préfère la terminologie anglo-saxonne, celle des
« déterminants internes » de la politique extérieure constitue
un préliminaire indispensable. La réflexion entamée dans cette
partie est guidée, néanmoins, par une interrogation centrale :
en quoi les réseaux mobilisés par la politique soviétique au
Moyen-Orient sont-ils marqués par une certaine prédisposition
à l’égard des minorités ? Existe-t-il une interaction dynamique
entre la politique soviétique des nationalités et le modèle
d’émancipation proposé en Orient, modèle dont les minorités
ont généralement constitué le principal vecteur ? L’étude de
quelques réseaux, formés au « centre », à Moscou, permet peut-
être d ’apporter des éléments de réponse.
L’orientalisme soviétique, héritier d’une tradition acadé­
mique déjà développée pendant la période tsariste, constitue à
cet égard un observatoire intéressant, car cette discipline, pour­
voyeuse d ’experts, se situe à l’interface du savoir, de la diplo­
matie et du renseignement. Eloignée du domaine de l’érudition,
l’Université communiste des travailleurs d’Orient dispense, à
des fins idéologiques, un enseignement destiné à la formation
des agents recrutés, puis envoyés au Moyen-Orient. Par ailleurs,
- 40 —

les archives soviétiques permettent également d ’envisager


letude de cette institution sous un angle prosopographique.
Enfin, à défaut d ’apporter des réponses décisives aux questions
concernant le « processus de la décision » dans la politique exté­
rieure soviétique, les structures « orientales » du Komintern et
du Narkomindel permettent d ’appréhender la composition du
personnel mobilisé pendant les années vingt et trente.

NATIONALITÉS SOVIÉTIQUES
ET MINORITÉS DU MOYEN-ORIENT
UNE INTERACTION DYNAMIQUE ?

Aspect complexe de l’histoire de l’Empire russe, puis de


l’Union soviétique, la question nationale a constitué pendant
plusieurs décennies un thème d’étude privilégié par la sovié-
tologie. Discipline « prospective » placée à la croisée de l’his­
toire, de la science politique et de l’économie, la soviétologie
fournissait dans ce domaine non seulement les cadres de
réflexion destinés à la recherche académique mais également des
éléments d’information susceptibles d’influer sur les orienta­
tions de la politique extérieure des États occidentaux. Dans
cette perspective, la solution soviétique du problème national
commença à être sérieusement étudiée à partir des années
soixante et soixante-dix, en mettant en évidence les contrastes
et les clivages nationaux au sein même de l’Union soviétique,
élément perçu comme un des facteurs principaux d ’une désin­
tégration interne à moyen ou à long terme l. Concernant le
problème national ou celui des « relations ethniques » au sein
de l’URSS, l’orientation des études a obéi pendant longtemps
au même principe de bipolarisation que celui qui régissait alors
les relations internationales. Ainsi, comme le remarque Victor
Zaslavsky, « la littérature soviétique tend à désigner de manière
excessive l’intégration ethnique comme un facteur d’internatio­
nalisation, alors que les études occidentales soulignent avec la

1. Cf. Hélène Carrère d’Encausse, L'empire éclaté, Paris, Flammarion, 1978.


— 41 —

même vigueur les effets désintégrateurs du nationalisme eth­


nique 1 ».
Bien que Tintégration des nationalités au sein de l’Union
soviétique ne constitue pas le thème central de cette étude, un
bilan historiographique est néanmoins nécessaire. En effet, si
les allogènes puis les nationalités ont été alternativement au
cours des diverses phases de l’histoire russe et soviétique un
facteur d ’intégration ou, au contraire, de désintégration, leur
participation, leur mobilisation, directe ou indirecte, involon­
taire ou « instrumentalisée », constitue précisément un des
aspects « structurels » de la politique de l’URSS à l’égard des
minorités du Moyen-Orient. Ainsi, le rôle des nationalités
soviétiques doit être envisagé comme un des déterminants
internes de la politique étrangère de l’URSS, en particulier au
Moyen-Orient où diverses minorités ont des « compatriotes »
sur le territoire même de l’URSS (Arméniens, Juifs, Azéris,
Kurdes, etc.). On peut donc envisager les nationalités - sans
nécessairement s’engager dans la thèse du « consensus » —
comme une variable interne de la politique extérieure sovié­
tique.
L’étude du rôle des nationalités dans la politique extérieure
soviétique au Moyen-Orient, et plus particulièrement auprès
des minorités, fait intervenir plusieurs niveaux d’analyse. Sur le
plan idéologique, la politique soviétique des nationalités appa­
raît comme une composante importante du discours messia­
nique et révolutionnaire que l’URSS adresse à l’extérieur. Sur
le plan institutionnel, le fédéralisme soviétique peut également
être considéré comme un outil efficace de la politique étrangère
de l’URSS pendant certaines périodes. Sur le plan politique,
une prosopographie du personnel des instances « maîtresses »
de la politique extérieure peut également faire apparaître
l’importance relative du nombre des non-Russes. Pendant la
période de la nouvelle politique économique (NEP), les aspects
économiques, enfin, ne doivent pas être négligés : les tentatives
de reconstitution des anciens circuits marchands et commer­
ciaux dans les zones de marches et de frontières, en particulier
entre la Transcaucasie et l’Iran, mobilisent également les natio­

1. Victor Zaslavsky, The Neo-Stalinist State, Class, Ethnicity and Consensus


in Soviet Society, New York, Brighton, M. E. Sharpe, Inc., The Harvester Press,
1982, p. 91.
- 42 -

nalités locales. La superposition de ces diverses interférences


semble à l’origine de la formation de « réseaux » qui, entre les
« nationalités » de l’URSS et les « minorités » du Moyen-
Orient, furent périodiquement mobilisés par la politique exté­
rieure soviétique.
Dans la perspective d’une étude de ces « réseaux », ce cha­
pitre a pour objectif de mettre en évidence les cadres généraux :
après avoir rappelé les principaux éléments de la politique sovié­
tique des nationalités, il convient de présenter rapidement les
divers éléments permettant de définir le rôle politique des
minorités au Moyen-Orient. Enfin, quelques exemples permet­
tront d ’illustrer les interactions éventuelles entre « nationa­
lités » et « minorités ».

Les nation alités en U R S S :


état de la question

L’indigence de l’héritage légué par le marxisme concernant


le problème national est un aspect connu de l’histoire des idées
politiques. Cependant, dans le tournant des années 1890,
l’austro-marxisme élaboré par Karl Renner et Otto Bauer pro­
posait une première tentative d ’adaptation du marxisme à la
situation des États multinationaux comme l’Empire austro-hon­
grois. Chargé par Lénine de réfuter ces thèses « révisionnistes »
et de fournir au parti bolchevik un arsenal théorique permettant
d’aborder la question nationale, Staline rédigea en 1913 son
fameux article, « Le marxisme et la question nationale » dont
la valeur de programme ne fut apparente qu’avec la postérité
de son auteur. Définie comme une « formation transitoire », la
nation est « une communauté stable historiquement constituée,
de langue, de territoire, de vie économique et de formation
psychique, qui se traduit dans la communauté de culture 1 ».
Destinés à être liés les uns aux autres, puis à disparaître lors de
l’étape finale de la construction du socialisme, les groupes natio­
naux sont cependant dotés dans la conception léniniste d ’un
droit, fictif au demeurant, à l’autodétermination qui demeurera

1. Joseph Staline, «Le marxisme et la question nationale», dans Le


marxisme et la question nationale et coloniale, Paris, Editions sociales, 1949,
p. 65.
- 43 -

inscrit dans l'article 17 de la Constitution de 1936 ainsi que


dans celle de 1977. Cette concession au principe du centralisme
démocratique était supposée exprimer la condamnation par les
bolcheviks de la tradition du nationalisme grand-russe et avait
auparavant constitué une des résolutions fondamentales par les­
quelles le Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR)
utilisait les nationalités, comme un « tremplin » pour la révo­
lution. Cependant, si l'État soviétique tolère la survie provisoire
des formes nationales, le parti, quant à lui, constitue un instru­
ment puissant d'unité et de fusion. La conception marxiste,
selon laquelle les catégories de classes sont supérieures à toutes
les autres, interdisait donc au sein du parti l’existence de tout
penchant national. Néanmoins, dans la conception léniniste, en
particulier dans l'analyse de la situation de l'Empire russe, les
nationalismes locaux, expressions des minorités opprimées par
le nationalisme grand-russe, étaient considérés comme les alliés
objectifs des forces révolutionnaires. L'État soviétique, tel qu’il
apparaît dans la Constitution de 1924, hérita de cette théorie,
sa structure politico-administrative fondée sur le principe du
fédéralisme. Ainsi, la république fédérée 1 « nationale » devient
la forme la plus élevée par laquelle une nation puisse être repré­
sentée ; des entités territoriales, telles que les républiques auto­
nomes, les régions autonomes et les districts, représentent un
statut beaucoup moins valorisant pour des nationalités dont
l’importance est moindre face à la nationalité titulaire. Cette
territorialisation des groupes nationaux est poussée à l'extrême
pendant la période stalinienne, alors même que le parti consti­
tue à l’inverse l'instrument puissant de la centralisation du sys­
tème soviétique.
Cependant, l’offensive stalinienne contre les « nationalismes
bourgeois », les nécessités dictées par la « construction du socia­
lisme dans un seul pays » introduisent une nouvelle approche
dans la politique des nationalités qu'illustre bien la réintroduc­
tion du système du passeport intérieur à la fin 1932. L'offensive
contre les nationalités est un des aspects de la période de la

1. La république fédérée se situe au sommet de la hiérarchie des natio­


nalités. En principe, trois conditions sont nécessaires pour qu’un groupe
national puisse bénéficier de ce statut : 1. Avoir une frontière extérieure à
l’URSS, car, en théorie, elle doit pouvoir jouir réellement du droit de séces­
sion ; 2. Avoir un groupe national majoritaire sur son territoire ; 3. Avoir une
population supérieure à un million d’habitants.
- 44 -

Grande Terreur : alors qu au cours des années vingt le mot


d’ordre de l’« enracinement » (korennizacija) avait provoqué
l’« indigénisation » des administrations locales et la création
d’élites nationales, il s’agit désormais d’éradiquer ces dernières,
suspectées de velléités d’autonomie face au pouvoir central à
cause du soutien relatif dont elles jouissaient au sein des popu­
lations locales. Par ailleurs, la « sur-représentation » des natio­
nalités dans l’appareil central (à commencer par la « bande »
des Caucasiens dont Staline est après tout un des représentants)
constitue une « déviation » nationaliste, en principe intolérable
pour le système soviétique. Les grandes purges de 1937-1938
procédèrent ainsi à l’élimination physique des élites locales au
moment où la politique de russification manifeste assez la
« tolérance » du régime vis-à-vis du nationalisme russe, ce qui
se confirmera encore davantage pendant la seconde guerre mon­
diale. Cette offensive contre les nationalités pendant la période
stalinienne a donné lieu à de multiples interprétations parmi
lesquelles il convient de retenir, en dépit de son caractère
incomplet, celle de Mikhaïl Agurski. Observant le caractère sys­
tématique de l’assaut lancé par Staline contre les nationalités,
les purges de 1937-1938 peuvent être interprétées comme une
des étapes finales de la guerre civile en Russie. Selon cette pers­
pective, la révolution d’Octobre aurait été en fait une révolution
de type national au cours de laquelle les régions périphériques
de l’Empire russe seraient temporairement parvenues à prendre
en main le « centre » autrefois détenu par les Russes. Cette
séduisante interprétation a l’avantage, en effet, d ’expliquer la
proportion importante des non-Russes, Juifs, Lettons, Cauca­
siens et Polonais, dans le personnel et l’appareil dirigeant du
nouveau régime, cet aspect constituant une des origines pos­
sibles de la stratégie minoritaire observée au Moyen-Orient. Les
grandes purges manifesteraient ainsi une sorte de « contre-révo­
lution russe » procédant à l’élimination systématique des natio­
nalités au sein de la génération des « vieux bolcheviks » et
accomplissant la mise en place d ’une nouvelle strate, d ’origine
essentiellement paysanne. Mais cette interprétation ne prend
pas suffisamment en compte les nouveautés introduites par la
politique stalinienne des nationalités, mettant un terme à toute
éventualité de tendance centrifuge, et procédant à la mise en
place d'un nouveau mécanisme de sélection des cadres et de
transmission du pouvoir politique, par l’invention de la nomen-
— 45 —

klatura. Nommées par le centre, les nouvelles élites ne disposent


plus du soutien des populations locales et ne sont « respon­
sables » que devant le pouvoir central. Néanmoins, ce nouveau
recrutement des élites ne manifeste pas la volonté de détruire
le système existant, bien au contraire, puisque le renforcement
des bases territoriales du fédéralisme soviétique s'opère pendant
la même période l. Par ailleurs, la disparition des nationalités
au sein de l'appareil dirigeant de l’URSS ne fut que relative :
Roy Medvedev 2 fait remarquer à juste titre que le nombre des
personnalités originaires du Caucase, d ’Asie centrale et du
Kazakhstan, connut en fait une augmentation, « alors que la
répression de 1936-1939 réduisit considérablement le nombre
de Lettons, de Finnois, de Polonais et de Hongrois dans la
composition nationale de l'élite soviétique. Cela est compréhen­
sible dans la mesure où la Lettonie, l'Estonie, la Finlande et la
Pologne ne faisaient plus partie de l'URSS, et il n'était donc
pas possible de recruter des nouveaux cadres parmi ces
nations ». Toutefois, Victor Zaslavsky fait remarquer que cette
interprétation ne peut s’appliquer au cas des Juifs soviétiques
pour qui les purges « provoquèrent un coup d'arrêt à leur rôle
en tant que diaspora mobilisée dans l'élite politique de la
société soviétique3 ». Ce déclin brutal de la représentation
juive, également très sensible en ce qui concerne le personnel
de la politique extérieure, relève cependant d’une combinaison
de facteurs complexes, en dehors du contexte des purges ou du

1. Un phénomène qui aboutit paradoxalement à la création de « nations


territoriales », y compris dans les zones où le sentiment national était encore
peu avancé au début des années vingt. Le cas d’école est celui de
l’« ukrainisation » de l’Ukraine mais il en existe beaucoup d’autres. Cf. Roger
Portai, Russes et Ukrainiens, Paris, Flammarion, 1970.
2. Roy Medvedev, « New Pages From the Political Biography of Stalin »,
dans Robert C. Tucker (ed.), Stalinism : Essays in Historical Interprétations, New
York, Norton, 1977, p. 199-238.
3. Le cas des Juifs est tout à fait particulier. Alors que la doctrine marxiste
ne reconnaît pas aux Juifs le statut de nation, idée sioniste et réactionnaire
selon Lénine, une branche du Narkomnats consacrée aux affaires juives ainsi
que des sections juives dans le parti furent établies dès 1918. Néanmoins,
l’absence d’une assise territoriale (au moins jusqu’à la création de la région
autonome du Birobidjan en 1928-1934) interdisait en théorie de reconnaître
les Juifs en tant que nationalité. En 1932, le nouveau système de passeport
prévoit cependant l’existence d’une nationalité juive. Selon Victor Zaslavsky,
cette mesure fut davantage inspirée par les nécessités bureaucratiques qu’im­
posa l’uniformisation administrative du système de passeport.
— 46 —

Pacte germano-soviétique. L’érosion de la position des Juifs


semble également liée à l’évolution générale du régime qu’il­
lustrent l’apparition d ’une nouvelle élite et la disparition pro­
gressive du critère social dans le recrutement des cadres. Selon
Victor Zaslavski, il convient également de prendre en compte
la transformation de l’objectif général du régime qui, du mot
d’ordre de la révolution mondiale, est passée pendant l’ère sta­
linienne à celui de « socialisme dans un seul pays ». « Ceci
entraîna des changements non seulement dans la stratégie mais
aussi dans la mentalité des officiels soviétiques. Les Juifs, avec
leur réseau de relations à travers le monde, si utiles au régime
du temps de Lénine qu’ils en vinrent à former la majorité des
diplomates soviétiques, devinrent suspects et peu fiables \ »
L’internationalisme, voire le cosmopolitisme des premiers temps
du gouvernement bolchevik semblent, bien, dans cette pers­
pective, constituer la marque de la participation active des Juifs
au mouvement révolutionnaire russe.
Du point de vue de la politique extérieure, la structure mul­
tinationale de l’Union soviétique semble constituer un facteur
important, cette hypothèse se vérifiant en particulier dans les
pays du Moyen-Orient où des républiques fédérées sont limi­
trophes. Ainsi, comme le suggère Vernon V. Aspaturian) 12, le
fédéralisme peut se mettre au service d ’une diplomatie sovié­
tique « multinationale », instrument des tentatives d’expansion
territoriale de l’URSS pendant certaines périodes. Quelles sont,
dans cette perspective, les nations et les nationalités « mobili­
sées » par la politique soviétique au Moyen-Orient ? En ce qui
concerne les républiques fédérées, il s’agit de la Transcaucasie,
limitrophe de la Turquie et de l’Iran, et du Turkménistan, limi­
trophe de l’Iran et de l’Afghanistan. Cependant, cette consta­
tation ne résume pas l’ensemble des nationalités instrumenta­
lisées. Afin d’éclaircir dans le cours ultérieur de ce chapitre la
situation des nationalités et des « minorités sœurs » entre
l’URSS et le Moyen-Orient, il est nécessaire de dresser un pre­
mier inventaire des nationalités mobilisées par la politique
soviétique au Moyen-Orient entre 1920 et 1946 (tableau 1).
1. Victor Zaslavsky, Robert J. Brym, Soviet-Jewish Emigration and Soviet
National Policy, Londres, Macmillan Press, 1983, p. 87.
2. Cf. Vernon V. Aspaturian, The Union Republics in Soviet Diplomacy. A
Study of Soviet Federalism in the Service of Soviet Foreign Policy, Genève, Paris,
Droz, Minard, I960, p. 32-37.
Tableau 1. Les nationalités soviétiques
dans la politique soviétique au Moyen-Orient

Diplomatie
Nationalité Statut territorial Frontière Période
autonome
Arméniens —RSS (novembre 1920) Narkomindel - Turquie - 1920-1930
—Union fédérative des RSS de 1920-1923 - Iran - 1941-1946
Transcaucasie (février 1922)
—RSS fédérative de Transcau­
casie (décembre 1922)
-R S S d’Arménie depuis 1936
Azéris - RSS d’Azerbaïdjan (1920) Narkomindel —Iran - 1919-1923
- Union fédérative des RSS de 1920-1923 - 1944-1946
Transcaucasie
—RSS fédérative de Transcau­
casie
—RSS d’Azerbaïdjan depuis
1936
Juifs —Birobidjan 1928 - Chine - 1942-1947
—Région autonome du Biro­
bidjan 1934
—Territorialisation de la
nation juive, argument contre
le sionisme en Palestine
Kurdes —Pas de statut territorial - Iran (RA de - 1944-1946
—Répartis entre RSS d’Armé­ Nakhitchevan)
nie, d’Azerbaïdjan, de Géorgie —Turquie
et du Turkménistan
Turkmènes —RSS du Turkménistan 1924 —Iran —Début des
—Afghanistan années vingt

Ce tableau croise quelques données simples concernant les


nationalités « mobilisées » par la politique soviétique au
Moyen-Orient. En dehors du statut institutionnel et territorial
de ces nationalités soviétiques, il indique dans quel cadre et
pendant quelle période de l’histoire soviétique certaines d’entre
elles ont été autorisées à poursuivre la fiction d’une « diplomatie
autonome » grâce à l’existence d’un Narkomindel républicain :
cette situation correspondait à celle de l’Ukraine, de la Biélo­
russie, de la Géorgie, de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan qui,
avant la formation de l’Union en 1923, étaient encore des répu­
bliques soviétiques socialistes séparées mais liées à la RSFSR
par une série de traités bilatéraux mettant sous tutelle la poli­
tique étrangère de ces républiques. En ce qui concerne la situa­
tion frontalière de ces nationalités, ce tableau n'éclaire que par­
tiellement la situation des diasporas en URSS et au
— 48 —

Moyen-Orient, le cas des Juifs étant ici particulièrement


complexe. Dans la colonne concernant les périodes, sont mis en
évidence les moments forts au cours desquels la mobilisation
autour du thème national - résolution de la question nationale
en URSS avec une argumentation spécifique pour chaque natio­
nalité concernée —est particulièrement nette auprès des « mino­
rités sœurs » au Moyen-Orient. Mais ce tableau ne présente que
le versant soviétique du sujet. Il est donc nécessaire d'aborder
le statut des minorités au Proche et au Moyen-Orient.

Les minorités a u M oyen-Orient :


perspectives générales

Plus complexe à bien des égards que ne le suggère le trai­


tement rigide et bureaucratique des nations et des nationalités
dans le cadre soviétique, l'étude des minorités au Proche et au
Moyen-Orient pendant le premier XXe siècle constitue une
question très controversée dans laquelle plusieurs systèmes
d ’interprétation des conflits actuels ont puisé leurs ressources et
leurs argumentations. Dans cette zone géographique en effet,
l'Empire n'a pas survécu à la première déflagration mondiale,
tandis que la création d'États-nations selon le modèle wilsonien,
dans une véritable mosaïque ethnique, masquait mal les inten­
tions des puissances impérialistes européennes. Dans le contexte
de l’émergence d’une « modernité » politique au Moyen-Orient
- nationalisme, libéralisme, socialisme, voire même commu­
nisme —, les minorités non musulmanes ont joué un rôle remar­
quable dans la diffusion des idées politiques européennes. Mais,
auparavant, plusieurs décennies de pénétration missionnaire
avaient manifesté dans cette partie du monde la vigueur des
« politiques minoritaires » mises en œuvre par les différentes
puissances européennes : « Dans les Balkans, comme dans les
provinces ottomanes arabes, ou dans les régions arméniennes et
kurdes de Perse et d ’Asie Mineure, les puissances européennes
ont tissé un réseau dense de clientèle l. » Dans cette perspective,
la « fabrication » des minorités nationales pendant l’entre-deux-
guerres manifesterait le paroxysme de l’instrumentalisation de

1. Cf. Georges Corm, L'Europe et l'Orient, de la balkanisation à la libani-


sation. Histoire d'une modernité inaccomplie, Paris, La Découverte, 1989, p. 87.
— 49 —

plusieurs minorités ethniques dans le cadre des rivalités inter­


nationales au Proche et au Moyen-Orient. Cette tendance his­
toriographique liée au terme même de minorité (religieuse, eth­
nique, nationale ?) incite évidemment à une grande prudence
dans le choix d'une définition. Cette dernière ne concerne
d'ailleurs pas seulement les qualificatifs énumérés ci-dessus mais
devrait également prendre en compte la situation politique ou
économique de ces groupes selon qu’ils sont en position de
« minorité opprimée » ou au contraire de « minorité domi­
nante ».
Sans entrer ici dans les termes d’un débat dont la teneur
ne peut être résumée en quelques lignes, des éléments de
réflexion théorique s'imposent néanmoins. En effet, au
Moyen-Orient, la sensibilité particulière observée auprès de
certaines minorités à l’égard du communisme incite à s'in­
terroger sur le terme même de minorité d'une part, et sur
leur rôle politique d ’autre part. Selon Ronald D. McLaurin,
le groupe minoritaire peut se définir comme « un groupe de
personnes ayant un sens de cohésion et qui prises ensemble,
constituent moins de la moitié de la population d'une entité.
En pratique, nous considérons comme des minorités natio­
nales, c’est-à-dire des minorités dans des Etats souverains ou
dans des entités politiques autonomes, ceux qui s’envisagent
comme des groupes sociaux distincts et originaux. En théorie,
le terme de minorité peut s'appliquer aux factions politiques,
aux classes économiques et sociales, aux communautés reli­
gieuses, voire même aux groupes d'âge, de sexe, aux groupes pro­
fessionnels, raciaux ou linguistiques et bien d ’autres encore \ »
Moins sensible à la généralisation du phénomène minoritaire
dans la société américaine contemporaine, la définition de Gérard
Chaliand présente, quant à elle, l'avantage de la simplicité : « La
qualification de minorités ne devrait s'appliquer qu'aux groupes
se considérant comme différents - du point de vue ethnique, reli­
gieux ou linguistique —et soucieux de conserver leur particula­
risme, quel que soit, par ailleurs, leur degré d'intégration en tant
que citoyens d ’un Etat 12. » Ainsi, dans l’ensemble des pays du
1. Ronald D. McLaurin (ed.), The Political Rôle of Minority Groups in tbe
Middle East, New York, Praeger, 1979, p. 4.
2. Cf. Gérard Chaliand, « Les minorités dans le monde à Page de l’État-
nation », dans Les minorités à l’âge de l’Etat-nation, Groupement pour les droits
des minorités, Paris, Fayard, 1985, p. 17.
— 50 —

Proche et du Moyen-Orient, ces minorités se définissent tout


d'abord par rapport à des majorités 1 représentées par les
Turcs sunnites, les Arabes sunnites, ou encore les Perses
chiites en Iran, Quels sont les éléments constitutifs essentiels
de ces minorités ? Selon Mordechai Nisan 2, il convient de
retenir quatre facteurs principaux. L ’ethnicité, tout d'abord,
définit des comportements de type clanique qu'expriment par
exemple le maintien de l’identité familiale ou des modèles
d ’alliances endogamiques destinés à éviter l’assimilation dans
le groupe dominant. En second lieu, la culture est évidem­
ment une source de la distinction minoritaire notamment
dans ses aspects linguistique et religieux comme le montre
au Moyen-Orient le cas des Kurdes, des Arméniens, des Assy­
riens, des Juifs, etc. La géographie introduit le problème de la
« territorialité » : Mordechai Nisan, non sans un certain déter­
minisme, signale quelques caractéristiques concernant la
répartition des minorités dans l’espace. Les minorités sont
souvent concentrées à la périphérie géographique des entités
politiques considérées, leur hinterland apparaissant comme
juxtaposé au centre névralgique du pays. Cette situation favo­
riserait des attitudes de résistance, voire même de sécession
par rapport au pouvoir central tout comme, par exemple, les
réduits montagnards dans le cas des Druzes ou des Alaouites.
Ainsi, les régions de montagne constitueraient le cœur de
leur territoire pour la plupart des minorités du Moyen-
Orient. Dernier facteur, l’histoire constitue enfin une part
essentielle de la mémoire collective' de chacune des minorités
qui puisent en elle les sources de leur identité nationale et
de leur originalité par rapport à la majorité : la plupart des
minorités au Moyen-Orient, en effet, existaient bien avant
l’islamisation de la région.
A partir de ces éléments de définition très simples, Mor-

1. Il ne s’agit pas nécessairement d’une relation d’opposition comme le


montre par exemple la capacité assimilatrice de l’arabisme. Bon nombre de
minoritaires, Arabes non musulmans, ont pris une part active au mouvement
national arabe. Mais, par ailleurs, la relation minorité/majorité au Moyen-
Orient renvoie au problème des relations entre musulmans et non-musul­
mans. Cf. Laurent et Annie Chabry, Politique et minorités au Proche-Orient. Les
raisons d'une explosion, Paris, Maisonneuve et Larose, 1984, p. 25 et suiv.
2. Cf Mordechai Nisan, Minorities in the Middle East. A History of Struggle
and Self-Expression, Jefferson, Londres, McFarlan, 1991, p- 10-11.
— 51 —

dechai Nisan distingue trois types de « facteurs dynamisants »


qui ont historiquement contribué au réveil national des mino­
rités au Moyen-Orient, à leur « fabrication » pour employer
le terme de George Corm. Le changement social apparaît, en
premier lieu, comme un phénomène directement lié à la for­
mulation des aspirations nationales. L’urbanisation, l’émer­
gence de nouvelles classes sociales, loin de favoriser l’assimi­
lation, semblent constituer au contraire le contexte de la
« modernité » dans laquelle les nationalismes minoritaires
puisent leurs aspirations. Cette constatation se vérifie pour la
plupart des minorités du Moyen-Orient et correspond parfai­
tement à la situation des Arméniens dans l’Empire ottoman
au X IX e siècle. En second lieu, les conflits et les répressions
semblent également provoquer un effet catalyseur sur les
mouvements nationaux, sauf évidemment lorsqu’ils en
viennent à éradiquer complètement la minorité en question.
Mais, d’une manière générale, qu’il s’agisse de répression phy­
sique ou d’exploitation économique, l’existence d ’un ennemi
commun permet à la minorité de s’exprimer en tant que
nation. Il est rare, cependant, que deux minorités partageant
le même ennemi entretiennent des relations harmonieuses
comme l’illustre par exemple le cas des Arméniens et des
Kurdes. U intervention étrangère enfin, sans nécessairement créer
le mouvement national, contribue à la protection, voire même
à la création des aspirations territoriales des minorités. Dans
certains cas, cette intervention permet d’établir une « zone
d ’influence » comme l’illustre, par exemple, le « protectorat »
sur les Chrétiens maronites exercé par la France au Liban
depuis l’intervention de Napoléon III en 1860. Le nationa­
lisme arménien ainsi que le sionisme ont dû également négo­
cier leur soutien extérieur, alors que les enjeux internationaux
dépassaient de loin le simple cadre minoritaire. Le soutien
extérieur, en effet, peut se manifester de façon tout à fait
éphémère, comme l’illustre cette remarque amère d’Alexandre
Khatissian, Premier ministre de la Première République indé­
pendante d ’Arménie (1918-1920) : « A la lumière de l’his­
toire, il est en revanche clair que les Alliés ne vinrent pas
au Caucase pour les beaux yeux des populations et qu’ils n’en
repartirent pas davantage par inimitié. Ils vinrent à nous par
calcul et, ce calcul ne s’étant pas vérifié, ils s’en allèrent
comme ils étaient venus, nous laissant tomber au moment le
— 52 —
plus scabreux. Nous restâmes à la fois sans assistance et tous
seuls... Tel fut le rôle des Alliés \ » Les aspects liés à l’in­
tervention étrangère détiennent une importance particulière,
l’URSS mettant en œuvre, comme les autres puissances, sa
propre politique minoritaire lorsqu’elle en a la possibilité :
l’intervention soviétique est cependant originale car elle est
la seule à pouvoir se prévaloir d ’une dimension multinatio­
nale.
Étant donné l’importance et le nombre des minorités dans
les différents pays du Proche et du Moyen-Orient, le dévelop­
pement des « ethnonationalismes » détermine différents types
de menaces pour la majorité dominante (intégrité politique,
ressources économiques, stabilité du régime, etc.). D ’autres tra­
vaux de science politique établissent une typologie des
« moyens de résolution des conflits », parmi lesquels l’arabisme
(rôle des Arabes chrétiens dans le mouvement national arabe),
les politiques publiques (citoyenneté, promotion du patrio­
tisme), l’ajustement institutionnel (autonomie régionale, sys­
tème de représentation confessionnelle) et la sécession (irréden­
tisme, séparatisme) doivent retenir l’attention. Ces variables
permettent d ’envisager les objectifs et les moyens d’une « stra­
tégie minoritaire » du point de vue des relations internatio­
nales. On examinera plus loin comment la politique soviétique
joue sporadiquement sur la dynamique des minorités le long
de sa frontière méridionale. En effet, les minorités dont
r « instrumentalisation » par la politique soviétique est pro­
bable durant certaines périodes, sont toutes représentées sur le
territoire de l’Union soviétique, et la plupart d ’entre elles (le
cas des diasporas étant évidemment particulier) sont groupées
au sein d ’importantes communautés dans les pays limitrophes
de l’URSS. La répartition et la situation de ces minorités au
Moyen-Orient doivent ainsi être comparées à celles des natio­
nalités soviétiques dont elles constituent le « pendant » exté­
rieur (tableau 2).
La superposition des données concernant la situation des
nationalités en URSS, d ’une part, et celle des minorités au
Moyen-Orient, d’autre part, invite donc à s’interroger sur les1

1. Alexandre Khatissian, Éclosion et développement de la République arménienne,


Publications de la FRA Dachnaksoutioun, Athènes, Éditions arméniennes,
1989, p. 186.
— 53 —

Tableau 2. Les minorités du Moyen-Orient et l'URSS : quelques variables

Mouvement
Minorité Moyen-Orient URSS Frontière
communiste
Arméniens Egypte, Syrie, RSS d’Arménie PC Syro-Libanais Iran (Azerbaïd­
Liban, Iran PC iranien jan iranien)
Toudeh
Assyriens Turquie, Irak, Iran Transcaucasie
Azéris Iran (Azerbaïdjan RSS Azerbaïdjan PC iranien Iran (Azerbaïd­
iranien) Toudeh jan iranien)
Kurdes Turquie, Iran, Transcaucasie Iran (Kurdistan
Irak, Syrie iranien)
Turquie (Anato­
lie orientale)
Juifs Égypte, Palestine, RA du Birobidjan PC égyptien
Syrie, Liban, Iran PC palestinien

divers types d'interaction volontairement ou accidentellement


mis en œuvre par la politique soviétique au Moyen-Orient jus­
qu’à la veille de la guerre froide.

Une dynam ique frontalière ?

Les tentatives de modélisation esquissées plus haut évoquent


une interrogation centrale : dans quelle mesure la solution
soviétique du problème national a-t-elle constitué un modèle
attractif pour certaines minorités du Moyen-Orient ? Selon
quelles modalités et pendant quelles périodes la politique sovié­
tique a-t-elle mobilisé le thème « national » à des fins d’expan­
sion territoriale ou d’ingérence dans les Etats voisins ? Enfin,
comment l’URSS, porteuse d’un discours idéologique « univer­
saliste » destiné aux « masses » (et donc aux majorités), envi­
sageait-elle pendant l’existence du Komintern l’apparition de
partis communistes à direction « minoritaire » dans les pays du
Proche-Orient éloignés de son propre territoire ?
Sans proposer pour le moment des éléments de réponse, il
est nécessaire de s'intéresser* aux dynamiques complexes intro­
duites par l'existence de « frontières ethniques » le long du ter­
ritoire soviétique. Ces dernières introduisent une ligne de
— 54 —

démarcation au sein des minorités, créant ainsi une zone d'in­


tervention pertinente du point de vue idéologique, voire m ili­
taire selon les périodes concernées. Quelques constantes doivent
être signalées. La politique soviétique des nationalités, en dépit
des purges et de nombreux épisodes violents, est parvenue à
moderniser des populations autrefois arriérées. L'encouragement
donné à la culture nationale (« une culture nationale par la
forme, socialiste dans son contenu »), sous son aspect linguis­
tique ou religieux, offre ainsi le modèle d ’une « patrie » (dans
le cas d ’une nationalité « républicaine ») potentiellement
attrayante pour la « minorité sœur » de l’autre côté de la fron­
tière. En second lieu, lorsque cela est possible, le gouvernement
soviétique manipule les problèmes ethniques des Etats voisins
et utilise la politique des nationalités en URSS comme un ins­
trument de politique extérieure. Incontestablement, cette stra­
tégie a été appliquée non seulement aux Azéris et aux Kurdes
en Iran entre 1944 et 1946, mais également aux Arméniens
lorsque Staline fit ressurgir les revendications irrédentes à pro­
pos des provinces de Kars et d ’Ardahan situées en Turquie.
Pendant la seconde guerre mondiale, la mobilisation du thème
national est en effet sensible auprès de ces nationalités comme
en témoignent non seulement le discours idéologique mais aussi
l’organisation ethnique de l'Armée rouge au sein de laquelle,
en réponse à la stratégie appliquée par la Wehrmacht, des unités
nationales ont été reconstituées. Dans cette perspective, la créa­
tion de quelques unités presque intégralement formées de
contingents azéris ou arméniens n'est pas seulement révélatrice
des thèmes de propagande de la Grande Guerre patriotique ;
elle fournit également les moyens de l'occupation territoriale,
voire de l'agitation politique, comme ce fut le cas en Iran du
Nord, par exemple. Enfin, la position frontalière est rarement favo­
rable au groupe ethnique et n'engendre pas nécessairement un réel
sentiment d'unité nationale comme l'illustrent par exemple le
cas des Azéris, partagés entre l'Iran et l'URSS, ou encore celui
des Kurdes. Quant aux avantages géostratégiques liés aux loca­
lisations frontalières, il est rare que les petites minorités ne les
expérimentent pas à leurs propres dépens.
Ainsi, s'agissant des minorités du Moyen-Orient, la structure
multinationale de l'Empire soviétique peut être considérée
comme un déterminant interne qui distingue la politique et la
— 55 —
propagande de l’URSS de celles de tous les autres acteurs inter­
nationaux dans la région.

LA FORMATION D ’UN RÉSEAU D ’EXPERTS


L’ORIENTALISME SOVIÉTIQUE

Parmi les aspects qui révèlent en URSS l’intérêt porté aux


minorités et à l’Orient en général, l’orientalisme mérite une
attention particulière. Dès ses origines, la politique étrangère
soviétique puise, dans la recherche académique et dans des ins­
titutions spécialisées, un contingent particulièrement actif
d ’experts dans le domaine des études orientales. Si le rôle de la
recherche académique dans l’élaboration des expertises et dans
la conduite de la politique étrangère est aujourd’hui relative­
ment connu, il demeure délicat d ’appliquer au cas de l’Union
soviétique la conception européenne ou américaine de l’expertise
en matière de politique étrangère 1 (où les « experts » sont par­
fois susceptibles d’avoir une influence réelle auprès des
« acteurs » et des « décideurs »). Néanmoins, les études orien­
tales ont livré en URSS un arsenal de linguistes et de spécia­
listes capables de servir la diplomatie soviétique ou les services
de renseignements à tous les échelons. L’exceptionnel dévelop­
pement de l’orientalisme soviétique en URSS pendant les
années vingt ne témoigne pas seulement de l’intérêt porté par
le nouveau régime à l’Orient en général, mais révèle également
l’étonnante continuité des préoccupations de cette puissance
« eurasienne ». On remarque, en effet, la permanence des direc­
tions de recherche dans le domaine particulier de l’orientalisme,
en dépit des bouleversements institutionnels induits par la révo­
lution et l’installation du régime soviétique car la brillante
génération d ’orientalistes formée durant les dernières décennies
du régime tsariste poursuit ses activités après la révolution.
Aussi convient-il de ne pas négliger l’héritage de l’orientalisme
russe du X I X e siècle. Deux préoccupations guident cette évoca­
tion de l’orientalisme soviétique. D ’une part, dans quelle

1. Oded Eran, Mezhdunarodniki. An Assesment of Professional Expertise in the


Making of Soviet Foreign Poiicy, Ramat Gan, Turtledove Publishing, 1979,
P* 17-
— 56 —

mesure l’évolution des études orientales a-t-elle joué un rôle


dans la formation et la mobilisation d’un véritable réseau
d ’experts ? D ’autre part, quelles sont les aires géographiques et
les orientations politiques qui, au sein de cette discipline, reflè­
tent l’intérêt de l’URSS pour les minorités du Moyen-Orient ?

L ’héritage de l ’orientalism e russe du X IX e siècle :


des orientations conformes a u x visées im périales ?

« La littérature russe concernant l’Asie antérieure est loin de


se signaler par la richesse à laquelle on pourrait s’attendre
d’après la situation géographique de la Russie et la composition
de sa population l. » Malgré cette constatation pessimiste du
grand orientaliste V. Barthold, les études orientales, du moins
les études linguistiques, avaient connu un premier essor grâce
au décret du 5 novembre 1804 qui instaurait, dans les univer­
sités russes, l’enseignement des langues de l’Orient biblique et
musulman. En 1807, une chaire de langues orientales fut établie
à l’Université de Kazan pour l’enseignement de l’arabe et du
persan, bientôt suivi du mongol (1833), du chinois (1837), de
l’arménien (1839), du sanscrit (1842) et du mandchou (1844).
Cependant, dès le milieu du X I X e siècle, l’Université de Saint-
Pétersbourg et surtout la Faculté des langues orientales créée
en octobre 1854 supplantent définitivement Kazan pour l’étude
des langues orientales. Enfin, à Moscou, une institution origi­
nale et « minoritaire », l’Institut Lazarev des langues orientales
imposa une sévère concurrence au département orientaliste de
l’université : cet Institut demeure tout au long de la période
étudiée, et sous des appellations diverses, un des maillons essen­
tiels du réseau « minoritaire » dans la politique intérieure et
extérieure. Institution privée destinée au départ aux jeunes
Arméniens, cet établissement, enseignant entre autres l’armé­
nien et le persan, devient, dès les années 1840, un instrument
du gouvernement pour la formation des officiels qui se desti­
naient à servir en Transcaucasie. Ainsi, peut-on considérer que
l’orientalisme russe de la première moitié du X I X e siècle s’est

1. Vassili V. Barthold, La découverte de l’Asie. Histoire de Vorientalisme en


Europe et en Russie, Paris, Payot, 1947, p. 317.
— 57 —
développé en partie selon des nécessités internes et s'est
concentré presque exclusivement dans le domaine linguistique.
Les domaines géographiques des recherches orientalistes
dans l’Empire russe au X I X e siècle méritent d’être mentionnés.
Concernant la Perse, il faut tout d’abord signaler le retard
initial des recherches historiques et géographiques, constata­
tion plutôt surprenante dans le contexte qui suit le traité de
Tourkmantchaï (1828). Néanmoins, les développements de la
diplomatie russe et de la rivalité russo-britannique en Perse
et en Afghanistan, à partir des années 1830, suscitent les
premiers articles et récits de voyage comme ceux de Moura-
viev ou du baron Bode, secrétaire de la légation russe en
1840-1841. A partir des années 1850, grâce au fonctionne­
ment d'une commission internationale pour la fixation de la
frontière entre la Turquie et la Perse (1849-1852), les
connaissances russes sur la Perse contemporaine sont enrichies
de manière significative par le Journal de route de Tchirikov,
publié en 1875 par Gamazov qui occupa plus tard le poste
de directeur de la section d ’étude des langues orientales au
ministère des Affaires étrangères. C’est également au cours
des années 1850 que N.V. Khanikov, fonctionnaire alors en
poste au Caucase, effectua une excursion au Kurdistan persan
et réalisa une carte de l’Azerbaïdjan persan. L’intérêt de la
Russie pour une investigation systématique de la Perse
semble alors prendre forme, aspect confirmé par l'envoi d’une
expédition scientifique dans le Khorasan dirigée par
N.V. Khanikov en 1858. Mais c’est surtout par le truchement
des correspondances consulaires que les instances centrales de
la politique étrangère russe purent disposer d’informations
économiques sur la Perse. Parallèlement, à partir des années
1890 jusqu’à l’accord anglo-russe de 1907, la multiplication
des voyages « officiels » en Perse témoigne de l’intérêt crois­
sant de l’Empire russe pour les relations commerciales avec
ce pays et la mise en valeur de ses voies de communication.
Malgré cela, rares furent, avant la révolution, les publications
significatives en langue russe consacrées à la Perse.
Concernant l’Asie Mineure, l’orientalisme russe ne se signale
pas, selon V.V. Barthold, par une production abondante. Néan­
moins, une description de l’Asie Mineure en russe paraît dans
les années 1830, peu de temps après la signature du traité
d ’Hünkiar-Iskelessi (1833). L ’armée russe ayant acquis des posi­
—es­
tions sur le littoral asiatique du Bosphore, quelques officiers
purent étudier et publier des descriptions de TAsie Mineure.
Cependant, les études russes concernant la « Turquie » s'orien­
tèrent essentiellement vers la géologie et la linguistique et, dans
une moindre mesure, vers l’archéologie et la paléographie.
L’Institut archéologique russe de Constantinople fut fondé en
1895.
Il n’est pas très surprenant que la bibliographie russe concer­
nant la Palestine porte essentiellement sur les Lieux Saints. Les
recherches et les voyages, qui précédèrent la fondation de la
Société impériale orthodoxe de Palestine en 1882, reflètent assez
bien les ambitions sous-jacentes du développement de l’orien­
talisme russe dans cette région du Proche-Orient : il s’agit
d’affirmer, notamment auprès de la minorité arabe orthodoxe,
la primauté de l’Église orthodoxe russe. Les travaux de la
Société, à partir de 1886, témoignent également de cette ambi­
tion. Les recherches dans le domaine de l’archéologie biblique
ou encore la collection des sources arabes sur la Palestine consti­
tuèrent ainsi les principaux axes du programme scientifique de
la Société impériale orthodoxe de Palestine. Mais l’orientation
étroitement religieuse de cette dernière contribua à limiter
l’apport scientifique des recherches accomplies. Les divers pro­
jets élaborés entre 1912 et 1915, concernant la création d’une
institution chargée d’organiser la recherche archéologique russe
en Palestine sur des bases plus scientifiques, ne virent naturel­
lement jamais le jour. En revanche;" la présence culturelle et
religieuse russe en Palestine permit quelques percées, il est vrai
modestes, de l’orientalisme russe en Egypte et en Syrie : motivés
essentiellement par l’apprentissage et la pratique de la langue
arabe, les voyages des orientalistes russes dans ces régions de
l’Empire ottoman ne suscitèrent pas des descriptions réellement
significatives. La péninsule du Sinaï, à cause de la collection du
couvent Sainte-Catherine, suscita davantage l’attention des
savants et des orientalistes russes comme en témoignent, à par­
tir de 1845, les nombreux voyages de l’archimandrite Porphyre,
consacrés essentiellement à l’étude des manuscrits. Ainsi,
« l’étude de l’Orient chrétien, en général, représente une des
tâches tout indiquées qui, en vertu de la situation géographique
et des traditions historiques de la Russie, doit être principale­
ment accomplie par les savants russes, surtout par les arabisants
— J9 —
russes 1 ». Cette vocation particulière de l'orientalisme russe fut
également vérifiée par la publication, sous l’égide de l’Académie
des sciences, entre 1912 et 1917, d’un organe périodique au
titre évocateur, Khristianskij Vostok (Orient chrétien), revue
consacrée à l’étude de la « culture chrétienne des peuples d’Asie
et d’Afrique » qui reflète assez bien la cristallisation minoritaire
de la politique culturelle de la Russie en Orient, avant qu’elle
ne s’exprime, à partir de 1922, sous la forme apparemment
renouvelée du messianisme révolutionnaire dans une publica­
tion telle que Novyj Vostok (Orient nouveau).

L'orientalism e soviétique :
de l 3usage interne à l'usage externe

En dépit des bouleversements provoqués par la première


guerre mondiale et par la révolution russe dans les rangs des
orientalistes, et des incompatibilités idéologiques avec la philo­
sophie marxiste dont se réclame le nouveau régime, la continuité
relative des structures et des institutions de l’orientalisme sovié­
tique doit être soulignée. Certes, malgré l’intérêt déclaré des bol­
cheviks pour le potentiel révolutionnaire des peuples de l’Orient
au moment du congrès de Bakou, le gouvernement soviétique ne
fut pas en mesure d ’accorder, au début des années vingt, une
grande attention à l’élaboration d’une véritable école marxiste
dans le domaine de l’orientalisme. Ainsi, « après la révolution,
les deux principaux centres des études orientales, Leningrad et
Moscou, continuèrent à exister, alors que les centres provinciaux,
comme la plupart des écoles religieuses ou des académies mili­
taires qui existaient à l’époque du tsar, disparurent ou connurent
un déclin radical. Les activités religieuses du tsarisme furent
transformées par les activités antireligieuses des communistes
[...] mais il est intéressant d’observer la remarquable continuité
des traditions datant de la période prérévolutionnaire dans le
domaine des études orientales2 ». La création, en sep­
tembre 1920, de l’Institut central des langues vivantes à Moscou

1. Ibid.) p. 324.
2. Richard N. Frye, « Oriental Studies in Russia », dans Wayne
S. Vucinih (ed.), Russia and Asia. Essays on the Influence of Russia on the As’tan
Peoples, Stanford, Hoover Institution Press, 1972, p. 47.
— 60 —
ainsi que celle de l’Institut des langues vivantes de Leningrad
confirment cette permanence des institutions. Le 2 mai 1922,
tous les instituts moscovites engagés dans les études orientalistes,
y compris une institution « bourgeoise » telle que l’Institut
Lazarev, furent regroupés en un seul organisme, l’Institut des
études orientales de Moscou (Moskovskij Institut Vostokovedenija)
placé sous l’autorité directe du Narkomnats jusqu’en 1924.
De même, à Leningrad, les institutions ayant trait à l’ensei­
gnement et à la recherche dans le domaine de l’orientalisme
furent regroupées au sein de l’Institut des langues vivantes orien­
tales. La recherche de type académique, quant à elle, devait se
poursuivre au sein du collège des orientalistes, rattaché en 1920-
1921 au musée asiatique de l’Académie des sciences. Ce dernier,
fondé en 1818, dépositaire d’une des plus riches collections de
manuscrits orientaux existantes au monde, demeure, au cours des
années vingt, le bastion de la recherche « sérieuse » dans le
domaine de l’orientalisme. Dans le courant des années vingt, des
cabinets et des départements de recherche spécialisés au sein de
l’Académie (études sur le monde arabe, caucasologie, turcologie,
études byzantines, etc.) tentent de maintenir en URSS la tradi­
tion d’un orientalisme scientifique qui deviendra bientôt suspect
aux yeux du pouvoir à cause de son indifférence apparente à
l’égard des orientations fondamentales du marxisme.
La prise en main de l’Académie des sciences se manifesta par
la modification de ses statuts (en 1929 puis en 1935), en vertu
desquels le travail scientifique mené par l’Académie devait être
organisé de manière à servir les intérêts de l’Etat soviétique. Mais
en dépit de la surveillance étroite exercée par le Comité central
et la société des historiens marxistes, chargée de vérifier la confor­
mité des études orientales avec les théories officielles, l’Académie
demeurait une institution peu fiable aux yeux du gouvernement
soviétique. Cela explique que ce dernier ait préféré développer
les études orientales dans le cadre d’unités « professionnelles »
spécialisées, consacrées à la formation des élites prolétariennes
comme la section orientale de l’Armée rouge fondée en 1919, les
instituts pour la préparation des professeurs rouges fondés à Mos­
cou et à Leningrad en 1921, l’association de recherche scienti­
fique associée à l’Université communiste des travailleurs d’Orient
(KUTV) à partir de 1921, ou encore au sein de l’Institut d ’éco­
nomie et de politique mondiales (IMKhMP) pour ne citer que
les plus importantes d’entre elles.
— 61 —

Parallèlement, un décret du comité central exécutif du


13 décembre 1921 établit la création d'une Association scienti­
fique panrusse des études orientales (VNAV) rattachée au
commissariat aux nationalités. Créée au départ pour fournir les
connaissances que nécessitait l'intégration des nationalités non
russes dans l'Empire soviétique, la VNAV remplit progressive­
ment des objectifs relevant davantage de la politique extérieure
de l’URSS vis-à-vis des pays du Moyen-Orient : les « travailleurs
responsables » du Narkomindel et du Narkomvnechtorg
auraient ainsi réclamé l'assistance des orientalistes dans le but de
développer les relations commerciales, diplomatiques et cultu­
relles avec les pays du Moyen-Orient. Présidé par Mikhaïl Pav-
lovitch (Veltman), rédacteur en chef de la revue Novyj Vostok,
l’appareil dirigeant de la VNAV reflète assez, dans sa composi­
tion, la diversité de ses affiliations institutionnelles : on y trouve
à la fois des représentants du Narkomnats, du Narkomindel, et
de l'Académie. Ses membres étaient ainsi préoccupés par trois
objectifs majeurs : la collecte d ’informations sur l'Orient
contemporain, la formation de spécialistes pour les diverses
administrations centrales et régionales, et la production d’un
matériel documentaire (guides, monographies, enquêtes) suscep­
tible de fournir des instruments aux « acteurs » de la politique
extérieure. L'organisation dualiste de la VNAV, divisée en une
section politico-économique et une section ethno-historique,
reflète également la fusion volontaire opérée par le régime entre
l'orientalisme « traditionnel » et l'orientalisme « soviétique ».
La première section, elle-même divisée en deux secteurs géogra­
phiques (Proche et Moyen-Orient), se chargeait de l’étude des
pays de l’Orient contemporain, tandis que la seconde se concen­
trait sur des recherches de type plus académique. Après la dis­
parition de Mikhaïl Pavlovitch Veltman (1927), la VNAV fit en
effet l’objet de critiques de plus en plus acerbes et systématiques
concernant le « formalisme » de ses analyses et la faiblesse de son
matériel documentaire. Si ces remarques reflètent peut-être les
répercussions de la lutte contre l'« opposition de droite » au sein
de l'orientalisme soviétique, dans le contexte politique de la NEP
finissante, il reste que la VNAV avait tenté de remplir, au cours
de la première décennie du régime, sa mission : fournir à la
diplomatie soviétique une information politique générale sur
l’Orient.
— 62 —
M ikhaïl Pavlovitch (Veltman)

Considéré comme le fondateur de l’orientalisme soviétique,


Mikhaïl Pavlovitch (Veltman) (1871-1927) a été le chef de file
des études orientales en URSS pendant les années vingt. En tant
que chercheur et apparatchik, Veltman montra un grand savoir-
faire dans les relations et les contacts avec les dirigeants du plus
haut niveau tout en détenant une position particulière entre la
recherche académique et le pouvoir. Ainsi, il réussit dans une
certaine mesure à opérer la jonction entre les orientalistes de
l’ancienne génération et les jeunes marxistes : non sans difficultés,
il parvient à attirer, au sein de la VN AV, V.V. Barthold (1869-
1930) ou encore S.F. Oldenbourg (1863-1934). Menchevik à
l’origine, M. Pavlovitch a passé plus de dix ans à Paris où, exer­
çant la profession de journaliste, il entretint de nombreux
contacts avec des émigrés politiques venus de Chine, d’Inde, de
Perse, de Turquie et publia de nombreux articles consacrés
notamment à la Perse dans la Revue du monde musulman. Sous le
surnom de « Volontaire », il joua à cette époque, en tant que
socialiste russe, un rôle d’intermédiaire entre les révolutionnaires
persans et la IIe Internationale. Il avait débuté très tôt dans
l’activité révolutionnaire, dès le lycée à Odessa, ce qui lui valut
d ’être emprisonné puis envoyé en exil. En 1900, à propos de la
guerre des Boers, il s’était occupé des questions de tactique, et
en France, à partir de 1907, il s’était intéressé à l'étude de
l’impérialisme. Rentré en Russie en 1917 (après février, il fut
placé à la tête du comité d ’organisation pour le renvoi des
émigrés politiques en Russie), il intègre les rangs du PC(b) en
1918 et collabore au Narkomindel.-Chargé par le gouvernement
bolchevik de la préparation de l’édition des documents secrets-
relatifs à la diplomatie tsariste, M. Pavlovitch apparaît dès lors
comme un expert des questions orientales. A ce titre, il figure
dans les rangs de la délégation soviétique lors de la conférence
de Brest-Litovsk et participe à l’élaboration de la politique orien­
tale du Komintern. Membre candidat du comité exécutif du
Komintern, il fit un rapport au congrès de Bakou en sep­
tembre 1920 et fut élu membre du Présidium du Conseil d’action
et de propagande des peuples de l’Orient. Membre du collège du
Narkomindel de 1921 à 1923, il est ensuite occupé par les affaires
de gouvernement. Il aurait joué un rôle important dans l’éta­
blissement des relations entre le jeune gouvernement soviétique
et les pays orientaux, notamment dans le domaine commercial.
Président de la chambre de commerce (Russie-Orient), il accorda
une grande attention aux différentes formes de relations commer­
ciales avec les pays orientaux (systèmes de crédit, balance des
— 63 —
paiements, politiques monétaires, taux de change) et publia dans
Novyj Vostok un grand nombre d’articles à ce sujet. Il consacra
par ailleurs de nombreux travaux aux luttes révolutionnaires dans
les pays du Moyen-Orient. La carrière de M. Pavlovitch fut
sans doute facilitée par Staline, dirigeant du commissariat aux
nationalités au début des années vingt.

Ainsi, se dessine au sein de cette première génération de


l'orientalisme soviétique un véritable « réseau » où l’étude des
pays du Moyen-Orient occupe une place relativement impor­
tante. Il faut noter le mélange entre les orientalistes de stricte
obédience « scientifique » tels que S. Oldenbourg ou
A. Snesarev et les « révolutionnaires professionnels » exerçant
des fonctions, soit diplomatiques, au sein de l'appareil du Nar-
komindel (Karakhan, Raskolnikov, Choumiatski), soit poli­
tiques, dans le cadre du Komintern Sultan Zade, Brikke, Safa-
rov). Enfin, dans ce milieu, gravite un nombre important de
spécialistes d ’origine « minoritaire », juive ou arménienne
(Karakhan et Sultan Zade par exemple).
Après la dissolution de la V N AV en 1930 et la réorganisa­
tion consécutive de l'Académie des sciences, le souci du gou­
vernement soviétique de créer une véritable institution orien­
taliste capable de remplir des services précis dans le domaine
de la politique étrangère conduisit à la création de l’IVAN (Ins­
titut Vostokovedenie Akademii Nauk), dirigé à Leningrad par
S. Oldenbourg. Mais, en dépit de la production d ’une masse
importante de littérature de propagande dans le courant des
années trente, l'IVAN reste rattaché à la « vieille école » de
l’orientalisme russe, si l’on considère les thèmes de la recherche
et la méthodologie. Ainsi, les linguistes, les historiens, les
archéologues les plus sérieux continuèrent à entretenir des pré­
occupations intellectuelles fort éloignées de l’étude du monde
colonial contemporain et ne répondant que très approximati­
vement au concept d'aktual’nost’. Par ailleurs, malgré les pres­
sions évidentes du parti, la première vague de purges de la fin
des années vingt renforça chez la plupart des orientalistes la
conviction qu'il était plus prudent de ne pas s'aventurer dans
l’étude de la période contemporaine. L ’étude de Sumer ou celle
de l’Égypte ancienne, bien que touchant aux racines du des­
potisme oriental, n’était pas de toute évidence un centre de
préoccupation majeure pour les dirigeants du parti, et ce n'est
- 64 -

qu a partir de la seconde moitié des années trente que des


« experts actifs » firent leur apparition parmi les orientalistes
de riV A N .
Néanmoins, le rôle de l’IVAN ne doit pas être totalement
sous-estimé, même s'il ne participa que de manière lointaine à
l'élaboration de la politique étrangère. La réalisation de dic­
tionnaires, la recherche linguistique dans le contexte de la
« bataille des alphabets », l ’organisation de symposiums
consacrés au colonialisme ne sont pas des activités négligeables.
En tout cas, à partir du milieu des années trente, l’IVAN
concentra ses efforts sur l'étude de l'histoire et de la culture des
peuples de l'Asie centrale soviétique et sur les épisodes locaux
de la révolution d’Octobre, de la guerre civile et de la recons­
truction socialiste. Parallèlement, l’étude du colonialisme, de
l'impérialisme et du problème des nationalités en Orient consti­
tua un autre axe de réflexion majeur. Ainsi, « l'Institut des
études orientales était impliqué en même temps dans le pro­
cessus d ’une diffusion plus large des études orientales, et dans
la propagande menée parmi les peuples de l'Orient pour plaider
la cause de l'Union soviétique et du communisme mondial 1 ».
En ce qui concerne le Moyen-Orient, il convient de signaler
enfin l’apparition de plusieurs associations de spécialistes telles
l’Association pour l'étude de la Turquie et l’Association des
arabisants, fondée en janvier 1934 par Krachkovski. Chacune
de ces associations regroupait des spécialistes issus des diverses
institutions orientalistes de Leningrad et organisait des confé­
rences, des expositions et des rencontres. Il est enfin important
de mentionner l'activité assez intense menée par l’Association
des arabisants. Un congrès d ’arabisants fut réuni en juin 1935
pour évoquer les problèmes de la recherche et un second congrès
fut tenu à l'échelle de l'Union en octobre 1937, au cours duquel
le président Krachkovski fit un rapport sur les grandes orien­
tations des études arabes menées en URSS durant les deux
décennies précédentes. Il est également intéressant de noter,
pendant la même période, l’activité des iranologues soviétiques.
Outre la publication d'un certain nombre d'ouvrages consacrés
à l’histoire et à la culture de l'Iran, ils organisèrent plusieurs
rencontres parmi lesquelles le IIIe congrès international sur l'art

1. Cf. Wayne S. Vucinih, « The Structure of Soviet Orientology : Fifty


Years of Change and Accomplishment », dans Russia and Asia, op. cit., p. 64.
65 —

et l’archéologie de l’Iran, tenu à Moscou en 1935, apparaît


comme la manifestation la plus significative. Enfin, on trouve
dans une publication à périodicité presque régulière de 1932 à
1939, Zapiski Instituta Vostokovedenija, les grandes tendances de
l’orientalisme soviétique pendant cette période.

V étude des minorités dan s l'orientalism e soviétique :


héritage ou apport récent ?

À bien des égards, on peut considérer que l’entrée de l’URSS


dans la seconde guerre mondiale correspond à un tournant
significatif dans l’histoire de l’orientalisme soviétique. Les
orientalistes en guerre furent « mobilisés » pour parler du fas­
cisme, du colonialisme et de l’impérialisme, et bénéficièrent,
aux plus forts moments de l’avance allemande, de mesures par­
ticulières : à Leningrad, un comité fut chargé de prendre des
mesures de protection nécessaires pour la collection de livres et
de manuscrits, tandis que l’Institut lui-même fut transféré à
Tachkent dans le courant de l’année 1942. Dans le contexte de
la guerre, les structures et les orientations de l’orientalisme
soviétique ne furent pas fondamentalement modifiées mais
l’accent fut inévitablement mis sur la période contemporaine.
La poussée fasciste en Iran constitue un des thèmes d ’étude les
plus répandus de cette période. Mais, malgré leurs efforts pour
se détacher de la « tradition académique », les orientalistes
soviétiques furent encore accusés pendant la guerre de « consa­
crer trop de temps aux périodes anciennes de l’histoire de l’Asie
et de ne pas accorder suffisamment d ’importance aux dévelop­
pements contemporains de l’histoire de ce continent1 ». Néan­
moins, en dépit de ces critiques formelles, l’IVAN travaille en
collaboration étroite avec le parti et surtout avec l’armée, orga­
nise des conférences et participe à la publication de matériaux
de propagande. A Moscou, les études orientales se poursuivirent
sur un mode particulier. Le M GIVAN, groupe plus ou moins
informel rassemblant divers orientalistes moscovites et certains
de ceux qui avaient été évacués de Leningrad, fut transformé
dès octobre 1943, au moment de la conférence de Téhéran, en
un véritable département présidé par Krachkovski. Les

1. lbid.t p. 66.
— 66 —
recherches menées par le groupe de Moscou s’orientèrent vers
l’étude des mouvements démocratiques et de la lutte de libé­
ration nationale dans divers pays du Moyen-Orient tels l’Iran
et la Turquie ainsi que les périodes ancienne et médiévale de
l’histoire de l’Asie. Ici encore, la rédaction de monographies et
la réunion de « rencontres scientifiques », relevant davantage
du domaine de la propagande que de celui d ’une recherche
véritable, constituèrent les principales activités du M GIVAN
pendant la guerre. On trouve, dans la structure du M GIVAN,
les bases sur lesquelles l’orientalisme soviétique se réorganisera
après la guerre. Ainsi, « en termes d’esprit et d ’orientation, le
MGIVAN constitua le noyau du nouvel IVAN, réorganisé et
politisé qui, en 1950, allait transférer sa principale base opé­
rationnelle de Leningrad à Moscou. La majorité des chercheurs
ayant appartenu au M GIVAN, et en particulier ceux qui ne
rentrèrent pas à Leningrad après la guerre, étaient des experts
ou des militants. B.N . Zakhoder, un expert de l’Iran qui avait
rejoint le groupe en 1944, avait derrière lui une longue carrière
comme conférencier et propagandiste sur les questions orien­
tales 1 ». A cet égard, le fait que le M GIVAN ait été doté d ’un
statut permanent en mars 1946, aux plus forts moments de la
crise soviéto-iranienne et de la pression soviétique sur la Tur­
quie (Kars et Ardahan), n’est certainement pas fortuit.
Avec la seconde guerre mondiale, les structures de l’orien­
talisme soviétique se sont indigénisées et « républicanisées »
dans les marches de l’Union soviétique limitrophes des pays du
Moyen-Orient, c’est-à-dire dans les républiques d’Asie centrale
et de Transcaucasie. Ainsi, de Tachkent à Tbilissi, la floraison
des études orientales dans le cadre d ’Académies des sciences
nouvellement établies témoigne assez de l’intérêt accordé par le
pouvoir central aux sentiments nationaux locaux. L’orienta­
lisme, dans cette perspective, représente à la fois un aspect de
la politique culturelle menée à l’égard des nationalités pendant
la Grande Guerre patriotique, et l’un des moyens de la propa­
gande culturelle à l’égard de certaines minorités du Moyen-
Orient. A cet égard, les cas de la RSS d ’Arménie et de la RSS
d ’Azerbaïdjan paraissent particulièrement probants. Bien que,
dans ces deux républiques, des sections locales de l’Académie
des sciences aient existé auparavant, c’est durant la seconde

1. Oded Eran, op. rit., p. 49.


— 67 —
guerre mondiale que de véritables académies républicaines
furent créées.
L’Académie des sciences de Erevan fut fondée en 1943, mais
on a déjà évoqué la tradition de l'orientalisme arménien main­
tenue tout au long du X I X e siècle par l’Institut Lazarev de Mos­
cou. Les cinq départements de l’Académie des sciences sont
presque entièrement consacrés à l’orientalisme, qu’il s’agisse de
l’histoire nationale, ou, plus généralement, de l’histoire des pays
du Proche et du Moyen-Orient. Il faut rappeler qu’un véritable
Institut d ’orientalisme, spécialisé dans l’étude des peuples du
Moyen-Orient comme les Turcs, les Kurdes, les Arabes et les
Iraniens, sera créé en 1958. L’historiographie locale révèle, par
ailleurs, une stratégie soviétique visant souvent à exalter le rôle
des minorités dans les mouvements « progressistes » du Moyen-
Orient. Ainsi, « les orientalistes arméniens ont exploré l’histoire
du Proche et du Moyen-Orient depuis le V e siècle et ont publié
de nombreuses études sur les travailleurs et les mouvements de
libération nationale sur les politiques intérieures et extérieures
des pays du Proche et du Moyen-Orient, sur la politique exté­
rieure soviétique, sur la politique expansionniste de l’Empire
ottoman avant la première guerre mondiale, sur les pays impé­
rialistes du Proche et du Moyen-Orient, et sur les problèmes
pétroliers et agraires. Les Arméniens ont publié quelques
sources arabes et turques ainsi que des travaux sur l’idéologie
de la classe moyenne, les partis politiques, la lutte anti-impé­
rialiste et sur les minorités du Proche et du Moyen-Orient.
Beaucoup d’efforts ont été consacrés à la publication des sources
arméniennes, des œuvres littéraires, des études sur les colonies
arméniennes à l’étranger [...]. Les Arméniens ont un programme
très développé en histoire, littérature, et langue kurde 1 ». Le
fait que les Mémoires d ’un des principaux acteurs du mouve­
ment communiste iranien pendant la seconde guerre mondiale,
A. Hovanessian, aient été déposées à l’Institut d ’orientalisme de
Erevan confirme cette assertion.
Fondée en 1945, l’Académie des sciences de Bakou poursuit
une évolution assez similaire dans le domaine de l’orientalisme.
Divisée en cinq départements, cette Académie se verra égale­
ment dotée, en 1958, d ’un Institut d ’études orientales. Tout
comme leurs confrères arméniens, les orientalistes azéris se sont

1. Wayne S. Vucinih, op. c i t p. 84.


— 68

intéressés à leur propre histoire nationale et aux pays du Caucase


et du Moyen-Orient. A partir de la seconde guerre mondiale et
surtout à partir de la fin des années cinquante, l’accent est mis
sur le mouvement de libération nationale en Iran, en Turquie,
dans les pays arabes, ainsi que sur la question kurde. Ces deux
exemples montrent en tout cas que les tendances de l’orienta­
lisme soviétique sont en phase avec les grandes orientations de
la politique extérieure de l’URSS au Moyen-Orient : la « répu-
blicanisation » des études orientales à la fin de la seconde guerre
mondiale coïncide avec la mise en oeuvre de stratégies sépara­
tistes parmi les minorités en Iran du Nord par exemple.
Mais l’instrumentalisation des nationalités de l’URSS en vue
d’une stratégie globale au Moyen-Orient n’était pas un aspect
totalement absent de l’orientalisme soviétique avant le second
conflit mondial. Deux exemples, l’un de politique « majori­
taire », l’autre de politique « minoritaire », permettent de véri­
fier qu’il s’agit d’un véritable trait structurel des études orien­
tales en URSS.
Le premier concerne le domaine de la turcologie soviétique
dont il a été déjà question et de ses implications politiques. Le
congrès de turcologie à Bakou, en mars 1926, illustre le rôle
que l’URSS entend jouer auprès des peuples turcophones. Réuni
à l’initiative des orientalistes moscovites et de l’Association pour
l’étude de l’Azerbaïdjan, ce congrès consacré à l’histoire, à
l’ethnographie et à la linguistique des peuples turco-tatares,
dans le contexte du débat sur la latinisation des alphabets en
URSS et en Turquie, a évidemment bénéficié de l’approbation
des autorités officielles. « L’ouverture du congrès de turcologie
a eu lieu le 27 février dans l’une des salles du palais de l’En­
seignement, autrement dit “ Palais Ismaïlié ”, soigneusement
décorée et dont le style oriental se prête merveilleusement à la
manifestation de ce jour. Dans l’une des salles du palais sont
exposés des livres, des diagrammes, des pancartes en turc ; un
pavillon spécial consacré à l’épigraphie turque contenait diffé­
rents modèles d ’écriture turque depuis le V IIe siècle jusqu’à nos
jours et jusqu’au nouvel alphabet turc en caractères latins l. »
Dans ce cas précis, les intentions du gouvernement soviétique
semblent assez claires. Alors que le régime kémaliste avait

1. Joseph Castagne, « Bakou, centre d’une nouvelle culture », Revue du


monde musulman, 1926, p. 24.
— 69 —
engagé sa propre réflexion sur la latinisation, il s’agit d’affirmer
le rôle d ’avant-garde que l’URSS entend jouer auprès de l’en­
semble des peuples turcophones. Ainsi, « le mouvement pan-
turquiste culturel dont les Soviets ont pris l’initiative à l’inté­
rieur est une arme offensive contre tout mouvement
panturquiste venant de l’extérieur, ces deux forces dans l’esprit
des Soviets devant s’annihiler si jamais l’une d’elles devenait
menaçante, les bolcheviks sauraient lui opposer une nouvelle
force 1 ». Le congrès de Bakou a ainsi une double portée poli­
tique, à la fois intérieure et extérieure, comme en témoignent
les propos méprisants de Mikhaïl Pavlovitch (Veltman) : « Ce
congrès est le début d’une grande offensive, d’une attaque des
masses réveillées turco-tatares contre les Gibraltar et les Sin­
gapour de l’ignorance qui, sous la forme de l’ancien alphabet
arabe, d ’une orthographe dépourvue de sens, d’une terminologie
idiote et autres fils barbelés, empêchaient le développement de
l’enseignement de la culture parmi les masses populaires de
l’Orient soviétique 2. »
On se doit de compléter cet exemple en évoquant la kur-
dologie soviétique dont le développement en URSS atteste assez
de l’intérêt accordé par les orientalistes aux minorités. Les
études kurdes sont issues de l’orientalisme russe prérévolution­
naire qui s’était essentiellement concentré sur la linguistique.
Née de l’initiative des académiciens A. Frejmann et I. Orbeli,
la kurdologie soviétique s’est développée à partir des années
trente dans trois centres principaux : à l’Institut des langues
orientales de Leningrad où une section kurde fit son apparition
dès la fin des années vingt ; à Erevan où les études de kurdologie
constituent une composante importante de l’orientalisme local
et où fut réunie en 1934 la première conférence pansoviétique
de kurdologie ; et enfin à Moscou, où les travaux du célèbre
iranologue B. Miller donnèrent quelques impulsions décisives à
l’étude de la langue et de la littérature kurdes. Ainsi, malgré
le faible poids démographique des Kurdes en Union soviétique,
l’étude de la philologie, de l’ethnographie et de l'histoire kurde
s’est considérablement développée durant les années vingt à
trente. Cependant, pendant cette période, peu d’ouvrages de
vulgarisation ont été consacrés à la situation politique des

1. Ibid., p. 86.
2. Ibid.
— 70 —
Kurdes au Moyen-Orient, et c’est seulement après la seconde
guerre mondiale que des monographies régionales consacrées au
Kurdistan iranien firent leur apparition grâce aux renseigne­
ments recueillis par les spécialistes russes au moment où l’Ar­
mée rouge occupait l’Iran du Nord. A partir des années cin­
quante, un grand nombre de thèses consacrées au Kurdistan
iranien furent soutenues dans les Universités de Erevan, Lenin­
grad, Moscou et Bakou. Elles se situent dans la ligne de l’his­
toriographie officielle soviétique qui tend à approuver et à ins­
trumentaliser le « mouvement de libération nationale » des
Kurdes, ainsi que des autres minorités du Moyen-Orient.
Ainsi, la double signification, politique et scientifique, des
études kurdes en Union soviétique reflète-t-elle plus largement
les grandes tendances de l’orientalisme soviétique : en mettant
l’accent sur la politique des nationalités en URSS, en défendant
les minorités opprimées, l’historiographie « minoritaire » appa­
raît ainsi comme l’une des composantes de la diplomatie sovié­
tique à l’égard de la Turquié et de l’Iran dès les débuts de la
guerre froide.

UN « PHALANSTÈRE »
POUR LES RÉVOLUTIONNAIRES D ’ORIENT

Véritable pépinière de révolutionnaires professionnels, la


K U TV (Université communiste des travailleurs d’Orient) est,
au sein de l’orientalisme soviétique, une institution originale
pendant les années vingt et trente. Destinée à la formation des
cadres des nationalités de l’Orient soviétique avant de devenir
une des écoles de cadres du Komintern l, la K U TV se voit
dotée, dès le début des années vingt, d’une double vocation
définie ainsi par Staline : « Il existe deux orientations dans les
activités de l’Université : l'une a pour but d’entraîner des cadres

1. Cf. Branko Lazitch, « Les écoles de cadres du Komintern. Contribution


à leur histoire », dans Jacques Freymond (dir.), C ontributions à l ’h istoire du
Kom intern , Genève, Institut universitaire des hautes études internationales,
Droz, 1965, p. 233-257. Dans le courant des années vingt, il existe trois
écoles de cadres destinées aux Orientaux : la KUTV, la KUNM Z (Université
communiste des minorités nationales de l'Occident, c'est-à-dire les Balkans
et la Russie d'Europe) et l’Université chinoise Sun Yat-Sen.
— 71 —

compétents afin de répondre aux besoins des républiques sovié­


tiques en Orient, et l'autre est destinée à la formation de cadres
compétents répondant aux besoins des masses travailleuses dans
les pays coloniaux et dépendants \ » Répondant à la conception
volontariste de l'organisation révolutionnaire telle qu'elle avait
été formulée par Lénine dès le Que faire ? publié en 1902, la
K U TV est bien un établissement « orientaliste » particulier,
placé à la croisée de divers réseaux institutionnels. Fondée en
avril 1921 et placée sous l'autorité du Narkomnats jusqu’en
1924, puis du Comité central à partir de 1936, cette université
entretient des liens organiques avec le Komintern et les diverses
instances de la politique intérieure et extérieure soviétique
comme en témoignent l'identité et la carrière de ses directeurs
successifs. Si Roy, G.I. Broïdo, B. Choumiatski (ancien ambas­
sadeur soviétique en Iran, recteur de la KU TV en 1926)
peuvent être considérés comme des spécialistes de l'Orient,
I.L. Raiter est une personnalité plus insignifiante dont l’ascen­
sion au début des années trente est davantage liée à la campagne
de lutte contre le déviationnisme qu'à une réelle compétence.
Le rôle de la KU TV dans la formation de la plupart des diri­
geants des partis communistes du Moyen-Orient au cours des
années trente et quarante justifie que l'on y accorde une atten­
tion particulière. L'étude du profil et de l'origine géographique
des étudiants du secteur « A », dont la vocation est de « forger
et de préparer des révolutionnaires professionnels, bolcheviks
d'une grande qualité de conviction, destinés au travail à l’étran­
ger dans les pays coloniaux et semi-coloniaux12 », constitue un
apport essentiel à l’étude des réseaux mobilisés par la politique
soviétique au Moyen-Orient. La K U TV constitue ainsi un
observatoire intéressant dans la mesure où ses archives per­
mettent de reconstituer des trajectoires individuelles et des
réseaux politiques. La spécificité de l’enseignement dispensé
dans ce « phalanstère communiste » fréquenté par toute une
génération de révolutionnaires orientaux mérite également
d’être évoquée.

1. Joseph Staline, Opoliticeskikb zad aïak h U n iversiteta N arodov V ostoka, rec9


n a sob ran ii studentov K U T V , 1 8 m aja 1 9 2 5 , Moskva, Leningrad, Gos. Izd.,
1925, p. 3-4.
2. CRCEDHC, Fonds 532, Inventaire 1, Dossier 446, P 16.
— 72 —
Grigori Isaakovitcb Broïdo
Grigori Isaakovitch Broïdo est né en 1885. Menchevik, il ne
se rallie au parti bolchevik qu’en 1918. En 1919, il est membre
du conseil révolutionnaire de l'Armée rouge sur le front oriental.
Il fut un peu plus tard responsable des affaires étrangères de la
commission chargée du Turkestan au PCR(b). En 1921, pendant
la période où Staline règne sur le Narkomnats, Broïdo est nommé
vice-commissaire aux nationalités, et devient en même temps rec­
teur de la KUTV. En 1923, il perd ses fonctions de vice-commis­
saire mais demeurera à la direction de la KUTV jusqu’en 1926.
En 1933, il est nommé premier secrétaire du comité central du
parti communiste au Tadjikistan. De 1934 à 1941, il est vice-
commissaire à l’instruction publique de la RSFSR puis occupe
les fonctions de directeur des éditions du PCR(b). Il meurt en
1956.

Les secteurs moyen-orientaux de la K U T V :


un réseau de politique extérieure ?

Si quelques informations, d ’ailleurs invérifiables, ont été


publiées au début des années vingt sur le nombre des étudiants
et sur leur origine sociale et géographique, elles ne concernaient
que le secteur « interne » et donc soviétique de la KU TV. Il
faut noter, à ce propos, que ce secteur destiné à la formation
des cadres communistes dans les Républiques soviétiques orien­
tales comptait, en 1921, 713 élèves venus d'une quarantaine de
régions soviétiques, du Caucase à l’Asie centrale et orientale.
Deux ans plus tard, ce même secteur de la K U TV aurait ras­
semblé 1 015 étudiants provenant de 62 régions. Ces chiffres
invitent évidemment à s’interroger sur l’importance statistique
du secteur étranger de l’université, pour ensuite évaluer la part
relative des étudiants venus des pays du Moyen-Orient. Le sec­
teur étranger de la K U TV aurait accueilli, entre 1921 et 1931,
1 137 étudiants. Leur origine géographique reflète les priorités
formulées par le Komintern en faveur de la formation des révo­
lutionnaires en Extrême-Orient, en particulier en Chine et en
Corée. Cependant, la part relative des pays du Moyen-Orient
dans les effectifs du secteur étranger de la KU TV n’est pas
négligeable : l’université aurait rassemblé, pendant la même
période, 91 étudiants venus de Perse, 87 en provenance de Tur­
quie, ainsi qu’un effectif flou de 87 Juifs et Arabes dont l’ori­
— 73
gine géographique n’est pas précisément mentionnée. L’impor­
tance évidente accordée à la Perse et à la Turquie n’est pas
surprenante : elle reflète fidèlement les attentes du Komintern
dans ces pays limitrophes de l’Union soviétique. Le profil social
et politique des étudiants du secteur étranger de la KU TV doit
également être rapidement évoqué même si, dans ce domaine,
les statistiques et les pourcentages alignés dans les rapports
internes de l’université ne peuvent être considérés comme des
données significatives et dignes de foi. Celles qui concernent les
origines sociales tendent à répondre aux critères de classe exigés
par le régime soviétique : on peut mettre en doute l’origine
ouvrière de 53,7 % des étudiants du secteur étranger de la
KU TV. En revanche, il n’est pas très surprenant qu’une majo­
rité d ’entre eux (39 %) aient été membres des « partis frères »
avant leur arrivée à Moscou et qu’ils retournent (36,2 %) pour
le « travail » dans leur pays d'origine.
Trois groupes du secteur étranger de la KU TV retiendront
plus particulièrement notre attention : le groupe perse, le
groupe turc et le groupe arabe. Est-il possible d’identifier
parmi ces groupes des personnalités et de réseaux minori­
taires ? Les archives de la KU TV ne répondent que partiel­
lement à cette interrogation. L’identité des personnes, de
même que l’origine ethnique ou nationale des étudiants, sont
rendues opaques par l’application des règles élémentaires de
la conspiration révolutionnaire en vertu desquelles l’usage du
pseudonyme se généralise. Ainsi, contre toute attente, deux
étudiants répondant au surnom de « Gorski » et de « Rachi-
dova » sont dotés de fiches qui les désignent comme étant
des Arméniens d’Egypte 12: l’usage du pseudonyme masque
ici à la fois l'identité personnelle et l’identité « nationale »,
aspect qui, au-delà des préoccupations liées au « secret », est
assez significatif de l’idéologie internationaliste de la KUTV.
Inversement, il n’a pas toujours été possible de retrouver les
dossiers individuels de personnalités dont le passage par la
K U TV est par ailleurs notoire. A. Hovanessian, un des diri­
geants du Parti communiste iranien durant les années vingt
et la seconde guerre mondiale, a été étudiant à la KU TV de
1924 à 1926 2 sous des pseudonymes divers (« Pur-Sartib »,

1. CRCEDHC, Fonds 532, Inventaire 1, Dossier 142, P 62.


2. CRCEDHC, Fonds 495, Inventaire 154, Dossier 232, Ps 61-62.
— 74 —

« Ardeshir », « Khorasanskij »), mais son dossier personnel -


susceptible d ’apporter des informations intéressantes sur les
réseaux du Komintern en Iran — est demeuré introuvable.
Enfin, l’étude de la K U T V en tant que structure de la poli­
tique soviétique au Moyen-Orient nécessite de s’intéresser au
corps enseignant où figurent des personnalités de plus grande
envergure comme Joseph Berger par exemple.
Parmi les trois groupes rassemblant des étudiants venus du
Moyen-Orient, le groupe persan est le plus important en
nombre. Au début des années trente, il compte une trentaine
d’étudiants dont seulement cinq à sept par an sont destinés à
devenir des « cadres pour la Perse » déclarés aptes au travail
révolutionnaire sur le terrain. La composition du groupe, aux
alentours de 1929-1930, montre l’existence de deux générations
distinctes. D ’une part, la génération née avant 1900, formée en
général de membres « vétérans » du Parti communiste iranien ;
d’autre part, la génération née après 1900, formée de simples
komsomoîs âgés au moment de leur entrée à la K U TV d’une
vingtaine d’années à peine. Cette distinction est également mar­
quée au sein des militants iraniens, par un changement du profil
social qui tendrait à se prolétariser : la première génération
semble plus « intellectuelle » (employés) que la seconde essen­
tiellement composée d ’« ouvriers ». L’identité des enseignants
du groupe perse de la K U TV mérite aussi une certaine atten­
tion. En 1936, Gelbras, Daniler, Ilinski, Qrbeliani et Strukova
ont la responsabilité du groupe perse.TDans cette liste, il faut
noter la présence d ’un « minoritaire », membre du N K V D .
Arménien d'Iran, né à Tabriz en 1898, Ervand Orbeliani a tra­
vaillé pour le G PU -N K V D de 1924 à 1935, date de son entrée
à la KU TV en tant qu’enseignant.
Malgré la haute qualité du personnel d’encadrement, le fonc­
tionnement du groupe persan, comme les autres secteurs de la
KU TV, est loin d ’être satisfaisant. Un rapport datant du début
des années trente déclare insuffisant le nombre des « cadres per­
sans » formés chaque année par la K U TV et dénonce les lacunes
du système. « Le fait que des étudiants ne soient pas arrivés de
Perse pour assister au « cursus court » organisé à la K U TV
depuis septembre a encore aggravé les difficultés rencontrées
dans la formation des cadres pour la Perse ; ceci témoigne, en
particulier, du caractère peu adéquat des cours et de l’appareil
— 15 —

du recrutement de la K U T V l. » Il est d’ailleurs intéressant de


relever dans l’arsenal de solutions proposées par ce document
des remèdes révélateurs des causes du mauvais fonctionnement
du groupe persan. « Il faudrait travailler sur la question de la
publication des cours par correspondance destinés aux militants
et aux cadres moyens et supérieurs et éditer ces cours en langue
perse. » Par ailleurs, le rapport insiste sur la nécessité de mettre
à contribution les républiques soviétiques de Transcaucasie pour
le travail révolutionnaire en direction de la Perse : « Il faut
choisir des entreprises des républiques soviétiques limitrophes
où sont employés beaucoup d’ouvriers persans (par exemple,
dans les usines de Bakou) et organiser dans ces entreprises un
système spécial destiné au travail politique, comptabilisant pré­
cisément le nombre de ces ouvriers qui pourraient ainsi être
utilisés par le Parti communiste iranien dans son travail en
Perse 2. » Surtout, ce rapport souligne que les responsables de
la K U T V ne disposent pas d’informations concernant la Perse
et les autres pays du Moyen-Orient, celles-ci étant « monopo­
lisées » par les instances centrales du N K ID et du N K V D qui
les font « disparaître » dans les archives. Ainsi, les difficultés
de la recherche et du « travail scientifique » destiné à nourrir
l’enseignement de la K U TV sont nombreuses. Pour remédier
au manque d ’informations, le rapport propose, quelque peu naï­
vement, de créer un centre d ’information unique et de procéder
à la publication des rapports consulaires en provenance de Perse.
Selon ce même rapport, le travail de recherche scientifique
concernant la Perse avance à un rythme « extrêmement faible »
dû au morcellement de la discipline orientaliste entre diverses
associations. Par exemple, l’irrégularité de la publication,
bimensuelle en principe, de Revoljucionnyj Vostok (L’Orient révo­
lutionnaire), est mentionnée comme un indice de cette dégra­
dation. Enfin, le dernier point de ce document concerne le
« transfert de l’expérience de l’édification soviétique aux masses

1. CRCEDHC, Fonds 532, Inventaire 1, Dossier 447, Ps 33-33 bis.


2. Ib id . Ceci renvoie au rôle des m u h ajirin , Azéris iraniens émigrés au
début du siècle dans la région de Bakou et expulsés à la fin des années trente
du territoire soviétique. Leur arrivée en Iran du Nord aurait joué un grand
rôle dans la diffusion de la propagande soviétique ; c est du moins ce qu’af­
firment les sources occidentales et apparemment à juste titre si l’on considère
ce document.
— 76 —
travailleuses de l’Orient étranger 1 ». Derrière cette formulation
relativement vague, on trouve quelques propositions significa­
tives dans le domaine de l’instrumentalisation des nationalités
soviétiques et des minorités perses. Constatant la présence de
nationalités en URSS (Turcs, Tadjiks, Kurdes, etc.) dont cer­
taines sont également représentées en Perse, le document sou­
ligne la nécessité d’utiliser le thème de l’édification socialiste
dans « notre Orient », véritable potentiel révolutionnaire pour
l’Orient « étranger ». Les publications de propagande doivent
donc populariser l’expérience de l’Orient soviétique et familia­
riser les étudiants du secteur étranger de la K U TV avec les
questions concrètes que soulèvent les républiques de l’Orient
soviétique. Selon le rédacteur, il convient également « d ’envi­
sager le travail du VO KS (Association pour les relations cultu­
relles) sous l’angle d ’un renforcement des relations avec l’Orient
colonial » et de faire participer le comité central des partis des
républiques de Transcaucasie et d ’Asie centrale au renforcement
du département moyen-oriental du Komintern.
Composé au plus d’une quinzaine de membres, le groupe turc
du secteur etranger de la KU TV est manifestement moins
important. A la fin des années vingt et au début des années
trente, le Komintern a perdu ses illusions sur le caractère
« révolutionnaire » du régime kémaliste, et les relations entre
la Turquie et l’URSS se jouent davantage sur le terrain diplo­
matique. Par ailleurs, les mesures répressives dont Mustapha
Kemal a pris l’initiative à l’encontre des communistes turcs ont
fait sentir leurs effets dès 1921.

D u problème m inoritaire dans la section arabe :


V im pératif de V arabisation

Par la composition de son corps enseignant autant que par


celle de ses étudiants, le secteur arabe de la K U TV est de loin
le plus remarquable au début des années trente, le plus agité
en tout cas, si l’on considère l’ambiance théâtrale dans laquelle
se déroulent les querelles idéologiques fébriles suivies de séances
de critiques et d’autocritiques. Les archives concernant le
groupe arabe révèlent clairement ces déchirements internes.

1. CRCEDHC, Fonds 532, Inventaire 1, Dossier 447, P 35 bis.


— 77 —

Ceux-ci, inhérents à la complexité de la situation des partis


communistes au Moyen-Orient, notamment en Palestine,
doivent être aussi replacés dans le contexte de durcissement de
la ligne idéologique en URSS, au moment où le « grand tour­
nant » entraîne une première vague de purges au sein des dif­
férents appareils. Malgré la position assez marginale des partis
communistes du Moyen-Orient au cours des années trente, le
groupe arabe de la K U TV rassemble des personnalités hautes
en couleur. Des « vétérans » du Komintern tels Joseph Berger
ou Avigdor, écartés de la direction des partis locaux et rappelés
à Moscou, sont supposés enseigner la tactique révolutionnaire à
de jeunes activistes « arabes » dont Charlotte Rosenthal, une
des militantes les plus assidues du mouvement communiste
égyptien. Pour mieux comprendre les grandes lignes de révo­
lution du groupe arabe, il convient d’en rappeler les particu­
larités. D ’une part, ce groupe rassemble des étudiants issus de
partis communistes différents, principalement des militants
venus de Palestine, d’Egypte, et, dans une moindre mesure, de
représentants du Parti communiste syrien. D ’autre part, le
groupe arabe rassemble une proportion importante de minori­
taires - d ’origine juive pour la plupart - qui tentent d’appliquer
jusqu’aux limites de la déraison la ligne fixée par le Komintern
pour le Moyen-Orient et en particulier pour la Palestine. De
tous les groupes de la KU TV ayant trait au Moyen-Orient, le
groupe arabe est certainement celui qui est le plus « en phase »
avec l’activité des partis communistes locaux. En 1931, par
exemple, une commission « d’assistance aux partis frères dans
les pays arabes 1 » institue au sein du groupe arabe de la KU TV
des sous-commissions chargées de prêter assistance au Komin­
tern, au Profintern et au KIM (Internationale des jeunes) dans
divers pays du Proche-Orient.
Placé sous la responsabilité personnelle de Joseph Berger, le
groupe arabe tel qu’il apparaît en 1932-1933 a déjà été expurgé
de ses éléments « déviationnistes ». L’année 1931 a, en effet,
été dominée par la controverse majeure qui a déchiré ce groupe
d ’étudiants. Les réunions des diverses commissions ont donné
lieu à de véritables psychodrames, ce dont rendent compte les
procès-verbaux. L’agitation semble avoir surtout gagné les
membres du Parti communiste de Palestine qui ont été

1. CRCEDHC, Fonds 532, Inventaire 1, Dossier 365, P* 38-39.


— 78 —

confrontés à deux problèmes majeurs : l’application au sein de


leur parti du slogan « arabisation plus bolchevisation » et
l’interprétation des événements advenus en Palestine. Le rôle
essentiel joué par les Juifs dans la construction et dans l’appareil
dirigeant du Parti communiste de Palestine aurait contribué à
le discréditer aux yeux des « masses arabes ». En dépit des
convictions antisionistes de la plupart de ses militants juifs,
l’arabisation du parti est posée par le Komintern dans le tour­
nant des années trente comme la condition préalable à
r « enracinement » du parti, une politique identique à celle qui
fut appliquée dans les républiques périphériques de l’URSS à
la fin des années vingt. L ’application de ce slogan va avoir à
son tour des répercussions très précises sur le groupe arabe de
la KUTV. Une partie de l’équipe dirigeante locale est rappelée
à Moscou pour occuper à la KU TV des fonctions d’enseignant,
une mesure qui ressemble fort à une « préretraite » avant que
presque tous ne disparaissent dans la tourmente des grandes
purges de 1936-1937 comme ce fut le cas d’Avigdor ou de
Berger. D ’autre part, certains étudiants soupçonnés de déviation
par rapport à la ligne fixée par Moscou sont systématiquement
écartés. Au début des années trente, l’analyse officielle de la
situation est la suivante : « Deux nations coexistent en Pales­
tine, les Arabes et les Juifs, mais ces derniers constituent une
minorité nationale entre les mains de l’impérialisme britan­
nique l. » Cette analyse suppose donc que les militants commu­
nistes juifs donnent la preuve d ’un loyalisme sans failles, alors
que, depuis août 1929, le conflit judéo-arabe, avec son cortège
de manifestations, de massacres et de pogroms, est devenu une
réalité. Dès lors, l’interprétation des événements de Palestine,
et en particulier le jugement concernant les manifestations
juives, devient un thème récurrent des conflits internes qui sur­
viennent au sein du groupe arabe de la KUTV. En témoignent
les interminables rapports figurant dans les archives qui
cherchent à définir le caractère exact des manifestations sionistes
en Palestine.
Dans le courant du printemps de 1931, le groupe arabe est
ainsi l’objet d’une purge ponctuelle dont le prétexte officiel est
l’analyse « des dernières manifestations organisées par les sio­

1. CRCEDHC, Fonds 532, Inventaire 1, Dossier 365, P 6.


— 79 —
nistes à Nes-Etzion et à Setah-Tivk 1 ». Autour de ce thème,
dénonciations, critiques et autocritiques des diverses « frac­
tions » déchaînent un véritable concert de délations. « A l’in­
térieur du groupe existent plusieurs types d ’éléments : les intri­
gants, les individus à courte vue dans le domaine politique,
enfin, les défaitistes et les nationalistes, tendance à laquelle
appartient la camarade Semenova2. » Cette dernière, une Juive
née en 1905, membre du Parti communiste palestinien depuis
1925 et du MOPR, est exclue de la KU TV en même temps
que la plupart des autres étudiants incriminés qui ne figurent
plus dans le groupe de Joseph Berger en 1932. Selon Avigdor,
enseignant du groupe arabe, elle aurait confié lors d ’une conver­
sation privée que « les débats qui interviennent entre les cama­
rades juifs ne doivent pas tomber dans le domaine public et
être entendus des camarades arabes 3 ».
Ainsi, la politique volontariste de l’arabisation du Parti
communiste de Palestine entraîne, au cours de la première moi­
tié des années trente, des conséquences immédiates sur la struc­
ture de la section arabe de la K U TV : alors que les « minori­
taires » (Juifs et Arméniens) constituaient encore, en 1931, une
part peu négligeable des effectifs, ils sont à peu près absents de
la section en 1937. Cette homogénéisation de la section, bien
peu en rapport avec l’audience réelle du parti communiste
auprès des populations arabes, constitue un des aspects mar­
quants de l’évolution des structures internes de la KU TV dans
le courant des années trente.

Enseignants, enseignement et organisation des études

Outre l’identité des enseignants des diverses sections de la


KU TV, la structure du personnel de direction de l’Université
est également significative. En 1933, le personnel de direction
de la K U TV présente quelques particularités : principalement
composé de représentants des nationalités (Juifs, Arméniens,
Tatares, etc.), le poids réel des dirigeants d’origine russe n’est
que relatif. Par ailleurs, il convient de remarquer que le groupe

1. CRCEDHC, Fonds 532,Inventaire 1, Dossier 365, P 7.


2. CRCEDHC, Fonds 532,Inventaire 1, Dossier 365, P* 7-8.
3. CRCEDHC, Fonds 532,Inventaire 1, Dossier 365, P 16.
— 80 —

d’individus qui occupe le sommet de la hiérarchie de la KU TV


est constitué principalement par des « travailleurs spéciaux du
parti » et non, comme on pourrait s’y attendre, par des repré­
sentants du Komintern. Cela confirme tout à fait l’analyse de
Branko Lazitch : « Les écoles du Komintern dépendirent de
plus en plus du parti bolchevik (plus exactement de ses chefs
du moment), tant sur le plan politique que matériel. Politi­
quement, la mainmise des Soviétiques sur les écoles s’accentua
au fur et à mesure que le même processus s’accomplissait au
Komintern, et que celui-ci devenait un simple appendice du
parti bolchevik et du gouvernement soviétique x. » Cependant,
si l’administration de l’université est incontestablement confiée
au parti dès la fin des années vingt et le début des années trente,
le personnel enseignant montre, en revanche, une structure plus
hétéroclite. Le poids des kominterniens ou des représentants des
partis frères - ils forment 33,2 % des membres du corps ensei­
gnant de la K U TV — est ici davantage perceptible. Au début
des années trente, les enseignants sont soumis à des « évalua­
tions » périodiques de la part des étudiants, un rituel qui donne
lieu à de véritables délations. Par exemple, les étudiants du
groupe arabe apprécient le cours d ’économie politique, mais un
certain camarade Moukhtarov fait remarquer que le professeur
de mathématiques arrive trop souvent en retard. A cette occa­
sion, la responsabilité du chef de section, Joseph Berger, est
implicitement remise en cause. Le camarade Mustafa fait alors
remarquer que « la discipline a été très médiocre, il est vrai
meilleure que par le passé, mais toujours insuffisante. Les rela­
tions entre les camarades ne présentent aucun caractère de cama­
raderie. La direction de notre section n’a pas travaillé de manière
organisée et n’a pas tenu de réunions régulières. Mais il est vrai
que la direction a tout fait pour relever le niveau de la discipline
et quand est survenue l’« affaire Kafri », elle a fait tout ce qu’il
était possible afin que de tels procédés ne se renouvellent pas ».
En dépit de ces remarques, la résolution finale de la commission
d ’évaluation déclare que pour la section, « l’enseignement a été
satisfaisant, en particulier le cours d’économie politique du
camarade Mekertichian. En revanche, la camarade Loïf, en his­
toire du parti communiste, a donné un mauvais enseigne-1

1. Branko Lazitch, «L es écoles de cadres du Kom intern», art. cité,


p. 239.
— 81

ment I. » Ces quelques citations permettent d’imaginer, au-delà


de la valeur objective du corps enseignant, ce que furent
l’atmosphère et les méthodes de sélection à partir du milieu des
années trente.
En ce qui concerne l’admission des étudiants et l’organisation
des études, la KU TV ne montre pas de différences fondamen­
tales par rapport à la plupart des autres écoles de cadres du
Komintern. Le cursus établi pour une durée de trois ans est
cependant légèrement plus court qu a la KU N M Z, réplique
balkanique de l’université communiste. Les critères d’admission
semblent en revanche tout à fait semblables : les futurs étu­
diants sont d ’abord sélectionnés par les partis avant d ’être
recommandés par les instances centrales du Komintern. La
« prolétarisation » des effectifs, mise en évidence par les statis­
tiques et les rapports administratifs internes, doit être égale­
ment considérée comme le signe d’un critère de sélection
typique du début des années trente en vertu duquel les « intel­
lectuels » ou, plus exactement, les vrais étudiants sont systé­
matiquement écartés. Car, en dépit de son appellation, la
K U TV ne dispense pas un enseignement de niveau universitaire
mais secondaire. Cela s’explique sans doute par le niveau, incer­
tain, d ’alphabétisation et, plus encore au cours des années
trente, de connaissance de la langue russe. Cependant, si le cours
des études a duré trois ans pendant toute l’existence de la
KU TV, l’organisation des études a connu, quant à elle, des
modifications significatives.
Au début des années vingt, en effet, la KU TV, un satellite
parmi d’autres du Komintern, tente de mettre en place un sys­
tème d’enseignement apte à réduire progressivement les dis­
tinctions culturelles et nationales entre les différents groupes
d'étudiants. En première année, ces derniers sont effectivement
regroupés selon le principe national ; en deuxième année, le
principe national demeure mais, en fonction de la maîtrise de
la langue russe, plusieurs possibilités de regroupement peuvent
être alors envisagées. Enfin, en troisième année, les étudiants
désormais devenus russophones ne doivent plus être regroupés
selon le principe des nationalités. Pour des raisons qui tiennent
peut-être au faible niveau des étudiants recrutés au début des
années trente, ce système ne parvint pas à se maintenir et les

1. CRCEDHC, Fonds 532, Inventaire 1, Dossier 366, f** 4-8.


— 82 —

trois niveaux s'établirent dans le cadre de chaque « section


nationale ». Cette évolution s'observe dans le cas des étudiants
moyen-orientaux. Ainsi, une section syrienne a fait son appa­
rition en 1935-1936. Chacune de ces sections établit un « plan
de travail » comprenant, outre les matières communes (russe,
histoire, géographie, économie, mathématiques, Istmat, Dia-
mat, etc.), des enseignements et des conférences spécifiques. En
1935-1936, l'enseignement de l'histoire dans la section syrienne
doit s'organiser autour de quelques grands thèmes : « la Grande
Révolution française et la bourgeoisie arabe contemporaine »,
« la lutte nationale arabe », « la révolution Jeune-Turque de
1908 et la Syrie » ou encore « la politique douanière de l’im­
périalisme français en Syrie ». Par ailleurs, d'autres initiatives
concernent l’ensemble des étudiants arabes de la KUTV. Un
plan de traduction en arabe des classiques du marxisme-léni­
nisme est établi en 1935-1936. Des thèmes plus généraux sont
abordés au cours des conférences organisées lors des réunions
du parti : en décembre 1936, l'une d ’entre elles fut consacrée
aux minorités nationales dans les pays arabes. Enfin, parallèle­
ment à l’enseignement, la KU TV est supposée être un lieu de
recherche scientifique, bastion d'un orientalisme au service de
l’Etat soviétique. Les archives des divers cabinets scientifiques,
arabe et persan, sont essentiellement constituées par des maté­
riaux sur les différents partis communistes du Moyen-Orient et
par des textes de cours et de conférences d'une qualité fort
inégale. Il s'agit d ’une documentation exclusivement consacrée
à l’évolution contemporaine des pays du Moyen-Orient. Ainsi,
L.N. Vatolina étudie les mécanismes économiques et financiers
de l’impérialisme en Egypte. Par ailleurs, de nombreux témoi­
gnages personnels sur la « révolution iranienne » sont conservés
dans les archives du cabinet persan : en 1935, Sultan Zade
anima une soirée de commémoration consacrée au quinzième
anniversaire de la révolution du Gilan. Mais il est évident que
la vocation de la K U T V n’est pas la recherche académique.
Comment dès lors évaluer la qualité de son enseignement, et
par là même son rôle réel dans la formation d'un des réseaux
au service de la politique extérieure soviétique ?
Comme dans / les autres écoles de cadres du Komintern, en
particulier l’Ecole léniniste, le cursus de la K U TV impose éga­
lement un enseignement « secret » destiné à préparer les étu­
diants aux techniques du travail légal et illégal à l'étranger. La
— 83 —

plupart des étudiants retournent effectivement à l’étranger où,


en général, ils figurent parmi les dirigeants des partis commu­
nistes locaux (comme ce fut le cas de Khaled Bekdash pour le
Parti communiste syro-libanais), tandis que d ’autres exercent
des missions ponctuelles dans divers pays du Moyen-Orient.
L’apprentissage du travail clandestin (konspiracija) est l'objet
d ’une instruction spécifique au sein d ’une section secrète du
secteur étranger de la KU TV, mais son contenu concret n’ap­
paraît pas dans les archives. On peut cependant supposer qu’il
s’agit d ’une formation analogue à celle de l’Ecole léniniste pré­
voyant l'apprentissage de la guerre politique (travail légal et
clandestin, noyautage des services publics, etc.) et de la guerre
insurrectionnelle (formation des unités militaires, méthodes de
la lutte armée, éléments de poliorcétique, etc.). De surcroît, à
partir de 1933, la 5e section de l’OGPU apporte une contri­
bution active à cette pédagogie de la conspiration. Répondant
à une requête du vice-recteur L.D. Pokrovski, une correspon­
dance de janvier 1933 mentionne que « le département spécial
de I’OGPU ne voit aucune objection au fait d ’organiser une
section secrète au sein du secteur « A » avec des fonctions simi­
laires à la situation de la section secrète du département des
cadres du Komintern 1 ». Dans ce cas, il est clair que l’inter­
vention de l’OGPU au sein de la KU TV était également moti­
vée par une préoccupation de surveillance interne.
Enfin, divers documents d’archives, notamment ceux qui
concernent les frais de mission, montrent que les étudiants de
la K U TV partent effectivement à l’étranger pour exercer leurs
talents de « conspirateurs ». Munis d’une modeste poignée de
dollars et investis de quelque ténébreuse mission, leurs destins
se poursuivent selon une géographie humaine indéchiffrable
dans les bazars du Caire ou de Tabriz, à Téhéran ou dans les
faubourgs de Jaffa. Colporteurs du Komintern, les étudiants de
la K U TV fournissent ainsi l’embryon d’un réseau soviétique au
Moyen-Orient. Cette « pépinière » d’agents de plus ou moins
grande envergure aura néanmoins une existence éphémère :
comme les autres écoles de cadres, elle sera supprimée en 1937-
1938. Entre-temps, la K U TV a incontestablement joué un rôle
dans la formation d’une « génération » d’où sont issues à la fin
des années trente, et surtout après la seconde guerre mondiale,

1. CRCEDHC, Fonds 532, Inventaire 1, Dossier 137, P 6.


— 84 —

les personnalités les plus marquantes des partis communistes


du Moyen-Orient.

LE MOYEN-ORIENT VU DE MOSCOU
ENTRE DIPLOMATIE ET IDÉOLOGIE

Le rôle de l’idéologie dans la diplomatie soviétique constitue


un des axes majeurs de la réflexion conduite par les historiens
des relations internationales depuis les vingt ou trente dernières
années. Pourtant, ce chapitre n’a pas pour objet d’évaluer la
part respective des idées et des pratiques dans la conduite de la
politique extérieure de l’URSS, ni même d ’élucider les rapports
complexes entre le mouvement communiste international
(Komintern), le commissariat aux Affaires étrangères (Narko-
mindel) et les instances dirigeantes du parti. Il est néanmoins
nécessaire d’évoquer les différentes instances de la politique
extérieure de l’URSS qui, au sein du Narkomindel et du
Komintern, couvrent les secteurs géographiques du Proche et
du Moyen-Orient. Cette approche doit être complétée par une
évaluation du rôle des nationalités à l’intérieur des différents
appareils, un aspect que Teddy Uldricks a déjà envisagé à tra­
vers une étude prosopographique du personnel du Narkomin­
del l. Dans une perspective comparable, les archives soviétiques
permettent de distinguer un organisme particulier, le secrétariat
d ’Orient du Komintern, et de repérer les principales phases de
son évolution jusqu’à sa disparition en 1935.

Proche et M oyen-Orient :
les structures mouvantes de la diplom atie soviétique

Placé successivement sous la direction de L. Trotsky


(novembre 1917-février 1918), de G. Tchitchérine (1918-
1930), de M. Litvinov (1930-1939) et de V. Molotov (1939-
1949), le commissariat aux Affaires étrangères a été réorganisé

I. Teddy J. Uldricks, D iplom acy a n d Ideology, The O rigins o f Soviet Foreign


Londres et Beverly Hills, Sage Publications, 1979-
R elations, 1 9 1 7 -1 9 3 0 ,
— 85 —

à plusieurs reprises depuis la révolution d ’Octobre. Doté par


Trotsky de ses structures élémentaires et d'un personnel peu
expérimenté à ses débuts, le Narkomindel commence à présen­
ter une organisation rationnelle et uniformisée à partir de
l'« ère » Tchitchérine. Trois grandes divisions, reflétant les
objectifs de la politique extérieure soviétique, apparaissent à
partir de cette période : les départements ayant en charge le
règlement des affaires internes du commissariat, ceux qui
s’occupent des relations de la RSFSR avec les petits Etats limi­
trophes et enfin les sections spécialisées dans les relations avec
l'ensemble des pays occidentaux. Cette organisation en anneaux
concentriques, si typique de la diplomatie soviétique des
« temps héroïques », subira elle-même plusieurs séries d'amé­
nagements rythmés par les reconnaissances diplomatiques occi­
dentales, à partir du milieu des années vingt.
Le Narkomindel avait organisé à l'origine un département
des relations avec les pays orientaux, dirigé en 1917 par Poli-
vanov, puis en 1918 par A.M. Voznessenski, un des rares res­
capés du ministère des Affaires étrangères de la période tsariste,
aspect plutôt surprenant à une époque où l'Orient occupe une
place importante dans le discours messianique et révolution­
naire des bolcheviks. Cependant, dès 1918, les relations diplo­
matiques avec les pays orientaux et africains furent assurées par
un département des affaires orientales dont les subdivisions géo­
graphiques distinguaient, entre autres, les pays de la péninsule
balkanique, la Turquie et le monde musulman en général, et
enfin l’Iran, l’Arménie et le Kurdistan.
L'année suivante, la création d ’un département des relations
avec le Proche-Orient musulman, placé sous la direction de
N . Narimanov, témoigne, peu avant le congrès de Bakou, des
efforts déployés en faveur de la soviétisation de l’Asie centrale
et de la Transcaucasie. Par ailleurs, entre 1918 et 1923, alors
que l'Empire soviétique est en voie de reconstitution, sont
maintenues dans les républiques récemment soviétisées des
diplomaties autonomes plus ou moins fictives. En Transcaucasie
par exemple, ces dernières jouent un rôle utile de relais dans
les premiers pas de la politique soviétique en Iran. Ainsi, les
commissariats aux affaires étrangères de ces « républiques
sœurs », bien que maintenus par une politique étrangère
commune formulée par le Kremlin et exécutée par le Narko­
mindel, apparaissent comme l'une des composantes institution-
— 86 —

nelles de la politique « minoritaire » de l’URSS au Moyen-


Orient jusqu'en 1922-1923.
Le système de représentations diplomatiques à l’étranger
semble avoir été mis en place dans le même climat d ’impro­
visation. Un ancien consul de l’époque tsariste, Bravine, ayant
communiqué au gouvernement son intention de servir le nou­
veau régime, devint le représentant soviétique à Téhéran au
début de l’année 1918. Mais le gouvernement du Shah, tout en
permettant à Bravine d’établir une mission en Iran, continua à
reconnaître l’ambassadeur de la période tsariste von Etter.
L’envoi d’un émissaire bolchevik, I.I. Kolomitsev, ne permit pas
davantage d ’obtenir une reconnaissance officielle de la part des
autorités persanes.
Le système soviétique de représentation consulaire fut éga­
lement organisé en octobre 1918 en vertu d ’un décret « prévu
pour réunir les activités diplomatiques avec les activités consu­
laires, cherchant ainsi à dépasser le problème de la non-recon­
naissance en dotant les consuls de fonctions diplomatiques 1 ».
Un consul général dirige chaque consulat, assisté d’un vice-
consul ainsi que d'un certain nombre de spécialistes et d ’ex­
perts. Mais, en Iran, une représentation consulaire de taille
moyenne, comme celle dirigée par Alexandre Barmine à Rasht,
comportait une équipe formée de deux secrétaires russes et de
deux clercs persans ainsi que d ’un vice-consul installé à Enzeli.
Dans les pays ayant établi des relations diplomatiques avec la
RSFSR, tels la Turquie ou l’Iran à partir J e 1921, les activités
consulaires sont placées sous l’autorifé directe du ministre plé­
nipotentiaire. Par ailleurs, la politique soviétique en Iran au
début des années vingt mobilise également des organisations
commerciales ainsi que diverses commissions du Tsentrosoïouz
dont le rôle « paradiplomatique » n’est pas négligeable pendant
la période de la NEP.
Conséquence des développements de la politique étrangère
des débuts de la NEP, l’augmentation remarquable des effectifs
du Narkomindel imposa de nouvelles mesures de réorganisation
interne. Outre les changements dans les dispositions légales qui
mettent fin en 1923 aux politiques étrangères « autonomes »
des républiques soviétisées, il faut mentionner les modifications
notables intervenues dans la structure géographique du Nar-

1. Ibid., p. 40.
— 87 —

komindel. Un département de l'Orient, ayant autorité sur trois


sous-départements (Proche-Orient, Moyen-Orient, Extrême-
Orient), fut créé en 1923. Mais en 1926, la distinction entre
département de l'Orient et département de l'Occident fut abolie
et les sections régionales furent dotées d’un statut de départe­
ment. Ainsi, un département pour le Proche-Orient (Arabie,
Iran, Turquie) et un département pour le Moyen-Orient (Inde,
Afghanistan, Asie centrale) firent leur apparition. Cette orga­
nisation fut de nouveau modifiée dans le courant des années
trente, peu avant les grandes purges staliniennes. Le Proche et
le Moyen-Orient furent à nouveau rassemblés dans une orga­
nisation unique, le Premier Département oriental, dirigé en
1937-1938, par A.V. Terentiev. Mais, en 1940, les sous-dépar-
tements du Proche et du Moyen-Orient seront à nouveau
séparés et dotés d'un statut de département indépendant.
Ces incessantes révisions, ces tâtonnements reflètent sans
aucun doute les dispositions changeantes de la politique exté­
rieure soviétique et les incertitudes de la doctrine selon l’évo­
lution du contexte international. Par ailleurs, les directeurs des
départements orientaux (Lavrentiev, Samilovski, Kavtaradze,
Sadtchikov) sont, pour la plupart, des représentants typiques de
la « seconde génération » du Narkomindel. A partir des années
quarante et immédiatement après la seconde guerre mondiale,
il convient de noter une tendance à l'alternance des postes
d'ambassadeurs entre l’Europe centrale, l'Europe balkanique et
l’Iran, notamment entre 1946 et 1953. Le fait que plusieurs
responsables de la politique soviétique en Iran, comme
A.I. Lavrentiev, S. Kavtaradze ou I.V. Sadtchikov, aient égale­
ment occupé des postes en Europe centrale et dans la péninsule
balkanique est peut-être l’indication d'une similitude momen­
tanée des objectifs et des tactiques de la politique soviétique
dans une partie du Moyen-Orient où l’Armée rouge était éga­
lement présente en 1946.
Pour mettre en lumière les déterminants internes de la poli­
tique soviétique au Moyen-Orient, une approche prosopogra-
phique du personnel du Narkomindel s’impose. Teddy
Uldricks 1 a utilisé des variables diverses telles que l’affiliation
politique du personnel avant 1917, l’origine sociale, le niveau
d'éducation, l'inscription au PCUS, etc. Par ailleurs, l’origine

1. Ibid., p. 97-115.
— 88 —

nationale du personnel du Narkomindel intervient comme l’un


des indicateurs d’une politique « minoritaire » au Moyen-
Orient, même si, dans le cadre de la politique étrangère sovié­
tique des années trente, l’autonomie des acteurs ne peut être
que très relative. Cette variable soulève l’hypothèse selon
laquelle les origines religieuses ou nationales jouent un rôle
dans l’orientation géographique du personnel du Narkomindel
et conduit ainsi à s’interroger sur le rôle des nationalités dans
la politique « minoritaire » de l’URSS au Moyen-Orient. Ces
nationalités semblent en effet exceptionnellement bien repré­
sentées dans le personnel du Narkomindel entre 1917 et 1930 :
si le personnel d ’origine russe constitue l’évidente majorité
(42 % sur un effectif total de 614 individus), l’origine juive
(16 %) ou transcaucasienne (7 %) d’une partie des effectifs du
Narkomindel mérite également d’être soulignée. Selon Teddy
Uldricks, ces estimations « incluent beaucoup de personnes
issues des minorités nationales qui ne furent qu’épisodiquement
en relations avec le Commissariat (c’est-à-dire des officiels ayant
servi brièvement dans des organes républicains des affaires
étrangères). En réalité, le corps diplomatique soviétique était
presque entièrement dominé par les Grands-Russes, bien que,
à certaines occasions, des diplomates issus des minorités natio­
nales aient joué un rôle significatif dans la politique étrangère
soviétique. Par exemple, Kerim A. Khakimov fut le premier
représentant soviétique en Arabie et il fut autorisé à résider à
La Mecque dans la mesure où il ,était musulman de nais­
sance 1 ». Il est cependant possible d’objecter que la politique
minoritaire de l’U RSS au Moyen-Orient semble davantage avoir
été le fait d ’un personnel « mouvant », occupant les bas éche­
lons de la hiérarchie et recrutés essentiellement sur la base de
connaissances linguistiques rares. Des personnalités telles que
Karakhan (vice-commissaire aux Affaires étrangères et ministre
plénipotentiaire de l’URSS en Turquie de 1934 à 1937), Dav-
tian ou Ivan Maïsky, exemples de non-russes ayant occupé des
fonctions élevées dans l’appareil diplomatique, sont représen­
tatives d’une génération, celle des diplomates formés à l’« école
de Lénine », pour reprendre cette formule typique de l’histo­
riographie soviétique de la période post-stalinienne.

1. Ibid., p. 105.
— 89 —

D avtian

Figure marquante de la diplomatie soviétique en Iran, mais


tombé dans l’oubli après les purges de 1937, Yacov Kristoforo-
vitch Davtian ressurgit dans la mémoire officielle en 1957, date
de sa réhabilitation posthume par Khrouchtchev, puis en
octobre 1988, en Arménie soviétique où la perestroïka suscita un
intérêt nouveau pour ce diplomate. Né le 10 octobre 1888 à
Vérin Akoulis (Nakhitchevan) dans une famille de paysans, Dav­
tian est représentatif de la génération des « Vieux Bolcheviks ».
Membre du POSDR à Tiflis, il rejoint les bolcheviks en 1905 et
achève des études commerciales. Plus tard, révolutionnaire en
exil, il entamera des études à l’Ecole polytechnique de Bruxelles.
Pendant la révolution de 1905, Davtian se montre très actif dans
les milieux ouvriers et étudiants de la capitale géorgienne où il
fait partie des agitateurs les plus efficaces. En 1907, il fait partie
du comité du POSDR de Pétersbourg. Arrêté par la police du
tsar en novembre 1907, il émigre en Belgique où, jusqu’en 1915,
il gravite autour des organisations révolutionnaires de l’émigra­
tion russe tout en perfectionnant son apprentissage des langues
étrangères. Arrêté en 1915 par les forces d’occupation allemande
en Belgique alors qu’il tentait de passer en Hollande, Davtian se
retrouve à Aix-la-Chapelle puis prisonnier dans un camp alle­
mand. De retour en Russie en 1918 (grâce à l’intervention per­
sonnelle de Lénine selon la légende officielle), il devient membre
du Présidium du Soviet de Moscou. En février 1919, avec
Manouilski, il participe à la délégation de la Croix-Rouge chargée
des pourparlers avec les autorités françaises sur la question du
rapatriement des soldats de l’armée tsariste. De retour en Russie,
en juin 1919, Davtian entre dans la carrière diplomatique en
1920 sur décision du parti. En même temps, à partir de
novembre 1920, il travaille dans les organes de la Tcheka
quelques mois après sa nomination comme premier secrétaire de
l’ambassade soviétique en Estonie. En 1921, membre du collège
du Narkomindel, il travaille dans le département des pays Baltes
et de la Pologne. Représentant plénipotentiaire en Lituanie en
1922, il devient conseiller de la représentation diplomatique
soviétique en Chine où il demeure jusqu’en 1924, bien que
Tchitcherine l’ait désigné comme membre de la délégation à la
conférence de Lausanne en 1923. Il faut noter, à cet égard, le
parallélisme des carrières de Davtian et de Karakhan lui aussi
d’origine arménienne, réputés amis intimes. Davtian aurait alors
assumé, de fait, la fonction de « vice-ambassadeur » auprès de
Karakhan, ambassadeur soviétique en Chine, dont l’action aurait
eu le mérite d’aboutir à l’ouverture des relations soviéto-chinoises
— 90 —

en mars 1924. En avril 1925, Davtian est nommé membre


conseiller de la représentation soviétique en France peu après que
le gouvernement Herriot se fut prononcé, le 28 octobre 1924,
pour la reconnaissance de l’Union soviétique. Cependant, la tâche
de Davtian restait difficile et il participa visiblement aux négo­
ciations qui aboutiront à l'élaboration du nouveau traité commer­
cial franco-soviétique. C’est à ce stade de sa carrière que Davtian
aborde le secteur iranien. De 1927 à 1930, il est en effet nommé
ambassadeur soviétique en Iran où il est chargé de la négociation
et de la signature du traité soviéto-iranien de garantie et de neu­
tralité conclu le 1er octobre 1927. Conséquence du « grand tour­
nant » annoncé par Staline ou des révélations du transfuge Aga-
bekov, le parcours de Davtian connaît un point d’arrêt à partir
de 1930, comme ce fut le cas pour la plupart des diplomates de
sa génération. Mis à la retraite, il devient alors directeur de
l’Institut polytechnique de Leningrad puis, pendant quelques
mois, directeur de l’Institut des constructions mécaniques. De
retour à Moscou en 1931, Davtian est membre du Soviet suprême
de l’Économie populaire dominé alors par Ordjonokidze. Litvinov
renvoie Davtian à des fonctions diplomatiques en 1932. Il est
alors nommé représentant de l’Union soviétique en Grèce jus­
qu’en mars 1934. Son dernier poste diplomatique l’amène enfin
en Pologne alors qu’au même moment Karakhan assume les fonc­
tions d’ambassadeur en Turquie et Raskolnikov en Bulgarie. Sur­
veillé puis poursuivi par l’OGPU comme la plupart des membres
du corps diplomatique soviétique, tels Bekzadian, ambassadeur
soviétique en Hongrie ou encore Karakhan, Davtian est une
figure assez représentative de la génération des diplomates sovié­
tiques purgés en 1937, un thème"dont les historiens se sont
emparés à la fin du régime soviétique pour démontrer les ravages
de la dictature stalinienne qui aboutirent à l’élimination des
cadres formés à l’époque léniniste.

L’impact des grandes purges de 1937 sur le personnel du


Narkomindel doit être également évoqué car elles marquent la
fin d’une génération au sein de la diplomatie soviétique. Les
purges auraient touché entre 20 et 34 % du personnel du Nar-
komindel. Cependant, si l’on considère les échelons les plus
élevés de la hiérarchie, c'est-à-dire les commissaires, les vice-
commissaires, les membres du collège et les ambassadeurs,
62 % de ce groupe furent victimes des purges. Ainsi, dans
l’atmosphère paranoïaque des années 1937-1938, le personnel
des Affaires étrangères, en particulier les diplomates, formaient
des cibles idéales bien que l’épuration du corps diplomatique
— 91 —

soviétique eût un retentissement particulier à l'étranger. Les


témoignages de quelques transfuges comme celui d'Alexandre
Barmine, consul général de l’URSS en Perse de 1923 à 1925
puis, chargé d’affaires soviétique à Athènes en 1935, permettent
de comprendre l'élimination systématique des diplomates de la
génération de G. Tchitchérine et de M. Litvinov. Plus jeune
(âgée de 33 ans en moyenne en 1937-1938), la seconde géné­
ration du Narkomindel présente un profil très différent de la
première :

« Ces hommes nouveaux appartenaient souvent aux classes infé­


rieures et un grand nombre d’entre eux n’avaient pas fait d’études
supérieures ou bien étaient allés dans des écoles techniques. Peu
d’entre eux étaient allés à l’étranger et connaissaient une langue étran­
gère. Ce qui est peut-être encore plus important, c’est que les deux
groupes de diplomates avaient eu une formation tout à fait différente.
Un grand nombre des victimes des purges avait appartenu à l’intel­
ligentsia révolutionnaire de l’époque tsariste. En revanche, le membre
typique de la seconde génération de diplomates n’avait que 12 ans en
1917. Ces hommes avaient atteint la maturité au moment où Staline
l’emportait sur ses rivaux pour obtenir le manteau de Lénine l. »

Si quelques figures de diplomates les plus marquants de cette


seconde génération apparaissent au Moyen-Orient à la fin des
années trente et surtout pendant la seconde guerre mondiale, il
faut préciser que le contraste est également saisissant entre les
deux générations, en termes d'origine nationale. Alors que seu­
lement 42 % de la première génération du personnel du Nar­
komindel étaient formés par des Russes, la proportion atteint
près de 80 % pour la seconde génération. Paradoxalement,
l'élimination des nationalités coïncide ainsi avec la période au
cours de laquelle, au Moyen-Orient, l’instrumentalisation des
minorités par la politique soviétique atteint, entre 1943
et 1946, son paroxysme.

1. Teddy J. Uldricks, «L e corps diplomatique soviétique depuis les


grandes purges », dans Francis Conte et Jean-Louis Martres (dir.), L 'U n ion
soviétique d an s les relations internationales, Paris, Economica, 1982, p. 74.
— 92 —
Le secrétariat d yOrient du Komintern (1 9 2 0 - 1 9 3 5 ) :
organisation et personnel

La mission du Komintern est un des aspects du problème


que pose le rôle de l'idéologie dans la politique extérieure sovié­
tique bien qu'une grande partie de la bibliographie spécialisée
ait d'ores et déjà accrédité l'hypothèse d'un effet de « capilla­
rité » entre les deux instances à vocation externe que sont le
Narkomindel et le Komintern. Ces relations, constantes ou spo­
radiques, s’observent à la fois dans la circulation des informa­
tions et dans celle du personnel dont la majorité a fait carrière
au sein des deux appareils. Dans une perspective à la fois ins­
titutionnelle et prosopographique, le secrétariat d'Orient du
Komintern constitue un observatoire intéressant même si les
archives n’apportent qu’un éclairage partiel sur ce département
voué à l’agitation révolutionnaire en Orient jusqu’en 1935, date
à laquelle il fut supprimé.
Bien que les grandes lignes de l'organisation interne du
Komintern soient connues, la place du secrétariat d'Orient au
sein de l’organigramme général n'est pas toujours aisément
repérable. Cette difficulté s’explique sans doute par les modi­
fications intervenues dans le fonctionnement même du Komin­
tern depuis la période de Lénine, puis de Zinoviev et jusqu'à
celle de Staline. Rattaché auprès du comité exécutif, instance
dirigeante du Komintern, le secrétariat d’Orient dépend du
Présidium où le représentent, au début des années vingt, Brikke
et Safarov. En revanche, les relations avec le secrétariat politique
du Komintern, et plus encore avec la « petite commission »
dominée par Molotov, Manouilski, Kuusinen et Piatniski après
l'élimination de Boukharine, n’apparaissent pas clairement à
travers les archives. Cet organisme central constitue pourtant
une courroie de transmission directe par laquelle le secrétariat
privé de Staline faisait connaître les décisions du premier secré­
taire.

G. Safarov
Jeune directeur du secrétariat d’Orient au début des années
vingt, G. Safarov est un bolchevik de la première heure ayant
appartenu au petit cercle de révolutionnaires réfugiés en Suisse
et gravitant autour de Lénine pendant la première guerre mon­
— 93
diale. Avec Boukharine, Sokolnikov et d’autres, il se rallie alors
au slogan du «défaitisme national ». De Suisse, il serait rentré
avec Lénine en Russie dans le fameux wagon plombé. En 1919,
il est envoyé au Turkestan par Lénine pour enquêter sur les
conflits qui opposaient les musulmans aux Russes, bolcheviks ou
non. Safarov tira les conclusions de son expérience lors du
X e congrès du Parti communiste russe en mars 1920 et les exposa
dans un ouvrage de réflexion générale intitulé Problèmes de l'Orient
publié à Petrograd en 1922. Dans cet ouvrage, il défendait
notamment la thèse selon laquelle, en Orient, la diplomatie sovié­
tique devait préparer la voie au Komintern et insistait en parti­
culier sur la nécessité d’une révolution agraire. G. Safarov fut
également l’un des experts du Komintern pour l’Extrême-Orient
et se fit le défenseur d’un accord temporaire entre démocrates et
communistes en Chine. Faisant partie de l’« opposition » en
1925-1927, il tomba en disgrâce lors de la réunion du
XVe congrès du parti. Il fut alors envoyé en province pour tra­
vailler dans un musée. Il fut néanmoins rappelé pendant l’été
1928 pour travailler à nouveau au sein du Komintern. Mais jus­
qu’en 1935, date de sa disparition définitive, il fut l'objet d'ac­
cusations incessantes le désignant comme un « bandit contre-
révolutionnaire ». Adepte de la « déviation agrarienne », on lui
reprocha d’avoir sous-estimé le rôle de la classe ouvrière dans le
processus des révolutions coloniales. Pour finir, on l’impliqua
dans l’assassinat de Kirov.

L’organisation du secrétariat d ’Orient du Komintern est un


aspect révélateur de l'attention portée au Moyen-Orient, même
si elle a fait l’objet de nombreuses modifications dans le courant
des années vingt. En 1923, le secrétariat d’Orient semble avoir
été divisé en plusieurs départements, l’un couvrant vraisembla­
blement l’Extrême-Orient et l’autre le Moyen-Orient. Les pays
suivants entraient alors dans la compétence du département du
Moyen-Orient : la Turquie (européenne et asiatique), la Méso­
potamie, la Syrie, la Perse, l’Orient soviétique, la Palestine,
l’Egypte (ainsi que le Soudan) et les colonies d’Afrique du Nord
(Tripoli, l’Algérie, la Tunisie et le Maroc). Cette répartition
géographique fut également assortie d’une réorganisation admi­
nistrative jugée nécessaire lors de la réunion du IVe congrès du
Komintern en 1922 : l’ancien secteur d’Orient devait ainsi être
remplacé par un secrétariat politique d ’Orient. En
décembre 1923, un rapport rédigé par les membres du secré­
tariat d’Orient fut soumis aux instances exécutives du Komin-
— 94 —

tern. Bien qu’il soit difficile d’évaluer la portée exacte de ce


document et que l’on ne sache pas si les dispositions qu’il
contient furent ou non appliquées, il amène à se poser quelques
questions essentielles : à quelles diverses branches de l’exécutif
du Komintern le secrétariat d'Orient se rattache-t-il ? Quelles
sont les méthodes de travail pratiquées au sein du secrétariat
d’Orient ? Peut-on considérer qu’il a bénéficié, au moins pen­
dant la première moitié des années vingt, d’une certaine marge
de manœuvre ? Concernant cette question, les rédacteurs du
rapport considéraient en 1923 le secrétariat d ’Orient « comme
un sous-organe politique de l’Internationale communiste, sous-
organe ayant une liberté suffisante de manœuvre dans le
domaine de l’organisation ». Afin d’assurer cette très hypothé­
tique dose d’autonomie, mais également afin de pallier les insuf­
fisances du système précédent, le secrétariat d’Orient devait être
organisé selon deux divisions fondamentales, une section dite
« d’organisation et du travail des instructeurs » dirigeant l’ac­
tivité des partis communistes et une section de « l’information
et des affaires économiques », véritable laboratoire de recherches
économiques sur l’Orient. Concernant la section d’organisation,
le rapport stipule quelle « accomplit toutes ces tâches à l’aide
des rapporteurs politiques dans chaque pays et par groupes de
pays. Le nombre des rapporteurs politiques est de quatre à sept
(au minimum) pour la Turquie et le Proche-Orient, pour la
Perse, les pays arabes de l’Afrique septentrionale, l’Inde et
l’Extrême-Orient ». Il est précisé que ces rapporteurs politiques,
sur décision du directeur de la section, doivent soumettre les
questions tactiques les plus importantes à l’examen du secré­
tariat, ce dernier pouvant, en cas de nécessité, les soumettre à
la ratification du Présidium du comité exécutif. Par ailleurs,
« le travail et le contrôle sur les lieux doivent être réalisés grâce
à l’aide d’instructeurs politiques qui, non seulement dirigent
l'activité des comités centraux et des groupes communistes
locaux, mais éclairent et analysent la situation économique et
politique générale du pays. Enfin, dans la section d ’organisation
se trouvent des représentants des PC des pays correspondants,
représentants périodiquement remplacés. En outre, la section
des liaisons internationales utilise les voies et les moyens qui,
dans la mesure du possible, sont indiqués par le secrétariat
d’Orient sur la proposition des PC indigènes (points-frontières
de liaison, liaisons par mer, moyens de liaisons intérieurs et
— 95 —

locaux) ». Le secrétariat d ’Orient doit donc en principe travail­


ler en symbiose avec l'Organisation des liaisons internationales
du Komintern. D ’autre part, la section d'information, véritable
service de renseignement, recrute des informateurs et des cor­
respondants « payés à la ligne ou en fonction de la quantité de
feuilles imprimées que remplissent les matériaux qu'ils four­
nissent », critère simpliste qui encourage la rédaction de longs
rapports et révèle les lacunes ou la médiocrité des informateurs.
Ces derniers sont invités à utiliser « les liaisons légales par
l’intermédiaire du* commissariat aux Affaires étrangères, de la
section étrangère du commissariat au commerce extérieur mais
aussi par celui du réseau de correspondants spéciaux résidant en
Russie et hors de Russie ; ces correspondants peuvent être les
employés et collaborateurs des ambassades soviétiques, des par­
tis communistes, des expéditions scientifiques, etc. Les maté­
riaux sus-mentionnés sont remis déjà élaborés à la section
d ’organisation et du travail des instructeurs pour le rapporteur
politique correspondant qui les utilise pour ses rapports poli­
tiques et pour l'édition ». Ainsi, le secrétariat d'Orient devait
comporter, selon le nouveau schéma proposé, « neuf travailleurs
responsables et trois travailleurs techniques » résidant en per­
manence à Moscou. Ils « sont recrutés parmi les membres du
PC russe et des autres partis européens, ayant accompli au mini­
mum un stage de quatre ans dans le parti communiste et étant
au moins qualifiés comme travailleurs régionaux 1 ».
Il n’est pas facile d ’évaluer le rôle exact du secrétariat
d ’Orient dans l’action du Komintern au Moyen-Orient mais les
archives permettent d'établir les grandes lignes de son évolu­
tion. Au début des années vingt, le secrétariat d’Orient entre­
tient des relations constantes avec le Narkomindel comme en
témoigne l’importance de la correspondance échangée entre les
deux instances. Concernant le Moyen-Orient, un réseau d'in­
formations se dessine entre Karakhan, Brikke, Safarov et Aralov
alors ambassadeur soviétique en Turquie. Pour la Turquie, les
correspondances diplomatiques sont à la fois expédiées au Nar­
komindel et au secrétariat d’Orient : ainsi en juillet 1922,
S.I. Aralov signale à G. Safarov (Komintern) et à L.M. Karakhan
(Narkomindel) la constitution d'un groupe d ’ouvriers à Mer-
sine. De son côté, le Narkomindel n'hésite pas à faire appel,

1. CRCEDHC, Fonds 495, Inventaire 154, Dossier 196, P6 200-207.


— 96 —
lorsque cela est nécessaire, aux services du secrétariat d’Orient
du Komintern. En novembre 1922, Karakhan s’adresse ainsi à
Brikke : « Pour le travail de préparation des matériaux pour la
conférence de Lausanne, nous avons besoin d’une documentation
sur la question des minorités nationales dans l’ancien Empire
ottoman ainsi que de matériaux caractérisant les régimes colo­
niaux des divers pays qui participent à cette conférence. En
outre, nous souhaiterions éventuellement une documentation
sur la question des Capitulations et sur la dette de la Tur­
quie l. » La circulation des informations entre le Narkomindel
et le secrétariat d’Orient se vérifie également en 1922 pour le
secteur persan. Cependant, cette collaboration n’est plus per­
ceptible à partir de la fin des années vingt. Cette évolution
semble à la fois correspondre au fonctionnement plus rigide des
diverses instances de la politique extérieure soviétique aux
débuts de l’ère stalinienne et à la déchéance progressive du
secrétariat d ’Orient au sein du Komintern. Elle est également
l’indice d ’une phase de retrait de la politique étrangère sovié­
tique correspondant à la « construction du socialisme dans un
seul pays » et probablement une des conséquences de la pre­
mière vague d ’épurations. Une étude systématique des dossiers
personnels des membres du secrétariat d ’Orient devrait per­
mettre d ’affiner les connaissances sur la chronologie et le méca­
nisme des purges mis en oeuvre par Staline au sein du Komin­
tern au milieu des années trente. Les départements qui furent
les plus touchés par les purges ont été le service de liaison, la
commission des cadres, le département de propagande, la rédac­
tion de U Internationale communiste et, dans une moindre mesure,
le bureau du secrétariat du comité exécutif, le service des
archives et l’appareil technique de la commission internationale
de contrôle.

Propagande et aires d ’action géographiques

L’organisation de la propagande au Proche et au Moyen-


Orient nécessitait l’organisation d ’un réseau hiérarchisé à
l’étranger dont les observateurs contemporains, obsédés par
1*« oeil de Moscou », tentèrent d ’identifier les diverses ramifi­

1. CRCEDHC, Fonds 495, Inventaire 154, Dossier 136, f> 97.


— 97 —
cations. Si une image précise des réseaux mobilisés par le
Komintern au Moyen-Orient n’apparaît pas clairement,
quelques centres essentiels comme Constantinople ou Athènes
semblent en constituer l’armature pendant les années vingt. En
1924, le secrétariat d ’Orient examine d’ailleurs le projet d’or­
ganisation d’un bureau à Salonique pour le Proche-Orient,
comprenant trois membres et ayant pour « tâche d’être un point
d’appui, de liaison, d’information et d’organisation pour les
pays et organisations du Proche-Orient : Turquie, Syrie, Méso­
potamie, Palestine, Egypte 1 ». A mi-chemin entre la péninsule
balkanique et le Proche-Orient, le choix de Salonique, dont le
caractère cosmopolite indique l’existence d’un terrain minori­
taire, est intéressant. Examinant la question des liaisons et des
communications, ce projet propose d’organiser à partir de Salo­
nique un réseau de relations avec Vienne, Moscou, Constanti­
nople, Odessa, Smyrne, Beyrouth, Alexandrette, Jaffa, Haïfa,
Alexandrie, en plaçant des « camarades marins » sur les navires
assurant les liaisons régulières en Méditerranée. Ce projet
d ’organisation prévoit, en outre, de faire de Salonique le prin­
cipal centre de propagande où s’imprimeraient tracts, brochures
ainsi qu’une revue hebdomadaire illégale éditée alternativement
en turc et en arabe. Envisageant également l’organisation de la
propagande en Syrie et en Mésopotamie, ce projet est un révé­
lateur des tendances et prouve l’attention que le Komintern
portait à la Turquie en 1923-1924.
Quelles sont les aires géographiques appelant une action
prioritaire selon le secrétariat d’Orient ? L’examen du budget
du secrétariat d’Orient en 1923, année de « révisions déchi­
rantes » au cours de laquelle le Komintern voit s’effondrer ses
derniers espoirs concernant le déclenchement d’une révolution
en Europe, permet d ’en avoir une idée. Les priorités géogra­
phiques que reflètent les finances au demeurant modestes du
secrétariat semblent se conformer aux orientations idéologiques
des experts du Komintern au début des années vingt. Au
Moyen-Orient, l’attention est surtout fixée sur la Turquie (où
le financement de journaux « minoritaires », grec et arménien,
n’est pas anodin), la Perse et l’Egypte. En 1923, le secrétariat
d ’Orient du Komintern présente un plan de travail adapté à
chacun des pays du Moyen-Orient (Turquie, Mésopotamie et

1. CRCEDHC, Fonds 495, Inventaire 154, Dossier 222, f ” 1-5.


— 98 —

Syrie, Égypte, Palestine). Ce programme préconise de façon


classique la lutte contre les féodaux et le renforcement des orga­
nisations communistes en Turquie, la structuration des orga­
nisations professionnelles en Syrie. Il dicte aux communistes de
Palestine une attitude intransigeante à l’égard du sionisme, tan­
dis qu’il recommande aux communistes d’Egypte de se main­
tenir en étroite liaison avec le Parti communiste italien. Le
secrétariat d’Orient du Komintern prévoit également parmi ses
objectifs en Perse d'étendre l’influence du parti dans les régions
pétrolifères du Sud. Bien sûr, ces consignes et ces résolutions
parfois tonitruantes, alors que les réalités sont beaucoup moins
glorieuses sur le terrain, ne peuvent être interprétées à la lettre.
Les lacunes et les incompétences personnelles de bien des
acteurs du Komintern, leur caractère souvent velléitaire ainsi
que la bureaucratisation et les dysfonctionnements de l’appareil
du communisme international sont des aspects que masque
imparfaitement la prolifération des rapports d ’experts. Il n’en
reste pas moins que les objectifs affichés du secrétariat d’Orient
sont des indicateurs de tendance.
Il est intéressant de constater que les préoccupations « mino­
ritaires » du secrétariat d ’Orient sont surtout sensibles dans les
rapports concernant la Turquie pendant la première moitié des
années vingt. Ceci est d’autant plus paradoxal que c’est préci­
sément en Turquie où la stratégie de pénétration mise en œuvre
par le Komintern semble la moins effective à partir du milieu
des années vingt. Dans une telle perspective, le kémalisme, par
ses aspects modernisateurs et son objectif de construction natio­
nale, est apparu comme un rempart efficace contre les velléités
révolutionnaires. Mais, entre 1920 et 1924, la Turquie préoc­
cupe constamment les kominterniens. Observateurs tour à tour
perspicaces ou aveugles des débuts du régime kémaliste, ils se
font l’écho auprès du secrétariat d ’Orient du point de vue offi­
ciel sur les minorités : « Les Grecs et les Arméniens se sont
toujours placés sous la protection des Européens L » Si certains
rapports adressés au secrétariat d’Orient soulignent avec luci­
dité, dès 1922, le caractère peu développé du mouvement
communiste en Turquie, ils soulignent également les méthodes
de lutte obsolètes employées par les membres du comité central
du Parti communiste turc. Ainsi, le rapport d’un certain Ivanov,

1. CRCEDHC, Fonds 495, Inventaire 154, Dossier 136, f*“ 326-327.


— 99 —
secrétaire du consulat soviétique à Erzeroum en 1927, montre
des appréciations diverses sur les membres du Parti communiste
turc. L’un d’entre eux, Nazim, est jugé suspect à cause de sa
participation active à la « révolution ittihadiste » et de ses acti­
vités « à caractère non communiste ». Salikh au contraire,
ancien médecin-vétérinaire dans l’armée turque, est gratifié de
qualités qui le prédisposeraient à exercer un rôle dirigeant. Ce
dernier fut d’ailleurs envoyé par le Komintern à Mersine « pour
la conduite du travail du parti en Syrie 1 », mission qu’il rem­
plit apparemment correctement. Néanmoins, le fractionnement
du mouvement communiste en Turquie n’échappe pas à la saga­
cité des observateurs du Komintern comme le montre un rap­
port de G. Voïtinski : « Ju sq u ’au IVe congrès se trouvaient en
Turquie quatre groupes communistes, le parti communiste
d’Anatolie dont le journal est Eni Khayaty le groupe commu­
niste de Constantinople dont le journal est Ajdinlyk, l’Union
des travailleurs internationalistes dont le journal est Neos Antro-
pos et enfin le groupe des hintchaks arméniens 2. » Cette struc­
ture peu unifiée où l’on note la présence des minoritaires, de
même que l’évolution du pouvoir en Turquie dans un sens de
moins en moins favorable aux m ilitants communistes,
expliquent les difficultés croissantes du Komintern à élaborer
le programme du Parti communiste turc. Celui de 1925, rema­
nié à plusieurs reprises, témoigne des efforts d’adaptation à la
situation créée par le régime kémaliste. Concernant les mino­
rités, l’article 8 du programme comporte la résolution suivante :

« Le Parti communiste turc répudie énergiquement la politique


d'oppression des minorités nationales que le régime actuel applique
aux minorités musulmanes sous la forme de la turquisation. Il leur
reconnaît le droit de disposer librement de leur destinée, tout en leur
faisant toucher du doigt quel grave danger constitue pour les petits
peuples la rapacité des puissances avides de vol et de rapine. Afin de
combattre par leurs forces réunies plus efficacement ce danger
commun, il leur propose de conclure une union fraternelle avec le
peuple turc. Ce n’est que par la confiscation et la distribution des
terres des cheikhs et des beys, Kurdes, Circassiens, etc., que l’on peut
gagner ces peuples à la révolution contre les menées des puissances

1. CRCEDHC, Fonds 495, Inventaire 154, Dossier 136, P 288.


2. CRCEDHC, Fonds 495, Inventaire 154, Dossier 221, fos 16-22.
— 100 —

impérialistes qui spéculent sur l'état d’oppression de ces peuples, les


excitent à la révolte dans le but de leur imposer leur propre joug 1. »

Cette résolution est intéressante à plusieurs égards. D ’une


part, l’exhortation au loyalisme envers le régime kémaliste
adressée aux minorités apparaît comme une volonté de compro­
mis ; d ’autre part, le fait qu’il ne soit fait allusion explicitement
qu’aux seules « minorités musulmanes » démontre plus globa­
lement que le programme national du kémalisme a été intégré.
Pour conclure cette esquisse des structures externes de la
politique soviétique, il faut rappeler qu’au Moyen-Orient
comme ailleurs, le Narkomindel et le Komintern sont des ins­
tances à la fois complémentaires et concurrentes. Le dualisme
de la politique extérieure soviétique, fondée à la fois sur la
diplomatie d’un Etat pratiquant une realpolitik et sur le mes­
sianisme révolutionnaire, peut s’observer dès 1921 lorsque
l’URSS signe des traités avec la Turquie et l’Iran. Cependant,
en dépit des divergences de politiques, de méthodes et peut-
être même en dépit des concurrences personnelles, les réseaux
s’entrecroisent et se chevauchent localement selon des logiques
parfois tout à fait différentes de celles qui sont préconisées offi­
ciellement par le pouvoir central à Moscou. Dans cette pers­
pective, les « réseaux minoritaires » apparaissent au Moyen-
Orient comme des scories parsemées dans le sillage de l’utopie
révolutionnaire.

1. CRCEDHC, Fonds 495, Inventaire 154, Dossier 240, f* 129.


C H A P IT R E 2

DE TABRIZ À MESHED
L'INFILTRATION SOVIÉTIQUE
ET LES MINORITÉS
DANS LES ANNÉES VINGT

Héritière de la poussée séculaire de l'Empire russe vers ses


marges méridionales, la politique soviétique accorde une place
particulièrement importante au maintien d'une « sphère d'in­
fluence » basée sur les relations avec la Perse, puis l’Iran. Dictée
par un impératif géopolitique évident, cette diplomatie s'était
orientée pendant la période tsariste vers les régions septentrio­
nales de la Perse placées sous influence russe en vertu de l'accord
anglo-russe de 1907, entérinant ainsi la mise sous tutelle d'un
pays « semi-colonial » et « semi-féodal », selon la terminologie
de l’historiographie soviétique. Cette configuration nouvelle,
fruit d'une tendance élaborée et réalisée depuis le traité de
Tourkmantchaï (1828) puis tout au long du X IX e siècle, contri­
bue à confirmer le rôle géostratégique de la Transcaucasie,
« zone tampon » entre la Russie et la Perse.
L'importance accordée à cette zone dans la stratégie et la
tactique des bolcheviks est perceptible au congrès de Bakou
(septembre 1920), même si la portée de ce dernier a été fina­
lement plus symbolique que réelle : la délégation iranienne,
forte de ses 192 membres, dominée par deux personnalités
remarquables, Haidar Khan(Gaïdarkhanov) et Sultan Zade
(Avetis Mikaelian), est l’une des plus importantes. Auparavant,
les références nombreuses à la Perse, dans les discours et les
écrits théoriques des dirigeants du Komintern, avaient
témoigné de la place assignée à ce pays dans la stratégie de la
— 102 —

future révolution d’Orient qui s’élaborait à Moscou. Déclaration


révélatrice des conceptions géopolitiques du moment, Konstan-
tin Troïanovski n’hésite-t-il pas à affirmer que la Perse est le
« canal de Suez de la révolution » ?
C’est notamment dans cette région intermédiaire entre la
Russie et la Perse, en Transcaucasie, que l’éveil de « nations
territoriales » mettra à l’épreuve pour la première fois le concept
soviétique d’autodétermination nationale tout en fournissant,
apport plus inattendu, les éléments favorables à une politique
de pénétration sur le territoire iranien. En Iran, au début des
années vingt, l’hypothèse de l’utilisation du facteur national par
l’Union soviétique semble pertinente dans le cas de deux mino­
rités importantes, les Arméniens et les Azéris, auprès desquelles
les républiques transcaucasiennes jouèrent pendant certaines
périodes le rôle d’émissaire du pouvoir soviétique. Elle ne peut
cependant être considérée comme une donnée permanente de la
politique extérieure de la Russie bolchevique ainsi qu’en
témoigne l’exemple de l’éphémère république soviétique du
Gilan « abandonnée » par les Russes, l’option diplomatique
prévalant dès 1921, avec la signature du traité soviéto-iranien.
Néanmoins, le terrain minoritaire demeure, tout au long de la
période considérée, une zone particulièrement favorable à l’in­
filtration soviétique, aspect qu’il importe de mettre en lumière
à travers le jeu de la « microdiplomatie » locale.

UNE MINORITÉ CLÉ : LES ARMÉNIENS


DANS LA POLITIQUE SOVIÉTIQUE EN PERSE

Colonie ancienne installée par l’acte volontaire de Shah Abbas


au X V IIe siècle, la minorité arménienne de Perse était à cette
époque animée par 1*« aristocratie » des Khodja, négociants
internationaux qui fondèrent leur fortune et leur prestige sur le
commerce au Moyen et Extrême-Orient. Cette minorité est
cependant en net déclin au X I X e siècle même si le peuplement
arménien en Perse reste encore majoritairement concentré
autour de son noyau d’origine, la région de Nor Djoulfa, au
sud-ouest d ’Ispahan. Comprenant 50 000 à 60 000 individus au
cours de la première moitié du X I X e siècle, la communauté de
— 103 —

Nor Djoulfa est en constante diminution au cours du siècle,


vidée par des mouvements migratoires successifs vers les pro­
vinces annexées par l'Empire russe après le traité de Tourk-
mantchaï (1828) ou encore vers Téhéran qui compte 500 Armé­
niens en 1896 et probablement quelques milliers vers les années
vingt. Pendant la même période, l’autre foyer de peuplement
arménien, l'Azerbaïdjan iranien (provinces de Salmast et
d’Ourmiah), subit une évolution comparable au profit des pro­
vinces de Erevan et du Nakhitchevan, récemment annexées par
l’Empire russe. Majoritairement rurale au X I X e siècle, la mino­
rité arménienne de Perse est composée essentiellement de pay­
sans même si l’émergence d’une classe artisanale est sensible,
en milieu urbain notamment. Au cours des années vingt, la
minorité arménienne de Perse connaît un véritable essor démo­
graphique, conséquence de l’arrivée récente de plu­
sieurs dizaines de milliers de réfugiés. Elle est alors évaluée à
75 000 personnes et se répartit dans deux foyers de peuplement
principaux, l’Azerbaïdjan iranien (20 000 Arméniens dont
5 500 à Tabriz) et la région d ’Ispahan (40 000 Arméniens dont
6 500 à Nor Djoulfa). On distingue également des noyaux de
peuplement secondaires, notamment à Téhéran et dans les pro­
vinces septentrionales du Gilan et du Mazandaran. La structure
sociale de la diaspora arménienne en Iran a été décrite par
l’historiographie soviétique comme le terrain idéal des luttes
sociales, opposant une paysannerie opprimée à la domination
des « féodaux ». Il est vrai que la communauté arménienne
d’Iran est constituée en majorité (87 %) par une paysannerie
qui n’a pas son équivalent dans la diaspora du Moyen-Orient.
Au cours des années vingt, la paysannerie arménienne d’Iran
aurait connu une nette paupérisation, tandis que l’embryon
d’un prolétariat arménien aurait fait son apparition dans les
champs pétrolifères du Sud, dans la région d ’Abadan.

L a communauté arménienne
et les relations soviéto-iraniennes

L’histoire des tendances politiques qui animent la commu­


nauté arménienne de Perse au début des années vingt est insé­
parable des péripéties complexes traversées par la Transcaucasie
entre la proclamation des indépendances de l’Arménie, de la
— 104 —

Géorgie et de 1*Azerbaïdjan (1918) et la soviétisation de ces


républiques (1920-1921). Dans ce contexte, l’Iran du Nord, et
plus particulièrement l’Azerbaïdjan iranien, véritable foyer
révolutionnaire au tournant du siècle, retrouvent une fonction
éminemment stratégique. L’histoire de la république indépen­
dante d’Arménie 1 puis celle de la soviétisation déterminent très
largement les enjeux des rivalités dont l’Azerbaïdjan iranien
devient le théâtre pendant la première moitié des années vingt.
Le 29 novembre 1920, avec la « première soviétisation », le des­
tin de la république indépendante dirigée par le gouvernement
dachnak semble scellé : l'entrée de la 11e Armée rouge à Erevan,
accueillie avec soulagement mais sans enthousiasme par le
peuple arménien, semble mettre un terme au dilemme insoluble
qui plaçait l’indépendance de l’Arménie entre le « marteau
kémaliste et l’enclume soviétique » (Simon Vratsian). Cepen­
dant, en février 1921, le déplacement des unités de l’Armée
rouge, occupées à soviétiser la Géorgie, crée des conditions pro­
pices aux ultimes tentatives des dachnaks pour préserver une
entité arménienne indépendante. Le soulèvement du 18 février
1921 aboutit en effet à la constitution d’un gouvernement révo­
lutionnaire, le Comité du salut de la patrie, présidé par Simon
Vratsian, épisode interprété par les bolcheviks comme la preuve
de « l’aventurisme criminel des dachnaks » au service des puis­
sances impérialistes de l’Entente. Cet épisode est de courte
durée : le 2 avril 1921, l’Armée rouge de retour chasse les dach­
naks qui organisent la résistance dans le Sud, dans la région du
Zanguezour. Karekine Njdeh, véritable « bête noire » des bol­
cheviks, y prend la tête du mouvement de résistance des pay­
sans. Quelques-uns des membres de l’ex-gouvernement dachnak
de Erevan (Rouben Ter Minassian) s’y fixent et tentent de jeter
les bases, lors du congrès de Tadev (26 avril 1921), d ’une éphé­
mère « République arménienne de la Montagne » dont les bol­
cheviks viendront finalement à bout à la mi-juillet 1921. Cette
dernière péripétie donne lieu à une ultime migration : 10 000
civils et combattants dachnaks (chiffre symbolique et hypothé­
tique), en fuite vers le sud, franchissent l’Araxe et trouvent
refiige en Iran. L’Iran du Nord devient donc un bastion dach­
nak, avant-poste d’une reconquête éventuelle où le gouverne­

1. Cf. Anahide Ter Minassian, La république d’Arménie, Bruxelles,


Complexe, 1989.
— 105 —

ment arménien en exil en Iran symbolise l’idée de l’indépen­


dance et sa pérennité. Cette nouvelle répartition des forces
politiques en Transcaucasie explique sans doute que, pendant
toute la première moitié des années vingt, l’objectif essentiel
des bolcheviks d’Arménie et de Moscou soit prioritairement la
neutralisation du parti dachnak dont l’influence est décisive sur
la communauté arménienne en Azerbaïdjan iranien. Néan­
moins, une fois la soviétisation admise comme un état de fait
définitif, une tendance animée par des « dachnaks de gauche »
plus conciliatrice à l’égard du régime soviétique fit plusieurs
adeptes parmi les Arméniens d’Iran à partir de 1925.
Parallèlement, en ce qui concerne les relations soviéto-ira-
niennes, la mise sous tutelle et l’occupation britannique que
concrétise la signature du traité anglo-iranien de 1919 justifient
la diplomatie de la RSFSR visant officiellement « à rétablir la
souveraineté nationale en Iran ». Cette ouverture diplomatique
est relativement précoce puisque c’est en juin 1918 que
LI. Kolomitsev est envoyé en Perse pour la première fois. Son
arrestation par les autorités anglaises et son exil forcé à Bagdad
avaient toutefois sévèrement compromis les chances de succès
de cette première mission soviétique en Perse. La seconde
n’avait d ’ailleurs pas été plus fructueuse : Kolomitsev, envoyé
en Perse pour la deuxième fois en juillet 1919, est arrêté par
des cosaques perses puis assassiné par un Russe blanc à la solde
des Britanniques, Filippov. Son successeur, F. Rothstein, pre­
mier représentant diplomatique officiel du gouvernement sovié­
tique à Téhéran, est le négociateur local du traité soviéto-ira-
nien de 1921. Ce traité ne résume certes pas l’ensemble de la
politique soviétique en Perse : il n’en constitue que l’aspect
officiel, néanmoins essentiel, puisque le mécanisme diploma­
tique mis en place en 1921 justifiera l'occupation soviétique en
Iran du Nord à partir d’août 1941. A cette époque, se consti­
tuera dans l’Azerbaïdjan iranien (région aux potentialités sépa­
ratistes et révolutionnaires comme le soulignent des générations
de consuls français à Tabriz) une véritable zone d’influence
qu’une politique de constitution de « réseaux minoritaires »
depuis les années vingt semble avoir utilement favorisée. A cet
égard, le cas de la minorité arménienne est particulièrement
intéressant car il fournit l’exemple d’une interaction dynamique
dans une zone frontalière des marches méridionales de l’Empire
soviétique, alors en voie de reconstitution. A cette époque, les
— 106 —

enjeux et les objectifs de la politique soviétique en Perse se


situent à plusieurs niveaux : d ’un côté, la Russie soviétique
cherche globalement à éliminer la menace que constituerait la
persistance d’une occupation britannique ; de l’autre, elle
cherche à asseoir son influence auprès d’une minorité armé­
nienne disparate, éprouvée et divisée par la diversité de ses ori­
gines géographiques et de ses horizons politiques. Ainsi, la poli­
tique soviétique s’inscrit-elle en Perse dans une nébuleuse
minoritaire complexe, préservant, au début des années vingt,
les apparences d’une autonomie diplomatique de l’Arménie
soviétique.

Une diplom atie m inoritaire :


de Vautonomie à Vintégration

La mission diplomatique de la RSS d’Arménie en Perse


connaît une durée de vie brève puisqu’elle disparaît dans le
courant de l’année 1922 pour être incorporée dans l’ambassade
soviétique de Téhéran sous la forme d’un secrétariat aux Affaires
arméniennes. Cependant, son existence éphémère illustre l’in­
dépendance formelle des républiques récemment soviétisées qui,
jusqu’à la formation de fait de l’Union soviétique entre 1922
et 1923, furent pourvues chacune de leur propre commissariat
aux Affaires étrangères. Ainsi, l’Ukraine, la Biélorussie, la Géor­
gie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan disposaient de modestes mis­
sions diplomatiques et entretenaient des relations bilatérales
limitées, néanmoins supervisées de près par la RSFSR. Q u’elles
illustrent l’inexpérience des autorités soviétiques ou un calcul
délibéré, ces missions diplomatiques eurent surtout un caractère
provisoire et transitoire que l’historiographie soviétique a sou­
vent négligé ou gommé. Cette dernière a surtout cherché à
démontrer que les relations entre la RSS d ’Arménie et la Perse
pendant la période 1920-1922 prouvent, entre autres choses,
que la soviétisation n’a pas coïncidé avec une perte de souve­
raineté.
Toutefois, les débuts de la mission diplomatique de la RSS
d’Arménie en Perse se déroulèrent dans une certaine incohé­
rence. La majeure partie de la correspondance échangée pendant
sa courte existence concerne le choix d’un représentant diplo­
— 107

matique ad hoc. Cette question n’était pas sans importance


puisque l’ambassadeur de la république indépendante d ’Armé­
nie en Perse, Hovsep Arkhoutian, continua, tout au long de
l’année 1921, à se présenter comme un interlocuteur officiel,
créant ainsi une situation de double pouvoir à laquelle l’envoyé
de la RSFSR, F. Rothstein, avait pour charge de mettre un
terme. Les comptes rendus, expédiés à Erevan par le responsable
de la mission diplomatique, L. Sarkissian, reflètent la confusion
de la situation puisque « Arkhoutian continue à exercer ses
fonctions et entretient des relations secrètes avec la mission bri­
tannique 1 ». Par ailleurs, la mission de la RSS d ’Arménie se
plaint amèrement jusqu’à la fin de l’année 1921 du manque
d’informations en provenance de Erevan : la situation troublée,
le mauvais fonctionnement des postes ou tout simplement le
détournement des courriers en sont sans doute la cause. Tou­
jours est-il que, jusqu’en décembre 1921, toutes les lettres et
télégrammes expédiés au commissariat des Affaires étrangères
de Erevan {via Tabriz ou Bakou) sont restées sans réponse,
silence qui plonge l’ambassadeur dans un certain embarras.
« De ce point de vue, confesse-t-il, les dachnaks sont plus avan­
tagés que nous. Ils reçoivent plus souvent du courrier en pro­
venance d ’Arménie et profitent de notre ignorance pour orga­
niser toutes sortes de provocations. A Tabriz, les dachnaks ont
formé un « gouvernement arménien » dont le président est
Simon Vratsian, lequel ne cesse de diffuser des opinions pro­
vocatrices sur l’Arménie soviétique parmi la communauté armé­
nienne 2. » Cette situation diplomatique confuse est doublée
d’un déficit financier chronique que laissent transparaître les
abondantes et répétitives requêtes de L. Sarkissian. Fait digne
d ’intérêt bien que peu surprenant lorsqu’on se souvient de l’état
de la Russie à la fin de la guerre civile, l’ambassade de la RSFSR
à Téhéran que dirige F. Rothstein jusqu’en 1922 n’est pas en
mesure de financer sur son budget, selon une directive en pro­
venance de Moscou, les autres institutions ; celles-ci doivent en
effet en référer au Narkomindel. Ainsi, la situation contradic­
toire, créée par le « multilatéralisme » provisoire des structures
de la diplomatie soviétique et le manque évident de moyens
matériels, ne contribue guère à renforcer la représentation de la

1. AGA, Fonds 113, Inventaire 3, Dossier 14, P 41.


2. AGA, Fonds 113, Inventaire 3, Dossier 14, P 39.
— 108 —

RSS d’Arménie en Perse dont les réclamations se font encore


plus pressantes au cours de l'année 1922. Le silence et le
manque d ’empressement des autorités de Erevan semblent
confirmer le caractère tout à fait provisoire de la mission : illus­
tration du fait qu’à Moscou la tactique des indépendances fic­
tives avait sans doute déjà fait son temps. L’état déjà catastro­
phique des finances de la mission empirant davantage,
L. Sarkissian propose en juillet 1922 d’intégrer la mission armé­
nienne, tout en préservant son autonomie, dans une structure
diplomatique plus vaste correspondant à une représentation de
la Fédération transcaucasienne. Mais il est clair, dès cette date,
que la diplomatie soviétique est en cours de remaniement :
l’arrivée du nouveau conseiller à l’ambassade de la RSFSR, Boris
Choumiatski, qui produit une grande impression sur le repré­
sentant de la RSS d ’Arménie, marque peut-être à cet égard un
tournant significatif.
S’il n’est pas aisé de repérer, durant cette courte période
d’activité, l’ébauche d ’une politique générale, quelques ten­
dances sont néanmoins perceptibles. Parmi les préoccupations
de la mission diplomatique, la question des réfugiés occupe une
place particulièrement importante. En gros, elle constitue la
réponse des bolcheviks à la mise en place de la « diplomatie
humanitaire » (ARA, Near East Relief, F. Nansen, Vatican) des
puissances occidentales à partir de l’automne 1921. Lancé au
même moment que le Comité d ’aide aux affamés de Russie, le
H O G (Comité d ’aide à l’Arménie), créé en' septembre 1921 par
un décret du Conseil des commissaires du peuple, fait appel
aux communautés arméniennes, pour installer les réfugiés, sou­
tenir l’œuvre de reconstruction et resserrer les liens entre la
diaspora et l’Arménie soviétique. Principal instrument de la
« politique extérieure » et de la politique diasporique de l’Ar­
ménie soviétique, le HO G, jusqu’à sa dissolution en 1937, est
particulièrement présent en Iran, seul pays limitrophe accueil­
lant une masse importante de réfugiés. Les toutes premières
sections du H O G sont en effet organisées en Perse au cours du
mois de février 1922, à Tabriz et à Téhéran où elles travaillent
à propager une image idéalisée de l’Arménie, susceptible
d’encourager les rapatriements. Ceux-ci commencent d ’ailleurs
en Iran du Nord, avant même la création du HO G, sous la
houlette du délégué G. Vartanian, et concernent les « 10 000 »
paysans du Zanguezour, « héros » de la résistance menée par les
— 109 —

dachnaks. La campagne de rapatriement des Arméniens d’Iran,


vers une Arménie elle-même exsangue, est également l’œuvre
de la mission diplomatique à Téhéran (et du consulat de Tabriz)
où L. Sarkissian déploie une activité fébrile : organisation de
conférences sur la situation économique de l’Arménie sovié­
tique, diffusion de formulaires pour les candidats au retour,
transfert des réfugiés et orchestration de la propagande anti-
dachnake par l ’intermédiaire du HOG. Composante essentielle
de la politique soviétique au Moyen-Orient, « nationale par la
forme, socialiste par le contenu », le H O G apparaît de façon
précoce en Perse comme un des moyens efficaces d’infiltration
de la communauté arménienne derrière une apparence de neu­
tralisme et de patriotisme « apolitique ». La coopération
commerciale avec l’Arménie soviétique constitue par ailleurs un
autre volet de la politique soviétique en Perse, pendant la
période de la NEP.
Cette fiction de diplomatie autonome laisse la place, à partir
de 1923, à une structure minoritaire dans le cadre de l’ambas­
sade soviétique à Téhéran avec la création du secrétariat aux
Affaires arméniennes. Ainsi,

« les Soviets, en effet, ont lutté sans cesse, depuis 1921, pour établir
leur autorité sur la communauté arménienne de Perse. Ils se heurtè­
rent, dès le début, à l’hostilité ouverte et agissante du parti dachnak,
bien soutenu par ses comités de France et d’Amérique ainsi que par
les agents britanniques en Perse. Connaissant à fond les affaires et la
langue russes, disposant de journaux, d’un service de renseignements
parfaitement organisé, les Arméniens marquèrent quelques succès. Les
représentants soviétiques, cependant, réussirent à diminuer la force de
cette opposition. Leurs organisations commerciales jouant de l’appât
du gain attirèrent à elles, peu à peu, les hintchakistes, une partie des
commerçants du Nord de la Perse ainsi qu’un certain nombre d’Ar­
méniens à qui ils offrirent des situations dans leurs bureaux. Leur
légation à Téhéran fut dotée d’un Office des affaires arméniennes
confié à Arakelian, transfuge de la légation qui avait été installée
pendant un an par la république indépendante de l’Arménie. Utilisant
ces premiers appuis et disposant de fonds de propagande assez impor­
tants, les Soviets entreprirent une lutte plus nette. Ils cherchent à
établir leur contrôle sur certaines écoles arméniennes et à imposer des
hintchakistes pour la direction des comités nationaux et comme
députés. Leurs efforts se portent en premier lieu sur les villes où les
comités dachnaks étaient mal organisés ou divisés par des questions
personnelles. Leur échec fut complet en Azerbaïdjan. Mais ils parvin­
— 110 —

rent à obtenir des résultats dans le Nord de la Perse et à Téhéran :


les écoles de Pehlevi, Kazvin et Meshed passent sous leur contrôle ;
ils constituent une minorité agissante à Téhéran, Ispahan et Resht ;
ils obtiennent enfin, en 1928, l’élection d’un député hintchakiste,
Mirzaïantz, par Téhéran \ »

Les archives soviétiques confirment, dans une large mesure,


les activités et les objectifs décrits par l'attaché militaire français
en Perse. Le secrétariat aux Affaires arméniennes de l’ambassade
d’URSS à Téhéran produit un bulletin rédigé à intervalles régu­
liers sur la « vie arménienne », passant soigneusement en revue
tous les domaines de la vie communautaire des Arméniens
d’Iran, du politique au religieux en passant par les problèmes
scolaires. Sur le terrain de la propagande, en effet, les autorités
soviétiques et le secrétariat aux Affaires arméniennes surveillent
de près la propagande des dachnaks dans les écoles et au cours
des réunions communautaires des différents comités à Téhéran,
à Tabriz, et à Kazvin. Cette observation très minutieuse de tous
les aspects de la vie locale (religion, enseignement, presse), où
le culturel est un substitut de la vie politique, se double bien
évidemment d ’actions concrètes de la part des Soviétiques.
A partir de 1923, l’ambassade de l’URSS en Perse et le secré­
tariat aux Affaires arméniennes supervisent plus activement
l’organisation de la propagande auprès de la communauté armé­
nienne d’Iran. Parmi les moyens « légaux » mis en œuvre, la
presse en langue arménienne tient une place particulière malgré
l’évidente modestie des tirages. Cet effort porté vers un Agit-
prop soviétique spécifiquement arménien se double d ’un certain
nombre d ’initiatives, associatives ou politiques comme l’Union
ouvrière ou encore le Bureau pour la formation et la culture des
employés arméniens. L’apparition à partir de 1924 de ce type
d ’organismes à vocation « communautaire » en Perse inaugure
une pratique qui ne se démentira plus jusqu’aux lendemains de
la seconde guerre mondiale. Sans doute, les obstacles rencontrés
par le Parti communiste iranien expliquent-ils la pratique d’une
stratégie culturelle dans la diaspora arménienne en Perse au
moment de l’accession de Reza Shah au pouvoir.1

1. MAE, Nantes, BEY 577, note du capitaine R. Bertrand, attaché mili­


taire français en Perse, 14 février 1929-
— 111 —

M inorités et mouvement communiste en Iran

Pour comprendre le rôle des minorités dans les origines du


Parti communiste iranien, il faut rappeler le contexte politique
du début du siècle lorsque l'effervescence révolutionnaire en
Transcaucasie exerça une influence décisive dans le processus de
la révolution constitutionnelle en Perse (1906-1911). La pre­
mière organisation, qui se donna pour objectif la diffusion des
idées socialistes en Perse, est un groupuscule fondé en 1904 par
des militants révolutionnaires de Transcaucasie, Himmat (déter­
mination). L'existence de cette organisation démontre, dès cette
époque, les influences réciproques entre la Transcaucasie et
l'Iran. Himmat est en effet un groupe social-démocrate azéri,
branche du POSDR de Bakou formée spécialement pour l'Agit-
prop auprès des populations musulmanes et en particulier des
« Persans », les ouvriers immigrés venus d'Iran. Bien que for­
mellement le groupe Himmat ait été indépendant du POSDR
de Bakou, ses fondateurs n’en sont pas moins des personnalités
telles que Djaparidze, Stopani, Narimanov. D'autre part, en
Azerbaïdjan iranien, en particulier à Tabriz où l'opposition poli­
tique est traditionnellement plus vive, s'est formé un autre
groupe social-démocrate placé sous la double influence du
POSDR et de la social-démocratie allemande (1908). C'est après
la destitution du Shah Mohammed Ali que ce groupe de Tabriz
se constitue en Parti social-démocrate d'Iran en 1909- Orga­
nisation cosmopolite où l'on remarque une forte présence armé­
nienne, ce groupe entretient de multiples contacts à l'extérieur,
en particulier à Constantinople et à Tiflis. A la même époque,
un des principaux animateurs du groupe social-démocrate de
Tabriz, Archavir Tchilingirian, entretient une correspondance
avec Kautsky à propos de l'avenir de la révolution persane. Par
ailleurs, il faut signaler l ’influence du parti arménien hintchak
qui joua un rôle certain dans la diffusion et la vulgarisation du
marxisme en Iran du Nord non seulement auprès d ’une partie
de la population arménienne mais également auprès des Azéris.
A l'époque de la révolution constitutionnelle, l'évolution de ces
groupes sociaux-démocrates en liaison plus ou moins directe
avec le POSDR, via Bakou, doit être replacée dans le cadre du
mouvement anjomaniste et du mouvement jangali au Gilan.
Les comités révolutionnaires en Perse se situaient principale­
112 —

ment à Tabriz, Enzeli, Ardebil, Rasht et Meshed ainsi qu’à


Téhéran.
A la faveur des événements révolutionnaires de 1917 dans
l'Empire russe et plus précisément au moment de la soviétisa­
tion de rAzerbaïdjan (avril-mai 1920), le courant marxiste en
Iran s’organise. Le congrès de Adalat, à Enzeli, en juin 1920,
constitue l’acte de naissance du Parti communiste iranien, et
l’expérience de l’éphémère république soviétique du Gilan diri­
gée par Kutchük Khan doit être replacée dans ce contexte.
Dominé par deux personnalités antagonistes, Sultan Zade (Ave-
tis Mikaelian) et Haidar Khan (Gaïdarkhanov), le congrès
d’Enzeli aurait mis en évidence deux tendances idéologiques.
Néanmoins, après le fameux congrès de Bakou en sep­
tembre 1920 et l’assassinat de Haidar Khan au Gilan, Sultan
Zade, accrédité par le Komintern, s'impose comme la person­
nalité dirigeante du Parti communiste iranien. Partisan d’une
révolution agraire plus adaptée aux conditions socio-écono­
miques de la Perse, Sultan Zade fut l’inspirateur du programme
originel du Parti communiste iranien, prévoyant la lutte à
outrance contre l'impérialisme anglais et l’établissement d ’un
régime de type soviétique. Sultan Zade allait représenter le
Parti communiste iranien au sein du Komintern durant les
années vingt. Mais il a été aussi une figure typique du « réseau
minoritaire » des courants communistes au Moyen-Orient.

Sultan Zade
Né en 1890 à Maraghah, une bourgade située au sud de Tabriz
au sud-est du lac d’Ourmiah et au cœur du Kurdistan iranien,
Avetis Mikaelian est nédans une famille arménienne très
modeste. Bien que l’on ne dispose que de rares informations sur
sa jeunesse, on sait qu’il fréquenta entre 1903 et 1906 une petite
école arménienne à Maraghah ; c’est d'ailleurs dans cette ville que
fut fondée en 1896 la première section du parti hintchak en Iran.
Avetis Mikaelian aurait été envoyé ensuite au djemaran (sémi­
naire) d'Etchmiadzin. Il aurait été fortement influencé au cours
de ses études par les hintchaks, dont un certain nombre allait
grossir par la suite les rangs du parti bolchevik. Ce premier
contact avec le marxisme fut sans doute décisif dans l’orientation
politique d’Avetis Mikaelian qui, à l’âge de 22 ans en 1912,
intègre les rangs du POSDR, vraisemblablement à Saint-Péters­
bourg où il poursuivrait des études supérieures. Sans doute Sultan
Zade prit-il une part active au tourbillon révolutionnaire qui
113 —

secoue l’Empire russe à partir de 1917 et, ensuite, pendant la


guerre civile. Présenté comme un « proche de Lénine », il aurait
participé aux premières décisions du nouveau pouvoir soviétique.
Formé à l’école du bolchevisme russe, il devient pourtant membre
du parti iranien Adalat en 1919 et occupe en même temps la
fonction de responsable de la propagande pour la section persane
du Komintern. A ce titre, sa première mission eut lieu la même
année au Turkestan. Au début de 1920, à un moment où les
perspectives révolutionnaires en Iran semblaient encore promet­
teuses, il organise avec Mustafa Suphi et Haidar Khan, l'« Armée
rouge iranienne » en Asie centrale ainsi que des comités locaux
du parti Adalat. C’est d’ailleurs à Tachkent qu’eut lieu la pre­
mière conférence du parti Adalat, avant le congrès décisif d’En-
zeli, réuni à son initiative en juin 1920. Après quoi, Sultan Zade
rentre à Moscou afin de participer au IIe congrès du Komintern.
Lénine lui aurait alors commandé une étude traitant de la révo­
lution sociale en Orient, de la perspective d’une révolution agraire
et des problèmes soulevés par une révolution socialiste dans les
pays non industrialisés. En août 1920, à l’issue du IIe congrès du
Komintern, Sultan Zade est élu représentant des pays du Moyen-
Orient au sein de l’Internationale communiste. Présent au congrès
de Bakou en septembre 1920, Sultan Zade n'y tient pourtant pas
un rôle de premier plan, à cause du « soutien flagrant apporté
par Staline et ses proches collaborateurs, à Haidar Khan, son ami
de toujours ». Selon C. Chaqueri, il reste néanmoins vraisem­
blable que le rapport, présenté par Mikhaïl Pavlovitch (Veltman)
au congrès de Bakou, ait été rédigé en étroite collaboration avec
Sultan Zade. Elu membre du Conseil d’action et de propagande
pour les peuples d’Orient, Sultan Zade aurait été évincé du
comité central au cours d’une conférence réunissant les commu­
nistes iraniens au moment de la clôture du congrès de Bakou, à
laquelle Staline aurait également participé. Des lettres adressées
à Lénine par Kutchük Khan, le révolutionnaire du Gilan, à pro­
pos de l’existence de « déviations gauchistes » dans le Nord de
l’Iran, auraient servi de prétexte pour expulser Sultan Zade et
quelques-uns de ses proches des organes dirigeants du parti, puis
pour élire un nouveau comité centrai sous l'égide de Staline.
Néanmoins, le « premier » comité central continua à être reconnu
par le Komintern et Sultan Zade y conserva ses fonctions. Cet
épisode peut peut-être expliquer le fait que Sultan Zade ait été
l’une des premières victimes des purges staliniennes parmi les
communistes iraniens. Il fut exécuté le 16 juillet 1938. Délaissé
par les ouvrages publiés récemment sur l’histoire du Komintern,
Sultan Zade demeure une figure obscure. Pourtant, ses écrits
— 114 —

théoriques et politiques sur la question coloniale, la révolution


en Orient et sur la guerre impérialiste auraient été nombreux.
Optimiste quant aux perspectives d'une révolution agraire en
Iran, désireux de faire jouer un rôle d avant-garde au Parti
communiste iranien nouvellement créé, Sultan Zade a consulté
Lénine en 1920, peu après le congrès d’Enzeli. Mais si cette
recherche théorique n’avait que peu de choses à voir avec les
chances réelles d’une révolution de type soviétique en Perse, elle
traduit plutôt le volontarisme révolutionnaire de Sultan Zade. Par
ailleurs, un certain nombre de communistes à Bakou, dont
G. Ordjonokidze, considéraient avec scepticisme la théorie de
Sultan Zade sur les perspectives d’une révolution agraire en Perse,
compte tenu de l’extrême arriération de la paysannerie locale. La
candeur relative des espérances de Sultan Zade laisse donc ima­
giner la déception qui fut celle des communistes iraniens lorsque
les Soviétiques retirèrent leur soutien à la république du Gilan
au profit d’un accord diplomatique passé avec l’Iran. Ainsi, selon
les termes mêmes de G. Tchitcherine, « en Perse, le troisième
anniversaire de la révolution d’Octobre coïncida avec une alté­
ration radicale de l’attitude envers la Russie soviétique ». Le
IIIe congrès du Komintern, en juin-juillet 1921, parvient ainsi à
la conclusion que la conquête du pouvoir par les travailleurs en
Perse devait être « retardée » jusqu’à la victoire de la révolution
sociale dans les pays capitalistes européens.

Malgré une masse documentaire relativement considérable,


l’histoire des débuts du Parti communiste iranien reste assez
obscure. Cela s'explique à la fois par la, fragmentation de la
documentation et par la nature des~ documents accessibles. Il
est assez malaisé en effet d ’évaluer le poids réel du parti commu­
niste en Iran d ’après les écrits ou les mémoires de ses dirigeants
qui ont tendance à amplifier son rôle. Les correspondances
consulaires britanniques d ’autre part, sans parler des intermi­
nables rapports conservés dans les archives du Komintern, ne
donnent pas non plus des informations toujours fiables. Néan­
moins, il est clair que l’évolution du Parti communiste iranien
pendant les années vingt est entravée par l’arrivée au pouvoir
de Reza Shah en 1925. Au cours de ces années, un changement
dans les objectifs politiques du Parti communiste iranien s’est
dessiné, après l’échec de la tentative soviétique au Gilan. Désor­
mais, la « conquête de l’intérieur » est à l’ordre du jour et le
parti communiste tente en conséquence de déplacer le centre
de ses activités du Nord où il est né, vers le reste du pays et
— 115 —

en particulier vers Téhéran, Reprenant les mots d ordre lancés


par le Komintern, le PCI modifia son attitude à legard des
révoltes qui éclatèrent dans les provinces, en arguant du fait
que l’insurrection armée n’était plus à l’ordre du jour. Le PCI
adopta aussi une plate-forme minimaliste qui prévoyait la lutte
contre l’impérialisme britannique, la consolidation de l’orga­
nisation du parti et surtout la création de syndicats capables
d’organiser les masses laborieuses iraniennes. Ainsi, vers 1925,
le Parti communiste iranien fut-il en mesure d’établir des sec­
tions à Téhéran, Tabriz, Meshed, Ispahan, Enzeli et Kermans-
hah, ainsi qu’un certain nombre de cellules clandestines dans
les régions méridionales. Doté de sections spéciales à l’intérieur
du parti, pour les femmes, pour la jeunesse et pour les Armé­
niens (en particulier à Tabriz où une section arménienne fait
son apparition en 1921), le PCI fut également à l’origine, en
collaboration avec le parti socialiste, de la fondation du Conseil
central des syndicats fédérés. Mais l’extrême modestie des effec­
tifs du parti à cette époque doit être soulignée, d ’autant qu’à
partir de 1927 l’offensive du gouvernement contre le PCI a
contraint celui-ci à réunir clandestinement son second congrès
à Ourmiah. Par ailleurs, malgré la « révision » de ses objectifs,
le PCI reste essentiellement implanté dans le Nord, notamment
à Tabriz, qui reste de ce point de vue la zone la plus sensible.
Ainsi, comme le notent les diplomates britanniques à partir du
milieu des années vingt, la propagande communiste ne trouve
une audience significative qu’auprès de la seule minorité armé­
nienne. Cette observation, répétée dans la plupart des corres­
pondances consulaires occidentales, incite à s’intéresser à la
structure ethnique et socioprofessionnelle du Parti communiste
iranien.
Se penchant sur l’étude de la structure sociale et ethnique
du mouvement communiste iranien à ses débuts, Ervand Abra-
hamian 1 analyse la structure dirigeante du PCI. Du point de
vue des générations, la jeunesse des dirigeants communistes est
évidente. En 1917, la moyenne d’âge des personnalités les plus
en vue du communisme iranien se situe aux alentours de 24 ans.
Mais il existe des exceptions : Asadallah Ghafarzadeh a 41 ans
en 1917, alors que Arshavir Hovanessian, appelé à devenir une

1. Cf. Ervand Abrahamian, Iran between Tw o Révolutions, Princeton (N.J.),


Princeton University Press, 1982.
— 116 —

personnalité marquante du Toudeh, né en 1905, est âgé à peine


de 12 ans. Cependant, cette moyenne d ’âge n’a rien d’excep­
tionnel si on la compare à celle de la génération des « vieux
bolcheviks » en URSS. Comme beaucoup d ’entre eux, les jeunes
communistes iraniens n’ont pas eu une « espérance de vie » très
longue : ce fut le cas de la plupart de ceux qui restèrent en
Iran, sans parler de ceux qui, réfugiés en URSS, disparurent lors
des purges staliniennes. Seuls trois d’entre eux, J a ’far Pishevari,
Arshavir Hovanessian, et Javid furent appelés à remplir des
fonctions importantes après la seconde guerre mondiale, les uns
à la tête du Parti démocrate d ’Azerbaïdjan, l’autre en tant que
dirigeant du Toudeh.
Du point de vue de la structure ethnique, il est frappant de
constater que le noyau fondateur du Parti communiste iranien
est essentiellement « minoritaire ». Bien que l’idéologie défen­
due par le parti s’adresse aux masses iraniennes qu’il s’agit de
gagner au communisme, ses partisans sont, dans leur écrasante
majorité, des Azéris et des Arméniens presque tous originaires
de l’Azerbaïdjan iranien. Cette structure ethnique de la géné­
ration des fondateurs est sans doute l’un des éléments à prendre
en compte pour comprendre le recrutement et l’audience du
parti. Le Parti communiste iranien et les syndicats fondés dans
sa mouvance trouvent leurs adeptes principalement auprès des
populations arméniennes et azéries, surtout en Azerbaïdjan
(Tabriz), mais également à Téhéran. Dans la capitale iranienne,
les clivages nationaux recoupent bien souvent des clivages
sociaux. Ainsi, un certain nombre‘de métiers - typographes,
ouvriers du textile, ouvriers du tabac, ouvriers du bâtiment et
employés des bains publics - étaient l’apanage presque exclusif
des émigrants venus d ’Azerbaïdjan. Par ailleurs, les pharma­
ciens, les cordonniers, les télégraphistes et les tailleurs étaient
souvent des Arméniens. Parmi les causes qui expliquent ce
recrutement minoritaire spécifique du Parti communiste ira­
nien, les clivages sociaux et géographiques semblent détermi­
nants. Les minoritaires sont davantage des « urbains » appar­
tenant à des catégories socioprofessionnelles plus « cultivées ».
Par ailleurs, l’appartenance au parti communiste apparaît
comme l’un des modes de l’affirmation nationale des minorités,
ceci étant particulièrement clair dans le cas des Azéris qui
contestent l’autorité du pouvoir central. Quant aux Arméniens,
minorité isolée en milieu musulman, elle a constitué un véri­
— 117 —

table vivier pour le mouvement communiste. Enfin, du point


de vue de la composition sociale, la sphère dirigeante du Parti
communiste iranien reste essentiellement formée d’intellectuels,
malgré les efforts incessants déployés par le parti pour élargir
son audience à la classe ouvrière et aux masses rurales. Il est
caractéristique que le parti n’ait réussi à effectuer aucune percée
dans le monde paysan : en 1926, le consul britannique à Ker-
man fait remarquer qu’en dépit de quelques succès parmi les
travailleurs citadins le parti communiste a totalement échoué
auprès des masses rurales parce que ces dernières continuent à
considérer les féodaux locaux comme leurs « supérieurs natu­
rels ». Autre fait frappant : les hommes les plus influents ont
été des intellectuels issus des minorités de Perse et formés en
Russie. Karim Nibkin, qui devint premier secrétaire après
l’assassinat de Haidar Khan, était un journaliste éduqué à Mos­
cou. Né en 1893 à Tabriz dans une petite famille de marchands,
Nibkin a été élevé au Caucase et envoyé à Moscou pour s’initier
aux affaires. Il rejoignit le parti bolchevik au moment de la
révolution russe, puis rentra en Iran pour combattre dans le
Gilan ; plus tard, il dirigea l’organisation du parti à Téhéran.
Hussein Sharqi, successeur de Nibkin comme premier secré­
taire, est né en 1903 en Asie centrale, où son père, natif de
Tabriz, fit survivre sa famille en exerçant la profession de tail­
leur. Il poursuivit des études élémentaires et secondaires dans
des écoles russe et persane locales, avant d ’intégrer la KUTV,
l’université qui formait les cadres chargés de travailler au
Moyen-Orient. Enfin, Arshavir Hovanessian était à cette époque
à la tête de l’organisation de jeunesse du parti. Originaire d’une
famille rurale arménienne installée en Azerbaïdjan iranien,
Hovanessian a été élevé par de proches parents à Rasht. Cepen­
dant, forcé par des problèmes d ’ordre financier à quitter l’école
missionnaire arménienne à Rasht, il travaille d’abord comme
aide-pharmacien. Après avoir participé au mouvement jangali
dans le Gilan, il passe en Union soviétique où il intègre la
KUTV. Arshavir Hovanessian deviendra, après la guerre, l’une
des personnalités les plus marquantes du parti Toudeh.
Entre 1928 et 1942, son activité politique a été interrompue
par un long séjour dans les prisons iraniennes, une détention
qui lui évita de se trouver en URSS au moment des purges
staliniennes et qui, paradoxalement, lui sauva sans doute la vie.
La structure du Parti communiste iranien, au début des
— 118 —

années vingt, révèle ainsi une forte emprise minoritaire même


si le recrutement de ses membres reste malgré tout marginal
au sein de ces minorités. Ce trait structurel, commun à la plu­
part des partis communistes du Moyen-Orient, est l’une des
données qui détermineront l’attitude des acteurs de la politique
soviétique en Iran à partir de la seconde guerre mondiale.

RÉVOLUTIONNAIRES MUSULMANS
ET ETHNIES TRANSFRONTALIÈRES

« En Perse, l'Union soviétique intervient à un point qui ne serait


tolérable ni en Europe occidentale, ni en Amérique. Les agents russes
sont partout ; et les Russes financent une série incroyable de mou­
vements politiques, d'insurrections populaires, de troubles dynas­
tiques et d’agitations tribales. La plus grande partie des rébellions qui
ont vu le jour au moment où Reza Shah s’est saisi de la couronne
impériale avaient des bases naturelles et légitimes, bien sûr ; mais
pour quelques-unes d’entre elles —particulièrement celles qui ont eu
lieu au nord, dans le Gilan et le Mazandaran, et au nord-est, vers le
Turkestan —, l’influence russe est si évidente qu'il serait stupide de
l'ignorer 1. »

Depuis la fin du X I X e siècle et la période de la révolte anti­


impérialiste, antimonarchiste et antiféodale des Jangalis (1915-
1921), l’Iran du Nord, l’Azerbaïdjan, le Gilan ainsi que la
région du Khorasan limitrophe de l’Asie centrale soviétique
constituent une zone de révoltes endémiques remettant en
cause, à travers des modalités diverses, nationales et sociales, la
légitimité du pouvoir central. C’est dans cet ensemble complexe
du point de vue ethnique que la présence soviétique cherche à
s’affirmer. Ceci est perceptible dans le Khorasan, comme en
témoigne la mission précoce de E. Baboutchkine en Perse dont
l’objectif était d ’établir des relations diplomatiques et commer­
ciales entre le Turkestan et la Perse. Cette mission, décidée en
septembre 1918, devait déboucher sur l’installation d’un consu­
lat à Meshed.
La réalisation des ambitions méridionales de l’Union sovié­

1. Vincent Sheean, The N ew P er s ia , Londres, New York, The Century C°,


1927, p. 212-213.
— 119 —

tique était peu probable au début des années vingt. Cependant,


aux yeux d'une poignée de kominterniens pétris d'idéal révo­
lutionnaire, l’Iran du Nord possède une position stratégique
susceptible d'ouvrir la voie vers les champs pétrolifères du Sud
(région d'Abadan) et vers l'Afghanistan. Au cours des années
vingt, Bushehr sur le golfe Persique constitue un poste d'ob­
servation de choix pour les autorités britanniques qui trans­
mettent scrupuleusement à l'India Office les informations
concernant l'infiltration bolchevique dans la région. Les consuls
britanniques en poste à Meshed (Khorasan) signalent un phé­
nomène similaire et soulignent la nécessité de mettre en œuvre
une véritable contre-propagande. « Publier des journaux locaux
en Perse : à Meshed, il n'existe rien de tel en ce moment et
nous devrions financer, par de petites sommes, des organes pro­
britanniques. Le consulat pourrait diffuser des extraits de jour­
naux probritanniques publiés en Inde car nous avons ici sérieu­
sement besoin d ’un antidote. Enfin, nous devrions nous appuyer
sur les mollahs locaux car beaucoup d'entre eux sont déjà très
amicaux à notre égard et cela ne nous coûterait que quelques
cadeaux de temps en temps \ » C’est précisément à Meshed
dans ces confins nord-est de l’Iran proches de l'Asie centrale
soviétique, du Turkestan et de l’Afghanistan qu’apparaît, en
1921-1922, une branche du comité révolutionnaire de Bakou.
Ce comité révolutionnaire, qui fait son apparition en jan­
vier 1922, prétend lutter contre le régime impérial en Perse et
contre les autorités britanniques en Inde en mettant en contact
les organisations révolutionnaires d’Inde et de Transcaucasie.
Ainsi, le comité révolutionnaire de Meshed fournit un exemple
supplémentaire des aspects minoritaires de la « diplomatie révo­
lutionnaire » du début des années vingt, cette région du Kho­
rasan abritant entre autres des minorités kurdes et turques. Ce
comité se serait constitué en liaison étroite avec Bakou, véritable
carrefour révolutionnaire en 1919-1920 et relais principal du
Muskom.1

1. PRO, FO 371-E 362-6-34/7802.


— 120 —

Les bolcheviks et les p ay s du M oyen-Orient :


le rôle du M uskom
Première organisation communiste musulmane autonome
fondée sous les auspices du célèbre Tatar Sultan Galiev, le Mus­
kom (Commissariat central aux affaires musulmanes de Russie
et de Sibérie,) a été institué en janvier 1918 par un décret du
Sovnarkom. Principale instance chargée de la « bolchevisation »
des musulmans de Russie, le Muskom, présidé par
M.N. Vahitov, est alors sous l’influence de la personnalité domi­
nante de Sultan Galiev qui y participe, à partir de juin 1918,
en tant que délégué du parti communiste. Instrument de la
politique soviétique des nationalités, le Muskom devait enca­
drer les musulmans de Russie et comprenait diverses fsections
comme celle du travail, de l’agriculture, de l’éducation ou,
encore, de la propagande internationale. Le Commissariat était
encore subdivisé en plusieurs sections géographiques correspon­
dant aux régions comportant une forte proportion de popula­
tions musulmanes : Bachkirie, Caucase, Turkestan et Kirghizie.
Particulièrement actif dans l’élaboration de la propagande des­
tinée aux musulmans de l’« intérieur », le Muskom avait éga­
lement l’ambition d ’atteindre les musulmans de l’« extérieur »
dans une perspective pan-turquiste qui, on le sait, signera l’arrêt
de mort de la plupart de ses dirigeants quelques années plus
tard, y compris de celui du principal théoricien du commu­
nisme national. En effet, sous l’impulsion personnelle de Sultan
Galiev, le Commissariat préconise, dès le printemps 1918, la
propagation du communisme dans les pays musulmans du
Moyen-Orient. Sur l’initiative de Vahitov, une section de pro­
pagande extérieure fut établie et confiée au futur fondateur du
Parti communiste turc, Mustafa Suphi. Chargée de la publica­
tion du matériel de propagande et de divers journaux en turc,
en arabe et en persan, la section de propagande extérieure devait
également former des agitateurs musulmans capables d’orga­
niser des groupes révolutionnaires en Turquie, en Inde et en
Perse. Si l’effort principal fut dirigé vers la Turquie, les objectifs
du Muskom au Turkestan et en Asie centrale s’orientaient aussi
vers l’Iran du Nord, et cela d’autant plus que Bakou était
devenu le centre de ralliement des communistes turcs et ira­
niens. « Nous, communistes musulmans issus des peuples de
l’Orient dont la majeure partie est musulmane, nous qui parlons
— 121 —

leurs langues, déclarons qu’il nous incombe de jouer le rôle le


plus actif dans ces pays. Dans ce but, le Commissariat central
musulman organise un département international de propa­
gande afin de publier des brochures dans les langues maternelles
de ces peuples, de préparer les cadres, les propagandistes et les
agitateurs. Nous invitons tous les communistes musulmans à la
participation la plus active dans ces régions, dans l’espoir d ’unir
tous les peuples opprimés en une seule famille mondiale de
travailleurs l. »
Organisée dès février 1919, la section iranienne a pour objec­
tif de générer en Perse l’activisme révolutionnaire. Dans la tra­
dition déjà bien établie de l’Agit-prop bolchevik, elle est dotée
de plusieurs branches : celle de l’Instruction et du Théâtre pour
l’éducation des masses, et celles de l’Agitation et du Recrute­
ment chargées de diffuser les idées révolutionnaires et de créer
les premières cellules. Dès les années 1918-1919, des agents
recruteurs parviennent à s’infiltrer dans les régions septentrio­
nales de l’Iran. A Bakou et dans les provinces littorales de la
mer Caspienne, Adalat, noyau du futur Parti communiste ira­
nien dirigé par Sultan Zade et Tariverdiev, prétend rassembler
tous les musulmans radicaux en vue de former une « Armée
rouge iranienne » au sein d ’une « Armée rouge musulmane ».
En Perse, la situation est-elle mûre pour une offensive révolu­
tionnaire ? Cette question entraîne une querelle d’idées et de
personnes au sein du Muskom et amène l’affrontement entre les
musulmans d ’origine tatare, partisans d ’une offensive vers la
Turquie, et les musulmans d’origine azérie ou persane, insistant
sur l’urgence de la situation en Perse. Mais ce différend d’ordre
tactique intervenu au sein du Commissariat ne doit pas faire
oublier le scepticisme des dirigeants bolcheviks qui, comme
Trotsky, estiment qu’une révolution de type soviétique est
improbable et peu souhaitable en Perse. Leur analyse explique
l’abandon par les dirigeants bolcheviks de l’éphémère répu­
blique du Gilan, délaissée au profit d’un choix diplomatique
plus réaliste qui conduira à la signature du traité soviéto-iranien
de 1921. Néanmoins, en dépit des priorités formulées par la
diplomatie soviétique, les confins septentrionaux de la Perse

1. Cité dans Stephen Blank, « Soviet Politics and the Iranian Révolution
of 1919-1921 », C ah iers du monde russe et soviétique, 31 (2), avril-juin 1980.
— 122 —

retentissent encore, au début des années vingt, des échos du


communisme national musulman.

Le comité révolutionnaire de M esked

La documentation existante sur les activités du comité révo­


lutionnaire de Meshed, rapports consulaires anecdotiques à la
saveur parfois picaresque, ne met pas en évidence un mouve­
ment véritablement constitué mais insiste, en revanche, sur les
liaisons internationales du comité. Ces révolutionnaires aux obs­
cures activités de sectateurs peuvent-ils réellement, comme
semblent le craindre les observateurs britanniques, soulever
l'étendard de la révolution jusqu'en Inde ? Malgré l'évidente
modestie des moyens mis en œuvre dans le Khorasan, il reste
que l'histoire du comité de Meshed présente un certain intérêt
du point de vue des dynamiques transfrontalières, car Meshed
aurait joué le rôle de relais entre Bakou et Bombay. Formé sous
l'égide du consul soviétique de Meshed, Karim Hakimov,
assisté de son drogman, le comité de Meshed entretient des
relations avec Bakou d ’où N . Narimanov aurait délégué plu­
sieurs agents en 1922, dont S. Mirkoulov. Narimanov a parti­
cipé à l’élaboration de la politique soviétique en faveur des
populations musulmanes : en 1919, il a dirigé le département
du Proche-Orient du commissariat aux Affaires étrangères avant
de devenir député-commissaire aux nationalités. Convaincu de
la nécessité d ’exporter la révolution dans l’ensemble de l’Orient
musulman, il avait affirmé dès 1919 que la soviétisation de
l'Azerbaïdjan permettrait de créer un avant-poste vers les pays
du Proche-Orient, en particulier vers la Perse. Premier secrétaire
du parti communiste et président du Sovnarkom d'Azerbaïdjan,
Narimanov disparaît en 1925, officiellement de mort naturelle ;
mais il fut à titre posthume, lors des purges staliniennes,
dénoncé comme tous les communistes musulmans d’avoir été
un tenant de la « déviation nationaliste ». En 1922, les missions
déléguées par Narimanov en Perse confirment plus générale­
ment le fait que Meshed, Téhéran, Tabriz et la région du Gilan
sont bien des zones infiltrées par les « propagandistes bolche­
viks ».
Si le comité révolutionnaire de Meshed joue un rôle dans la
propagande anti-impérialiste menée en Inde et en Perse, l'aspect
— 123 —

intéressant des activités du comité réside plus dans sa forme


véritablement « sectaire » que dans son idéologie plutôt rudi­
mentaire. Les réunions du comité de Meshed se déroulent pen­
dant la nuit, le plus souvent dans la maison d ’un des dirigeants,
Aqa Hussein Rahimzadeh, en présence des notables locaux ral­
liés à la cause, tels le chef des impôts de la ville, le tailleur, le
pharmacien ou encore le « marchand de modes ». Il n’est pas
rare que les réunions débutent par un serment prêté sur le
Coran : « Je ne divulguerai pas les secrets du comité. Tout ce
que j’entends au cours des sessions de ce comité sera gardé
comme un secret sacré et ne sera pas divulgué par moi. Si le
comité me demande de supprimer mes frères, je ferai tout pour
exécuter ses ordres. Si je tombe entre les mains d ’officiers cruels
et despotiques, je ne dénoncerai'pas mes comparses. Je remplirai
le programme défini par le comité sans restrictions. En présence
de Dieu Tout-Puissant et du Coran, je jure que je ne ferai rien
contre les instructions ci-dessus. Si cela était, que Dieu Tout-
Puissant prenne ma vie comme celle d ’un traître à la cause 1. »
Ensuite, les membres du comité présentent les membres de leur
hauza (branche ou sous-comité), ce qui atteste d’un mode de
recrutement très personnel, proche de celui des confréries. A
partir du centre urbain, le comité recrute ses hauzas en milieu
rural selon des modalités qui demeurent obscures. « Dès que
plusieurs personnes disposent des noms de ceux qui composent
la hauza, ceux-ci doivent être envoyés au comité central à Mes­
hed. Là où cela est possible, le comité central indique les noms
des habitants du centre rural à qui l’agent délégué pourra récla­
mer de l’aide pour son travail. Hassan Jabarov et Rasul Ardabi,
par exemple, sont les deux personnes à Sérakhs (ville frontalière
entre l’Iran et l’Union soviétique) qui ont été indiquées à
l’agent envoyé là-bas. Ce dernier reçut une lettre d’introduction
destinée au chef du département spécial, Sérakhs russe. Cette
lettre fut interceptée par ce bureau, copiée et renvoyée. Elle est
revêtue du sceau du comité de Meshed 2. »
Dans cette région du Khorasan, marquée par le soufisme, il
est permis de penser que les confréries mystiques ont fourni les
structures ou, du moins, la pratique de certaines formes d’or­
ganisation clandestine. Le comité de Meshed suggère un tel

1. PRO, FO 371-3229-6-34/7804.
2. PRO, FO 371-E 3954-6-34/7804.
— 124 —

rapprochement car les confréries soufies sont des organisations


clandestines fortement structurées et hiérarchisées, soudées par
une discipline de fer et une obéissance absolue des adeptes à
leurs maîtres. Si « les confréries n’ont pas d’idéologie politique
propre ni de programme politique quelconque, [...] elles pos­
sèdent une structure organisationnelle exceptionnellement effi­
cace, autour de laquelle pourrait s’agréger n’importe quelle dis­
sidence politique à caractère religieux car les tariqat possèdent
des hiérarchies, une discipline rigoureuse et, chez les adeptes,
un esprit de dévouement et de sacrifice 1 ». Cette analogie est
encore renforcée par le caractère « terroriste » du comité révo­
lutionnaire de Meshed qui associe couramment à la propagande,
la pratique du « banditisme politique ». Ainsi, des émissaires
furent-ils chargés de tenter plusieurs assassinats politiques.
« Kafar Razaev, Qurban et Ismaïl de Meshed, trois tirolis ou
assassins arrivèrent à Meshed en provenance de Bakou. Ils furent
envoyés à Téhéran pour assassiner le Shah et Reza Khan,
ministre de la Guerre. Informés du départ imminent du Shah
pour l’Europe, ils quittèrent précipitamment Meshed par
camion postal 2. » Bien entendu, l’attentat est manqué et un
rapport ultérieur signale que « les trois assassins envoyés à
Téhéran ont été dénoncés à la police. Le comité de Meshed est
au courant de cela et a envoyé un des siens, Ghulam Raza, par
camion postal spécial, pour informer les trois émissaires du dan­
ger qu’ils encouraient3 ». D ’autres émissaires du comité de
Meshed, munis de bombes et de revolvers, continuent à écumer
la région mais leurs objectifs politiques n’apparaissent pas clai­
rement.
Ce que l’on peut entrevoir du fonctionnement du comité
révolutionnaire de Meshed est également à rapprocher des
sociétés secrètes dont le rôle a été essentiel dans le développe­
ment politique moderne du Moyen-Orient. Une telle corréla­
tion est d’autant plus plausible que la Perse a connu plusieurs
types de confréries et d’organisations politiques à caractère
« fermé », en particulier à Tabriz où, au cours de la révolution
constitutionnelle de 1906-1909, est apparue une forme d’or­

1. Alexandre Bennigsen, Chantal Lemercier-Quelquejay, Le Soufi et le


Paris, Seuil, 1986, p. 138.
com m isssaire. Les confréries m usulm anes en U R SS ,
2. PRO, FO 371-E 3954-6-34/7804.
3. PRO, FO 371/7805/Ps 59-78.
— 125 —

ganisation politique spécifique, l'anjoman. Assimilé par


quelques historiens iraniens au soviet russe, l’anjoman est le
nom donné aux « conseils » créés sous l'influence de la Révo­
lution russe en 1905. Cette comparaison serait apparue au tour­
nant du siècle lorsque les traducteurs des publications russes et
les propagandistes se mirent à utiliser le terme d ’anjoman pour
traduire soviet^ une traduction qui avait l'avantage de souligner
la similarité entre les deux formes d'organisation bien que soviet
ne comporte pas de caractère secret. Ce type d'associations à
caractère politique ou politico-religieux avait déjà à cette
époque une longue tradition en Perse, surtout depuis la seconde
moitié du X IX e siècle, période au cours de laquelle les intellec­
tuels réformistes, officiels du gouvernement et membres de la
classe marchande, formèrent des sociétés secrètes pour diffuser
leurs idées politiques et culturelles. La plus connue d’entre elles,
formée sur le modèle de la franc-maçonnerie européenne, fut
celle fondée par un illustre Arménien au service du Shah, ori­
ginaire de Djoulfa et converti à l'islam, Mirza Malkom Khan.
Cependant, en Iran du Nord, les anjomans ont une vocation
plus révolutionnaire, en particulier à Tabriz où ils jouèrent un
rôle majeur pendant la révolution et les événements politiques
d'Azerbaïdjan en 1906. II semble que le premier d’entre eux
établit en 1906 des liens étroits avec le Parti social démocrate
à Bakou, fondé par des Azéris émigrés d ’Iran et fort actif dans
les milieux ouvriers employés sur les champs pétrolifères.
Entre 1906 et 1909, plus d'une centaine de nouveaux anjomans
seraient apparus, représentant les intérêts de diverses profes­
sions, des guildes, des régions, des quartiers ou encore des
minorités nationales. Pendant cette période, le plus radical
d'entre eux a été l'anjoman-e Tabriz, le comité révolutionnaire
de Tabriz, doté de deux centres d ’action, à Tabriz et à Téhéran,
et placé en contact direct avec les révolutionnaires de l'Empire
russe, notamment caucasiens, qui lui procuraient armes, slogans
idéologiques et soutien moral. Ainsi, on peut déceler dans la
structure du comité révolutionnaire de Meshed, en 1922, une
résurgence de liens plus anciens, établis pendant la révolution
de 1906-1909, entre les anjomans et les révolutionnaires cau­
casiens. Cette hypothèse est d ’autant plus intéressante que
l'action se situe, au début des années vingt, dans le contexte
du communisme national musulman.
Pourtant, quelle que soit l’importance accordée au comité de
— 126 —

Meshed dans les rapports britanniques en 1922, il ne semble


pas obtenir des résultats satisfaisants, tant les obstacles au pro­
sélytisme révolutionnaire sont nombreux, en particulier en
milieu rural. Il faut, il est vrai, souligner le caractère élémen­
taire de sa propagande qui ne réussira jamais à gagner les
« masses laborieuses » du Khorasan. Les aventures des agents
envoyés par le comité sur le terrain montrent que l'adhésion ne
peut se faire sans arguments spécifiques : « Un agent délégué à
Sérakhs fut chargé d’attiser le mécontentement parmi les pay­
sans et les propriétaires et de faire valoir aux premiers le trai­
tement injuste dont ils sont les victimes entre les mains des
seconds. On lui donna, en guise de consigne, qu’il devait faire
comprendre aux paysans que la terre appartient à Dieu et que
les propriétaires ont usurpé cette possession pour leur propre
bénéfice, en dépossédant les paysans de leurs droits sur la terre.
La nouvelle doctrine est que chacun doit recevoir un salaire égal
à travail égal et qu’ainsi la distinction entre pauvres et riches
sera abolie1. » Le rapport n’indique malheureusement pas
comment cette argumentation est accueillie par les paysans du
Khorasan. En milieu urbain également, les moyens mis en
œuvre pour l’Agit-prop semblent tout aussi sommaires : « Le
comité reçoit des paquets d ’exemplaires du journal Haqiqat
(journal communiste perse), en provenance de Téhéran. Les
exemplaires sont distribués gratuitement par A.H. Rahimzadeh.
Le ton est très antibritannique. Un des signataires du journal,
écrivant sous le pseudonyme de Parvez^est membre du Comité
central à Bakou et s’appelle Mir Samad Jawadzadeh. Le comité
voudrait avoir l’occasion de défiler avec un drapeau bolchevik
et le consul général russe aurait fourni à Rahimzadeh un dra­
peau 2. »
Ces exemples montrent que, malgré la pression exercée par
le comité de Bakou, le comité de Meshed obtient peu de résul­
tats, ce que laissent entendre les extraits de correspondance res­
titués dans les archives britanniques. C ’est ce que confirme éga­
lement l’arrivée d ’un émissaire « russe » au cours de l'hiver
1922 : « De Bakou, arrive également un Russe, Mirkur Ioa-
novitch, muni des instructions de Lénine et du ministre (sic) de
la Guerre. Il a fait un discours en russe du genre révolutionnaire

1. PRO, FO 371-E 3954-6-34/7804.


2. PRO, FO 371-E 3954-6-34/7804.
— 127 —

habituel. Il a terminé en affirmant que les Russes sont prêts à


envoyer du matériel de guerre mais seulement à la condition
que les révolutionnaires perses se préparent à travailler sous la
direction du Comité russe dont il a été nommé représentant
accrédité. Il a dit qu'il présenterait ses lettres d'habilitation lors
de la prochaine réunion. Ces lettres furent lues : le Ministère
de la guerre (sic) russe trouve que le travail révolutionnaire dans
le Khorasan n avance pas et c est pour cela qu'il envoie Mirkur
Ioanovitch qui doit nommer des agents et punir de mort tous
ceux qui auraient trahi le mouvement en divulguant des
secrets \ » Sans douter de l'attention des Russes pour cette
affaire, l'avenir de la révolution dans le Khorasan intéresse
davantage le comité de Bakou. En témoigne cette lettre de
semonces expédiée à un responsable du comité de Meshed : « A
la lumière des rapports que vous m'avez envoyés, il semblerait
que vous n’avez pas réalisé vos projets de révolution dans le
Khorasan. Tous les autres agents en Orient ont fait part dans
leurs rapports de la réalisation de leurs arrangements. On attend
seulement les vôtres, mais vous n'avez pratiquement rien effec­
tué. Vous devez essayer de perfectionner vos plans et satisfaire
le comité d ’Azerbaïdjan. Vous devez essayer d’accroître le
nombre de vos bons services précédents. Des lettres du Mazan-
daran nous informent que l'agent expédié là-bas est avec vous
et qu'il n’a pas atteint sa destination. Envoyez-le une fois pour
toutes. Votre rapport du mois précédent ainsi qu’un compte
rendu détaillé de vos dépenses et de votre budget doivent par­
venir au bureau sans d élai12. » Suivant ces instructions, un
délégué fut effectivement envoyé à Bakou avec le détail des
dépenses, les noms des membres des comités, des agents, et des
membres des hauzas.
Que faut-il en conclure ? Comme dans le cas de la minorité
arménienne envisagée plus haut, on observe, auprès des mino­
rités « turques » du Khorasan, la constitution de groupes
communistes spécifiques établis en relation avec les milieux
dirigeants de l’Azerbaïdjan soviétique. Ces groupuscules poli­
tiques, dont les archives britanniques donnent un aperçu limité,
sont nombreux en Iran du Nord au début des années vingt.

1. Ibid.
2. FO 371/7805, dans Cosroe Chaqueri, The Communist Movement in Iran,
Florence Mazdak, p. 157-158.
— 128 —

Cette nébuleuse constituée dans une mosaïque ethnique


complexe est à la base même du premier Parti communiste
iranien, Adalat. Notons également qu’après l’échec de ces ten­
tatives révolutionnaires dans le Khorasan, Moscou continue de
s’efforcer à adapter son personnel diplomatique au caractère
« ethnique » et religieux de la région du Khorasan. Ainsi, en
1924, Karim Hakimov, d ’origine tatare, est nommé consul à
Meshed. Enfin, comme dans le cas arménien, au début des
années vingt, la RSS d ’Azerbaïdjan est également dotée d ’une
représentation diplomatique en Perse. Nommé ambassadeur de
la RSS d’Azerbaïdjan à Téhéran en janvier 1922, Mohammed
Agha Shahtaktinski, présente un profil intéressant. Il passe pour
avoir été un prokémaliste ardent et aurait joué un rôle impor­
tant lors de la conclusion du traité octroyant à la Turquie les
provinces de Kars et d ’Ardahan.

Le cas des Turkmènes :


une m inorité transfrontalière

De même que la soviétisation de la Transcaucasie eut une


influence indéniable en Azerbaïdjan iranien, la soviétisation de
l’Asie centrale entraîna ses propres répercussions dans les confins
au nord-est de l’Iran. Du moins est-ce ainsi que les diplomates
occidentaux en Perse interprétèrent les-troubles incessants dont
la région fut le théâtre au cours des années vingt. La création
de la RSS de Turkménistan aurait eu une incidence décisive
sur la formation d ’un embryon de nationalisme turkmène non
seulement à l’intérieur de l’URSS, mais aussi à l’extérieur de
ses frontières. « L’idée neuve était de créer, aux confins de
l’Union, des républiques modèles dont on allait faire, d ’une
part, des foyers d’attraction pour les populations étrangères
limitrophes, et, d’autre part, des centres de propagande destinés
à pousser l’action soviétique le plus loin possible. Pour atteindre
ces deux objectifs, il fallait tenir compte à la fois des conditions
ethniques et des conditions en quelque sorte stratégiques des
territoires frontières à découper. La nouvelle constitution de
l’Asie centrale russe s’inspira assez adroitement de ces deux
principes. Le projet de reconstruction nationale installait le long
des frontières de la Perse, de l’Afghanistan et du Turkestan
— 129 —

chinois quatre républiques, celles des Turkmènes, des Ouzbèks,


des Tadjiks et des Kirghizes l. »
Fondée en 1924, la RSS de Turkménistan bénéficie d'une
situation géopolitique remarquable : elle se "situe dans la zone
la plus méridionale de l’URSS, à la croisée des chemins entre
l’Iran et l'Afghanistan, le long d ’une frontière qui s’étend sur
plus de 1 800 kilomètres. Formé par l’ancienne province trans-
caspienne et deux importants districts qui appartenaient, sous
l’Empire russe, au Khanat de Khiva et à l’émirat de Bukhara,
le Turkménistan soviétique est limité à l’ouest par la mer Cas­
pienne, au nord par la RSS du Kazakhstan et par le territoire
autonome des Karakalpaks, et à l’est par la RSS d’Ouzbékistan.
Dotée d ’un territoire aride et désertique, la RSS de Turkmé­
nistan possède une des densités de population les plus faibles
de l’Union soviétique. La population formée de tribus nomades
ou semi-nomades, divisée par d ’âpres rivalités, ne manifeste pas,
il est vrai, un fort sentiment national. Mais, paradoxalement, la
soviétisation et la création des républiques d’Asie centrale ont
été le moteur de l’identité nationale dans cette zone, alors que
le décret de 1924 sur la « démarcation » avait précisément pour
but de briser les solidarités naissantes entre ces peuples qui
possédaient en commun la pratique d’une religion, l’islam, et
celle d’une langue, le turc djagataï. « Le gouvernement de Mos­
cou a laissé entendre que le découpage particulier de ces terri­
toires n’avait été inspiré que par des raisons ethniques. Or, un
simple coup d ’œil sur la nouvelle organisation politique de cette
région rappelle étrangement une carte militaire indiquant les
limites d ’emplacement de corps d’armée le long d’une frontière
menacée d ’une guerre éventuelle. Cela seul prouverait qu’on se
trouve en présence de raisons d ’un ordre un peu différent2. »
Sans doute pourrait-on considérer que l’auteur anonyme de cet
article s’exprime en termes exagérés sans tenir compte des capa­
cités militaires réelles de l’Union soviétique à cette date. Il n’en
demeure pas moins que cette intuition est digne d ’attention
s’agissant des fonctions extérieures des républiques soviétiques
nouvellement établies dans les confins méridionaux, perçues
comme de véritables, avant-gardes d’un système offensif de

1. « La politique de la nouvelle Russie en Asie centrale », La Revue de


Paris, 1er septembre 1927, p. 151-181.
2. Ibid., p. 167.
— 130 —

TURSS vers le Moyen-Orient et le sub-continent indien. Ainsi,


« le Turkménistan, créé principalement pour travailler la Perse,
a fait ses essais en 1924, en se trouvant derrière l'insurrection
qui ensanglanta pendant de longs mois la province persane du
Khorasan 1 ». Cette dernière remarque soulève le cas des Turk­
mènes (Turcomans dans la terminologie de l’époque) en tant
que minorité sur le territoire persan.
Il est assez difficile d’estimer le poids démographique de la
minorité turkmène en Perse pendant les années vingt. En 1925,
cette population serait constituée par 120 000 familles soit,
probablement, 600 000 individus. Leur zone d’implantation
géographique, proche de la frontière soviétique, se situe dans
les confins septentrionaux du Khorasan, dans la région de l’Ala
Dag, limitée, à l’est par la vallée du Haut-Atrek. A l’est de
Meshed, le long de la frontière soviétique, la région de Sérakhs
abrite également une proportion relativement importante de
Turkmènes, entretenant d’ailleurs davantage de relations avec
leurs « congénères » vivant sur le territoire soviétique qu’avec
les Turkmènes du Khorasan. Population nomade ou semi-
nomade, les Turkmènes d’Iran sont divisés en grandes tribus
dont l’organisation sociale de type clanique engendre souvent
des conflits internes. Leur localisation reste assez indécise dans
la mesure où la plupart nomadisent sur un territoire qui ignore
les frontières. Les tribus turkmènes passent, en général, l’été et
l’automne sur le territoire persan et l’hiver dans les zones limi­
trophes de l’Asie centrale soviétiques>u encore sur le territoire
soviétique, certaines d’entre elles poussant jusqu’à Khi va. Ces
migrations saisonnières expliquent en partie les « influences
extérieures » qui s’exercent sur les Turkmènes.
Plusieurs raisons expliquent, en effet, l’hostilité assez vive des
populations turkmènes du Khorasan à l’égard du pouvoir cen­
tral : ce sont des musulmans sunnites « qui ont toujours mani­
festé une hostilité vive contre les Persans chiites et un penchant
marqué pour les Turcomans russes et les Kurdes du Khora­
san 2 ». Célèbres pour leur esprit d ’indépendance, et leur pra­
tique du pillage, les Turcomans sont des nomades guerriers et
cavaliers vivant du commerce et de la contrebande. Certains
d’entre eux (les Djafar Baï) pratiquent l’agriculture et la plupart

1. Ibid., p. 168.
2. MAE, Nantes, BEY 670, note du capitaine R. Bertrand, 20 mai 1925.
— 131 —

des autres, l’élevage qui leur procure, outre la nourriture et le


transport, les moyens de faire le commerce de la laine et de
pratiquer l’artisanat du tapis.
Minorité transfrontalière et turbulente, la population turk­
mène en Iran du Nord pose constamment, depuis le X I X e siècle,
des problèmes au gouvernement central. Ecumant la région de
Meshed, les tribus se sont soulevées à diverses reprises, en 1857-
1861 et en 1907. Mais elles sont traditionnellement divisées
par des rivalités intestines — les Djafar Baï contre les Ata Baï
par exemple - , parfois attisées par le gouvernement central qui
cherchait ainsi à les neutraliser. Faute d’y parvenir, le gouver­
nement persan dut lui-même déployer sa propre stratégie mino­
ritaire pour tenter de mettre fin à la révolte endémique dans
cette région. En s’appuyant sur les Kurdes de la région de Boj-
nurd, le gouvernement persan a cherché, à plusieurs reprises, à
contrôler les Turkmènes. Mais les traités de paix conclus entre
les Kurdes Sardars et les Turkmènes furent de courte durée et
ne durèrent qu’une ou deux années à peine, tant le contrôle de
la vallée du Haut-Atrek constituait un enjeu considérable. Ne
parvenant qu’à des mesures d ’endiguement temporaires, le gou­
vernement central ne réussit guère à remédier à l’agitation endé­
mique de la région.
Traditionnellement en contact avec les Russes depuis le
X I X e siècle et surtout depuis l’accord anglo-russe de 1907, les
Turcomans ont également été pendant la première guerre mon­
diale l’objet de l’attention des Turcs, surtout lorsque ceux-ci
envahissent l’Azerbaïdjan après 1917 et encouragent le sépara­
tisme de cette province dont la langue est proche de la leur.
Cependant, en 1918, la capitulation ottomane met un terme
provisoire à ces tentatives. Aussi, est-ce à nouveau du côté de
l’Empire russe et bientôt de l’Union soviétique qu’il faut recher­
cher les affinités des Turkmènes vivant sur le territoire iranien.
« On les trouve aux côtés du gouvernement tsariste lors de la
tentative contre-révolutionnaire de 1907 ; ils sont encore avec
eux en 1920, lorsque les débarquements bolcheviks préparés à
Astarabad par le consul soviétique Dolgopoulov avaient pour
but d'obtenir le départ de la Perse des différents corps expé­
ditionnaires anglais qui s'y trouvaientl. » Ainsi, le « sentiment
national » turkmène, alors en voie de gestation, serait nette-

1. Ibid.
— 132 —

ment affecté par la propagande soviétique. Ce sont les tribus


Djafar Baï ainsi que les Yamoutes qui sont les plus sensibles
au voisinage des Turkmènes soviétiques, dans la basse vallée de
l’Atrek, le long de la frontière. Ce serait par leur intermédiaire
que se diffuserait la propagande soviétique, sans négliger l'Agit-
prop orchestré par le consul russe d’Astarabad, Minski. Cette
influence aurait été particulièrement sensible auprès d'un cer­
tain nombre de chefs de tribus turkmènes, au point qu'elle
aurait totalement éclipsé celle des Britanniques malgré les nom­
breuses tentatives de ces derniers. Ainsi la création du Turk­
ménistan soviétique coïnciderait avec l’« éveil national » des
Turcomans persans. Lorsque ceux-ci se soulevèrent contre le
gouvernement central en 1924, les observateurs britanniques
affirmèrent la présence d ’éléments russes parmi les tribus révol­
tées.
Mais l’attitude soviétique est également dictée par des pré­
occupations géostratégiques liées à la frontière. En vertu des
stipulations du traité soviéto-iranien de 1921, l’URSS revenait
sur un certain nombre de concessions territoriales qui avaient
été consenties à la Russie tsariste lors de la convention de 1893.
Elle rendait ainsi à la Perse l'île d ’Ashuradeh au sud-est de la
Caspienne, quelques autres îles de la Caspienne ainsi que le
village de Firouzeh et sa banlieue. En échange, le gouvernement
persan consentait à ce que la ville de Sérakhs reste comme par
le passé une possession russe. Selon le même traité, les hautes
parties contractantes profitaient d ’un droit égal sur les eaux de
l’Atrek dont le tracé détermine une section de la frontière
soviéto-persane. Cependant, à la fin des années vingt, l’URSS
n’avait toujours pas procédé à la restitution de ces territoires en
dehors de l’île d’Ashuradeh, objet de tensions périodiques entre
la Russie et la Perse depuis le début du X X e siècle. Cette zone
frontalière soviéto-iranienne, la Transcaspie, est en effet émi­
nemment stratégique. Elle commande les voies de communi­
cation, et notamment la voie ferrée entre Krasnovodsk et Merv
(Mary). Elle constitue un « château d’eau » susceptible d ’ali­
menter l’aride Turkménistan soviétique, bientôt destiné à deve­
nir une des franges pionnières de l’URSS. Pour toutes ces rai­
sons, les Soviétiques chercheraient à repousser la frontière
persane vers le sud. « Moscou ne peut oublier par exemple que
ce tracé si défavorable au point de vue défensif a permis à
quelques centaines de soldats anglais en 1919 d ’utiliser en toute
— 133 —

sécurité le territoire persan pour préparer puis réaliser en


quelques jours l'occupation de la voie ferrée de Krasnovodsk à
Merv [...]. Il y a lieu de penser par ailleurs que la République
turkmène n’a pas été fondée dans le seul but d’attacher à Mos­
cou, en le flattant, un nationalisme toujours vivace. Il paraît
certain que ce nouvel État a pour mission de poursuivre une
politique d ’absorption progressive des Turcomans persans
qu’une propagande habilement menée pourrait gagner à la cause
nationale l. » Ainsi, l’URSS ne pouvait-elle renoncer à tout
contrôle sur les Yamoutes de l’Atrek, ni plus généralement à
l’application d ’une stratégie minoritaire sur les marges du ter­
ritoire persan.
L’influence soviétique sur les ethnies périphériques de la
Perse est donc sensible au début des années vingt, même si
celle-ci procède spontanément des effets de capillarité liés à une
situation transfrontalière plutôt que d ’une stratégie élaborée par
les instances centrales du gouvernement soviétique. Le rôle de
Bakou, véritable « carrefour révolutionnaire », doit être sou­
ligné dans ce processus d’infiltration des marches de la Trans­
caucasie et de la Caspienne où l’influence sporadique du
communisme national musulman est encore sensible jusqu’en
1922-1923. Cependant, dans la perception soviétique, l’Iran du
Nord n’assumera pleinement sa vocation de terrain minoritaire
qu’à partir de la seconde guerre mondiale.

LE CONSUL ET LE TCHÉKISTE

Dans le courant des années vingt, l’ambassade soviétique à


Téhéran se distingue dans le microcosme diplomatique par la
rudesse exotique de son personnel et par diverses intrigues dont
le détail semble digne d’un roman d’espionnage. Ainsi, comme
le faisait ironiquement remarquer un journaliste américain, « les
agents soviétiques sont une engeance absolument différente.
Non seulement, ils n'obéissent pas aux règles ordinaires de la
société bourgeoise, mais ils ne désirent pas y obéir — ce qui a
pour conséquence immédiate d’établir autour d’eux une barrière
presque infranchissable. Les conséquences en Perse sont extra-

1. Ibid.
— 134

ordinaires. Dans un pays où Ion est attentif au moindre détail


de procédure et de protocole, dans un pays où ces questions
prennent une importance anormale, les diplomates soviétiques
établissent leurs propres règles 1 ». Ce comportement déroutant
s'accompagne d’aspects moins anecdotiques dès lors que l’on
envisage l’ambassade, et l’ensemble de l’appareil diplomatique
de l’URSS en Perse, comme une courroie de transmission dans
le processus d’infiltration des minorités.
Les trois ambassadeurs soviétiques nommés en Perse pendant
la période 1920-1930 répondent au profil d’une génération de
révolutionnaires, elle-même souvent d ’origine minoritaire.
F. Rothstein, B. Choumiatski et Y.K. Davtian, qui se succédè­
rent à Téhéran, à la tête de l’ambassade de la RFSFR puis de
l’URSS, ont intégré les rangs du POSDR entre 1901 et 1905
et peuvent être considérés comme des « vétérans ». Ils ont éga­
lement en commun d’avoir rempli à des titres divers des fonc­
tions d’experts des questions orientales. Ayant séjourné pendant
de longues années en Angleterre, F. Rothstein y a trouvé,
comme les théoriciens socialistes dont il se réclame, un cadre
favorable à l’analyse de la lutte des classes et des mécanismes
de l’impérialisme britannique en Orient. Néanmoins, son rôle
diplomatique s’est cantonné à la négociation locale du traité
soviéto-iranien conclu en 1921. Boris Choumiatski, son succes­
seur à Téhéran, s’est illustré pendant la révolution de 1905
comme l’organisateur du soviet de Krasnoïarsk en Sibérie orien­
tale. Son séjour en Perse lui permit d’acquérir une position
dominante parmi les experts soviétiques, ce dont témoigne sa
nomination comme recteur de la K U TV au milieu des années
vingt. Quant à Davtian, négociateur et signataire du traité
soviéto-iranien de garantie et de neutralité en 1927, il était
naturellement appelé à jouer un rôle auprès des minorités
comme le suggèrent les révélations de l’ancien directeur du
département d’Orient de l’OGPU, le transfuge Agabekov.

G éographie des postes consulaires

L’étude du réseau des postes consulaires soviétiques sur le


territoire iranien et, dans la mesure du possible, de leurs titu­

1. Vincent Sheean, The New Persia, New York, The Century C° , 1927,
p. 224-228.
— 135 —

laires permet d’évoquer l’influence soviétique parmi les mino­


rités de ce pays. Particulièrement intéressante, la répartition des
postes consulaires révèle l’importance accordée à la Perse par la
diplomatie soviétique et reflète un net contraste entre la zone
située au nord, « investie » préférentiellement par les consulats
soviétiques, et celle située au sud, occupée par les représenta­
tions diplomatiques britanniques. Les deux puissances ont en
effet établi un réseau constitué respectivement de dix-sept
postes consulaires : plusieurs villes importantes du Nord consti­
tuent des points de contacts (Tabriz, Meshed, Rasht, Kermans-
hah) où, sur le terrain, les consuls se livrent à une surveillance
mutuelle rigoureuse. En quoi la localisation des postes sovié­
tiques est-elle liée à la mise en œuvre d’une stratégie minori­
taire ? Peut-on envisager l’hypothèse d’une « adaptation » du
personnel soviétique en place au « terrain ethnique » local ?
De manière évidente, la présence soviétique est plus marquée
dans le Nord, en particulier dans le Gilan (Rasht) et le Mazan-
daran, régions bordant le littoral méridional de la Caspienne.
Dans la continuité de la géographie ancienne des zones d’in­
fluence, l’implantation des postes consulaires soviétiques
marque ainsi la présence de l’URSS dans les marches fronta­
lières. L’Azerbaïdjan et le Kurdistan iraniens (Tabriz, Ardebil,
Salmas) sont à cet égard des exemples attendus, mais il faut
également mentionner les régions du Khorasan (Meshed) et de
Sistan qui constituent des zones proches du territoire soviétique
permettant une ouverture éventuelle vers l’Afghanistan, le
Pakistan et l’Inde. La recherche du « corridor indo-persan »
trouve bien ici son application diplomatique, parmi les trois
éléments de la stratégie russe évoqués par Milan Hauner : diver­
sion, subversion et recherche d ’un débouché vers les mers
chaudes \
Témoignant de la vie quotidienne d’un consul soviétique en
Iran, le diplomate transfuge Alexandre Barmine raconte dans
ses Mémoires sa nomination en tant que consul dans la région
du Gilan. Boris Choumiatski « m ’informa que j ’avais été
nommé consul général dans le Gilan, un district du Nord de
la Perse près de la mer Caspienne qui constituait le centre éco­
nomique de l’ensemble du pays. Le consulat était situé à Rasht,1

1. Milan Hauner, What ts Asia îo us. Russia's Asian Heartland Yesîerday


and Today, Londres, New York, Routledge, 1990, p. 79-98.
— 136 —

la capitale commerciale. Le port d ’Enzeli (aujourd’hui Pahlavi)


était, du point de vue stratégique et économique, une place de
première importance pour notre influence en Perse. Le district
était très peu sûr. Il y a un proverbe persan qui dit : “ Morg
miknakhi, Gilan berow ” — “ Si tu veux mourir, va au Gilan. ”
Je voyageais avec Choumiatski et le personnel de l’ambassade.
Ju sq u ’à Bakou nous eûmes deux compagnons inattendus, mon
ami de collège Jacques Bloumkine et le poète Sergeï Essenine ».
Après un voyage mouvementé sur un navire de guerre à travers
la Caspienne, l’arrivée en Perse inspire au jeune consul les
remarques suivantes.

« Confrontée aux réalités, la République soviétique adopta envers


la Perse une attitude qui était en fait une version nouvelle de la
politique traditionnelle qu’avait poursuivie, jusque-là, l’ancien empire
des tsars. Les diplomates du régime précédent avaient systématique­
ment préparé, principalement par des moyens de pénétration écono­
mique, la conquête ultime de la Perse, dont le gouvernement avait
interdit par traité le maintien de navires de guerre dans la Caspienne.
La seule différence à présent était que les navires de guerre désormais
appartenaient à l’Union soviétique. La Russie contrôlait les pêcheries
du Gilan et du Mazandaran, et une compagnie russe possédait la
concession, laquelle incluait la seule route qui reliait la côte nord à
Téhéran, la capitale. Mon consulat se situait à Rasht, à 40 km
d'Enzeli, où je disposais d’un vice-consul à qui je rendais fréquem­
ment visite. J ’étais arrivé à Rasht quelques heures avant l’arrivée du
nouveau consul britannique, M. Trott, fait qui n’allait pas se révéler
sans importance sur des questions d’étiquette diplomatique. Mes
quartiers généraux étaient situés dans un immeuble confortable et
spacieux, ancienne demeure d’un marchand, avec une grande cour
carrée. Mon personnel était formé de deux secrétaires msses et de deux
clercs persans. Tous les cinq, nous étions des hommes âgés de 23 à
25 ans, non mariés, de telle sorte que le consulat acquit bien vite la
réputation d’être un “ monastère russe ” \ »

Certains passages des Mémoires de Barmine sont révélateurs


des relations pittoresques qu’entretiennent les Soviétiques avec
les minorités locales.1

1. Alexandre Barmine, Memoirs of a Soviet Diplomat. Twenty Years in the


Service of the USSR, Westport, Hyperion Press (reprint), 1973, p. 186-189.
— 137 —

« J ’ai conservé la mémoire d'un certain personnage, haut en cou­


leur. Il s’agissait d'un guerrier kurde qui avait eu une position offi­
cielle mais qui se trouvait à présent sans travail. Il était richement
habillé et, à la manière des véritables montagnards, portait un poi­
gnard et un pistolet dans sa ceinture de soie. Sans doute pour placer
notre entrevue sur une note amicale, il laissa obligeamment le pistolet
sur mon bureau. Prenant prétexte de lui offrir une cigarette, j'ouvris
le tiroir dans lequel je conservais mon propre revolver. Avec une voix
calme, il me fit remarquer qu’il n’était pas rare pour un homme
d’avoir des ennemis. Les maris, parfois, sont gênants ; les domestiques
ne méritent pas toujours la confiance qu’on leur accorde ; parfois, les
autorités montrent de mauvaises inclinations. En fait, n’importe quoi
peut arriver, et il est toujours nécessaire d’avoir une personne discrète
et digne de confiance à sa disposition qui, en cas de besoin, peut vous
aider à vous débarrasser sans autres formalités du mari envahissant,
du journaliste indiscret, du domestique déloyal. Il m’assura qu'il y
avait un certain nombre de personnes qui n’étaient pas peu désireuses
d’utiliser ses services... Je pris note de son adresse \ »

Sans être vraiment révélateur de tentatives soviétiques d'ins­


trumentalisation des tribus kurdes, ce passage est néanmoins
évocateur des méthodes et des contacts de la diplomatie locale,
notamment dans la région de Kermanshah où nombre de tribus
kurdes vivaient en état de révolte endémique contre le pouvoir
central. Antidote de la politique minoritaire pratiquée par les
Britanniques, les Soviétiques cherchaient à attiser leur mécon­
tentement et à l’utiliser pour leurs propres fins.
Etroitement lié à l’activité des services secrets, même si cette
question a donné lieu à des controverses, le réseau consulaire
procure ainsi à la politique soviétique ses principaux points
d’ancrage minoritaires en Perse. Selon George Agabekov, il
n’est pas rare qu’un consul soit également résident de l’OGPU,
voire même représentant local du Komintern, comme ce fut le
cas de Karekine Apressoff (Apressian), nouveau consul à Meshed
à partir de 1923. Au-delà des aspects spectaculaires du person­
nage, il faut souligner son aptitude à mobiliser les réseaux
minoritaires en Perse, tâche qui fut probablement facilitée par
ses origines arméniennes. Juriste de formation, Apressoff était
« un adepte de psychologie orientale et maîtrisait parfaitement
le persan et le turc. Par-dessus tout, il avait un goût prononcé1

1. Ibid., p. 193.
— 138 —

de l'aventure et du risque. On aurait dit que la nature l’avait


expressément doté pour les rôles qu’il devait jouer, et lui avait
donné toutes les capacités pour faire face aux problèmes que
rencontrait l’OGPU en Orient. Il était vraiment fait pour cela
et il fit une première démonstration de ses capacités quand,
consul à Rasht en Perse, par l’intermédiaire de la maîtresse du
consul britannique qu’il séduisit è son tour, il fit passer les
papiers de ce gentleman aux services de l’OGPU 1 ». Ces
intrigues, qui émurent vivement les services britanniques de
l’époque, constituaient, semble-t-il, un volet important des
activités consulaires soviétiques : Apressoff aurait ainsi subtilisé
des exemplaires des rapports adressés par le consul britannique
de Meshed à l’ambassadeur à Téhéran ainsi que la correspon­
dance de l’attaché militaire britannique avec le haut comman­
dement militaire en Inde. Ces éminents services ne lui auraient
d ’ailleurs pas valu la reconnaissance de l’O GPU, car Apressoff
en aurait également communiqué des copies au Narkomindel.
Le parcours d ’Apressoff est néanmoins évocateur des
méthodes d’infiltration appliquées par le jeune consul. Membre
du parti communiste en 1918, Apressoff est nommé en 1920,
à l’âge de 26 ans, commissaire à la Justice de la RSS d’Azer­
baïdjan. Rapidement transféré dans l’appareil diplomatique, il
est nommé consul à Rasht en 1922 où il commence à organiser
un réseau d’agents qui lui permit d’obtenir des informations
pour l’OGPU. C’est à cette occasion qu’il réussit à subtiliser la
correspondance du consulat britannique à* Rasht et à faire valoir,
de cette façon, ses compétences auprès des services secrets sovié­
tiques. Ainsi, lorsqu’il fut nommé consul général à Meshed
(1923), il devint en même temps résident de l’OGPU pour le
Khorasan. D ’après George Agabekov, Apressoff commença par
recruter principalement dans la communauté arménienne de
Meshed au sein de laquelle il suscita la formation d’organisa­
tions de « type bolchevik », disposant pour cela de l’aide éner­
gique d ’un certain Khalatian, un bolchevik de Bakou, impri­
meur de profession. Les deux Arméniens auraient ainsi réussi à
rallier à la cause soviétique une partie de la jeune génération
chez les Arméniens et à recruter des agents parmi les marchands
locaux. En même temps, ils mirent sur pied des structures de1

1. G. Agabekov, OGPU, The Russian Secret Terror, Westport, Hyperion


Reprint, 1975, p. 119.
— 139 —

propagande comme en témoigne la publication du journal


Azad, en persan, avec laide financière du consulat soviétique.
Apressoff recrutait essentiellement dans son entourage familial
et amical, originaire exclusivement de Bakou. Ceci évoque le
rôle particulier de la communauté arménienne de Bakou dans
le « réseau transfrontalier » entre la Transcaucasie et l’Iran du
Nord. Après avoir été convoqué à Moscou en 1926, puis limogé
à la suite d’une erreur d’analyse politique à propos d’une révolte
survenue dans le Khorasan, Apressoff fut nommé représentant
du Narkomindel à Bakou. Selon l'analyse d’Agabekov en 1931,
ce rappel n’aurait été qu’une mesure temporaire : « Je crois que
cet homme a de nouveau une position influente à Bakou et qu’il
pourrait bientôt retourner à l’étranger. Il tentera sûrement à
nouveau de noyauter la communauté arménienne. Khalatian ne
fut pas apprécié par le successeur d’Apressoff mais, lorsque
j'étais moi-même en Perse, j’ai embauché Khalatian dans le
Naft Sindikat dans la ville de Sabzivar où il continue de façon
énergique son travail pour l’OGPU l. » Cependant, il demeure
difficile d’apprécier la nature exacte des relations existantes
entre les autorités soviétiques et le consulat de Meshed. En
1926, une lettre de Zuckerman, responsable du département du
Moyen-Orient du Narkomindel, adressée à Apressoff, précise
qu’à la suite de changements décidés « concernant notre poli­
tique dans les confins de l’Asie centrale », il est prié d’appliquer
un certain nombre de mesures. Celles-ci peuvent se résumer
ainsi : ménager le plus possible le représentant diplomatique
britannique, annuler les restrictions prévues précédemment
concernant les opérations commerciales étrangères sur la fron­
tière persane, se montrer loyal envers les autorités locales per­
sanes ainsi qu’avec le gouvernement central et, dans cette pers­
pective, s’en tenir strictement aux instructions de la mission
diplomatique de Téhéran. Surtout, « les activités des représen­
tants du Komintern, qui sont dans la région du consulat géné­
ral, ne doivent en aucun cas être reliées aux vôtres, sauf pour
la transmission des courriers et de l’argent comme nous l’avons
précédemment mentionné. En modification des instructions
précédentes, pour gagner du temps, tous les rapports urgents
et non urgents devront être expédiés directement au commis­
sariat des Affaires étrangères ; en envoyer des exemplaires au

1. PRO, FO 371-E 6336-5842-34/15359.


— 140 —

représentant plénipotentiaire à Téhéran 1 ». Si l’on considère


que ces instructions ont pour but de mettre un terme à des
pratiques courantes, ce document tendrait donc à confirmer le
fonctionnement du système tel qu’il est décrit par G. Agabekov.
L’activité des consuls soviétiques dans le Sud de la Perse est
assez comparable par ses objectifs et ses méthodes même si les
Britanniques ont localement davantage de moyens de surveil­
lance et de contrôle. Certains documents conservés au Foreign
Office évoquent, en 1922, des manœuvres auprès de la commu­
nauté juive effectuées par le consul soviétique à Kerman,
Evetski : « Le consul soviétique à Kerman est maintenant dans
des termes très intimes avec les deux sections du Parti démo­
cratique, l’une placée sous la direction de l’extrémiste, Muin-
ush-Shariya et l'autre, Mirza Shahab, plus modéré. Il est
maintenant en train d ’essayer de cultiver des relations avec la
communauté juive. L’éditeur du journal local Farhang, rend
régulièrement visite au consul russe, soi-disant pour donner des
leçons de persan au consul (il est payé 50 toumans par mois),
et donc, ce journal doit être considéré comme un organe pro­
bolchevik et antibritannique 2. » De même, le consul soviétique
à Chiraz déploie une activité qui semble largement outrepasser
ses simples fonctions diplomatiques : le consul local, adepte de
l’Agit-prop, prononce de nombreux discours sous un drapeau
bolchevik déployé pour l’occasion. Cependant, dans le Sud de
l’Iran, les velléités de pénétration soviétiques prennent une
forme différente, déterminée par la présence des champs pétro­
lifères. Le représentant local de l’Anglo-Persian Oil Company
(APOC) à Téhéran attire l’attention du Foreign Office en 1922
sur des tentatives locales d’infiltration dans le Sud. Ces aspects,
déjà sensibles dans les objectifs du Komintern en Perse, sug­
gèrent que les fonctions consulaires, souvent associées à l’action
de l'OGPU, font l’objet d ’une interprétation très libre de la
part des autorités soviétiques. Quant à la prédilection particu­
lière de ces dernières pour le terrain arménien, elle fut si évi­
dente aux yeux des observateurs de l’époque qu’ils en conclurent
simplement que l’OGPU avait développé un engouement spé­
cial pour cette minorité.

1. NARA, RG 59, 761.91/117.


2. PRO, FO 371-E 9741-6-34/7809.
— 141 —

L 'a ffa ire Agabekov

Aspect particulier de la présence soviétique en Perse, l’in­


filtration des minorités se situe au cœur des nombreuses
controverses soulevées par le témoignage « sensationnel » d ’un
transfuge soviétique passé à l’Ouest au début des années
trente, George Agabekov. Cet ancien directeur du départe­
ment d’Orient de l’OGPU, ex-résident à Constantinople, est
un agent d’origine arménienne. Au début des années trente,
il publia à Berlin des Mémoires révélant au public le fonc­
tionnement et les objectifs de l’OGPU au Moyen-Orient, en
particulier en Perse où l’auteur a travaillé au cours des années
vingt. Sans accorder un crédit excessif à ce type de sources
dont l'utilisation est toujours délicate, ces Mémoires fournis­
sent des informations intéressantes concernant le personnel
des services secrets soviétiques en Perse et sur la formation
des réseaux au sein des minorités locales. Premier organe de
la sécurité de l’État soviétique de 1922 à 1934, l’OGPU est
avant tout jusqu’en 1926 un instrument de politique inté­
rieure, sous le contrôle de Félix Dzèrjinski. Rattaché au
commissariat aux Affaires intérieures, l’OGPU est chargé en
premier lieu de réprimer l’espionnage, le banditisme et toutes
les manifestations contre-révolutionnaires, de protéger les
voies de communication ferrées et fluviales, et enfin d’assurer
la protection politique des frontières, en particulier la lutte
contre la contrebande et les transfuges politiques. L’OGPU
est également doté de fonctions externes dont témoigne la
création, en décembre 1920, d ’un département étranger
(INO). Dirigé de 1921 à 1929 par Trilisser, U N O faisait
partie des services opérant à l’étranger ayant pour tâches spé­
cifiques, le contre-espionnage actif (infiltration des services
d’espionnage étrangers), l’espionnage, la propagande secrète
visant à créer une situation politique favorable au dévelop­
pement du communisme et, enfin, la surveillance des citoyens
soviétiques à l’étranger et, avant tout, du personnel diplo­
matique. Lié par sa nature même à cette double fonction,
l’OGPU apparaît donc comme un acteur spécifique des rela­
tions internationales dont l’action sur le territoire iranien se
baserait selon les révélations d ’Agabekov sur l’existence d’un
« réseau arménien ».
— 142 —

TrHisser
Tri lisser (Meer Moskvine) intégra les rangs du POSDR avant
la première guerre mondiale. Ses activités militantes lui valurent
d’être déporté en camp de travail pendant plusieurs années. Réfu­
gié en Finlande pendant la guerre, il débute sa carrière dans la
Tcheka après la victoire des bolcheviks et participe également
aux activités policières et de renseignements du Komintern. En
1921, il devient membre de l’OMS (Organisation des liaisons
internationales) sous la direction de Piatniski. Il fut ensuite dési­
gné pour organiser le PC turc et pour présenter un plan de réor­
ganisation du département de l’Extrême-Orient du Komintern.
En novembre 1922, Trilisser fit partie avec Piatniski de la
commission de vérification des mandats. Il participa également à
cette commission (dont on imagine la fonction dans le contre-
espionnage) lors du Ve congrès du Komintern en 1924 et lors du
Ve plénum du comité exécutif élargi en mars-avril 1925. Pendant
cette même période, Trilisser fit en même temps carrière au sein
de rOGPU et devint directeur du département étranger en 1928,
poste grâce auquel il devint l’un des proches assistants avec
Iagoda, de Menjinski. Mais suspecté par Staline de « déviation
droitière », il fut démissionné. Au VIIe congrès du Komintern en
1935, il succède à Piatniski, éliminé par Staline, à la direction
de l’OMS. Sous le nom de Moskvine, il devient membre du pré­
sidium du comité exécutif et membre du secrétariat du Komin­
tern. Arrêté le 23 novembre 1938, jugé le 1er février 1940, il fut
exécuté un an plus tard.

Dans Tétât actuel de la documentation, il est difficile de


cerner avec exactitude la personnalité et le rôle d’Agabekov.
Chef du département d ’Orient de 1TNO de 1928 à 1929, rési­
dent de l’OGPU au Moyen-Orient de 1929 à 1930, George
Agabekov est l’un des premiers transfuges soviétiques à appor­
ter, au début des années trente, un témoignage sur les méthodes
de rOGPU. Son arrivée en Europe, la publication de ses « révé­
lations » dans Le M atin, puis son assassinat par le N K V D au
début de l’année 1938, constituent les moments forts de
1*« affaire Agabekov ». Cependant, les circonstances demeurées
obscures de sa défection, le caractère rocambolesque de ses aven­
tures et la personnalité peu sympathique de l’homme n’inspi­
rent pas une confiance absolue. Quelles sont les raisons qui ont
poussé Agabekov à abandonner ses fonctions ? Sans doute, une
première purge effectuée au sein du personnel de l’OGPU en
Perse, à la fin des années vingt, ne serait pas étrangère à sa
— 143 —

décision. Les circonstances même de l'arrivée d’Agabekov en


Europe ne sont pas clairement connues. A Paris, il aurait été
accueilli dans la communauté russe émigrée et a probablement
tenté d établir des contacts avec la communauté arménienne, —
en particulier avec les dachnaks — mais rien ne permet de le
prouver. C’est à Paris que les premières traductions de son
ouvrage parurent sous la forme d'une série d’articles dans Le
Matin, du 26 au 30 octobre 1930. Accompagnés d’une mau­
vaise photographie d’Agabekov, personnage à la mine plutôt
patibulaire, ces articles sont consacrés aux activités des services
secrets soviétiques en Perse et en Afghanistan et traitent de
l’espionnage de la correspondance diplomatique occidentale,
notamment britannique. Provoquant une émotion justifiée dans
les milieux diplomatiques occidentaux, ces révélations lancè­
rent, sur le mode sensationnel, 1’ « affaire Agabekov ».
Traduits en français puis en anglais en 1931, les articles
d ’Agabekov suscitèrent des commentaires et des réactions
diverses dans les milieux diplomatiques. L’affaire suscita aussi
quelques remous dans les diverses communautés arméniennes
de la diaspora en France et au Moyen-Orient, notamment en
Perse. D ’autres révélations d ’Agabekov furent publiées en 1931,
au Caire, dans le journal dachnak Husaber, puis dans Msbag aux
États-Unis. Intéressées au premier chef par ce que les Mémoires
d ’Agabekov révèlent de l’espionnage soviétique des postes
consulaires britanniques en Perse, les autorités britanniques
furent, sans doute, les premières à procéder à une traduction
intégrale des articles parus dans Husaber. Ceux-ci donnaient des
détails supplémentaires sur l’action de l’OGPU en Perse et en
Afghanistan et confirmaient la prédilection particulière de Mos­
cou pour les rapports des consuls anglais. L’avis en tant qu’ex­
pert du consul britannique à Tabriz, Palmer, sur la valeur du
témoignage d’Agabekov mérite l’attention, car, selon lui, 80 %
des informations données par Agabekov doivent être considérées
comme véridiques. Par ailleurs, les articles de Husaber provo­
quèrent également un tollé général dans la communauté armé­
nienne, en particulier à Tabriz où Agabekov avait clairement
mis en cause des notabilités locales. Les « révélations » d’Aga­
bekov en 1931 ranimèrent ainsi les dissensions au sein d’une
communauté déjà divisée et ne contribuèrent pas à améliorer
les relations entre dachnaks et « rouges » dans la communauté
arménienne de Tabriz.
- 144 -

Selon Miron Rezun, les révélations d ’Agabekov eurent éga­


lement des conséquences importantes auprès des instances cen­
trales à Moscou et, localement, au sein des services secrets.
« Presque immédiatement, l’ensemble de l’appareil de l’OGPU
en Iran, avec ses agents et informateurs tomba en disgrâce [...].
Mais, en dépit de la campagne et des bavardages, Reza Shah,
retenu par mille arguments, s’abstint d’une action de grande
envergure. Vers la fin de 1930, et au début de 1931, les officiels
haut placés compromis par Agabekov n’étaient pas arrêtés, seuls
furent arrêtés des officiels de rang subalterne, 250 à Téhéran,
130 dans le Khorasan et 50 en Azerbaïdjan l. » Ainsi, l’infor­
mation selon laquelle l’Union soviétique avait le projet de
démembrer l’Iran et de favoriser le séparatisme des tribus
kurdes dans la région du Sud du lac d’Ourmia aurait particu­
lièrement préoccupé le pouvoir central.
Les aventures d’Agabekov se poursuivirent au cours de l’an­
née 1931. Mis en cause et poursuivi pour libelle et diffamation
par Khostaria à Paris, Agabekov comparut devant une cour de
justice, comme ce fut apparemment le cas pour un certain
nombre de transfuges soviétiques. Cependant, les poursuites
judiciaires contre Agabekov traînèrent en longueur et parvin­
rent à leur terme sans aucune conclusion significative. Néan­
moins, rattrapé par son destin en 1938, Agabekov fut exécuté
en Belgique par un escadron du N K V D opérant en Europe
occidentale.

Le réseau arménien de V O G PU

Les mémoires d ’Agabekov donnent de nombreuses informa­


tions dont l’exploitation demeure parfois délicate. Une brève
présentation de cette œuvre s’impose. Sa forme s’apparente en
effet à celle de Mémoires où les chapitres s’enchaînent selon une
structure narrative chronologique qui correspond aux différentes
étapes de la carrière de l’auteur. On y reconstitue ainsi le cursus
honorum qui conduisit le modeste tchékiste de base expédié dans
l’Oural au début des années vingt, en Asie centrale (1923), en

1. Miron Rezun, The Soviet Union and Iran. Soviet Policy in Iran from the
beginnings of the Pahlavi Dynasty until the Soviet invasion of 1941, Genève,
Institut universitaire des hautes études internationales, 1981, p. 174.
— 145 —

Perse (1927) jusqu’à l’échelon suprême de résident de l’OGPU


à Constantinople (1929). Ces Mémoires, qu’il convient d’utiliser
avec les précautions habituelles qu’impose le genre, traitent de
l’infiltration des minorités en Perse par les services secrets sovié­
tiques à partir de 1927. Mais le récit d ’Agabekov bien souvent
décousu, anecdotique, imprécis ou lacunaire sur maints aspects,
impose au lecteur une vision microscopique de la politique
soviétique au Moyen-Orient. Aussi, mettent-elles en cause une
foule de personnages ayant collaboré avec l’OGPU, informateurs
et agents locaux de plus ou moins grande envergure, membres
de la hiérarchie de l’Eglise arménienne ainsi que divers agents
du Komintern actifs auprès des minorités en Perse car eux-
mêmes d’origine minoritaire. Sans être absolument limpide, ce
réseau arménien permet de distinguer quelques personnalités
dont les parcours paraissent représentatifs.
Présenté par Agabekov comme l’un des personnages clés de
l’OGPU en Perse, Ervant Orbeliani est à cet égard une figure
emblématique. Occupant officiellement les fonctions de corres­
pondant de l’agence Tass à Téhéran, cet homme jeune, âgé
d ’une trentaine d’années, serait un des agents les plus impor­
tants de l’OGPU en Perse. Sa position en tant que correspon­
dant de presse lui aurait permis d ’établir des contacts avec
toutes les imprimeries de Téhéran et de recruter des intermé­
diaires dans l’« aristocratie » ouvrière des typographes, en majo­
rité d’origine arménienne. Ervant Orbeliani parvint ainsi à créer
un Parti ouvrier arménien à Téhéran dont il dirigeait le comité
central formé de trois membres. Directement financé par
l’ambassade soviétique à Téhéran, ce parti, ou plutôt ce grou­
puscule, cherche à jouer un rôle dans la politique arménienne
locale. « D ’après son programme, ce parti devait combattre tous
les autres partis arméniens, objectif privilégié du GPU. Tous
les conflits qui éclatèrent alors avec les dachnaks et les hintchaks
étaient télécommandés par le GPU et exécutés par Orbeliani.
Entre autres choses, ce Parti ouvrier arménien me permit de
recruter parmi ses membres des agents du GPU pour l’espion­
nage des postes diplomatiques l. » Ervant Orbeliani aurait éga­
lement été l’artisan de diverses manipulations, dont la moins
invraisemblable aurait été une tentative de créer à Meshed un
« faux groupe dachnak » pour obtenir des informations sur le

1. PRO, FO 371-E 6336-5842-34/15359.


— 146 —

comité central de ce parti. Selon Agabekov, Orbeliani aurait


quitté l’Iran presque en même temps que lui, et serait rentré à
Moscou en 1928. Il ne semble pas que ce Parti ouvrier arménien
ait été vraiment une initiative prise au sérieux à Moscou,
puisque la liquidation de ce dernier fut décidée par le Komin-
tern à la fin des années vingt. Mais il est, en revanche, intéres­
sant de constater que les archives soviétiques confirment lar­
gement les propos d’Agabekov à ce sujet.

Ervant Orbeliani
Ervant Orbeliani est un Arménien d’Iran, né à Tabriz en 1898,
dans un milieu « intellectuel » puisque son père, décédé en 1918,
y exerçait le métier d’instituteur. Citoyen soviétique en 1935,
Orbeliani a passé jusqu’en 1928 l’essentiel de son existence en
Iran, principalement entre Tabriz, Meshed et Téhéran. Marié en
1920 à une certaine Natalia M. Fritz, qu’Agabekov présente
comme une « Russe d’extraction noble », il semble issu de ces
familles arméniennes divisées par des obédiences politiques oppo­
sées. Sa sœur et son frère résidaient à Meshed et ce dernier « fut
jeté en prison à l’âge de 15 ans à cause de ses activités révolu­
tionnaires ». Agabekov indique qu’Orbeliani « a un frère dachnak
à Meshed avec lequel il est resté en bons termes », détail, s’il est
exact, dont Orbeliani ne se serait certainement pas vanté en 1935.
Les connaissances linguistiques d’Orbeliani expliquent sans doute
qu’il ait pu être un agent assez efficace : comme beaucoup
d’Arméniens éduqués de cette région, il parle le russe, le persan,
l’arménien, le turc et connaît le français etd’anglais. Entré au PC
iranien en 1924, il est membre du PC russe en 1928 et apparaît
comme l’un des organisateurs du Parti ouvrier arménien à Téhé­
ran en 1923. Sa carrière souterraine est plus intéressante :
employé à la banque Shah-en-Shah de Meshed de 1916 à 1920,
il prétend être passé à ce poste au service des Soviétiques en 1921
(élément par ailleurs mentionné par Agabekov), puis occupe les
fonctions de drogman à l’ambassade de la RSS d’Arménie de
1921 à 1922, jusqu'à la suppression de cette représentation diplo­
matique. D’abord correcteur puis rédacteur à l’agence Tass de
Téhéran de 1923 à 1928, il intègre le GPU de 1924 à 1935 et
émigre en URSS en 1928 « pour activités communistes ». En
1935, il entre à la KUTV en tant qu’enseignant et figure avec
G. Gelbras, M. Daniler, L. Strukova et Ilinski, parmi les respon­
sables du secteur perse. Il est peu probable qu’Orbeliani ait sur­
vécu aux purges de 1937.
— 147 —

Les Mémoires d’Agabekov constituent une source inépuisable


sur la politique des services secrets soviétiques à l'égard de la
communauté arménienne d’Iran. Cette pénétration se réalise en
particulier dans les domaines politique, religieux et humani­
taire, puisque le H O G (Comité d’aide à l’Arménie) devient très
actif à partir de la seconde moitié des années vingt. Par ailleurs,
les archives soviétiques montrent que le contrôle des structures
ecclésiastiques arméniennes a pour objectif, en particulier au
Moyen-Orient, d ’étendre les réseaux soviétiques d’information.
Cette stratégie fut systématisée pendant la seconde guerre mon­
diale au cours de laquelle la libéralisation relative intervenue
dans le domaine religieux permit de définir les nouvelles orien­
tations de la politique soviétique. Dans le cas de l'Eglise armé­
nienne, cette « récupération » semble d’autant plus intéressante
qu’elle intervient, dès les années vingt, aux plus forts moments
de la campagne pour l’athéisme.
Quels sont les enjeux ? On peut considérer gue l’intérêt porté
par le gouvernement soviétique vis-à-vis de l’Eglise arménienne
se situe à un double niveau. D ’une part, la création d’une zone
d ’influence politique en Azerbaïdjan iranien supposait le
contrôle de la communauté arménienne. La lutte contre l’in­
fluence des dachnaks locaux doit être envisagée dans ce
contexte. Or, l’archevêque Nersès, favorable aux dachnaks, ne
manquait pas une occasion de dénoncer les méfaits du régime
soviétique. D ’autre part, le contrôle général de l’Eglise armé­
nienne s’exerce d ’abord sur le siège du catholicos qui se situe à
Etchmiadzin, en Arménie soviétique. Ainsi, l’élection du nou­
veau catholicos constitue un enjeu véritable comme en
témoigne, en 1930, un rapport sur le clergé arménien, émanant
des plus hautes autorités de l’OGPU en Transcaucasie, L. Beria
et Moughdoussi l.
Décapitée par le génocide de 1915, sortie péniblement des
tumultes révolutionnaires et nationaux de 1918-1921, l’Eglise
arménienne est déjà exsangue lorsque débute la période sovié­
tique. Le catholicos Kevork V (1912-1930) ne manquait pas
d ’énergie et il avait survécu à tout. Mais âgé, il est désormais
dépassé par la situation. Isolé dans sa résidence, il laisse la

1. Cf. Philippe S. Sukiasyan, « À propos d’un rapport secret de Beria sur


l’Eglise arménienne >►, Revue du monde arm énien moderne et contemporain, tome 2,
1995-1996, p. 117-162.
— 148 —

charge des relations extérieures à son suffragant pour le diocèse


d’Erevan, l'archevêque Khorène Mouratbekian (1870-1938),
jadis exilé par le régime tsariste. Habile dans ses négociations
avec le régime, Mgr Mouratbekian parvint à préserver relati­
vement l’Eglise et à faire échec aux tentatives de l’« Eglise
libre », lancée à partir de 1922, sur le modèle de l’« Eglise
vivante » en Russie. Cependant, le catholicos vieillissant, la
question de sa succession se pose à partir de 1925. Khorène
Mouratbekian fut reconnu officiellement comme locum tenens,
puis élu catholicos dans la forme canonique, en 1932, par un
synode comprenant, outre les vingt ecclésiastiques de la
communauté d ’Etchmiadzin, cinquante-trois laïcs. Cette élec­
tion aboutit ainsi à la conclusion d ’un concordat informel avec
Moscou.
La succession du catholicos Kevork V et la « neutralisation »
de l’archevêque Nersès à Tabriz semblent avoir été des pro­
blèmes connexes. Selon Agabekov, la popularité de Mgr Nersès
à Tabriz, le fait qu’il y soit activement soutenu par les dachnaks,
faisait de lui une personnalité dangereuse d ’autant qu’en Armé­
nie il jouissait d’une grande popularité auprès du peuple et du
clergé. En réalité, sa réputation faisait de lui le candidat idéal
pour succéder à Kevork V. On a noté plus haut l’attention très
spéciale qu’accordait S. Arakelian, le secrétaire aux Affaires
arméniennes de l’ambassade soviétique à Téhéran, aux moindres
déclarations publiques de l’archevêque de Tabriz. Ainsi, la pers­
pective d ’une telle succession aurait signifié une perte d’in­
fluence significative auprès de la communauté arménienne, ce
dont témoigne George Agabekov : « L’OGPU décida qu’il fal­
lait se débarrasser de Nersès et le remplacer par un homme
dévoué aux Soviets. » Mais l’éparchie d’Azerbaïdjan n’est pas le
seul enjeu des manoeuvres soviétiques. L ’éparchie indo-persane
dont le siège est à Ispahan est également l’objet d’une attention
soutenue bien que son titulaire, l’archevêque Mesrop, soit beau­
coup moins réputé que son collègue de Tabriz : ce vieil homme,
nourri de convictions nationales, se tient néanmoins à l’écart
des affaires politiques, se contentant de remplir les devoirs spi­
rituels que lui imposait la gestion de son diocèse, attitude qui
lui valut la réputation peut-être justifiée d’avoir des sentiments
prosoviétiques. G. Agabekov précise qu’il « n’eut aucune action
hostile à Moscou. Mais, malgré cela, l’OGPU voulut le rem­
placer par un prélat qui, en plus de son dévouement spirituel,
— 149

pourrait servir l’espionnage de l’O G PU en Inde 1 ». En


mai 1925, un extrait de correspondance signé par S. Arakelian
et V. Lidine, le chargé d ’affaires de l’URSS en Perse, signale en
effet la nécessité de placer à la tête de l’éparchie indo-persane
un individu qui ne soit pas hostile aux orientations de la RSS
d’Arménie, en signalant que cette fonction joue non seulement
un rôle important auprès de la communauté arménienne de
Perse, mais également auprès des Arméniens en Inde. En invo­
quant la nécessité d ’influer sur Etchmiadzin pour le choix du
nouveau candidat, les rédacteurs de ce document mentionnent
également la possibilité d ’établir dans un délai assez rapide une
section locale du H O G en Inde. Ce projet n’ayant pas été réalisé
à notre connaissance, il reflète cependant les ambitions sovié­
tiques : l’éparchie indo-persane, circonscription ecclésiastique
dont les limites ignorent les frontières politiques, semble dans
cette perspective un instrument de « contrôle communautaire »
à ne pas négliger.
Au même moment, une longue conférence de l’OGPU consa­
crée aux affaires religieuses arméniennes se tenait à Moscou où
l’on parvint « à une solution satisfaisante. Il y avait en France
un certain archiprêtre nommé Kitchian qui était depuis deux
ans l’agent n° G/58 de l’OGPU. Nous le fîmes venir à Moscou
et c’est moi qui le reçus. Je lui expliquai mes intentions et
Kitchian me proposa la chose suivante : il irait voir le vieux
catholicos à Erevan et grâce à une forte pression de l’OGPU se
ferait consacrer archevêque et se ferait nommer légat de l’Eglise
arménienne en Perse. Il s’était déjà rendu dans ce pays et avait
conservé la plupart de ses relations anciennes. Kitchian me
garantit que, une fois installé comme légat en Perse, il trou­
verait le moyen d ’éloigner Nersès de Tabriz et, ainsi, Mesrop
d’Ispahan le remplacerait. Ceci permettrait de rendre l’éparchie
vacante et lui-même pourrait alors investir l’éparchie indo-per­
sane ; et ensuite, conclut-il, “ vous aurez tout le loisir d’établir
votre réseau d’agents en Inde” 2 ». Selon George Agabekov,
Mgr Kitchian, qu’il qualifie par ailleurs de « totale fripouille »,
serait partiellement parvenu à remplir sa mission et était déjà
devenu, en 1929, archevêque et légat à Téhéran. Peut-être les
propos d ’Agabekov comportent-ils une grande part d’affabula­

1. G. Agabekov, op. rit., p. 177.


2. Ibid., p. 178.
— 150 —

tions et d'exagérations, mais l’ensemble des archives suggère


assez le noyautage de l’institution ecclésiastique. Par ailleurs,
parmi les prélats d’Arménie soviétique, seuls ceux dont la fidé­
lité au régime semblait inébranlable pouvaient prétendre occu­
per des postes à l’étranger.
George Agabekov évoque également les connexions établies
entre l’OGPU et le HO G, créé en Iran au moment du trem­
blement de terre en Arménie en 1921. Cet organisme avait en
principe pour mission de collecter des fonds pour venir en aide
aux victimes du séisme. Pendant les années vingt, le H O G en
Perse déploie des activités considérables, devenant au fil des
années plus politiques que charitables. Agabekov raconte que
le président de la section locale du H O G à Téhéran, Garo
Minassian, médecin personnel du Sheikh Heyzal, conduisait la
gestion des affaires locales en fonction des impératifs fixés par
l’OGPU, tout en jouant un rôle d’informateur auprès de ce
dernier.
Constamment évoqué dans les débats internes du Komintern,
le projet d ’une liaison avec la Perse méridionale pour atteindre
le prolétariat des régions pétrolifères apparaît également dans
le témoignage d ’Agabekov. En 1923, un rapport du départe­
ment du Moyen-Orient du secrétariat du Komintern mentionne
qu’il faut intensifier

« le travail en Perse méridionale (rayon naphtifère) avec laquelle


nous venons seulement d’entrer en liaison. Il Vagit là d’une région
d’une grande importance économique (plus importante que Bakou)
et stratégique ; on y trouve près de 75 000 ouvriers. La possession
de cette base est une condition nécessaire de la victoire du pouvoir
soviétique en Perse méridionale qui deviendra la Vendée et la place
d’armes du capital anglo-américain. Il conviendra de fournir des
travailleurs et des ressources supplémentaires au Bureau spécial que
nous avons établi à Ispahan. Enfin, nous avons réussi à établir la
liaison avec le rivage du golfe Persique (Bandar Bushehr). Outre
son importance intrinsèque, cette conquête nous donne (à condition
de disposer d’une organisation appropriée) une voie de communi­
cation supplémentaire, extrêmement rapide avec l’Inde (Bushehr-
Bombay peut se parcourir en trois jours et demi). De Bandar Bus­
hehr, où un de nos camarades se rend en qualité de consultant,
nous avons une communication télégraphique avec Téhéran (un
jour) et à Téhéran, nous pouvons communiquer par radio avec Mos­
cou par l’intermédiaire de Bakou. Il convient d’accorder une atten­
— 151 —

tion sérieuse à l’organisation de cette voie de transport et de


communication télégraphique 1 ».

Si cette tentative pour introduire un cheval de Troie dans la


citadelle de l’APOC ne fut pas couronnée de succès, les réseaux
mobilisés par le Komintern et l’OGPU pour cet objectif sont
recrutés, une fois encore, parmi les minoritaires. Dans les
Mémoires d’Agabekov, mais aussi dans les articles publiés par
le transfuge soviétique, ces épisodes sont également évoqués. La
rivalité anglo-soviétique dans le domaine pétrolier se traduit,
au cours des années vingt en Perse, par la compétition entre le
Neftsindikat, en particulier ses filiales du Nord, et l’APOC.
Dans un de ses articles, Agabekov raconte comment, par l’in­
termédiaire de l’un de ses agents arméniens curieusement
dénommé Papasha, celui-ci recruta un autre Arménien, membre
du parti hintchak, qui travaillait à TAPOC. « Il consentit à
travailler pour le GPU à condition que nous le prenions dans
le Neftsindikat. Wagner, le président du Neftsindikat (ex-tche-
kiste lui aussi), accepta et l’embaucha avec un contrat de trois
ans 2. » Un autre article relate les aventures des frères Baratov,
deux Arméniens originaires du Karabagh, commerçants et aven­
turiers, dont l’un fut engagé par le Neftsindikat à Tabriz visi­
blement pour des motifs similaires. Le consul britannique Pal­
mer observa l’exactitude des renseignements fournis par George
Agabekov et signale qu’Arshak Baratov, « l’agent arménien du
GPU, à propos duquel Agabekov a écrit un article spécial dans
le journal Husaber du Caire, a maintenant été envoyé à Tabriz
où il travaille en tant qu'employé de la Persazneft3 ». Un peu
plus loin, il signale qu’il « prend des leçons d’anglais avec une
jeune Arménienne » dans l’intention de se rendre en Irak, en
Palestine, en Egypte ou en Inde. Ainsi, apparaissent nettement
au service de l’OGPU, en Perse, les circuits traditionnels du
commerce et des marchands.
Soupçonné par un autre transfuge soviétique, Alexandre Bar-
mine, d ’avoir inventé pour des raisons vénales un « système
bidon » de l’OGPU en Orient, Agabekov a suscité de sérieuses
réticences chez les acteurs et les observateurs contemporains

1. CRCEDHC, Fonds 495, Inventaire 154, Dossier 43, f. 164.


2. PRO, FO 371-E 5842-5842-34/15359.
3. Ibid.
— 152 —

pour qui le Komintern, l’OGPU et la diplomatie soviétique


travaillaient de manière indépendante. Plus récemment, l’ira-
nologue Ervand Abrahamian a montré une grande réserve à
l'égard des révélations d’Agabekov ; mais cet historien tend
peut-être à minimiser les aspects « exogènes » de l'espionnage
soviétique au profit d ’une histoire « endogène » du mouvement
communiste en Iran. Enfin, à quelques nuances près, les ana­
lystes britanniques de l’époque accordèrent aux Mémoires
d’Agabekov la valeur d'un réel témoignage : « L’opinion géné­
rale ici, si l’on fait exception des plus suspicieux qui pensent
qu’il s’agit d ’un coup monté par lequel les Soviétiques se débar­
rassent de leurs vieux agents, est qu’Agabekov dit beaucoup de
choses véridiques, mais qu’il aurait pu en dire beaucoup plus
que cela. En général, il a donné des noms (dont quelques-uns
sont faux) et affirme que ces personnes ont fait telle ou telle
chose ; mais il ne dit jamais quelle information cet agent a
procurée. C ’est le plus grand défaut des révélations d’Agabe­
kov \ » Si les Mémoires d’Agabekov mettent en évidence
l’existence de réseaux minoritaires, réseaux d’« arrière-bou­
tiques » serait-on tenté d’écrire, les archives confirment, quant
à elles, l’identité de certains des acteurs. Mais seule une
recherche systématique dans les archives du K G B à Moscou
pourra permettre à l’avenir une étude plus précise du rôle des
services secrets dans la politique soviétique en Iran et une éva­
luation plus définitive du témoignage d’Agabekov.1

1. Ibid.
C H A P IT R E 3

DE BEYROUTH À ALEXANDRIE
LES RÉSEAUX MINORITAIRES
DU KOMINTERN

À partir des années vingt et trente, l'apparition d embryons


de partis communistes dans la plupart des pays riverains de la
Méditerranée orientale exprime, dans un contexte mandataire
ou semi-colonial, toute l'acuité de la cause anticoloniale. Leurs
relations avec le Komintern sont profondément ambiguës :
constitués le plus souvent de contingents issus des minorités
(Juifs, Arméniens, Arabes chrétiens, etc.) qui révèlent les cli­
vages locaux inhérents à la structure multiethnique, ces partis
communistes sont fragmentés en tendances diverses et ont une
audience réduite. En Syrie et au Liban sous mandat français, en
Palestine et en Egypte sous tutelle britannique, le « syndrome
minoritaire » du mouvement communiste est si réel que les
instances centrales du Komintern recommandent, au début des
années trente, l’« arabisation ». Pour autant, le mouvement
communiste ne parviendra jamais à élargir son audience auprès
des « masses ». A partir de 1935, l’adoption par le Komintern
de la tactique des fronts impose l’abandon définitif du projet
communiste au profit du mot d’ordre plus réaliste en faveur de
l’indépendance nationale, comme ce fut le cas en Syrie et au
Liban.
Plus qu'à l’efficacité politique - très hypothétique — de ces
partis communistes, on s’intéressera davantage ici à leurs rami­
fications internationales dont l’étendue est sans commune
mesure avec leur audience. Quelles furent les positions du
— 154 —

Komintern concernant l'évolution du Proche-Orient, le sio­


nisme, l'immigration juive en Palestine, le mouvement arabe ?
Dans quelle mesure l’« arabisation » du mouvement commu­
niste fut-elle suivie d’effets réels ? Enfin et surtout, quels furent
les réseaux politiques dévoués à l'Union soviétique en Syrie et
au Liban, en Palestine et en Egypte ? L'influence de l'URSS au
Proche-Orient pendant cette période - si modeste soit-elle -
n'emprunte-t-elle pas une fois encore le canal minoritaire ? Si
Moscou n'a pas constamment entretenu des relations directes
avec les partis communistes du Proche-Orient, ces derniers
demeurent l'émanation de réseaux minoritaires qui permettront
à l’URSS d ’y trouver ses points d ’appui pendant la seconde
guerre mondiale.

PARTI COMMUNISTE
ET « SYNDROME MINORITAIRE » EN SYRIE ET AU LIBAN

« Les Syriens et les Libanais font encore aux Arméniens le


reproche d'avoir amené chez eux le communisme. Il est exact
que cette doctrine, qui n'a trouvé aucun accès dans les milieux
chrétiens ou musulmans des Etats sous mandat, a des adeptes
agissants dans les communautés arméniennes l. » Remarque
assez typique des nombreux rapports rédigés sur la colonie
arménienne en Syrie et au Liban par les' responsables de la
tutelle mandataire, cet extrait d'un rapport de renseignement
résume, dans sa brève et laconique formule, bien des aspects
des questions que soulève l’histoire des minorités au Proche et
au Moyen-Orient. Ces dernières ont-elles joué un rôle dans la
fondation et le développement des partis communistes au
Moyen-Orient ? Dans quelle mesure peut-on considérer que ce
rôle spécifique a déterminé la politique de l’URSS ? Comment
cette politique a-t-elle évolué bien qu’il soit admis que l'entrée
en scène de l’URSS dans cette région date de la décennie qui
suit la seconde guerre mondiale ? L'attrait indéniable qu'exerce
le communisme sur les minorités constitue le fondement de
l'influence soviétique dans cette région, même si celle-ci est
encore très négligeable au cours des années vingt. L'idéologie

1. MAE Nantes, BEY 573, Note sur les questions arméniennes, 1934.
communiste s’est en effet greffée sur le terrain minoritaire, un
aspect qui n’a pas manqué d ’être dénoncé par les partis natio­
nalistes arabes, en dépit des affinités potentielles entre marxisme
et islam découvertes par Maxime Rodinson l.
Nouvelle communauté d’exil après le génocide de 1915, la
diaspora arménienne en Syrie et au Liban est de constitution
relativement récente. Tout au long des années vingt, on y voit
apparaître une figure essentielle : celle du réfugié arménien des
camps et des taudis de Beyrouth ou d’Alep, villes où apparaît
avant la seconde guerre mondiale un véritable lumpen-prolé-
tariat, certes sensible aux doctrines socialistes, mais surtout
absorbé par sa survie matérielle. Le dénombrement de cette
communauté n’est pas aisé car, tout au long des années vingt,
les mouvements migratoires ont été nombreux. Véritable
métropole des colonies arméniennes du Moyen-Orient au len­
demain de la seconde guerre mondiale, elle totalise au moins
300 000 individus. Regroupée essentiellement à Beyrouth, la
population arménienne s’implante de préférence en milieu
urbain, alors que les implantations rurales ont résulté souvent
d ’initiatives volontaristes pendant la période du Mandat. A Bey­
routh, la communauté arménienne est une minorité chrétienne
numériquement importante, mais il est difficile de raisonner
dans le cadre du seul micro-Etat libanais. Toutefois, en Syrie,
la répartition de la population arménienne semble obéir au
même principe.
Les clivages politiques internes à la diaspora arménienne sont
essentiels à la compréhension des phénomènes induits par
l’apparition d’un courant communiste qui prétend dépasser les
cadres communautaires et ethniques. Cette communauté est
scindée en trois courants politiques distincts : le parti dachnak
fermement hostile à la soviétisation de l’Arménie tend à jouer
un rôle d’encadrement communautaire, alors que les partis ram-
gavar (démocrate) et hintchak représentent une tendance net­
tement prosoviétique. Les premières cellules communistes for­
mées à Beyrouth seraient d’ailleurs directement issues des rangs
du parti hintchak dont l'idéologie marxiste ne s’est pas démen­
tie en dépit de relations complexes avec le Komintern. Ainsi,
la communauté arménienne de Syrie et du Liban est divisée par
d’âpres luttes intestines dans le contexte du jeu politique local

1. Cf. Maxime Rodinson, M arxism e et monde musulman, Paris, Seuil, 1972.


— 156 —

et du système communautaire reconnu par la Constitution liba­


naise, selon laquelle toute communauté reconnue jouit d ’une
autonomie culturelle et religieuse. De même, le système poli­
tique libanais, basé sur la représentation nationale au Parle­
ment, prévoyait une représentation pour chaque communauté
avec un nombre de députés proportionnel à son importance
numérique et favorisant une organisation sociopolitique origi­
nale et autonome. Mais la dégradation du climat social et poli­
tique, au début des années trente, conduira les autorités man­
dataires, et le haut-commissaire, le comte Damien de Martel, à
suspendre la Constitution. La France, se comportant dès lors
comme une véritable puissance coloniale, soumet la plupart des
partis politiques, toutes nationalités et tendances confondues, à
une surveillance étroite, qui révèle la crainte des « menées
étrangères », terme, qui selon les périodes, désigne l’Union
soviétique mais également, à partir du milieu des années trente,
les puissances de l’Axe fort actives auprès des nationalistes
arabes. La minorité arménienne, quant à elle, traditionnelle­
ment divisée par des dissensions irréductibles et par son histoire
récente, joue dans cette région du Proche-Orient un rôle ori­
ginal, en particulier dans l’apparition d ’un courant communiste
qui prétend transcender le cadre communautaire.
Cette approche minoritaire doit être complétée par un ques­
tionnement plus large concernant l’histoire des partis commu­
nistes syrien et libanais. Comment ces partis se rattachent-ils
au réseau du communisme international ?-Les partis commu­
nistes occidentaux, en particulier le PCF, dans le cas des Ter­
ritoires sous mandat français, n’ont-ils pas assumé une fonction
particulière, celle d’intermédiaire ? Comment mesurer les rela­
tions de ces partis communistes avec leur environnement, dans
la plupart des cas majoritairement arabe et musulman ? Enfin,
au-delà d’un discours idéologique communiste qui prétend
invariablement s’adresser aux « masses arabes », les minorités,
en particulier la minorité arménienne, ne sont-elles pas au
centre de la formation historique de ces partis et des réseaux
qui, jusqu’à Moscou, forment l’armature de la présence sovié­
tique au Moyen-Orient ?
— 157 —

Un groupuscule de « m inoritaires » : Sp artak

Première tentative pour dépasser les cadres nationaux et


confessionnels, l'apparition des premiers groupes communistes
au Liban puis en Syrie semble le fruit des aspirations de
certains « minoritaires », soucieux d ’affirmer leur sentiment
de solidarité avec la masse des travailleurs syriens. Si ces pre­
mières tentatives sont l’œuvre de groupuscules, du moins,
durant les années vingt, elles n’en restent pas moins révéla­
trices de la vocation internationaliste des minorités. C’est ce
qu’a longtemps souligné l’historiographie soviétique, sou­
cieuse de mettre en évidence un synchronisme avec les débuts
du mouvement syndical. Mais il demeure que la littérature
spécialisée sur l’histoire du parti communiste au Liban men­
tionne dans le récit des origines une ligue communiste, Spar­
tak, fondée par deux Arméniens : Artin Madoyan et Haïga-
zoun Boyadjian.
Si la fondation du groupe Spartak date de 1923, ses ori­
gines immédiates remonteraient à l’année précédente lorsqu’en
1922 se forme à Beyrouth une Union sociale-démocrate des
étudiants hintchaks dont le secrétaire est Artin Madoyan.
L’année suivante, cette Union aurait disparu pour donner
naissance à l’organisation communiste Spartak, implantée à
Beyrouth mais disposant dès cette époque de quelques
« filiales » à travers les Territoires sous mandat français,
notamment à Zahle, Alep et Djebel Moussa et Alexandrette.
Quelle que soit la vocation plébéienne revendiquée par Spar­
tak, ses membres fondateurs sont des lettrés que leur niveau
d ’études et leurs aptitudes intellectuelles initiales destinent
davantage à s’intégrer dans le monde des notables. Au
moment de la fondation de Spartak, Artin Madoyan, futur
dirigeant du PC libanais, est un étudiant en médecine âgé
d’une vingtaine d’années qui fréquente l’université jésuite
Saint-Joseph de Beyrouth, tandis que Haïgazoun Boyadjian a
entrepris des études d’odontologie à Zahleh. Outre leur
commune orientation médicale, les deux fondateurs ont des
origines géographiques communes : la Cilicie. Madoyan, fils
d ’un cordonnier arménien réfugié, est né à Adana ; Boyadjian
est né dans la même région.
— 158 —

Artin Madoyan
Dirigeant du Parti communiste libanais pendant les années
quarante, Artin Madoyan est né le 10 avril 1904 à Adana en
Ciücie. Etudiant à Istanbul, il aurait adhéré à l’Association des
étudiants sociaux-démocrates hintchaks. Dès cette époque, il
aurait entretenu des relations avec Bedik Torossian qui deviendra
un des dirigeants du parti communiste d’Arménie et qui a par­
ticipé à l’insurrection de mai 1920 contre le régime dachnak. Il
rejoint sa famille à Beyrouth où elle s’est réfugiée, dans le courant
de l’année 1922. Bientôt secrétaire de l’Association des étudiants
sociaux-démocrates hintchaks de Beyrouth, il en obtient la dis­
solution à la fin de l’année 1923. A partir d’un noyau ouvrier et
étudiant, il participe à la fondation du groupe Spartak en 1923.
Suspecté par les autorités mandataires à cause de ses activités de
propagandiste communiste, il est arrêté en 1926 et placé en rési­
dence forcée dans la région de Deir ez-Zor. Madoyan fait partie
de la génération des fondateurs du Parti communiste syro-libanais
mais, contrairement aux autres acteurs minoritaires du mouve­
ment communiste en Syrie et au Liban, il parvient à maintenir
sa position au sein de la direction du parti après que le Komin-
tern eut formulé son slogan en faveur de l’« arabisation » et
délégué un maître d’œuvre pour le réaliser, Khaled Bekdash.
Dans ses Mémoires, il évoque l’éviction des minoritaires à partir
de 1933 et souligne que la génération des « anciens » a été déli­
bérément éloignée par Khaled Bekdash dans un souci de « renou­
vellement des cadres ». Il précise également que les rivalités per­
sonnelles au sein de l’appareil dirigeant du parti et l’affirmation
de la personnalité de Khaled Bekdash_sur un mode très stalinien
ont contribué à freiner l’ascension des militants de la première
génération tant chez les éléments arabes qu’arméniens. Mais,
contrairement à la plupart de ses compagnons qui, évincés de la
direction du parti, choisirent en 1946-1947 d’émigrer en Armé­
nie Soviétique, Artin Madoyan reste au Liban où il est demeuré,
jusqu’aux années soixante-dix, dans le cercle étroit du comité
central du Parti communiste libanais.

Comprenant une quinzaine de membres à Beyrouth au milieu


des années vingt, Spartak semble avoir existé jusqu’à la fonda­
tion du Parti communiste syro-libanais en 1931. Menant une
propagande très active auprès de la communauté arménienne
contre les dachnaks et les ramgavars jugés trop proches de
l'administration mandataire, le groupe Spartak prétend étendre
son activisme en milieu arabe. Ainsi, selon une de ses procla­
mations, « l’unique voie de la sécurité nationale et de la pros-
— 159 —

péri té des Arméniens du Liban, de la Syrie et de tous les pays


arabes, est celle de l’unité de lutte avec les peuples arabes qui
se sont dressés contre l’impérialisme pour leur libération et leur
indépendance 1 ». Bien entendu, cette légitime ambition de
pénétrer dans les masses arabes est sans commune mesure avec
les forces et les moyens réels dont dispose la jeune organisation
communiste. Des contacts sont effectivement attestés avec
l’Arménie soviétique et avec le Parti communiste français, mais
le manque de moyens matériels explique la difficulté de main­
tenir un organe de presse permanent. Le premier journal
communiste arménien, né probablement dans la mouvance du
groupe Spartak, apparaît au Liban en 1925 sous le titre de Nor
Paros (Le nouveau phare). Mais seuls les deux premiers numéros
de ce journal dirigé par Artin Madoyan furent publiés. Une
seconde tentative pour fonder un organe de presse permanent
eut lieu en janvier 1927 mais ne fut pas davantage couronnée
de succès : le journal Spartak, en effet, est imprimé clandesti­
nement à Alep. Si Artin Madoyan a pu apparaître comme
l'initiateur de cette seconde tentative, accompagné de Bedros
Bardizhanian et de Haïgazoun Boyadjian, ce dernier évoque
dans son autobiographie des circonstances légèrement diffé­
rentes : « Dans la ville de Raqqa, près de Der Zor, moi et quatre
de nos camarades commençâmes à publier le journal Spartak
que l’on envoyait dans toutes les villes de Syrie et du Liban
mais nous fumes arrêtés et expédiés à Atmos dans la région de
Lattaquie 2. » Soumis à des poursuites incessantes et à de sévères
mesures d ’interdiction, le journal Spartak ne parvint pas à
dépasser le deuxième numéro. Le premier fut consacré à l’an­
niversaire de la révolution russe de 1905. Le second, consacré à
la mort de Lénine, proclamait pour l’occasion cette formule
enthousiaste : « Lénine est mort. Vive le léninisme ! »
La brève existence de cet organe et son caractère arménien
montrent assez les difficultés auxquelles se heurtèrent ces inter­
nationalistes convaincus dans leurs tentatives d ’Agit-prop
auprès des populations arabes. Soumis par ailleurs à une étroite
surveillance de la part des autorités françaises, les leaders du
groupe Spartak passèrent le plus clair de leur temps à être

1. Jacques Couland, Le mouvement syndical au Liban, 1919-1941, Paris,


1970, p. 119-120.
2. ACEDOSPRA, Fonds 1, Inventaire 67, Dossier 119.
— 160 —

arrêtés ou assignés à résidence dans les régions les plus inhos­


pitalières de Syrie. Il reste que, dans le contexte minoritaire, ce
souci d aller vers les masses arabes comme jadis, en Russie, les
narodniki allaient au peuple, constitue un phénomène original.
L’autobiographie de Boyadjian témoigne de l’état d’esprit des
précurseurs du Parti communiste syro-libanais : « En 1925,
commença la révolution anti-impérialiste syrienne contre les
Français. Je revins à Beyrouth où j’ai organisé un comité de
travailleurs communistes. Ce comité diffusait la propagande
parmi les masses arabes musulmanes contre les soldats français
et nous faisions des meetings, etc. Mais je fus arrêté avec
d ’autres membres et jeté en prison. Quatorze mois plus tard,
grâce à Laide du Parti communiste français, nous fûmes tous
libérés. A la fin de l’année 1926, je me rendis à Damas et
commençais mon travail qui consistait à organiser des groupes
communistes parmi les Arabes. Je suis resté à Damas jusqu’en
1931 où je parvins à organiser plusieurs groupes commu­
nistes 1. » Plusieurs détails concernant la période des années
vingt méritent en effet d ’être retenus des souvenirs de Boyad­
jian. Les rapports privilégiés avec le PCF par exemple sont
typiques des formations communistes nées dans l’Empire colo­
nial français. Mais le comité central du groupe Spartak, formé
probablement vers 1925, et dont fait partie Artin Madoyan,
s’est attaché précocement à devenir une organisation affiliée
directement au Komintern.
Quoiqu’il n’existe pas, avant le début des années trente, un
parti communiste au sens propre du terme en Syrie et au Liban,
les relations avec le Komintern sont effectivement attestées dès
1925. Les instructions du Komintern adressées aux groupes
communistes de Syrie et du Liban sont d’ailleurs significatives
de ce contexte : elles encouragent le travail « illégal » et la
« conspiration » révolutionnaire et recommandent des tactiques
différentes, dans les Territoires sous mandat français, selon les
régions. Ainsi, au Liban, considéré comme un pays avancé, le
Komintern recommande le mot d ’ordre de la « guerre au féo­
dalisme » qui, selon les experts moscovites, ne manquera pas
de dresser les paysans et les ouvriers contre les notables et les
grands propriétaires. En revanche, dans les régions où la struc­
ture traditionnelle, clanique et « féodale » du pouvoir politique

1. Ibid.
— 161 —

a encore une forte emprise comme dans le djebel Druze par


exemple, le Komintern recommande de se garder d ’attaquer le
système féodal, encore trop fortement établi dans le pays, et il
convient donc de faire vibrer la corde nationaliste pour surex­
citer la haine contre l’étranger. Par ailleurs, le Komintern pré­
conise l’embauche en Syrie et au Liban d’ouvriers arabes venant
d ’Egypte, car ils sont de bons propagandistes, ainsi que la mise
en œuvre d ’une tactique révolutionnaire qui consiste à former
un petit noyau bien instruit plutôt que de multiplier les adhé­
sions. En ce qui concerne les revendications à inscrire au pro­
gramme communiste, Moscou donne les indications suivantes :
élection au suffrage universel d’une assemblée représentative,
égalité des deux sexes, droit de vote pour les femmes, liberté
absolue de la presse, abolition des biens wakfs et annulation des
dettes des ouvriers et des paysans. Ce programme de revendi­
cations démocratiques dépassait largement le cadre étroit de la
communauté arménienne et nécessitait une ouverture plus large
du côté des Arabes. Le premier groupe communiste arabe fit
son apparition à Beyrouth, le 27 octobre 1924, lors d’une réu­
nion rassemblant Youssef Yazbek, Farid Dehmen, Elias Gacha
Amine, Boutros Hachemine et Fouad Chemali, futur secrétaire
général du Parti communiste syro-libanais de 1928 à 1933 et
solide garant de l’« arabisme » de ce dernier. Le Parti populaire
libanais fondé en 1924 donnera naissance au Parti communiste
syro-libanais en 1925 lorsque le groupe Spartak, dirigé par
Artin Madoyan, se fond en une seule organisation, affiliée offi­
ciellement au Komintern, seulement à partir de 1928. Bien
entendu, l’origine en grande partie minoritaire du mouvement
communiste en Syrie et au Liban, le rôle de premier plan joué
par des Arméniens comme Artin Madoyan, Haïgazoun Boyad-
jian ou plus tard Hagop Ter Petrossian (père de l’actuel prési­
dent de l’Arménie), est aux yeux des dirigeants communistes
un péché originel que la politique d’« arabisation », application
locale du mot d’ordre soviétique en faveur de 1*« enra­
cinement », tentera d’effacer au cours des années trente. Néan­
moins, ces Arméniens, éminences grises à qui leur origine inter­
dira parfois d ’occuper des fonctions de premier plan au sein du
Parti communiste syro-libanais, ont donné une impulsion ini­
tiale qu’il est nécessaire de souligner. Enfin, c’est Haïgazoun
Boyadjian qui introduisit fortuitement, en 1930, dans le parti
communiste, un jeune étudiant de Damas, âgé de 18 ans, Kha-
— 162 —

led Bekdash. Ce dernier, futur dirigeant stalinien du Parti


communiste syrien, était lui-même dorigine kurde...

Khaled Bekdash
Khaled Bekdash est né en 1912 à Damas dans une famille
kurde. Inscrit en droit à l’Université de Damas, il doit inter­
rompre ses études en raison de ses activités politiques et de ses
démêlés avec les autorités françaises. D abord militant au Bloc
national, il adhère au Parti communiste syro-libanais en 1930 où
il est immédiatement remarqué par N. Litvinski, agent local du
Komintern chargé de former les cadres du parti. Envoyé à Moscou
pour étudier à la KUTV, Bekdash est de retour à Damas en 1932.
Il réussit à écarter l'opposition de Fuad Chemali et devient, en
1933, secrétaire général du Parti communiste syro-libanais,
assisté dune nouvelle équipe composée vde Artin Madoyan,
R. Ridha, Nicolas Chaoui et F. el-Helou. A propos des origines
de Khaled Bekdash et du sentiment personnel de ce dernier,
Maxime Rodinson écrit : « Il lui arrivait d’oublier son rôle de
chef arabe. Un handicap était constitué en effet par son origine
kurde. Ce n était pas tragique en soi. La société arabe est fort
assimilatrice. Beaucoup de Kurdes ou de demi-Kurdes arabisés
entre autres ont joué un rôle politique important, même dans le
cadre du nationalisme arabe, sans quon songeât à leur reprocher
leur origine, mais il fallait au minimum mettre l’accent sur
l’assimilation, non sur l’origine. Or, son orgueil inné et sa volonté
de puissance poussaient Khaled, quand son contrôle de lui-même
se relâchait sous l’effet de l’alcool, à mettre en avant son kur-
disme, à se vanter de son “ aryanisme ” par rapport aux
“ Sémites ” arabes qui l’entouraient. C’était une “ supériorité ” de
plus. Telle était l’influence diffuse des doctrines racistes, surtout
sur les personnalités qui pouvaient s’en servir pour se rehaus­
ser 1. »

Les connexions avec le P a rti communiste de P alestin e :


le rôle des J u if s de R ussie et d ’Europe centrale

Les communistes juifs en particulier, ceux qui étaient ori­


ginaires de Russie, jouèrent également un rôle de premier plan
dans la fondation du Parti communiste syro-libanais. « Le rôle

1. Maxime Rodinson, « Les problèmes des partis communistes en Syrie et


en Egypte », art. cité, p. 420.
— 163 —

de premier plan, joué par ces Juifs européens du Komintern,


dans la fondation et la définition de la ligne politique des partis
communistes arabes, a longtemps compromis 1*image que ces
partis voulaient offrir : champions de l’indépendance nationale
et de l’unité arabe. Et la prise en main, à partir de 1928, de la
direction des PC arabes par des nationaux n’a pu dissiper les
suspicions des milieux nationalistes arabes que pour une courte
durée l. » Dans la période confuse qui précède la création du
Parti communiste syro-libanais, il convient de mentionner le
nom de quelques kominterniens, tous Juifs originaires d’Europe
centrale : Yacob Tepper, W olf Averbach, N. Litvinski et Joseph
Berger. Ce dernier, personnage essentiel du réseau moyen-orien­
tal du Komintern pendant les années vingt à trente, est investi,
en tant que dirigeant du Parti communiste de Palestine, d’une
mission à Beyrouth en novembre 1924 pour aider à la création
d ’une entité communiste ou tout au moins d’une cellule affiliée
au PC de Palestine. C’est, en effet, le réseau constitutif de ce
dernier qui fournit l’armature des connexions extérieures du
Parti communiste syro-libanais, même si l’interlocuteur de
Joseph Berger, Ibrahim Yazbek, refuse au départ ce lien de
dépendance.
Ainsi, tout au long des années vingt, le Parti communiste
syro-libanais est en relations constantes avec les représentants
du PC palestinien devenu, paradoxalement, le front offensif du
Komintern au Moyen-Orient. La mission de Berger, « l’agent
le plus actif de tout l’Orient » selon les services de renseigne­
ments français, est connue dans ses grandes lignes. Ju if polonais,
apparu au début des années vingt en Palestine après d’incessants
déplacements entre Moscou et Paris, il arrive dans les Territoires
sous mandat français à la fin de l’année 1924 et débarque à
Beyrouth en octobre. Mandaté par le Komintern pour étudier
la situation économique et politique en Syrie, il devait égale­
ment rendre compte de l’action des communistes syriens et ten­
ter de les regrouper en une organisation susceptible d’adhérer
aux vingt et une conditions du Komintern. La mission de
Joseph Berger intervient après la réunion du Ve congrès du
Komintern (juin-juillet 1924), où il avait été délégué comme
représentant du Parti communiste palestinien et des groupes

1. Majed Nehme, « Le Parti communiste syrien », Communisme, 1984,


p. 112-113.
— 164 —

communistes syriens et égyptiens. C’est donc, vraisemblable­


ment, conformément aux directives du Komintern qu’il établit
les premiers contacts avec les communistes syriens. Joseph Ber­
ger, muni de la demande officielle de la reconnaissance du Parti
communiste syrien et d ’une lettre du parti palestinien adressée
au comité de Vienne, repartit de Beyrouth, le 7 décembre 1924,
à bord du vapeur Szcilia, via Haïfa et Alexandrie, vers une des­
tination inconnue, entre « Naples et Moscou »...
D ’autres agents du Komintern comme Abouzyam (W olf
Averbach) paraissent avoir joué un rôle d ’agent de transmission,
par l’intermédiaire du Parti communiste de Palestine. Aver­
bach, Ju if russe issu de l’aile gauche du Poale Zion, arrive en
Palestine en 1922 et devient un des principaux dirigeants du
parti communiste local. On le trouve à Beyrouth en
octobre 1925. A l’origine, cette mission avait pour but de
prendre des contacts avec les insurgés du djebel Druze et
notamment avec Sultan El Attrache. Par la suite, on le retrouve
responsable auprès du département de l’Orient du Komintern
où il aurait contribué à l’élaboration de la doctrine de l’enga­
gement communiste dans le mouvement arabe.
Enfin, les origines du Parti communiste syro-libanais doivent
également être recherchées dans les connexions établies préco­
cement avec les groupes communistes formés dans la commu­
nauté juive en Egypte au début des années vingt. Un des pre­
miers communistes libanais, futur dirigeant du parti, Fouad
Chemali, fils d’un pauvre paysan du_village de as-Suhailah, au
nord-est de Beyrouth, d ’origine maronite, fut converti au
communisme par Joseph Rosenthal. Ce dernier, un Ju if origi­
naire de Russie, commerçant joaillier à Alexandrie, est un per­
sonnage essentiel du communisme égyptien ou tout au moins
des divers groupuscules qui le composent. Fondateur du Club
communiste et du Groupe d ’études sociales, il est le père de
Charlotte Rosenthal, une ardente révolutionnaire, étudiante à
la KU TV , devenue l’épouse d ’Avigdor, agent du Komintern en
Egypte. Au début des années vingt, Chemali aurait vécu à
Alexandrie où il dirige, en 1922, le Parti des travailleurs liba­
nais qui fut associé à l’organisation de Rosenthal. Arrêté, puis
expulsé par les autorités britanniques du territoire égyptien,
c’est en rentrant à Beyrouth qu’il fit la connaissance de Ibrahim
Yazbek, que Joseph Berger contactera lui-même lors de son
voyage à Beyrouth en 1924... Ce complexe réseau dont on
— 165 —

retrouve la plupart des membres dans l’histoire du^ Parti


communiste palestinien et des groupes communistes en Egypte
est l’exemple même du réseau minoritaire qui constitue la base
de ces partis. Cette structure, ne convenant évidemment pas
aux aspirations kominterniennes à embraser les masses arabes,
a entraîné un décalage constant entre le discours et la réalité,
aspect dont W olf Averbach a témoigné personnellement à pro­
pos du Parti communiste de Palestine. Evoquant sa composition
presque entièrement juive, il aurait déclaré que « le principal
défaut dont notre parti était affligé, était en fait que nous étions
tous Juifs. Il est vrai que le parti progressa ensuite de façon
significative parmi les Arabes, mais ces progrès ne se réalisèrent
que très lentement. N i le Komintern, ni la plupart d’entre nous
n’étions satisfaits des résultats. A chaque fois que nous pensions
faire quelque chose, nous étions confrontés à la nécessité impé­
rieuse d’avoir parmi nous un plus grand nombre de membres
arabes. C’est en tout en cas l’opinion du Komintern 1 ». Cette
nécessité vitale de sortir du carcan minoritaire pèsera aussi lour­
dement sur l’évolution et les mots d’ordres du parti communiste
de Syrie et du Liban, lorsque à partir des années trente le slogan
en faveur de l’« arabisation » tentera de remédier au « syndrome
minoritaire », maladie infantile du communisme au Moyen-
Orient.

Le P a r ti communiste de Syrie et du L ib an
à la fin des années vingt :
structures internes et relations extérieures

Ce n’est qu’en 1928 que le parti est officiellement affilié au


Komintern et que les efforts du parti sont portés, non sans
difficultés, sous la conduite de Fouad Chemali, sur l’organisa­
tion interne et la formation idéologique des militants. Cepen­
dant, les effets d’une relation désormais directe avec les diverses
instances du Komintern ne semblent pas s’être fait sentir immé­
diatement. Les documents conservés dans les archives montrent
au contraire la division et le désarroi des dirigeants locaux. En
1929, le rapport d’un certain Hassan au département de
l’Orient du Komintern évoque les difficultés et les conflits affé­

1. Cité dans Hanna Batatu, op. cit., p. 384.


— 166 —

rents à l'organisation du Parti communiste syro-libanais. Celui-


ci doit-il se concentrer sur le travail « légal » ou, au contraire,
affirmer sa vocation révolutionnaire ? En tout cas, ce mystérieux
Hassan semble tout à fait opposé aux nouvelles orientations du
parti et à la direction de Fouad Chemali : « Je dois dire, cama­
rades, que cet esprit réactionnaire et très retardataire vient de
ce que le parti s'accroche à la légalité ainsi qu'à une théorie
petite-bourgeoise sur le caractère de la révolution en Syrie et
du rôle que doit y jouer le prolétariat. Pendant le IVe congrès,
nous avons eu une chaude discussion sur la question : doit-on
faire connaître le parti en parlant ouvertement en son nom 1 ? »
Cette résurgence du vieux débat sur les « révolutionnaires
professionnels » semble, d'après le ton vindicatif de ce rapport,
cacher une rivalité de personnes consécutive à l'expulsion de
Youssef Yazbek des rangs du parti et à son remplacement par
Fouad Chemali, militant d'origine ouvrière dont la présence est
jugée davantage souhaitable à la direction du parti. Quelles que
soient ses motivations, le rapporteur de la question syrienne
devant les « orientalistes » du Komintern réaffirme la nécessité
d’établir une liaison entre le travail « légal » et « illégal » et
évoque les grandes lignes de la réorganisation du Parti commu­
niste de Syrie et du Liban : il convient, selon lui, de transporter
le centre du parti dans les localités industrielles, d'organiser une
liaison durable avec le Komintern, de procéder « à une révision
de la ligne des camarades » grâce à la création de cellules
d ’entreprise, de fonder un hebdomadaire êti enfin, d'orienter les
activités du parti vers la paysannerie, les paysans pauvres, les
ouvriers agricoles, les bédouins ayant été totalement délaissés
jusque-là. Bien entendu, ces propositions font apparaître en
creux les lacunes de l'organisation communiste locale dont tout
indique qu'elle survit dans un certain état d'isolement à la fin
des années vingt. Pour y remédier, le Komintern semble dési­
reux, à cette époque, de rassembler les organisations commu­
nistes arabes en une structure unique. C'est du moins ce que
laisse supposer une question posée à Hassan sur la Fédération
communiste arabe et à laquelle celui-ci répondit : « J'ai eu un
point de vue opposé à cette Fédération, mais comme je l’ai déjà
expliqué dans le rapport écrit, je pense que la réalité a prouvé
la fausseté de mon point de vue. Je pense maintenant qu’on

1. CRCEDHC, Fonds 495, Inventaire 154, Dossier 375, f*. 5-24.


— 167 —

doit organiser cette Fédération, lui donner à diriger les partis


communistes de ces pays. » Il semblerait que ce projet de Fédé­
ration ne fut pas réalisé. Mais des tentatives pour former une
entité capable de lutter contre l’impérialisme dans un cadre
panarabe virent effectivement le jour deux ans plus tard, lors-
qu’en 1931 le Parti communiste syro-libanais et le Parti
communiste de Palestine se réunirent en congrès afin d’adopter
une résolution commune conforme aux thèses du VIe congrès
du Komintern (juillet-septembre 1928) relatives à la lutte
contre les bourgeoisies nationales. La plate-forme adoptée à
l’issue de cette rencontre, « unique dans les annales du mou­
vement communiste arabe 1 », fut publiée en janvier 1933.
Un autre aspect des relations externes du Parti communiste
syro-libanais au cours des années vingt concerne la liaison - en
réalité intermittente - avec le PCF, en particulier avec sa section
coloniale. Interrogé sur l’état des relations du Parti communiste
syro-palestinien avec le PCF, Hassan s’exprime de la façon sui­
vante : « C’est une question qui a une grande importance et
dont on doit parler, non seulement maintenant, mais toujours.
Nous étions détachés complètement du PCF ; les camarades
français qui étaient ici nous l’ont dit dernièrement, ce n’est pas
seulement la faute du PCF mais aussi la nôtre. Je pense qu’une
liaison avec le PCF nous aidera à développer un bon travail.
Dans l’armée, pendant la révolution, nous avions la liaison avec
le PCF. Il y a eu une distribution de tracts et nous sommes
arrivés à obtenir quelques résultats 2. » Dans la naïveté et la
simplicité touchantes de ces propos, sont évoqués des faits qui
paraissent exacts. La liaison entre les communistes syriens et le
PCF ne semble avoir été effective au cours des années vingt
qu’en 1925-1926, à un moment où, ayant établi un parallèle
entre la guerre du R if et la répression de l’insurrection du djebel
Druze, le PCF mène une vigoureuse campagne contre le colo­
nialisme. L’exaltation du nationalisme arabe, le bombardement
de Damas par le général Sarrail le 20 octobre 1925, symbole de
la violence de l’impérialisme français, ne créaient-ils pas les
conditions d ’une véritable « révolution syrienne » ? C’est en
tout cas dans la période 1925-1927 que les rapports avec le
PCF semblent le mieux attestés. Mais, selon un travers devenu

1. Majed Nehme, art. cité, p. 113-


2. CRCEDHC, Fonds 495, Inventaire 154, Dossier 375, f". 5-24.
— 168 —

récurrent, cette liaison, loin de se réaliser directement,


emprunte à nouveau un canal minoritaire, celui des groupes
communistes d'Egypte. Il semble, en effet, qu'une autre figure
centrale du communisme moyen-oriental de cette époque, Char­
lotte Rosenthal, ait servi d'intermédiaire, en 1926 et en 1927,
entre certains membres du parti en France et les syndicats
syriens. Ainsi aurait-elle été.chargée à plusieurs reprises de
remettre des sommes envoyées de France aux représentants du
mouvement syndical syrien. Mais l'aide financière du PCF n'a
jamais été très considérable. Hagop Ter Petrossian, membre du
bureau politique du Parti communiste syro-libanais de 1929 à
1934, confirme d ’ailleurs que l'aide du PCF était davantage
d'ordre moral que matériel. Il indique notamment que les
maigres fonds qui parvenaient au Parti communiste syrien pro­
venaient de Vienne et transitaient par le Parti communiste alle­
mand. Néanmoins, en ce qui concerne les liens avec le PCF,
Hagop Ter Petrossian mentionne la visite, en 1931, du député
communiste André Berthon, militant de la cause anticoloniale
qui, l'année précédente, avait été envoyé dans les pays balka­
niques en tant que représentant du Secours rouge international.

Un tournant dans Vhistoire du 'P arti communiste


syro-liban ais : l farab isatio n

Dans la stratégie du Komintern, 1933 est « l'année tour­


nant ». Contre le fascisme qui monte en Europe avec l'arrivée
de Hitler au pouvoir, Staline fait adopter au Komintern la stra­
tégie et la tactique d’un Front uni, substitué au mot d ’ordre
« classe contre classe » et qui prend en 1935 le nom de Front
populaire. L'année 1933 constitue aussi un tournant décisif dans
l'histoire du Parti communiste syro-libanais. C ’est en effet à
partir de cette date que le parti semble plus étroitement lié aux
dirigeants moscovites et qu’il commence à entreprendre une
réforme intérieure qui a précisément pour but d'« arabiser » le
parti, d'étendre son influence aux « masses » et, par là, de pal­
lier les défauts inhérents à ses origines minoritaires. Le retour
de Khaled Bekdash en 1933, après son séjour moscovite où il
poursuivit son cursus à la KU TV, coïncide bien avec les nou­
— 169 —

velles orientations : Bekdash succède immédiatement à Chemali


à la tête du parti dont la nouvelle direction a été formée dans
sa quasi-totalité à Moscou. A l'exception d’Artin Madoyan qui
ne parvint jamais à maîtriser la langue arabe, la nouvelle direc­
tion du parti ne comporte plus de minoritaires : signe des
temps, Hagop Ter Petrossian ne fait plus partie du bureau poli­
tique à partir de 1934. Désormais, le Parti communiste syrien
concentre ses efforts sur le prosélytisme auprès des masses arabes
et sur le travail idéologique, ce qui amène Khaled Bekdash à
traduire en arabe quelques classiques du marxisme-léninisme
comme Le Manifeste ou encore plusieurs textes de Staline dont
Le marxisme et la question nationale.
Mais quelles furent au juste, du point de vue de l’histoire
des minorités et de l’organisation interne du parti, les effets de
« l’arabisation » ? Version moyen-orientale des slogans en
faveur de la « bolchevisation » et de l’« enracinement » du parti
dans les républiques de l’URSS, l’arabisation est un mot d’ordre
commun à la plupart des partis communistes du Moyen-Orient,
en particulier du PC syrien et du PC de Palestine. Les archives
de la K U TV regorgent, à partir du début des années trente, de
déclarations théoriques sur la nécessité de l'arabisation des par­
tis communistes dont, paradoxalement, les avocats sont eux-
mêmes parfois des « minoritaires ». Quels furent ses effets sur
le Parti communiste syrien ? Cette mesure, une fois adaptée et
mise en application, signifiait-elle, pour les instances diri­
geantes du Komintern, l’abandon de toute politique « minori­
taire » ?
La nouvelle fonction de Khaled Bekdash à la tête du Parti
communiste syrien semble correspondre aux nouvelles orienta­
tions du Komintern. En août 1933, ce dernier aurait pris un
certain nombre de décisions importantes concernant la direction
du Parti communiste syrien et ses méthodes de propagande
résumées ainsi par le haut-commissaire français, le comte de
Martel. Le comité central du parti doit être transféré de Bey­
routh à Damas et comporter une majorité d'Arabes ; désormais,
la propagande écrite devra être rédigée en arabe et refléter le
sentiment national arabe. Selon le haut-commissaire, ces chan­
gements devraient ainsi « entraîner des conséquences impor­
tantes car jusqu’ici les doctrines communistes ne se sont pas
développées parmi les éléments arabes. Quelques chefs natio­
nalistes ont pu être parfois en coquetterie avec la IIIe Inter­
— 170 —

nationale dans laquelle ils ont vu un allié éventuel mais jus­


qu’ici les Arabes, aussi bien chrétiens que musulmans, ont été
réfractaires au parti communiste et à ses disciplines. Beaucoup
plus perméables se sont trouvés être les Arméniens de Syrie et
du Liban et les Juifs de Palestine. Les uns comme les autres
savent se soumettre à une discipline de parti et des liens étroits
unissent beaucoup d’entre eux à leurs compatriotes de l’URSS.
Grâce à ces circonstances, le communisme est parvenu à consti­
tuer parmi les Arméniens et les Juifs des noyaux agissants et
de stricte obédience 1 ». Dans ces conditions, comment furent
reçues les instructions visant à l’arabisation du parti ? Le rap­
port rédigé par le haut-commissaire indique qu’une réunion
rassemblant tous les délégués communistes de toutes les villes
de Syrie et du Liban se tint, en octobre 1933, pour informer
l’ensemble des militants des nouvelles décisions prises par le
Komintern. Selon le même rapport, ces dernières auraient sus­
cité une vive opposition notamment auprès des militants et des
cadres non arabes tels que N . Litvinski et son épouse Ita, Zadik
Dadourian et Hagop Ter Petrossian « qui dirigeaient l’opposi­
tion et combattirent vigoureusement les projets de Moscou »
pour des raisons qui ne sont pas précisées. Cependant, interrogé
sur ce même épisode et sur la question de l’arabisation du Parti
communiste syrien pendant les années trente, Hagop Ter
Petrossian porte —cinquante ans plus tard il est vrai —un juge­
ment tout à fait différent. S’il reconnaît volontiers que ce sont
les Arméniens qui ont fondé le Parti communiste syrien, il
affirme en revanche n’avoir jamais pris de position hostile à
l’arabisation du parti pas plus que l’ensemble des communistes
arméniens de cette époque. D ’après lui, cette réputation d’Ar-
ménien « antiarabe » lui aurait été attribuée ultérieurement,
pour des raisons politiques. Comme un grand nombre de mili­
tants arméniens, liés par des sentiments particuliers à l’égard
de l’Arménie soviétique, il fut accusé d’appartenir à l’opposition
hostile à l’arabisation. En tout cas, il est licite de supposer que
l’arabisation a fourni un prétexte local aux purges effectuées au
sein de l’appareil dirigeant du parti.
Quels que soient les détails de cette affaire, il est clair qu’à
partir de 1933 le Komintern tente de mettre en œuvre une

1. MAE Nantes, BEY 573, rapport rédigé par D. de Martel sur le Parti
communiste syrien, 22 juin 1934.
— 171 —

politique pro-arabe qu'une présence trop évidente des minori­


taires au sein des instances dirigeantes du parti pouvait compro­
mettre. Mais le parti communiste pouvait-il ouvertement se
faire le chantre du nationalisme arabe ? Selon D. de Martel, qui
n’est peut-être pas le meilleur analyste en la matière, « la ques­
tion se posait pour lui de savoir comment il pouvait se servir
du nationalisme arabe dont il n’hésite pas à malmener vigou­
reusement les chefs “ bourgeois ” dans ses tracts de propagande.
Le rôle délicat, qui consiste à utiliser les nationalismes orientaux
à des fins de propagande tout en conservant sa pureté au parti
communiste proprement dit, a été dévolu à une section du
Secours rouge 1 ». Cette organisation satellite permettait en
effet, sous une étiquette apolitique et humanitaire, de concilier
les divers courants nationalistes arabes. La création d’une section
syrienne aurait été décidée en novembre 1933 lors du congrès
international du Secours rouge tenu à Moscou, où le Parti
communiste syrien avait envoyé Elias Chatila en tant que
délégué. En janvier 1934, une réunion tenue sous la présidence
de Khaled Bekdash procéda à l’élection d’un comité du Secours
rouge. La création de ce comité aurait ainsi permis aux commu­
nistes syriens d’entrer en liaison avec des leaders nationalistes
arabes et de former un « Front unique contre l’impérialisme ».
Cette dernière initiative aurait donné naissance à une nouvelle
organisation Bahse el Kaoume (Résurrection nationale) asso­
ciant à la fois des membres du Secours rouge et des nationa­
listes. Selon Damien de Martel, ce comité aurait été constitué
de Adnan el-Atassi, Taha Sawaf, Rachid Pharaon, Feriz el-
Malek, Izeddin, Chaker el-Ass, Cheikh Abdul Mejid el-Khetib.
Cependant, les avancées de l'arabisation furent-elles signifi­
catives au sein du Parti communiste syrien ou de ses
organisations satellites ? A cet égard, D. de Martel remarque
que « malgré la prépondérance donnée aux Arabes dans le
comité central, les Arméniens continuent de jouer un rôle des
plus actifs au sein des organisations communistes ou assimilées.
Cette participation constitue un des principaux motifs des riva­
lités ardentes qui divisent la communauté arménienne2 ».
Ainsi, en dépit des tentatives menées en faveur de
l’« arabisation » du parti, le Parti communiste syro-libanais

1. Ibid.
2. Ibid.
— 172 —

recrute encore la plupart de ses militants et de ses adhérents


parmi les minorités chrétiennes et notamment parmi les Armé­
niens où la propagande communiste est d ’ailleurs utilement
relayée par plusieurs organisations satellites. En Syrie et au
Liban, le H O G fut la plus active d ’entre elles et s’emploie à
diffuser une image idéale de l’Arménie soviétique susceptible
d ’attirer les candidats à l’immigration (nerkaght). Ainsi, sous
une étiquette apolitique et humanitaire, l’influence du groupe
arménien du Parti communiste syro-libanais continue à s’exer­
cer sur la communauté arménienne de Syrie et du Liban jusqu’à
ce qu’une mesure d ’interdiction totale vienne mettre un terme,
à la fin de l’année 1933, aux activités du H O G dans les Ter­
ritoires sous mandat français.
Dans un monde marqué par les clivages communautaires, le
rôle politique des minorités, en particulier dans la formation
du courant communiste, s’explique par l’attrait indiscutable
qu’a exercé le communisme en tant que mode d’expression poli­
tique égalitaire dans un environnement majoritairement arabe
et musulman. En Syrie et au Liban, et dans le monde arabe en
général, l’idéologie communiste est apparue comme une doc­
trine exogène dont le succès ne s’est révélé que sur le seul ter­
rain minoritaire. L’exemple des Arméniens en particulier
montre qu'ils ont joué à cet égard un rôle d’avant-garde, et cet
aspect n’a pas manqué d’être souligné par l’historiographie
soviétique, notamment pendant la période brejnevienne, car il
permettait de flatter le sentiment de fien^ nationale des Armé­
niens tout en soulignant leur loyauté à l’égard de l’Union sovié­
tique. Sans représenter une tendance majoritaire au sein de la
diaspora arménienne, les communistes arméniens ont ainsi joué
un rôle essentiel dans les réseaux minoritaires. Ils ont constitué
au Proche-Orient l’armature d ’une influence soviétique qui
demeure certes diffuse pendant la décennie précédant la seconde
guerre mondiale.

ENTRE SIONISME ET ARABISATION


LES ÉMISSAIRES DU KOM INTERN EN PALESTINE

À cause de son rôle fondamental dans l’histoire du mouve­


ment communiste au Moyen-Orient, le Parti communiste de
— 173 —

Palestine mérite une attention particulière. Premier parti du


Moyen-Orient reconnu par le Komintern, ses agents jouent un
rôle primordial dans la mise en place des partis communistes
« frères » comme ce fut le cas en Syrie et au Liban. Presque
intégralement constitué par des Juifs —du moins à ses débuts —,
ce parti est confronté, dans la Palestine sous mandat britannique
de l’entre-deux-guerres, à des questions contradictoires. Alors
que le Parti communiste palestinien est historiquement issu de
l’aile gauche du Poale Zion, quelle doit être son attitude par
rapport au sionisme et à l’émergence du mouvement national
arabe ? Les prises de position d ’abord changeantes puis ferme­
ment antisionistes du Komintern susciteront un véritable
dilemme parmi les militants juifs, notamment au moment de
l’arabisation, version moyen-orientale de la tactique de
l’« enracinement » (korennizacija). Dès lors, que devient le
mythe révolutionnaire judéo-arabe ?
L’histoire du mouvement communiste en Palestine a de nom­
breux spécialistes et a suscité depuis longtemps des études non
moins nombreuses, oeuvres d’historiens juifs et arabes. La
démarche adoptée ici consiste à rechercher dans les étapes de
l’évolution du mouvement communiste en Palestine les aspects
qui éclairent la stratégie adoptée par l’URSS à l’égard des mino­
rités du Moyen-Orient. Cette approche invite tout d’abord à
rappeler les grandes lignes doctrinaires qui sous-tendent la per­
ception de la question juive par les bolcheviks et dont les ori­
gines remontent au grand débat sur la question nationale
commencé au début du siècle chez les socialistes, en particulier
au moment de la rencontre entre le marxisme et le monde orien­
tal. Sur cette question, l’héritage des pères fondateurs, Marx et
Engels, était pauvre. Pour Engels, les Juifs constitueraient une
société orientale parmi d ’autres, « une petite tribu de bédouins
que les conditions locales, l’agriculture et tout le reste ont placé
en opposition par rapport aux autres bédouins 1 ». Devant
l’indigence d ’une telle réflexion, les épigones les plus enthou­
siastes ne pouvaient qu’être plongés dans un embarras extrême.
La question juive fait partie intégrante de la réflexion engagée
sur la question nationale et coloniale depuis la période précé­
dant la révolution de 1905 jusqu’au déclenchement de la pre­

1. Lettre de Engels à Marx, mai 1853, dans Karl Marx, On C olonialism


New York, S. Avineri, 1968, p. 425.
a n d M odem ization,
— 174 —

mière guerre mondiale. Lors du débat sur l’autonomie nationale


et culturelle extraterritoriale qui oppose Lénine aux austro-
marxistes, la question de la Palestine est brièvement évoquée.
Selon Kautsky qui était la grande autorité marxiste en matière
de question nationale avant 1914, la seule possibilité révolu­
tionnaire en Palestine était une révolution de type agraire. Mais
la révolution de 1917 et plus encore la déclaration Balfour firent
progresser dans un sens résolument hostile les positions des
bolcheviks. Ces derniers, Lénine et Staline en particulier, consi­
déraient déjà le sionisme comme susceptible de nuire au mou­
vement révolutionnaire en Russie et accusaient les partis sio­
nistes et socialistes juifs d ’être des partis nationalistes
« petits-bourgeois ». Aux Juifs de Palestine et au sionisme en
général, ils opposaient la « résolution » interne de la question
juive dans la future Union soviétique. S’il n’y eut pas de
campagne antisioniste avant 1920, la création dès 1918 des
Evsektsii, du Evkom en janvier 1918 et du Komfarband (une
ligue communiste créée par les anciens leaders du Bund) en
mai 1919, témoignent de la volonté d’encadrer les Juifs de Rus­
sie et de les éloigner du mouvement sioniste. D ’ailleurs, le
20 décembre 1919, le commissariat aux Affaires juives, le
Evkom, fait à ce sujet une déclaration sans ambiguïté selon
laquelle la question juive a reçu, grâce au gouvernement sovié­
tique, une solution définitive. Parallèlement, il faut constater
qu’il existe une corrélation entre l’intensification des attaques
contre le sionisme et le début d’une politique d’ouverture des
bolcheviks envers les Arabes de Palestine. Celle-ci est patente
à partir de décembre 1917 lorsque les bolcheviks lancent leur
appel aux musulmans d ’Orient. Un article de Staline consacré
à ce sujet ainsi que la réunion du premier congrès des commu­
nistes musulmans de Russie en novembre 1918 sont autant de
signes avant-coureurs d’une prise de position pro-arabe en
Palestine. Par ailleurs, le gouvernement soviétique, qui avait
dénoncé les méthodes de la diplomatie secrète, ne manquait pas
de fustiger la politique tsariste expansionniste en Palestine. Les
débuts de la diplomatie soviétique au Proche-Orient et notam­
ment les tentatives de rapprochement avec les kémalistes en
Turquie suscitent une « nouvelle stratégie » visant à un rap­
prochement turco-arabe. Si celui-ci ne se concrétisa guère - et
encore moins sous l’égide des bolcheviks - , l’orientation anti­
sioniste se confirma quant à elle, à partir de 1922, lorsque l’aile
— 175 —

gauche du Poale Zion abandonna définitivement les conditions,


résolument hostiles à la colonisation juive en Palestine, fixées
par les instances exécutives du Komintern pour son adhésion.

L a seconde aliy ah :
a u x origines du P a rti communiste de Palestine

C’est dans le milieu des immigrants juifs d ’origine euro­


péenne et russe qu’il convient de rechercher les racines du cou­
rant communiste en Palestine. Créées par des hommes ayant
appartenu aux cercles marxistes de Russie et à l’aile gauche
scissionniste du Poale Zion, les premières formations politiques
juives sont des embryons de partis ouvriers d ’inspiration à la
fois sioniste et socialiste. Ainsi, dans le courant de la seconde
aliyah qui débute en 1904, l’afflux d ’immigrants, véritables
pionniers socialistes, suscite l’apparition de deux partis ouvriers,
ï’Hapoël Hatasaïr (Le jeune ouvrier) fondé en 1905 et la Poalei
Tsion (Les ouvriers de Sion) fondé en 1906. En marge de ces
petites organisations, gravite également, avant la première
guerre mondiale, un groupe de « sans-parti » désireux de réa­
liser l’union immédiate de tous les travailleurs juifs en une seule
organisation politique et syndicale. A partir de 1917-1919, la
question de la « fusion » constitua une controverse doctrinale
au sein du Yichouv, la communauté juive de Palestine. Cette
fusion, effective en octobre 1919, ne concerna finalement que
les « sans-parti » et l'aile gauche du Poale Zion qui fit scission.
Rassemblant des individus d’origines très diverses, « unis par
une commune référence au marxisme, une admiration sans
bornes pour la révolution d’Octobre, et un désir d’intensifier la
lutte des classes 1 », ce groupe, qui constitue le vivier d’où sor­
tira le Parti communiste palestinien, comprend néanmoins deux
tendances : un courant « précommuniste » de marxistes intran­
sigeants qui évoluera par la suite vers un rejet total du sionisme
et un courant « sioniste prolétarien » de sionistes marxisants.
Une partie de ces militants d’ailleurs, anciens membres du
Poale Zion, avait joué un rôle actif pendant la révolution

1. Alain Greilsammer, Les communistes israéliens, Paris, Presses de Sciences


Po, 1978, p. 22.
— 176 —

d ’Octobre et avait contribué à la création du Parti communiste


juif qui survécut pendant une brève période en Russie.
L’ancêtre du parti communiste apparut néanmoins en Pales­
tine sous la forme d’un Parti des ouvriers socialistes (Mifleget
Poalim Sozialisti, MPS) qui tint son congrès constitutif en
octobre 1920. L’attitude des leaders du MPS vis-à-vis du sio­
nisme, y compris au sein du courant « précommuniste »,
demeure profondément ambiguë. Certains militants, même les
plus hostiles au caractère « missionnaire » du sionisme, tentent
néanmoins de concilier sionisme et socialisme en affirmant que
le sionisme prolétarien relie la réalisation des idéaux sionistes à
la victoire de la révolution socialiste. Cependant, l’ensemble du
MPS montre une vive opposition aux organisations sionistes
mondiales accusées de compromission avec les puissances impé­
rialistes, la Grande-Bretagne en premier lieu, et défend uni­
quement le principe d ’une organisation syndicale commune aux
Juifs et aux Arabes. Mais, dès 1921, le MPS fut dissous et les
autorités mandataires britanniques procédèrent à l’arrestation de
la plupart de ses activistes comme Avigdor ou Meyerson. Parmi
eux, W olf Averbach, fondateur du Parti communiste palesti­
nien, choisit de se rendre en Russie soviétique. La brève histoire
du MPS comporte néanmoins plusieurs traits intéressants.
D ’une part, la plupart des fondateurs, issus de l’aile gauche du
Poale Zion, sont des juifs russes immigrés en Palestine qui ont
milité dans des organisations socialistes dans l’Empire russe ;
d’autre part, la préhistoire du courant communiste en Palestine
a d ’abord constitué un phénomène interne au Yichouv juif, sans
relation directe avec la politique étrangère du gouvernement
soviétique.
Peu après la dissolution du MPS, en 1921, le début de la
« troisième aliyah » a joué un rôle important dans le contexte
qui a favorisé la renaissance d’un courant communiste en Pales­
tine. Composée d’immigrants juifs d’origine russe ayant pour
la plupart participé à la révolution d’Octobre, cette nouvelle
vague d ’immigrants coïncide, en 1922, avec l’installation d ’une
grave crise économique et sociale en Palestine. Ces deux faits
favorisent l’éclosion de petits cercles communisants au sein de
l’extrême gauche de l’Adhout Haavoda (L’union du travail) qui
font l’objet des longs rapports adressés par Avigdor au Komin-
tern. Cependant, la question du sionisme continue à susciter
des dissensions profondes. La tendance majoritaire refusant
— 177 —

l’abandon du sionisme fonde en janvier 1922 le Parti commu­


niste palestinien (Palestinishe Komunistishe Partey, PKP). La
tendance minoritaire, violemment hostile au sionisme, fonde
quelques mois plus tard une organisation rivale, le Parti
communiste de Palestine (Komunistishe Partey fun Palestine,
KPP). Ju sq u ’en juillet 1923, les deux partis se disputèrent la
direction du mouvement communiste en Palestine dont les
effectifs totaux, en 1923-1924, ne dépassaient pourtant pas cent
à cent cinquante membres. L’unification se réalisa paradoxale­
ment sous l’égide de la tendance minoritaire grâce à l’action de
quelques kominterniens comme Joseph Berger ou W olf Aver-
bach, de retour de Russie depuis novembre 1922. L’unité du
nouveau parti (PKP) repose donc sur la base intransigeante de
l’ancienne minorité qui s’était fixé comme objectifs la lutte
contre le sionisme et l’impérialisme britannique. Entre juil­
let 1923 et juillet 1924, des tensions idéologiques au sein du
comité central concernant le sionisme conduisent finalement à
l’émergence d’une nouvelle équipe dirigeante où l’on trouve les
premiers cadres du PKP. C’est sans doute par leur intermédiaire
que le PKP est finalement reconnu par le Komintern en
février 1924, en dépit de son caractère minoritaire et du fait
qu’il est essentiellement constitué de « révolutionnaires juifs
qui n’ont pas eu encore le temps de faire sentir leur influence
sur les masses arabes 1 ».

Les ém issaires du Komintern :


le « réseau » Averbach

Après les mutations intervenues en 1924, le secrétariat du


PKP présente une certaine unité ce qui justifie, dans le cadre
d ’une étude des réseaux minoritaires, l’intérêt d’une démarche
prosopographique. Les membres du secrétariat du PKP sont
bien sûr tous juifs, et issus des mouvements sionistes, en par­
ticulier du Poale Zion russe. Gagnés au communisme soit en
Russie, soit immédiatement après leur arrivée en Palestine au
cours de la seconde et de la troisième aliyah, ce sont des
hommes jeunes âgés en moyenne de 20 à 35 ans, et des recrues
enthousiastes et fidèles du Komintern qui tentent d’appliquer

1. CRCEDHC, Fonds 495, Inventaire 154, Dossier 198, P*. 37-38.


— 178 —

à la lettre ses directives. Membres du Parti communiste pales­


tinien, ils sont aussi les « commis voyageurs » du Komintern
au Moyen-Orient. Arrêtés à plusieurs reprises par la police bri­
tannique, expulsés de Palestine ou appelés en Union soviétique
auprès du Komintern ou de la KU TV, ces « révolutionnaires
professionnels » mènent une existence clandestine, errante et
cosmopolite. Ils remplissent avec intelligence leur mission
d ’expertise pour le département de l’Orient du Komintern et,
sous des pseudonymes divers, ils signent de nombreux articles
consacrés à la situation du Moyen-Orient dans les divers organes
de presse du Kom intera Comme nombre des acteurs de la poli­
tique soviétique au Moyen-Orient, la plupart d ’entre eux
connurent, après avoir été rappelés en URSS entre 1929
et 1932, un destin tragique lors des grandes purges stali­
niennes. Cette génération, qui a constitué le principal réseau
actif de la politique soviétique dans les années vingt et trente
au Moyen-Orient, mérite quelques récits de vie.

Wolf Averbacb
Wolf Averbach est la figure centrale des leaders du PKP de
1924 à 1929 et du groupe des « experts » orientaux du Komin­
tern. Auteur de nombreux articles dans împrekorr et dans Novyj
Vostok sous des pseudonymes divers (« Abousiam », « Haydar »
entre autres), il intervient fréquemment dans l'appareil du
Komintern au cours des années vingt. Né en Russie en 1890,
Averbach est le frère de l’écrivain Alexandre Heshin, ancien diri­
geant du Poale Zion. Jeune adolescent, il prend une part active
à la révolution de 1905 et adhère quelque temps plus tard au
Poale Zion. Soldat de l’armée russe pendant la première guerre
mondiale, il est fait prisonnier par les Allemands puis libéré après
l’armistice ; il semble donc hors du théâtre révolutionnaire pen­
dant l’année 1917. A la fin de la guerre, il rejoint à nouveau le
Poale Zion mais, sensible à l’idéologie des bolcheviks, il devient
le secrétaire de l’aile gauche du Poale Zion en Russie et contribue
à la création du Parti communiste juif (YKP). Lorsque ce dernier
fut confronté à la question de l’adhésion au Komintern, Averbach
apparaît comme l’un des plus fervents partisans de l’adhésion, ce
qui, étant donné les positions du Komintern sur la question juive,
signifiait une rupture totale avec le sionisme. Avant ou après la
dissolution de la Evsektsia, il adhère avec de nombreux' membres
issus du Poale Zion au PCR (b) et prend une part active à l’or­
ganisation de la Droujina et de la Garde rouge. Après avoir par­
ticipé à l'aventure du MPS en Palestine et avoir été expulsé du
— 179 —

pays, il rentre en Russie en 1921. De retour en Palestine en 1922


où il participe au IIe congrès de l’Histadrout, il devient le véri­
table émissaire du Komintern en Palestine et entre dans la vie
clandestine. Il est l’un des artisans de la réunification du PKP en
1923-1924 sur une base radicalement antisioniste et favorable à
l'« arabisation ». Dirigeant du parti communiste de Palestine jus­
qu’en 1929, il est également pendant cette période un des prin­
cipaux agents du Komintern et correspondant de Ylmprekorr. En
apparence, les articles qu’ils y rédigeaient étaient tenus en grande
estime à Moscou. Mais sa disgrâce devint évidente lorsque, de
retour à Moscou en 1929, le Komintern lui reprocha d’avoir mal
dirigé le parti au moment des émeutes en Palestine. Sa carrière
d’expert du Moyen-Orient parvient ainsi rapidement à son terme
et, après un nouvel échec lors d’une mission en Roumanie, il est
relégué à un poste de direction politique d’une station MTS dans
le Nord-Caucase. Arrêté en 1936, il figure parmi les rares indi­
vidus qui parvinrent à échapper momentanément aux purges
mais fut exécuté dans une prison moscovite à l’automne 1941,
au moment de l’offensive allemande contre Moscou. Il fut réha­
bilité en 1957. Stéréotype du révolutionnaire à la fois romantique
et internationaliste, pétri de culture juive et yiddish, Averbach
était un héritier de la tradition des vieux internationalistes du
Bund qui n’eurent jamais une conception territoriale du socia­
lisme juif. Selon Joseph Berger, Averbach « voulait que les jeunes
Juifs russes viennent et transforment la terre de la Bible en une
" dictature du prolétariat ” qui aurait en fait été entièrement
juive, puisque les Arabes étaient encore trop liés à l’islam pour
s’intéresser au communisme 1 ».

Joseph Berger
Joseph Berger-Barzilay apparaît comme le second d’Averbach
à la tête du PKP bien que son nom apparaisse plus fréquemment
dans les archives. Né à Cracovie en 1904 dans une famille juive,
membre de l’Hachomer Hatsaïr, il émigre en Palestine à la tête
d’un groupe de jeunes immigrants. Il se mêle aux activités des
groupes communistes et devient un antisioniste radical. Venu de
l’extrême gauche du courant communiste palestinien et du KPP,
il se joint au PKP réunifié. Berger est envoyé à Moscou à la fin
de 1924 pour assister au plénum du Komintern en tant que
délégué du PKP. Berger ne parlait pas un mot de russe mais
Averbach lui avait donné l’assurance qu’il n’existait pas de pro­
blème de langue car les kominterniens sont d’authentiques

1. Cité dans Alain Greilsammer, op. rit., p. 33.


— 180 —

« internationalistes » connaissant l’allemand, l’anglais, le français


et souvent le yiddish. De fait, Berger aurait remarqué la présence
d'un grand nombre d’ex-bundistes venus d ’Ukraine au départe­
ment oriental du Komintern. Il y fait notamment la rencontre
de son directeur de l’époque Raskolnikov (Petrov), mais il est
effaré de l’incompétence de ce dernier, concernant les problèmes
du Moyen-Orient et plus particulièrement ceux que devaient
affronter les communistes de Palestine. Néanmoins, Raskolnikov
lui demanda d’être présent à Moscou pour assister au Ve plénum
du Komintern qui devait se tenir en mars 1925. Mais les pro­
blèmes du Moyen-Orient ne furent guère évoqués et, lors de sa
rencontre avec Zinoviev, Berger ressentit le manque d’intérêt de
son interlocuteur : il lui posa la question de savoir s’il y avait
beaucoup de prolétaires dans cette partie du monde... Boukharine
lui aurait fait une impression nettement plus favorable. En dépit
de ces déconvenues, ce premier voyage à Moscou lui procure ses
premiers contacts avec l’appareil du Komintern et un certain
nombre de Juifs russes. Rapporteur de la situation en Palestine
et de l’évolution des relations judéo-arabes, il analyse pour le
Komintern les chances d’un soulèvement révolutionnaire en
Palestine. Il retournera deux fois en tant que délégué du PKP en
URSS, en août 1926, puis durant l’été de 1928 pour le
VIe congrès du Komintern. Il fit à cette époque un séjour rela­
tivement long à Moscou et probablement a-t-il figuré parmi les
hôtes du Lux. Il aurait eu un entretien avec Staline en mars 1929.
Ses nombreux voyages entre la Palestine, la Syrie, le Liban et
l’URSS furent accomplis le plus souvent dans la clandestinité
(quoique relative car ses passages sont connus et mentionnés sys­
tématiquement par les autorités françaises' et britanniques !). Ils
furent l’occasion pour Berger d’aventures multiples, dignes de
l’existence d’un véritable kominternien. Il est cependant un des
derniers du groupe à être rapatrié à Moscou en 1931. Jusqu’au
milieu des années trente, Berger conserve une position d’orienta­
liste et d’expert en matière révolutionnaire : il enseigne à la KUTV
à partir de 1932 où il est chargé de la responsabilité des étudiants
de la section arabe, et devient membre du département oriental
du Komintern. Après un bref passage à la tête de l’Institut de poli­
tique et d'économie mondiale Varga, il est arrêté en 1937, empri­
sonné puis déporté. Après deux décennies passées au Goulag, il fut
relâché en 1956 ou 1957 et fut autorisé à émigrer en Israël. Il a
publié, au cours des années soixante, ses Mémçires en hébreu ainsi
qu'un livre fameux, Le naufrage d'une génération.

D'autres militants membres du secrétariat du PKP tels


N . Leshchinski, Moche Kouperman, Jacob Tepper, Joseph
— 181 —

Galach, ou tout simplement proches de l’équipe dirigeante


comme Nahman List, doivent être également évoqués. Plusieurs
d’entre eux se montrèrent particulièrement actifs au sein d’or­
ganisations satellites du Komintern telles que le MOPR ou
encore le Secours rouge international. Leurs biographies
montrent plusieurs points communs : la génération des fonda­
teurs du Parti communiste palestinien est née en Russie et a
reçu une éducation et une culture russes. Tous furent associés,
à un moment de leur carrière politique, à l’aile socialiste du
mouvement sioniste. Leur adhésion au communisme, et plus
encore leur participation au communisme international, soulè­
vent ainsi quelques interrogations. Ces révolutionnaires tout à
la fois cosmopolites, idéalistes sincères, romantiques et doctri­
naires communistes ont-ils rompu leurs premières amarres
autant que le suggère la violence de leurs propos antisionistes ?
Le fait même qu’ils aient émigré en Palestine ne suggère-t-il
pas que leur adhésion au communisme était aussi un moyen de
résoudre en la transcendant la question juive ? Ils étaient « tous
tourmentés entre leur loyauté au parti et à ses canons idéolo­
giques et les sentiments que leur inspirait l’effort de construc­
tion entrepris par les pionniers sionistes en Palestine 1 ». Sans
doute, plusieurs de ces leaders furent-ils enthousiasmés par le
communisme à cause du « pont culturel » qu’il représentait
entre la culture russe et leurs propres racines : le marxisme-
léninisme représenterait ainsi, consciemment ou inconsciem­
ment, une sorte de synthèse culturelle entre l’Europe centrale
et la Russie dont ils étaient eux-mêmes issus. Certains d’entre
eux plus préoccupés par les questions politiques pensaient que
l’Union soviétique était une alliée plausible des travailleurs juifs
en Palestine qui les aiderait à faire avancer des réformes sociales
essentielles dans un pays alors sous-développé. Dans cette pers­
pective, l’alliance avec l’URSS contre la Grande-Bretagne, per­
çue comme une protectrice du sionisme, était nécessaire. Enfin,
le courant représenté par Averbach estimait que l’élite du mou­
vement ouvrier juif était investie d’une responsabilité morale et
intellectuelle qui consistait à apporter le message du change­
ment social et de la lutte anticoloniale aux masses arabes. Et
pour cette dette inconsciente envers la question juive qui avait

1. Jacob Hen-Tov, Communism a n d Z ionism in P alestin e, The Com intern a n d


the P o litic a l unrest in the 1 9 2 0 "s, Cambridge, Schenkman Publ., 1974, p. 36.
— 182 —

fait d ’eux ce qu’ils étaient, malgré leur antisionisme avéré, beau­


coup d ’entre eux périrent.

Le P K P , p a r ti à direction « m inoritaire » (1 9 2 4 - 1 9 3 0 )

Dès l’affiliation au Komintern, l’équipe dirigeante du PKP,


intégralement juive, est chargée d ’une tâche paradoxale. Le PKP
doit s’implanter chez les Arabes de Palestine, en se débarrassant
totalement de l’influence pernicieuse du sionisme mais « quelle
image du communisme arabe peut donc donner une poignée
d ’intellectuels juifs yiddishisants 1 ? ». Le rôle difficile de ces
derniers est donc celui d’une « élite éclairée », d ’une avant-
garde chargée d ’aider le peuple arabe à forger sa conscience
politique et de répandre l’idée de révolte contre le joug colonial
et impérialiste. Ainsi, pendant cette première période de l’his­
toire du PKP, est-il relativement aisé de cerner les grandes
lignes de l’action du parti communiste en Palestine. Il s’agit
d’aider le fellah à s’opposer au mouvement de colonisation des
terres par les Juifs, de miner de l’intérieur l’action de partis
sionistes, de défendre les droits de la classe ouvrière arabe et
enfin de servir de centre d ’impulsion à l’ensemble du mouve­
ment communiste au Proche-Orient.
Illustration du premier objectif, l’« affaire d’Afoula » en
novembre 1924, au cours de laquelle le PKP s’opposa à l’achat
par le Fonds national juif de terres destinées à des colons dans
la vallée de Jezreel, déclenche une série de heurts violents entre
Arabes et Juifs. Mais l’attitude du PKP, relativement mal
comprise par les Bédouins arabes invités à se rebeller, finit par
exacerber l’hostilité de la population juive. En pratique, la
défense simultanée de la classe ouvrière juive et de la classe
ouvrière arabe mit le PKP à plusieurs reprises dans une situa­
tion paradoxale : défendant l’embauche des ouvriers agricoles
arabes, sous-remunérés par rapport aux ouvriers juifs syndiqués
dans la Histadrout, ils en vinrent, en prenant le contre-pied de
la gauche sioniste, à défendre une position intenable, finalement
proche de celle des employeurs. Enfin, il semblerait que le PKP
ait réussi son entreprise de noyautage de certaines organisations
sionistes, comme le Gdoud Haavoda (Bataillon du travail) fondé

1. Alain Greilsammer, op. cit.yp. 35.


— 183 —

en 1920 dans le courant de la troisième aliyah dans un esprit


à la fois pionnier et socialiste. Le PKP aurait ainsi joué un rôle
dans la scission d’un « bataillon de gauche » en 1926 et le
départ de ce dernier en 1928 pour l’Union soviétique où fut
fondée une colonie agricole en Crimée (Via Nova). Par ailleurs,
des tentatives de l’OGPU orchestrées en apparence par Trilisser
pour infiltrer les organisations sionistes échouèrent. Quant au
rôle international du PKP dans le développement du mouve­
ment communiste au Proche-Orient en particulier pendant les
années vingt, il est amplement confirmé par les contacts établis
avec le Parti communiste syro-libanais.
L’isolement et les effectifs réduits du PKP, son caractère illé­
gal et la constante répression dont il est l’objet de la part des
autorités mandataires contraignent toutefois le Komintern à
déployer en Palestine tout un réseau d’organisations « fron-
tistes » chargées d’accomplir sous une apparence moins poli­
tique le travail de pénétration dans les masses arabes. Dans la
période 1924-1927, la tactique du Komintern est résumée par
le mot d’ordre de 1*« unionisme », qui mène en particulier en
Chine à la collaboration entre le parti communiste et le Kuo-
mintang. Dans le monde arabe, et plus précisément en Pales­
tine, le réseau des organisations « frontistes » est actif dès la
seconde moitié des années vingt. Dans ce cadre, le PKP joue,
auprès du Komintern, un rôle d’intermédiaire.
C’est tout d’abord dans le monde arabe que les kominterniens
expérimentent les vertus d ’une alliance éventuelle avec les mou­
vements de libération nationale dans le monde colonial et semi-
colonial. En 1925, en effet, la révolte du djebel Druze en Syrie
et la rébellion d’Abd el-Krim au Maroc semblent sonner le glas
de l’impérialisme français. La simultanéité frappante de ces
mouvements confirme la nécessité pour le PKP de mieux sen­
sibiliser les « masses arabes ». En Palestine, c’est tout d’abord
à la Ligue contre l’impérialisme, organisation satellite du
Komintern, qu’incombe la tâche de rallier le mouvement natio­
naliste arabe. Fondée en février 1926 sous le nom de Ligue des
peuples opprimés, exemple typique des organisations frontistes
qui fleurissent durant l’entre-deux-guerres dans le sillage du
très actif Willy Münzenberg, la Ligue contre l’impérialisme tint
son premier congrès à Bruxelles. Organisé à Bruxelles au palais
d ’Egm ont en 1927 sous la présidence d ’honneur de
G. Lansbury, d’Einstein et de la veuve de Sun Yat Sen, le
— 184 —

congrès associe en effet des délégations de partis sionistes, en


particulier du Poale Zion, à celles des mouvements nationaux
arabes, entre autres le Comité national syrien représenté par
Ihsan el-Djabri et le Congrès national arabe de Palestine repré­
senté par Djemal Effendi el-Husseini. De violents échanges ver­
baux entre sionistes et nationalistes arabes intervinrent et abou­
tirent à l'expulsion du congrès de Djemal el-Husseini.
Cependant, une contre-offensive antisioniste ne tarda pas à se
manifester quelque temps après, lors de la réunion du conseil
de la Ligue contre l'impérialisme, à Bruxelles, en
décembre 1927. Shekib Arslan notamment, représentant du
mouvement national syrien, exaspéré par les accusations lancées
par le Poale Zion, interpella violemment ses représentants :
« Qu'y a-t-il d'inscrit sur l’agenda ? L'immigration juive en
Palestine ou bien la lutte contre l'impérialisme 1 ? » A cette
question, le Komintern ne tarda pas à répondre par l'intermé­
diaire du PKP. L'intervention d ’Averbach notamment, accusant
le sionisme d ’être un instrument entre les mains de l’impéria­
lisme britannique, finit par rallier les représentants des mou­
vements nationalistes arabes de Syrie, d’Égypte et de Palestine.
Cette coalition antisioniste réussit à expulser la délégation du
Poale Zion, marquant du même coup le ralliement du Komin­
tern à la cause du nationalisme arabe et la condamnation de
toutes les formes du sionisme, y compris dans sa version la plus
« gauchisante ». Cette orientation est définitivement entérinée
lors de la réunion du second congrès mondial de la Ligue contre
l'impérialisme à Francfort en juillet 1929. Le sionisme est de
nouveau dénoncé comme « le principal point d'appui de la
Grande-Bretagne en Palestine, contre les autres puissances
impérialistes, et contre la population arabe de Palestine [...].
Avec l'aide de la bourgeoisie sioniste, la Grande-Bretagne cor­
rompt et divise le mouvement national arabe et elle tente de
créer, entre la bourgeoisie cléricale arabe et la bourgeoisie juive,
un bloc contre les ouvriers et les paysans de Palestine 2 ».
Seconde organisation frontiste, le Profintern, l'internationale
syndicale fondée en août 1920, servit également d'intermédiaire
à la réalisation des objectifs soviétiques en Palestine. Elle eut,

1. Jacob Hen-Tov, op. cit., p. 48.


2. Institut international d'histoire sociale, Amsterdam, Archives de la
Ligue contre l’impérialisme, f° 86.
— 185 —

dès le début des années vingt, principalement pour cible la


grande centrale syndicale juive, l’Histadrout. Néanmoins, des
tentatives pour rompre l’isolement du PKP eurent lieu dans le
courant des années vingt lorsque le Profintern tenta de provo­
quer une scission au sein du mouvement syndical sioniste en
Palestine. Des contacts entre les dirigeants du PKP et le Pro­
fintern furent établis comme en témoigne, en 1928, la rencontre
entre Nahman List et le principal responsable de la section
moyen-orientale du Profintern à Moscou. Selon Jacob Hen-Tov,
il est intéressant de constater le contraste entre l'attitude des
autorités soviétiques à l’égard du Poale Zion en Russie, objet
des incessantes attaques des Evsektsii, et leur volonté de main­
tenir des contacts en Palestine, par l’intermédiaire précisément
du Profintern. Cette distorsion entre la théorie et la pratique
de la politique soviétique, particulièrement sensible sur le ter­
rain des minorités, mérite en effet d’être relevée. Ainsi le Poale
Zion de Palestine fut-il invité au congrès du Profintern qui se
tint à Moscou en 1928 : mais la réception de Z. Abramovitch,
représentant du Poale Zion de Palestine, dépouillé de son man­
dat dès son arrivée sous prétexte qu’il représentait davantage
un parti politique qu’une organisation syndicale, confirme la
mauvaise volonté générale des autorités soviétiques à l’égard
d’une organisation décidément suspecte.
La lutte contre le sionisme notamment au sein du mouve­
ment syndical en Palestine se retrouve aussi dans l’utilisation
d’une autre organisation frontiste du PKP : la Fraction. Celle-
ci permit aux communistes d ’avoir une audience légale dans la
centrale syndicale Histadrout grâce à un discours relativement
plus modéré que celui du parti en matière de propagande anti­
sioniste, ce qui n’empêcha pas d ’ailleurs son exclusion ultérieure
de la centrale syndicale. En particulier, la Fraction parvint ainsi
à se dissocier du discours violemment pro-arabe du PKP et à
prendre des positions plus « défendables » au sein de la commu­
nauté juive en Palestine : le double langage, pratique éprouvée
par les diverses organisations satellites du Komintern, trouvait
dans ce cas un usage commode. Néanmoins, et les dirigeants
de la Fraction en firent l’amère expérience, cette situation
n’excluait pas non plus des purges épisodiques. Derfl, secrétaire
général de la Fraction au cours des années vingt, refusant
d’adopter la ligne générale du Komintern sur un soutien incon­
ditionnel aux Arabes lors des émeutes de Palestine, fut purgé
— 186 —

et liquidé comme « troskyste » et « opportuniste ». Ze’ev Bir­


man, chargé de l’Agit-prop et des diverses publications de la
Fraction, fut arrêté par la police britannique puis expulsé en
Union soviétique. A Moscou, il enseigna à la K U TV tout en
exécutant plusieurs missions pour le Komintern au Proche-
Orient. Il fut également liquidé en 1937.
Dernière organisation frontiste active en Palestine dans le
courant des années vingt, le MOPR, section locale du Secours
rouge, avait pour mission d’assurer le soutien des communistes
et des non-communistes chargés de porter assistance aux pri­
sonniers bolcheviks à travers le monde, sur une base humani­
taire et apolitique. Fondé en 1922 en Russie soviétique, le
Secours rouge comprend plusieurs sections nationales dont les
activités étaient le plus souvent illégales. Prenant la défense des
communistes juifs expulsés de Palestine par les autorités bri­
tanniques, l’action du MOPR (manifestations, grèves de la faim,
etc.) permit de gagner la sympathie de la communauté juive
de Palestine tout en continuant à militer pour la cause des
Arabes. En liaison avec le PKP, la section palestinienne du
Secours rouge fut certainement la plus active des sections du
Moyen-Orient. La direction du PKP elle-même reçut des ins­
tructions précises du Komintern à ce sujet comme semble le
démontrer la visite que rendit Nahman List en juillet 1928 à
l’état-major du MOPR, à Moscou.
L’incident du Mur des lamentations en août 1929 entraîna
un changement de la tactique du PKP jC e tournant correspond
également à une nouvelle phase du mouvement communiste
international annoncée au cours du VIe congrès du Komintern
en juillet 1928. Motivée par l’échec de la tactique chinoise, la
tactique « classe contre classe » signifiait l’indépendance
complète du mouvement communiste à l’égard des bourgeoisies
nationales dans les pays colonisés. Cette nouvelle orientation fut
sensible dans le discours du PKP qui, assimilant le clan el-
Husseini aux Chiang Kai-Shek locaux, s’attache à dénoncer le
mouvement national arabe en Palestine. Position naturellement
plus confortable pour l’équipe dirigeante du PKP, qui n’eut de
cesse de dénoncer les concessions supposées ou réelles que le
mouvement national arabe faisait en Palestine à l’impérialisme
britannique. A l’égard de la communauté juive, l’attitude du
PKP se modifia également : alors qu’auparavant l’immigration
juive en Palestine était interprétée comme une conséquence des
— 187 —

conditions socio-économiques existantes en Europe, ce qui reve­


nait, selon les propres termes de Nahman List, à adopter le
« sionisme sans le sionisme », l'ensemble de la communauté
juive en Palestine fut désormais assimilée aux sionistes. Dans
ces conditions, l'incident du Mur des lamentations en
août 1929, symbole des dissensions judéo-arabes à Jérusalem,
en provoquant le premier soulèvement arabe antijuif, suscita
dans l’équipe dirigeante du PKP un réflexe de défense, qui se
concrétisa par la collaboration d’un certain nombre de commu­
nistes avec la Hagana, l’organisation militaire de défense juive.
Le « réflexe minoritaire » refaisait donc surface... Dans ces
conditions, le PKP publia une résolution dénonçant les heurts
et les massacres et appela à la réconciliation entre Juifs et
Arabes. Bohumil Smeral, envoyé spécial du Komintern en
Palestine, insista même pour que soit ajoutée une dénonciation
« de l'influence néfaste des éléments cléricaux au sein du mou­
vement national arabe » et qu'il était nécessaire de souligner
« qu'aucun accord, ou front commun, ne se révèle possible avec
les partisans du Mufti 1 ». Mais, le 16 octobre 1929, une réso­
lution du conseil exécutif du Komintern analysant les événe­
ments de Palestine parvient aux dirigeants du PKP sous la
forme d’un véritable oukaze : selon le Komintern, les dirigeants
du PKP avaient sous-estimé le potentiel révolutionnaire du
mouvement arabe, susceptible de se muer en une véritable révo­
lution paysanne. Cette erreur de prévision était due, selon les
experts de Moscou, au fait que le PKP n’était pas parvenu à
mobiliser les masses arabes et à mettre en application les direc­
tives de 1924. Ainsi les dirigeants du PKP, condamnés pour
« boukharinisme », accusés d'avoir été victimes d'influences
« sionistes » et « impérialistes », étaient-ils enjoints de réaliser
au plus vite l'arabisation totale des effectifs du parti. Les Juifs
n’étaient pas les dirigeants du mouvement arabe et leur rôle
devait être réduit à celui d’une force d'appoint. Ces nouvelles
directives suscitèrent bien entendu désarroi et dissensions parmi
les membres juifs du parti qui en formaient l’immense majorité.
L'expulsion de la quasi-totalité des membres de la branche de
Haïfa en est une illustration. De même, le renouvellement de
l'équipe dirigeante du PKP, au début des années trente, reflète
l’ambition démesurée des instances du Komintern de faire du

1. Cité dans Alain Greilsammer, op. c i t p. 60.


— 188 —

parti communiste de Palestine le parti de la majorité, c'est-à-


dire un parti arabe. Du point de vue de Moscou, cette priorité
donnée à l'arabisation correspondait en bonne logique au fait
que la question juive était supposée avoir reçu, définitivement,
une solution territoriale en URSS avec la création de la répu­
blique autonome du Birobidjan en 1928.

Une mission p rio ritaire : l'arab isatio n du P K P

La « bolchevisation », c'est-à-dire l’arabisation du PKP,


devait se réaliser dans un délai de douze à dix-huit mois par
l’installation d'un nouveau comité central à majorité arabe. L ’un
après l’autre, les dirigeants fondateurs du PKP rentrèrent donc
à Moscou entre la fin des années vingt et le début des années
trente. N . List, W. Averbach, J . Berger entre autres, se virent
affecter à de nouvelles fonctions par le Komintern au sein du
département de l'Orient ou à des postes d ’enseignement à la
KUTV. Tous, malgré leurs réels efforts d'adaptation à la nou­
velle ligne idéologique, disparurent dans la .tourmente des
purges staliniennes. Développé lors de la réunion du
VIIe congrès du PKP en décembre 1930, le thème de l’arabi­
sation signifiait en premier lieu un changement d'image du
parti qui ne doit pas apparaître comme « juif ». « Le PKP n'est
plus un parti juif ; il comprend, certes, des membres juifs
(l'exclusion de tous les membres juifs aurait été impossible en
pratique), mais uniquement des Juifs qui acceptent de servir les
intérêts de la classe ouvrière arabe en conformité avec la ligne
du parti. Le VIIe congrès établit donc d ’emblée une différence
de place, de rôle entre les membres des deux communautés
ethniques 1 » au point d ’ailleurs que le PKP tendra entre 1930
et 1936, acmé de l'arabisation, à ne donner aux communistes
juifs qu’un rôle d ’appoint. Seconde transformation idéologique,
l'arabisation impliquait une révision historiographique faisant
des événements de 1929 le sommet de la lutte anti-impérialiste
des masses arabes. En octobre 1930, le nouveau comité central
du PKP comporte trois membres arabes, dont deux, Sidqi
Najati et Muhammah Mughrabi, furent arrêtés par les autorités
britanniques et expulsés de Palestine en 1931. La difficulté de

1. Alain Greilsammer, op. c it.t p. 72-73.


— 189 —

trouver des cadres arabes pour le PKP exigea, entre 1930


et 1936, l’envoi de trois contingents successifs de jeunes
communistes arabes à la KU TV. Parallèlement, l’arabisation en
profondeur du parti était fixée par de nouvelles directives dis­
tribuées aux diverses sections de Palestine, définissant dans
chaque cas un rapport précis entre le nombre de Juifs et
d ’Arabes à admettre. Ce « contingentement ethnique » au sein
du parti communiste de Palestine niant, en théorie, le rôle de
la minorité juive bien qu’en pratique la sensibilisation aux doc­
trines communistes demeurât essentiellement « minoritaire »,
apparaît dans les directives du comité central en octobre 1932
qui établissent, numériquement, les objectifs de l’arabisation
pour les sections de Haïfa, de Tel Aviv-Jaffa et de Jérusalem.
Cependant, malgré ces mesures, l’arabisation du parti n’est
toujours pas effective au milieu des années trente. Une fois
encore, le manque cruel de cadres arabes contraignit à assigner
à des Juifs, souvent non arabophones et accompagnés d’inter­
prètes qui, parfois, n’étaient pas eux-mêmes des militants
communistes, le travail d’Agit-prop parmi les ouvriers et les
paysans arabes. Ce n’est qnlen 1934, lors du retour de Moscou
de Ridwan al-Hilou (« Musa »), communiste arabe formé à la
KU TV , que le PKP put se vanter d ’avoir réalisé son arabisation.
Cependant, cette dernière, si elle donne lieu à de profonds chan­
gements dogmatiques, n’en demeure pas moins artificielle.
Révélatrices à cet égard, les archives de la KU TV montrent
bien la structure du groupe arabe, venu se former à Moscou, au
début des années trente. Certes, le nombre des étudiants arabes
a augmenté dans des proportions appréciables, mais leur niveau
est souvent jugé faible. Ces lacunes, et un certain manque de
conviction, expliquent qu’en mai 1930 le comité central du
PKP ait adapté le mot d’ordre d ’arabisation en lui substituant
une autre formule : « arabisation plus bolchevisation ». Cette
adaptation des directives du Komintern « apparut aux yeux des
responsables de l’Internationale communiste comme une nou­
velle déviation, une nouvelle preuve que les anciens dirigeants
juifs, loin de s’amender, n’avaient pas compris que le PKP
devait être désormais un parti arabe 1 ». Cette controverse eut
également des retentissements au sein du groupe arabe de la
K U TV particulièrement auprès de certains étudiants juifs qui

1. Ibid., p. 68.
— 190 —

furent accusés d'avoir défendu des thèses « chauvinistes » et


« sionistes » avec le slogan « arabisation plus bolchevisation ».
Il reste néanmoins que l'arabisation volontaire du PKP par
l’envoi d ’un contingent d ’une trentaine de jeunes Arabes à la
KU TV entre 1930 et 1939 se solda globalement par un échec :
cette politique volontariste visant à la formation de cadres
arabes n’aboutit qu’avec « Musa », le seul qui finira par assumer
un rôle dirigeant et deviendra secrétaire général du parti en
1934
Quel fut le bilan de l’arabisation ? Sans bénéficier d ’un succès
de masse auprès des Arabes de Palestine, le PKP arabisé des
années trente s’est considérablement isolé de la communauté
juive de Palestine. La rupture totale avec les partis sionistes et
le Yichouv intervient ainsi dans le contexte de l’année 1933 où
l’arrivée d’Hitler au pouvoir et la nouvelle vague d’immigration
juive en Palestine (cinquième aliyah) aggravent la tension
judéo-arabe. En 1936, la révolte arabe de Palestine et la création
du Haut Comité arabe sous l’égide du Mufti Hadj Amin el-
Husseini interviennent pour le PKP peu après le VIIe congrès
du Komintern (1935). En formulant la tactique des « fronts
unis contre le fascisme », le Komintern encourageait ainsi en
Palestine une collaboration étroite entre le PKP et les partis
nationalistes arabes, lancés dans une vigoureuse campagne anti-
sioniste. Les revendications du Haut Comité arabe, c’est-à-dire
l’arrêt total de l’immigration juive, l’interdiction de toute vente
de terres aux Juifs et l’établissement d ’on « gouvernement
national représentatif palestinien », obtinrent un soutien incon­
ditionnel auprès de la direction arabisée du PKP. La partici­
pation militaire du PKP se doubla d’un soutien idéologique.
Ainsi, « la tâche des membres ^arabes du PKP est de participer
activement à la destruction du sionisme et de l’impérialisme.
La tâche des membres juifs est d ’aider à cette entreprise en
“ sabotant ” les colonies juives de l’intérieur 1 ». Cette politique
de soutien inconditionnel aux nationalistes arabes se poursuivit
au cours des années 1937-1938, à un moment où la propagande
anticoloniale et pro-arabe des puissances de l’Axe commençait
à faire sentir ses effets auprès du Mufti Hadj Amin el-Husseini,
et elle multiplia au sein de l’appareil du parti les incohérences

1. Cité dans Joël Beinen, «T h e Palestine Communist Party, 1919-


1948 », MERIP Reports, 55, mars 1977, p. 10.
191 —

et les contradictions. De fait, la politique antijuive poursuivie


par le PKP à partir de mai 1936 ne pouvait que heurter pro­
fondément la conscience d’une grande partie des militants juifs.
Ainsi, dans le courant de l’année 1936, plusieurs d’entre eux
quittèrent le parti et abandonnèrent toute activité politique.
D ’autres, restés fidèles à la cause communiste, s’abstinrent de
toute activité politique en Palestine et se mirent au service de
causes plus héroïques dans les rangs des Brigades internationales
en Espagne. Dans ce contexte de confusion, une Section juive
chargée de transmettre les instructions de la direction du PKP
à la communauté juive fut organisée au début de l’année 1937.
Cette section qui ne sera officiellement dissoute qu’en 1939, au
moment où la révolte des Arabes de Palestine parvient à son
terme, tente d’appliquer une stratégie frontiste au sein du
Yichouv. Mais, depuis 1937, le PKP a perdu tout contact direct
avec le Komintern : l’apparition de la Section juive ne peut
donc être considérée comme une initiative d ’une « stratégie
minoritaire » mise en œuvre par l’Union soviétique. Il reste
néanmoins que le schisme de 1937-1939 est l’un des signes
avant-coureurs de la scission définitive du PKP, en mai 1943,
au moment même où Moscou décide de dissoudre le Komin­
tern. Paradoxalement, la politique soviétique auprès des Juifs
reprendra alors sous une forme « diplomatique », qu’autorise à
partir de cette période la Grande Alliance de l’URSS, de la
Grande-Bretagne et des Etats-Unis.

COSMOPOLITISME ET ACTIVISME MINORITAIRE


LA GÉNÉRATION JUIVE DU COMMUNISME ÉGYPTIEN

Courant minoritaire et morcelé en tendances, le communisme


égyptien constitue un cas intéressant même si, à bien des
égards, son histoire est aussi celle d ’un échec spectaculaire.
Alors que l’Égypte occupait, selon les experts du Komintern,
une place prépondérante au Proche-Orient, justifiée par le haut
niveau de développement social, culturel, économique de ce
fragment de l'informai Empire, le mouvement communiste n’a
jamais réussi à s’y implanter vraiment. Mais si le communisme
égyptien, durant l’entre-deux-guerres, peut être considéré
— 192 —

comme « un communisme en miettes », le réseau minoritaire


qu’il mobilise, essentiellement dans la communauté juive et
dans les communautés grecque et arménienne d’Égypte, consti­
tue au contraire un des maillons forts du communisme moyen-
oriental dans la période envisagée. Par son cosmopolitisme qui
reflète celui d une fraction de la société égyptienne, et ses
connexions multiples avec le communisme russe et européen,
le mouvement communiste en Égypte engendrera, à plusieurs
reprises, un « réseau international » dont les dimensions sont
sans rapports avec son emprise réelle. De l’histoire de ce courant
minoritaire créé par et pour les minorités, on peut dégager
plusieurs caractéristiques. Rarement unifié et constamment
divisé en groupuscules concurrents, le communisme n’a eu
qu’une influence très marginale au sein de la société égyptienne.
Jusque dans les années quarante, les communistes étaient
presque exclusivement issus de la classe moyenne et apparte­
naient aux minorités ethniques. Ainsi, ne parvinrent-ils jamais
à créer un mouvement de masse en Égypte et à propager leur
doctrine au-delà d ’un cercle étroit d’intellectuels, même si
quelques « travailleurs » et une poignée de paysans ont pu être
gagnés à leurs idées. En revanche, ils ont exercé épisodiquement
leur influence dans le milieu étudiant et ont contribué à l’affir­
mation d ’une identité puis d’un mouvement national ; ils ont
ainsi préparé à leur insu le terrain qui favorisera la prise du
pouvoir par les officiers libres en 1952.

Les J u if s entre quête identitaire


et désir d ’ « égyptianisation »

Entre les deux guerres, et plus particulièrement à partir des


années trente, la communauté juive en Égypte est confrontée à
un nouveau climat politique et à une série de défis. Alors que,
auparavant, les dirigeants de la communauté juive avaient
adopté une stratégie consensuelle plus apte à assurer aux Juifs
la sécurité et une existence harmonieuse sur le sol égyptien qu’à
définir une véritable option politique, ils furent contraints
d ’affronter l’émergence du mouvement national arabe, sous sa
forme arabiste ou islamiste, et de prendre une position à l’égard
de la confrontation judéo-arabe en Palestine. Dans cette
communauté culturellement hétérogène, on peut repérer en
fonction de l’origine régionale et sociale trois options politiques
qui peuvent se résumer ainsi : prise de conscience d’un patrio­
tisme égyptien, implication dans les mouvements socialiste et
communiste locaux et, enfin, militantisme sioniste. Ainsi, les
attitudes politiques de la communauté juive en Egypte étaient-
elles très diverses. Si l’adaptation aux conditions locales pouvait
entraîner une participation à la vie politique égyptienne, l’af­
firmation extrême d'un particularisme ethnique ou religieux
pouvait conduire, dans une étape ultime, à l’émigration. Mais
la grande majorité de la communauté juive en Egypte est restée
indifférente à cette « quête identitaire », car elle a connu un
mode d’intégration particulier dans la société égyptienne.
Comment définir la communauté juive dans ses rapports avec
la société égyptienne dans son ensemble ? Le problème de
l’intégration et la question de la nationalité constituent les
thèmes des recherches actuelles. Malgré l’hétérogénéité de la
communauté juive en Egypte, le maintien constant de son par­
ticularisme se révélait surtout sur le plan linguistique. Ainsi,
entre les deux guerres, seules les classes sociales les moins édu­
quées de la communauté juive usaient de l’arabe comme d’une
langue maternelle et, à la même époque, un quart des Juifs
vivant sur le sol égyptien étaient détenteurs de la nationalité
égyptienne. Le problème de l’« égyptianisation », objectif du
courant communiste en Egypte pendant les années trente et
quarante, est en réalité l’une des données du problème mino­
ritaire, préexistant à l'apparition même de ce courant politique.
C’est un problème d ’autant plus important que s’affirment,
après la première guerre mondiale, le nationalisme égyptien et
le panarabisme. Ainsi, l’« égyptianisation » pouvait satisfaire un
double objectif : aider à l’intégration de la communauté juive
dans la société égyptienne et remédier à son hétérogénéité géo­
graphique, linguistique et culturelle. Quel fut le degré de par­
ticipation des Juifs au mouvement national égyptien ?
Jusqu'au milieu des années trente, la participation des Juifs
d’Egypte au mouvement national est le fait de quelques indi­
vidus isolés tels David Hazan, Vita Sonsino, Félix Benzakein,
Léon Castro, ce dernier ayant à la fois participé et collaboré aux
mouvements nationalistes juif et arabe. Par ailleurs, quelques
personnalités politiques juives représentaient les intérêts de la
communauté au Sénat et à la Chambre des députés. Certains
— 194 —

d’entre eux participèrent même à différents gouvernements :


ainsi, en 1924-1925, Joseph Aslan Cattaoui participa à deux
cabinets successifs, en tant que ministre des Finances puis
comme ministre des Communications. Cependant, ce n’est qu’à
partir de 1934-1935 que des initiatives prouvant le désir
d’« égyptianisation » se manifestent dans certaines fractions de
la communauté juive en Égypte. En septembre 1934, l’intelli­
gentsia juive locale - un groupe d ’écrivains et de journalistes -
commence la publication du journal al-Shams, premier hebdo­
madaire juif de langue arabe publié en Égypte. Cette initiative
fut suivie, quelques mois plus tard, par la création en juil­
let 1935 d ’une Association de la jeunesse juive dont le slogan,
« Patrie, Foi et Culture » reflète bien la volonté d ’associer la
transmission de l’héritage juif à la promotion d ’une identité et
d ’un patriotisme égyptiens. Cette mouvance, née dans la
communauté juive, se déclarait solidaire des revendications du
Wafd. Concernant le problème de la Palestine,,l’Association de
la jeunesse juive militait en faveur d’une coexistence pacifique
entre les deux communautés, en mettant l’accent sur l’idée que
les deux peuples, Juifs et Arabes, sont issus d ’une communauté
de race sémitique. Cependant, cet argument basé sur les ori­
gines « orientales » des Juifs était également utilisé par les m ili­
tants du mouvement sioniste, justifiant le retour des Juifs dans
leur patrie ancestrale en Palestine pour y vivre en harmonie avec
les Arabes. Ainsi, l’hebdomadaire al-Shams envisageait très favo­
rablement la progression de la colonisation sioniste en Palestine
tout en précisant que les Juifs d’Égypte demeuraient des
citoyens égyptiens loyaux. Néanmoins, cet appel à l’intégration
au sein de la société égyptienne sur le plan politique, culturel
et linguistique ne rencontra qu’un succès limité. Force est de
constater qu!au seuil des années quarante^ l’« égyptianisation »
de la communauté juive reste davantage un mythe qu’une réa­
lité : au Caire et à Alexandrie, les classes moyennes et supé­
rieures restent essentiellement cosmopolites et non arabophones.
Tels sont les éléments du contexte où se développent les pro­
blèmes du communisme égyptien. L’implication de la commu­
nauté juive dans le mouvement national en Égypte demeura
essentiellement le fait d’une minorité d’intellectuels et de per­
sonnalités littéraires.
En revanche, beaucoup mieux implanté, le courant sioniste
avait sensibilisé de longue date la communauté juive d’Égypte.
— 195 —

Dans la période qui précède la première guerre mondiale, son


influence s'était limitée à quelques immigrants ashkénazes issus
des classes moyennes et inférieures. Mais les bouleversements
entraînés par la guerre, la déclaration Balfour et le projet d'un
Foyer national juif en Palestine suscitèrent un élan de solidarité
dans la communauté juive d'Egypte : des fonds d'assistance
furent créés, des meetings populaires organisés à Alexandrie et
au Caire, exprimèrent l'enthousiasme général. Des initiatives,
telles que la création de la Fédération des sionistes d ’Egypte
dirigée par Jack N . Mosseri - un des très rares membres de
l’élite sépharade ayant adhéré au sionisme politique —ou encore
la publication de L a Revue sioniste entre 1918 et 1924, montrent
une adhésion locale aux idéaux du sionisme, même si cet
enthousiasme prim itif fut compromis par des dissensions
internes. L’évolution de la situation en Palestine entre les deux
guerres, conjuguée à la montée du nazisme en Allemagne,
entraîna une implication croissante des Juifs d'Egypte dans le
mouvement sioniste : lors de l’incident du Mur des lamenta­
tions en 1929, des fonds destinés au Yichouv de Palestine
furent rassemblés secrètement et les immigrants de la cin­
quième aliyah reçurent une aide matérielle par le truchement
des notables juifs d ’Alexandrie et du Caire. Enfin, au moment
de la révolte arabe de Palestine en 1936-1939, la communauté
juive d’Egypte dut affronter les attaques de l’opposition arabe
nationaliste et islamique : si les déclarations publiques en faveur
du sionisme se modérèrent, des fonds destinés aux colons juifs
de Palestine continuèrent à être recueillis secrètement. Pour
autant, il ne faut pas se méprendre* et exagérer cette sensibili­
sation graduelle de la communauté juive à l’égard du sionisme.
La faiblesse relative du courant sioniste en Egypte se manifeste
d ’abord par le faible nombre des candidats à l’émigration vers
la Palestine lors des deux poussées migratoires de 1926 et de
1933. Ce constat peut être prolongé par une comparaison entre
sionisme et communisme :

« Le sionisme joua un rôle ambigu en Égypte, similaire par bien


des aspects à l’activisme communiste. Au premier abord, il s’agissait
d’une solution importée à des problèmes importés, nationalisme à
l’occidentale et conflit palestinien. Cependant, ce nationalisme à
l’occidentale et cette sensibilisation à la cause de la Palestine, d’im­
portation récente, ne les empêchèrent pas d’avoir un impact consi­
— 196 —

dérable sur la politique et la société égyptiennes, surtout à partir du


milieu des années trente. A partir des années quarante, l’açtivisme
islamique et l’égyptianisation, en restreignant le rôle des minorités
non musulmanes, ne pouvaient plus être considérés comme un phé­
nomène transitoire et étranger dans la politique égyptienne. Malgré
cela jusqu'en 1948, la plupart des Juifs d’Égypte n'envisageaient pas
le nationalisme juif comme une alternative et une solution à leur
situation. L’immigration (aliyah) en Terre Promise fut insignifiante.
Si le sionisme fut le mouvement politique le plus fort, sur les plans
politique et statistique — beaucoup plus fort que l'implication des
Juifs auprès du nationalisme égyptien ou dans le communisme —
néanmoins, il ne réussit pas à conquérir la majorité et dut subir
l’opposition majeure des élites. C’est seulement après les guerres
israëlo-arabes de 1948 et de 1956 que les Juifs d’Égypte se mirent à
quitter massivement le pays \ »

Perçues par une grande majorité de la société égyptienne


comme des doctrines d’importation, le sionisme comme le
communisme contribuèrent à une certaine détérioration de
l’image de la communauté juive. Qu’en fut-il exactement ?

A u x origines du communisme égyptien : acte 1

D'un point de vue général, il est possible d’interpréter


l’implication de la communauté juive dans la naissance du Parti
communiste égyptien, comme « une tentative pour participer à
la vie politique du pays et pour s’intégrer à la société égyp­
tienne. Mais elle supposait une approche beaucoup plus radicale
face aux dilemmes que devaient affronter les minorités natio­
nales non musulmanes dans une société placée sous tutelle colo­
niale. Il s’agissait d ’une tentative non pas de s’adapter à l’ordre
sociopolitique, mais plutôt de le transformer afin de rendre pos­
sible une coexistence pacifique entre musulmans, chrétiens et
juifs 12 ». Pour les Juifs d ’Égypte, le marxisme représentait aussi
une possibilité de s’identifier à la lutte nationale du peuple
égyptien contre l’impérialisme britannique ou le sionisme.
Ainsi, les militants marxistes « ont pu, grâce à l’action poli­
tique, renouer avec le passé de leurs ancêtres, retrouvant dans

1. Gudrun Krâmer, The Je w s in M odern E gypt 1 9 1 4 -1 9 5 2 , Londres, IB


Tauris, 1989, p. 203.
2. Ib id ., p. 172.
— 197 —

le M DLN, le PC égyptien, ou les autres groupes communistes


[...], l’histoire même de leur égyptianité, non plus tournée vers
le passé mais vers un avenir hypothétiquement radieux 1 ».
Les origines lointaines du courant communiste en Egypte
sont difficiles à préciser : il faut cependant mentionner, comme
un fait important, l’essor précoce du mouvement syndical en
Egypte, consécutif à l’accroissement des effectifs ouvriers pen­
dant la première décennie du siècle. De 1907 à 1917, leur
nombre passe de 376 000 à 426 000. Parallèlement au dévelop­
pement du syndicalisme égyptien, un syndicalisme « minori­
taire » était apparu à la fin du X I X e siècle : un éphémère syn­
dicat des cordonniers avait été fondé en 1895 par les Grecs et
les Arméniens, ainsi qu’un syndicat des ouvriers des manufac­
tures de cigarettes en 1899. Ces premières initiatives démon­
trent une certaine ouverture aux idées socialistes parmi les
minorités en Egypte. Le premier parti communiste égyptien 2
apparaît dans le contexte de l’après-guerre et de l’agitation anti­
britannique en faveur de l’indépendance. Le premier noyau est
constitué par un groupe d’intellectuels de gauche, souvent
d’origine étrangère, ouverts aux différentes doctrines socialistes
(influencés à la fois par le fabianisme, par la social-démocratie
et le marxisme) et soulevés d’enthousiasme par la révolution
russe. Une organisation socialiste apparaît en 1920, le Groupe
d ’études sociales, qui prend en 1921 le nom de Parti socialiste
d’Egypte (PSE). A l’origine de cette initiative, on trouve trois
hommes qui s’étaient rencontrés à Alexandrie à la fin de l’année
1920. Joseph Rosenthal — juif d’origine russe mais de natio­
nalité italienne, père de Charlotte Rosenthal et joaillier de son
état — qui n’allait pas tarder à être expulsé pour « déviation­
nisme de droite » ; Hosni el-Orabi qui deviendra ultérieure­
ment le délégué du parti auprès du Komintern ; et, enfin,
Anton Maroun, un juriste qui deviendra le premier secrétaire
général du parti. En 1921, le PSE se présente comme une orga­
nisation légale tentant de regrouper l’ensemble des tendances
de l’opposition démocratique ; cependant, cet objectif unitaire
cache mal l’hétérogénéité profonde du parti que traduit le

1. Jacques Hassoun, « Les Juifs, une communauté contrastée », numéro


spécial Alexandrie 1860-1960, Autrement, 20, décembre 1992, p. 65.
2. Cf. Selma Botman, The Rise of Egyptian Communism, 1939-1970, Syra­
cuse, New York, Syracuse University Press, 1988.
— 198 —

contraste entre ses deux principales branches. La branche


d'Alexandrie, dirigée par Joseph Rosenthal, rassemble essen­
tiellement des éléments minoritaires, Italiens, Grecs, Arméniens
et bien sûr Juifs. La branche du Caire, en revanche, recrute sur­
tout parmi les Egyptiens de souche arabe à l'image de ses deux
principaux leaders, Hosni el-Orabi et Salama Musa. Et de fait,
pendant les deux premières années de son existence, le PSE
concentre ses objectifs vers la lutte contre l'impérialisme bri­
tannique en Egypte. Comptant à peu près 1 500 membres en
1922, le PSE, parti marginal dans le paysage politique égyp­
tien, s'attire l’hostilité immédiate du Wafd mais parvient à
contrôler, en revanche, une partie du milieu syndical. Il semble
que, dans le courant de l'année 1922, le PSE ait gauchi son
orientation. Cette radicalisation aurait entraîné un phénomène
de « factions » conduisant à la décision prise par l'aile gauche
de transférer le siège du parti du Caire à Alexandrie. L’élection
d'un nouveau comité central, dans le courant de l'année 1922,
entraîna la naissance d ’un nouveau parti - le Parti communiste
égyptien (PCE) - qui n'adhérera aux vingt et une conditions
du Komintern qu’au printemps 1923.
Avigdor
Avigdor est le pseudonyme le plus courant de Yehiel Kossoi,
né en Ukraine en 1882. Engagé dans le Parti socialiste juif
(Bund), poursuivi par la répression tsariste, il émigra juste avant
la première guerre mondiale aux Etats-Unis, où il participa à la
campagne pour l’organisation d’une Légion juive aux côtés de
l’Entente. En 1918, il quitta les États-Unis pour la Palestine,
puis débarqua deux ans plus tard en Russie soviétique où il se
mit à la disposition de l’appareil du Komintern : il fat employé
en conséquence au sein du département oriental du Komintern.
Après la réunion du premier congrès du Parti communiste égyp­
tien en 1921, le Komintern l’expédia en Égypte pour rassembler
des informations sur le développement du parti. Après son retour
en Russie soviétique, il participa au second plénum élargi du
comité exécutif de l’Internationale en juin 1922, sous le pseu­
donyme d’Avigdor, en tant que représentant du parti égyptien.
En 1.923, il signa un article dans împrekorr• sur le mouvement
ouvrier en Palestine et un autre sur l’Égypte. Lorsque le
Ve congrès du Komintern décida de bolcheviser ses sections en
1924, il fut de nouveau envoyé au Proche-Orient pour veiller à
l’application des directives du Komintern, mais il fut arrêté et
emprisonné. Après son retour, il enseigna à l’Institut des profes-
— 199 —

seurs rouges mais, en 1932, il fut de nouveau envoyé au Proche-


Orient pour un travail d’inspection des divers groupes commu-
' nistes. Au cours des années trente, il enseigna à nouveau en Rus­
sie soviétique, mais il fut arrêté en 1936. Marié à Charlotte
Rosenthal, mort en déportation en 1938, il fut réhabilité de façon
posthume.

Que peut-on dire sur l'organisation et la structure sociale du


Parti communiste égyptien à cette date ? Agitateur expéri­
menté, Avigdor signale qu'à la conférence du parti, réunie en
février 1922, 467 militants ont payé leur cotisation mais qu en
réalité les effectifs du parti dépasseraient 600 membres. La
structure minoritaire du PCE à cette époque est indéniable :
80 % des membres sont des minoritaires, Italiens, Juifs, Grecs
et autres. Les ouvriers urbains issus de diverses branches pro­
fessionnelles constituent 48 % des effectifs ; 12 % sont des
ouvriers agricoles et des paysans pauvres, tandis que 25 % sont
constitués par de petits employés. Enfin, 15 % des membres du
parti sont des employés et des membres des professions libé­
rales. Encore centralisé au Caire en 1922, le Parti communiste
égyptien est constitué de onze organisations locales réparties
dans les principales villes du Delta et d'importance inégale du
point de vue des effectifs. Géographiquement concentrées, elles
semblent bénéficier d'une bonne coordination et sont tenues
informées des décisions du comité central par des correspon­
dances régulières et des circulaires. L’appareil illégal, chargé
entre autres « d'établir des liens avec les autres organisations
révolutionnaires en Egypte et à l'étranger », recruté parmi « les
camarades les plus actifs », constituerait 10 % de ces effectifs.
La majeure partie d’entre eux vient des « centres industriels »
comme Le Caire, Alexandrie, Port-Saïd et Mahalla el-Kubra h
C'est précisément dans ces villes que l'action du PCE se fait le
mieux sentir notamment dans le domaine de l'action syndicale.
Ainsi, en 1923, le PCE peut revendiquer son influence sur une
confédération formée de plus d’une vingtaine d’organisations
syndicales dont la plupart engagèrent une action militante
importante au début des années vingt : les syndicats des tra­
vailleurs du gaz, des tramways, de l’électricité, du textile, ainsi
que ceux des raffineries de pétrole de Suez commencèrent à1

1. CRCEDHC, Fonds 495, Inventaire 154, Dossier 143, P 423.


— 200 —

organiser, à partir du début des années vingt, des grèves et des


lock-out. En 1924, le PCE put tester l'autorité du nouveau
gouvernement Zaghloul, en prenant la tête d ’une grève à
Alexandrie militant en faveur de la reconnaissance syndicale et
de la journée de huit heures. Mais devant l’intransigeance de
Zaghloul, ces grèves prirent une tournure plus radicale dans les
usines textiles des filatures nationales à Alexandrie et à l’Egyp-
tian Oil Company. L'envoi d ’un bataillon d’infanterie à Alexan­
drie pour réprimer les grévistes et les émeutiers entraîna l’ar­
restation d'une grande partie des membres du PCE impliqués
dans cette action syndicale. Selon Avigdor, l'implication du
PCE dans l’action syndicale remonte à 1921, au moment où le
parti prit l’initiative d ’organiser une Confédération du travail
en Egypte. Cette organisation, qui revendique son audience
auprès de 50 000 ouvriers regroupe diverses unions ouvrières et
organisations syndicales : ouvriers du canal de Suez (Port-Saïd),
porteurs et dockers (Alexandrie), employés des tramways et
employés (Le Caire). Parmi les grands succès de la Confédéra­
tion du travail, les manifestations du 1er mai 1921 sont présen­
tées comme l'une des toutes premières initiatives du PCE :
4 000 ouvriers défilèrent à Alexandrie, 2 000 au Caire et
8 000 à Port-Saïd et dans d ’autres villes d'Egypte.
Cette participation active à l'action syndicale en Egypte ne
fut qu'en apparence prometteuse pour l’avenir du Parti commu­
niste égyptien, car celui-ci a été privé de sa direction par les
arrestations, à partir de 1924. Néanmoins, il avait adhéré dans
l’intervalle aux vingt et une conditions d’admission au Komin-
tern, en 1923, après le retour de Hosni'el-Orabi en Egypte. Le
Komintern recommandait au PCE de préparer l’élaboration
d ’un programme agraire, de renforcer la position du parti dans
le mouvement national en formant un front anti-impérialiste et
d ’entretenir une liaison constante avec le Parti communiste ita­
lien. En dépit des appréciations optimistes des experts mosco­
vites, cette adhésion ne contribua guère à renflouer les effectifs
du parti mais eut, en revanche, des conséquences immédiates
sur la structure du groupuscule communiste qui en avait été le
noyau initial. La mise en application précoce du slogan en
faveur de l’arabisation du parti imposa en effet l’exclusion de
Joseph Rosenthal, exclusion exigée par la direction du Komin­
tern. Sur ces épisodes obscurs des origines du communisme
égyptien, peu d ’informations sont disponibles. Joseph Rosen-
— 201 —

thaï accepta sans doute son exclusion mais chercha en même


temps à entrer en contact avec le Komintern afin d ’en connaître
les véritables motifs. Il semble établi qu’il quitta l’Egypte pour
se rendre en Europe ; sa trace se perd ensuite soit en Allemagne,
soit en Russie, selon les sources. Cependant, à bien des égards,
r « affaire Rosenthal », crise exemplaire des contradictions
internes du PCE, est éclairante. Accusé par le Komintern d’être
un « agent sioniste », Joseph Rosenthal préférait, comme la
plupart des communistes d’origine étrangère en Egypte, privi­
légier « la lutte anti-impérialiste et le travail parmi les prolé­
taires, plutôt que le " Front unique ” avec le mouvement natio­
naliste, ligne de toute évidence inapplicable en Egypte 1 ».
Cette stratégie était en outre difficilement applicable de la part
d ’un dirigeant communiste juif face aux mouvements nationa­
listes arabes. L’expulsion de Rosenthal révéla ainsi les problèmes
posés par la structure minoritaire du Parti communiste égyp­
tien. « La participation des étrangers à l’activité du PSE puis
du PCE posa d’emblée une question de principe, question
d’ailleurs récurrente dans l’ensemble du mouvement commu­
niste international. Un étranger pouvait-il adhérer à un parti
qui, tout en se déclarant internationaliste, se voulait “ natio­
nal ” ? Ce militant devait-il opter pour la nationalité du pays
et figurer officiellement parmi les effectifs du parti ? Et ce parti,
en recrutant des étrangers, ne risquait-il pas d’être accusé de
complicité avec un centre étranger quelconque ? En Egypte,
cette question fut non seulement une des causes de l’éclatement
du noyau communiste originel, mais elle marqua aussi de son
empreinte l’évolution des organisations communistes ; elle créa
parmi les militants étrangers un complexe d’“ illégitimité ” que
la quête effrénée du “ label égyptien ” rendra schizophrénique,
politiquement parlant2. » Ainsi, le rôle des Juifs de l’Empire
ottoman et de l’Empire russe, celui des Grecs et des autres
minorités représentées en Egypte furent-ils occultés par les diri­
geants du Komintern. Il faut préciser cependant que l’« affaire
Rosenthal » ne parvint pas à guérir le Parti communiste égyp­
tien du « syndrome minoritaire » et l’« égyptianisation », mot
d’ordre cher à Henri Curiel pendant les années quarante,

1. Ilios Yannakakis, «Aux origines du communisme égyptien, 1920-


1940 », Communisme, 6, 1984, p. 98.
2. Ibid., p. 99.
— 202 —

demeurera l'objectif constant du mouvement communiste en


Égypte.

L ’Égypte dans les expertises du Kom intem

Plus que tout autre pays du Moyen-Orient, l'Égypte four­


nissait au début des années vingt un terrain d'expérimentation
et d'analyse, véritable paradigme de la philosophie du Komin-
tern concernant l’impérialisme au Moyen-Orient. Il est vrai,
cependant, que les mécanismes politiques et économiques de
l'implantation britannique en Egypte constituaient objective­
ment un irremplaçable cas d ’école, entrant parfaitement dans
les conceptions du marxisme-léninisme. D ’ailleurs, il faut insis­
ter sur le niveau élevé des publications et des analyses concer­
nant l'Egypte publiées par les diverses revues émanant du
Komintern. Les longs articles de Konstantin Troïanovski1 sont
consacrés surtout à l'analyse des mécanismes du capitalisme
commercial pratiqué par la Grande-Bretagne en Egypte, deve­
nue, depuis la mainmise anglaise sur les actions du canal de
Suez, une plaque tournante essentielle pour l'ensemble de
l’Empire britannique, un véritable « corridor entre l’Orient et
l'Occident ». Troïanovski met ainsi en évidence les consé­
quences de la politique commerciale britannique sur la struc­
ture sociale égyptienne et lui attribue la paupérisation du fellah.
Les diverses étapes de la mise sous tutelle'de l’Egypte, d'abord
économiques, après le boom cotonnier des années 1860 consé­
cutif à la chute de la production du coton américain pendant
la guerre de Sécession, puis financières par le mécanisme de la
dette, et enfin politiques avec l'installation des Britanniques en
1882, fournissent aux marxistes la matrice d ’un modèle d'ana­
lyse historique valables pour d’autres pays du Moyen-Orient
victimes de l’impérialisme occidental comme, par exemple, la
Perse. Vers 1920, le gonflement de la dette égyptienne, doublé
d ’une crise économique à partir de 1921, ne fait que renforcer
ce processus. Examinant les conséquences sociales et politiques
de la croissance égyptienne, K. Troïanovski observe la naissance
d'un véritable prolétariat industriel qu'il évalue trop précisé­

1. Konstantin Troïanovski, « Klassy i Partii Sovremennogo Egipta », dans


Kolonial'nyj Vostok, Novaja Moskva, 1924, p. 253-282.
— 203 —

ment à 376 341 personnes réparties dans les divers secteurs de


production (textile, métallurgie, alimentation, bâtiment, etc.).
Il analyse ensuite, en bonne logique, le développement du mou­
vement syndical en Egypte qui, au début des années vingt, a
pris de l’ampleur au Caire, à Alexandrie et dans la zone du canal
de Suez, tandis que l’évolution des mouvements de grèves
prend, elle aussi, une tournure favorable. Enfin, cette analyse
du mouvement social en Egypte est complétée par un tableau
politique où le parti de la bourgeoisie nationale, le Wafd, est
opposé au PCE, principal meneur des luttes sociales grâce à la
Confédération du travail créée à l’initiative du PCE en 1921 et
résolument orientée vers Moscou. Par-delà le caractère quelque
peu attendu de cette démonstration, scrupuleusement étayée par
des statistiques, on peut en retenir la conclusion. Devançant la
Turquie sur le terrain des luttes sociales, l’Egypte serait devenue
un véritable carrefour révolutionnaire, non seulement pour le
monde arabe mais pour l’ensemble de l’Orient musulman.
Des nombreuses analyses consacrées par les kominterniens à
la situation égyptienne, il convient de retenir celle de Karl
Radek. Reprenant la description minutieuse des événements de
1919-1922, en particulier la flambée gréviste qui explosa pen­
dant cette période, Radek reconnaît l’efficacité du mouvement
national en Egypte, un mouvement capable d’imposer à l’im­
périalisme britannique l’une de ses premières reculades en obte­
nant la reconnaissance de l’indépendance égyptienne et l’octroi
de la Constitution de 1922. Mais les bases de l’impérialisme
britannique en Egypte - le canal de Suez, le contrôle de la
production cotonnière - subsistent. Néanmoins, les nombreuses
grèves et manifestations, qui se sont produites au début des
années vingt, constituent, selon Radek, une menace très réelle
pour la Grande-Bretagne. Elles sont les signes avant-coureurs
d’un authentique mouvement révolutionnaire susceptible d’at­
teindre « si ce n’est le cœur de l’impérialisme britannique, du
moins les zones les plus sensibles de son centre nerveux 1 ».
Ces articles qui constituent un corpus dont le niveau scien­
tifique est relativement élevé ont une fonction d ’« expertise »,
car probablement destinés à l’« aristocratie » cosmopolite du
Komintern. Mais, en Egypte même, la littérature de propa­

1. Karl Radek, « New Imperialist Attack in the East », Communist Inter­


national, 9 mars 1925, p. 22.
— 204 —

gande diffusée au début des années vingt demeure d ’un niveau


plus élémentaire. La propagande soviétique en Egypte ne se
développera sous une forme plus étoffée qu’à partir des années
quarante au moment de la formation de la Grande Alliance.

A u x origines du communisme égyptien : acte II

Démentant l’optimisme des experts, la répression efficace des


années 1924-1925 entraîna la disparition du PCE de la scène
politique égyptienne, et ce, en dépit des efforts isolés de plu­
sieurs groupuscules dont le plus important était constitué de
Grecs réunis autour de l ’ancien dirigeant communiste,
S. Yannakakis. Malgré les recommandations sporadiques du
Komintern, d ’ailleurs de plus en plus rares à partir de 1925, le
mouvement communiste était devenu un courant illégal et
isolé, marginal au point qu’en 1935 le parti n’était mêrfie plus
considéré comme étant affilié au Komintern. La stratégie
« classe contre classe », qui refusait l’idée de toute collaboration
avec le mouvement national, fut en Egypte, comme ailleurs,
une des causes du processus de marginalisation d ’un courant
déjà en soi fort minoritaire. Ainsi, les débris du premier mou­
vement communiste égyptien ne survécurent qu’au sein d ’une
« filière grecque » représentée entre autres par S. Yannakakis,
J . Iordanidou et K. Giftodimos (Karageorgis), ce dernier étant
le délégué local de l’Internationale des jeunes à Berlin. Mais
jusqu’en 1934-1935, le mouvement conserve ses dimensions
groupusculaires faisant du mot d’ordre de l’arabisation une uto­
pie plus que jamais inapplicable. Par ailleurs, le Komintern
envisage avec une grande circonspection des relations avec ces
communistes grecs ou juifs, bientôt soupçonnés de « trots-
kysme » et de « déviationnisme de gauche ». Cela aurait ampli­
fié le phénomène de « repli minoritaire », si patent dans le
mouvement communiste égyptien dans la seconde moitié des
années trente : « Faute de pouvoir implanter le communisme
dans la société égyptienne, les communistes étrangers se
“ replièrent ” sur leurs propres communautés l. »
Mais l’évolution des relations internationales et celle de la
situation intérieure créent, à partir de 1935, des conditions

1. Ilios Yannakakis, art. cité, p. 106.


— 205 —

politiques relativement favorables à une renaissance du commu­


nisme en Egypte : l’invasion italienne en Ethiopie, en
octobre 1935, et la vigoureuse propagande antibritannique
orchestrée par la diplomatie fasciste contraignent les Anglais à
relâcher leur pression sur l’Egypte et à restaurer la Constitution
de 1923. Par ailleurs, la « tactique des fronts unis contre le
fascisme » désormais prônée par le Komintern permet de nou­
velles formes d ’action pour les communistes égyptiens groupés
sous la bannière de l’antifascisme. L’antifascisme demeure
cependant l’apanage d’une poignée de marxistes issus des
communautés arménienne, grecque, italienne et juive qui ont
souvent conservé des liens avec les partis communistes de leur
pays d’origine. Bien que peu actifs dans le champ politique
égyptien, ils annoncent, à l’heure de la montée des totalita­
rismes en Europe, le rôle particulier que l’Egypte jouera pen­
dant la seconde guerre mondiale, comme lieu d’asile pour bon
nombre d’exilés politiques venus de divers rivages de la Médi­
terranée. Toujours « minoritaire », le courant marxiste égyptien
commence à s’associer avec les Juifs d ’obédiences politiques
diverses dans le mouvement antifasciste de la seconde moitié
des années trente mais par l’intermédiaire de cercles et de clubs
ouverts au marxisme. La jeunesse juive dans son ensemble se
montre particulièrement sensible à l’antifascisme qui touche
relativement peu les Egyptiens musulmans ou coptes. Ainsi, le
combat antifasciste prend racine dans un réseau minoritaire et
cosmopolite d ’Européens et d’Orientaux faiblement « égyptia-
nisés ». Dans cette mouvance, on peut mentionner le groupe
« Les essayistes », actif dès la fin des années vingt, fondé par
Léon Castro, un riche avocat et journaliste juif. Cette association
culturelle et scientifique attira un petit nombre d’intellectuels,
en majorité des Juifs, des Italiens, des Grecs et des Syriens.
Grâce à cette association, Castro, lui-même orienté vers le sio­
nisme de gauche, tenta de mobiliser l’opinion publique locale
contre le nazisme et l’antisémitisme. Issue de la mouvance paci­
fiste, l’Union des partisans de la paix, fondée par le Suisse Paul
Jacot-Descombes en 1934, est une ligue par laquelle passèrent
la plupart des communistes d’Egypte à partir de la seconde
moitié des années trente. Paul Jacot-Descombes était un pro­
testant suisse, né au Caire où son père possédait une entreprise.
Eduqué en Egypte dans des institutions scolaires étrangères, il
partit pour l’Allemagne au début des années trente afin de pour­
— 206 —

suivre des études musicales. Au moment de l’installation de


Hitler au pouvoir en 1933, Jacot-Descombes se trouvait en
vacances en Egypte et il ne rentra pas : sa carrière de politicien
et d’idéologue de gauche débuta donc avec l’Union des partisans
de la paix. Ses premiers contacts avec le communisme s’effec­
tuent dans le petit groupe animé par S. Yannakakis. Mais, per­
suadé de la nécessité d ’une « voie égyptienne », Jacot-Des­
combes s’oriente davantage vers une action de type légaliste
comme en témoigne la plate-forme de son mouvement essen­
tiellement fondée sur le combat pacifiste, démocratique et anti­
fasciste. L’Union des partisans de la paix serait ainsi parvenue
à établir des contacts avec le Rassemblement universel pour la
paix. Ce type de relations avec des organisations frontistes,
satellites du Komintern, évoque le réseau Münzenberg dont
l’action sur le front de l’anti-impérialisme avait déjà été effec­
tive au cours des années vingt. Le mouvement animé par Jacot-
Descombes trouve une audience particulière auprès de jeunes,
issus des minorités, éduqués dans les lycées du Caire et
d ’Alexandrie. Raymond Aghion en est un exemple intéressant :
ce Juif, issu d ’une riche famille d’Alexandrie, avait rejoint la
gauche, puis l’Union des partisans de la paix dont l’influence
auprès de la communauté juive s’était confirmée après l’arrivée
de Hitler au pouvoir en Allemagne. D ’autres militants commu­
nistes influents effectuèrent un passage parTUnion des partisans
de la paix, tel Marcel Israël, J u if italien, dirigeant du groupe
Pain et Liberté. Cependant, le mouvement -pacifiste conduit par
Paul Jacot-Descombes ne survit pas au déclenchement de la
seconde guerre mondiale. N ’ayant plus de raison d ’être, l’Union
des partisans de la paix disparaît non sans avoir drainé une
partie du « réseau minoritaire » qui allait participer aux heures
héroïques du communisme égyptien pendant les années qua­
rante.
Dans l’inextricable organigramme du mouvement commu­
niste en Egypte où scissions et factions se multiplient, la ligne
de fond minoritaire demeure plus que jamais une constante. La
communauté juive reste le creuset où naissent et disparaissent
divers groupes communistes, tous hantés, jusqu'à la schizo­
phrénie, par le problème de l’« égyptianisation ». Ainsi, le
Groupe d’études apparu en 1939, autour de Jacot-Descombes,
Duwayk et Darwish, s’était donné pour objectif d ’encourager
et de promouvoir l’étude de la société égyptienne. En 1942, ce
— 207 —
groupe publia en anglais un opuscule intitulé L'Égypte aujour­
d'hui, recueil de poèmes et d’histoires diverses destinés aux sol­
dats alliés stationnés en Egypte. Mais, en dépit de ces efforts,
le Groupe d ’études recrute ses adhérents de façon quasi exclu­
sive parmi la minorité juive d'Égypte. Certes, Ahmad Sadiq
Saad, Yusuf Darwish et Raymond Duwayk étaient des Juifs
arabophones, chose rare en Égypte, désireux de créer un véri­
table parti communiste égyptien. Mais leur initiative ne gom­
mait en rien le syndrome minoritaire dont souffrait le mouve­
ment communiste depuis ses origines.

« Le rôle important joué par les Juifs dans le mouvement commu­


niste embarrassait autant les Juifs non communistes que les commu­
nistes non juifs... Cela justifiait l’accusation selon laquelle le commu­
nisme était une doctrine d’importation étrangère. L’ombre du
colonialisme sioniste en Palestine provoquait, en outre, colère et
consternation dans le monde arabe. Les communistes juifs préten­
daient que les colons sionistes étaient les pauvres dont les riches israë-
lites assimilés d’Europe voulaient se débarrasser, aussi les travailleurs
arabes devaient-ils s’en sentir solidaires [...]. Quand la guerre devint
imminente, les communistes s’évertuèrent à recruter des Égyptiens de
souche jxrnr assurer la relève. On ne s’étonnera pas que les trois pre­
miers Egyptiens recrutés alors aient été des Juifs. Mais ces derniers,
pour des raisons tactiques, décidèrent de devenir musulmans L »

Si ces affirmations demandent à être nuancées, elles


confirment néanmoins l’impression de marginalité que donnent
la plupart des groupuscules communistes à la fin des années
trente en Égypte. Dans la même mouvance, d’autres initiatives
virent le jour comme le Groupe de la jeunesse pour la culture
populaire créé au début des années quarante dans le but
d’améliorer le niveau d’éducation des masses populaires. D is­
pensant des cours d ’arabe, de mathématiques, d ’histoire et de
droit, ce groupe avait installé deux centres, l’un à Bulaq destiné
aux ouvriers, l’autre à Mit Aqba dans la banlieue du Caire, à la
recherche d’une audience paysanne. Refusant de céder aux
mesures d’évacuation vers la Palestine au moment de l’avancée
de Rommel en 1942, les trois fondateurs du groupe restèrent
sur place mais se séparèrent de Jacot-Descombes après la vic-1

1. Mohammed Heikal, Le sphinx et le commissaire. Heurs et malheurs des


soviétiques au Proche-Orient, Paris, JA, 1980, p. 51.
— 208 —

toire d’El Alamein. Ils furent à l’origine de la création du


Comité des travailleurs pour la libération nationale en 1945 et
d’un organe de presse, al-Damir, journal radical d’obédience
syndicale.
À la fin des années trente, c’est cependant au sein de l’Union
démocratique fondée par Marcel Israël, Henri et Raoul Curiel
et Hillel Schwartz qu’il convient de rechercher les véritables
racines du mouvement communiste égyptien. Fondé par des
hommes destinés à jouer un rôle prééminent, obsédés eux aussi
par le slogan de l’« égyptianisation », ce groupe donnera nais­
sance à un réseau aux multiples ramifications, souvent rivales.
La personnalité charismatique et devenue mythique d ’Henri
Curiel retient l’attention, sans doute davantage pour le rôle
qu’il fut appelé à jouer dans les mouvements révolutionnaires
du Tiers Monde pendant les années soixante et soixante-dix,
que pour sa contribution à la construction du communisme
égyptien pendant la seconde guerre mondiale. Personnalité
controversée, Henri Curiel continue de susciter encore aujour­
d ’hui des polémiques et des jugements contradictoires. Repré­
sentatif de l’engagement juif dans le mouvement communiste
tout en demeurant atypique par rapport à la communauté juive
d’Égypte, Curiel est issu d’une riche famille de banquiers de
Zamalek installée en Égypte depuis le débi^t du X I X e siècle.
Comme beaucoup de riches familles juives, les Curiel jouissaient
d’une nationalité étrangère. Mais, lorsqu’il fut sur le point
d’atteindre l’âge de la majorité en 1935, -Henri Curiel aban­
donna la nationalité italienne pour devenir un citoyen égyptien.
Éduqué au collège jésuite de la Sainte-Famille au Caire, pétri
de culture française, il ne sut jamais parler l’arabe couramment
malgré son attachement profond à l’Égypte. « Une bonne partie
des Juifs qui rejoignirent le mouvement communiste était,
comme Curiel, riches, cosmopolites et francophones. D ’autres
venaient des classes moyennes plus arabisées. Au X X e siècle, eux
aussi recevaient habituellement une éducation française, mais,
parce qu’ils connaissaient bien l’arabe et étaient mieux intégrés
à la société égyptienne, ils étaient plus à l’aise dans la culture
arabo-égyptienne l. »
Quelle fut la mesure exacte de la participation de la minorité1

1. Joël Beinen, « Exile and Political Activism : the Egyptian Communists


in Paris, 1950-1959 », Diaspora, 2 (1), 1992, p. 76.
— 209 —

juive au mouvement communiste égyptien ? Si le « complexe »


juif du communisme égyptien est un phénomène bien connu,
il faut cependant souligner que le mouvement communiste ne
concerne qu’une infime minorité de la communauté juive. On
estime généralement à environ 80 000 personnes (soit 5, % de
la population totale de l’Egypte) le nombre des Juifs en Egypte
pendant les années quarante. Parmi eux, 500 ou 1 000 indivi­
dus seulement participèrent effectivement au mouvement
communiste, soit à peine 1 % des membres de la communauté.
Précisons cependant que la valeur de ces statistiques est relative
car si « les Juifs étaient loin de constituer la majorité du mou­
vement communiste (qui rassemblait pendant ces années à peu
près 2 000 à 2 500 personnes), ils étaient néanmoins sur-repré­
sentés, surtout aux échelons supérieurs et moyens de l’appa­
reil 1 ». L'analyse sociopolitique du mouvement montre que le
mouvement communiste est essentiellement urbain et reste can­
tonné à la Basse-Egypte et au Delta, au Caire et à Alexandrie.
Cependant, le fait que l’adhésion au communisme semblait
apporter une solution au problème minoritaire en milieu
musulman a entretenu au sein de la minorité juive, malgré les
consignes moscovites sur la nécessité de l’arabisation, un réseau
favorable à l’Union soviétique et dont cette dernière saura uti­
liser les potentialités en temps utile.

1. lbid.,p. 75.
C H A P IT R E 4

VERS UNE MAINMISE SOVIÉTIQUE


SUR L’IRAN ?

Le rôle de l’Iran pendant la seconde guerre mondiale, et plus


encore dans les débuts de la guerre froide, est un chapitre bien
connu de l’histoire des relations internationales. S'agissant de
l’attitude de l’Union soviétique, on peut se poser plusieurs
questions. A partir de quelle date l’Iran est-il devenu un enjeu
réel de la politique extérieure soviétique ? L’ambition de créer
une zone d ’influence en Iran précède-t-elle l’entrée en guerre de
l’Union soviétique aux côtés des Alliés ?
Après le Pacte germano-soviétique d’août 1939, Hitler a
cherché à orienter les aspirations territoriales de l’URSS vers les
mers chaudes, en particulier vers l’Iran, porte de l’Inde et de
l’Empire britannique. Selon Molotov, cette proposition ne fut
qu’une manoeuvre grossière dont la diplomatie soviétique n’aurait
pas été dupe. Mais avant les négociations secrètes menées à Berlin,
en novembre 1940, le gouvernement soviétique tenta de faire
pression sur Téhéran afin d’obtenir des bases militaires et
aériennes dans des zones stratégiques du territoire iranien et des
droits de transit sur le Trans-Iranian Railway. Si, avant juin 1941,
l’URSS a encore des objectifs stratégiques limités en Iran, la situa­
tion est sensiblement différente après le renversement des alliances
puisque le ravitaillement de l’URSS en armes et en vivres doit
s’effectuer à travers le territoire iranien. Le 2 5 août 1941, les forces
soviétiques envahissent l’Iran et font figure de nouvelles parte­
naires des « impérialistes britanniques ».
— 212 —

Bien que situé en dehors de la zone directement touchée par


les opérations militaires, le territoire iranien a acquis, dès le
déclenchement du second conflit mondial, un rôle géostraté­
gique essentiel. Assidûment courtisé par la diplomatie alle­
mande, l’Iran entretient d ’importants liens idéologiques et
commerciaux avec l’Allemagne, liens qui ont été peu affectés
durant les deux premières années du conflit, le Pacte germano-
soviétique autorisant le transit des marchandises entre l’Alle­
magne et l’Iran à travers le territoire de l’Union soviétique.
Depuis le début des années trente, la montée de l’influence
allemande en Iran ne s’est pas démentie. Elle combine des
formes traditionnelles, héritées des méthodes impérialistes de la
fin du X I X e siècle (investissements financiers, projets industriels,
relations commerciales et contrôle des voies de communications)
et des thèmes politiques caractéristiques de la propagande nazie.
En effet, un décret spécial du Reich, ajouté en 1936 aux lois
de Nüremberg, reconnaissait dans la nation iranienne un peuple
de «p u rs A ryens». Mais l’influence culturelle allemande en
Iran existait avant l’avènement du nazisme, y compris dans le
domaine politique où l'exaltation du nationalisme iranien était
encouragée. En 1928, la création d’un Centre allemand d ’études
iraniennes par le professeur Herzfeld paraît manifester « une
nouvelle forme de l’extraordinaire activité déployée par l’Alle­
magne en Orient et, en particulier, en Perse. Aux côtés de
l’œuvre commerciale et de l’effort industriel où elle remporte
de très considérables succès, elle semble-vouloir aborder le
domaine culturel qui, depuis près d’un siècle, constituait un
véritable monopole de fait pour la France. Elle ne manquera
pas de flatter l’amour-propre et le nationalisme des Persans, fiers
de leur passé et des grandes pages de leur histoire. Il faut recon­
naître également que l’Allemagne est admirablement outillée
pour y réussir, son goût naturel pour l’orientalisme lui ayant
conservé des maîtres et une école en iranisme que la Russie et
l’Angleterre elles-mêmes lui envient 1 ». Avec l’avènement du
régime nazi, les visées « orientales » de l'Allemagne se confir­
mèrent comme en témoigne la multiplication des instituts spé­
cialisés et de publications telles que \'Orient Nacbrichten ou
encore Der Neue Orient. La propagande anticoloniale et promu­
sulmane de l’Allemagne, consciente du respect des Orientaux

1. SHAT, Fonds Bertrand, 1 K 246.


— 213 —

pour le principe autoritaire, procédait aussi à de curieux amal­


games entre le Führerprinzip et le « despotisme oriental ».
Après juin 1941, cest la présence économique et l’influence
politique de l’Allemagne (dont les techniciens £t les agents sont
employés massivement dans le pays) qui justifient officiellement
l’occupation soviéto-britannique et la crise dynastique consé­
cutive à la déposition du trop germanophile Reza Shah, le
16 septembre 1941.

DU BON USAGE DES MINORITÉS


L’OCCUPATION SOVIÉTIQUE EN IRAN DU NORD

Effective depuis la fin du mois d’août 1941, l’occupation


anglo-soviétique en Iran est confirmée par la signature, le
29 janvier 1942, d ’un traité d’alliance entre l’Iran, la Grande-
Bretagne et l’Union soviétique déterminant les conditions géné­
rales de l’occupation du pays. Celui-ci est divisé en deux zones,
britannique au sud, soviétique au nord, dont la frontière passe
à la latitude de Téhéran. A l’intérieur, la déposition de Reza
Shah a créé les conditions favorables à une certaine ouverture
politique que manifestent l’apparition des partis et notamment
la création, en 1941, du parti Toudeh (Les Masses), la libéra­
lisation de la presse et le rôle nouveau dévolu au Madjlis. Cette
renaissance du pluralisme politique en Iran a pour conséquence
une certaine instabilité gouvernementale, comme on le consta­
tera au lendemain des élections de 1943, mais elle permet aux
puissances d ’occupation d’exercer leur contrôle par l’intermé­
diaire des partis soumis à leur obédience. Dès lors, le soudain
et net développement du parti Toudeh dans les provinces sep­
tentrionales de l’Iran n’est évidemment pas un effet du hasard.
Dans la zone sud où l’influence britannique demeure prépon­
dérante, le mouvement nationaliste se développe davantage. Il
se manifeste notamment au sein de la presse où le Front de
l’indépendance est particulièrement actif. A partir de
décembre 1942, l’armée américaine se joint à l’armée britan­
nique dans le Sud. De nombreux conseillers américains sont
engagés par le gouvernement iranien pour réorganiser son
armée, sa gendarmerie et surtout ses finances dont le Dr Mills-
paugh a de nouveau la charge entre 1943 et 1945.
— 214 —

U U R S S en Iran du N o rd : une stratégie d'annexion ?

Quelles sont les conditions créées par le « gouvernement


soviétique » en Iran du Nord ? En 1942-1943, la volonté affi­
chée par les Soviétiques de respecter les principes proclamés par
la Charte de VAtlantique — sur le maintien de Tintégrité terri­
toriale, de la souveraineté et de l'indépendance politiques de
l’Iran - mérite detre soulignée, même si elle relève du domaine
des apparences. Ainsi, l’administration provinciale continue-
t-elle en 1943 à fonctionner normalement.
Dans la zone d ’occupation soviétique, l’Armée rouge est sta­
tionnée dans les capitales provinciales et dans les principales
villes jalonnant la route qui traverse la zone d ’est en ouest
(Tabriz-Téhéran-Meshed), ainsi que le long de la frontière
turque ; de petites unités sont également dispersées dans les
villages. La frontière entre l’URSS et l’Iran est entièrement
contrôlée par l’Armée rouge, ce qui signifie que « la frontière
soviéto-iranienne n’existe plus, au moins pour le moment, puis­
qu’elle est gardée uniquement par les Soviétiques et qu’aucun
fonctionnaire des douanes iranien n’y opère plus. En fait, la
frontière russe a été déplacée pour coïncider avec la route est-
ouest du Nord de l’Iran allant de Tabriz à Meshed via Téhé­
ran 1 ». Evitant les contacts avec la population civile, et même
avec la plupart des officiels iraniens, le comportement des
troupes de l’Armée rouge semble, au début de l’occupation
soviétique, exemplaire. Cette attitude^ traduit sans doute un
choix politique selon lequel le maintien de l’ordre public relè­
verait de la compétence des autorités iraniennes, tandis que
l’Armée rouge n’interviendrait que dans des cas exceptionnels.
Pendant les émeutes de la faim à Téhéran en décembre 1942,
les troupes soviétiques paradèrent dans les rues de Meshed, ce
qui s’avéra suffisant pour rétablir l’ordre ; à Tabriz, des initia­
tives similaires furent prises. Cependant, les autorités sovié­
tiques tendent à diminuer les effectifs de la gendarmerie et de
l’armée iraniennes.

« Elles ont été les premières à encourager la désintégration des


forces iraniennes, mais plus tard firent en sorte qu elles reviennent,
surtout au moment où elles furent elles-mêmes soumises à une plus

1. NARA, RG 226, R. A n° 1038.


— 215 —

forte pression sur le front oriental et se rendirent compte que leur


politique en faveur de l’indépendance kurde était un véritable boo­
merang qui leur échappait des mains. Mais les Soviétiques n’ont
jamais autorisé une présence suffisamment importante des troupes de
l’armée iranienne pour qu’elle puisse contrôler les Kurdes et assurer
la sécurité générale en Azerbaïdjan. Pendant longtemps, ils ont refusé
au colonel Schwarzkopf, conseiller américain auprès de la gendarmerie
iranienne, une autorisation pour voyager jusqu'à Rasht afin qu’il ins­
pecte ses forces au Gilan et ce n’est que très récemment qu’ils l’ont
autorisé à se rendre dans le Mazandaran l. »

Ainsi, malgré le respect protocolaire de l’intégrité de l’Etat


iranien, l’Armée rouge détient la réalité du pouvoir dans les
provinces septentrionales de l’Iran : de fait, la zone d’occupation
soviétique échappe presque entièrement à l’autorité du gouver­
nement central.
Les interférences soviétiques dans les affaires intérieures de
l’Iran s’exercent par l’intermédiaire de l’ambassade d’URSS à
Téhéran. Cela fut particulièrement évident lors de la signature
des accords portant sur les finances et l’approvisionnement en
munitions, au début de l’année 1943. Ces accords financiers
inspirèrent au Dr M illspaugh, responsable américain des
finances iraniennes, des commentaires acerbes sur la politique
poursuivie par les autorités soviétiques : elle consisterait à
contraindre le gouvernement iranien à accorder une sorte de
prêt bail à l’Union soviétique, l’Iran versant près de 83 millions
de riais par mois. Véritables réquisitions de guerre, les fourni­
tures en matières premières et en denrées alimentaires (blé,
orge, riz) se font exclusivement aux dépens de l’Iran, la fixation
du prix et le paiement étant renvoyés à une date aléatoire. Enfin,
lorsque la production est jugée insuffisante, l’Union soviétique
se réserve le droit de faire appel à des conseillers ou à des experts
russes chargés de superviser avec efficacité toutes les opérations
concernant les matières premières susceptibles de permettre le
contrôle des secteurs fondamentaux de l’économie iranienne.
Certains secteurs de production furent annexés comme les
fameuses pêcheries de la Caspienne, passées totalement sous
contrôle soviétique durant l’Occupation.
L’organisation de la propagande soviétique en Iran du Nord
se fait par le biais de l’ambassade soviétique de Téhéran d’où

1. Ibid.
— 216 —

le correspondant local de l'agence Tass supervise sa diffusion


dans les provinces, grâce au réseau des postes consulaires sovié­
tiques. Caractéristique de ces temps de Grande Guerre patrio­
tique, la propagande soviétique en Iran est conforme à la ligne
adoptée en URSS à la même époque : elle vise davantage à
exalter le nationalisme russe que le communisme ou la révo­
lution mondiale. Cet encouragement implicite donné au natio­
nalisme n’exclut pas une certaine agitation des communistes
iraniens qui « trouvent des arguments dans la détresse écono­
mique des masses iraniennes et les conditions de vie relative­
ment meilleures dans les provinces occupées par les Sovié­
tiques 1 ». La propagande soviétique est particulièrement
développée dans la presse. La presse d’orientation prosoviétique
insiste sur la paupérisation des classes laborieuses en Iran et
stigmatise la dictature de Reza Shah et les atrocités commises
par les puissances de l’Axe. En Azerbaïdjan, une floraison de
journaux, pamphlets et quotidiens en russe, en turc azéri ou en
arménien — dont quelques-uns viennent de Transcaucasie -
manifeste déjà la volonté de séduire les minorités. Parmi les
publications en persan, les pamphlets du philosophe iranien de
gauche, Lohuti, exilé par Reza Shah au cours des années trente
et réfugié au Tadjikistan, vantent la renaissance de la langue et
de la culture iraniennes sous l’égide soviétique. En dehors de la
presse écrite, la propagande soviétique se manifeste également
dans d’autres domaines. Les images (affiches, photos,
« fenêtres » Tass lors de l’exposition soviétique de Téhéran en
1943), les films et documentaires soviétiques, les initiatives
humanitaires (ouverture de l’hôpital soviétique de Téhéran en
mai 1943) concourent à véhiculer une image positive de la pré­
sence soviétique en Iran. Enfin, « tous les observateurs témoi­
gnent de l’excellence des services secrets russes en Iran, bien
qu’une moindre partie en soit organisée de manière officielle.
Les Russes opèrent librement à travers tout le pays et surveillent
de très près les gens et les affaires, à Téhéran et dans la zone
occupée au nord 2 ». Ainsi, la double vocation diplomatique et
médicale de l’hôpital soviétique de Téhéran est attestée par
l’identité de son directeur, le Dr Baroyan, probablement

1. Ibid.
2. Ibid.
— 217 —

membre de la section extérieure du N K V D , et en constants


déplacements au Caire.
Si, au cours de Tannée 1942, la situation dans la zone d’oc­
cupation soviétique suscitait encore relativement peu d’inquié­
tudes du côté britannique et américain, la fermeture totale de
cette zone, à partir de 1943, renforça au contraire la conviction
qu’il existait une stratégie soviétique visant à l’annexion des
provinces du Nord de l’Iran. En réalité, cette hypothèse était
déjà plausible dès l’installation de l’Armée rouge en Iran du
Nord. Elle avait proyoqué une certaine panique parmi les pro­
priétaires et les éléments les plus prospères de la paysannerie
de l’Azerbaïdjan iranien dont une partie avait pris la fuite vers
le Sud. Leur absentéisme avait permis aux autorités soviétiques
de s’emparer de leurs terres et de procéder à des réquisitions,
tandis que la pratique de l’agiotage n’avait pas tardé à produire
ses effets sociaux et politiques. L ’interdiction de l’exportation
des produits alimentaires vers le Sud du pays contribua ainsi à
isoler les provinces du Nord et joua très certainement un rôle
dans le déclenchement des émeutes de la faim à Téhéran, en
décembre 1942. Pour de nombreux observateurs, il était clair
en effet que les autorités soviétiques privaient sciemment la
zone britannique d ’approvisionnements afin de créer artificiel­
lement une véritable situation de pénurie et de crise. En 1944-
1945, les provinces du Nord échappent de plus en plus au
contrôle du gouvernement central au point qu’il lui devient
même impossible de nommer un gouverneur provincial dans la
zone d ’occupation soviétique sans l’agrément des Russes. Cette
mainmise « administrative » est accompagnée d ’une répression
politique féroce à l’encontre des nationalistes caucasiens réfugiés
en Iran du Nord depuis la soviétisation de la Transcaucasie en
1920-1921 tels que les dachnaks arméniens ou les moussava-
tistes azéris : en Azerbaïdjan iranien, comme à Téhéran, pour­
tant érigé en zone neutre, des individus sont arrêtés ou dispa­
raissent (certains ayant été expédiés directement en Sibérie).
Doublée d ’un soutien systématique aux membres du Toudeh,
cette politique permet l’élection de plusieurs députés commu­
nistes au Madjlis en 1943.
Dès lors, la propagande soviétique prend de nouvelles formes
et peut se renforcer. Aux formes « traditionnelles » mises en
œuvre par l’ambassade soviétique, désormais dotée d’un person­
nel qualifié originaire d ’Asie centrale et de Transcaucasie et
— 218 —

ayant d ’excellentes connaissances linguistiques, s’ajoute la créa­


tion de nouvelles instances à partir de 1943» Parmi elles, la
branche locale du VOKS (Association soviétique pour les rela­
tions culturelles avec l’étranger) est fondée en octobre 1943.
Sous le nom d’Association pour les relations culturelles soviéto-
iraniennes, elle organise des expositions, des concerts, des cours
de russe, des bibliothèques. Au début de l’année 1944, cette
Association, qui comprend déjà 65 membres fondateurs, est évi­
demment totalement infiltrée par les Soviétiques. L’Association,
qui s’est donné comme objectif, selon les termes mêmes de
l’ambassadeur soviétique, « de rassembler les savants et les étu­
diants de nos deux pays », multiplie les initiatives dans le
domaine culturel. Fin février 1944, elle s’est dotée de six
comités spécialisés et, dès l’été 1944, plusieurs branches locales
font leur apparition, notamment à Tabriz et à Meshed, et orga­
nise réunions et soirées commémoratives dans des lieux presti­
gieux comme, par exemple, au musée archéologique. Pour
mieux démontrer le caractère « plurimillénaire » de l’amitié
russo-iranienne, les initiatives culturelles ne se limitent pas sim ­
plement à l’exaltation de la culture et de la littérature russes.
La mise à l’honneur de la culture des nationalités de l’Union
soviétique (Arménie, Azerbaïdjan, Tadjikistan), sous une forme
passablement édulcorée, rencontra parfois auprès des minorités
de l’Iran un accueil enthousiaste. A ce titre, on peut citer la
tournée d ’un « Jazz Band » arménien à Ispahan, en juillet 1943,
ou encore celle du poète national du Tadjikistan, Charif Jou-
raev, qui donna 90 conférences dans 16 villes iraniennes au
cours de l’été 1943. Le contenu de la propagande soviétique,
associant de façon classique buts de guerre et buts politiques,
exaltant les héroïques victoires remportées contre les Allemands
par les unités arméniennes de l’Armée rouge (« David de Sas-
soun », général Bagramian), mettant en valeur les réalisations
soviétiques dans les républiques asiatiques de l’URSS, évolue,
à partir de 1944, dans un sens de plus en plus « minoritaire ».
La propagande s ’attache à souligner le contraste existant entre
la vie des masses iraniennes paupérisées et celle des citoyens
soviétiques de Transcaucasie et d’Asie centrale, jouissant à la
fois de la liberté et du bien-être, voire de la prospérité. Les liens
et les affinités sont constamment soulignés en jouant alterna­
tivement soit de la « carte minoritaire » (mettre en évidence les
parentés nationales entre l’Azerbaïdjan iranien et soviétique),
— 219 —

soit de la « carte majoritaire » (montrer les parentés linguis­


tiques entre Tlran et la RSS du Tadjikistan). Dans la même
optique, les travaux des iranologues soviétiques (ceux de Pav-
lovski par exemple) sont mis en valeur, tandis qu’à partir de
1944-1945 une propagande religieuse efficace insiste sur les
libertés dont dispose la hiérarchie musulmane en URSS afin de
discréditer le clergé chiite iranien. La propagande islamique de
l'URSS atteignit son point culminant en 1945 lorsque, au cours
de leté, le Sheikh ul-Islam, Ali Zadeh, président du Bureau
des musulmans de Transcaucasie, accomplit une tournée en Iran
au cours de laquelle il visita Tabriz, Qazvin et Téhéran, procéda
à de multiples avances en direction du clergé iranien et démon­
tra, de façon ostentatoire, l’harmonieux développement de l’is­
lam en URSS. A l’inverse et dans le registre séculier, il faut
mentionner le voyage à Tachkent de Parvin Gonabadi, député
de Meshed, au cours du mois de décembre 1944. Dernier fait
qui témoigne du durcissement des positions soviétiques en
Iran : la crise pétrolière de 1944. Elle inaugure un tournant
annonciateur des rivalités de la guerre froide et se prolongera
jusqu’à la nationalisation du pétrole iranien par Mossadegh en
1951. Dans le cadre des « rivalités interalliées » pour les conces­
sions pétrolières en Iran, l’Union soviétique prétend obtenir du
gouvernement iranien une nouvelle concession pétrolière dans
le Nord. Cette demande fait l’objet d’une visite, en sep­
tembre 1944, du vice-commissaire des Affaires étrangères,
S. Kavtaradze, à Téhéran mais se heurte à une fin de non-rece­
voir du gouvernement iranien qui, le 16 octobre, rejette tous
les candidats, qu’ils soient américains, britanniques et sovié­
tiques. Orchestrée par l’ensemble de la presse prosoviétique et
par le Toudeh, supervisée par S. Kavtaradze, une campagne de
diffamation se déchaîne alors contre le gouvernement iranien.
Des manifestations sont organisées à Téhéran et à Tabriz, au
cœur même de la zone soviétique, pour protester contre ce que
les Soviétiques interprètent comme étant la conséquence d ’une
manœuvre anglo-américaine. C’est dans cette atmosphère de
tension extrême que Mossadegh, alors député au Madjlis, pré­
sente un projet de loi exigeant l’accord préalable du Parlement
iranien pour tout octroi de concession pétrolière. Votée le
2 décembre, cette nouvelle mesure législative fut bien entendu
sévèrement critiquée par le représentant soviétique,
S. Kavtaradze.
— 220 —

U influence croissante du Toudeh

La renaissance du mouvement communiste en Iran doit être


replacée dans le contexte de l’occupation soviétique. Fondée en
septembre 1941, quelques jours après l’abdication de Reza
Shah, par les membres les plus jeunes du groupe des « Cin­
quante-Trois » arrêtés en 1937, l’histoire du Toudeh pendant
l’occupation de l’Iran connaît trois phases principales. Entre
septembre 1941 et octobre 1942, l’organisation du Toudeh est
mise en place. Alors que le nouveau parti compterait déjà
6 000 membres répartis sur l’ensemble du territoire iranien en
1942, la structure du mouvement communiste est nettement
contrastée tant du point de vue des générations que de l’origine
ethnique.

« Tandis que les fondateurs du Toudeh étaient majoritairement des


jeunes, originaires de Téhéran qui parlaient l’iranien, ce qui restait
des anciens leaders communistes, avaient déjà atteint un âge inter­
médiaire et étaient des natifs d’Azerbaïdjan dont la langue maternelle
était le turc azéri. Alors que les fondateurs du Toudeh étaient des
intellectuels dotés d ’une éducation universitaire parvenus au
marxisme par l’intermédiaire des mouvements de gauche européens,
les leaders communistes étaient des activistes, des intellectuels auto­
didactes, parvenus à la même destination par l’intermédiaire du léni­
nisme et du parti bolchevik russe. Alors que les fondateurs du Tou­
deh, formés à l’école marxiste européenne, envisageaient la politique
uniquement à travers une perspective de-classe', les leaders commu­
nistes, ayant fait l’expérience des pogroms ethniques dans le Caucase
et des révoltes locales telles que celles de Khabiani et de Kutchük
Khan, tendaient à envisager la société en termes de communauté aussi
bien que de classe l. »

L’expansion du Toudeh dans les régions septentrionales de


l’Iran s’accomplit lors d ’une seconde phase entre
novembre 1942 et août 1944. Le succès marqué du Toudeh lors
des élections au 14e Madjlis en 1943, renforcé par l’organisation
d ’un mouvement syndical et doublé de l’aide efficace des Sovié­
tiques, constitue une étape décisive de l’« enracinement » du
parti. Mais, lors du 1er congrès du Toudeh, réuni en août 1944,
l’origine géographique des délégués montre - à l’exception de

1. Ervand Abrahamian, op. cit.yp. 283.


— 221

Téhéran - la surreprésentation des militants provenant des pro­


vinces du Nord (Azerbaïdjan, Mazandaran, Gilan). Ce congrès
approuva un nouveau programme rédigé en grande partie par
Radmanesh, Iraj Iskandari et A. Hovanessian qui, sans apporter
de modifications notables à la ligne idéologique du Toudeh,
reconnaissait la nécessité d’une liberté complète pour les mino­
rités d ’Iran en matière religieuse et culturelle. Enfin, la période
qui s’écoule entre août 1944 et octobre 1946 correspond à
l’expansion du Toudeh vers le Sud. Désormais doté de plusieurs
organes de presse répartis sur l’ensemble du territoire, le Tou­
deh a une influence réelle sur la vie politique nationale et orga­
nise des manifestations de masse dont la fréquence, à partir de
l’automne 1944, atteste la pression croissante de la politique
soviétique en Iran. Menaçant les positions britanniques, l’ex­
pansion du Toudeh vers le Sud, doublée de l’immixtion
constante des Soviétiques dans les affaires intérieures de l’Iran,
crée, dès 1945, les conditions objectives qui mèneront au
déclenchement de la guerre froide en Iran mais aussi en Grèce
et en Turquie. A partir de juin 1946, l’application d ’une stra­
tégie frontiste sous la forme du Front uni des partis progres­
sistes permet l’extension spectaculaire du Toudeh à Chiraz, à
Yazd ainsi que dans la province pétrolière du Khuzistan. En
août 1946, fort de plus de 100 000 membres actifs, disposant
d’alliés virtuels parmi les minorités du Nord et solidement
implanté en milieu ouvrier et paysan, le Toudeh est au sommet
de son influence.
« Les communistes ont trouvé une source d'énergie poten­
tielle auprès des minorités en Iran. Ils ont fait constamment
appel à eux, en tant que citoyens loyaux et respectables de
l’Iran, et ont conquis le soutien des groupes minoritaires tels
que les Arméniens et les Assyriens l. » Remarqué par la plupart
des observateurs, l’aspect essentiellement minoritaire du réseau
communiste en Iran a suscité diverses interprétations histo­
riques dont il est nécessaire de présenter les soubassements idéo­
logiques. La thèse de l’instrumentalisation des minorités par la
politique soviétique au Moyen-Orient en général, et en Iran en
particulier, tend à accréditer l’hypothèse d’une stratégie de
déstabilisation déployée par l’URSS par l’intermédiaire des

1. George Lenczowski, « The Communist Movement in Iran », The


Middle-East Journal, 1 (1), janvier 1947, p. 40.
— 222 —

minorités ethniques. Si cette interprétation semble pertinente


dans son ensemble, il faut cependant remarquer qu’elle tend par
là même à minimiser la possibilité d ’un développement spon­
tané du mouvement communiste au sein d ’une majorité jugée
souvent trop arriérée pour pouvoir formuler des revendications
sociales ou pour contester l’impérialisme des puissances occi­
dentales. Par là même, les tenants de la « thèse minoritaire »
tendent à effacer la réalité des problèmes politiques et sociaux
dans les pays « semi-colonisés » — un concept lui-même fort
discuté — du Moyen-Orient entre les deux guerres, et s’inscri­
vent en conséquence dans un courant d’interprétation jugé plu­
tôt « réactionnaire ». Totalement opposée à ce point de vue,
l’interprétation « marxisante » tend en revanche à mettre en
évidence les succès potentiels que la doctrine communiste pou­
vait remporter auprès de la majorité. Mettant également en
valeur le profil ethnique du mouvement communiste en Iran —
une réalité historique décidément incontournable —, par
exemple pendant la seconde guerre mondiale, cette interpréta­
tion tend cependant à en relativiser l’importance en liant la
question des minorités à la question sociale. Ce courant, dont
Ervand Abrahamian paraît être l’interprète le plus sérieux, tend
ainsi à démontrer que les clivages ethniques correspondaient à
des clivages de classes ce qui précisément expliquerait le recru­
tement du parti communiste en Iran. Ainsi, c’est parce que le
Toudeh recrutait dans les deux classes sociales les plus
« modernes » d’Iran, l’intelligentsia d’une' part, et la classe
ouvrière d ’autre part, qu’il reposerait sur des « bases eth­
niques ». Dans la même optique, cet historien démontre, en
étudiant la répartition régionale des membres du Toudeh, que
les effectifs les plus importants proviennent des zones urbaines
et des provinces les plus « modernes » de l’Iran, c’est-à-dire les
provinces du Nord. S’agissant donc du rôle des minorités dans
le développement du mouvement communiste en Iran, l’accent
mis, tour à tour par les historiens sur les facteurs endogènes ou
les facteurs exogènes, reflète en réalité un débat idéologique à
demi avoué, dont le principal défaut est d ’occulter un autre
facteur essentiel, celui des dynamiques nationales.
Depuis les débuts, deux minorités ont joué un rôle de pre­
mier plan dans le mouvement communiste iranien. D ’une part,
la minorité azérie qui est majoritaire en Azerbaïdjan iranien,
mais que l’on retrouve dans les communautés dispersées à Téhé­
— 223 —

ran, dans le Gilan et le Mazandaran. D ’autre part, les commu­


nautés chrétiennes d ’Iran, c’est-à-dire, principalement, les
Arméniens et, dans une moindre mesure, les Assyro-Chaldéens,
concentrés à Téhéran, Tabriz, Enzeli, Ourmia, Ispahan, Arak et
Hamadan. Sans rapport avec le poids démographique réel de
ces diverses communautés rapporté à l’ensemble de la popula­
tion iranienne, les Azéris et les Arméniens en particulier jouent
un rôle tout à fait déterminant dans l’appareil dirigeant du
Toudeh : ainsi, les Azéris et autres groupes linguistiques de la
famille turque, qui formaient moins de 27 % de la population
totale de l’Iran, constituèrent, en moyenne entre 1942 et 1948,
de 32 à 43 % des effectifs de l’appareil dirigeant du Toudeh.
Cette distorsion est encore plus frappante dans le cas des chré­
tiens qui, formant à peine 0,7 % de la population iranienne,
constituaient néanmoins de 3 à 8 % des effectifs de l’équipe
dirigeante du Toudeh. Ces caractéristiques sont confirmées par
l’étude de la structure générale du parti et des bases de son
recrutement. Ainsi, sur les 168 délégués au 1er congrès, 26 %
d’entre eux représentaient les cellules du Toudeh en Azerbaïd­
jan. Parmi les autres, il y avait encore presque 10 % d’Azéris
venus de régions autres que l’Azerbaïdjan, 4 % d ’Arméniens et
2 % d ’Assyriens. « Ainsi, s’il paraît erroné de présenter le Tou­
deh comme l’ont fait certaines études, comme le parti des mino­
rités mécontentes, le nombre des chrétiens et des Azéris ayant
pris une part active dans le mouvement était très certainement
disproportionné \ »

M inorités chrétiennes et mouvement communiste

Le succès, très réel, remporté par le Toudeh auprès des mino­


rités chrétiennes, surtout auprès de la minorité arménienne,
contraste avec l’échec total de ce même parti auprès des autres
minorités ethniques et religieuses présentes en Iran (Sunnites,
Baha’is, Juifs, Zoroastriens). Les facteurs sociogéographiques
sont sans doute déterminants dans l’explication de ce phéno­
mène, notamment le fait que les minorités chrétiennes sont
souvent des populations urbanisées. A l’opposé de la majorité
des musulmans qui étaient pour la plupart des paysans séden-1

1. Ervand Abrahamian, op. rit., p. 385.


— 224 —

taires ou des nomades, ou encore des marchands du bazar, les


chrétiens, en majorité citadins, exerçaient les professions
d’employés, artisans, cordonniers, charpentiers, mécaniciens,
électriciens, chauffeurs, etc. Ces professions ont fourni une
grande part des effectifs du Toudeh, notamment par le biais
des syndicats. Mais l’influence du Toudeh débordait largement
dans la communauté arménienne, l’intelligentsia et la classe
ouvrière urbaine ; elle touchait également la paysannerie et la
classe moyenne des marchands par l’intermédiaire du parti ram-
gavar qu’un prosoviétisme latent rapprocha bien souvent du
Toudeh. Pour une grande partie de la paysannerie arménienne
d’Iran, la loyauté à l’égard de l’Arménie soviétique a été un
facteur déterminant qui a profité moins à l’influence électorale
du Toudeh qu’à la propagande soviétique, en particulier lors
des rapatriements (nerkaght) en 1946-1947.
La présence soviétique dans les provinces septentrionales
attisa certainement le « radicalisme » de certains villages armé­
niens et assyriens comme l’observe, dans la région d ’Ourmiah,
le consul britannique. Des « conseils indépendants » firent
notamment leur apparition, manifestant à la fois leur vive oppo­
sition au pouvoir central et des velléités séparatistes : ces vil­
lages refusaient de payer les impôts, se constituaient en bandes
partisanes et expulsaient non seulement la gendarmerie mais
encore les autorités civiles. Ainsi, à partir de 1942, cette région,
comme d’ailleurs une bonne partie des provinces d’Iran du
Nord, devient une sorte de no man’s fend où les représentants
du pouvoir central, de même que les consuls britanniques ou
américains, ne s’aventuraient que rarement, au gré de la tolé­
rance très relative des troupes d’occupation soviétiques. En
1944, alors que le gouvernement central rétablissait graduel­
lement son autorité dans la région, le consul britannique note
que les paysans arméniens et assyriens apportent un soutien très
enthousiaste au Toudeh. Enfin, l’influence soviétique sur la
communauté arménienne d’Iran ne s’exerce pas par le seul canal
du parti Toudeh. Les organisations politiques ou philanthro­
piques spécifiquement arméniennes, d’orientation marxiste ou
« neutre-libérale », constituent autant de courroies de trans­
mission. Ainsi, le parti hintchak « virtuellement communiste
sert à la diffusion de la propagande communiste », tandis que
le parti ramgavar remplit de façon jugée douteuse des fonctions
— 225 —

d ’« organisation humanitaire 1 ». Cependant, il faut souligner


que le succès du Toudeh et des partis prosoviétiques auprès de
la minorité arménienne s'explique également par l’affaiblisse­
ment des positions du seul parti arménien farouchement anti­
communiste, le parti dachnak. « Le parti nationaliste dachnak,
le seul rival réel du Toudeh au sein de la communauté armé­
nienne, avait été affaibli de manière drastique, en partie à cause
des arrestations de masse menées par les Alliés en 1941-1944,
mais également parce qu’il avait été discrédité par sa politique
de soutien à la dynastie Pahlavi, soudainement démentie par les
attaques de Reza Shah à l’encontre des minorités chrétiennes en
1938-1939 2. » En éliminant plusieurs responsables dachnaks -
arrêtés, supprimés physiquement ou déportés en Sibérie - en
vertu de divers chefs d'accusations, les autorités soviétiques par­
venaient ainsi à réaliser un des desseins essentiels de leur poli­
tique minoritaire dans cette région depuis le début des années
vingt : la neutralisation du dachnaksoutioun. Selon les services
de renseignements américains, l’arrestation en décembre 1943
d’A. Der Ohanian, K. Grigorian, V. Kaloustian et A. Babayan
par la police iranienne à l'instigation des Soviétiques démontre
que « l'URSS est engagée dans un processus de purge de tous
les éléments anticommunistes en Iran sous le prétexte de mettre
un terme aux activités de la cinquième colonne 3 ». Le compor­
tement arbitraire des forces d'occupation soviétiques en Iran du
Nord à l’égard des partis politiques minoritaires constitue donc
un facteur exogène dont on ne peut négliger l’importance lors­
qu’il s'agit d'expliquer le soutien de la minorité arménienne au
Toudeh.
Mais les facteurs endogènes, en particulier « ethniques »,
expliquent également l’engagement des chrétiens aux côtés du
Toudeh qui est le seul parti politique à l’échelle nationale, ayant
inscrit à son programme l'égalité politique et sociale entre
musulmans et non-musulmans. Prenant en compte les reven­
dications de la minorité chrétienne, le Toudeh publiait des jour­
naux en langue arménienne et assyrienne, critiquait la politique
de fermeture des établissements scolaires de Reza Shah, encou­
rageait la réouverture des écoles arméniennes en 1942, exigeait

1. PRO, WO 208/1772.
2. Ervand Abrahamian, op. cit., p. 388.
3. NARA, RG 226, OSS 84693.
226 —

une aide étatique pour installer des écoles assyriennes, et enfin


proposait la création d’un siège parlementaire pour les Assyriens
puisque les deux sièges attribués à la minorité chrétienne
étaient invariablement dévolus aux Arméniens. Surtout, le Tou-
deh était le seul parti qui, ne pratiquant pas de discrimination
religieuse, était capable de promouvoir des chrétiens jusqu’à des
fonctions dirigeantes. L’idéologie marxiste et athée du Toudeh
explique sans doute que ce parti internationaliste ait fonctionné,
non sans un certain paradoxe, comme un puissant moyen
d’intégration des minorités chrétiennes en milieu musulman.
Ainsi, les deux sièges du Madjlis attribués à la communauté
arménienne constituaient un enjeu non négligeable pour le parti
Toudeh. En 1944, les élections pour le 14e Madjlis permettent
de tester l’influence du Toudeh auprès de la minorité armé­
nienne, même si la présence des autorités soviétiques dans les
provinces septentrionales autorise à penser que des méthodes de
candidature officielle furent localement appliquées. En gros, les
deux sièges en question représentent, d’une part, la commu­
nauté arménienne d ’Azerbaïdjan et, d ’autre part, celle de Téhé­
ran et du Sud. Dans la zone d’occupation britannique, les ser­
vices de renseignements américains constatent un certain
abstentionnisme et le candidat local du Toudeh, G. Simonian,
jugé par les services de renseignements américains comme un
agent de médiocre envergure, fut évincé au profit du
Dr Akayan, député sortant. En revanche, dans les provinces du
Nord, le Toudeh disposait d’un candidat valable et intelligent
appuyé par les autorités soviétiques. La campagne électorale
d ’Arshavir (Ardasher) Hovanessian se déroula pendant le prin­
temps 1944 à Tabriz et également dans la région de Rezaieh
(Ourmiah). Député représentant de la communauté arménienne
de Tabriz et du district environnant, le candidat arménien du
Toudeh fut quasiment plébiscité. Devenu député du
14e Madjlis, en tant que représentant de la communauté armé­
nienne du Nord, A. Hovanessian négocia ainsi l’un des grands
virages de sa carrière. Révolutionnaire professionnel formé aux
techniques politiques « illégales » enseignées à Moscou par la
KU TV, cet homme, qui avait passé plus de onze années dans
les prisons du shah, accédait ainsi à un nouveau rôle que la
tactique de participation parlementaire du Toudeh autorisait
désormais. Réputé pour être le leader « le plus intelligent » du
Toudeh et en tout cas le meilleur théoricien du marxisme,
— 227 —
A. Hovanessian est décrit comme une personnalité intense et
certainement sincère. Mais « sa longue période de confinement
l a naturellement rendu amer. Il aime se présenter comme un
Iranien davantage que comme le champion de cette minorité
discréditée qu’est la communauté arménienne, et c’est pourquoi
il utilise l’équivalent persan de son prénom " Ardasher ”, au lieu
de la forme arménienne, “ Ardashes ”. C’est pourquoi sa pre­
mière candidature comme député at-large ne fut pas couronnée
de succès avant qu’il ne se présente devant la communauté
arménienne. Néanmoins, les partisans de Seyid Zia exploitent
l’angle des préjugés religieux en l’appelant ironiquement,
Ardashes, l’Arménien 1 ».
Le cas de la minorité assyro-chaldéenne d’Iran mérite aussi
l’attention. Confinée dans un réduit montagnard qui répond
parfaitement à la définition d ’une « zone refuge » située entre
le lac d’Ourmiah et la frontière entre l’Iran et la Turquie, dans
les confins de l’Azerbaïdjan occidental, la minorité assyro-chal­
déenne apparaît comme une minorité parmi d ’autres minorités.
Population estimée à une dizaine de milliers d’individus pen­
dant la première guerre mondiale, à 25 000 au milieu du
X X e siècle, elle est aux trois cinquièmes regroupée autour de la
ville de Rezaieh (Ourmiah) où les chrétiens assyro-chaldéens
vivent étroitement avec d'autres minorités comme les Kurdes
ou les Arméniens. Dans cet espace géographique nettement
délimité, les Assyro-Chaldéens ne représentent donc qu’une par­
tie de la population chrétienne et sédentaire par opposition aux
tribus kurdes et musulmanes. Hors du réduit montagnard, il
existe au X X e siècle une communauté assyro-chaldéenne disper­
sée et peu nombreuse dans le reste de l’Azerbaïdjan et à Téhé­
ran. A Tabriz, par exemple, la minorité assyro-chaldéenne, peu
importante du point de vue démographique, vit essentiellement
dans les quartiers chrétiens arméniens. Les Assyro-Chaldéens
d’Iran ne constituent qu’un maillon d’une minorité dispersée
entre les pays de Moyen-Orient (Iran, Irak, Syrie-Liban) et la
Transcaucasie soviétique. Cette diaspora « internationalisée »
par une histoire tourmentée mais « atomisée » sur le territoire
iranien dans une zone frontalière dont l’intérêt stratégique n’est
plus à prouver, donne une fois de plus les preuves de l’instru­
mentalisation d'une minorité par les grandes puissances, en par­

1. NARA, RG 226, OSS 126 793.


— 228 —

ticulier pendant la seconde guerre mondiale. Le rôle de la mino­


rité nestorienne dans la fondation des partis communistes de
Moyen-Orient - particulièrement en Irak où l’un des fondateurs
du parti communiste, Y. Salman, était un Assyrien - mais éga­
lement la présence de cette minorité sur le territoire de l'Union
soviétique invitent à la réflexion.
La minorité assyrienne a fait l’objet, depuis les années
soixante-dix, d’un certain nombre d ’études en URSS. Elles
confirment le renouveau d’intérêt pour les minorités du Proche-
Orient, un renouveau sensible dans l’historiographie soviétique
de la période brejnevienne. A travers l’exemple de l’histoire
contemporaine des Assyro-Chaldéens, ces ouvrages prétendent
présenter un échantillon de la « lutte de libération nationale »
menée par les minorités opprimées du Moyen-Orient. Ces
ouvrages ne font que de très rares et insuffisantes références à
la politique soviétique menée à l’égard de la minorité assyro-
chaldéenne à l’intérieur ou à l’extérieur de l’Union soviétique,
bien que, dans le cadre de la politique des nationalités appliquée
par le gouvernement soviétique au cours des années vingt, la
minorité assyrienne n’ait pas été négligée. En témoigne le
congrès des Assyriens de Russie réuni à Moscou en
décembre 1925, sous l’égide de A. Rykov, M. Kalinine,
G. Zinoviev, G. Tchitcherine et J . Staline et en présence de
représentants arméniens, géorgiens, azéris et ukrainiens. Faisant
référence à la situation des Assyriens pendant la première guerre
mondiale, victimes de la politique des puissances impérialistes
et contraints de fuir vers la Perse et la Mésopotamie, un rapport
consacré à la situation des Assyriens à l’étranger rappela la pro­
messe non tenue par les Alliés de garantir une véritable « auto­
nomie » au peuple assyrien. Dans cette perspective, la dispari­
tion d’une puissance coloniale — la Russie tsariste - et la
naissance de l’Union soviétique, porteuse d ’espoir pour les
peuples colonisés d’Orient engagés dans la lutte contre l’im­
périalisme, sont données comme positives pour la minorité assy­
rienne.
Cependant, la minorité assyrienne a joué un rôle marginal
dans la politique soviétique en Iran pendant la seconde guerre
mondiale. Cela s’explique d’abord par la modestie de ses effec­
tifs en Iran du Nord, surtout si on la compare aux autres mino­
rités chrétiennes ou musulmanes. Par ailleurs, au sein de la
— 229 —

minorité assyrienne, l'opinion n'était pas particulièrement favo­


rable aux Soviétiques.

« Les Assyriens expriment l’opinion selon laquelle leur situation


est demeurée inchangée en dépit des présences étrangères. L’Assyrien
moyen pense que ni les Anglais ni les Américains n’exerceront dans
l’avenir une grande influence en Iran du Nord où l’influence sovié­
tique, en revanche, sera toujours dominante. En conséquence, les
Assyriens sont favorables au retrait des forces d’occupation soviétiques.
En dépit des persécutions passées, en particulier la confiscation des
propriétés des Assyriens pendant le régime des Pahlavi, un Assyrien
a exprimé l’opinion selon laquelle “ il préférerait vivre avec des musul­
mans et des non-chrétiens en Iran, qu’avec le communisme athée ”.
Les Assyriens pensent qu’ils peuvent vivre en paix et confortablement
en Iran avec les musulmans. Ils ont compris que leur sécurité dépend
largement de la stabilité du gouvernement iranien. Ils ont réalisé que
tous les troubles pouvant résulter de l’action d’un gouvernement
faible entraîneraient immédiatement des conséquences défavorables
pour les chrétiens assyriens \ »

Ainsi, si le Toudeh recrute un nombre limité mais non négli­


geable de sympathisants parmi les Assyro-Chaldéens, il touche
un milieu très spécifique. Tout d’abord, ces minoritaires furent
particulièrement appréciés pendant l’occupation alliée de l'Iran
pour leurs connaissances linguistiques. En Iran du Nord, dans
la zone soviétique, les Assyro-Chaldéens furent principalement
recrutés comme chauffeurs de camions pour les convois mili­
taires, une profession soumise au contrôle du syndicat des chauf­
feurs de camion dont la tendance est bien évidemment proche
du Toudeh. Cette histoire de camions est d’ailleurs plus sérieuse
qu’il n’y paraît, car ce moyen de transport est le support essen­
tiel des agents de l’Agit-prop, en particulier auprès de la pay­
sannerie montagnarde de l’Azerbaïdjan iranien. Par ailleurs, les
activités de l’Union des chauffeurs semblent largement dépas­
ser, en Azerbaïdjan, les prérogatives syndicales habituelles
comme le suggèrent les services de renseignements américains.
« L’Union des chauffeurs affiliée au Toudeh en Azerbaïdjan a
été autorisée à faire stationner des gardes aux postes de contrôle
soviétiques afin de renforcer la législation syndicale qui prévoit
que chaque camion doit disposer de deux chauffeurs. Cette1

1. NARA, RG 59, 891.00/10-1944.


— 230 —

mesure ne fut pas appliquée aux camions soviétiques l. » Cela


signifie en clair que seul le passage des camions soviétiques était
autorisé, ce qui n'est pas fait pour surprendre. Par ailleurs, la
participation d'Assyriens aux révoltes déclenchées par certains
chefs kurdes d'obédience prosoviétique, signes avant-coureurs
de la république de Mahabad, évoque un « noyautage » relatif
de la minorité assyrienne par les Soviétiques. Enfin, au sein
même du Toudeh, une branche assyrienne aurait été spéciale­
ment organisée « par un agent connu du N K V D arrivé d’Union
soviétique en Iran, en 1931 12 ».
La participation des minoritaires dans la renaissance du parti
communiste en Iran apparaît comme l’un des facteurs déter­
minants de la politique soviétique pendant la période de
l’Occupation. Entre 1943 et 1946, l'influence de l'URSS est
particulièrement sensible auprès des minorités transfrontalières,
Arméniens, Azéris et Kurdes, grâce à la mise en œuvre systé­
matique d'une stratégie minoritaire qui, en exaltant les senti­
ments nationaux, en attisant les irrédentismes territoriaux et les
aspirations autonomistes, cherche à susciter un processus de
sécession. Du point de vue de l’usage des minorités, cette
période correspond incontestablement à un temps fort de la
politique soviétique au Moyen-Orient.

UNE STRATÉGIE SÉPARATISTE


EN AZERBAÏDJAN IRANIEN ?

Sommet de la politique minoritaire de l'URSS pendant


l’occupation de l’Iran, l’« affaire d’Azerbaïdjan » est un épisode
bien connu de l'histoire des relations internationales de l’im ­
médiat après-guerre. En 1946, la proclamation d'une répu­
blique autonome d'Azerbaïdjan en Iran du Nord est l’une des
premières tentatives soviétiques de constitution d ’un glacis ter­
ritorial dans les zones occupées par les forces soviétiques vic­
torieuses. Les méthodes employées en Azerbaïdjan iranien pré­
figurent à cet égard celles qui vont être mises en œuvre lors de
la satellisation de l’Europe orientale entre 1946 et 1949. Cette

1. NARA, RG 59, OIR Report n°4304.


2. Ibid.
— 231 —

crise, qui est le premier signe annonciateur de la guerre froide


opposant Américains, Britanniques et Soviétiques sur la scène
proche-orientale, fut aussi la première affaire portée devant le
Conseil de sécurité de l’ONU.
Depuis la fin de Tannée 1941, l’occupation soviétique en Iran
du Nord a quasiment réduit à néant le contrôle du gouverne­
ment central en Azerbaïdjan iranien et a contribué au dévelop­
pement et au renforcement local du Toudeh. La branche azer­
baïdjanaise du Toudeh fut néanmoins dissoute lorsqu’en
septembre 1945 apparaît le Parti démocratique d’Azerbaïdjan
(PDA) dont le dirigeant, J a ’far Pishevari, est un militant
communiste de la première heure. Révolutionnaire expérimenté
dans de précédentes tentatives de séparatisme local, il avait
occupé la fonction de ministre de l’Intérieur lors de l’éphémère
république du Gilan en 1921. Par la suite, il vécut de longues
années d'exil en URSS jusqu’en 1936. L’agitation déclenchée
par le PDA, au cours de Tété 1945 dans la région de Tabriz,
se développa autour de thèmes récurrents des revendications
minoritaires : autonomie pour la province d’Azerbaïdjan et réin­
troduction dans l’enseignement scolaire du turc azéri dont
l’usage avait été interdit sous Reza Shah. Grâce à l’attentisme
des autorités soviétiques qui empêchent par ailleurs l’interven­
tion de la gendarmerie iranienne, le PDA s’empare, en
novembre 1945, du contrôle de l’administration de l’Azerbaïd­
jan. Après l’organisation plutôt expédi'tive d’élections à candi­
dature unique, le Madjlis, réuni le 12 décembre à Tabriz, pro­
clame l’autonomie de la république d ’Azerbaïdjan dont
Pishevari devient le Premier ministre. Parallèlement, les négo­
ciations soviéto-iraniennes se poursuivant, les Soviétiques pré­
cisent en février 1946 leurs exigences préalables au retrait, tou­
jours laissé en suspens, des forces d’occupation soviétiques de
l’Iran du Nord : ils réclament la reconnaissance par Téhéran de
l’autonomie de l’Azerbaïdjan et la création d’une compagnie
pétrolière mixte en Iran du Nord dont l’URSS posséderait 51 %
des actions. Des négociations ont lieu entre Tabriz et Téhéran
d’avril à juin 1946 et aboutissent, à la mi-juin, à un accord qui
reconnaît la plupart des revendications des autonomistes : le
ministre de l’Intérieur de la république est nommé gouverneur
de la province par le gouvernement iranien. Cependant, l’ag­
gravation de la situation sociale dans le Sud de l’Iran dans un
sens plutôt favorable aux intérêts soviétiques, en particulier
— 232 —

l’agitation ouvrière dans la région productrice de pétrole du


Khuzistan, finit en partie, grâce à l’appui des Britanniques, par
déterminer le gouvernement iranien à reprendre le contrôle de
l’intégrité du territoire national. Malgré l’opposition du gou­
vernement de Tabriz et des Soviétiques, l’armée iranienne
pénètre en Azerbaïdjan en décembre 1946 et fait son entrée à
Tabriz quelques jours avant la reddition de Mahabad. J a ’far
Pishevari parvient à s’enfuir en Union soviétique; mais l’en­
semble de cette crise a abouti à un échec total pour l’URSS.
Du point de vue des Soviétiques, le sens de la crise azer­
baïdjanaise semble obéir à une logique plutôt obscure : la main­
mise sur une partie des pétroles iraniens ou encore la sécession
totale de l’Azerbaïdjan iranien en étaient-elles les véritables
enjeux ? S’agissait-il d ’exigences réelles ou de tentatives de pres­
sion destinées à créer un nouveau rapport de forces en Iran,
prélude à une satellisation éventuelle de l’ensemble du pays ?
En tout cas, la carte minoritaire a été clairement utilisée même
si, à Moscou, l’hypothèse de la formation d ’un « grand Azer­
baïdjan » n’a peut-être pas été sérieusement envisagée.
Quelles sont les origines du mouvement autonomiste en
Azerbaïdjan, région qui avait montré des velléités de sépara­
tisme en 1906 et en 1921, et quelles ont été les forces récentes
mises en œuvre dans cette région par la propagande soviétique
pendant les années 1941 à 1946 ? Quelle est la structure du
PDA et dans quelle mesure peut-on connaître la nature de ses
relations avec l’Union soviétique ? Enfiny- comment interpréter
le rôle de la RSS d ’Azerbaïdjan dont la « diplomatie » - si ce
terme peut lui être appliqué - est favorable aux autonomistes
de l’Azerbaïdjan iranien ?

L a stratégie soviétique en A zerb aïd jan iranien ;


une politique de la « frontière ouverte » ?

L’agitation séparatiste en Azerbaïdjan iranien est loin de


constituer une donnée nouvelle du contexte politique : pendant
la révolution constitutionnaliste, et plus encore au début des
années vingt, elle s’était développée dans le sillage des mou­
vements révolutionnaires de l’Empire russe. Dans le contexte
nouveau créé par l’occupation de l’Iran, la proximité de la RSS
— 233 —
d’Azerbaïdjan, les thèmes à connotation nationale de la propa­
gande soviétique, l’émergence de la « question du Sud » dans
la formation d’une identité nationale azérie constituent sans
doute les indices d’une instrumentalisation délibérément mise
en oeuvre par les décideurs soviétiques. L’infiltration soviétique
en Azerbaïdjan iranien est une constante observée dans cette
région de frontière poreuse depuis le début des années vingt.
A partir de la fin des années trente, il semble qu’elle ait pris la
forme nouvelle d'un mouvement migratoire : le retour des
muhajirin, ces « Iraniens » expulsés d’URSS dont une partie
aurait contribué à la diffusion de la propagande soviétique en
Azerbaïdjan iranien. Mais si les sources occidentales décrivent
fréquemment ces individus comme étant des « réfugiés ira­
niens », ils sont pour la plupart originaires d ’Azerbaïdjan. Une
grande partie d ’entre eux a pris part aux actions révolutionnaires
en Russie et en Perse ainsi qu’au début du Parti communiste
iranien au début des années vingt.
En mai 1938, la première vague de ces réfugiés, véritable
caravane de la misère, entre en Iran :

« Quelque 6 000 réfugiés iraniens venus d’Union soviétique sont


récemment arrivés en Iran et on en attend encore 5 000 ou 6 000 sup­
plémentaires. Ceux qui sont déjà arrivés sont dans un état de complet
dénuement et beaucoup souffrent de maladies contagieuses. Il sem­
blerait que l'expulsion de ces Iraniens de Russie se réalise dans des
conditions très brutales et qu’elle cause beaucoup de souffrances inu­
tiles. L’ambassade soviétique à Téhéran a fait remarquer que cette
politique d’expulsion n’est pas dirigée contre l’Iran en particulier mais
fait partie intégrante d’une politique générale qui est également
appliquée aux Japonais en Sibérie orientale. Cependant, certains
cercles iraniens croient qu’avec la fermeture forcée des consulats ira­
niens à Tiflis et à Batoum, les autorités soviétiques cherchent à faire
disparaître le motif principal de l’existence de tels consulats, c’est-à-
dire l'importante colonie iranienne du Caucase l. »

En novembre 1938, le nombre total des réfugiés dépasse


15 000 personnes et aucun commentateur n’est réellement en
mesure de fournir une explication satisfaisante aux motifs de
l’attitude soviétique : l’opinion locale tend à relier l’expulsion
des Iraniens du territoire soviétique aux purges staliniennes, ce

1. NARA, RG 59, 761.91/186.


— 234 —

qui du point de vue chronologique semble le plus plausible.


Cette véritable « déportation » atteint une dimension massive
puisque à la fin du mois de janvier 1939 le nombre total des
réfugiés est estimé à 35 000. Victimes de mesures discrimina­
toires, pour prévenir toute diffusion éventuelle de la propagande
communiste, les nouveaux immigrés venus d ’URSS*sont can­
tonnés hors de Téhéran et des grandes villes. De nombreux
indice^Spermettent d’affirmer que ces individus sont originaires
de l’Azerbaïdjan iranien et qu’ils ont été, pour cértains, des
vétérans du mouvement du Gilan, entraînés en Union sovié­
tique dans le but d’infiltrer l’Azerbaïdjan iranien. Ils constituè­
rent en tout cas un soutien important sinon la base même du
mouvement autonomiste en Azerbaïdjan iranien. Selon le m ili­
tant communiste A. Hovanessian, plusieurs dizaines de milliers
de paysans participèrent au mouvement et, parmi eux, beaucoup
avaient travaillé auparavant à Bakou et dans d ’autres villes
d ’Union soviétique où ils auraient été « politiquement
formés ». Originaires de l’Azerbaïdjan iranien, ces Azéris
« transfrontaliers » ont quitté la Perse au début du siècle,
poussés par la famine, la quête d ’un emploi et le poids du
« joug féodal ». Composée surtout d’ouvriers et de paysans,
cette population de retour en Iran comportait peu d ’intellec­
tuels. Certains d’entre eux furent cantonnés dans les régions
insalubres du Sud de l’Iran, tandis que d’autres furent autori­
tairement envoyés travailler dans les usines et les fabriques
d'Azerbaïdjan, du Mazandaran ainsi q u à Téhéran. Ces mesures
vexatoires dont les muhajirin furent l’objet alimentèrent pro­
bablement, à partir de 1941, leur engagement dans la lutte
d ’émancipation nationale. Quels étaient les liens exacts de ces
réfugiés azéris avec l’Union soviétique et en particulier avec la
RSS d’Azerbaïdjan ? S’il n’est guère possible de répondre à cette
question avec certitude, la nature de la littérature de propa­
gande soviétique, rédigée en turc azéri, autorise à avancer
l’hypothèse d’une instrumentalisation des aspirations nationales
en Azerbaïdjan iranien.
L’occupation de l’Azerbaïdjan iranien par les forces sovié­
tiques à partir de la fin de l’année 1941 favorise la diffusion de
la propagande soviétique en même temps qu’une interférence
constante des autorités soviétiques dans les affaires locales. La
mobilisation de « spécialistes » des affaires azéries au sein du
GUPP (administration centrale pour la propagande politique)
— 235 —

en constitue le signe : à peine six mois après le début de l'oc­


cupation soviétique en Azerbaïdjan iranien, une délégation
d'activistes politiques venue d’Azerbaïdjan soviétique arriva à
Tabriz sur l’invitation du commandement local des forces sovié­
tiques. Cette délégation aurait été conduite par Aziz Aliev,
membre du comité central du parti communiste d ’Azerbaïdjan
et par un historien formé à Moscou, spécialiste de l’histoire
intellectuelle des Azéris au X IX e siècle, M. Gasoumov. Bien que
le contenu exact des conversations échangées lors de cette ren­
contre ne soit pas connu, il semblerait que l’une de ses consé­
quences ait été la création d’une unité spéciale destinée à établir
et à développer les contacts avec la population azérie. Mirza
Ibrahimov, qui appartint à cette unité, en témoigne : « Comme
il y avait un grand nombre de soldats azéris dans la région de
l’Azerbaïdjan méridional que nous occupions, nous devions
conduire le travail d ’agitation et de propagande avec eux, et
également aider à cimenter les relations amicales qui s’étaient
établies depuis les premiers jours entre la population locale et
nos troupes \ » Le souci d ’intégrer des minoritaires au sein des
forces d ’occupation soviétiques présentes dans la région de
Tabriz est nettement perceptible. A ce sujet, le consul américain
Samuel G. Ebling fait remarquer que « les autorités militaires
soviétiques ont récemment installé beaucoup d’officiers d ’ori­
gine caucasienne à la tête des différents bureaux de l’armée à
Tabriz. L’ancien commandant de ville a été remplacé par un
Caucasien soviétique12 ». L’infrastructure mise en place pour
mener la propagande ne présente en elle-même rien d’original
et se développe selon le modèle déjà observé dans le cas des
autres minorités. D ’un arsenal de mesures, désormais classiques,
il faut surtout retenir la publication à Tabriz, en turc azéri mais
en caractères arabes, d’un journal patronné par les Soviétiques,
Vatan Yolunda (Pour la patrie), dont le premier rédacteur en
chef fut Mirza Ibrahimov. La publication de ce journal aurait
débuté dès les débuts de l’occupation soviétique mais de façon
irrégulière ; elle reprend sous la forme d ’un quotidien à partir
d’avril 1944. Il s’agit d’une gazette dont le contenu allie habi­

1. Cité dans David B. Nissman, The Soviet Union an d Iran ian A zerb aïd jan ,
The Use o f N atio n alism fo r P o litic a l Pénétration , Boulder et Londres, Westview
Press, 1987, p. 31-32.
2. NARA, RG 59, 891.00/3054.
— 236 —

lement le récit des victoires militaires soviétiques à des articles


consacrés aux différents aspects de la vie en RSS d'Azerbaïdjan.
Mirza Ibrahimov résume ainsi la mission dévolue à cette publi­
cation : « Pour les Azéris du Sud, à qui les écoles, la presse et
la littérature en langue maternelle étaient interdites, et qui
avaient subi l’oppression et la persécution à travers la négation
de leur identité, de leur nationalité, de leur histoire, de leur
culture et de leur langue sous le régime despotique de Reza
Shah, Watan Yolunda surgit comme une lumière au milieu des
ténèbres l. » Dans ce registre, celui de l’exaltation de la culture
nationale azérie, les entreprises éducatives et culturelles
connaissent un développement important à Tabriz, entreprises
supervisées par Aziz Aliev. Dans le domaine scolaire tout
d’abord, la création d ’une école soviétique à Tabriz découvre
clairement les intentions sous-jacentes des autorités soviétiques :
elle ouvre ses portes en novembre 1944 et propose à l’ensemble
de la population, et surtout aux plus démunis, un cursus
d ’enseignement presque complet et comportant notamment
l’enseignement du russe et du turc azéri. Cette initiative connut
un franc succès à Tabriz où, selon Samuel G. Ebling, plus de
4 500 candidatures furent posées en l’espace de deux semaines :
« Des foules de femmes iraniennes habillées en tchador se ras­
semblaient tous les jours aux portes du jardin Goulistan, pour
faire admettre leurs enfants dans cette école. Il paraît clair que
les Iraniens les plus défavorisés, qui vivent dans des conditions
extrêmement précaires, seront impressionnés par les facilités
offertes par l’école soviétique. La sollicitude des autorités sovié­
tiques à l’égard des masses pauvres aura pour conséquence une
critique plus acerbe envers le gouvernement iranien qui n’a pris
aucune initiative dans le domaine de la bienfaisance 2. » Mais
le succès dépassant largement les capacités réelles d ’accueil,
l’école soviétique fonctionna en 1944-1945 avec seulement un
contingent de 600 élèves, ce qui en soi n’était pas négligeable.
Cette initiative fut complétée par l’ouverture d ’une librairie
soviétique à Tabriz, au rez-de-chaussée de l’hôtel Ferdowci,
réquisitionné par les autorités soviétiques depuis 1941, librairie
qui remporta elle aussi un succès comparable. Enfin, les actions
humanitaires ne furent pas négligées. La fondation d’un hôpital

1. Cité dans David B. Nissman, op. cit.f p. 32.


2. NARA, RG 59, 891.00/9-2544.
— 237 —
civil soviétique à Tabriz, inauguré le 3 septembre 1944, mérite
également d'être mentionnée bien que ses dimensions et son
équipement soient demeurés fort modestes. Le soir de l’inau­
guration, « les discours prononcés par les médecins et les offi­
ciers consulaires soviétiques signifiaient en substance que l’hô­
pital avait été établi pour servir la population civile
d’Azerbaïdjan, pour soulager la souffrance et pour améliorer
l’état physique de la communauté. Cependant, les personnes qui
visitèrent le nouvel hôpital ne purent s’empêcher de s’interroger
sur l’extraordinaire capacité du gouvernement soviétique qui
était parvenu à établir un hôpital civil à Tabriz, alors que des
besoins médicaux urgents se font ressentir en URSS 1 ».
La multiplication des initiatives et des réalisations sovié­
tiques en Azerbaïdjan iranien à partir de 1944 ne peut certes
être considérée comme la preuve des projets futurs de l’URSS
dans cette région. Sans être absolument originales, les méthodes
employées ici sont identiques à celles qui furent employées à
l’égard des autres minorités mais elles auront une forme plus
accomplie après la chute de la république démocratique d’Azer­
baïdjan : l’intégration de la « question du Sud » dans la for­
mation de la conscience nationale azérie.

U n tournant dans la politique m inoritaire de l ’ U R SS :


la fondation du P D A

Le volet politique des activités soviétiques en Azerbaïdjan


iranien est plus complexe. A partir de quelle période et de
quelle manière les Soviétiques ont-ils négocié un « tournant
minoritaire » dans leur attitude à l’égard du mouvement
communiste en Iran ? Le Toudeh trouve une audience parti­
culière auprès des Azéris, succès qui s’explique par une série de
facteurs historiques : l’existence au sein de cette minorité d’une
tradition radicale qui remonte à la Révolution constitutionna­
liste de 1906, un taux d’urbanisation important, une pression
démographique imposant des migrations de population et,
enfin, l’influence soviétique elle-même dont on a mentionné la
forme à la fois nationale et minoritaire.
Dans ces conditions, l’établissement de la première branche

1. NARA, RG 59, 891.00/9-544.


— 238 —

du Toudeh à Tabriz, au début de Tannée 1942, apparaît comme


une étape et une nécessité logiques. Dès 1942-1943, la branche
azérie du Toudeh revendique plus de 12 000 membres et appa­
raît comme l’organisation locale la plus importante du parti.
Cette structure géographique et ethnique du recrutement du
parti Toudeh, minoritaire et « provinciale », semble avoir
entraîné, dès 1942-1943, un conflit idéologique interne, oppo­
sant la direction du parti à Téhéran, marxiste « orthodoxe »,
« jacobine » et partisane de la tradition centralisatrice de l’Etat
iranien, aux dirigeants de l’organisation locale. Une fois de plus,
le problème ethnique se trouvait à l’origine de divergences idéo­
logiques profondes :

« Le problème se cristallisa autour de la question de la nationalité


Cmelliyat) en général, et autour de la définition de la nation (mellat)
en particulier. Selon la plupart des leaders du Toudeh à Tabriz, l’usage
de la langue azérie en Azerbaïdjan faisait de cette région une nation
séparée (mellat), dotée du droit inaliénable de procéder à l’élection de
ses propres assemblées provinciales et d’utiliser sa langue dans les
écoles locales, les cours de justice, et les administrations gouverne­
mentales. Seuls quelques-uns des leaders locaux poussèrent cette argu­
mentation plus loin en faisant référence au droit à l’autodétermination
nationale de Lénine. Mais selon les leaders du Toudeh à Téhéran, la
langue azérie n’était pas une langue nationale (melli) mais un dialecte
local (mahallï), et les Azéris ne constituaient pas une nationalité (mel­
liyat) mais un peuple (mardom), et l’Azerbaïdjan lui-même n’était pas
une nation séparée (mellat) mais une partie intégrante de la nation
iranienne (mellat) partageant des traits économiques, culturels et his­
toriques avec le reste du pays \ »

Cette opposition, dont les termes sont clairs, constitue le


contexte dans lequel il faut tenter de replacer la création d'un
parti spécifique en septembre 1945, le Parti démocratique
d’Azerbaïdjan (PDA). Quelles étaient les relations exactes que
ce dernier entretenait avec les Soviétiques ? Dans ce cadre,
comment envisager les relations entre le Toudeh et le PDA ?
Les choix tactiques des autorités soviétiques, donnant un encou­
ragement explicite aux revendications minoritaires, ont placé le
Toudeh dans une position très difficile : « Il avait une certaine
force grâce au soutien et à l’inspiration des Soviétiques, mais la1

1. Ervand Abrahamian, op. cit., p. 390-391.


— 239 —

position de l’URSS concernant la question provinciale nuisait


potentiellement au parti \ » Le tournant de la politique sovié­
tique se situe en septembre 1945, lorsque, prenant une certaine
distance vis-à-vis du Toudeh, les autorités soviétiques décident
d’encourager la création d'un mouvement local. Ce choix, « pro­
vincial », peut s’expliquer de plusieurs façons. Une des plus
vraisemblables pourrait être l’abandon du messianisme révolu­
tionnaire à l’égard de l’Iran dans le cadre de la nouvelle poli­
tique étrangère de l’URSS qui manifeste sa bonne volonté au
sein du camp de la Grande Alliance avec la dissolution du
Komintern, le 15 mai 1943. Ainsi, l’option d’un parti mino­
ritaire et local au détriment du Toudeh pourrait également rele­
ver de facteurs plus généraux.
Le signe le plus évident de cette fracture est la soudaine
réapparition de J a ’far Pishevari sur la scène politique de Tabriz
qui, multipliant les critiques à l’égard du Toudeh, déclara que
ce dernier ne représentait pas les intérêts réels de l’Azerbaïdjan.
Si les Soviétiques avaient tenté une première approche en vue
de créer un parti de minoritaires en 1944, c’est seulement à
partir de septembre 1945 qu’ils se résolurent à faire appel à des
vétérans communistes et séparatistes issus de la génération du
premier parti communiste iranien tels que J a ’far Pishevari, Sala-
‘'mallah Javid et J a ’far Kaviyan. Le PDA fit une entrée fracas­
sante sur la scène politique locale, grâce à la publication d’un
manifeste publié à Tabriz, le 30 août 1945, et qui fut l’objet
de larges et généreux comptes rendus dans la presse soviétique
quelques semaines plus tard. Le manifeste est lui-même une
sorte de « défense et illustration du droit des minorités ». Il
commence par la défense du principe de l’autonomie culturelle
et du self-govemment local pour les différents groupes linguis­
tiques en montrant, un peu naïvement, qu’il s’agit d’un système
qui ne nuit pas nécessairement au gouvernement central. Sou­
cieux de fonder historiquement cette argumentation, le mani­
feste explique que le système des satrapies établi par Darius
sous l’Empire achéménide illustrait ce souci de préserver l’au­
tonomie locale ! Le PDA fait ainsi appel à tous les Azéris, sans
distinction de classes, à rejoindre le combat pour la défense des
droits de l’Azerbaïdjan. Aucune revendication séparatiste n’ap-1

1. Louise L'Estrange Fawcett, Iran and the Cold War, The Azerbaijan crisis
of 1946, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 1992, p. 39.
— 240 —

paraît dans le texte mais les signataires réclament une meilleure


représentation parlementaire (un tiers des députés au Madjlis
alors qu'un sixième des députés seulement était dévolu à
l’Azerbaïdjan) et l'utilisation de la langue azérie comme langue
officielle, une manière de dénoncer la politique d'iranisation
entreprise sous Reza Shah.
Il serait intéressant de connaître les circonstances exactes de
la fondation du PDA. Si les sources soviétiques demeurent
muettes à ce sujet, les services américains mentionnent le
voyage de l'ambassadeur soviétique, Mikhaïl A. Maximov à
Tabriz et à Bakou et semblent y voir l'indice d ’une relation
directe avec la fondation du PDA. Il est fort probable en effet
que Maximov, familier du terrain iranien et bien placé dans le
réseau du N K V D en Iran grâce à la protection du Dr Baroyan
de l’hôpital soviétique de Téhéran, ait participé à la mise en
place du PDA ; son voyage en URSS à la fin du mois d ’août et
son passage par Tabriz au début septembre permettent d'accré­
diter cette hypothèse.

M ikhaïl A. Maximov
Né en 1901, Mikhaïl A. Maximov a occupé un certain nombre
de postes consulaires en Afghanistan à la fin des années vingt et
au cours des années trente. En 1942, il est nommé consul général
de l’URSS à Meshed et, en 1942-1944, conseiller à l’ambassade
soviétique à Téhéran. Il semblerait que l’amitié du Dr Baroyan,
une des têtes des services secrets soviétiques en Iran dont le quar­
tier général se trouvait à l’hôpital soviétique de Téhéran, lui per­
mît d’être nommé conseiller puis ambassadeur. Le personnage a
la réputation d’être un intrigant, plutôt antipathique. La question
de la concession pétrolière soviétique en Iran a été soulevée alors
qu’il occupait les fonctions d’ambassadeur soviétique à Téhéran.
Il se fit alors remarquer par ses manières particulièrement brutales
et bien peu diplomatiques. Sa pratique favorite était de rompre
les « relations diplomatiques » personnelles avec toute personne
qui lui déplaisait. Maximov fut décoré de l’ordre de l’Etoile rouge
après la controverse sur les concessions pétrolières. Après son
voyage à Bakou, Maximov rentra à Téhéran mais en repartit le
26 octobre 1945, et cette fois sans retour. Il fut remplacé par
Ivan V. Sadtchikov, ex-ambassadeur soviétique en Yougoslavie.

La croissance rapide des effectifs revendiquée par le parti est


assez impressionnante : alors que le PDA n'est encore, en sep­
— 241 —

tembre 1945, qu'un obscur groupuscule, il revendique, à la fin


du mois de janvier 1946, plus de 70 000 membres, majoritai­
rement des paysans (55 000) et, dans une moindre mesure, des
ouvriers (6 000), des intellectuels (2 000) ou des artisans
(3 000). Ces chiffres, évidemment plus significatifs de l'orien­
tation idéologique du PDA que de sa composition sociale réelle,
suscitent un certain scepticisme : il s'agit de démontrer l'una­
nimité de toutes les couches sociales et de prouver l'existence
du consensus national en Azerbaïdjan dans le conflit avec le
gouvernement central. La rapidité avec laquelle se mettent en
place les structures du PDA a également de quoi surprendre,
et leur étonnante conformité avec celles des partis communistes
laisse supposer soit une intervention directe mais peu probable
des Soviétiques, soit une prise en main par des dirigeants expé­
rimentés : 235 délégués participèrent au 1er congrès du PDA
réuni le 1er octobre 1945 et désignèrent un comité central de
43 membres et une commission de révision de 13 membres.
Dès le 30 octobre, s'ouvrit à Tabriz la conférence du PDA au
cours de laquelle fut soulevée la question du vote pour les anjo-
mans provinciaux. Enfin, le 8 novembre 1945, se tint le plénum
du comité central du PDA prévoyant, entre autres, la tenue très
prochaine d'un congrès populaire en Azerbaïdjan. Celui-ci eut
lieu le 20 novembre 1945 à Tabriz rassemblant 687 délégués
venus de diverses villes et régions de l'Azerbaïdjan. La princi­
pale fonction de ce congrès populaire fut d’adresser à Téhéran
une déclaration d'autonomie au gouvernement central, accom­
pagnée d'une pétition de 150 000 signatures. A sa réunion, le
12 décembre, le Madjlis d’Azerbaïdjan déclara la formation du
gouvernement autonome de l'Azerbaïdjan et procéda à la for­
mation d'un cabinet dirigé par Ja'far Pishevari. S'il n'est pas
question ici de procéder au récit de l’année 1946, considérons
les aspects liés aux revendications minoritaires auxquels l’URSS
n'a pas été étrangère.
La question nationale se trouve en effet au centre des reven­
dications autonomistes en Azerbaïdjan. Interprétée selon les
concepts marxistes, la situation de l'Azerbaïdjan iranien est celle
d’une minorité opprimée et exploitée par le gouvernement cen­
tral iranien, ce dernier ayant commencé par imposer l'emploi
du farsi dans les écoles et les administrations. Ce sont précisé­
ment les questions linguistiques qui semblent au premier plan
des initiatives prises par le nouveau gouvernement : le 1er jan­
— 242 —

vier 1946, un décret établit la langue azérie comme langue


officielle et impose notamment que tous les documents gou­
vernementaux soient rédigés dans cette langue. Les domaines
scolaire et culturel sont privilégiés comme en témoigne le bud­
get alloué au ministère de l'Instruction atteignant une somme
plus de deux fois supérieure à celle que lui consacrait auparavant
le gouvernement central à la province d ’Azerbaïdjan. Ainsi, si
celui-ci, sous Reza Shah, avait bien assuré l’existence de
175 écoles primaires dans toute la province d’Azerbaïdjan, le
nouveau gouvernement procéda à l’ouverture de 170 écoles pri­
maires et de 59 écoles secondaires dans la seule région de
Tabriz, ainsi qu’à Zendjan et à Rezaieh. Un lycée public fut
également établi ainsi qu’une école technique divisée en quatre
sections pour la formation des employés de chemins de fer.
Enfin, le 12 juin 1946, institution porteuse d ’une haute charge
symbolique, la première université d ’Azerbaïdjan, destinée à la
formation en langue azérie des médecins, des ingénieurs et
d’autres spécialistes, ouvrit ses portes à Tabriz. Parmi d ’autres
initiatives qui rappellent nettement les mesures et les institu­
tions destinées à la promotion des cultures nationales en URSS,
il faut aussi mentionner l’ouverture à Tabriz d ’une école artis­
tique divisée en cinq départements (sculpture, dessin, arts gra­
phiques, art du tapis et musique) ainsi que la fondation d’une
Union des écrivains et des artistes permettant la promotion des
« talents populaires », chargés d’illustrer les thèmes du bonheur
et du travail. Ainsi, est-ce en conformité_totale avec l’organi­
sation des institutions culturelles et nationales en URSS que le
gouvernement démocratique de l’Azerbaïdjan tenta de réaliser
sa mission de préservation de la langue nationale. A ce titre,
on peut considérer que l’expérience de l’Azerbaïdjan en 1946
constitue un exemple de transfert et d ’exportation du modèle
de la politique soviétique des nationalités.

L a R S S d*A zerbaïdjan dans les relations soviéto-iraniennes


et Vémergence de la « question du S u d »

Si l’expérience démocratique en Azerbaïdjan iranien au cours


de l’année 1946 a bien abouti à un échec de la politique sovié­
tique, il ne faut pas pour autant négliger de mettre en lumière
243 —

le rôle assigné à la RSS d ’Azerbaïdjan dans l’élaboration des


revendications autonomistes et séparatistes en Iran du Nord.
Cependant, alors que l’existence de cette république soviétique
constituait le principal argument pour entretenir des velléités
séparatistes dans la province voisine de l’Iran, cette stratégie ne
parvint pas réellement à se développer jusqu’à la phase de
l’irrédentisme, contrairement au cas plus complexe de la RSS
d’Arménie au moment du rapatriement. Mais, par-delà l’échec
politique, il faut mentionner aussi l’incapacité de l’Union sovié­
tique à se présenter à la population azérie en Iran comme une
puissance protectrice crédible, alors que la Turquie et l’Iran
étaient perçus plus favorablement. Du côté soviétique cepen­
dant, la mobilisation des arguments historiques et culturels des­
tinée à développer des deux côtés de la frontière un syndrome
identitaire et unitaire n’a pas été négligée. Elle se manifestera,
notamment après l’échec de la république de 1946, par l’ap­
parition en Azerbaïdjan soviétique de la « question du Sud ».
Durant les années 1945-1946, les relations culturelles « bila­
térales » se sont considérablement développées entre la RSS
d’Azerbaïdjan et l’Azerbaïdjan iranien suivant un modèle
désormais classique, associatif et folklorique. Une filiale du
VO KS à Tabriz et sa Maison de la culture multiplient, à partir
de la fin de l'année 1945, les manifestations culturelles : en
décembre 1945, sont institués la philharmonie et le théâtre
d’Etat. Le cercle des poètes de J a ’far Khandan, organisé sous les
auspices du journal Vatan Yolunda, se développa à Tabriz à
partir de 1944. Dans un registre similaire, il faut également
mentionner l'apparition d’une Association des amis de l’Azer­
baïdjan soviétique, fondée en novembre 1945 à Tabriz, à l’ini­
tiative des forces démocratiques. Ce genre d’initiatives eut leur
contrepartie en Azerbaïdjan soviétique, avec notamment la fon­
dation de l’AZOKS (Association soviéto-azerbaïdjanaise pour
les relations culturelles) en octobre 1945 à Bakou dont le repré­
sentant était le poète S. Vugrun, la poésie étant curieusement
un des moyens éprouvés du prosélytisme soviétique en Orient.
L’ensemble de ces institutions, si elles ne produisirent pas
immédiatement l’effet escompté sur les Azéris iraniens, contri­
bua cependant à lancer le thème de l’unité de la nation azer­
baïdjanaise, surtout en RSS d’Azerbaïdjan où la plupart des
dirigeants du PDA ainsi que l'équipe de Vatan Yolunda trou­
vèrent refuge (ou le chemin de l’exil vers la Sibérie) après la
- 244 -

chute du gouvernement démocratique. Elles auraient été fina­


lement à lorigine d ’une littérature et d’une symbolique de la
libération nationale employant explicitement le thème de la
frontière comme une métaphore des divisions de la nation azé­
rie, ce dont témoignent encore pendant les années quatre-vingt,
les vers du poète Kamran Mehdi : « Certes, l’Araxe divise notre
nation, mais la terre, elle, est unique ! »
A partir de 1947, la « question du Sud » devint ainsi une
composante essentielle dans la formation de la conscience natio­
nale des Azéris d’URSS à la recherche de leur identité. Etant
donné le retentissement considérable accordé à cette dernière
dans les organes centraux de propagande en URSS, il est dif­
ficile de ne pas y voir un indice supplémentaire de l’instru­
mentalisation du sentiment national. Ce thème de propagande
commença à battre son plein à partir de novembre 1947,
lorsque sortit dans les salles soviétiques un film documentaire
intitulé Sur Vautre rive de VAraxe. La sortie de ce film, tourné
en 1945 au moment de l’occupation de l’Azerbaïdjan iranien
par l’Armée rouge, fut saluée par des commentaires particuliè­
rement laudatifs sur l’unité géographique, culturelle et poli­
tique de l’Azerbaïdjan, « dont la partie méridionale a été écrasée
par les féodaux réactionnaires d ’Iran ». Un article de
B. Dounaevski publié en 1947 est particulièrement éloquent à
cet égard :

« Le film raconte les jours inoubliables lorsque lAzerbaïdjan du


Sud devint autonome et qu’il fut trahi de la façon la plus ignoble par
le gouvernement iranien. En 1945, deux cameramen venus d'Azer­
baïdjan soviétique se trouvaient sur l’autre rive de l’Araxe, qui divise
l'Azerbaïdjan du Nord (soviétique) et l'Azerbaïdjan du Sud (Azer­
baïdjan iranien). En Azerbaïdjan iranien, les cameramen soviétiques
trouvèrent un peuple identique à celui qui vit sur le territoire de sa
Patrie, mais les choses semblaient différentes. [...] Ils filmèrent les
outils primitifs, la terrible pauvreté des paysans, la vie quotidienne
de ce peuple esclavagisé par les tyrans étrangers, les monuments —
témoins d’un passé glorieux - qui révèlent les grands talents de la
population de l’Azerbaïdjan iranien et son désir de liberté et d’indé­
pendance. [...] Le film montre comment le peuple de l’Azerbaïdjan
méridional combattit pour son indépendance et sa victoire. Le film
montre toutes ces choses nouvelles qui se produisirent alors : le paysan
qui travaille une terre enfin devenue sienne, le premier professeur de
l’université nouvellement fondée à la rencontre de ses étudiants, le
— 245 —

premier journal en langue azérie, la fondation du premier orchestre


philharmonique. [...] Par la suite, après cette première expérience de
la liberté, le peuple vécut des jours de répression sanglante. Le gou­
vernement de Qavam, serviteur loyal des impérialistes, rompit traî­
treusement Taccord qui avait été signé et les troupes gouvernemen­
tales furent envoyées contre la jeune armée nationale. Ainsi se termine
la courte et tragique histoire de l’autonomie en Azerbaïdjan ira­
nien \ »

Cet exemple de propagande soviétique exaltant avec emphase


le thème de la frontière, et faisant de l’Araxe la « vallée des
larmes », manifeste assez la manière dont le patriotisme azéri
et l’expérience de 1946 furent intégrés dans un discours dont
le ton correspond au durcissement de la guerre froide.
Reste à savoir quelles étaient exactement les intentions des
Soviétiques, au-delà du soutien apparent accordé aux aspirations
nationales en Azerbaïdjan et quelles auraient pu en être les
conséquences pratiques ? Existe-t-il une volonté réelle des
Soviétiques d’annexer l’Azerbaïdjan iranien ? « Sans doute,
l’URSS semble bien avoir à ce moment soutenu toutes les vir­
tualités des désordres à l’intérieur de l’Iran [...]. Peut-on, d’autre
part, être assuré que l’URSS, qui avait déjà fait l’expérience de
la catastrophe ghilanaise et qui, en 1945, devait résoudre à
l’intérieur de ses frontières de graves problèmes nationaux,
manifestations récurrentes de la guerre, se soit jetée à la légère
dans l’organisation de démocraties populaires musulmanes à ses
frontières méridionales ? Q u’on ait songé à tirer avantage des
mouvements séparatistes, comme les Azéris et les Kurdes ont
voulu tirer avantage de la présence des troupes soviétiques, ceci
paraît clair mais on ne peut pas aller au-delà 12. » La propagande
soviétique, loin d’encourager ouvertement le séparatisme, se
contente de faire référence à l’autonomie nécessaire du peuple
azéri en Iran du Nord et se montre finalement assez mesurée
dans le soutien effectif accordé au patriotisme local. Comme
toujours, l’accent est mis sur les aspects culturels, voire
folkloriques, du sentiment national, ce qui ne laisse pas présager
une unificatiori territoriale éventuelle des deux Azerbaïdjan sous
les auspices du gouvernement soviétique. Certains historiens

1. Literatoumdia Gazeta, 54, 1947.


2. Cf. Hélène Carrère d’Encausse, « L’Iran en quête d’un équilibre », Revue
française de science politique, 17 (2), avril 1967, p. 219.
— 246 —

évoquent les conséquences explosives sur le plan extérieur et


intérieur qu'aurait entraînées en URSS la formation d'un
« grand Azerbaïdjan ». Sans se méprendre sur la sincérité,
improbable, de la politique soviétique quant à la réalisation
effective des aspirations nationales en Azerbaïdjan, il reste que
l'expérience de 1946 démontre, si cela était encore nécessaire,
que l'instrumentalisation des minorités transfrontalières relève
d'une stratégie essentiellement opportuniste appliquée par Mos­
cou. Ceci n'exclut pas cependant l’influence locale de Bakou
dont le rôle dans cette crise de 1946 reste encore à évaluer.
Mais, en Iran comme ailleurs, les aspirations autonomistes ou
séparatistes des minoritaires ont servi de levier « ponctuel »
dans le jeu local de forces politiques et stratégiques dont les
objectifs se situaient indubitablement ailleurs, sur le théâtre
d ’un monde à la veille de rentrer dans l'ère de la guerre froide.

NAISSANCE D UN E POLITIQUE « TRIBALE »


LA RÉPUBLIQUE KURDE DE MAHABAD

À partir de 1946, la politique minoritaire de l'Union sovié­


tique trouve en Iran du Nord un champ d ’application favorisé
par la présence de l’armée soviétique. L'Azerbaïdjan et le Kur­
distan iraniens deviennent ainsi le lieu de deux expériences aussi
originales qu'éphémères, celles de républiques autonomes dont
les velléités séparatistes vis-à-vis du gouvernement central ira­
nien ont été peut-être inspirées, du moins activement soute­
nues, par l’Union soviétique. Les aspects internationaux de
l'« affaire d'Azerbaïdjan » de même que les développements
internes du problème kurde ont fait l'objet de nombreux récits
comportant les données factuelles dont on fera ici l'économie.
La république de Mahabad surgit comme un de ces épisodes
où la stratégie minoritaire de l’Union soviétique s'est manifestée
en Iran, même si le degré d ’intervention de l'URSS n'est pas
encore réellement connu. Elle présente pourtant des caractères
particuliers et apparaît comme une « instrumentalisation oppor­
tuniste » de la minorité kurde, minorité à l'égard de laquelle
les Soviétiques ne semblent pas avoir eu de véritable doctrine
politique avant 1943. Le soutien donné à une fraction du mou­
— 247 —

vement national kurde est en effet une donnée tardive de la


stratégie soviétique comme le souligne l'ensemble des obser­
vateurs occidentaux pourtant prompts à amplifier les activités
des Soviétiques en faveur de tout mouvement séparatiste sur le
territoire iranien. De fait, si l’idée d ’un Kurdistan indépendant
a bien fait son chemin au cours des années vingt, elle a d’abord
été l’apanage de la puissance « impérialiste » rivale, la Grande-
Bretagne. D ’ailleurs, s’agissant des activités soviétiques dans le
Kurdistan persan à la fin des années vingt, l’attaché militaire
français, le capitaine René Bertrand, affichait une très grande
sérénité :

« On prête parfois aux autorités soviétiques l’intention de mener


parmi les Kurdes, soit une propagande antianglaise, soit une action
en faveur d’un Kurdistan rouge. Si certains agents soviétiques ont pu
entrer en rapport avec des chefs kurdes, il semble que le but recherché
pour l’instant soit surtout de rester en contact. Toute action sur les
Kurdes est très sensible à la Turquie et je doute que Moscou se lance
officiellement dans une semblable aventure actuellement. En tout cas,
à Tauris et à Ourmiah, il ne m’a pas été possible de découvrir un
indice sérieux d’action de ce genre. De Bakou et Tiflis, on signalait
une grande activité sur la frontière turco-persane de Noury Pacha,
frère de Enver Pacha et du Kurde Khalil Bey, champion du Kurdistan
rouge. Je n’en ai pas trouvé la moindre trace. Au reste, le souvenir
des massacres des Kurdes du Karadagh et des Tatares d’Azerbaïdjan
rendra la tâche de Moscou d’autant plus difficile que la propagande
anglaise parmi les Kurdes a réussi à leur inculquer très profondément
la haine du communisme et des idées soviétiques, et l’idée qu’un jour
Londres favorisera la naissance d’un Kurdistan indépendant. Toute­
fois, les bons rapports qui ont existé autrefois entre la Russie et cer­
tains chefs kurdes, ce premier geste en faveur de l’indépendance kurde
fait par la Russie tsariste au lendemain de la prise d’Erzeroum (gou­
vernement kurde de Van et proclamation d’Abdul Ryzah Bey, Simko
et du général Ali Achraf Chemsedirov), l’activité prokurde manifestée
à Ourmiah par certains consuls russes (B. Nikitine en particulier), ne
doit pas être oubliée l. »

Facteur relativement tardif de la politique minoritaire de


l’Union soviétique, la question d’un Etat kurde indépendant
ressurgit brusquement à la faveur de l'occupation soviétique en
Iran du Nord à partir de 1942. L’expérience de la république

1. SHAT, 1K246, Fonds Bertrand, Situation au Kurdistan persan, 1927.


— 248 —

de Mahabad au cours de Tannée 1946, tout à fait contemporaine


de celle de la république autonome d ’Azerbaïdjan, suggère clai­
rement les intentions soviétiques concernant la création d’une
sphère d ’influence, qu’elle ait été ou non le préliminaire à une
annexion future. Dans cette perspective, il faut insister sur les
« chaînons intermédiaires » mis en œuvre par les autorités
soviétiques, en particulier sur le rôle des républiques transcau­
casiennes de l’URSS dont l’usage diplomatique a été particuliè­
rement net, et même plus net que dans l’affaire d ’Azerbaïdjan.
Ainsi, la politique des nationalités en URSS fournit un argu­
ment de poids dans la politique d’ouverture, destinée à l’exté­
rieur, aux minorités du Moyen-Orient. La RSS d ’Azerbaïdjan
et, dans une moindre mesure, la RSS d’Arménie, nanties d’une
hypothétique et fictive indépendance diplomatique, fournirent
ainsi l’arsenal institutionnel et idéologique nécessaire.

Les Soviétiques face a u problème kurde en Iran :


une instrum entalisation tardive ?

Divisé en tribus semi-nomades ou sédentaires, en majorité


sunnites, le peuple kurde et son territoire sont partagés entre
la Turquie, l’Iran et l’Irak, la Syrie et l’URSS et constituent
pour les gouvernements centraux un élément permanent d’in­
quiétude. Depuis la première guerre mondiale et les promesses
d ’un Kurdistan autonome du traité de Sèvres, les mouvements
séparatistes et les révoltes se sont multipliés parmi les Kurdes.
C’est en Irak notamment, sous influence britannique, qu’a lieu
la première tentative d’un Kurdistan indépendant avec la pro­
clamation du premier gouvernement kurde de Mossoul, en sep­
tembre 1922, dirigé par le Cheikh Mahmoud Barzandji. En
1919-1920, la révolte de Simko dans le Kurdistan persan, celle
de Cheikh Saïd en Turquie en 1925 suivie de la révolte de
TArarat en 1927-1930 démontrent une « accélération » de
l’histoire régionale, marquée par la montée des aspirations
nationales, par les rivalités internes et par les manipulations des
grandes puissances dont les diplomates usent périodiquement
de la carte kurde 1. Dispersés entre les provinces orientales de

1. Cf. Hamit Bozarslan, La question kurde. Etats et minorités au Moyen-Orient,


Paris, Presses de Sciences Po, 1997.
— 249 —

la Turquie, le Nord de l'Irak et le Nord-Ouest de l'Iran (Azer­


baïdjan iranien et région du lac d'Ourmiah), les Kurdes consti­
tuent dans ces trois Etats une minorité d’autant plus agitée que
dotée d ’une complexe organisation tribale. Bien que l’estima­
tion de leur poids démographique réel soit difficile, la popu­
lation kurde représente aujourd’hui environ 20 % de la popu­
lation en Turquie, 13 % en Iran, 20 à 25 % en Irak et 7,5 %
en Syrie l. Facteur d'instabilité interne de la Turquie, de l'Iran
et de l'Irak, le problème kurde a trouvé tardivement et diffi­
cilement une expression politique. En 1927, une première ten­
tative, celle du parti lÔioyboun fondé sur un accord entre
Kurdes et Arméniens sous l’égide des Bedirkhan et de repré­
sentants du parti dachnak (V. Papazian, A. Khatissian et R. Ter
Minassian), avait finalement tourné court, faute de contacts réels
des acteurs avec le pays et sa population.
Le problème kurde n’est pas une composante importante de
la politique extérieure soviétique avant le déclenchement de la
seconde guerre mondiale. Mais il est nécessaire de donner un
aperçu de la politique soviétique vis-à-vis des Kurdes résidant
en Union soviétique (plus de 300 000 personnes selon des esti­
mations publiées en 1992, soit 1,5 % du total de la population
kurde 2) pour comprendre les événements de 1946. Selon le
recensement de 1959, les Kurdes sont répartis en Union sovié­
tique entre la RSS d’Arménie (21 000), la RSS de Géorgie
(16 000) et les RSS d'Azerbaïdjan et du Turkménistan. Dans
le courant des années vingt, la politique stalinienne a accordé
aux Kurdes, comme aux autres nationalités de l’URSS, la pra­
tique d ’une « culture nationale par la forme et prolétarienne
dans son contenu », solution sommaire et maintes fois rappelée
du problème national. Ainsi, « les 16 000 Kurdes incorporés à
la république soviétique de Erevan sont les seuls à n’avoir
aucune plainte à formuler contre le traitement dont ils
jouissent. En 1929, un congrès linguistique, dont les frais
furent couverts par le gouvernement de l’URSS, réunit à Erevan
les intellectuels kurdes qui codifient l’alphabet. Des écoles pri­
maires dispensent aux enfants l'enseignement en kurde ; il y a
même un lycée, une université, deux journaux en langue kurde.
Bref, le gouvernement soviétique a saisi quels leviers de premier

L Ib id ., p. 30.
2. Ib id , p. 37.
— 250 —

ordre pouvaient constituer pour lui, dans tout le Proche-Orient,


les Kurdes, patriotes et guerriers. L'attitude des Russes n'a pas
varié depuis l'époque de l'établissement de la RSS d'Arménie.
Elle se résume ainsi : reconnaissance des Kurdes en tant que
nationalité et efforts soutenus pour se concilier la sympathie de
leurs ressortissants kurdes, même en dehors de l'URSS 1 ».
Cependant, cette ébauche de « politique kurde » au cours des
années vingt n’a été prolongée par aucune initiative à l'extérieur
digne d'être soulignée, si ce n'est que, à plusieurs reprises, la
propagande soviétique a développé avant guerre, dans la presse
écrite radiodiffusée,, le thème de la solidarité des Kurdes sovié­
tiques avec « leurs frères opprimés ». Mais, au cours de la
seconde guerre mondiale, l'épanouissement de la culture natio­
nale des Kurdes en URSS fournira un thème majeur de la nou­
velle propagande kurdophile à usage externe puisque l'Union
soviétique a été le premier pays au monde à reconnaître l'exis­
tence d ’une « nationalité » kurde. Cependant, il faut imputer à
la diversité tribale et à la complexité sociale de la population
kurde en Iran, à son absence d'unité territoriale et politique, le
caractère improvisé de la « politique kurde » des Soviétiques
après l’occupation de l'Iran du Nord.
En Iran, les Kurdes sont inégalement répartis dans plusieurs
provinces, l'Azerbaïdjan, la province de Kermanshah, le Kho-
rasan et les districts du Sud, et présentent de fortes disparités
culturelles et linguistiques. Toutefois, il ne sera question ici
que des seuls Kurdes de l’Azerbaïdjan et de la région du lac
d'Ourmiah puisque ces régions, dans la zone d ’occupation sovié­
tique, constituent le territoire où est née la république de Maha-
bad. Dans l'évolution du mouvement national kurde en Iran,
la mainmise progressive des autorités soviétiques est probante.
En effet, à partir de 1942, l'émergence d'une organisation natio­
naliste, le Komalah, dans la région de Mahabad, exprime les
aspirations nationales d ’un petit nombre de Kurdes issus de la
classe moyenne des marchands et des intellectuels. Organisation
clandestine, composée de cellules dont le nombre est d'abord
volontairement limité à une centaine de membres, le Komalah
apparaît comrtie une structure relativement fermée bien que les
Kurdes chiites et les Assyriens chrétiens y aient été admis. La
cérémonie d'affiliation avec prestation de serment sur le Coran

1. SHAT, 4 H386.
— 251 —

témoigne de son caractère clandestin renforcé par une idéologie


ethno-religieuse encore élémentaire. Doté d’un comité central
à partir d ’avril 1943, le Komalah semble connaître une
influence grandissante à partir de 1944, à travers tout le Nord
du Kurdistan, tant dans la zone neutre proche de Mahabad que
dans la zone soviétique proche de Miandoab. En même temps,
l’idéologie et les objectifs politiques du Komalah, en s élargis­
sant grâce à des contacts avec les Kurdes d ’Irak et avec des
représentants de la grande famille Bedirkhan installée à Bey­
routh, aboutissent à la limitation d’un « grand Kurdistan »,
base territoriale de la nation kurde. Dès lors, les contacts pris
avec diverses organisations politiques kurdes en Irak ont permis
la formation d’un Front où l’on trouve quelques représentants
du Parti communiste kurde. Ceci semble avoir constitué un
tournant important même si la majorité a continué à poursuivre
des objectifs nationaux visant notamment à la création d’une
zone d’autonomie. Selon William Eagleton *, les membres
communistes de ce Front kurde supervisèrent la formulation
d ’une doctrine politique et impulsèrent le mouvement natio­
naliste dans une orientation vaguement prosoviétique, en par­
ticulier dans le domaine des relations étrangères.
De 1941 à 1946, la politique « tribale » des Soviétiques vis-
à-vis des Kurdes pendant la période d’occupation de l’Iran du
Nord peut être décomposée en trois phases. De la fin 1941 au
milieu de l’année 1942, l’Armée rouge adopte vis-à-vis des tri­
bus kurdes une attitude attentiste consistant - à dessein ? - à
les laisser totalement incontrôlées, par suite de la désorganisa­
tion totale de l'armée iranienne dans la zone occupée. Cepen­
dant, la multiplication des raids et des actes de brigandage
devait conduire à un brusque changement de politique. En
conséquence, dès le milieu de l’année 1942, les représentants
officiels soviétiques s’employèrent à maintenir un semblant
d’ordre en imposant leur propre autorité et même en laissant
quelques unités iraniennes pénétrer dans la zone nord, là où les
troubles kurdes étaient les plus fréquents. Enfin, ce n’est qu’à
partir de la fin de l’année 1944 que les tentatives pour organiser
la propagande parmi les tribus du Nord sont réellement tan­
gibles, manifestant ainsi la volonté d’étendre l’influence sovié-1

1. Cf. William Eagleton, La République kurde de 1946, Bruxelles,


Complexe, 1991, p. 72.
— 252 —

tique parmi les autres groupes kurdes localisés sur le territoire


iranien, y compris au-delà de la zone d ’influence soviétique.
Mais ces tentatives pour créer, à une plus grande échelle, une
« opinion tribale » favorable à l’Union soviétique ne semblent
pas avoir remporté à cette date le succès escompté. Si l’URSS
n’a guère montré de signes d ’intérêt envers les tribus kurdes
d’Iran avant la seconde guerre mondiale, cette évidence ne suffit
pas à dater clairement l’origine d’une politique concertée en
direction des Kurdes. Mais la conférence qui s’est tenue à Bakou
en 1942, et à laquelle furent conviés plusieurs chefs de tribus
kurdes d ’Iran, peut être considérée comme un indice révélateur.
Les débuts de l’occupation de l’Iran du Nord par les forces
soviétiques s’accompagnèrent aussi périodiquement de « fêtes »
organisées en l’honneur des chefs de tribus kurdes, de part et
d ’autre de la frontière, à la suite d ’initiatives qui semblent avoir
été individuelles. Par ailleurs, parmi les troupes soviétiques sta­
tionnées en Iran, nombre de soldats étaient originaires de
groupes tribaux présents à la fois en Union soviétique et en
Iran. La propagande soviétique en faveur des Kurdes s’intensifie
nettement à partir de la fin 1944 et les déclarations selon les­
quelles « l’Union soviétique qui a apporté aux Kurdes la liberté
est une protectrice des minorités nationales opprimées 1 » sont
de plus en plus fréquentes. Cette surenchère minoritaire se
double également d ’avancées significatives auprès des Kurdes
du Sud de l’Iran dont on trouve une première mention en juil­
let 1944 et plusieurs indices dans les inflexions de la ligne du
Toudeh à l’égard des minorités kurdes en Iran.

L 'in filtratio n soviétique d an s le K u rd istan iranien


et la création du P a rti démocrate du K u rd istan

Susceptibles d’attirer l’attention des deux puissances d ’oc­


cupation en Iran, la Grande-Bretagne et l’URSS, les dévelop­
pements du mouvement national kurde intéresse l’Union sovié­
tique à partir de 1944. Selon Archie Roosevelt12, l’activité
croissante des officiels et des agents soviétiques au Kurdistan et

1. NARA, R. A Report n° 2707.


2. Cf. Archie Roosevelt, « The Kurdish Republic of Mahabad », The
Middle-East Journal, 1 (3), juillet 1947, p. 251.
— 253 —

en Azerbaïdjan iranien (en général des musulmans soviétiques,


originaires de la RSS d'Azerbaïdjan) est sensible dès cette
période. Au Kurdistan, les premières tentatives de pénétration
politique commencent à partir du consulat soviétique à Rezaieh
où un certain capitaine Jafarov, un Kurde soviétique, déploie
une grande activité : habillé en costume kurde, cet agent sovié­
tique circule librement parmi les tribus et les villageois kurdes.
Sous des prétextes divers, plusieurs agents soviétiques parvin­
rent à établir des contacts à Mahabad : « Abdullahov » et
« Hajiov », officiellement en mission pour acheter des chevaux
pour le compte de l'Armée rouge, entrèrent les premiers en
relation avec des représentants du Komalah. L'orientation pro­
soviétique du Komalah aurait ainsi été établie dans la région
de Mahabad où l’influence idéologique de l’URSS se développa
surtout dans le milieu des jeunes intellectuels nationalistes issus
de la petite bourgeoisie citadine détribalisée. Mobilisant le
réseau des nombreuses associations culturelles créées en Iran
pendant la seconde guerre mondiale, l'action des Soviétiques à
l'égard des Kurdes est sensible notamment à travers la filiale
iranienne de l'Association soviétique pour les relations cultu­
relles (VOKS) : le prosélytisme du Komalah ayant produit de
rapides effets, ses réunions ne pouvaient plus se tenir dans des
lieux privés. Les leaders du Komalah, désireux d'obtenir un
local discret, demandèrent donc aux Soviétiques de fonder une
branche du VOKS à Mahabad. Ces derniers auraient accédé à
cette demande en créant une branche spécifiquement kurde du
VOKS en Iran. « Le siège de ce club fut bientôt rempli de
Kurdes, qui montrèrent leur gratitude à leurs nouveaux patrons
en envoyant dix caisses de cigarettes de tabac kurde aux soldats
victorieux de la bataille de Leningrad \ » Le Komalah serait
réellement sorti de la clandestinité le jour de l’inauguration du
siège de l'association à Mahabad à laquelle assistèrent le consul
soviétique à Rezaieh et le représentant du VOKS en Azerbaïd­
jan. Cette cérémonie d'inauguration fut marquée notamment
par la représentation d'un opéra dédié à la gloire du nationa­
lisme kurde, intitulé D aik i Nichtiman (Mère-Patrie) : dans une
forme tout à fait inhabituelle, cet opéra mettait en scène les
malheurs de la nation kurde abusée et déchirée par trois bandits,
l’Irak, la Turquie et l'Iran, et sauvée par ses fils.1

1. Ibid., p. 252.
— 254 —

« L’atmosphère était tout au nationalisme car Daik i Nichttman


causa une profonde impression parmi les Kurdes qui, pour la première
fois, voyaient leur angoisse exprimée dans une forme dramatique. Les
représentations prirent le caractère de réunions de réveil religieux. Les
conversions furent nombreuses. Après plusieurs mois de représenta­
tions qui faisaient salle comble, l’opéra prit la route. En juillet 1945,
il pénétra en zone soviétique à Oshnoviyeh. L’officier soviétique
chargé de la surveillance critiqua le message anti-iranien de la pièce
et donna l’ordre de remplacer les Iraniens par les nazis dans le rôle
des méchants. Peu de temps après, les Soviétiques firent en sorte que,
par d’autres changements subtils dans le livret, l’URSS apparut
comme l’appui des fils du Kurdistan dans la libération de leur
patrie \ »

Cependant, bien que le sentiment national soit parvenu à


son comble, l'action des Soviétiques n’était pas pour autant
facilitée : la méfiance traditionnelle des chefs kurdes à l'égard
des ingérences étrangères et plus encore à l’égard de la doc­
trine communiste, leur versatilité et leur opportunisme
constituaient des obstacles de taille à la quête d ’un dirigeant
dévoué. Cela constituait pourtant le préalable indispensable à
la création d’un mouvement national kurde sous influence
soviétique. A la fin de l’année 1945, au moment où les offi­
ciers consulaires soviétiques à Tabriz organisaient le Parti
démocrate azéri sous la direction de J a ’far Pishevari, un agent
soviétique venu de Bakou, le major général Atakichiev, effec­
tua une série de voyages à Mahabad au cours desquels il
établit des contacts avec quelques-uns des leaders du Koma-
lah. Au sein de ce noyau dirigeant, Qazi Mohammed, chef
religieux de Mahabad et membre d’une des familles kurdes
les plus respectées, semble avoir été introduit grâce à l’in­
gérence des Soviétiques et contre les réticences des fondateurs
du Komalah qui craignaient que son caractère fort et auto­
ritaire ne conduise à une mainmise personnelle sur le parti.
Quoi qu’il en soit, c’est à ce moment que « Qazi Mohammed
commença sa métamorphose, qui allait conduire ce “ cheikh ”
religieux à la direction politique d’une république populaire
kurde artificiellement créée 12 ».

1. William Eagleton, op. cit.yp. 74.


2. NARA, RG 59, 891.00 Kurds/1-1547.
— 2.55 —

Qazi Mohammed
Âgé de 45 ans environ au moment des événements de Mahabad
en 1946, Qazi Mohammed est issu d'une des familles kurdes les
plus en vue de Mahabad : il est le fils de Qazi Ali, le juge le plus
respecté de Mahabad. Issu de la confrérie Qadiri, ayant reçu une
éducation traditionnelle et religieuse, Qazi Mohammed a néan­
moins recueilli des rudiments de culture moderne grâce aux livres
procurés par son père : il possède ainsi une maîtrise relative du
russe, de l'anglais, en plus de sa langue kurde maternelle, du
persan et du turc azéri. Avant d'occuper les fonctions héréditaires
de juge à Mahabad, Mohammed dirigea Yawqaf de la ville. Juge
et chef religieux, Qazi Mohammed avait réussi, avant l’arrivée
des Russes dans la région, à se faire respecter à la fois par les
différents chefs de tribus et par le gouvernement central. « Dans
le contexte des nombreux troubles provoqués par les Kurdes, Qazi
Mohammed servit de liaison entre les tribus et le gouvernement
centrall. » Excellent orateur, ouvert à des conceptions politiques,
économiques et sociales modernes et progressistes, Qazi Moham­
med entretenait, semble-t-il, de très bonnes relations avec les
rares étrangers de passage ou qui résidaient à Mahabad : quelques
missionnaires luthériens, de rares Américains, un médecin alle­
mand et une certaine « Miss Dahl », mariée à un Kurde et unique
résidente d’origine européenne à Mahabad.

L’arrivée des Soviétiques dans la région, bien que la ville de


Mahabad ne soit pas exactement située dans la zone d’occupa­
tion soviétique dont la limite méridionale se situe à une heure
de route plus au nord, à Miandoab, modifia bien évidemment
les données du jeu diplomatique local. « Lorsque les Soviets se
mirent à la recherche d ’un leader kurde dont le rôle aurait été
semblable à celui de J a ’far Pishevari en Azerbaïdjan, leur choix
se porta sur le Qazi qui, à ce moment-là, était le seul Kurde
capable d’imposer son autorité sur les différents chefs de tribus
des régions du Nord 2. » La mission du général Atakichiev, au
cours de la seconde moitié de l’année 1945, aurait précisément
consisté à rallier la plupart des chefs de tribus, généralement
très individualistes, sous la houlette de Qazi Mohammed. Selon
toute apparence, le ralliement des chefs des tribus aurait été
motivé par l’espoir d’obtenir des Soviétiques des livraisons de
matériel militaire. L’intervention des Soviétiques qui tendait à

1. Ibid.
2. Ibid.
— 256 —

contrarier leurs intérêts personnels aurait été acceptée comme


un moindre mal susceptible de prévenir une ingérence sovié­
tique plus directe dans les affaires kurdes. Aussi, faut-il conclure
à une analyse nuancée des relations existantes entre Qazi
Mohammed et les agents soviétiques pendant la période qui
précède l'avènement de la république de Mahabad. Selon le
vice-consul américain à Tabriz, G. Dooher :

« Qazi Mohammed possède une dignité personnelle bien plus


importante que la plupart des personnages mis en place par les Sovié­
tiques en Azerbaïdjan, y compris Pishevari. Il ne ressemble en rien
au Kurde typique et ne possède pas cette apparence belliqueuse habi­
tuelle aux chefs de tribus armés jusqu'aux dents, si répandue à Tabriz
ces temps-ci. Il s’exprime d'une voix mesurée lors d’une conversation
courante et même, lorsqu’il exprime de façon plus émotionnelle ses
convictions politiques, son ton demeure, très calme. Apparemment, il
n'a pas été formé dans la ligne du parti communiste car il semble
bien plus franc dans l'expression de ses opinions que le militant pro­
soviétique moyen. En dépit de ses fonctions religieuses, le Qazi n’est
pas un fanatique musulman. Le chef des chrétiens assyriens à Tabriz,
de même que le supérieur de la Mission catholique française ici, le
décrivent comme « un homme simple » et un « homme bon ». D’un
autre côté, les officiers consulaires britanniques à Tabriz ne sont pas
du tout en accord avec cette opinion. Ils disent de façon très affir­
mative que le Qazi est un véritable rascal, un agent double, un char­
latan et une créature des Soviets. Cette opinion néanmoins est peut-
être dictée par le fait que le Qazi est ouvertement hostile aux
Britanniques et qu’à deux reprises des officiers consulaires britan­
niques ont été expulsés de Mahabad de force. Sans aucun doute, Qazi
Mohammed est un opportuniste mais il laisse la nette impression que
son opportunisme n’est dicté par aucune idéologie ; dans une certaine
mesure, il semble sincère dans sa dévotion totale aux intérêts du
peuple kurde. En ce moment, les aléas de la guerre semblent l’avoir
placé dans le camp soviétique ; néanmoins, il ne démontre pas un
grand enthousiasme face à cette situation et, à plus d’une occasion, il
a démontré sa méfiance vis-à-vis des Soviétiques et de leurs collègues
azéris l. »

C’est pourtant par le truchement des représentants de la RSS


d ’Azerbaïdjan, déjà impliqués dans le réveil du séparatisme
azéri en Iran du Nord, que les premières négociations soviéto-

1. Ibid.
— 257 —

kurdes ont eu lieu. La première (novembre 1941) puis la


seconde délégation kurde envoyée à Bakou à la fin du mois de
septembre 1945 avaient des objectifs plus précis que ceux qui
consistaient à évoquer, en termes très généraux, Tamitié sovié­
tique et la fraternité kurdo-azerie. A l'automne 1945, le Kur­
distan iranien devient réellement un des points d'appui de la
zone d’influence que les Soviétiques espèrent se tailler en Iran
du Nord. Annoncé en septembre 1945 par le général Ataki-
chiev, le voyage de la délégation kurde dirigée par Qazi
Mohammed avait précisément pour but d ’orienter le sépara­
tisme kurde dans un sens prosoviétique, tactique comparable à
celle mise en œuvre en Azerbaïdjan. Reçue par Mir Jafar
Baghirov, président du Conseil des ministres de la RSS d ’Azer­
baïdjan et premier secrétaire du parti communiste d ’Azerbaïd­
jan, la délégation kurde n’avait pas accompli ce voyage, depuis
Tabriz, dans un but purement touristique bien que cet aspect,
conformément à la tradition soviétique, ne lui fût guère
épargné. Il s’agissait avant tout de présenter les aspirations
kurdes à la constitution d’un Etat séparé dans le Kurdistan
iranien et dont l’existence même semblait dépendre d’une aide
matérielle des Soviétiques en armes et en moyens financiers.
Voici comment W. Eagleton relate l’entrevue de la délégation
kurde avec Mir Jafar Baghirov :

« À 19 heures, les Kurdes furent introduits en présence d’un grand


gaillard à la tenue soignée qui ne paraissait pas sa soixantaine. Ses
traits et son langage ne parurent pas étranges à ses visiteurs car c’était
un Turc azéri typique qui parlait un dialecte très proche de la langue
de Tabriz familière à la plupart des Kurdes du Nord iranien. Baghirov
ouvrit la séance en faisant un exposé sur l’attitude soviétique au sujet
des nationalités. Des gens de cultures et de langues séparées, expliqua-
t-il, devraient avoir des gouvernements séparés. L’Iran contenait
quatre de ces « nationalités », à savoir les Persans qui parlaient le
farsi, les peuples du littoral sud de la Caspienne qui parlaient guilani,
les turcophones d’Azerbaïdjan et les kurdophones du Kurdistan. Cha­
cun de ceux-là devrait en fin de compte jouir de l’autonomie locale
et les premiers à en bénéficier seraient les Turcs d’Azerbaïdjan. Rien
ne pressait, dit-il, les Kurdes à former leur propre État. La liberté
kurde devait se fonder sur le triomphe des forces populaires non seu­
lement dans le seul Iran mais aussi en Irak et en Turquie. Un État
kurde distinct était une chose fort désirable à considérer pour un
avenir où la « nation » tout entière serait unifiée. Entre-temps, les
— 258 —

aspirations kurdes devaient se réaliser dans le cadre de l'autonomie de


TAzerbaïdjan \ »

Cependant, ces derniers arguments reportant l'hypothèse


d ’un Kurdistan indépendant dans un avenir lointain, et en tout
cas dans le cadre de la formation d’un Etat indépendant en
Azerbaïdjan iranien, n’étaient évidemment pas recevables par la
délégation conduite par Qazi Mohammed. Ses objections eurent
apparemment le mérite de convaincre Baghirov qui promit non
seulement une aide militaire sous la forme de livraison de maté­
riel et de possibilités de formation d’élèves kurdes à l’Académie
militaire de Bakou, mais également la fourniture de moyens
logistiques pour la propagande. Ces promesses supposaient bien
sûr une allégeance plus étroite du mouvement kurde aux impé­
ratifs de la stratégie minoritaire soviétique : Baghirov estima
que le Komalah n’était pas en mesure de faire progresser la
nation kurde dans sa forme actuelle et que seul un Parti démo­
crate du Kurdistan était capable de remplir cette mission. Ainsi,
les objectifs de la seconde délégation à Bakou avaient été tout
à fait clairs : « Le lendemain matin à 8 heures, les Kurdes
reprirent place dans la voiture du train spécial qui les avait
amenés à Bakou. Chacun d ’eux portait, en gage d’amitié, un
portrait de Joseph Staline, lourdement encadré. Mais c’était là
le moindre des fardeaux que les Soviétiques avaient mis sur
leurs épaules à Bakou 12. » Les conséquences ne se firent pas
attendre et, dès son retour, Qazi Mohammed convoqua à Maha-
bad une assemblée de notables kurdes pour annoncer la for­
mation du Parti démocrate du Kurdistan. Cette déclaration fut
suivie d’une proclamation sous la forme d ’un manifeste stipu­
lant que le peuple kurde désirait tirer des « avantages de la
libération du monde du joug fasciste et partager les promesses
de la Charte de l’Atlantique 3 ». Cette déclaration, rédigée dans
des termes très généraux concernant les aspirations démocra­
tiques des Kurdes et le respect des droits de l’homme et des
minorités, ne comportait volontairement aucun indice tangible
de l’influence soviétique, susceptible de heurter ou de susciter
l’incompréhension des notabilités kurdes (chefs de tribus et
chefs religieux) dont la plupart étaient hostiles au communisme.

1. William Eagleton, op. rit., p. 81.


2. Ibid., p. 84.
3. Cité dans Archie Roosevelt, op. rit., p. 254.
— 259 —

La direction du nouveau parti issue du Komalah récemment


dissous devait également recruter parmi les personnalités reli­
gieuses kurdes les plus influentes et les chefs de tribus dont
l'opposition aurait été à'craindre sans l’arrivée à Mahabad de
Barzani et de ses nombreux partisans armés. Le comité exécutif
du Parti démocrate du Kurdistan comprit donc, outre Qazi
Mohammed, Hadji Baba Cheikh, principal mollah de la région
et futur président du Madjlis de Mahabad, et Ammar Khan,
futur ministre de la Guerre de la république de Mahabad bien
que rallié tardivement au mouvement. Cette équipe dirigeante,
noyau du gouvernement de la république de Mahabad, allait
négocier avec les agents locaux les modalités d’une très hypo­
thétique indépendance kurde sous influence soviétique.

L a présence soviétique et la république de M ah ab ad :


le problème des relations inter-m inoritaires

Négligeable, comparée à la situation existante en Azerbaïdjan


iranien à la même époque, la présence soviétique au Kurdistan
au moment de la proclamation de la république de Mahabad,
le 22 janvier 1946, mérite d’être analysée. Bien qu'à Mahabad
il n'y eût « ni révolution sociale, ni tendance sérieuse à la répar­
tition des terres, ni endoctrinement marxiste, ni police secrète,
ni “ cadres ” de formation soviétique [...], l'influence soviétique
était néanmoins réelle, sa portée dépendant du calcul des leaders
kurdes, selon qui leur cause serait couronnée de succès s’ils
allaient au-devant des désirs des Soviétiques et suivaient leurs
conseils. La collaboration s’étendait bien volontiers, par exemple
par l'emploi des sources soviétiques d’information dans la
presse, par les louanges adressées aux dirigeants soviétiques, par
la glorification de la puissance militaire russe et par la prolifé­
ration des portraits de Staline dans les demeures privées et les
bureaux officiels 1 ».
Il n’est pas très surprenant de constater qu’une fois de plus
le personnel et les agents mobilisés au Kurdistan iranien sont
essentiellement d'origine minoritaire. Dans le cas kurde cepen­
dant, la faible représentation de cette minorité en Union sovié­
tique interdisait une mobilisation aussi importante que celle

1. William Eagleton, op. rit., p. 113.


— 260 —

observée dans le cas arménien ou azéri durant la même période.


La carte de l’« autonomie kurde » en Union soviétique rendit
tout de même service. Par ailleurs, la propagande soviétique
s'employa à glorifier les prouesses militaires d'un « héros de
Leningrad » d ’origine kurde, un colonel de l'Armée rouge
nommé Samand Siabandov, en mettant à l’honneur la contri­
bution des Kurdes soviétiques à la Grande Guerre patriotique.
Un autre colonel soviétique, d’origine kurde également, Asla-
nov, aurait été en contact avec les tribus du Kurdistan iranien
dès 1941. Mais ces cas furent exceptionnels et la plupart des
agents soviétiques envoyés au Kurdistan iranien furent des m ili­
taires de l’Armée rouge originaires de la RSS d ’Azerbaïdjan
comme le général Atakichiev qui était d ’ailleurs basé à Tabriz
où il demeura jusqu’au retrait des troupes soviétiques de l’Azer­
baïdjan iranien, en mai 1946. La plupart des collaborateurs
d’Atakichiev, auxquels s’adressaient également les Kurdes, se
trouvaient à l’hôpital soviétique de Tabriz : deux médecins,
Samadov et Koliov, étaient les principaux interlocuteurs des
Kurdes et le demeurèrent jusqu’à leur départ lors des derniers
jours de la république d’Azerbaïdjan. Une fois de plus trans­
paraît le rôle des hôpitaux soviétiques dans la stratégie mino­
ritaire mise en œuvre en Iran ; d ’ailleurs, c’était à l'hôpital
soviétique de Tabriz que les membres de la seconde délégation
s’étaient rassemblés avant leur voyage à Bakou organisé sous les
auspices d’Atakichiev. En outre se trouvaient à Tabriz un
groupe restreint d ’officiers soviétiques spécialisés dans les
affaires kurdes : le commandant Yermakov, le commandant
Djafarov, spécialiste des Kurdes du Nord de l’Iran et en par­
ticulier de la tribu des Shikkak, le capitaine Samadov basé à
Naqadeh et le capitaine Fatullahov basé à Oshnoviyeh. Tous
quittèrent le territoire iranien avec les forces d’occupation sovié­
tique en mai 1946.
Les premières ouvertures de la politique soviétique à l’égard
des Kurdes auraient cependant été accomplies dès 1941 par
deux militaires de rang intermédiaire, le major ou colonel Aliov
et le lieutenant ou capitaine Moustafayov, qui établirent les
premiers contacts avec le petit noyau des dirigeants du Koma-
lah. Néanmoins, leurs quartiers généraux étaient établis non pas
à Mahabad mais à Rezaieh où Moustafayov occupait les fonc­
tions d’attaché militaire au consulat soviétique.
— 261 —

« Aliov et Moustafayov circulaient parmi les tribus kurdes, tout au


long des frontières turque et irakienne, habillés en costume kurde.
Comme ils parlent le kurde couramment, ils ont fait une assez bonne
impression. Parmi leurs meilleurs amis figurent trois chefs kurdes,
dont deux sont de véritables renégats et fauteurs de troubles et qui
ont échappé à plusieurs reprises l'an dernier à de sérieux ennuis avec
l'armée iranienne grâce à l'interférence militaire des Russes. Ces chefs
kurdes sont Zaro Agha le long de la rivière Baranduz dans la région
de Rezaieh, Abdul Kader dans la région de Makou et Majid Beg vers
la frontière irakienne l. »

En 1945, le principal agent de la politique soviétique vis-à-


vis des Kurdes fiit à nouveau un Azéri attaché au consulat sovié­
tique de Rezaieh, un certain Hakimov, qui était arrivé là avant
la proclamation de l'autonomie de l'Azerbaïdjan et qui y
demeura jusqu'à la chute de la république. « Ses fonctions
l'amenaient souvent à se rendre à Mahabad, où il avait affaire
à Qazi Mohammed et aux autres personnalités. Hakimov a laissé
le souvenir d'un grand gaillard aimable très au fait de ce qu'é­
taient les tribus et les personnalités kurdes. En 1946, c'est pro­
bablement lui qui était le plus directement impliqué dans
l'application de la politique kurde de l'URSS 2. » En revanche,
le personnel soviétique basé en permanence à Mahabad semble
relativement réduit au cours de l'année 1946. Un certain capi­
taine Sallahadin Kazimov, surnommé « Kakagha », avait été
envoyé là en mars 1946 comme conseiller militaire de la répu­
blique. Réputé être un officier actif et intelligent, « c’était un
homme ordinaire qui ne se mêlait guère aux gens du lieu bien
que, du fait de son origine, il sût le turc azéri, langue qu'à
Mahabad à peu près tout le monde comprenait3 ». Ses activités
furent secondées au cours de l'année 1946 par le « représentant
commercial » soviétique à Mahabad, Asadov, arrivé en
février 1946. Ce dernier demeura à Mahabad jusqu’à la chute
de la république et fut ensuite intégré dans le personnel du
consulat soviétique à Rezaieh. « Les fonctions “ économiques "
d'Asadov avaient été remplies auparavant d'abord par Hadjiov
puis par Babayov, mais il consacrait bien peu de temps aux
activités commerciales, sa véritable mission consistant à servir

1. NARA, RG 226, OSS 132 227.


2. William Eagleton, op. cit.yp. 115.
3. Ibid.
— 262 —

de conseiller politique, en complément des fonctions militaires


de Kakagha 1. » Ainsi, le réseau, si modeste fût-il, des agents
soviétiques employés à la pénétration du Kurdistan iranien est
essentiellement constitué par des Azéris soviétiques. Cette spé­
cialisation ethnique, dictée sans aucun doute par les circons­
tances politiques qui prévalent à la même époque en Azerbaïd­
jan iranien, semble être le signe de la priorité stratégique
accordée à ce dernier. Par ailleurs, la dégradation des relations
entre la république de Mahabad et le gouvernement de Tabriz
pour des motifs essentiellement territoriaux et le règlement
expéditif du conflit patronné par les autorités soviétiques
donnent la preuve du caractère subsidiaire de la « carte kurde »
dans l’échiquier minoritaire constitué par les régions septen­
trionales de l’Iran. C’est, en dernière analyse, ce dont témoigne
également la brève et tragique histoire de la république de
Mahabad du 22 janvier 1946 au 17 décembre 1946.
La république kurde, dont Qazi Mohammed proclama la
naissance et dont Mahabad était devenue la capitale, prétendait
exercer son autorité sur un territoire relativement vaste : outre
la zone de Mahabad à proprement parler, le nouvel Etat avait
des revendications territoriales qui démontraient la permanence
du projet du « grand Kurdistan ». Elles concernaient toute la
partie occidentale de l’Azerbaïdjan iranien située à l’ouest du
lac d’Ourmiah, y compris les districts de Khoy et de Makou
proches des frontières turques et soviétiques au nord, et les
régions méridionales au sud de Sardasht'et de Saqqez ainsi que
la région située à l’ouest de Miandoab. Ces revendications ter­
ritoriales furent immédiatement l’objet d’un conflit avec le gou­
vernement national azéri qui, refusant de reconnaître aux
Kurdes une quelconque autorité sur ces territoires, contribua à
cantonner la république kurde dans un étroit espace autour de
Mahabad. Qazi Mohammed préféra adopter une stratégie de
pénétration progressive dans ces territoires et consacrer la plus
grande part de son énergie à la constitution et au maintien d ’un
véritable Etat, doté d ’un cabinet, d’une assemblée législative et
surtout d ’une armée organisée. Le gouvernement lui-même était
principalement formé par des membres de la famille de Qazi
Mohammed, de quelques lettrés kurdes de la région de Maha­
bad et de plusieurs exilés kurdes venus d ’autres régions de l’Iran

1. Ibid., p. 116.
— 263 —

ainsi que de Syrie et d’Irak. Cependant, malgré une apparence


démocratique et l’existence d’un corps législatif, l’Assemblée
nationale kurde présidée par Hadji Baba Cheikh, un des prin­
cipaux chefs religieux du Kurdistan central, l’essentiel du pou­
voir appartenait à Qazi Mohammed et aux conseillers sovié­
tiques, du moins jusqu’au départ de l’Armée rouge, en
mai 1946. Cette autorité était toutefois réduite, car l’existence
même de la république de Mahabad dépendait à l’extérieur du
soutien des chefs de tribus kurdes comme les Shikkak, Begza-
deh, Jalali et Milani. En revanche, les infrastructures destinées
à la propagande mises en place par les Soviétiques introduisirent
quelques nouveautés à Mahabad, sous la forme d’une station,
dite Radio Mahabad et d’un journal publié en langue kurde.

« Ainsi, de février à avril 1946, les leaders kurdes tentèrent de


fprger un véritable gouvernement pour le nouveau régime ; ils avaient
peu de temps pour se préoccuper de disputes territoriales avec le
gouvernement de Tabriz et pour s’inquiéter de ce que les Soviétiques
les utilisaient peut-être contre les rebelles azéris pour servir leurs
propres intérêts. En avril cependant, lorsqu’il devint évident que
l’Armée rouge allait évacuer l’Iran sans avoir rempli ses promesses
concernant l’établissement d’un grand Kurdistan, ni fourni les équi­
pements lourds et motorisés destinés à l’armée kurde, les dirigeants
de la république commencèrent à faire entendre leur voix à propos
des territoires de l’Azerbaïdjan occidental, en espérant obtenir le sou­
tien des Russes avant que l’Armée rouge n’évacue la province l. »

Au début du mois d’avril, lorsque les dirigeants kurdes réa­


lisèrent qu’il était illusoire de compter sur une aide des Sovié-
tfques dans ce domaine, leur attitude se durcit à l’égard du
gouvernement de Tabriz et ils commencèrent même à rassem­
bler des troupes dans les territoires controversés. La médiation
des Soviétiques témoigne des difficultés que posent les relations
inter-minoritaires dans le cadre du processus d ’autonomie qu’ils
avaient pourtant contribué à déclencher. « Le vice-consul à
Rezaieh Hakimov appela Qazi Mohammed et les principaux
chefs kurdes et leur ordonna de se rendre à Tabriz pour négocier
avec J a ’far Pishevari, le général Atakichiev et le consul général
soviétique, Krasnik. On déclara aux Kurdes qu’il fallait abso­
lument aboutir à un accord avec le gouvernement national azéri

1. NARA, RG 59, 891.00 Kurds/1-1547.


— 264 —

car Pishevari devait se rendre à Téhéran pour négocier avec le


gouvernement central ; il devait également être en mesure de
négocier au nom de la République populaire kurde î. » C ’est à
partir de cette argumentation que fut négocié le traité kurdo-
azéri du 23 avril 1946 qui, établissant la reconnaissance
mutuelle des deux « républiques sœurs » dans des termes très
généraux, ne réglait que très vaguement le différend territorial
qui avait opposé ces deux entités. Quoi qu’il en soit, ce vague
« équilibre » ne survécut pas au départ de l’Armée rouge et
l’expérience de Mahabad, comme celle de Tabriz, parvint à son
terme dès lors que le gouvernement iranien fut convaincu que
les menaces d’intervention proférées par l’ambassadeur sovié­
tique à Téhéran relevaient d’une pure tactique d ’intimidation :
les instigateurs de la république de Mahabad, contrairement à
leurs homologues azéris, ne cherchèrent pas refuge en Union
soviétique et payèrent par la mort, la prison ou l’exil, cette
première tentative du mouvement national kurde pour consti­
tuer un Etat.
Dans l’immédiat, la politique kurde de l’URSS avait abouti
à un échec comme en témoigne la disparition dans le court
terme de l’influence soviétique sur les Kurdes du Nord de l’Iran
dont le vice-consul américain à Tabriz, G. Dooher, énumère les
causes en janvier 1947 :

« Remplacement de l’influence de l’Armée rouge par celle de


quelques agents soviétiques dont le principal talent consistait à faire
du bluff et des promesses en l’air, ce dernier aspect étant particuliè­
rement peu apprécié de ces fiers chefs de tribus. Emploi par les Russes
de méthode de propagande qui ne réussirent pas à prendre en compte
la loyauté du Kurde vis-à-vis de son chef. Persistance des Soviétiques
à penser que les Kurdes jouaient le rôle d’une minorité par rapport
au gouvernement de Tabriz. Négligence des Soviétiques en particulier
pour fournir aux Kurdes des équipements militaires. Intérêt actif des
officiels américains dans les affaires kurdes. Prise de conscience parmi
les intellectuels kurdes de la fermeté de la politique des Etats-Unis
concernant l'expansion de l’URSS. Incapacité des Soviétiques à appor­
ter leur soutien à l'idée d’un grand Kurdistan indépendant, ce qui
leur aliéna le seul facteur idéologique qui aurait pu inciter les Kurdes
à continuer leur résistance face au gouvernement iranien 12. »

1. William Eagleton, op. rit., p. 115.


2. NARA, RG 59, 891.00 Kurds/1-1547.
— 265 —

Cette analyse très datée par le contexte de la guerre froide,


dont Tlran est précisément un des premiers terrains d’affron­
tement, ne doit cependant pas faire oublier que les Soviétiques
tirèrent certaines leçons de l’expérience de Mahabad comme en
témoigne par exemple le renouveau des études kurdes en URSS
dès le début des années cinquante. Dans cette perspective,
l’expérience de Mahabad fut présentée comme une étape signi­
ficative de la lutte pour l’émancipation nationale du peuple
kurde et comme une démonstration supplémentaire de la pro­
tection apportée par l’Union soviétique aux minorités victimes
de l’impérialisme.
C H A P IT R E 5

LA PROTECTION DES MINORITÉS


AU PROCHE-ORIENT,
RELAIS D’INFLUENCE

Dans le Proche-Orient méditerranéen, les relations entre les


Soviétiques et les minorités connaissent une évolution radicale
pendant la seconde guerre mondiale. Si l'orientation, plutôt
favorable à l’Axe, manifestée par les nationalistes arabes consti­
tue sans doute le contexte dans lequel il faut comprendre le
nouvel engouement de la diplomatie soviétique à l’égard de
certaines minorités, cette mutation procède également de déter­
minants internes car, en ces temps de Grande Guerre patrio­
tique, le discours idéologique intransigeant et strictement inter­
nationaliste de l’URSS a laissé la place à des mots d’ordre
patriotiques et à des mesures officielles de « normalisation » à
l’égard des institutions religieuses.
Dictée par les nécessités de la propagande antinazie, la créa­
tion en URSS du Comité juif antifasciste entraîne ainsi une
modification sensible des positions soviétiques concernant les
Juifs de Palestine. Sans être favorable au sionisme, l’URSS
semble désireuse d’entretenir des contacts dans le Yichouv où,
localement, une organisation frontiste permet d’entretenir des
relations officieuses. A partir de 1943-1944, la fréquence des
missions officielles soviétiques, comme celle de Ivan Maïsky,
témoigne par ailleurs des contacts diplomatiques établis entre
les Soviétiques et les dirigeants sionistes.
En Syrie et au Liban, l’orientation minoritaire de l’influence
soviétique se confirme également même si la reconnaissance des
— 268 —

indépendances syrienne et libanaise est reconnue comme une


priorité absolue. Néanmoins, certains minoritaires inquiets du
départ de l'autorité française mandataire prennent l’initiative de
contacter des représentants soviétiques et rapidement plusieurs
tendances apparaissent. La propagande en faveur du rapatrie­
ment des Arméniens de la diaspora en Arménie soviétique
témoigne à l’évidence de l’exploitation du thème patriotique
auprès des minorités du Proche-Orient. Par ailleurs, la nouvelle
politique religieuse appliquée en URSS au cours de la seconde
guerre mondiale permet à l’orthodoxie russe d’obtenir de la
sympathie de la part des minorités orthodoxes d ’Orient. Orches­
trée gar les autorités soviétiques, la venue en 1945 du patriarche
de l'Eglise orthodoxe russe au Proche-Orient témoigne aussi de
la volonté de restaurer le rôle de la Russie en tant que puissance
protectrice de l’Orient chrétien. Dans le même objectif, l’Eglise
arménienne est également mise à contribution. Ainsi, les ten­
tatives de séduction des minorités chrétiennes suggèrent, pen­
dant cette brève période, un retour vers les formes tradition­
nelles de la diplomatie russe du X I X e siècle.

JUIFS D'URSS ET DE PALESTINE


UN INTERMÈDE DANS LA DIPLOMATIE SOVIÉTIQUE

Parmi les aspects nouveaux de la diplomatie soviétique au


Proche-Orient à partir de 1942, le changement d ’attitude à
l’égard du Yichouv juif en Palestine apparaît comme le révé­
lateur d’une évolution surprenante. Si, tout au long des années
trente, les responsables du Komintern avaient pris, par principe,
des positions violemment antisionistes, celles-ci sont provisoi­
rement abandonnées au profit d’un discours généralement bien­
veillant sur les Juifs résidant en Union soviétique et dans les
territoires occupés par l’armée soviétique. Ce changement est
net à partir de l’invasion allemande de juin 1941. Alors que de
1939 à 1941, période du Pacte germano-soviétique, les Sovié­
tiques avaient soigneusement évité toute allusion aux persécu­
tions antijuives menées par l’Allemagne nazie, ils les m ulti­
plient au contraire à partir de l’été 1941.
Cette évolution est conforme à certains des thèmes de la pro­
269 —

pagande de guerre soviétique menée dans les territoires occupés


récemment par l'Armée rouge, telles la Pologne, la Lituanie, la
Lettonie et la Roumanie : l’intégration de deux millions de Juifs
supplémentaires, le développement de la propagande antinazie
en Europe centrale nécessitaient la création de nouvelles struc­
tures en faveur des Juifs à l’échelle de l’Union soviétique. Ce
revirement n’est cependant qu'un exemple de la « manipulation
ethnique 1 » pratiquée par l'URSS qui n’hésite pas, par ailleurs,
à exalter le panslavisme en Pologne, en Ukraine et en Biélo­
russie. Cette sollicitude nouvelle à l’égard des Juifs de l'URSS
entraîne des relations d ’un type inédit entre les autorités sovié­
tiques et la communauté juive en Palestine. Celles-ci illustrent
clairement la mise en œuvre au Proche-Orient d’une stratégie
minoritaire dont les motivations diplomatiques sont, sans aucun
doute, d'ordre plus général. Les nouvelles tendances de cette
politique, dont les incidences en Palestine ne sont pas négli­
geables, s’articulent autour de trois aspects : la création du
Comité juif antifasciste (CJA), les relations particulières de ce
dernier avec les organisations prosoviétiques nées en Palestine
et, enfin, les contacts diplomatiques établis par l’URSS avec les
dirigeants sionistes au cours de la seconde guerre mondiale.

L a création du Com ité j u i f antifasciste

Définis en Union soviétique au cours des années vingt


comme un « groupe national fluide », les Juifs soviétiques
n’avaient plus été dotés d’organismes spécifiques depuis la dis­
solution des sections juives du parti communiste en 1930. La
territorialisation de la « nationalité juive », qui aboutit aux ten­
tatives de colonisation au Birobidjan en 1928 et à son statut
de « région autonome juive » en 1934, conduisit à la dispari­
tion au sein de l'appareil politique des structures spécifique­
ment juives. Dans cette perspective, la création du CJA marque
donc une rupture avec la période des années trente au cours de
laquelle les positions antisionistes du gouvernement soviétique
furent associées, en contrepoint, à la « résolution territoriale »

1. Shimon Redlich, Propaganda and Nationalism in Wartime Russia. The


Jewish Antifascist Comittee in the USSR, 1941-1948, Boulder, East European
Quarterly, 1982, p. 11-13.
— 270 —

de la question juive en Union soviétique. Si la création du CJA


remonte à avril 1942, les premiers signes de la bonne volonté
soviétique envers les Juifs se manifestèrent dès la période qui
suivit immédiatement l'invasion allemande. La réunion
publique du 24 août 1941, à laquelle participèrent des person­
nalités qui allaient devenir des figures éminentes du CJA, tels
le célèbre comédien Solomon Mikhoels ou encore Ilya Ehren-
bourg, doit être signalée. Destinée avant tout à mobiliser les
Juifs de l'extérieur, cette manifestation fut l'occasion de mul­
tiplier, en termes parfois très émotifs, les appels aux Juifs du
monde entier. De nombreux artistes et intellectuels soviétiques
firent publiquement état de leurs origines comme Ilya Ehren-
bourg, pourtant considéré comme la figure par excellence de
l’intellectuel juif assimilé. Au cours d'une célèbre intervention,
il parla avec dignité de la redécouverte de ses propres racines :
« Je suis un écrivain russe. Mais les nazis me rappellent autre
chose : que le nom de ma mère était Hanna. Je suis un J u if et
j'assume fièrement ce fait \ » Cependant, si l'on peut interpré­
ter ces déclarations comme le signe d’une véritable résurrection
de la communauté juive en Union soviétique, elles ne furent
pas immédiatement suivies d'initiatives concrètes, à l'exception
d'un compte rendu paru dans la Pravda du 25 août 1941 qui
confirmait les nouvelles dispositions du pouvoir soviétique à
l'égard de la renaissance d'une vie culturelle spécifiquement
juive en URSS.
L'idée d ’un comité juif avait été mentionnée au cours de la
réunion d’août 1941, mais ce n'est qu'à l’automne de la même
année, au moment de l’affaire Erlich-Alter - deux dirigeants du
Bund polonais auxquels un émissaire de Beria aurait confié la
mission d'organiser un comité juif antihitlérien - que ce projet
semble avoir retenu l’attention des services soviétiques. Mais
H. Erlich et V. Alter furent dénoncés par celui qui occupa plus
tard le poste de secrétaire général du C JA , Shakhno
Epstein, ex-bundiste lui aussi, mais que sa longue carrière au
sein de la Tcheka et du N K V D avait rendu probablement plus
acceptable aux yeux des dirigeants soviétiques. Fondé en
avril 1942, le CJA se réunit en session plénière fin mai 1942
pour fixer les objectifs du comité. Le but principal de cette
session est de collecter des fonds auprès de la communauté juive1

1. îbid.t p. 39.
— 271 —

des États-Unis et de constituer des fonds de secours pour


l'Armée rouge. Après la victoire de Stalingrad, le CJA modifiera
sensiblement ses objectifs : la seconde session plénière du CJA
examine en effet le problème de la réinstallation des réfugiés
de guerre juifs, celui de la « renaissance » d’une culture juive
dans les territoires libérés et enfin insiste sur la nécessité de
publier les documents démontrant les persécutions dont les
Juifs sont victimes. Par ailleurs, à partir de l'été 1942, le CJA
est doté d’un organe de presse, Eynikayt, qui devient le principal
moyen de propagande destiné aux Juifs soviétiques.
Transféré à Moscou à la fin du mois d’août 1943 dans un
immeuble de la rue Kropotkine en plein centre de la ville, le
CJA devient à cette époque une véritable institution, employant
à plein-temps près de 80 personnes dont la moitié est des écri­
vains juifs. Le Comité devient ainsi une sorte de trait d’union
opérant entre les quelques structures juives encore existantes en
URSS comme les éditions Der Emes, la section juive de l’Union
des écrivains, le théâtre juif d ’État de Moscou et le cabinet de
culture juive de l’Académie ukrainienne des sciences. A partir
de cette période, dans le contexte des récentes victoires mili­
taires soviétiques, la propagande du CJA se renforce sensible­
ment et dispose de l’appui inconditionnel des autorités : la réu­
nion publique d’avril 1944, dans la salle des Colonnes à
Moscou, à laquelle participèrent plus de 3 000 personnes, a été,
de ce point de vue, une sorte d’apothéose. Intégralement redif­
fusée par Radio Moscou, cette manifestation fut de nouveau
l’occasion de souligner la nécessité de l’union du peuple juif
dans la lutte contre le fascisme. De nombreuses interventions
firent explicitement référence aux dimensions tragiques de la
solution finale, tandis que S. Mikhoels et I. Fefer insistèrent sur
l’absence totale d’opinion antisémite en URSS et sur le secours
apporté par l’Armée rouge aux Juifs évacués des zones occupées.
A cette occasion, des messages de salutations de diverses orga­
nisations juives de l’étranger (États-Unis, Canada, Palestine)
furent solennellement adressés. Bref, une publicité considérable
fut accordée à cette troisième rencontre, supposée démontrer la
condition idéale du J u if soviétique, véritable « homme nou­
veau », selon la formule optimiste employée par Epstein.
Les personnalités membres du CJA peuvent se classer en deux
catégories. D ’une part, des représentants éminents de la culture
yiddish occupant des fonctions clés dans la direction du comité
— 272 —

(comme Mikhoels, Fefer, Markish et Bergelson) ; d’autre part,


des personnalités célèbres du monde soviétique porteurs d’un
nom juif qui furent appelées à jouer un rôle actif dans le CJA,
alors qu’elles n'avaient, auparavant, jamais été associées à une
quelconque activité juive (ce fut le cas, par exemple, du major
général Kreiser, chef du service médical de l’Armée rouge, du
professeur Vovsi, du musicien Oistrakh, de l’académicienne
Lina Stern, etc.). Selon Shimon Redlich, « la composition du
CJA reflétait clairement les techniques et les méthodes de la
propagande soviétique pendant la guerre, ainsi que l’état poten­
tiel du leadership ju if en URSS pendant les années quarante.
Les personnalités dirigeantes dans la sphère politique juive (y
compris les anciens activistes des sections juives du PCUS),
avaient été victimes des purges de la fin des années trente.
Surtout, il est clair que les écrivains, les comédiens et les scien­
tifiques étaient des porte-parole bien plus efficaces pour remplir
les objectifs de la propagande soviétique vis-à-vis des Juifs des
Etats-Unis et de Grande-Bretagne que ne l’étaient les apparat-
chiks du parti 1 ».
Témoignant d’un revirement total de la politique soviétique,
la création du CJA suscita également de nouveaux liens avec la
Palestine où une organisation juive locale, la Ligue de la vic­
toire, représentait une tendance nettement prosoviétique. Si au
début la Palestine ne constituait pas en elle-même une préoc­
cupation centrale de cette nouvelle politique de l’Union sovié­
tique, elle était devenue un moyen indispensable d’acquérir la
sympathie des Juifs de tendance sioniste, surtout aux Etats-
Unis. En revanche, à la fin de la guerre, l’attitude des dirigeants
soviétiques à l’égard du sionisme en Palestine exprime plus
généralement les aspirations de l’URSS à jouer un rôle au
Moyen-Orient.

Une organisation de soutien à V Union soviétique :


la L igue du « V » en P alestin e

Les conditions nouvelles créées par l’invasion allemande à


partir de juin 1941 transformèrent totalement les relations
entre le Yichouv et l’Union soviétique : la formation et le rôle

1. Shimon Redlich, op. rit., p. 74.


— 273 —
de la Ligue du « V » en Palestine en témoignent. En effet, la
période 1941-1948 a enfin donné l'occasion aux communistes
juifs de Palestine de renouer activement des relations avec
TUnion soviétique, relations sérieusement distendues pendant
la seconde moitié des années trente et, plus encore, après le
pacte Molotov-Ribbentrop. Rappelons enfin que le conflit
judéo-arabe, latent durant toute cette période, détermine sur
place des options internationales complexes : le ressentiment du
Yichouv à legard de la politique britannique, les orientations
du mouvement national arabe sensible à la propagande de l'Axe
sont autant d'éléments constitutifs du contexte dans lequel il
faut placer l'émergence de l’URSS comme un « troisième
acteur ».
La première réunion présidée par Solomon Mikhoels suscita
en effet un changement immédiat du climat politique en Pales­
tine : l'appel à la solidarité lancé par des Juifs d'Union sovié­
tique entraîna émotion et réaction au sein du Yichouv dont
l'organisation de jeunesse, Hashomer Hatzair, et l’Agence juive
se firent immédiatement les porte-parole. Un peu plus tard, le
28 septembre 1941, un message officiel des représentants de la
communauté juive en Palestine fut adressé aux Juifs soviétiques
sur les ondes de Radio-Jérusalem : la plupart des personnalités
politiques du Yichouv à cette époque étaient originaires de
Russie, et le changement intervenu dans la politique soviétique
avait réanimé l’espoir d'établir enfin des relations fraternelles
avec les Juifs d'Union soviétique. La volonté d ’apporter une aide
matérielle à l'URSS se manifesta un peu plus tard, au début du
mois d'octobre 1941, lorsque la centrale syndicale Histadrout
annonça la création d ’un fonds destiné à rassembler des four­
nitures médicales pour l'Armée rouge. Peu après, une organi­
sation soutenue principalement par des socialistes radicaux et
par des intellectuels libéraux fit son apparition sous la déno­
mination de Comité public pour aide à l’Union soviétique dans
la guerre contre le fascisme. Malgré cette étiquette « neutre »,
quelques compagnons de route, tels que S. Tsirulnikov, un
socialiste de gauche non sioniste, auraient joué un rôle décisif
dans la formation de cette organisation de type « frontiste » :
membre de l'organisation Antifa (Ligue antifasciste fondée en
Palestine au moment de la guerre d'Espagne et soutenue par
l’aile gauche du Poale Zion), il fut accusé d'agir en crypto­
communiste. Autre personnage clé, l'écrivain juif allemand
— 274 —

Arnold Zweig semble avoir été très actif dans l'organisation de


ce Comité public. Emigré en Palestine après l'arrivée de Hitler
au pouvoir, il avait été sioniste, puis communiste, sans toutefois
avoir jamais intégré les rangs du parti. Tous deux étaient cepen­
dant de fidèles compagnons de route. C'est à partir de ce noyau
initial que le Comité commença à gagner quelques faveurs dans
l’opinion publique juive en Palestine dès le début de l'an­
née 1942. En mai 1942, le Comité changea d’appellation pour
devenir la Ligue de la victoire ou encore la Ligue du « V ».
Cette nouvelle organisation, indépendante en principe de
toute allégeance politique, était supposée au départ s'adresser
aux communautés juive et arabe de Palestine, détail qui
témoigne certainement de la participation de militants du PKP.
Cependant, ces derniers quittèrent volontairement la direction
de la Ligue à cause de son orientation trop ouvertement sioniste
pour laisser la place à des dirigeants issus de la Histadrout et
de ses organisations affiliées. La Ligue du « V » était ainsi domi­
née par le courant sioniste de gauche, bien représenté par le
président de la Ligue, S. Kaplanski ou encore L. Tarnopoler, son
secrétaire, et bénéficiait de l'appui des socialistes de toutes ten­
dances. L’extrême diversité du recrutement politique de la
Ligue explique la multiplication des affrontements internes
mais également le succès assez considérable que cette dernière
remporta auprès du Yichouv : dès la première année de son
existence, la Ligue du « V » parvint à rassembler quelque
20 000 membres et à établir une centaine.de branches à travers
la Palestine. Le dualisme des orientations idéologiques de la
Ligue du « V » reflétait la ligne de partage politique au sein
du groupe de ses fondateurs : les objectifs de base de cette orga­
nisation frontiste étaient donc, d'une part, le soutien incondi­
tionnel de l'URSS dans sa lutte contre l’Allemagne nazie et,
d’autre part, la mise en œuvre des efforts nécessaires pour ame­
ner l'Union soviétique à adopter des points de vue plus favo­
rables envers le sionisme.
En août 1942, la Ligue du « V » réunit sa première conven­
tion à Jérusalem à laquelle participèrent quelque 250 délégués
venus de toute la Palestine. Cette réunion constitue en soi un
événement important dans la mesure où, pour la première fois,
des officiels soviétiques y participèrent. Ainsi, la mission Mik-
hailov-Petrenko semble avoir été la marque d ’un tournant de
la diplomatie soviétique au Proche-Orient. Détachés de l’am­
— 275 —

bassade soviétique à Ankara où ils occupaient respectivement


les positions de premier secrétaire et d’attaché de presse - des
positions relativement secondaires - S. Mikhailov et
N . Petrenko étaient chargés de mobiliser l’opinion publique et
les milieux politiques en faveur des buts de guerre soviétiques
ainsi que de rassembler des informations sur la situation en
Palestine. Pour autant, ils n’exprimèrent aucune prise de posi­
tion en faveur du mouvement sioniste, comme en témoigne
l’allocution à la fois banale et prudente de S. Mikhailov lors de
la convention de la Ligue du « V » :

« Nous sommes heureux d'assister à cette réunion où des Arabes


et des Juifs sont assis ici ensemble. Nous avons voyagé à travers ce
pays et nous avons pu en découvrir une partie. Nous avons pu voir
essentiellement ce que la nation juive a pu réaliser ici en si peu de
temps. Nous sommes très impressionnés par ce pays dans lequel la
glorieuse histoire de la nation juive ainsi que la glorieuse histoire de
la nation arabe sont enracinées [...]. Dans notre pays, l’URSS, il y a
154 nationalités. Nous avons résolu le problème des nationalités en
empêchant qu’une seule nation puisse dominer les autres et en évitant
les antagonismes entre elles. Me voici devant vous, je suis un Russe.
Mon ami Petrenko est ukrainien et nous avons des amis juifs, biélo­
russes, géorgiens, arméniens, tchétchènes, etc. Nous ne voyons aucune
différence entre nous. Nous sommes tous des fils de la Patrie sovié­
tique. En même temps, nous développons la culture nationale, la
langue et les traditions de chaque nationalité en vertu du slogan
soviétique : une culture nationale par sa forme, socialiste par son
contenu \ »

Au cours de leur visite en Palestine, les deux représentants


soviétiques se contentèrent d’adresser aux nations juive et arabe
de lénifiants appels à la conciliation et se gardèrent ostensible­
ment de prendre des contacts directs avec les communistes de
Palestine. S. Mikhailov lui-même évita de rendre personnelle­
ment visite à l’Agence juive et délégua à cette tâche son adjoint
N. Petrenko.
Par ailleurs, les représentants de la Ligue du « V » espéraient
un engagement plus précis des Soviétiques, concernant notam­
ment l’éventualité de l’immigration en Palestine des réfugiés1

1. Cité dans Lukasz Hirszowicz, « The Soviet Union and the Jews during
World War Two, The Visit of two Soviet Représentatives in Palestine,
1942 », Soviet Je iv ish Affaire 4 (1), 1974, p. 75.
— 276 —
juifs en Union soviétique ou des territoires occupés par l'Armée
rouge, requête à laquelle les diplomates ne donnèrent, dans
l’immédiat, aucune suite précise. Cependant, la mission Mik-
hailov-Petrenko revêt une importance non négligeable dans la
mesure où elle inaugure, surtout à partir de 1944, toute une
série de contacts entre la Ligue du « V » et les diplomates sovié­
tiques en poste dans les pays voisins de la Palestine, notamment
par l’intermédiaire de la légation soviétique au Caire et celle,
toute récente, de Beyrouth. Ainsi, la Ligue remplit à cette
époque de manière semi-officielle des fonctions diplomatiques
pour l’URSS comme en témoigne son activité auprès des repré­
sentants commerciaux soviétiques en mission en Palestine, par
l’intermédiaire de l’Association pour la promotion des relations
commerciales avec l’URSS, fondée en 1943.
En mai 1944, alors que S. Mikhailov continue à maintenir
ses contacts en Palestine, un autre émissaire soviétique fait son
apparition : il s’agit du second secrétaire de la légation sovié­
tique au Caire, Abd al-Rahman Soultanov, un musulman cau­
casien, diplômé de l’Institut d’études orientales de Moscou,
réputé expert en affaires arabes. Il aurait été choisi par les Sovié­
tiques comme agent de liaison avec la Ligue du « V ». Mandaté
par Mikhailov, et probablement intermédiaire du CJA, il était
chargé de transmettre les directives soviétiques auprès de la
Ligue du « V ». Sa visite en Palestine semble marquer une étape
des avancées soviétiques auprès des courants sionistes du
Yichouv : outre les dirigeants de la Ligue,du « V », Soultanov
rencontra des représentants de l’Agence juive, dont David Ben
Gourion, et laissa ouvertement entendre que, après la guerre,
l’attitude des Soviétiques à l’égard de la question juive et du
Moyen-Orient dépendrait du soutien que les Juifs apporteraient
aux intérêts soviétiques. Cette émergence d ’une diplomatie
soviétique, subitement plus ouverte à l’égard des courants sio­
nistes, se confirma tout au long de l’année 1945, du moins si
l’on considère le nombre relativement important des officiels
soviétiques qui se rendirent en Palestine pendant cette période.
Toutefois, la diplomatie soviétique ne renonça pas pour autant
à ses tentatives de séduction auprès des populations arabes.
Mais, si Soultanov rencontra au cours d ’une réunion tenue à
Jaffa, le 26 mai 1944, des représentants de l’intelligentsia arabe,
il se garda bien de prendre une position nette sur le conflit
judéo-arabe et se contenta d ’un discours très général sur les
— 277 —
libertés religieuses dont jouissent les musulmans en URSS et
sur la contribution de ces derniers dans l'effort de guerre sovié­
tique.
Il faut également noter que des contacts directs entre des
représentants de la Ligue du « V » et des officiels soviétiques
se nouèrent à Téhéran, plaque tournante de la diplomatie alliée
pendant la guerre. Pour des motifs de diplomatie humanitaire,
divers représentants de la Ligue tentèrent d’entrer en contact
avec les Juifs en Union soviétique afin de procéder à la livraison
de matériel médical. En effet, la Ligue du « V » procéda à plu­
sieurs reprises, en avril et en décembre 1943, puis en
novembre 1944, à la livraison de matériel médical et d’ambu­
lances militaires destinés à l’Armée rouge. Plusieurs délégués
de la Ligue du « V » se rendirent ainsi à Téhéran dans l'espoir
de remplir une mission utile auprès de l’Union soviétique mais
également dans celui d ’établir des relations entre le Yichouv et
les Juifs d'URSS. A Téhéran, les délégués de la Ligue entrèrent
en contact avec l’ambassadeur soviétique A. Smirnov, ainsi
qu’avec le fameux Dr Baroyan, directeur de l’hôpital soviétique
et chef de la mission de la Croix-Rouge soviétique « qui montra
un intérêt soutenu en faveur du potentiel militaire du
Yichouv1 ». Le faible écho occasionné par cette opération
humanitaire dans la presse officielle soviétique démontre assez
que l’URSS était, en réalité, peu désireuse de favoriser, de
quelque manière que ce soit, la diffusion des idées sionistes à
l’intérieur de ses propres frontières. Cela suffirait à expliquer la
détérioration progressive des relations entre la Ligue du « V »
et le CJA de Moscou comme en témoignent les incidents relatifs
à la « mission des ambulances » à Téhéran :

« Récemment, la Ligue devait livrer des équipements médicaux


destinés à la Russie. Cet équipement était constitué de huit ambu­
lances, dont six achetées avec des fonds souscrits en Afrique du Sud,
et deux, avec des fonds venus du Pérou et d’Argentine. En plus, il y
avait une certaine quantité de médicaments et d’instruments chirur­
gicaux. Lorsqu’ils informèrent le Comité juif antifasciste que cet équi­
pement était prêt à être distribué, les représentants de la Ligue
demandèrent s’il leur était possible de livrer eux-mêmes le matériel
à Moscou au lieu de le faire passer aux officiels soviétiques à Téhéran.
Le CJA de Moscou, cependant, refusa d’accéder à cette demande et

1. Shimon Redlich, op. ciî.yp. 144.


— 278 —

informa la Ligue que ce cadeau ferait l'objet de la même propagande


s'il était livré aux Russes à Téhéran ou à Moscou. La Ligue a conclu
de cette réponse que les dirigeants soviétiques du Comité de Moscou
sont désireux d'empêcher tout contact direct entre la Ligue et les Juifs
vivant en Russie. A un meeting de la Ligue tenu le 15 octobre, les
membres furent informés qu’il avait été suggéré au CJA que les fonds
actuellement collectés pour acheter des équipements aux Russes soient
dépensés pour procurer une aide humanitaire aux Juifs maintenant
réfugiés en Russie. Dans leur lettre, les dirigeants de la Ligue souli­
gnèrent le fait que la victorieuse Armée rouge avait désormais moins
besoin de son aide modeste que les réfugiés, pour qui elle pouvait
constituer une question de vie ou de mort. Le CJA rejeta cette pro­
position apparemment sans donner aucune explication l. »

D ’autres motifs de friction surgirent tout au long de l’année


1944 entre la Ligue du « V » et le CJA, la politique soviétique
consistant essentiellement à éviter dans ce domaine des relations
trop directes entre les deux organisations. Il est symptomatique
que le CJA ait évité constamment de répondre aux invitations
de la Ligue, concernant entre autres la possibilité d ’une visite
de S. Mikhoels et de I. Fefer en Palestine. De même, si les acti­
vités de la Ligue du « V » en Palestine firent l’objet de comptes
rendus et d’articles dans le journal Eynikayt, ceux-ci furent soi­
gneusement expurgés de toute référence explicite au sionisme.
Ainsi, lorsque l'organe du CJA publia le programme de la Ligue
du « V », l’article concernant les objectifs du sionisme en Pales­
tine fut tout simplement supprimé. La multiplication des cri­
tiques à l’encontre des socialistes modérés du Yichouv, le choix
systématique en faveur d’interlocuteurs dont la loyauté vis-à-
vis du régime soviétique était à toute épreuve montrent assez
que les relations entre la Ligue et le CJA ne pouvaient outre­
passer les étroites limites fixées par les dirigeants soviétiques.
Certes, les contacts diplomatiques entre l’URSS et les dirigeants
sionistes se prolongèrent durant cette période, mais les frictions
constantes entre certains dirigeants de la Ligue du « V » et le
CJA montrent que le gouvernement soviétique demeurait réso­
lument hostile à toute forme de prosélytisme sioniste auprès des
Juifs soviétiques. L’attitude contradictoire des Soviétiques
s’explique par « la nette différenciation établie entre les consi­
dérations de politique extérieure et le problème juif à l’intérieur

1. NARA, RG 226, OSS 48407.


— 279 —
de l'URSS. Seul ce fait peut expliquer pourquoi les relations
entre la Ligue du “ V ” et le CJA se détérioraient à un moment
où les contacts diplomatiques entre les Soviétiques, les orga­
nisations sionistes et le Yichouv, perduraient1 ». C'est préci­
sément le volet diplomatique des relations entre l'URSS et les
dirigeants sionistes qu'il convient d'évoquer en précisant que,
pour des raisons évidentes, l’historiographie soviétique a observé
à ce sujet un silence total.

Londres : M aïsky et les dirigeants sionistes

C'est à Londres, importante plaque tournante de la diplo­


matie alliée pendant la guerre, que les contacts entre le gou­
vernement soviétique et les représentants du mouvement sio­
niste se sont surtout développés 2. Dans cette entreprise, l'action
personnelle d'Ivan Maïsky mérite une mention spéciale. Du fait
de ses origines juives, ce « vétéran » de la diplomatie soviétique
semble y avoir joué un rôle de premier plan. Ambassadeur
soviétique en Grande-Bretagne jusqu'en 1943, puis vice-
commissaire aux Affaires étrangères jusqu'en 1946, Ivan Maïsky
est, comme Maxime Litvinov ou Solomom Lozovski, un des
rares diplomates de la « première génération », d'origine juive,
à avoir échappé aux grandes purges de 1937. Ex-menchevik, il
est en effet assez remarquable qu'il soit parvenu à accomplir
une carrière aux postes les plus élevés au sein de l'Etat sovié­
tique. Diplomate expérimenté et fin connaisseur de la politique
européenne pendant la seconde moitié des années trente, Maïsky
joue un rôle majeur entre 1939 et 1943 dans les relations entre
les Soviétiques et les Alliés.
C ’est au cours de son poste d'ambassadeur à Londres qu’il
entra en relation avec divers représentants du mouvement sio­
niste en Palestine, épisode dont il ne fait évidemment aucune
mention dans ses Mémoires. Selon Jacob Hen-Tov, ces relations,
qui auraient commencé bien avant la rupture du Pacte ger­
mano-soviétique, concernaient le problème de l'émigration des

1. Shimon Redlich, op. cit., p. 148.


2. Jacob Hen-Tov, « Contacts between Soviet Ambassador Maisky and
Zionist Leaders during World War II », Soviet Jewisb Affairs, 8 (1), 1978,
p. 46-56.
— 280 —

Juifs d ’Europe centrale dans la zone occupée par les Soviétiques.


Un des premiers contacts formels eut lieu en 1940, à l’initiative
du grand rabbin de Palestine Herzog, qui adressa à Maïsky une
requête concernant l’émigration depuis la Lituanie de digni­
taires religieux juifs. A la même époque, le Dr Weizmann ren­
contra Ivan Maïsky et lui exposa les préoccupations de l’Agence
juive concernant l’octroi de visas de sortie aux réfugiés polonais
en Lituanie qui désiraient se rendre en Palestine. Après l'inva­
sion allemande en Union soviétique, deux autres délégués sio­
nistes, Z. Brodetsky et B. Locker, rencontrèrent le premier
secrétaire de l’ambassade soviétique N . Novikov, pour lui sou­
mettre le cas des activistes sionistes en Pologne et susciter la
clémence des autorités soviétiques. Cette requête ne fut pas
suivie d ’effets concrets mais, un mois plus tard, l’ambassadeur
Maïsky écrivit au grand rabbin Hertz en Angleterre ainsi qu’au
rabbin Herzog, pour les informer que le gouvernement sovié­
tique avait octroyé des visas de sortie à sept rabbins qui se
trouvaient dans les zones occupées par les Soviétiques et qu’il
leur était permis de se rendre en Palestine. Ces premiers signes
de bonne volonté semblent avoir constitué une phase prépara­
toire au terme de laquelle les relations entre le diplomate sovié­
tique et les dirigeants sionistes prirent une tournure plus précise
sur les questions de politique générale. Entre-temps, la création
du CJA à Moscou persuada sans doute les dirigeants sionistes
que la politique juive de l’URSS avait amorcé un véritable tour­
nant.
Le Dr Weizmann et Ivan Maïsky se rencontrèrent à nouveau
à Londres en septembre 1941 : cette nouvelle entrevue fut
l’occasion de* présenter officiellement la réponse positive de
l’Agence juive au message de solidarité lancé par le CJA aux
Juifs du monde entier dans la lutte contre le fascisme. Cet effort
des dirigeants sionistes se confirma au début de l’automne
1941, lorsque David Ben Gourion présenta à Maïsky les moda­
lités de la participation du Yichouv à l’effort de guerre sovié­
tique tout en faisant valoir les aspects socialistes du sionisme.
Bien que Maïsky se soit montré sinon sceptique du moins
réservé quant au bien-fondé d ’une telle démonstration, il
réclama de Ben Gourion un mémorandum détaillé sur cette
question. Au cours de cette rencontre, David Ben Gourion
exprima l’espoir que les malentendus précédents entre les sio­
nistes et l’Union soviétique étaient enfin parvenus à leur terme,
— 281 —

et il proposa même d ’envoyer une délégation de la Histadrout


à Moscou, proposition à laquelle le gouvernement soviétique se
garda toutefois de donner suite. Dans ce mémorandum, qui met
l’accent sur les orientations du mouvement travailliste en Pales­
tine et sur sa participation à l’effort de guerre, Ben Gourion
développait de manière flatteuse l’argument selon lequel
l’Union soviétique serait appelée à jouer un rôle après la guerre
en Palestine et qu’à ce titre elle devait connaître les réalisations
des sionistes et des socialistes dans ce pays. Cette initiative fut
poursuivie quelque temps plus tard par Weizmann qui présenta
également à Maïsky un mémorandum expliquant la philosophie
du sionisme et le contexte dans lequel il convenait de replacer
la croissance de la communauté juive en Palestine, seul asile
possible pour les réfugiés juifs rescapés des camps. Dans cet
effort d ’argumentation, l’accent était mis sur le caractère pro­
gressif de l’installation des Juifs en Palestine et surtout Weiz­
mann amorçait une audacieuse comparaison entre l’esprit et les
objectifs du sionisme et ceux du communisme soviétique. Paral­
lèlement, il mettait l’accent sur les affinités historiques et cultu­
relles entre ces deux communautés, renforcées encore par l’effort
de guerre. Après ces questions de théorie générale, prolégo­
mènes de requêtes plus précises, les représentants sionistes évo­
quèrent le problème des réfugiés juifs polonais et de leur éven­
tuelle émigration en Palestine. Eludant le cas des Juifs en
URSS, les négociations se concentrèrent uniquement sur les
Juifs des « territoires annexés d’Europe orientale ».
Au cours de l’année 1943, l’intérêt accru de la diplomatie
soviétique pour les problèmes de la Palestine se manifesta par
plusieurs visites officielles de « haut niveau », telles la visite de
Litvinov, ambassadeur soviétique aux Etats-Unis en mai 1943,
et surtout celle de Maïsky, devenu vice-commissaire aux
Affaires étrangères depuis octobre 1943, à un moment où la
perspective de la victoire alliée semble se confirmer. Cette visite
d ’un officiel soviétique de haut rang en Palestine apparaît bien
comme une « première » même si Maïsky y fut avant tout
l’hôte officiel de l’administration britannique : le choix de
Maïsky, que ses précédents contacts londoniens avaient familia­
risé avec le problème juif en Palestine, n’était certainement pas
anodin. Cette visite de trois jours fut l’occasion d ’une rencontre
avec Ben Gourion lors d ’une réception au haut-commissariat
britannique ainsi que d’une visite des zones de colonisation
— 282 —

agricole près de Jérusalem. Conduit par une délégation compo­


sée de représentants de l'Agence juive (Ben Gourion et
E. Kaplan) et de l’Histadrout, Ivan Maïsky put ainsi se rendre
dans deux kibboutzim. Au cours de cette visite, le diplomate
soviétique montra un vif intérêt aux divers aspects de la vie
communautaire de leurs colons russophones. Selon un rapport
ultérieur de Ben Gourion, Maïsky l'aurait interrogé, ce jour-là,
sur les projets du Yichouv après la guerre et sur sa capacité à
absorber une nouvelle vague d'immigrants juifs. Ces signes de
l'intérêt inattendu que l'Union soviétique semblait accorder au
problème juif en Palestine furent accueillis avec surprise et
naturellement avec enthousiasme par les représentants de
l’Agence juive.
Reste à s’interroger sur la portée réelle de la visite de Maïsky
en Palestine et sur son incidence dans le cours général de la
politique soviétique au Proche-Orient pendant la seconde phase
de la guerre. Si aucun article ne fut publié à l'époque dans la
presse soviétique, il semblerait néanmoins que le rapport rédigé
par Maïsky après son voyage en Palestine était probablement
favorable à la réalisation des aspirations sionistes et qu'il contri­
bua à l’attitude momentanément « bienveillante » de l’URSS
vis-à-vis du Yichouv. Il s’agit également d ’une victoire diplo­
matique pour Ben Gourion à un moment où les relations entre
la communauté juive de Palestine et les autorités britanniques
devenaient de plus en plus tendues. Ainsi, la perspective d'un
éventuel soutien soviétique à la réalisation'd’un Etat juif indé­
pendant en Palestine ne pouvait être considérée comme un fac­
teur négligeable. Les rapports diplomatiques ultérieurs, ceux de
S. Mikhailov, S. Soultanov et N . Novikov, semblent avoir
confirmé cette inflexion de la politique soviétique que la pro­
pagande du CJA à Moscou avait déjà suggérée par ailleurs.
Enfin, au printemps 1944, les autorités soviétiques auraient fait
connaître leurs positions aux représentants de l'Agence juive en
termes assez nuancés si l’on se fie aux informations données par
un rapport américain :

« Un rapport de la branche londonienne de l’Agence juive a été


reçu à Jérusalem le 5 juillet, dans lequel on pouvait lire que, pendant
la seconde moitié du mois de juin, le Dr Weizmann fut invité à rendre
visite au Dr Bénès, qui l’informa qu’une réponse avait été reçue de
Moscou par les canaux diplomatiques tchécoslovaques. Les autorités
— 283 —

soviétiques expliquaient qu’elles avaient été incapables d’envoyer une


réponse plus tôt car elles n'étaient pas bien informées sur la question
de Palestine. Maintenant quelles sont en possession des rapports de
Mikhailov, Novikov et Soultanov, elles désirent exprimer leur opinion
dans les termes suivants. Il n’y a aucune raison pour laquelle l'URSS
n’apporterait pas son soutien à la politique juive en Palestine. L’URSS
a un intérêt particulier dans le développement économique de la
Palestine, dans lequel les Juifs ont joué un bien plus grand rôle que
les Arabes. Puisqu’un grand nombre de personnes d’origine russe rési­
dent en Palestine, le pays pourrait devenir un centre de culture russe
au Moyen-Orient.
Le rapport de l’Agence juive souligne que la réponse soviétique ne
fait aucune référence aux demandes qui ont été faites à propos d’une
éventuelle propagande sioniste en URSS. Selon le Dr Weizmann, le
Dr Brodetsky et Shertok, la réponse est vague et beaucoup trop obs­
cure et ils ont l’intention de demander au Dr Bénès d’obtenir des
autorités soviétiques des éclaircissements supplémentaires sur les
termes “ politique juive ” ainsi qu’une position précise sur la question
de la propagande sioniste l. »

Cette ambiguïté de l’attitude soviétique était déjà perceptible


dans les relations entre la Ligue du « V » et le CJA.
Cet intermède, durant lequel l’URSS ne montra pas son hos­
tilité habituelle à l’égard du sionisme et soutint le projet de
l’Etat d’Israël, fut, comme on le sait, de courte durée. Il s’inscrit
dans les conditions très particulières nées de la guerre : la pers­
pective de la fin du mandat britannique, l’aspiration à jouer un
rôle au Proche-Orient après la guerre semblent avoir constitué
du côté soviétique les motivations essentielles de cette ouver­
ture, à un moment où une partie du mouvement national arabe
s’orientait vers l’Axe. Il est donc clair que la carte « minori­
taire » s’imposait à nouveau (la population juive ne formait
encore que 30 % de la population en Palestine en 1947) avec
les nuances et les réserves que l’on a déjà mentionnées. Néan­
moins, le revirement fut brutal avec la fin du second conflit
mondial et surtout la première guerre israélo-arabe : à Moscou,
le CJA fut dissous en octobre 1948 quelque temps après la
disparition « accidentelle » de Solomon Mikhoels dans la région
de Minsk. Il est également probable que la disgrâce de Ivan
Maïsky en février 1953, en plein « complot des blouses

1. NARA, RG 226, OSS 42382.


— 284 —

blanches », soit liée à ses activités diplomatiques auprès des


sionistes pendant la guerre. Gracié par le Présidium du Soviet
suprême en 1955, ce diplomate soviétique qui avait été un des
proches conseillers de Staline lors de la conférence de Yalta,
n évoqua jamais, dans ses Mémoires, publiquement ou en privé,
la période « obscure » de ses relations avec les sionistes pendant
la seconde guerre mondiale.

SYRIE ET LIBAN
DE L'IMPROVISATION À L’INSTRUMENTALISATION

Pendant la seconde guerre mondiale, la situation interne des


pays du Proche-Orient a considérablement évolué. Du point de
vue institutionnel, la perspective de l'indépendance des mandats
français du Levant permet à l'Union soviétique d'avoir désor­
mais des représentations diplomatiques. L'ouverture en 1943 et
en 1944 de deux légations soviétiques, l’une au Caire, l’autre à
Beyrouth, constitue une étape et la source des modalités nou­
velles de la politique minoritaire de l'URSS au Proche-Orient.
Elle s’inscrit également dans un contexte local, modifié par
l’évolution de la seconde guerre mondiale.
Au Levant, les premiers mois de la guerre ayant mis fin au
fonctionnement régulier de l'administration française, les Ter­
ritoires sous mandat français sont soumis à la gestion directe
d'un véritable «p ro co n su l», le général Puaux à qui revient
l'initiative de la suspension des Constitutions libanaise et
syrienne. Les conséquences de l'armistice de juin 1940 empor­
tent les espoirs de Puaux concernant le maintien d’une coopé­
ration régionale avec les Britanniques. Contraint d’accepter la
signature de l’armistice et ses clauses, il laisse la place à l’émis­
saire envoyé par Vichy en décembre 1940, le général Dentz.
Soumis pendant toute la durée du régime de Vichy au Levant
au blocus britannique, la Syrie et le Liban font finalement
l'objet d’une intervention militaire anglaise justifiée par les
nouvelles avancées allemandes en Méditerranée (occupation de
la Crète, fin mai 1941). La Syrie et le Liban sont libérés par un
contingent allié fort hétéroclite, comprenant, entre autres, les
Forces françaises libres du général Catroux, qui contraint les
— 285 —

forces vichyssoises à évacuer à la suite de l’armistice du 12 juil­


let 1941.
Afin de s’assurer l’appui des populations locales et de tem­
pérer l’opposition des nationalistes locaux, les représentants de
la France libre ont accepté le principe de la proclamation de
l’indépendance de la Syrie et du Liban tout en se méfiant de
leur alliée britannique à qui ils prêtent l’intention de les évincer
et d’en finir, le moment venu, avec l’influence française au
Levant. Aussi, la gestion « franco-anglaise » de la Syrie et du
Liban est-elle lourde d’ambiguïtés : « Les Anglo-Saxons, qui ne
reconnaissent pas à la France libre, dans le reste du monde, le
droit d ’être investie de la plénitude de la légitimité française,
revendiquée par de Gaulle, voudraient pourtant bien la lui
accorder afin qu’il puisse abandonner les droits de la France au
Levant, tandis que de Gaulle et ses hommes s’affirment dans
l’impossibilité juridique de procéder à un tel abandon. Les
hommes politiques syriens et libanais saisissent parfaitement la
situation et en profitent pour jouer sur l’opposition entre les
Français et les Anglo-Saxons \ » Après la victoire d’El-Alamein
et l’éloignement de la menace allemande au Proche-Orient, la
question de l’indépendance des deux pays revient à l’ordre du
jour et les Anglais contraignent les autorités françaises à pro­
céder à des élections. Organisées en juillet 1943 en Syrie et en
août-septembre 1943 au Liban, ces élections entraînent, comme
cela était prévisible, une large victoire des indépendantistes.
Après la grave crise éclatée au Liban, en novembre 1943, les
autorités françaises doivent céder leurs compétences étatiques
aux nouveaux gouvernements syrien et libanais à l’exception -
la guerre n’étant pas terminée - du commandement des
Troupes spéciales du Levant.
Prompte à reconnaître l’indépendance de la Syrie et du Liban,
l’URSS marque son approbation dans ce premier processus de
« décolonisation ». Elle est une des premières puissances dans
le camp allié à établir des relations diplomatiques avec les nou­
veaux Etats, en août-septembre 1944. Mais, pour autant, les
dispositions soviétiques n’étaient pas clairement arrêtées. Si les
nationalistes syriens et libanais interprétèrent ce geste comme
l’acte de naissance d ’une politique arabe de l’URSS, celle-ci1

1. Cf Henri Laurens, L'Orient arabe. Arabisme et islamisme de 1798 à 1945,


Paris, Armand Colin, 1993, p. 349.
— 286 —

adopta dans l’immédiat une attitude attentiste, motivée surtout


par le souci de ne pas heurter ses alliés. De leur côté,^ les mino­
rités, inquiètes du caractère « arabe » des nouveaux Etats et du
départ imminent de leur ancienne puissance tutélaire, la France,
tentèrent certainement de jouer leur propre partie auprès des
Soviétiques. Enfin, il faut constater que les mouvements fran­
chement prosoviétiques continuent à recruter leurs partisans
exclusivement en milieu minoritaire. Tel est le cas du parti
communiste dont le dirigeant en Syrie, Khaled Bekdash, est en
même temps le farouche défenseur de l’indépendance de la Syrie
et du Liban.

P olitique arabe ou atavism es m inoritaires ?

À partir de 1943, l’Union soviétique inaugure une politique


de présence diplomatique déployée à partir du Caire, le quartier
général des militaires alliés pour l’ensemble du Moyen-Orient.
Les relations diplomatiques entre l’Egypte et l’Union soviétique
sont établies en août 1943 et, grâce à un jeune diplomate inex­
périmenté, N. Novikov, la politique soviétique se précise. Par
l’intermédiaire de la représentation diplomatique soviétique
du Caire, à la fois observatoire et plaque tournante, les autorités
soviétiques font connaître leurs positions à l’égard du problème
juif en Palestine et à l’égard des indépendances qui se profilent
et se précisent en Syrie et au Liban. _

N. Novikov
Novikov a débuté dans la carrière diplomatique en 1938. Il
appartient à la « nouvelle génération » des orientalistes venue
remplacer le contingent des anciens experts et diplomates spécia­
listes du terrain oriental sévèrement purgé en 1937. Alors que
tous les observateurs occidentaux s’accordent pour le considérer
comme un débutant, Novikov fait partie de la seconde génération
de la diplomatie soviétique, entièrement formée à l’école du
régime. Né au début du siècle, il a accompli ses études à l’Institut
d’études orientales de Leningrad d’où il sort en 1930 en ayant
reçu une formation d’économiste, spécialisé dans le domaine turc.
Après avoir travaillé au commissariat du commerce extérieur à
Moscou et au Tadjikistan pendant la première moitié des années
trente, et enseigné l’économie de la Turquie à l’Institut Nari-
manov, Novikov devient aspirant à l'Institut des professeurs
— 287 —

rouges, mais celui-ci est dissous en janvier 1938. La même année,


après avoir été personnellement reçu par Litvinov, il entre au
premier département oriental du MID dirigé par un véritable
vétéran de la politique étrangère, A. Miller, et demeure en URSS
jusqu'en 1943. Nommé au Caire, le 26 août 1943, il restera rela­
tivement peu de temps à ce poste où il a pris effectivement ses
fonctions en novembre 1943. Il est transféré un an plus tard à
Washington pour occuper le poste de conseiller d’ambassade
auprès de Gromyko. Par la suite, Novikov deviendra ambassadeur
en Yougoslavie, en Grèce et aux États-Unis. Les Mémoires de
Novikov accordent une place importante à la période de ses acti­
vités au Proche-Orient mais relèvent du genre anecdotique.

Peu de temps avant l’installation des nouvelles représenta­


tions diplomatiques soviétiques en Syrie et au Liban,
N . Novikov entame, au cours du mois de juillet 1944, une
tournée au Proche-Orient qui le mène de Jérusalem à Beyrouth,
en passant par Damas et Alep. En chemin, il informe les nou­
veaux gouvernements syrien et libanais de l’intention de l’URSS
d ’établir avec eux des relations diplomatiques, ce que nombre
d’observateurs enthousiastes interprétèrent comme le signe du
rétablissement du prestige russe au Proche-Orient. Moment clé
de cette visite, la rencontre organisée à Bloudan entre les repré­
sentants de la mission soviétique et le ministre des Affaires
étrangères syrien, Djemil Mardam Bey, aboutit à la reconnais­
sance effective de l’indépendance syrienne. L’indépendance du
Liban fut reconnue début août 1944 par un échange de lettres
dont la forme laconique sembla mieux répondre « à la prudente
et habituelle réserve du Kremlin qu’aux hyperboles de l’élo­
quence arabe 1 ». Le déroulement de cette mission de recon­
naissance soviétique dans les pays du Levant laisse toutefois
l’impression d ’avoir été une improvisation, sans une connais­
sance sérieuse du terrain par les acteurs diplomatiques sovié­
tiques, bien qu’elle ait été précédée quelques mois plus tôt par
la visite d ’un représentant de l’agence Tass, lui aussi orientaliste
de formation, Mikhaïl Kopostov. Quelles « approches minori­
taires » étaient envisagées par l’URSS au moment de la recon­
naissance de l’indépendance de la Syrie et du Liban ? En appa­
rence, du moins, Novikov n’avait pas la moindre idée du sujet
comme en témoigne l’intéressant récit du directeur du journal

1. MAE Nantes, BEY 825, 5 août 1944.


— 288 —

syrien, Le M atin. L'auteur de ce témoignage, Kecati, un mino­


ritaire, grec et catholique, rencontra Novikov et son adjoint
A. Dneprov lors de la réception de la délégation soviétique à
Bloudan.

« A. Dneprov me demanda de quoi je voulais les entretenir. Je lui


répondis que j’étais très heureux de voir des représentants de l’URSS
ici, car deux choses me préoccupaient : la question de la puissance
européenne qui, en définitive, aurait une influence prépondérante dans
ce pays, et le problème des minorités. Je dois dire que la veille j’avais
déjà parlé à Novikov des minorités. Il m’avait répondu alors : “ Il n’y
a pas de minorités. ” A ma réplique que j’étais moi-même un mino­
ritaire, puisque grec catholique, il avait marqué de l’étonnement et
j’avais fort bien saisi qu’il m’avait pris pour un musulman. A
A. Dneprov j’ai dit ce matin : " Vous venez reconnaître l’indépen­
dance de la Syrie ; est-ce que vous savez bien ce que vous allez recon­
naître ? Etes-vous au courant de la situation et des hommes avec
lesquels vous traitez ? ” Lui et l’ambassadeur, qui était à ce moment-
là présent, furent d’accord pour m’affirmer qu'ils n’avaient aucun ren­
seignement sur la Syrie et qu’il leur avait été impossible d’en recueil­
lir. Après m’avoir demandé si j'étais fonctionnaire et avoir reçu les
assurances que j’étais absolument indépendant, il me dit qu’ils avaient
été pris en charge dès leur arrivée en Palestine par Haidar Bey Rikabi,
secrétaire aux Affaires étrangères qui ne les avaient plus lâchés [...].
L'ambassadeur a lui-même ajouté : “ Si on avait pris le premier garçon
d’hôtel de Bloudan et qu’on nous l’ait présenté comme le président
de la République, nous ne nous en serions pas aperçus. ” Revenant
ensuite aux sujets dont j’étais venu les entretenir, ils me dirent :
“ Vous nous parlez des minoritaires, mais ils nous ont dit qu’il n’y
avait pas de minorités. ” Je leur répliquai que je croyais savoir qui
leur avait dit cela (en effet, Naim Antaki, député grec orthodoxe de
Damas, avait été dépêché spécialement à Bloudan pour prendre
contact avec eux), et que la personne en cause n’était nullement qua­
lifiée pour parler des minorités, ayant sacrifié les intérêts de ces mino­
rités à ses ambitions politiques et à ses intérêts personnels. Ils en
furent un peu surpris et me répétèrent encore une fois qu’ils étaient
presque en quarantaine. A. Dneprov me dit qu’il avait vu le patriarche
Alexandros III au Caire, mais qu’ils n’avaient traité avec lui que de
problèmes particuliers, sans aborder la politique générale. Je leur dis
que pour nous, Syriens non musulmans, la position de la Russie, amie
traditionnelle de la chrétienté dans le Moyen-Orient, nous importait
énormément et que nous serions très heureux de savoir en définitive
si l’URSS, reprenant à son compte la politique de l’ancien empire des
— 289 —

tsars, était décidée à sauvegarder nos intérêts et à faciliter ici la tâche


de la France vers laquelle nous continuons à tourner nos regards l. »

Si Ton admet la vraisemblance de ce témoignage, qui suggère


le désarroi des minoritaires en quête d’une puissance protectrice,
tout porte à croire que le premier représentant de l’URSS au
Moyen-Orient n’avait qu’une connaissance très superficielle de
la Syrie et du Liban, et des communautés arabes et non arabes
qui y vivaient. « Son affectation de jouer au sphinx 2 » pourrait
ainsi avoir été, non pas l’impassibilité distante d’un diplomate
qui laisse entendre ainsi l’étendue de sa compétence, mais plu­
tôt le masque de l’ignorance.
Une fois accomplie la reconnaissance des indépendances
syrienne et libanaise, l’URSS devait déléguer un représentant
en Syrie et au Liban. Ce fut chose faite en septembre 1944 avec
la nomination de D. Solod au poste d’ambassadeur de l’URSS
en Syrie et au Liban. Détaché de la Légation soviétique du Caire
où il occupait un poste de conseiller, Solod paraît mieux
informé des questions orientales : de passage à Téhéran avant
son arrivée à Beyrouth en octobre 1944, on peut supposer qu’il
a acquis au contact des services soviétiques en Iran une meil­
leure expérience du terrain minoritaire que Novikov. Né en
1908 à Kiev, il fait pourtant partie de la même génération que
Novikov, parvenue à la carrière diplomatique en 1937. Diplômé
de l’Université de Moscou, en fonction au commissariat aux
Affaires étrangères de 1937 à 1941, D. Solod a été nommé à la
représentation plénipotentiaire de l’URSS en Yougoslavie de
1940 à 1941 puis à l’ambassade d ’URSS en Iran jusqu’en 1943.
Après avoir été conseiller auprès de la mission soviétique
au Caire en 1943-1944, il devient ministre plénipotentiaire de
l’URSS en Syrie et au Liban, fonction qu’il occupera jusqu’en
1950. Son parcours ultérieur, notamment son poste d’ambas­
sadeur en Egypte lors de la crise de Suez, puis son rappel
à Moscou, suggère de toute évidence qu’il ne s’agit pas d ’une
« petite pointure » de la diplomatie soviétique. Annoncée avec
enthousiasme dans la presse communiste, l’installation de la
légation soviétique à Beyrouth et à Damas suscite, dès 1944,
les vives inquiétudes des autorités françaises et britanniques

1. MAE Nantes, BEY 825, 22 juillet 1944.


2. Ibid., 15 août 1944.
— 290 —

confrontées à la perspective d ’une recrudescence éventuelle de


la propagande communiste. A Damas, où la légation soviétique
s’est installée dans un imposant immeuble, où les services sovié­
tiques sont réputés être très bien organisés, comme à Beyrouth,
où le représentant soviétique réclame dès son installation un
inventaire des biens abandonnés par la noblesse russe, l’arrivée
des Soviétiques suscite d ’abondants commentaires et parfois de
vives émotions.
Sans entrer dans les méandres de la politique suivie par
l’URSS vis-à-vis des pays arabes en 1945-1946 - une politique
toute faite d’atermoiements et d’hésitations - , la permanence
des « réseaux minoritaires » au service de la politique soviétique
dans les pays du Levant doit retenir l’attention. Si la diplomatie
soviétique dispose de moyens parfois élémentaires, elle fait jouer
en Syrie, au Liban et également en Égypte les mêmes structures
et fait parfois intervenir les mêmes individus qu’en Iran. A cet
égard, les déplacements du Dr Baroyan au Caire et à Beyrouth
- dont on a mentionné plus haut le rôle dans les services secrets
soviétiques en Iran —, directeur de l'hôpital soviétique de Téhé­
ran et responsable de la Croix-Rouge soviétique pour l’ensemble
du Moyen-Orient, sont éclairants. De même, de nombreux rap­
ports signalent le consulat d ’Iran à Beyrouth, comme « le point
de ralliement pour les militants locaux et les émissaires venus
de Téhéran, du Caire, d ’Ankara 1 ». Le consul iranien, Masoud
Rida Bey, réputé d'obédience prosoviétique, était en effet connu
à Beyrouth pour ses intrigues constantes dans les affaires
syriennes et libanaises, et ses relations avec les communistes,
arméniens pour la plupart. Avant même l’installation de la
représentation diplomatique, la « nébuleuse minoritaire » appa­
raît donc comme une zone d ’influence « naturelle » pour
l’Union soviétique. En 1944, les milieux réputés favorables à
l’URSS sont en effet les minorités ethno-religieuses. La minorité
arménienne en Syrie et au Liban forte de ses 180 000 membres
est décrite comme comptant des « personnes actives et évoluées
parmi lesquelles les services russes pourront pu iser2 ». Les
milieux grecs orthodoxes, sensibles à la nouvelle propagande
qui met l’accent sur la liberté de conscience en URSS et sur la
renaissance de l’Église orthodoxe, sont potentiellement suscep­

1. MAE Nantes, BEY 825, 21 août 1944.


2. Ibid.
— 291 —

tibles de montrer quelques affinités, et dans une moindre


mesure enfin, avec la minorité kurde qui a eu quelques échos
des activités soviétiques auprès des tribus kurdes d'Iran. Au
Liban, les milieux prosoviétiques sont issus principalement de
la population ouvrière (action du parti communiste et syndicats)
et des couches intellectuelles (instituteurs, techniciens, étu­
diants). Dans ce contexte, il paraît peu surprenant qu’au terme
de quelques mois de fonctionnement, la légation soviétique au
Levant se soit dotée de sections officieuses dont certaines
semblent avoir une vocation spécifiquement minoritaire. Ainsi,
près de quatre-vingts personnes seraient employées dans ces
divers services parallèles de la légation soviétique à Beyrouth
en avril 1945. Ces services seraient partagés entre quatre dépar­
tements distincts. Un office de renseignements qui fonctionne
comme un « bureau d'espionnage politique et militaire » serait
sous la responsabilité de D. Solod, mais dirigé en fait par un
certain colonel Dimitri, ancien combattant de la guerre civile
espagnole. Dépendant de l'attaché militaire soviétique à
Ankara, ce service est censé employer sept collaborateurs prin­
cipaux et une trentaine d ’agents. Un office de liaison avec les
partis communistes, placé sous la direction d’un certain Tardiev
(réputé être un ancien kominternien), subventionne l’organe
communiste Saut el Chaab (La voix du peuple) et détermine les
thèmes de la propagande communiste locale. Service spéciale­
ment voué aux affaires minoritaires, l’Office pour les affaires
kurdo-arméniennes est dirigé par le consul Rouben Aharonov
ainsi que par deux autres Arméniens soviétiques. Subvention­
nant deux journaux arméniens, ces derniers s’emploient à
réduire l’influence du parti dachnak tout en s’assurant la sym­
pathie des hintchaks et du clergé arménien local. Enfin, un
Office des affaires musulmanes serait dirigé par deux musul­
mans soviétiques, originaires de Crimée, chargés de la propa­
gande. Malgré une incontestable improvisation dans la période
initiale, la mise en place de ces structures atteste de la rapidité
de l’implantation soviétique en milieu minoritaire. L’exemple
de la minorité arménienne de Syrie et du Liban permet d’en
repérer les nouvelles modalités durant la seconde guerre mon­
diale.
— 292 —

D u patriotism e à l yirrédentisme

Durant les années trente, le parti communiste avait connu


en Syrie et au Liban des fortunes diverses. Parti de minoritaires,
malgré le slogan en faveur de l'arabisation scandé tout au long
de la décennie, sa direction et sa stratégie étaient demeurées
l’apanage d ’une poignée de militants qui, tout en renforçant ses
effectifs, n’était toujours pas parvenu à recruter les prosélytes
souhaités dans les milieux musulmans arabes. Depuis la fin des
années trente en effet, les activités et l’audience du parti
communiste en Syrie et au Liban sont subordonnées à la chro­
nologie des événements politiques qui ont lieu en France. Ainsi,
après avoir joui d ’une liberté d ’action considérable pendant le
gouvernement du Front populaire, les militants du parti furent,
dès 1939, l’objet de poursuites sévères qui se renforcèrent pen­
dant toute la durée de l’administration vichyste du mandat fran­
çais (1940-1941).
Avec l’arrivée des Anglais, l’entrée en guerre de l’Union
soviétique et la formation de la Grande Alliance, l’influence
politique du parti communiste grandit au fur et à mesure que
grandissait le prestige de l’URSS au rythme des victoires de
l’Armée rouge. Ici comme en Europe, l'« effet Stalingrad » n’est
pas négligeable. Ainsi, avec ses 1 500 adhérents répartis à tra­
vers toute la Syrie et le Liban, le parti communiste semble avoir,
à partir de 1942-1943, une audience et une influence dispro­
portionnées par rapport à ses effectifs réels. L’action de quelques
dirigeants ayant reçu une formation, tels que Khaled Bekdash,
stéréototype du leader stalinien selon les termes de Maxime
Rodinson, Artin Madoyan ou Nicolas Chaoui, ainsi que la mul­
tiplication des organisations parallèles, telles que FAssociation
des amis de l’URSS, la Ligue antifasciste et l’Association en
faveur des anciens combattants russes sans parler des organisa­
tions spécifiquement minoritaires, constituent autant de cour­
roies de transmission. A partir de 1942, la liberté d’expression
retrouvée permet aux communistes de Syrie et du Liban de
disposer de deux organes de presse, l’un en langue arabe, Saut
el Chaab, l’autre en langue arménienne, Joghovourti Tsaïne (La
voix du peuple) dont la publication avait été interrompue en
1939. Ces deux journaux deviennent des quotidiens à partir de
1942 et saluent avec enthousiasme, en 1944, la reconnaissance
— 293 —

par TIJRSS de l'indépendance de la Syrie et du Liban comme


en témoigne l'allocution de Khaled Bekdash à cette occasion :

« Nous avons été les premiers à réclamer la création de relations


diplomatiques avec l’URSS. Mais à notre voix se sont heureusement
jointes les voix nombreuses des patriotes sincères de la Syrie et du
Liban. Tout indique que, chez nous, les milieux responsables
commencent à comprendre cette vérité et à agir en conséquence,
malgré l’opposition de certains milieux impérialistes qui nourrissent
à 1 egard de notre pays des convoitises bien connues. Ces milieux
impérialistes n’ont pas intérêt à ce que notre existence internationale
soit renforcée, à ce que nos droits à l’indépendance soient appuyés par
une grande puissance comme l'URSS, puissance qui ne renie jamais
sa signature et qui n’a et ne pourra jamais avoir de visées impérialistes
quelconques sur notre pays i. »

Enfin, après avoir proclamé que « l’URSS ne s’immisce


gas, comme le font les autres, dans les affaires intérieures d’un
Etat auquel l’unissent des liens diplomatiques », Khaled Bek­
dash s’appuya sur l'exemple de la présence des troupes sovié­
tiques en Iran, motivée uniquement par les exigences de la
guerre et dont tout indique, selon lui, qu'elle cesserait avec la
fin des hostilités. Déclarant que le parti communiste en Syrie
et au Liban « n'est pas un parti de réforme sociale » mais avant
tout « un parti de libération nationale », Khaled Bekdash
contestait également l’opinion couramment répandue à l'époque
selon laquelle l'URSS s'apprêtait à reprendre en Méditerranée
orientale les positions que la Russie tsariste y avait occupées au
X I X e siècle : ainsi, la ligne nationale définie par le parti commu­
niste en Syrie coïncidait fort heureusement avec les orientations
patriotiques de la propagande de guerre soviétique. Celle-ci
devait trouver, par ailleurs, un terrain d ’action particulièrement
favorable auprès de la minorité arménienne, même si l'élite du
parti communiste en Syrie et au Liban est bouleversée, à partir
de 1944, par d ’obscures et confuses luttes d’influences. Expédié
à Damas, Art in Madoyan fut ainsi éloigné de la direction du
Parti communiste libanais, en août 1944, par Khaled Bekdash,
tandis que plusieurs autres membres de la génération des « fon­
dateurs », pour la plupart d'origine arménienne, choisirent le
rapatriement en Arménie soviétique. Malgré ces conflits

1. MAE Nantes, BEY 825, juillet 1944.


— 294 —

internes, l'image positive de l’Union soviétique ne se développa


pas exclusivement parmi les seuls militants communistes de la
communauté arménienne. Le quotidien Joghovourti Tsaïne,
organe du parti communiste en langue arménienne, illustre les
points de convergence entre cette communauté et l’Union sovié­
tique.
Fondé en février 1938 à la suite de Saut el Chaab (créé en
1935 puis de nouveau en 1937), Joghovourti Tsaïne est loin
d’avoir à cette époque une large audience. Dirigé par Artin
Madoyan, puis par Hovannes Aghbachian, ce journal paraissait
avant-guerre sous la forme d ’un modeste hebdomadaire. Après
son interdiction en 1939, il refait surface en février 1942 sous
la forme d’un quotidien, tirant à 1 500 exemplaires. Si le jour­
nal a bien la vocation de lutter pour l’émancipation nationale
du peuple arabe, Joghovourti Tsaïne n’est pas pour autant la tra­
duction arménienne de l’organe en arabe du parti communiste.
Certains articles sont bien sûrs communs (nouvelles de guerre,
discours de Khaled Bekdash, etc.), d ’autres s’adressent plus
directement à la communauté arménienne. Ainsi, les thèmes de
l’actualité générale sont-ils constamment articulés avec les pré­
occupations minoritaires : l’effort de guerre de l’Union sovié­
tique, la défense dans ce cadre de l’Arménie soviétique, et enfin
l’alliance des peuples arabe et arménien dans le processus de
l’indépendance nationale en Syrie et au Liban.
Les nouvelles de la guerre, la nécessité de l’ouverture d ’un
second front constituent, à partir du printemps 1942 et jusqu’à
Stalingrad, les thèmes dominants du journal. Les articles
montrent ainsi une orientation générale dont l’objectif est la
mobilisation des masses contre le fascisme. Peu prodigue en
portraits de Staline pendant cette période, l’iconographie repro­
duit surtout celle des affiches et des journaux soviétiques de
l’époque. Les fameux dessins des Kukrinitsi tournent en déri­
sion Hitler et assimilent l’invasion allemande à celle des armées
napoléoniennes, tandis que les légendes, rédigées en arabe et en
arménien, annoncent l’imminence de la « retraite de Russie ».
Aux nouvelles laconiques ou volontairement optimistes, évo­
quant indirectement l’avance allemande vers le Caucase, sont
associées les commémorations du rituel socialiste : les numéros
du 1er Mai mais aussi du 14 Juillet constituent autant d’occa­
sions pour fustiger le fascisme. Le point de vue soviétique sur
la neutralité turque est évoqué à plusieurs reprises en termes
— 295 —

généraux : ce thème est facilement transposé au niveau « mino­


ritaire » puisque, parlant des « ennemis des Arméniens », Artin
Madoyan dénonce la complicité officieuse d’Ankara et de Berlin.
Ainsi, la défense de l’URSS est traitée dans Joghovourti Tsaïne
sur un mode à la fois général et « minoritaire » : de nombreux
articles et éditoriaux, soulignant la nécessité d ’un appui maté­
riel apporté par la communauté arménienne de Syrie et du
Liban, multiplient les appels patriotiques pour la défense de
l’Arménie soviétique. Des articles de propagande concernant,
par exemple, les réalisations architecturales en Arménie sovié­
tique, les délices de la vie familiale ou encore les bienfaits poli­
tiques du régime à parti unique en RSS d ’Arménie, construisent
petit à petit l’image idéale d’une patrie en Union soviétique à
laquelle vont être sensibles des milliers d’Arméniens candidats
au rapatriement (nerkaght) en 1946-1947. A ce discours devenu
« classique », sont associés les appels incessants à la mobilisa­
tion pour la défense de l’Arménie soviétique en guerre. En
août 1942, au moment où l’avance des troupes allemandes
menace le Caucase, le journal reproduit un dessin représentant
un soldat de l’Armée rouge, fusil au poing, devant une carte
de l’Arménie, accompagné de la légende suivante : « L’Arménie
soviétique est en sécurité grâce à la protection de l’Armée
rouge \ » En Syrie et au Liban, ce soutien actif à la défense de
l’Arménie soviétique, placé sous la direction de Artin Madoyan,
prépare les opérations de propagande précédant le rapatrie­
ment : en 1942, est créée, en effet, une Ligue pour la défense
de l’Arménie, destinée avant tout à collecter des fonds en Syrie
et au Liban. En mars 1942, le quotidien Joghovourti Tsaïne se
fait naturellement l’écho de cette nouvelle association. Artin
Madoyan publie, notamment, un éditorial consacré au rôle des
divisions arméniennes de l’Armée rouge, ces compatriotes qui
« défendent la patrie indépendante des Arméniens sur le front
oriental et qui se battent aussi pour nous, Arméniens de Syrie
et du Liban car ils se battent sur le front oriental contre les
nazis ». Ainsi, l’appel à la solidarité est-il lancé parmi la
communauté arménienne de Syrie et du Liban : « Donnons lar­
gement ! Donnons pour préserver l’existence de notre chère
patrie ! Donnons pour préserver notre propre existence natio­
nale ! Donnons pour parvenir à des jours meilleurs ! Donnons1

1. Joghovourti Tsaïne, 24 août 1942.


— 296 —

pour la défense de la patrie 1 ! » La propagande de cette Ligue


pour la défense de l’Arménie s’intensifie à partir du printemps
1942 comme l’illustre, en effet, le meeting organisé en
juin 1942 et qui rassembla environ 5 000 personnes. Divers
orateurs y prirent la parole, dont Farajallah Hellou qui insista,
à cette occasion, sur la solidarité nécessaire entre les Arabes et
les Arméniens. Quant à Artin Madoyan, il souligna l’impor­
tance du rôle de la communauté arménienne de Syrie et du
Liban dans un discours-fleuve publié à la fin du mois
d ’août 1942. En 1943-1944, faisant vibrer la même fibre
patriotique, de nouveaux fonds de soutien seront créés en faveur
de la division de l’Armée rouge « Sassountsi David » ou de la
division du général Bagramian, ce qui confirme la similitude
des thèmes de la propagande prosoviétique exploités dans les
diverses communautés arméniennes du Moyen-Orient. Enfin,
ces épanchements patriotiques donnent aussi une large place au
rôle de l’Eglise arménienne - une Eglise sous les décombres en
URSS depuis les années trente —dans la défense de la patrie et
de l’identité nationale.
Le thème de l’union des peuples arabe et arménien, dans le
cadre créé par la proclamation de l’indépendance nationale en
Syrie et au Liban, est un thème de propagande majeur dans le
quotidien communiste à partir de 1943-1944. « Symbole de
l’amitié des peuples arménien et arabe », le journal accorde une
large place à l’établissement des relations diplomatiques entre
l’URSS et la Syrie et le Liban et, à_ce titre, livre à ses lecteurs
des comptes rendus détaillés des tournées diplomatiques sovié­
tiques. La visite de N . Novikov en Syrie et au Liban, riche en
événements officiels, fut une fois de plus l’occasion de rappeler
le rôle de l’URSS dans le processus de l’indépendance nationale :
la déclaration commune des partis communistes syrien et liba­
nais souligne que cette reconnaissance diplomatique ouvre la
voie à la résolution de la question arabe sous une forme démo­
cratique. De même, l’arrivée de D. Solod en Syrie et au Liban
est saluée, et chacun de ses actes, depuis l’échange des lettres
de créance signées de M. Kalinine et de V. Molotov jusqu’à sa
réception par le président de la République libanaise, est flat­
teusement commenté. Cette reconnaissance diplomatique s’ac­
compagne de commémorations en l’honneur de l’Union sovié-1

1. Jogh ovou rti T saine, 13 mars 1942.


— 297 —

tique comme celles organisées à Beyrouth et à Damas par


rUnion des amis de l’URSS et du Liban et l’Union des amis
de l’URSS et de la Syrie, à l’occasion du 27e anniversaire de la
révolution d’Octobre. Ces célébrations, qui rassemblent des per­
sonnalités officielles telles que Riad Sohl et Djemil Mardam
Bey, des représentants des partis communistes syrien et libanais,
et des compagnons de route comme le poète Reïf Khoury,
constituent les temps forts de l’automne 1944. Elles sont
presque immédiatement suivies de la commémoration du vingt-
quatrième anniversaire de la création de l’Arménie soviétique,
organisée à Beyrouth, le 26 novembre 1944, au cinéma Rialto.
En présence de D. Solod et de Riad Sohl, cette célébration pré­
sente la même vocation consensuelle visant à rassembler, au-
delà des clivages politiques, l’ensemble de la communauté
arménienne au sein de « fronts nationaux » : l’Organisation des
amis de l’Arménie soviétique, présidée par Hrant Devedjian,
bénéficia ainsi de la présence d'un représentant du catholicossat
arménien d ’Antilias. De son côté, l’écrivain Omar Fakhoury,
président de l’Organisation des amis de l’Union soviétique,
apporta au cours de ce rassemblement une autre note nécessaire
dans le message de paix soviétique : celle de l’amitié arméno-
arabe. Des manifestations similaires furent organisées dès le
début de l’année 1945, à l’occasion cette fois de l’anniversaire
de l’Armée rouge, et ne cesseront de se multiplier dans le
contexte des victoires militaires soviétiques.
Enfin, le rôle de la minorité arménienne devint particuliè­
rement sensible en Syrie et au Liban au moment où, dans le
cadre de l’offensive diplomatique de l’URSS contre la Turquie,
Staline revendiqua, au nom de l’Arménie soviétique, les terri­
toires de Kars et d ’Ardahan, rétrocédés à la Turquie kémaliste
en 1921. Cette revendication concernant les anciens vilayets
d’Anatolie orientale, annexés par l’Empire russe en 1878 et
intégrés à la république indépendante d’Arménie en 1919-
1920, est un exemple frappant de la stratégie minoritaire pra­
tiquée par la diplomatie soviétique. Alors que l’Armée rouge
occupe déjà une partie considérable de l’Europe orientale (ter­
ritoires finlandais, Prusse orientale, pays Baltes, Pologne à l’est
de la ligne Curzon, Bessarabie et Ruthénie sub-carpathique),
cette question surgit sous la forme d’une demande formelle, en
juin 1945, lorsque Molotov informe l’ambassadeur turc à Mos­
cou que les bonnes relations turco-soviétiques, dans le cadre du
— 298 —

renouvellement du traité d'amitié de 1925, présupposaient la


cession de Kars et d'Ardahan à l'Arménie soviétique. Cette
demande, qui fut d'abord présentée par Staline lors de la confé­
rence de Potsdam, fut rejetée par Harry Truman et Clement
Attlee particulièrement sensibles aux objections du gouverne­
ment turc et aux menaces d ’expansion territoriale de l'URSS.
Cette revendication s’appuyait sur des arguments historiques
que la diplomatie soviétique fut prompte à faire valoir : non
seulement ces deux provinces avaient été dans le passé des pro­
vinces arméniennes, mais elles avaient également fait partie de
l’Empire russe de 1878 à 1918. Elles avaient été rétrocédées aux
Turcs à l'issue du traité de Brest-Litovsk (1918) imposé par les
puissances centrales au jeune régime soviétique, et l'accord avait
été confirmé par le traité turco-soviétique de 1921. Cette
exploitation opportuniste du volet territorial de la question
arménienne heurta le gouvernement turc qui, refusant toute
concession portant atteinte à l’intégrité territoriale de la Tur­
quie, pouvait objecter non sans raison l’absence de population
arménienne dans cette région, mais sans expliquer pour autant
les causes de cette absence.
Joghovourti Tsaïne se fait alors l’écho enthousiaste des reven­
dications irrédentes et participe en premier lieu à l’effervescence
générale : la perspective de la réunification des territoires
d'Anatolie à l'Arménie soviétique suscita l'enthousiasme des
Arméniens de Syrie et du Liban qui organisèrent, dès sep­
tembre 1945, une série de meetings à Beyrouth, Alep, Damas
et Zahle. Cette mobilisation autour de la question de l'Arménie
turque prépare, dans une large mesure, la campagne de rapa­
triements en 1946-1947 d'autant que la presque totalité des
réfugiés de la communauté arménienne de Syrie et du Liban est
originaire d'Anatolie orientale. Cette nouvelle méthode de la
propagande soviétique dans les pays du Moyen-Orient est per­
ceptible à la fin de l'année 1945, au moment où les ondes de
Radio Moscou commencent à diffuser, d'une part, des pro­
grammes en langue arabe destinés à forger l'amitié soviéto-arabe
et, d'autre part, des descriptions paradisiaques de l’Arménie
soviétique destinées à renflouer les espoirs de la minorité armé­
nienne. Ainsi, selon une stratégie comparable à celle qui est
appliquée à la même époque en Azerbaïdjan iranien, la Turquie
paraît être le second objectif des visées minoritaires de l’URSS
au Moyen-Orient.
— 299 —
L ’an prochain à Erevan !

Dernier aspect de cette propagande minoritaire de l'URSS en


Syrie et au Liban en 1945-1946, la campagne en faveur du
rapatriement en Arménie soviétique s'inscrit totalement dans le
contexte évoqué plus haut. La politique d'« union sacrée »,
l’instrumentalisation de l’irrédentisme arménien par la diplo­
matie stalinienne et, enfin, les conditions socio-économiques
dégradées à l'issue de la guerre en Syrie et au Liban mais aussi
en Europe déterminent globalement les motivations de cette
seconde vague —la plus importante —du nerkaght. Elle concerne
en effet plus de 100 000 Arméniens 1 venus principalement
d'Iran, de Grèce, du Liban, de Syrie, de Bulgarie, de Roumanie,
de France, d'Egypte, de Palestine, d’Irak, et des Etats-Unis,
entre 1946 et 1948-1949. Autorisée par un décret du Soviet
suprême de l'URSS du 21 novembre 1945, l’immigration
constitue naturellement le thème majeur de la propagande des­
tinée à la diaspora arménienne de l’ensemble des pays du
Moyen-Orient.
Le coup d’envoi de la propagande en faveur du rapatriement
des Arméniens avait été lancé lors du congrès d ’élection du
catholicos arménien. La disparition, dans des circonstances sus­
pectes, du catholicos Khorène Ier, en avril 1938, avait en effet
laissé vacant pendant sept ans le siège catholicossal d'Etch-
miadzin. Le congrès réuni en juin 1945 révèle la volonté des
autorités soviétiques de transformer le catholicossat d ’Etch-
miadzin en centre de ralliement de tous les Arméniens de la
diaspora. Elle s’est déjà manifestée quelques mois plus tôt par
l’envoi d’un émissaire de l’archevêque Tchorekdjian en Iran.
Réunissant pour la première fois depuis 1932 des délégués offi­
ciels venus de l’ensemble de l’URSS et des pays de la diaspora,
ce congrès est une démonstration ostentatoire de volonté de
rassemblement national autour de l’Arménie soviétique. La
réconciliation entre l'Église arménienne et l’État soviétique,
consécutive à la nouvelle politique religieuse de l’URSS à partir
de l’été 1941, constitue le prolégomène des nouvelles orienta­
tions de la politique intérieure et extérieure de l’Union sovié­
tique. L’élection comme catholicos de l’ancien locum tenens qui

1. Cf. Claire Mouradian, L'A rm énie de S talin e à Gorbatchev. H istoire d ’une


Paris, Ramsay, 1990, p. 171-172 et p. 325-332.
république soviétique,
— 300 —

avait assuré dans des conditions difficiles la transition depuis


1938, Mgr Tchorekdjian devenu Kevork VI, n'est pas une sur­
prise et donne lieu à des déclarations et à des messages d ’orien­
tation patriotique. Le congrès de l'élection du catholicos lance
la première campagne de propagande en faveur du rapatrie­
ment. Celle-ci développe habilement des thèmes patriotiques et
économiques qui vont devenir, durant des décennies, des motifs
à connotation « nationale ». Les thèmes patriotiques en faveur
du rapatriement trouvent ici un champ de développement natu­
rel. Le rapatriement en Arménie soviétique signifie en effet la
fin de la condition d'exilés et d'apatrides pour la majorité des
Arméniens de la diaspora et, surtout, il renoue avec le thème
douloureux du rapatriement impossible des Arméniens de
l’Empire ottoman dans leur patrie. La presse diasporique trouve
et s'empare d’un autre thème : celui de la comparaison avec le
peuple juif dont les pionniers mettent en valeur le territoire de
la patrie d’origine, la Palestine. Le rapatriement signifie ainsi
le « retour » et le rassemblement dans un foyer national dont
la résurrection est présentée comme miraculeuse après les
épreuves tragiques du génocide et des deux guerres : c'est la
promesse d ’un avenir radieux au sein de la patrie soviétique. Il
représente enfin la solution territoriale de la question armé­
nienne. Les revendications irrédentes sur les anciens vilayets de
Kars et d'Ardahan font ainsi double emploi : moyen de pression
sur la Turquie dans le cadre des relations internationales pré­
cédant la guerre froide et argument_en faveur des rapatriements.
Avec l'application du décret du soviet des commissaires du
peuple du 22 février 1946, la propagande en faveur des rapa­
triements prend une tournure plus précise : dans tous les pays
sont constitués des comités d’immigration placés sous le patro­
nage de personnalités « progressistes » et de l’Eglise, et sous la
responsabilité de délégués venus d'Arménie soviétique, rat­
tachés à l’ambassade soviétique locale. En Syrie et au Liban
comme dans l’ensemble des pays concernés par l'immigration,
ces comités suivent partout un modèle préétabli : les comités
sont constitués par un ou deux délégués venus de Erevan qui
disposent d’un bureau à l’ambassade locale. Ils sont les orga­
nisateurs officiels de l'immigration et sont chargés de constituer
ces comités avec des personnalités de la diaspora, hintchaks,
ramgavars ou communistes, à l’exclusion des dachnaks. En Syrie
et au Liban, ce délégué est G. Nazarian, un sympathique jeune
— 301 —

homme arrivé à Beyrouth en mars 1946. Voici comment il ren­


dit compte de la préparation du rapatriement des Arméniens
de Syrie et du Liban au premier secrétaire du PC d'Arménie
K. Aroutiounov, travail qu’il accomplit en étroite collaboration
avec le consul soviétique R. Aharonov dont l'origine armé­
nienne explique les compétences particulières dans les questions
minoritaires.

« Au jour de mon arrivée à Beyrouth le 12 mars de cette année en


Syrie et au Liban, voici l'état du travail de préparation du rapatrie­
ment des Arméniens : sur le fondement d’une lettre du comité d’ac­
cueil et d’installation des Arméniens de l’étranger auprès du Conseil
des ministres de la RSS d’Arménie, un comité syro-libanais a été créé
afin d'assurer le transfert de population. Ce comité comprend onze
personnes et siège à Beyrouth. Grâce à l’aide active de la mission
soviétique et en particulier du consul soviétique à Beyrouth, le cama­
rade Rouben Aharonov, le comité comprend des représentants des
différentes organisations progressistes arméniennes et sa composition
a été approuvée et vérifiée par l’Arménie soviétique. Hrant Devedjian,
président de la société pour les relations culturelles avec l’URSS et
rédacteur au journal communiste Aravod (L’Aube), a été élu président
du comité. Simultanément, des sous-comités ont été créés dans les
villes de Damas et d’Alep. Ces derniers agissent sous les ordres du
comité de Beyrouth et sont également composés d’activistes armé­
niens progressistes et patriotes. Hrant Grigorian, sans parti, gros
commerçant, connu dans la colonie arménienne comme un antifasciste
et un antidachnak convaincu, patriote nourrissant des sentiments
favorables à l’Arménie soviétique, qualités grâce auxquelles il jouit
d’une autorité certaine auprès de la population arménienne de Damas,
dirige le comité de Damas. C’est le Dr Khatchatrian qui remplit les
obligations de président du comité d'Alep (bien qu’élu au poste de
vice-président) en l’absence du président, parti pour affaires en
Égypte. Le Dr Khatchatrian est un activiste sans parti et progressiste
qui mène un travail énergique dans la préparation du transfert des
Arméniens L »

Plus loin, G. Nazarian, poursuivant son rapport, énumère les


obstacles pratiques et idéologiques auxquels la politique de
rapatriement en Arménie soviétique est susceptible de se heur­
ter en Syrie et au Liban. Au premier rang des personnalités
hostiles figurent les Français et surtout les Anglais « qui1

1. ACEDOSPRA, Fonds 1, Inventaire 26, Dossier 47, f “. 188-189.


— 302 —

recrutent en nombre leurs agents parmi les dachnaks et les


Arabes-fascistes 1 » et s'emploieraient à attiser des conflits entre
Arabes et Arméniens. Enfin, G. Nazarian évoque les problèmes
que pose le transport des candidats à l'immigration. Problème
constant que l'on retrouve dans tous les pays concernés par le
rapatriement mais qui, ici, permet de découvrir les différents
acteurs :

« Une des questions les plus complexes a été le transport car la


possibilité d’affréter des bateaux ici était exclue. Sur place, il n’y avait
pas de compagnie britannique ou française et il est d’ailleurs peu
probable qu’elles eussent donné leur accord pour mettre des bateaux
à notre disposition dans un objectif que les Français et les Anglais
jugeaient contraires à leurs intérêts. Ayant pris la mesure de ces pro­
blèmes, nous avons établi conjointement avec la mission et les
membres du comité, les trois possibilités suivantes. Première possi­
bilité : acheter aux Etats-Unis un bateau avec les moyens du comité
des organisations progressistes pour l’aide matérielle. Certaines for­
tunes arméniennes avaient déclaré au comité qu'elles étaient prêtes à
apporter leur aide matérielle. Le catholicos de Cilicie s’est engagé à
assurer l’achat de ce bateau en utilisant ses relations en Amérique. Il
a envoyé un télégramme à ses amis en leur demandant d’acheter un
bateau. Toutefois, il est rapidement devenu clair que, même avec de
gros moyens, il aurait été difficile d’acheter un bateau et que, dans
l’hypothèse même où l’on aurait choisi cette solution, le bateau
n’aurait pas pu atteindre Beyrouth avant le mois de septembre.
Deuxième possibilité : s'adresser à la direction de la compagnie mari­
time soviéto-roumaine en lui demandait de mettre à disposition un
bateau aux conditions quelle déterminerait. Le comité s’est officiel­
lement adressé à la C° Sovrom. On attendit la réponse de celle-ci dans
les premiers jours de mai. Il est apparu que la réponse ne viendrait
pas immédiatement. Cette information a été transmise par le capitaine
du bateau Transylvania de la C° Sovrom qui se trouvait dans le port
de Beyrouth dans la seconde moitié du mois d’avril. Troisième pos­
sibilité : en cas d’échec des deux premières solutions, s’adresser au
gouvernement de l’URSS en lui demandant de bien vouloir mettre à
la disposition des besoins du rapatriement un bateau soviétique dans
la mesure où le comité ne disposait pas d’autres moyens. Le ministre
plénipotentiaire, le camarade Solod, a donné son accord pour informer
le MID de ces trois possibilités et lui demander d’intervenir dans la
résolution du problème posé par le transport. Ainsi, la question du1

1. Ibid., P. 196.
— 303 —

transport a été posée à Moscou mais aucune réponse n’est encore par­
venue avant mon départ l. »

G. Nazarian déploie aussi, bien entendu, une fébrile activité


de propagandiste en faveur du rapatriement en Arménie sovié­
tique. Il doit répondre aux multiples questions touchant aussi
bien à la vie quotidienne en Union soviétique qu'aux questions
politiques et institutionnelles comme, par exemple, la nouvelle
Constitution de 1936. Fin avril 1946, il accomplit en collabo­
ration avec le comité un travail considérable d'Agit-prop. En
témoigne l’organisation de divers meetings à Beyrouth, à
Damas, et à Alep, rassemblant à chaque occasion plusieurs mil­
liers de personnes : à Beyrouth, au Grand Théâtre, il fit un long
discours au titre évocateur, « l’Arménie soviétique, membre à
part entière de l'Union soviétique ». Une exposition consacrée
à l'URSS et à l'Arménie soviétique fut également ouverte à
Damas, en avril 1946, à l’inauguration de laquelle participèrent
non seulement le délégué venu de Erevan, mais encore le repré­
sentant de l’agence Tass, correspondant de la représentation
diplomatique soviétique, ainsi que Khaled Bekdash. Ces acti­
vités suffisent à confirmer, s'il en était encore besoin, la super­
position des réseaux en milieu minoritaire : aux structures
anciennes, celles du parti communiste entre autres, se superpose
désormais une nébuleuse de comités patriotiques d’immigration
dont l'activité est elle-même supervisée par la représentation
diplomatique soviétique.
Le succès de la propagande menée par les comités d'immi­
gration au Moyen-Orient est confirmé par la forte proportion
d'Arméniens originaires des pays du Moyen-Orient dans l'ef­
fectif global des rapatriés en 1946-1948. Sur un total de plus
de 100 000 Arméniens ayant immigré en Arménie soviétique
pendant cette période, les contingents venus de Syrie-Liban
(près de 32 % des immigrants en 1946-1948) et d'Iran (20 %
des immigrants en 1946-1948) constituent la majorité. Cela
résulte d'abord de la priorité accordée par l’URSS aux pays du
Moyen-Orient qui ont eu droit aux plus forts quotas d'immi­
gration. Ce choix s'explique à la fois par les contraintes de la
politique extérieure qui poussent l'Union soviétique à être par­
ticulièrement présente sur le terrain moyen-oriental et médi­

1. ACEDOSPRA, Fonds 1, Inventaire 26, Dossier 47, f*. 197-198.


— 304 —

terranéen des débuts de la guerre froide. Il résulte aussi des


conditions socio-économiques difficiles qui sont celles des
communautés arméniennes de ces pays, communautés issues de
cohortes de réfugiés non assimilés et fortement traditionalistes.
L'enthousiasme suscité auprès des Arméniens par la perspective
du retour vers une patrie d'élection, la participation importante
des communistes locaux à la préparation de cette vague d'im ­
migration témoignent également des aspects fondamentalement
minoritaires de l'influence de l'URSS au Moyen-Orient jusqu'à
la veille de la guerre froide.

LES MINORITÉS CHRÉTIENNES


U N RETOUR À LA DIPLOMATIE DU X IX e SIÈCLE

Des modalités d ’action de la politique étrangère de l'URSS


au Proche et au Moyen-Orient pendant la période stalinienne,
l'utilisation des institutions religieuses est à première vue para­
doxale et inattendue. Elle s'inscrit dans un champ d ’étude
complexe, qui^ fait intervenir tout à la fois l’évolution des rela­
tions entre l'Eglise orthodoxe russe et l'État soviétique, et le
multilatéralisme institutionnel que permet dans ce domaine la
structure « plurireligieuse » de l’Union soviétique. A la fin de
la seconde guerre mondiale, le Moyen-Orient offre en effet un
terrain d'action propice où l'URSS tente de s'affirmer auprès
des minorités orthodoxes du Levant, cet objectif n’excluant pas
des visées minoritaires particulières auprès de certaines dias­
poras nouvellement constituées. Enfin, facteur d'une politique
beaucoup plus ambitieuse, l'Islam soviétique donne d’immenses
possibilités d ’ouverture diplomatique dans cet espace géogra­
phique. En quoi cette politique de coopération avec les insti­
tutions religieuses, improvisée dans le contexte des désastres
militaires subis par l'URSS en 1941, est-elle devenue, vers la
fin de la guerre, une des composantesNde la diplomatie de
l'URSS envers les chrétiens d'Orient ? A travers les exemples
de l’Église orthodoxe russe et de l’Église apostolique armé­
nienne, on tentera d'illustrer cette ambition paradoxale de la
diplomatie stalinienne : redonner à l’URSS son rôle de puissance
protectrice des minorités chrétiennes d ’Orient.
305 —

Une N E P religieuse ?

Depuis octobre 1917, la religion était par essence une pra­


tique jugée contre-révolutionnaire, vigoureusement combattue
par les autorités soviétiques. La campagne anticléricale menée
depuis 1918 par le nouveau régime reprend avec vigueur en
1523 lorsque le schisme de l'« Eglise vivante » contraint
l’Église orthodoxe à prendre position et à reconnaître la légi­
timité du régime soviétique. En 1925, la mort du patriarche
Tikhone entraîne la vacance du siège patriarcal. Le métropolite
Sergeï (1867-1944), devenu «gardien du trône patriarcal»
après la déportation du métropolite Pierre en Sibérie en 1926,
amène cependant progressivement l’Église à une coopération
active avec le régime. Elle est inaugurée, à partir de 1927, par
la formule de conciliation, dite du « sergianisme ». Celui-ci
impose à l’Église une attitude de loyauté et de compromission
dans le cadre de l'État communiste. En témoigne la célèbre
déclaration de 1927 : « Nous devons prouver par nos paroles et
par nos actes que les orthodoxes les plus fervents peuvent être
de fidèles citoyens de l’Union soviétique [...]. Nous souhaitons
être orthodoxes et en même temps reconnaître l'Union sovié­
tique comme notre patrie civile. Ses joies et ses succès seront
nos joies et nos succès, ses échecs seront nos échecs l. » Cette
collaboration étroite entre les membres de la hiérarchie ecclé­
siastique et les diverses instances de l'État soviétique — y
compris les diverses générations de la police secrète - prépa­
rait de longue date le terrain pour l'instrumentalisation de
l’Église orthodoxe russe dans la politique extérieure de l’URSS
à partir de la seconde guerre mondiale.
Dictée par l’effort de guerre soviétique et la mobilisation
morale qu’impose la défense de la patrie soviétique, la détente
religieuse est sensible dès l’automne 1941, lorsque paraissent,
dans les colonnes de la presse soviétique, quelques articles sur
le thème des libertés religieuses. Ces premiers signes annoncia­
teurs d ’un revirement complet du discours officiel sur la religion
et les pratiques religieuses répondent aussi à la propagande alle­
mande sur la « libération » des territoires occupés où les églises
orthodoxes, naguère fermées par les bolcheviks, furent rouvertes

1. Cité dans Kathy Rousselet, « L’Eglise orthodoxe russe et la politique »,


Problèmes politiques et sociaux, 687, 18 septembre 1992, p. 9.
— 306 —

avec solennité. Léopold Braun, délégué apostolique et curé de


Saint-Louis-des-Français, résidant à Moscou depuis 1934, tenta
d'informer le Vatican de la soudaineté du changement d'atti­
tude à l'égard de la religion en URSS : « La première preuve
de ce revirement en faveur de la religion, inspiré par les évé­
nements, fut l'annonce stupéfiante de la radio de Moscou faite
le 4 avril 1942 à 6 heures du matin. C'était le samedi saint,
veille de la fête des fêtes en pays slaves, depuis le baptême de
la Russie. Quel ne fut pas l'étonnement général de la population
en entendant le speaker dire, que pour aller au-devant du désir
de la population, la circulation dans les rues de Moscou serait
autorisée pendant toute la nuit (Moscou est en état de siège)
afin de permettre aux Moscovites d'observer la vieille tradition
russe d’aller assister aux offices religieux dans la nuit de Pâques !
Il est vrai que, pour le saint jour de Pâques de 1942, un service
solennel fut célébré à l'église de l’Epiphanie de Moscou avec le
concours de cinq évêques et une dizaine de prêtres, concélébrant
tous ensemble dans une splendeur liturgique telle qu'on avait
point vue depuis la révolution. Il faut remarquer que cet office
a été rendu le plus solennel possible sur la demande du gou­
vernement et que de nombreuses photographies y furent prises
pour être par la suite disséminées et répandues à l'étranger. »
Si la propagande antireligieuse cessa dès l’automne 1941, Léo­
pold Braun témoigne par ailleurs du caractère « œcuménique »
de la nouvelle sollicitude des autorités soviétiques à l’égard de
la religion : « En octobre 1941, au moment où Moscou était le
plus menacée, le gouvernement manifeste soudainement une
sollicitude extraordinaire et totalement inattendue pour la sécu­
rité personnelle des hauts dignitaires ecclésiastiques de la capi­
tale que la presse antireligieuse gouvernementale venait d'in­
sulter de la manière la plus grossière quelques mois auparavant.
Un wagon spécial fut mis à leur disposition et, de cette manière,
le métropolite Sergeï, le pseudo-métropolite Alexandre
Vedenski, le grand rabbin et le mollah furent évacués loin du
danger menaçant la ville l. » La chronique de Léopold Braun,
sous sa forme tragi-comique, est révélatrice de ce cours nouveau,
qualifié parfois de « NEP religieuse ». Celui-ci est confirmé, en
1942, lorsque le gouvernement soviétique fait publier un

1. MAE Nantes, BEY 825, 13 septembre 1942.


— 307 —

ouvrage destiné à la propagande extérieure et intitulé La vérité


sur la religion en URSS.
En même temps, on assiste à une véritable réorganisation de
l’Église orthodoxe russe. Le 4 septembre 1943, le métropolite
Sergeï et deux chefs subordonnés, Nikolaï et Alexeï (le futur
patriarche), sont convoqués auprès de Staline pour une audience
privée. Cette entrevue détermine une sorte de concordat infor­
mel que concrétise, quelques jours plus tard, la convocation
d’un concile aboutissant au rétablissement du siège patriarcal.
Avec seize ans de retard, le métropolite Sergeï accédait ainsi à
la fonction suprême de patriarche de l’Église orthodoxe russe,
quelques mois à peine avant sa disparition, le 15 mai 1944. Un
nouveau concile réuni pour élire son successeur (janvier-
février 1945) aboutit à l’élection d ’Alexeï et, le 10 avril 1945,
le nouveau patriarche est reçu par Staline en présence de Molo-
tov, ce qui laisse supposer la vocation diplomatique reconnue
par le pouvoir soviétique à l’orthodoxie russe. Cette dernière
était ainsi appelée à servir les intérêts de l’État soviétique sur
le front international de l’Église, notamment à partir de 1945
dans la zone occupée par l’Armée rouge en Europe centrale et
orientale où elle pouvait exercer sa tutelle ou son influence sur
les populations orthodoxes (Roumanie, Bulgarie et une partie
de la Yougoslavie) tout en étant ailleurs (Hongrie, Pologne,
Allemagne de l’Est, Tchécoslovaquie, Albanie), un contrepoids
au catholicisme et au protestantisme. Cependant, c’est au
Proche-Orient où les minorités orthodoxes sont nombreuses,
que la volonté de rétablir l’autorité du patriarcat de Moscou
semble la plus nette. Cette nouvelle offensive au cours de
laquelle Moscou s’efforce de renouer avec les ambitions
anciennes de la « troisième Rome », est un des aspects et non
des moindres de la stratégie minoritaire de l’Union soviétique
dans cette région.

L a protection des minorités orthodoxes


dans le cadre de la diplom atie stalinienne

Mosaïque ethnique et religieuse, le Proche-Orient fournit, à


partir de la fin de la seconde guerre mondiale^ un terrain
d ’action naturel —au demeurant traditionnel - à l’Église ortho­
— 308 —

doxe russe, désireuse de renouer avec les orthodoxies locales.


Historiquement divisées en quatre patriarcats (Constantinople,
Alexandrie, Antioche et Jérusalem) théoriquement égaux en
rang et autonomes, les orthodoxies orientales peuvent être divi­
sées en deux groupes : l'orthodoxie arabe, d'une part, regroupée
autour des patriarcats d'Antioche et de Jérusalem et dont sont
très proches les coptes « précalcédoniens » d’Egypte, et l’ortho­
doxie hellénique, d’autre part, constituée par les Eglises auto-
céphales de Grèce et de Chypre, de l’Eglise autonome de Crète,
et du patriarcat de Constantinople, primus inter pares. A partir
de 1943-1944, ces patriarcats orthodoxes sont l’objet d’une sol­
licitude particulière de la part de Moscou qui remporte des
succès certains mais inégaux. « Les efforts les plus remarquables
de l’Eglise orthodoxe russe immédiatement après la rencontre
avec Staline furent consacrés au Moyen-Orient et ils furent
considérablement récompensés l. »
En effet, les signes extérieurs de la nouvelle politique reli­
gieuse appliquée en URSS sont perceptibles dès la « normali­
sation » de 1943. Cette nouvelle dimension religieuse par
laquelle la diplomatie soviétique s’efforce de manifester sa pré­
sence n’échappe pas à la sagacité des observateurs et des diplo­
mates français, rompus par ailleurs à une pratique séculaire de
protectorat de l’Eglise catholique, même à l’époque de la Troi­
sième République laïque et radicale. Les premières avances
soviétiques semblent, dans un premier temps, concerner l’or­
thodoxie grecque, comme par exemple à_ Istanbul :
« À l'occasion de l’application de la loi sur la fortune, les représen­
tants soviétiques auraient manifesté un intérêt très vif à l’endroit des
minoritaires grecs qui ont été lourdement frappés par la loi. On
signale qu’à Istanbul deux popes attachés au patriarcat auraient été
arrêtés par les Turcs au moment où ils sortaient de l’ambassade des
Soviets. Ceux-ci leur auraient offert une aide pécuniaire.^ Il est surtout
intéressant de relever l’attention que l’URSS porte à l’Église grecque
orthodoxe. Les Russes n’ignorent pas en effet l’influence que le clergé
exerce sur la population grecque tout entière et ils peuvent trouver,
en s’appuyant sur une politique religieuse appropriée, un moyen de
pénétration parmi les Grecs de Constantinople et jusque dans la Grèce
occupée 2. »

1. William C. Fletcher, A Sîu d y in su rv iv al. The Church in R u ssia , 1 9 1 7 -


1943, Londres, SPCK, 1965, p. 19.
2. MAE Nantes, BEY 825, 10 mars 1943.
— 309 —
Cette attention particulière à l'égard de la communauté
grecque est confirmée quelques mois plus tard en Egypte où le
délégué du CFLN au Caire se montre plus frappé par les avan­
cées de l'orthodoxie russe que par celles des théories commu­
nistes :

« J e sais que le communisme a, à plusieurs reprises, inquiété la


police d’Etat au sein de la colonie grecque, surtout depuis la venue
en Egypte de nombreux réfugiés de Grèce. Dans les milieux ortho­
doxes et en particulier dans l’Eglise grecque orthodoxe, le concordat
entre Staline et l’Eglise russe a produit une impression très forte qui
s’est traduite par un long télégramme de félicitations de Sa Divine
Béatitude Mgr Christophoros II, pope et patriarche d’Alexandrie. La
princesse Irène de Grèce, femme du prince Pierre, russe d’origine,
adressa du Levant à cette même occasion, un télégramme au patriarche
Serge, fort remarqué. La visite de ce dernier à Jérusalem et peut-être
au Caire, annoncée par toute la presse est d’ailleurs attendue avec
impatience et presque avec émotion par tous les milieux orthodoxes
du Proche-Orientl. »

Ainsi, la politique de présence soviétique en Méditerranée


orientale se manifeste-t-elle par la résurrection de la Russie dans
son rôle de puissance protectrice traditionnelle des orthodoxes,
une image que le patriarcat de Moscou s'employa constamment
à propager auprès des Grecs comme auprès des minorités arabes
orthodoxes.
Dans un premier temps, l’offensive religieuse de l’URSS au
Proche-Orient emprunta le canal des représentations diploma­
tiques soviétiques, la hiérarchie de l’Eglise orthodoxe russe ne
disposant encore d'aucun moyen d’intervention directe. Les
diplomates soviétiques en poste au Proche-Orient improvisèrent
visiblement leur nouveau rôle et manifestèrent un intérêt inac­
coutumé pour les affaires religieuses. N . Novikov, ambassadeur
soviétique en Egypte, multiplia ses rencontres avec divers repré­
sentants des patriarcats grecs orthodoxes grâce à l’intermédiaire
et à l’influence occulte de la princesse Irène, d’origine russe,
devenue membre de la famille royale grecque par son mariage
morganatique avec le prince Pierre de Grèce. En août 1944,
lors du voyage de Novikov au Liban, il fit ouvertement allusion
au rôle d'Irène lors d'un entretien avec le patriarche grec ortho-

1. MAE Nantes, BEY 670, 1 er novembre 1943.


— 310 —

doxe, épisode que les autorités françaises commentèrent ainsi :


« La princesse Irène, dont le dévouement à la France est notoire,
exerce une heureuse influence sur Novikov. La princesse Irène
serait sur le point de se rendre à Téhéran puis à Moscou où elle
est également très connue de Staline. Le métropolite de Bey­
routh suggère que la princesse soit entourée d’égards à son arri­
vée à Beyrouth, car, a-t-il conclu, elle est capable de jouer à
Moscou un rôle déterminant pour le développement de la situa­
tion au Levant l. » Quelques jours plus tard, de passage en
Palestine lors de son voyage de retour vers Le Caire, Novikov
fut reçu par le patriarche grec orthodoxe de Jérusalem, grâce à
l’entremise de la princesse Irène. Bien qu’au cours de cette
entrevue Novikov, selon son habitude, se soit montré très
réservé, l’entrevue de Jérusalem semble correspondre à une nou­
velle phase de la diplomatie soviétique au Proche-Orient, ce
que le patriarcat de Jérusalem envisage avec la plus grande
méfiance, comme le suggère le consul américain à Jérusalem :

« Cette visite aurait revêtu peu d’intérêt s’il n’y avait pas eu cette
association avec, en premier lieu, le patriarche grec orthodoxe et, en
second lieu, avec la princesse Irène. On dit que le patriarche orthodoxe
é’est plaint d’une « indisposition diplomatique » lorsque Sergeï a pro­
jeté de venir en Palestine et il a peur de devoir renoncer à beaucoup
de choses si les Russes réapparaissent dans la vie religieuse en Pales­
tine. A-t-il changé d’avis ou s’est-il racheté ? Je ne sais mais cela
devrait rapidement s’éclaircir. La princesse Irène a un penchant natu­
rel pour les intrigues et elle demeure en-ce moment en compagnie
de son mariv au patriarcat. Elle est peut-être la négociatrice entre les
Russes et l’Eglise orthodoxe. Elle m’a dit une fois qu’elle n’a abso­
lument aucun intérêt en Grèce et qu’elle dévouerait tout son temps
et son énergie à l’Eglise orthodoxe. Comme vous le savez, elle est
russe. Selon moi, il y a encore tant de choses incertaines en Palestine
que les Russes ne sont pas prêts à entrer dans les affaires locales. Ils
ne demanderont probablement pas la restitution de leurs propriétés
avant d’avoir réellement compris où leur intérêt repose. Ces visites de
Soultanov et de Novikov ne sont probablement que des expéditions
de reconnaissance. La princesse Irène aime parler et éventuellement
elle pourrait éclaircir ces questions 2. »

1. MAE Nantes, BEY 825, 10 août 1944.


2. NARA, RG 59, 761.67N/8-1944.
— 311 —

Mais l’intérêt de la diplomatie soviétique pour les ortho-


doxies locales se confirme au cours de l’année 1944, surtout
lorsque après le décès de Sergeï, se dessine la perspective de la
réunion d’un concile à Moscou. En Syrie et au Liban, par
exemple, l’ambassadeur soviétique, D. Solod, semble nouer
d’excellentes relations avec le patriarche Alexandre III, préfi­
gurant la « satellisation » du patriarcat d’Antioche par l’ortho­
doxie slave. Pour l’heure cependant, Solod fait mine « d’être
une autorité en matière d’icônes, en particulier celles de Kiev,
sa région natale, et il affirme être un bon chrétien orthodoxe »,
ironise un observateur américain \

Le concile de 1 9 4 5
et la tournée du patriarch e A lexeï a u Proche-Orient

Réuni du 31 janvier au 2 février 1945, le concile convoqué


à l'occasion de la vacance du siège patriarcal a été un prétexte
idéal pour renouer les relations entre l’orthodoxie slave et les
orthodoxies orientales dont les représentants furent invités en
qualité d’hôtes d’honneur. Ces perspectives suscitèrent des réac­
tions diverses auprès des quatre patriarcats, allant de la per­
plexité à l’enthousiasme. Une fois encore, le patriarche d ’An­
tioche, contacté à cette occasion par l’ambassadeur Solod, se
distingua par sa crédulité :

« Le représentant des Soviets m’a informé que le synode orthodoxe


russe procédera aux élections d’un nouveau patriarche de la Russie
selon les rites et les statuts de la Sainte Église orthodoxe. Ceux-ci ont
été approuvés par le gouvernement des Soviets. Le maréchal Staline
désire convier tous les patriarches orthodoxes à assister aux élections
et au couronnement du nouveau patriarche russe. Cette convocation
qui devrait venir du synode orthodoxe russe n’est pas encore arrivée
mais les représentants des Soviets ont voulu que l'on s’y prépare dès
maintenant afin d’être à Moscou avant le 31 janvier 1945, jour de
l’élection du patriarche. Comme notre instruction est russe et que
nous sommes en relations étroites avec le synode russe depuis l’élec­
tion du défunt Sergius et pour renouer l’amitié et les liens qui
nouaient avant la dernière guerre l’Église d’Antioche à celle de la
Russie, nous avons décidé d’aller à Moscou accompagné de leurs1

1. NARA, RG 226, OSS 51517.


— 312 —

Excellences, les archevêques de Sour, de Saïda et de Homs car nos


relations mutuelles sont excellentes et il n'y a entre nous aucune
querelle de parti ou d'influence. Nous partirons vers le milieu du
mois de janvier. Le gouvernement soviétique aurait envoyé un avion
spécial pour ce voyage l. »

Tenu à l'église de la Résurrection dans le quartier Sokolniki


à Moscou, ce concile eut indubitablement un caractère « panor-
thodoxe », bien que les hôtes étrangers ne participassent ni aux
discussions, ni aux votes, les questions à l'ordre du jour - élec­
tion du métropolite Alexeï au trône patriarcal et adoption du
statut pour l'administration de l’Eglise orthodoxe russe - revê­
tant un caractère local. Les prélats orthodoxes orientaux, effi­
cacement pris en charge par le gouvernement soviétique, for­
mèrent une délégation importante : le patriarcat œcuménique
de Constantinople, représenté par Mgr Germanos, métropolite
de Thiatyre, le patriarcat d'Alexandrie, représenté par le
patriarche Christophoros accompagné d ’une suite de quatre pré­
lats, le patriarcat d'Antioche représenté par le patriarche
Alexandre III flanqué des métropolites Alexandre de Homs et
Théodore de Tyr et de Sidon, et enfin, le patriarcat de Jérusa­
lem, représenté par Mgr Athenagore, archevêque de Sebaste.
Cette impressionnante cohorte de prélats illustre assez bien le
rôle assigné au patriarcat de Moscou dans la politique extérieure
au Proche-Orient par le gouvernement soviétique, représenté
officiellement par G. Karpov, président du conseil pour
les Affaires de l’Eglise orthodoxe russe auprès du conseil des
commissaires du peuple. Après avoir prononcé un vibrant
éloge glorifiant, l'action patriotique de l'Église pendant la
guerre, Karpov céda la parole au patriarche Alexandre III dont
le discours, véritable morceau d'anthologie, insista^ sur la soli­
darité séculaire entre les orthodoxies orientales et l'Église russe :

« Quatre patriarches de l'Orient orthodoxe sont particulièrement


heureux de se trouver ici, parmi vous, en ce moment solennel en
qualité d’hôtes [...]. La présence ici de quatre patriarches, représentant
l’ancienne Église apostolique tout entière, entrera comme une page
particulière dans l'histoire de l’Église orthodoxe et, en particulier,
dans l’histoire de l’Église de la Sainte Russie. Quatre patriarches qui,
depuis l’Antiquité et par la grâce de Dieu, constituent le fondement

1. MAE Nantes, BEY 825, 5 janvier 1945.


— 313 —

et le soutien de l'orthodoxie, s’empressent aujourd’hui de couronner,


par leur bénédiction, ce grand événement, dont certains peut-être ne
comprennent pas la signification, mais qui est miraculeux pour nous
qui nous fions à la grâce de Dieu : après les épreuves traversées ces
dernières années par l'Église orthodoxe russe, alors que l’ennemi fou­
lait aux pieds et blasphémait la terre sacrée de Russie, elle sut se
retrouver saine et sauve, comme l'or dans un brasier, et accomplir
aujourd’hui dans une joie céleste, le triomphe de la victoire [...].
Qu’une mémoire éternelle accompagne les très Saints Patriarches,
défunts dans le Seigneur, Tikhone et Serge qui, avec la sagesse accor­
dée d’en haut, ont conduit la barque ecclésiastique jusqu’à un port
calme et sûr, ainsi qu’au triomphe de la foi orthodoxe l. »

Ainsi, le concile de 1945, véritable manifestation de l’unité


du monde orthodoxe, confirmait la Russie dans son rôle de
puissance protectrice de l’Orient chrétien, une résurgence que
quelques-uns des patriarches orientaux —en particulier, Chris-
tophoros d’Alexandrie - accueillirent avec des déclarations gran­
diloquentes de reconnaissance. L’attitude réservée du patriarcat
oecuménique de Constantinople dont l’organe, Orthodoxia,
s’abstint de tout commentaire au sujet du concile de Moscou,
apporta seule une note dissonante dans les cérémonies ecclé­
siastiques organisées en grande pompe et avec fastes par le
régime soviétique. Cette réserve procédait d’ailleurs moins
d’hypothétiques divergences politico-religieuses avec le régime
soviétique que de la traditionnelle rivalité entre Moscou et
Constantinople pour s’assurer la primauté dans le monde ortho­
doxe.
Deuxième temps fort de l’offensive religieuse de l’URSS au
Proche-Orient en 1945, le voyage du patriarche Alexeï projeté
lors d'une entrevue avec Staline, le 10 avril, confirme le « nou­
veau cours » esquissé quelques mois plus tôt. Officiellement, il
ne s’agit que d’un pèlerinage aux Lieux Saints et dans les pays
du Proche-Orient et d'un prétexte pour « rendre leur visite »
aux patriarches orientaux, mais ces pieuses motivations dissi­
mulent à peine les objectifs de la nouvelle diplomatie soviétique
au Proche-Orient. Ce voyage débute le 28 mai 1945, soit trois
semaines après la capitulation de l’Allemagne. Consacré exclu-

1. Cité dans « Le problème religieux en URSS », Les relations extérieures


du patriarcat de Moscou, N otes et études docum entaires, 1624, 14 juin 1952,
p. 6-7.
— 314 —

sivement au Proche et au Moyen-Orient, cinq étapes impor­


tantes en jalonnent le parcours : Jérusalem et la Terre Sainte,
TEgypte, Beyrouth, Damas, Téhéran et Bagdad.
Accompagné du métropolite Nikolaï, et d'une suite impres­
sionnante de prélats parmi d'autres, l’archevêque Vitali, l’ancien
schismatique repenti, accompagné de G. Karpov, le délégué du
gouvernement soviétique, le patriarche Alexeï quitta l’URSS à
bord d’un avion piloté par un héros de l’Union soviétique,
preuve, s’il en fut, de la « bénédiction » des autorités. Etape
très médiatisée, la première visite d ’un patriarche russe à Jéru­
salem avait de quoi frapper les esprits surtout au sein de la
hiérarchie ecclésiastique locale - grecque, alors que la majorité
des fidèles et le bas-clergé sont arabes - intéressée avant tout
par le rétablissement des subsides financiers que la Russie ver­
sait avant 1917. De son côté, le patriarcat de Moscou semblait
vouloir également récupérer ses biens fonciers et immobiliers
en Palestine. Ainsi, « tout en manifestant devant les fidèles
d ’Orient la liberté et le prestige renaissant dont jouit l'Eglise
russe, il s’occupera sans doute d ’épurer ses représentants en
Palestine, en Egypte et en Syrie, en même temps qu'il régula­
risera, au bénéfice de Moscou, la propriété des fondations et des
biens religieux, encore détenus par des associations d ’émigrés
russes 1 ». On comprend dès lors pourquoi les tentatives de
contact établies avec ces dernières ne furent pas très concluantes
même si le patriarcat de Moscou put récupérer quelques pro­
priétés des années plus tard et établir une m ission permanente
à Jérusalem. Le séjour du patriarche en Palestine^ fut ensuite
consacré à une visite détaillée de la Terre Sainte. A la mi-juin
1945, accompagné de sa délégation, le patriarche Alexeï parvint
en Egypte où il fut reçu par le patriarche Christophore à
Alexandrie et au Caire. Cette étape, sans doute la plus réussie
du parcours, fut marquée par plusieurs cérémonies officielles :
réception par le roi Farouk, accueil particulièrement chaleureux
du patriarche d ’Alexandrie qui, du coup, accepta de se joindre
à la délégation moscovite au cours de sa tournée au Moyen-
Orient. Sur le plan de l’administration ecclésiastique, cette
étape fut également couronnée de succès^ puisque les églises
de la colonie de Russes blancs émigrés en Egypte furent placées
sous la juridiction du patriarcat de Moscou. Fin juin, la délé-

1. MAE Nantes, BEY 825, 3 juin 1945.


— 315 —

gation arriva à Beyrouth, halte obligatoire dans une ville où la


communauté orthodoxe était nombreuse et influente. Le
patriarche Alexeï visita la ville sans négliger le détour obliga­
toire par l'ambassade soviétique récemment ouverte. Cependant,
c’est l’étape de Damas qui semble avoir été la plus réussie. En
effet, le patriarcat d ’Antioche, isolé et privé de contacts avec les
Églises grecques, souffrait de difficultés financières telles que le
rétablissement des liens anciens avec Moscou fit l'effet d'une
solution quasiment miraculeuse. Ainsi, le versement des sub­
sides, décidé après le voyage d’Alexeï, devait faire du patriarche
d'Antioche un obligé et naturellement un des piliers les plus
solides de l'influence de l'orthodoxie slave au Moyen-Orient.
Motivée par des buts de politique extérieure plus que par
des considérations de politique intérieure, la « NEP religieuse »
apparaît ainsi comme l’une des modalités nouvelles de l’exercice
de la diplomatie soviétique au Moyen-Orient à la fin de la
seconde guerre mondiale. Le concile de 1945 ainsi que la tour­
née du patriarche russe permirent, dans cette perspective, de
rétablir des liens avec l’Orient orthodoxe même si le patriarcat
œcuménique de Constantinople, d'une part, et la Mission spi­
rituelle russe à Jérusalem, d ’autre part, ignorèrent ouvertement
cette politique. Mais l’opération, dont l’objectif était d'établir
la primauté de l’Eglise orthodoxe russe, ne fut que partielle­
ment couronnée de succès. Les suggestions du patriarcat de
Moscou concernant l'action de l'Église orthodoxe au Proche et
au Moyen-Orient - ouverture d'écoles sous la supervision de
l'Église orthodoxe russe, ouverture d'un séminaire à Jérusalem,
enseignement du russe - suscitèrent en apparence une certaine
perplexité, voire même une franche hostilité notamment à Jéru­
salem. Le patriarcat de Moscou dut en conséquence réviser à la
baisse ses objectifs trop ambitieux, ce dont témoigne le nouveau
mémorandum qui fut signé par le patriarche Alexeï et cin­
quante membres du synode de Moscou et fut soumis à quelques
représentants de l'orthodoxie orientale lors d’une conférence
réunie à Bloudan en septembre 1945. De nouvelles^ bases de
collaboration étaient suggérées. L'indépendance des Églises du
Proche et du Moyen-Orient était reconnue, les membres du
synode affirmaient vertueusement qu'il n’existait aucune inten­
tion d'associer à leurs activités religieuses une quelconque
propagande politique. En revanche, l’Église orthodoxe russe,
dotée du droit de protection d'ordre liturgique, moral et reli­
— 316 —

gieux, réitérait sa mise en garde contre les missions ecclésias­


tiques russes opposées au patriarcat de Moscou et il fut décidé
qu'un métropolite devrait être envoyé à Jérusalem pour servir
d'intermédiaire entre le synode de Moscou et les Eglises du
Moyen-Orient. Ce fut sans doute le sens de la mission du
métropolite Grégoire de Leningrad qui accomplit également un
voyage au Proche-Orient en novembre-décembre 1946 sans par­
venir à un résultat concret. Les efforts déployés par la diplo­
matie soviétique pour affirmer la primauté de l'Eglise orthodoxe
russe rencontrèrent davantage d'obstacles dès les débuts de la
guerre froide : l'agressivité de la politique extérieure soviétique
de la crise iranienne jusqu'au blocus de Berlin rendait de moins
en moins crédible, en effet, le message de paix de la « troisième
Rome ». Dans ces conditions, il n'est pas très surprenant que
l’instrumentalisation de l'Eglise russe dans la politique exté­
rieure soviétique au Proche et au Moyen-Orient ait connu, à
partir de 1948, un arrêt provisoire.

Le cas de l'E g lise arménienne


*

L'instrumentalisation de l'Eglise arménienne dans la poli­


tique soviétique au Moyen-Orient poursuit un schéma grossiè­
rement analogue. Régie par quatre directions spirituelles, le
catholicossat d'Etchmiadzin (Arménie soviétique), le catholi-
cossat de Cilicie (à Antélias au Liban) et les'patriarcats d'Istan­
bul et de Jérusalem, cette Eglise nationale est dotée d ’un statut
« juridique à l'image d'une nation éclatée 1 » que traduit une
structure diocésaine calquée sur la géographie de la diaspora.
Au Moyen-Orient cependant, cette dernière n'exclut pas la
recherche d'une zone d ’influence que favorise la proximité du
siège d'Etchmiadzin, près de Erevan en Arménie soviétique :
« Gagner les sympathies des Arméniens de la diaspora et sou­
mettre à l'autorité suprême d'Etchmiadzin les colonies du
Levant placées sous la juridiction spirituelle du catholicos de
Cilicie, tels sont depuis la fin de la guerre les objectifs constants
de la politique arménienne de l'Union soviétique 2. »

1. Claire Mouradian, op. cit.yp. 363-


2. « “ Le problème religieux en URSS ”. La situation de 1eglise armé­
nienne », Notes et études documentaires, 2239, 8 décembre 1956, p. 3.
— 317 —

L'Église en Arménie soviétique avait subi en effet les mêmes


persécutions que l’Église russe pendant la période d'athéisme
militant des années vingt et trente. Depuis le 6 avril 1938, le
siège catholicossal d’Etchmiadzin est également en état de
vacance, son occupant légitime Khorène Ier aurait été étranglé
par des membres de la Tcheka. Une situation d'intérim s'est
donc installée, assumée par un locum tenens loyal et peu suspect
de menées subversives, l'archevêque Kevork Tchorekdjian. Dans
la ligne de la nouvelle politique religieuse poursuivie en Union
soviétique à partir de l'entrée en guerre, ce dernier lance en
juillet 1941 un Appel au peuple arménien et prie pour le salut de
l'Armée rouge. Récompensée pour sa collaboration à la défense
de l'URSS, l'Église arménienne bénéficie de la part du régime
des mêmes concessions que l’Église orthodoxe : réouverture des
séminaires, autorisation de publier un périodique, etc. En
avril 1944, l'entrevue de Staline avec l’archevêque Kevork
Tchorekdjian au Kremlin crée les conditions d'une sorte de
concordat entre l'Église arménienne et l'État soviétique et auto­
rise la publication d ’un règlement interne déterminant les pro­
cédures d’élection et codifiant l’administration de l'Église en
1945. L'ensemble de ces mesures prépare l’acte final de la récon­
ciliation religieuse : la convocation du concile d'élection du
catholicos prévue en juin 1945.
Comme dans le cas étudié précédemment, il convient d’ob­
server que l’activité diplomatique soviétique au Levant s'oriente
indiscutablement, dès 1944, vers les affaires religieuses armé­
niennes. Lors de son voyage à travers les divers pays du Proche-
Orient, N. Novikov rencontra, à Beyrouth, l’archevêque Arda-
vast Surmeyan. Évitant d’aborder ouvertement toute question
d ’ordre politique, il aurait manifesté au cours de cette entrevue,
un intérêt appuyé pour l’Église arménienne et évoqué, notam­
ment, la visite imminente en Syrie et au Liban du représentant
d’Etchmiadzin, le professeur A. Abrahamian. La tournée de ce
dernier dans les pays du Moyen-Orient, entre le printemps et
l’été 1944^ marque bien les fonctions externes désormais assi­
gnées à l'Église d'Etchmiadzin par l’intermédiaire du Comité
aux affaires religieuses dont A. Abrahamian semble avoir été un
des principaux responsables. Chargé de mission de l’Église
arménienne auprès des communautés du Proche-Orient,
A. Abrahamian aurait occupé jusqu’en 1939 des fonctions offi­
cielles au sein du Narkomindel et serait, selon certaines sources,
— 318 —

un parent de Anastase Mikoyan. Quoi qu'il en soit, sa mission


est claire. Au cours des diverses étapes de son voyage, le pro-
fesseur multiplie discours et conférences dont le contenu,
patriotique et politiquement « neutre », vise ouvertement à
créer par l’intermédiaire de l'Eglise une image consensuelle de
l'Arménie soviétique. En même temps, il s’agit bien de réaffir­
mer la primauté spirituelle d'Etchmiadzin, seule garante de
l’unité de l'Eglise apostolique et du peuple arménien. Dès
l'installation de la représentation diplomatique de l’URSS en
Syrie et au Liban, l'ambassadeur D. Solod et le consul
R. Aharonov ne manquèrent pas d ’accomplir une visite officielle
au catholicossat d ’Antélias pour exposer aux prélats la situation
de l'Eglise orthodoxe et les questions relatives à l'élection du
patriarche de Moscou. Ainsi, dans l'ensemble des pays du
Moyen-Orient, les diplomates soviétiques, comme les émissaires
d'Etchmiadzin, s’emploient à préparer activement le concile de
l'élection de 1945 : dans chaque communauté, les autorités
ecclésiastiques sont invitées à préparer la liste des participants,
clercs ou laïcs, tandis que les envoyés de Tchorekdjian multi­
plient leurs activités.
Réuni en juin 1945, le concile d'Etchmiadzin remplit donc
sa/ mission officielle
/
: tout en scellant la réconciliation entre
l'Eglise et l’Etat soviétique, il est présenté à l’ensemble des
Arméniens de la diaspora comme un symbole de réunification
nationale. Procédant à l'élection sans surprise de l'ancien locum
tenens devenu le catholicos Kevork VI, une- élection très solen­
nelle dans sa forme et, surtout, tenue en présence des représen­
tants extérieurs de l'Eglise arménienne, le concile de juin 1945
a une signification politique tout comme le concile que l’Eglise
russe avait été autorisée à tenir quelques mois auparavant. En
effet, la présence du catholicos de Cilicie, invité sur la base d ’un
accord de reconnaissance réciproque conclu en 1941 entre les
deux sièges, celle des patriarches d'Istanbul et de Jérusalem,
membres ex officio du concile, et de divers représentants exté­
rieurs laïcs et religieux, manifeste assez les intentions politiques
sous-jacentes à cet événement : en effet, au-delà de l'affirmation
de l'unité de la nation arménienne, le concile avait abordé la
question de la réunification des territoires turcs d'Anatolie à
l’Arménie soviétique et avait énoncé le principe du rapatrie­
ment. Ainsi, « le catholicos, faisant écho aux paroles du Maré­
chal, présenta l'affaire comme une croisade pour l’Eglise armé­
— 319 —

nienne et pour la cause humanitaire des Arméniens qui ont déjà


enduré tant de souffrances. Ainsi les députés rentrèrent chez
eux, enflammés par cette promesse quasiment inscrite dans
rÉcriture Sainte 1 ». Ce fut effectivement le cas de plusieurs des
invités d ’Etchmiadzin qui crurent bon de manifester publique­
ment leur enthousiasme concernant l’élection du catholicos et
les « progrès magnifiques » accomplis en Arménie soviétique.
Parmi les « convaincus », il convient de mentionner le
patriarche de Jérusalem G. Israelian, qui, lors d’une escale à
Bagdad pendant son voyage de retour, tint une conférence au
cours de laquelle il parla de l’Arménie soviétique et du rôle de
l’Église : « Le peuple d’Arménie est heureux, et tout le monde
a du travail. Il existe un progrès général dans le pays, et des
bâtiments, des routes, des ponts sont en voie de construction.
Les gens eux-mêmes sont mieux habillés 2. » Ces impressions
de voyage enthousiastes et ces expressions laudatives contrastent
fortement avec celles du catholicos de Cilicie, Karekine Hov-
sepian qui, très affecté par le déroulement du concile, rentra
avec la certitude d’avoir servi d ’otage aux autorités soviétiques :

« Les délégués furent contraints d’agir sous des ordres et on ne leur


accorda pas le droit de parole. Ils n’avaient pas le droit de marcher
librement dans les rues, ni d’adresser la parole à qui que ce soit.
L’impression générale est que les gens sont très pauvres et sous-ali­
mentés mais qu’il serait probablement peu sage de s’en plaindre. Il y
a très peu de jeunes gens dans les rues puisque la plupart ont été
enrôlés au service de l’Armée rouge. Les pertes arméniennes dans cette
guerre ont été assez considérables 3. »

Ainsi, si manifestement le concile avait pour objectif d’affir­


mer la primauté d'Etchmiadzin, et de placer le siège d’Antelias
sous son influence directe, l’opération ne fut qu’un semi-succès.
Mais, en jouant constamment sur les relations entre les deux
catholicossats, la politique soviétique parvint cependant à créer
au sein de la diaspora moyen-orientale, en 1945-1946, un cer­
tain consensus qui explique les statistiques et le succès du rapa­
triement. Cette stratégie divise néanmoins profondément la
plupart des communautés arméniennes et suscite une nette

1. NARA, RG 226, OSS 25058.


2. NARA, RG 226, OSS 17994.
3. NARA, RG 266, OSS 14204.
— 320 —

opposition des dachnaks surtout à partir de 1952, lorsque de


nouvelles situations d'intérim à Antelias, puis à Etchmiadzin,
créent une fois encore des conditions favorables à l'ingérence
soviétique dans les affaires ecclésiastiques. Cependant, à cette
époque, l’URSS ne bénéficie plus de l'image des « temps
héroïques » de la seconde guerre mondiale et, dans le contexte
de la guerre froide, les nouvelles tentatives d ’Etchmiadzin pro­
voqueront, en 1956, une véritable crise politique au sein des
communautés du Moyen-Orient doublée d'une situation de
schisme à l'intérieur des diocèses de l’ensemble de la diaspora.
C O N C LU SIO N

Quelle a été en définitive la politique soviétique à l’égard


des minorités ? Quelles ont été les aspirations respectives des
divers protagonistes, soviétiques et minoritaires, décideurs ou
simples colporteurs dont nous avons entrevu les parcours au
Moyen-Orient jusqu’aux lendemains de la seconde guerre mon­
diale ? Quelles évolutions peut-on déceler à travers ces frag­
ments d'histoire et de réseaux personnels demeurés aux marges
de la « grande diplomatie » ?
Une dernière histoire, une petite fable politique et minori­
taire dont le lieu et l’heure — l’Iran du Nord au début de
l’occupation soviétique - nous ont semblé fort éclairants. Il
s’agit d’un courrier personnel1 adressé au bureau du parti dach-
nak au Caire sur l’état politique de la communauté arménienne
locale, et ce, dans sa frange réputée la plus hostile aux Sovié­
tiques. La censure de ces temps de guerre imposant ses condi­
tions sévères, ce document « à clés » masque, à travers un récit
dont le ton évoque la guerre picrocholine, les événements poli­
tiques liés à la grande diplomatie internationale dans un micro­
cosme minoritaire.

1. Archives Rouben Ter Minassian (fonds personnel), Téhéran,


27 novembre 1941.
— 322 —

« Je veux vous conter une histoire à propos du fils de Ghazar


(personnage imaginaire) de Ghzlaghash. Cela concerne une famille
patriarcale très intéressante (le parti dachnak). Dans le temps, un
instituteur du nom de Souren (V. Babayan) fut désigné comme chef
de la famille. Cet homme, incapable de comprendre son entourage,
s’appuya seulement sur trois membres de la famille, négligea les
autres, et concentra tout dans ses mains. Les neuf dixièmes de ceux
qui ont de l’expérience se dégoûtent, se fatiguent, se retirent ou
restent dans la position de spectateurs. Vous savez que les positions
présentes sont très graves. Il faut une grande prévoyance pour que
la famille reste unie, et vive et travaille sous un même toit, ce qui
est indispensable au moment du danger. [...] Il y a deux ans, on
parla de la venue d’Ivan (les Russes). Souren, remarquant que cer­
tains membres de la famille, considérés comme malades (en danger),
pouvaient être menés à l’écurie de Nigo (en prison), réunit une
assez grande somme ; mais on ne sait pas jusqu’à aujourd’hui qui
sont les malades et ce qu'on a fait de la somme. Peut-être est-ce
pour lui et ses huit à dix favoris. En même temps, il commença
à acheter, en différents endroits et d ’une manière ouverte, des
archets de violon (fusils). Cela rappelle les habitants de Vozm... Ce
travail ouvert excita une colère sans bornes chez le gars de Shneg.
Il va voir Varos, le prévient de l’inutilité de cette activité. En vain.
Etant hostile à Ivan, Souren collabora avec le maître de David
Davidkhanian (Allemagne) tout à fait ostensiblement et par une
voie anormale. Le voisin, M. Sassoyan (Irak) ne fut pas d’accord.
Cela ne sauva évidemment pas la situation, car on cria partout
l’histoire au son des tambours et des trompettes. Enfin ! Que Dieu
ait l'âme des irresponsables. [...] Les relations entre les membres de
la famille sont très hostiles. L’archevêque Nerses est arrivé ici. Il
essaie de faire l’union. Je ne crois pas qu’il réussira. La situation
est sérieuse. [...] Les Maraganis sont les maîtres dans toute la lon­
gueur du Transgaboudan (Kurdistan), depuis Dghmoud du général
Vartan jusqu’à l’endroit où fut tué Costi Hampartsoumian, et au-
delà. Les sept chefs qui étaient dans l’écurie de Nigo (chefs kurdes
en prison à Téhéran) ici, et qui étaient gravement malades ont
guéri. Souren n’y a pas fait attention. Maladifs, nus, ils sont restés
cinq jours, puis ils sont partis dans le Transgaboudan. J ’ai pu leur
fournir une aide de 200 toumans. Mais ils sont partis très mécon­
tents. D ’où Souren peut-il savoir que, pour eux, 1 000 sermons ne
valent pas un dollar. Il y a encore cinq personnes sous surveillance
mais pas dans l’écurie de Nigo. [...] J ’ai oublié de dire que ceux
qui sont sortis de l’écurie de Nigo sont tombés dans les bras des
Machimoniens (Assyriens). J ’avais fini cette lettre quand j’ai appris
que les cinq Mares sous surveillance ont été emmenés avec succès
— 323 —
aux montagnes du Transgaboudan, pour travailler avec eux, et, s’il
y a mariage, pour le faire ensemble. »

Malgré son caractère cryptique, ce rapport interne du parti


dachnak est révélateur des relations entre puissances et mino­
rités. A un moment où certaines minorités espèrent que le nou­
vel ordre issu de la seconde guerre mondiale réalisera leurs aspi­
rations nationales escamotées par la diplomatie de la paix aux
lendemains de la première guerre mondiale, il est clair que la
fréquentation des Grands est plus que jamais à Tordre du jour.
Au Moyen-Orient, comme ailleurs, le Pacte germano-soviétique
puis la formation de la Grande Alliance suscitent localement
chez les minoritaires des alliances tactiques, des obédiences par­
fois multiples et des divisions internes plus dépendantes de
révolution militaire du conflit que des orientations idéologiques
initiales. Ainsi, Tinitiative des minorités, elles-mêmes en quête
d’autonomie ou d ’indépendance, doit être prise en compte afin
de nuancer la froide notion d’« instrumentalisation » qui d’ail­
leurs ne caractérise pas seulement la politique extérieure de
l’URSS. A travers les péripéties du « Transgaboudan », sorte de
cas d ’école dont le nom imaginaire évoque bien la position
transfrontalière, nous avons ainsi observé les mécanismes d’une
microdiplomatie dont les acteurs évoluent sur les marges de la
politique internationale. Cette microdiplomatie, liée aux aspi­
rations des petits groupes nationaux à se constituer en entités
étatiques indépendantes, fait ainsi apparaître, au terme de cette
période, une interaction dynamique entre la politique sovié­
tique et les groupes minoritaires. Elle ne constitue cependant
que Tune des composantes de la politique soviétique qui
cherche, lorsque la situation semble favorable, à déstabiliser des
États voisins dont la cohésion interne est périodiquement
remise en cause par leur propre structure multiethnique. Ainsi,
l’action de l’URSS contribue paradoxalement à encourager le
« nationalisme » des minorités plutôt qu’à répandre les idéaux
internationalistes. Cette conséquence bien connue de la poli­
tique soviétique des nationalités, telle qu’elle a été appliquée à
l’intérieur de l’URSS, est également perceptible à l’extérieur de
ses frontières dans les pays du Moyen-Orient.
Au terme de ce parcours, notre réflexion peut s'orienter
autour de trois remarques d ’ordre général. L’histoire de la poli­
tique soviétique au Moyen-Orient du début des années vingt
— 324 —

jusqu'à la veille de la guerre froide amène tout d'abord à consta­


ter une évolution chronologique qu'il convient d’interpréter.
On observe en effet, au cours de cette période, un changement
radical dans le discours sous-tendant la politique extérieure de
l'URSS au Moyen-Orient, qu'illustre le passage du « messia­
nisme révolutionnaire » dont le congrès de Bakou, en sep­
tembre 1920, est apparu comme le symbole, au « messianisme
orthodoxe » de la troisième Rome dont la politique religieuse
pratiquée au Proche-Orient en 1945 est une résurgence. Cette
évolution décrit donc une sorte de boucle, un retour vers les
formes traditionnelles de la diplomatie du X I X e siècle comme
l'évoque la brève période qui sépare la Grande Guerre patrio­
tique de la guerre froide. Les minorités qui constituaient, depuis
le X I X e siècle, une composante traditionnelle de la diplomatie
des puissances européennes au Proche et au Moyen-Orient, ont
été dans cette perspective un des leviers classiques que la poli­
tique soviétique a cherché à utiliser. Cet ouvrage apporte ainsi
une contribution aux courants historiographiques actuels visant
à mettre en évidence les éléments de continuité entre l’histoire
russe et l'histoire soviétique, en dépit de la rupture de 1917 et
de celle, plus récente, de 1991.
Comment évaluer, cependant, la place exacte des minorités
dans les préoccupations de l’URSS au Moyen-Orient ? Pour
répondre à une telle question, il est nécessaire de prendre en
compte les relations entre le centre et la périphérie au sein de
l'Union soviétique elle-même. L'exemple des républiques de
Transcaucasie a montré à cet égard l’utilité du fédéralisme
soviétique dans les avancées de l’URSS au Moyen-Orient. Mais,
en définitive, la politique minoritaire est-elle décidée à Mos­
cou ? Pendant les années vingt et trente, on décèle davantage
les indices d ’une « influence minoritaire » et l'action de réseaux
locaux dans cette région de frontière poreuse entre le Moyen-
Orient et la Transcaucasie. Ces réseaux minoritaires semblent
fonctionner spontanément dans le jeu local mais occupent éga­
lement une place importante dans les instances centrales de la
politique extérieure de l'URSS, tout au moins jusqu’aux purges
de 1937-1938. Les études prosopographiques montrent, en
effet, l’importance des minoritaires dans les structures mêmes
de la politique extérieure soviétique pendant les années vingt.
Mais l'évaluation des procédures de décision est encore compli­
quée par la diversité de ces dernières : si le commissariat aux
— 325 —

Affaires étrangères privilégie incontestablement les relations


avec les Etats, la politique minoritaire relève d'une alchimie
complexe. Le Komintern adresse son message révolutionnaire
aux « masses » de l’Orient, mais ses acteurs évoluent par les
forces des choses en milieu minoritaire. Quant à la tactique
d’infiltration des minorités menée par les services secrets sovié­
tiques, elle semble relever davantage d’un bricolage improvisé
sur place par des acteurs minoritaires, plutôt que d ’une concep­
tion savamment élaborée à Moscou. Le rôle des minorités au
Moyen-Orient ne semble donc pas, pendant cette période, rele­
ver d ’une stratégie « planifiée ». En revanche, à la fin de la
seconde guerre mondiale, au moment où l’Armée rouge occupe
une part considérable de l’Europe centrale et orientale, l’utili­
sation des minorités (autonomie, indépendance, irrédentisme),
semble décidée dans le cadre d’une stratégie de déstabilisation
des pays voisins destinée à étendre, selon des modalités diverses
et imprécises (« républiques sœurs » ou projet d’annexion ?),
l’influence de l’URSS, comme ce fut par exemple le cas en Iran,
en 1946.
Enfin, la politique d ’instrumentalisation des minorités
a-t-elle été couronnée de succès ? On peut méditer sur l’échec
apparent de la politique soviétique pendant la période que nous
avons évoquée. En effet, les tentatives de 1945-1946 en Iran
ont abouti à des revers spectaculaires au Moyen-Orient, déclen­
chant dans une certaine mesure l’entrée en guerre froide, la
bipolarisation des relations internationales et l’instauration de
frontières rigides. Cependant, la tactique fondée sur l’utilisation
des minorités doit être replacée dans une analyse à plus long
terme de la politique soviétique, qui, après la déstalinisation,
au début de la première détente et pendant l’ère Brejnev, pro­
cède à des révisions théoriques et pratiques fondamentales. Ces
dernières doivent être mises en parallèle avec l’évolution interne
des républiques de l’Union soviétique où la politique d’indi-
génisation des cadres et le renforcement des institutions aca­
démiques des républiques tendent à mettre en valeur le rôle
des nationalités dans l’histoire du mouvement communiste au
Moyen-Orient. A cette époque, où le discours idéologique
soviétique ne suscite guère d’authentiques émules que dans les
pays du Tiers Monde, le soutien latent de l’URSS aux mouve­
ments de libération nationale et au non-alignement pendant les
années soixante-dix dans le monde arabe jusqu’en Amérique
— 326 —

latine n’exclut pas la résurgence du fiait minoritaire : les rela­


tions entre le parti Ba’th et l’Union soviétique, pendant les
années soixante-dix en Syrie et en Irak, font apparaître parmi
les interlocuteurs de nouveaux acteurs minoritaires, Alaouites
ou Arabes sunnites. Au Moyen-Orient, l’implication souterraine
de l’URSS auprès de certaines franges, les plus « gauchisantes »,
de l’OLP, des mouvements nationaux kurdes ou arméniens,
montre que les minorités constituent de nouveau à cette époque
un des leviers d ’un projet offensif visant globalement à désta­
biliser le système de l’O TAN , via notamment la Turquie, son
bastion oriental. Cependant, la mondialisation de l'influence de
l’URSS, devenue à cette époque une superpuissance, ne fait plus
simplement intervenir l’instrumentalisation des minorités dans
les zones de marches-frontières et ne s’inscrit plus nécessaire­
ment dans une optique d ’expansion territoriale. Le soutien
apporté à divers mouvements de libération nationale - soutien
mesuré, inconstant, sporadique ou massif selon les cas envisagés
- s'inscrit ainsi dans le cadre d’une politique à plusieurs niveaux
qui manifeste la volonté de l'URSS de marquer de son
empreinte l’évolution des affaires du monde, et celles du
Moyen-Orient en particulier. Pendant cette période fortement
marquée par la bipolarisation des relations internationales,
l’engagement de l’Union soviétique au Moyen-Orient est avant
tout dirigé contre les bastions de l’impérialisme américain :
Israël, Turquie, Iran. Ainsi, la position de l’URSS dans le conflit
israélo-arabe a conduit à la résurgence d’une politique d’instru­
mentalisation des minorités. Si, entre 1964 et 1967, la poli­
tique soviétique au Moyen-Orient consiste à normaliser les rela­
tions avec les États, ce qui conduit au resserrement des liens
avec la Syrie, l’Irak, le Yémen et le Soudan, les relations avec
les mouvements de libération nationale ne sont pas exclues.
Ainsi, la position de l’URSS vis-à-vis de l’OLP évolue en 1970,
lorsque Boris Ponomarev, secrétaire du comité central et chef
du département international du PCUS, annonce le soutien
soviétique au mouvement de libération palestinien. Cette recon­
naissance officielle s’accomplit en^ plusieurs étapes au fur et à
mesure que les relations avec les États, notamment l’Égypte de
Sadate, se détériorent. Après la guerre d'octobre 1973 qui abou­
tit au renforcement des positions américaines au Moyen-Orient,
l’Union soviétique permet à l’OLP d’ouvrir un bureau à Moscou
qui, établi en 1976, se voit doté du statut d’ambassade en 1981.
— 327 —
Toutefois, l’intérêt de l’URSS pour le mouvement de libération
de la Palestine est largement antérieur à cette période : les pre­
miers contacts officieux entre l’OLP et l’URSS dateraient du
milieu des années soixante et auraient été établis à travers
l’intermédiaire de la Bulgarie, de la Tchécoslovaquie et de la
RDA qui offrirent (certes, il ne s’agit pas alors d ’un engagement
massif) un certain nombre de bourses d’études à l’Union géné­
rale des étudiants palestiniens dont Yasser Arafat avait été le
président. Il demeure difficile, à défaut de sources de première
main, d’écrire l’histoire de ces relations qui ont inspiré non
seulement les spéculations des experts et des journalistes mais
aussi des scénarios de « politique fiction ». Néanmoins, l’in­
fluence de l’URSS au Liban, au moment où éclate la guerre
civile en 1975, est décisive. Ainsi, l’intérêt de la diplomatie
soviétique pour les affaires libanaises doit être pris en compte
lorsque, dans le sillage de la question palestinienne, d ’autres
questions nationales et revendications minoritaires ressurgissent
violemment sur la scène occidentale. L’hypothèse d ’une impli­
cation soviétique - jugée probable par la plupart des commen­
tateurs occidentaux — dans le développement du terrorisme
arménien à partir de 1975 demeure plausible même si aucun
document d’archives ne permet encore à ce jour d’en avancer la
preuve ni d’en comprendre précisément le mécanisme.
Ainsi, faut-il, pour conclure, souligner une nouvelle fois
l’importance des « forces profondes » et de la relation qui lie
organiquement politique intérieure et politique extérieure. La
formation même de l’Union soviétique, qui, tout en « territo-
rialisant » les nationalités, a instauré une hiérarchie et des liens
de « vassalité » entre elles, n’a pas seulement débouché sur les
conflits actuels. L’URSS, empire multiethnique, a hérité de la
Russie un sens aigu des minorités dont la mise en œuvre, dans
sa politique intérieure comme dans sa politique extérieure,
apparaît en définitive comme l’un des vecteurs de l’idéologie
impériale de l’État soviétique. « Alexandre le Grand n’a pas
réussi à créer un empire parce qu’il n’a pas su se servir des
questions nationales, —affirmait Staline —mais nous, nous réus­
sirons, car nous savons nous en servir l. » Ces propos privés
tenus dans le courant des années trente et rapportés par Ante
Ciliga, ancien membre du Parti communiste yougoslave, ne

1. Ante Ciliga, Après la Russie, La Digitale, Baye, 1994, p. 156.


— 328 —

sont pas seulement symptomatiques de l’évidente mégalomanie


de leur auteur. Ils témoignent également du rôle central des
questions nationales dans la pratique impériale de l’État sovié­
tique et ce, non seulement à l’intérieur de l’Union — où pour­
tant les nationalités ont joué leur rôle dans le processus de
désintégration de l’Empire soviétique en 1991 - , mais aussi à
l’extérieur, dans un périmètre d’expansion dont le Moyen-
Orient a constitué une des zones privilégiées.
ANNEXE

CARTES
Les sphères d'influence en Iran
et les tentatives de séparatism es m inoritaires
( 1907-1946)

Afghanistan

^ Koweït
Pakistan

Arabie Saoudite

0 100 200 300 km

Légende
Zone d ’influence russe en 1907

Zone d ’influence britannique en 1907

Zone neutre en 1907

République socialiste soviétique du Gilan (1920-1921)

République indépendante d ’Azerbaïdjan (1946)

République kurde de Mahabad (1946)


M in orités et ethnies tran sfron talières
en Iran

j 50% à 76% de population non persanophone .

|_____ j 10% à 50% de population non persanophone

ILORS I Tribu nomade

KURDES Ethnies

Khorosan Région

Ethnies transfrontalières
Nord-Caucase et Transcaucasie
Les structures de l'espace transcaucasien au jou rd 'h u i

fermée
TURQUIE 1i IRAN

| Peuplement
- Frontière
- Axe

Conflit, risque
J Steppe
I Étranger
Source : R. Brunet, V. Rey
L e Turkm énistan : organ isation de Vespace

?|R . Brunet, V. Rey


Noukous
Ouzbékistan

V. DUUKIiUl U j,
Samarcande j
Darvaza

Kara Koum
Caspienne

I Plaines désertiques Montagnes ■ 1i Chemins de fer


_____ I ou steppiques et plateaux
| Dépressions Escarpements Canal
Piémonts et cônes Terres irriguées AA Gaz, pétrole
Portes Frontières IA Raffinerie, minerai
E th n ies et com m unautés religieuses
en Sy rie et a u L ib a n

Majorité ou plus
LÉG EN D E Forte mlinorité Centre important
forte minorité

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v j w j »,
GLOSSAIRE

Adalat \ « Ju stic e », mouvement communiste fondé peu après


octobre 1917 par des ouvriers employés dans les champs pétroli­
fères de Bakou. Ce mouvement attira également des sympathisants
communistes de Perse et, sous l'impulsion de Haidar Khan et de
Sultan Zade, donna naissance au Parti communiste iranien lors du
congrès tenu à Enzeli en juin 1920.
Agit-prop : agitation-propagande.
Aliyah : « montée en Israël », immigration juive en Palestine. On
distingue plusieurs vagues d'immigration en fonction de la période
et de l’origine : 1882-1903 (Russie), 1904-1923 (Russie, Europfe
orientale), 1932-1938 (Allemagne, Pologne), 1939-1948 (rescapés
des camps), etc.
Anjoman : en Perse, pendant la période de la révolution constitution­
naliste (1906-1909), association politique, club clandestin. Dans le.
Nord, en particulier à Tabriz, les anjomans eurent une vocation
révolutionnaire et jouèrent un rôle majeur lors des événements poli­
tiques d’Azerbaïdjan en 1906. L'anjoman de Tabriz entretint des
contacts directs avec les révolutionnaires de l'Empire russe, en par­
ticulier de Transcaucasie, qui lui apportèrent armes, slogans et sou­
tien idéologique.
APOC : Anglo-Persian Oil Company. Ayant racheté en 1918 les droits
d’un affairiste russe, Khostaria, qui avait obtenu une concession pétro­
lière dans le Nord de la Perse, l’APOC conserve une situation de
monopole en Perse, confirmée par l’accord politique anglo-persan de
1919 et par l’accord pétrolier qui le suivit. Une nouvelle convention
en avril 1933 aboutit à un compromis exigé par le gouvernement per­
— 338 —

san mais n’altère en rien sa situation de monopole. En 1939, l’APOC


produit à elle seule les deux tiers de toute la production moyen-orien­
tale et assure l’essentiel de l’approvisionnement britannique.
CJA : Comité juif antifasciste fondé en avril 1942 et dissous à Moscou
en octobre 1948. Dominé par des personnalités célèbres du monde
artistique comme l’acteur soviétique Solomon Mikhoels, l’existence
de ce comité manifeste les nouvelles tendances de la propagande
soviétique à l’égard des Juifs pendant la seconde guerre mondiale
et jusqu’à la première guerre israélo-arabe.
Himmat : « Détermination ». Ce groupuscule, fondé en 1904 par des
militants révolutionnaires de Transcaucasie, se donna pour objectif
la diffusion des idées socialistes en Perse. Formellement indépen­
dant du POSDR de Bakou, il s’agit néanmoins d’un groupe SD
formé en Azerbaïdjan, afin de sensibiliser les populations musul­
manes, en particulier, les « Persans », ouvriers immigrés souvent
originaires de l’Azerbaïdjan iranien.
HOG : Comité d’aide à l’Arménie fondé à Erevan en septembre 1921 et
dissous en 1937. Il s’agit de la première organisation chargée des rela­
tions entre la RSS d’Arménie et la diaspora arménienne à travers le
monde (Iran, Grèce, Bulgarie, Roumanie, Egypte, Grande-Bretagne,
Allemagne, Etats-Unis, France). Chargée de recueillir des fonds pour
financer des réalisations agricoles et industrielles en Arménie sovié­
tique, ce comité est également un instrument puissant de la propa­
gande destinée aux Arméniens de la diaspora.
INO : département étranger de la Tcheka (et des structures qui lui
succédèrent) fondé en décembre 1920 par Dzerjinski. Dirigé de
1921 à 1929 par Trilisser, l’INO a pour tâches spécifiques l’es­
pionnage, le contre-espionnage actif, la propagande et toutes les
activités visant à créer une situation politique favorable au déve­
loppement du communisme dans les pays étrangers et la surveil­
lance des citoyens soviétiques à l’étranger.
Institut des études orientales : en 1922, tous les instituts moscovites
engagés dans les études orientalistes, y compris l’Institut Lazarev,
furent regroupés dans cet institut qui fut placé sous l’autorité
directe du Narkomnats jusqu’en 1924.
Komalah : Comité kurde fondé en septembre 1942 dans la région de
Mahabad. Sous l’impulsion des Soviétiques, ce comité donnera nais­
sance au Parti démocrate du Kurdistan en 1945.
Komintem : Internationale communiste (mars 1919-mai 1943).
KUTV : Université communiste des travailleurs d’Orient. Fondée en
1921, cette école avait pour objectif initial la formation des cadres
des nationalités de l’Orient soviétique. Mais elle est également une
école des cadres du Komintern destinée à former des révolution­
naires professionnels chargés d'organiser le mouvement commu­
— 339 —

niste dans les pays du Moyen-Orient et de l'Extrême-Orient. Dis­


soute au moment des grandes purges staliniennes (1937-1938), la
KUTV a joué un rôle important dans la formation de la plupart
des dirigeants des partis communistes du Moyen-Orient.
M adjlis : Assemblée nationale instaurée en Perse après la révolution
constitutionnaliste de 1906. Le premier Madjlis fut convoqué le
7 octobre 1906.
MOPR : Association internationale de soutien aux révolutionnaires, il
s'agit d’une organisation satellite du Komintern, proche du Secours
rouge international. Le MOPR était particulièrement actif au début
des années vingt lorsque l'Union soviétique tentait de se remettre
des conséquences de la guerre civile et de la famine. Plus tard, elle
fut définie comme une « organisation publique internationale pour aider
les victimes de la terreur bourgeoise ».
MPS : Parti des ouvriers socialistes fondé en Palestine (1920-1921).
Il contribua à l'apparition des premiers courants communistes.
Muskom : Commissariat central des musulmans de Russie et de Sibé­
rie, créé en janvier 1918.
Narkomindel : Commissariat aux Affaires extérieures.
Narkomnats : Commissariat aux nationalités.
Neftsindikat : consortium pétrolier soviétique.
NEP : nouvelle politique économique (1921-1928).
NKVD : Commissariat chargé des affaires intérieures.
OGPU : direction centrale de la police politique qui succède en
février 1922 à la Tcheka. Unifié en 1923 au moment de la for­
mation de l'URSS, LOGPU a en principe pour tâches de réprimer
l'espionnage, le banditisme et toutes les manifestations contre-révo­
lutionnaires, de protéger les voies de communication et d’assurer
la protection politique des frontières.
Parti dacbnak : Fédération révolutionnaire arménienne fondée à Tiflis en
1890. Le parti dachnak accueille dans ses rangs tous les Arméniens,
nationalistes ou socialistes, modérés ou radicaux, qui souhaitent la
libération politique et économique de l’Arménie turque. Menant
auprès des populations arméniennes d’Anatolie une action de pro­
pagande et d’éducation, le parti dachnak structure la résistance armée
des combattants révolutionnaires, les fédaïs. Principal acteur de la
République indépendante d'Arménie en 1918, le parti dachnak fut
contraint de céder le pouvoir en décembre 1920 sous l'action conju­
guée des kémalistes et des bolcheviks. Conservant sa structure et son
activité en exil, le parti dachnak devient auprès des colonies armé­
niennes de la diaspora un parti d’encadrement communautaire,
opposé au pouvoir soviétique. Son objectif politique demeure celui
d’une Arménie libre, indépendante et réunifiée.
Parti hintchak : Parti social-démocrate fondé à Genève en 1887 par un
— 340 —

groupe d etudiants marxistes et arméniens de Russie. Titre de son


organe de presse, le terme hintchak (Cloche) est une traduction armé­
nienne du Kolokol de Herzen et témoigne de l'influence du populisme
russe. Comme le parti dachnak, le parti hintchak prône l'autodéfense
et l’action révolutionnaire insurrectionnelle pour réaliser la défense et
l'émancipation des Arméniens de l'Empire ottoman. En revanche, son
programme envisage la question de la révolution sociale comme un
moyen d'action supplémentaire. Socialistes et marxistes, certains
hintchaks ont contribué à la formation des partis communistes au
Moyen-Orient pendant les années vingt et trente.
Parti Toudeh : fondé au début de 1942, le parti Toudeh (Les masses) s'est
d’abord présenté comme un rassemblement de gauche ouvert à toutes
les tendances. Mais les relations idéologiques et politiques du parti
avec Moscou, de même que la crise d’Azerbaïdjan en 1946, contri­
buèrent à limiter le recrutement de ce parti aux seuls communistes.
PCI : Parti communiste d’Iran fondé en 1920 et dissous en 1931.
PDA : Parti démocrate d'Azerbaïdjan fondé en septembre 1945.
PKP : Parti communiste de Palestine, né en 1923 de la fusion de deux
tendances communistes divisées par la question du sionisme. Le PKP
est reconnu par le Komintern en 1924.
POSDR : Parti ouvrier social-démocrate de Russie fondé à Minsk en
1898. En 1903, le IIecongrès du POSDR (Bruxelles, Londres) aboutit
à la scission entre bolcheviks et mencheviks.
Profintern : Internationale rouge des syndicats (juillet 1921-1937).
PSE : Parti socialiste d'Egypte fondé en 1921. Parmi les différents
noyaux de gauche, le PSE se présente comme une organisation
légale dont l’objectif est de regrouper l'ensemble de tendances de
l’opposition démocratique en Egypte.
RSFSR : République socialiste fédérative soviétique déHussie.
RSS : République socialiste soviétique.
Sovnarkom : Conseil des commissaires du peuple.
VNAV : Association scientifique panrusse des études orientales créée en
1921 et rattachée au Narkomnats. Présidée par Mikhaïl Pavlovitch
(Veltman), cette association devait à la fois fournir les informations
et les connaissances nécessaires à l’intégration des nationalités non
russes dans la future Union soviétique et répondre à un besoin d’ex­
pertises qu’impliquait le développement des relations commerciales,
diplomatiques et culturelles avec les pays du Moyen-Orient.
VOKS : Association soviétique pour les relations culturelles avec les
pays étrangers.
Yichouv : la communauté juive de Palestine. Concentrée dans les villes
Jérusalem, Hébron, Safed et Tibériade, cette communauté était
numériquement faible au moment où débuta l’immigration sioniste
en Palestine ( l re aliyah, 1882-1903).
SOURCES

ARCHIVES

CRCEDHC : Centre russe de conservation et d’étude des documents


d’histoire contemporaine, Moscou.
ACEDOSPRA : Archives centrales d état des organisations sociales et
politiques de la République d’Arménie, Erevan.
AGA : Archives gouvernementales d’Arménie, Erevan.
MAE : Ministère des Affaires étrangères, Nantes.
SHAT : Service historique de l’armée de Terre, Vincennes.
NARA : National Archives and Records Administration, Washing­
ton, D.C.
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1. Cette bibliographie n’est pas exhaustive et se limite aux seuls titres


publiés en français et en anglais. Pour un aperçu plus complet des sources
et des publications, on peut se référer à la thèse dont ce livre est une version
remaniée. Cf. Taline Ter Minassian, La politique soviétique au Moyen-Orient et
les minorités du début des années vingt jusqu*à la veille de la guerre froide, Thèse
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IN D EX

Abd el-Krim : 183- Apressoff Apressian (Karekine) :


Abouzyam (Averbach Wolf) : 164. 137, 138, 139.
Abrahamian (A.) : 317. Arafat (Yasser) : 327. •
Abrahamian (Ervand) : 115, 152, Arakelian (S.) : 109, 148, 149.
220, 222, 223, 225, 238. Aralov (S.I.) : 95, 96.
Abramovitch (Z.) : 185. Ardabi (Rasul) : 123.
Agabekov (George) : 90, 134, 137, Arkhoutian (Hovsep) : 107.
138, 139, 140, 141, 142, 143, Aroutiounov (K.) : 301.
144, 145, 146, 147, 148, 149, Arslan (Shekib) : 184.
150, 151, 152. Asadov : 261.
Agha (Zaro) : 261. Aslanov : 260.
Aghbachian (Hovannes) : 294. Aspaturian (Vernon V.) : 46.
Aghion (Raymond) : 206. Ass (Chaker el-) : 171.
Agurski (Mikhaïl) : 44. Atakichiev (général) : 254, 255, 257,
Aharonov (Rouben) : 291, 301, 260, 263.
318 . Atassi (Adnan el-) : 171.
Akayan (Dr) : 226. Athenagore (Mgr) : 312.
Alexandre II : 24, 26. Attlee (Clement) : 298.
Attrache (sultan) : 164.
Alexandre III (patriarche) : 288, 311, Averbach (Wolf) : 163, 164, 165,
312. 176, 177, 179, 180, 182, 184,
Alexeï (patriarche): 307, 311, 312, 188.
313, 314, 315. Avigdor, Kossoi (Yehiel) : 77, 78,
Aliev (Aziz) : 235, 236. 164, 176, 177, 199, 200.
Aliov (colonel) : 260, 261.
Alter (V.) : 270. Babayan (A.) : 225.
Ammar Khan : 259. Babayov : 261.
Andritch (Ivo) : 19. Baboutchkine (E.) : 118.
Antaki (Naim) : 288. Baghirov (Mir Jafar) : 257, 258.
— 348 —

Bagramian (général) : 218, 296. Carrère d’Encausse (Hélène) : 24, 38,


Baratov (Arshak) : 151. 40, 245.
Baratov (frères) : 151. Castagne (Joseph) : 68.
Bardizhanian (Bedros) : 159- Castro (Léon) : 194, 205, 206.
Barmine (Alexandre) : 86, 91, 135, Catherine II : 25.
136, 151. Catroux (général) : 284.
Baroyan (Dr) : 216, 240, 277, 290. Cattaoui (Joseph Aslan) : 194.
Barthold (Vassili) : 56, 57, 62. Chabry (Annie) : 50.
Barzandji (Cheikh Mahmoud) : 248. Chabry (Laurent) : 50.
Barzani : 259. Chaliand (Gérard) : 49-
Batatu (Hanna) : 165. Chaoui (Nicolas) : 162, 292.
Bauer (Otto) : 42. Chaqueri (Cosroe) : 113, 127.
Beg (Majid) : 261. Chatila (Elias) : 171.
Beinen (Joël) : 190, 208. Chemali (Fouad) : 161, 162, 164,
Bekdash (Khaled) : 83, 158, 162, 165, 166, 169.
Chemsedirov (Ali Achraf, général) :
169, 171, 286, 292, 293, 294,
247.
303. Choumiatski (Boris): 63, 71, 108,
Bekzadian : 90. 134, 135, 136.
Ben Gourion (David) : 276, 280, Christophoros (patriarche) : 309,
281, 282. 312, 313.
Bénès (Dr) : 282, 283. Christophoros II (Mgr) : 309.
Bennigsen (Alexandre) : 124. Churchill (Winston) : 27.
Benzakein (Félix) : 194. Ciliga (Ante) : 327.
Bergelson : 272. Conte (Francis) : 91.
Berger (Joseph) : 74, 77, 78, 80, Corm (George) : 48, 51.
163, 164, 165, 177, 179, 180, Couland (Jacques) : 159.
181, 188. Cox (Frederick) : 36.
Beria (Lavrenti) : 147, 270. Curiel (Henri) : 32, 202, 208, 209.
Berthon (André) : 168. Curiel (Raoul) : 208.
Bertrand (René) : 110, 247.
Birman (Ze’ev) : 186. Dadourian (Zadik) : 170.
Blank (Stephen) : 121. Daniler (M.F.) : 74, 146.
Bloumkine (Jacques) : 136. Darwish (Yusuf) : 207.
Bode (baron) : 57. Davtian (Yacov Kristoforovitch) :
Botman (Selma) : 197. 89, 90, 134.
Boukharine (Nicolas) : 93, 180. Dehmen (Farid) : 161.
Bowman (Isaiah) : 18. Dentz (général) : 284.
Boyadjian (Haïgazoun) : 157, 159, Der Ohanian (A.) : 225.
160, 161, 162. Derfl : 186.
Bozarslan (Hamit) : 248. Devedjian (Hrant) : 297, 301.
Braun (Léopold) : 306. Dewerpe (Alain) : 20.
Bravine (consul) : 86. Dimitri (colonel) : 291.
Brikke : 63, 92, 95, 96. Djabri : 184.
Brodetsky (Dr) : 280, 283. Djafarov (commandant) : 260.
Broïdo (Grigori Isaakovitch) : 71, Djaparidze : 111.
72. Djemil Mardam Bey : 287, 297.
Brunnov (P.) : 25. Dmytryshyn (Basil) : 36.
Brym (Robert J.) : 46. Dneprov (A.) : 288.
— 349 —

Dolgopoulov (consul) : 131. Hadjiov : 261.


Dooher (G.) : 256, 264. Haidar Bey Rikabi : 288.
Dostoïevski : 24. Haidar Khan, Gaïdarkhanov : 101,
Dounaevski (B.) : 244. 112, 113, 117.
Duwayk (Raymond) : 207. Hakimov (Karim) : 122, 128, 261,
Dzerjinski (Félix) : 141. 263.
Hampartsoumian (Costi) : 322.
Eagleton (William) : 251, 254, 257, Hassan : 166, 167.
258, 259, 261, 264. Hassoun (Jacques) : 197.
Ebling (G.) : 235, 236. Hauner (Milan) : 135.
Ehrenbourg (Ilya) : 270. Hazan (David) : 194.
Elias Gacha Amine : 161. Heikal (Mohammed) : 207.
Engels (Friedrich) : 173. Hellou (Farajallah el-) : 162, 296.
Enver Pacha : 247. Hen-Tov (Jacob): 181, 184, 185,
Epstein (Shakhno) : 270, 271. 279.
Eran (Oded) : 55, 66. Hertz : 280.
Erlich (H.) : 270. Herzfeld : 212.
Essenine (Sergeï) : 136. Herzog : 280.
Etter (von) : 86. Heyzal (Sheikh) : 150.
Evetski : 140. Hilou (Ridwan al-) : 189-
Fakhoury (Omar) : 297. Hirszowicz (Lukasz) : 275.
Farouk (roi) : 314. Hitler (Adolf) : 168, 190, 206, 211,
Fatullahov (capitaine) : 260. 274, 294.
Fefer (I.) : 271, 272, 278. Hovanessian (Arshavir Ardasher) :
Filippov : 105. 67, 73, 116, 117, 221, 226, 227,
Fletcher (William C.) : 308. 234.
Frejmann (A.) : 69. Hovsepian (Karekine) : 319-
Freymond (Jacques) : 70. Husseini (Djemal Effendi el-) : 184.
Fritz (M.) : 146. Husseini (Mufti Hadj Amin el-) :
Frye (Richard N.) : 59. 190, 191.
Galach (Joseph) : 181. Ibrahimov (Mirza) : 235, 236.
Gamazov : 57. Ilinski : 74.
Gasoumov (M.) : 235. Ioanovitch (Mirkur) : 126, 127.
Gaulle (Charles de) : 285. Iordanidou (J.) : 204.
Gelbras (G.S.) : 74, 147. Irène de Grèce (princesse) : 309,
Germanos (Mgr) : 312. 310.
Ghafarzadeh (Asadallah) : 116. Iskandari (Iraj) : 221.
Giftodimos (K.) : 204. Israël (Marcel) : 206, 208.
Gonabadi (Parvin) : 219. Israelian (G.) : 319.
Gortchakov (A.) : 26. Ivanov : 99.
Grégoire (métropolite) : 316.
Greilsammer (Alain) : 175, 179, Jabarov (Hassan) : 123.
182, 187, 188. Jacot-Descombes (Paul) : 205, 206,
Grigorian (K.) : 225. 207, 208.
Grigorian (Hrant) : 301. Jafarov (capitaine) : 253.
Gromyko : 287. Javid : 116.
Jawadzadeh (Mir Samad) : 126.
Hachemine (Boutros) : 161. Jirinovski (Vladimir) : 16.
Hadji Baba Cheikh : 259, 263. Jouraev (Charif) : 218.
350 —

Kader (Abdul) : 261. Lemercier-Quelquejay (Chantal) :


Kalinine (M.) : 228, 296. 124.
Kaloustian (V.) : 225. Lenczowski (George) : 221.
Kaplan (E.) : 282. Lénine : 27, 31, 35, 42, 45, 46, 71,
Kaplanski (S.) : 274. 89, 91, 92, 93, 113, 114, 127,
Karakhan, Karakhanian (L.M.) : 35, 174, 238, 348.
63, 88, 89, 90, 95, 96. Leshchinski (N. ) : 181.
Karpov (G.) : 312, 314. Lidine (V.) : 149.
Kautsky : 111, 174. List (Nahman) : 181, 185, 186, 187,
Kaviyan (Ja’far) : 239. 188.
Kavtaradze (S.) : 37, 87, 219. Litvinov (Maxime) : 84, 90, 91, 279,
Kazemzadeh : 34. 281, 287.
Kazimov (Sallahadin) : 261. Litvinski (N.) : 162, 163, 170.
Kemal (Mustapha) : 76. Locker (B.) : 280.
Kevork V : 148. Lohuti : 216.
Kevork VI : 300, 318. Lozovski (Solomon) : 279.
Khabiani : 220. Ludendorff : 27.
Khakimov (A.) : 88.
Khalatian : 138, 139. Madoyan (Artin) : 157, 158, 159,
Khalil Bey : 247. 160, 161, 162, 169, 292, 293,
Khandan (Jafar) : 243. 294, 295, 296.
Khanikov (N.V.) : 57. Maïsky (Ivan) : 267, 279, 280, 281,
Khatchatrian (Dr) : 301. 282, 283.
Khatisslan (Alexandre) : 52, 249. Malek (Feriz el-) : 171.
Khetib (Cheikh Abdul Mejid el-) : Manouilski (D.) : 89, 92.
171. Markish : 272.
Khorène Ier : 299, 317. Maroun (Anton) : 198.
Khostaria : 144. Martel (Damien, comte de) : 156,
Khoury (Reïf) : 297. 169, 170, 171.
Khrouchtchev (Nikita) : 89- Martres (Jean-Louis) : 91.
Kirov : 93. Marx (Karl) :_173.'-
Kitchian (Mgr) : 149. Masoud Rida Bey : 290.
Koliov : 260. Maximov (Mikhaïl A.) : 240.
Kolomitsev (I.I.) : 86, 105. McLaurin (Ronald D.) : 49.
Kopostov (Mikhaïl) : 287. Medvedev (Roy) : 45.
Kossoi (Yehiel) : 199. Mehdi (Kamran) : 244.
Kouperman (Moche) : 181. Mekertichian : 80.
Krachkovski : 64, 66. Mesrop (Mgr) : 148, 149-
Krâmer (Gudrun) : 196. Meyerson : 176.
Krasnik : 263. Mikhailov (S.) : 275, 276, 282, 283.
Kreiser (major général) : 272. Mikhoels (Solomon) :270, 271,272,
Kukrinitsi : 294. 273, 278, 283.
Kutchük Khan : 35, 112, 113, 220. Mikoyan (Anastase) : 318.
Kuusinen : 92. Milioukov (Pavel N.) : 28.
Miller (A.) : 287.
L’Estrange Fawcett (Louise) : 239. Miller (B.) : 69.
Laurens (Henri) : 285. Millspaugh (Dr) : 213, 215.
Lavrentiev (A.I.) : 87. Minassian (Garo) : 150.
Lazitch (Branko) : 70, 80. Minski (consul) : 132.
— 351 —

Mirkoulov (S.) : 122. Palmer (consul) : 143, 151.


Mirza Malkom Khan : 125. Palmerston (H.) : 25.
Mirzaïantz : 110. Papazian (V.) : 249-
Mohammed (Qazi) : 37, 254, 255, Pavlovitch (M.) : 62, 63.
256, 257, 258, 259, 261, 262, Pavlovski : 219-
263. Petrenko (N.) : 275.
Mohammed Ali Shah : 111. Pharaon (Rachid) : 171.
Mohammed Reza : 37. Piatniski : 92, 142.
Molotov (Viatcheslav) : 84, 92, 211, Pierre de Grèce (prince) : 309.
296, 297, 307. Pishevari (Ja’far) ; 37, 116, 231,
Moskvine : 142. 231, 232, 239, 241, 254, 255,
Mossadegh : 37, 219. 256, 263, 264.
Mosseri (Jack N.) : 195. Pokrovski (L.D.) : 83:
Moughdoussi : 147. Polivanov : 85.
MoukhtaroV : 80. Ponomarev (Boris) : 326.
Moullec (Gaëi) : 21. Porphyre : 58.
Mouradian (Claire) : 299, 316. Portai (Roger) : 45.
Mouratbekian (Khorène, Mgr) : 148. Puaux (général) : 284.
Mouraviev : 57. Qavam : 38.
Moustafayov (capitaine) : 260, 261.
Mughrabi (Muhammah) : 189. Radek (Karl) : 203.
Münzenberg (Willy) : 184. Radmanesh : 221.
Musa (Salama) : 198. Rahimzadeh (Aqa Hussein) : 123,
126 .
Najati (Sidqi) : 189- Raitèr (I.L.) : 71.
Napoléon III : 51. Raskolnikov : 63, 180.
Narimanov (N.) : 85, 111, 122. Raza (Ghulan) : 124.
Nazarian (G.) : 301, 302, 303. Razaev (Kafar) : 124.
Nazim : 99. Redlich (Shimon) : 269, 272, 277,
Nehme (Majed) : 163, 167. 279.
Nersès (Mgr) : 147, 148, 149. Renner (Karl) : 42.
Nibkin (Karim) : 117. Reza Khan, Reza Shah : 35, 37, 110,
Nicolas II : 25. 114, 118, 124, 144, 213, 216,
Nikidne (B.) : 247. 220, 225, 231, 236, 240, 242.
Nikolaï : 314. Rezun (Miron) : 144.
Nisan (Mordechai) : 50, 51. Ridha (R.) : 162.
Nissman (David B.) : 235, 236. Rodinson (Maxime) : 155, 162, 292.
Njdeh (Karekine) : 104. Rommel (Erwin) : 208.
Noury Pacha : 247. Roosevelt (Archie) : 252, 258.
Novikov (N.) : 280, 282, 283, 286, Rosenthal (Charlotte) : 77, 164, 168,
287, 288, 289, 296, 309, 310, 197, 199.
Rosenthal (Joseph) : 164, 197, 198,
317. 201 .
Rothstein (F.) : 35, 105, 107, 134.
Oldenbourg (S.F.) : 62, 63. Rousselet (Kathy) : 305.
Orabi (Hosni el-) : 198, 200. Roy : 71.
Orbeli (I.) : 69. Rubinstein (Alvin Z.) : 34.
Orbeliani (Ervant) : 74, 145, 146. Rykov (A.) : 228.
Ordjonokidze (Grigori) : 90, 114. Ryzah (Abdul) : 247.
— 352 —

Saad (Ahmad Sadiq) : 207. Sukiasyan (Philippe S.) : 147.


Sadate (Anouar al-) : 326. Sultan Galiev : 120.
Sadtchikov (Ivan V.) : 87, 240. Sultan Zade, Mikaelian (Avedis) :
Safarov (G.): 38, 63, 92, 93, 95, 63, 82, 101, 112, 113, 114, 121.
96. Sun Yat Sen : 184.
Salamallah Javid : 239. Suphi (Mustafa) : 113, 120.
Salikh : 99- Surmeyan (Ardavast) : 317.
Salman (Y.) : 228.
Salomon (Michel) : 27. Tariverdiev : 121.
Samadov (capitaine) : 260. Tamopoler (L.) : 274.
Samilovski (I.V.) : 87. Tchilingirian (Archavir) : 111.
Sarkissian (L.) : 107, 108, 109. Tchirikov : 57.
Sarrail (général) : 167. Tchitchérine (G.): 35, 84, 89, 91,
Sawaf (Taha) : 171. 114, 228. •
Schram (Stuart) : 38. Tchorekdjian (Kevork) : 300, 317.
Schwartz (Hillel) : 208. Tepper (Jacob) : 163, 181.
Schwarzkopf (colonel) : 213. Ter Minassian (Anahide) : 104.
Sergeï (métropolite) : 305, 306, 307, Ter Minassian (Rouben) : 104, 249.
310, 311. Ter Petrossian (Hagop) : 161, 168,
Shahab (Mirza) : 140. 169, 170.
Shahtaktinski (Mohammed Agha) : Terentiev (A.V.) : 87.
128. Tikhone : 305.
Sharqi (Hussein) : 117. Torossian (Bedik) : 158.
Sheean (Vincent) : 118, 134. Trilisser, Moskvine (Meer) : 141,
Shertok : 283. 142, 183.
Siabandov (Samand) : 260. Troïanovski (Konstantin) : 102, 202,
Simko : 248. 203.
Simonian (G.) : 226. Trotsky (L.) : 28, 84, 85, 121.
Smeral (Bohumil) : 187. Trott (M.) : 136.
Smirnov (A.) : 277. Truman (Harry) : 298.
Snesarev (A.) : 63. Tsirulnikov (S.) : 273.
Sohl (Riad) : 297. TuckerTC.) : 45.
Sokolnikov : 93.
Solod (D.): 289, 291, 296, 297, Uldricks (Teddy) : 84, 87, 88, 91.
302, 311, 318.
Sonsino (Vita) : 194. Vahitov (M.N.) : 120.
Soultanov (Abd al-Rahman) : 276. Vartan (général) : 322.
Soultanov (S.): 276, 282, 283, Vartanian (G.) : 108.
310. Vatolina (L.N.) : 82.
Spector (Ivar) : 25, 29. Vedenski (Alexandre) : 306.
Staline (Joseph) : 29, 31, 42, 44, 54, Veltman (Mikhaïl Pavlovitch) : 61,
63, 70, 71, 72, 90, 91, 92, 113, 62, 69, 113.
142, 168, 169, 174, 228, 258, Vitali (archevêque) : 314.
259, 284, 294, 297, 298, 299, Voïtinski (G.) : 99.
307, 308, 309, 310, 311, 313, Vovsi (professeur) : 272.
317, 327, 348. Voznessenski (A.M.) : 85.
Stern (Lina) : 272. Vratsian (Simon) : 104, 107.
Stopani : 111. Vucinih (Wayne S.) : 59, 64, 67.
Strukova (L.P.) : 74, 147. Vugrun (S.) : 243.
— 353 —

Weizmann (Dr): 280, 281, 282, Zadeh (Ali) : 219.


283. Zaghloul : 200.
Werth (Nicolas) : 21. Zakhoder (B.N.) : 66.
Zaslavsky (Victor) : 40, 41, 45, 46.
Yannakakis (Ilios) : 201, 204. Zia (Seyid) : 227.
Yannakakis (S.) : 204, 206. Zinoviev (Grigori) : 92, 180, 228.
Yazbek (Ibrahim) : 163, 165- Zotov (A) : 15.
Yazbek (Youssef) : 161, 166. Zuckerman : 139-
Yermakov (commandant) : 260. Zweig (Arnold) : 274.
Transcodé et achevé d'imprimer
par l'Imprimerie Tloch
à Mayenne, en novembre 1997.
Dépôt légal : novembre 1997.
Numéro d'imprimeur : 42400.
Imprimé en France.

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