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Le modèle national à la lumière de parcours individuels

marseillais

Par Marie Beschon, doctorante en anthropologie à l’EHESS Paris, rattachée au


Laboratoire d’Anthropologie Urbaine (LAU) de l’Institut Interdisciplinaire
d’Anthropologie du Contemporain à Paris.

La question de l’immigré et la contradiction fondatrice de la République


Les tensions entre ouverture et exclusion traversent l’Histoire de la III e République,
un régime politique au processus démocratique contradictoire (Noiriel, 2011) : à la
fois mouvement d’intégration des classes populaires au sein de l’Etat-Nation et
entreprise d’accentuation des dispositifs d’exclusion liées à la colonisation et à
l’immigration. La constitution d’un espace public national, avec la Loi sur la liberté
de la Presse (1881), en est une illustration : tout en créant un processus historique
et politique de démocratisation de la société, elle fonde un espace
d’instrumentalisation identitaire des étrangers. Avec les « Vêpres marseillaises »1,
les rixes locales entre marseillais et italiens sont médiatisées nationalement et
deviennent un évènement fondateur de la question de l’immigré (Fassin, 2014), une
« nation dans la nation ». Cette traduction médiatique est devenue, jusqu’à
aujourd'hui, un pion de l’échiquier politique et électoral. Cette réalité
contradictionnelle apparaît dès la fondation du modèle national républicain qui
ambitionne de reconnaître les hommes « libres et égaux en droit » tout en définissant
la citoyenneté par « la participation à la vie de l’Etat national » (art. 1 de la
Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen), participation hors de portée de
l’immigré, puisque de nationalité étrangère. Les tensions à l’origine du modèle
républicain, et de l’identité nationale qui en découle, traversent la vie sociale et
politique des immigrés : considérés à la fois main-d’œuvre bon marché et comme
une chaire à canon disponible ; œuvrant tantôt comme les garanties d’un modèle
inclusif, tantôt comme les exutoires politiques des faillites de l’Etat. Ces tensions
modèlent la représentation de l’immigré : il peut être l’exilé douloureux et devenir
menace à l’ordre national.
Ce sont les mêmes tensions contradictoires que l’on retrouve actuellement dans
notre société, dans les propos et les représentations des immigrés et de leurs
enfants. Dénommés de manière significative immigrés de « deuxième ou troisième
génération », ces derniers portent en eux un processus identitaire paradoxal.

Les sifflements de la Marseille : déclic de polémiques


Suivant le scenario de la pièce La Marseille, etc., l’enquête est partie du match de
football France-Algérie en 2001, lors duquel la Marseillaise a été sifflée par une
partie du public. Des enfants d’immigrés de quartiers populaires de Marseille ont
été interrogés sur leur appréhension des sifflements pour reconstituer leur
approche de l’identité – nationale – et leur positionnement relatif à cette question.
L’enquête consistait en un questionnaire oral semi-directif et s’adressait

1 Voir l’article de Jérémy Beschon…

1
volontairement à un public qui correspondait, par ses origines culturelles et
sociales, au profil théorisé par les discours publics des siffleurs du stade. Le
sifflement de la Marseillaise constitue un point de départ idéal pour la pièce et pour
les entretiens : il rappelle l’Histoire – les Vêpres marseillaises ont été déclenchées en
1881 par des sifflements italiens de la Marseillaise chantée par des soldats français
revenus de Tunisie où ils disputaient le protectorat à l’Italie ; en outre, en 1881
comme en 2001, il met en scène la même logique rhétorique d’un raisonnement
d’exclusion bâti sur un cas particulier ou comment généraliser le comportement
d’un petit nombre de personnes pour stigmatiser une communauté entière (Noiriel,
2008).
Les onze entretiens réalisés auprès de jeunes adolescents et d’adultes des quartiers
nord et du centre-ville de Marseille réveillent ces contradictions, étouffées par
l’Histoire enseignée à l’école ; et révèlent, tel un négatif, les tensions identitaires
incorporées dans les représentations et les comportements des personnes
interrogées sur leur place dans ce « nous » national et républicain. Ces entretiens
s’engageaient à donner la parole à ces « siffleurs » potentiels et à nourrir l’écriture
de la pièce La marseillaise etc. En retour, l’œuvre fictionnelle, avec ses personnages
aux origines italienne, russe, juive et allemande, s’offrait comme rappel historique
de ces enfants d’immigrés dont on ne parle plus (d’autres vagues d’immigrations les
ont supplantés) mais dont les origines ont aussi servi de pion pour les échiquiers
politiques aux moments forts des crises économiques lors desquelles ils servaient
de main-d’œuvre disponible.

« Etre suspendu » : Français revendiqués, origines contrôlées


Les sifflements de la Marseillaise en 2001, peu des personnes interviewées s’en
souvenaient, certaines ne comprenaient pas leur ampleur et d’autres en déploraient
la médiatisation. L’hymne national n’est guère évocateur pour mes interlocuteurs.
Mais « De pas avoir d’attache à cet hymne, est-ce que c’est problématique pour
construire sa vie et son identité ? Pour être français, est-ce qu’il faut connaître
l’hymne ? Est-ce qu’il faut l’aimer ? ». La question au fond est bien celle de l’identité,
une identité française républicaine comme modèle contre les altérites personnelles
et plurielles. Cette question, qui s’est précisée le long des entretiens, est développée
au long de l’article.
Leur qualité de Français s’impose dans leurs récits : « Mais pourquoi veux-tu que je
parle arabe à tout prix !? Je suis né ici, je suis français ! ». Ils ont des papiers, parlent
français, sont nés en France ; mais leurs origines se dérobent derrière cette
subjectivité revendiquée, par honte, par rejet, par désir d’être simplement Français.
A part ceux qui ont de la famille dans leur pays d’origine, ils expriment peu d’intérêt
pour la langue, pour la cuisine ou pour le pays de leurs parents. « Si j’avais des
enfants, je transmettrais que le français et un peu le comorien parce qu’en fait je peux
le parler mais c’est moi qu’ai pas envie de le parler. Çà me fait honte ». Comme Stan
Grimaldi, dans la pièce, qui a oublié la langue de ces ancêtres et qui tient à se
démarquer de ces italiens qui n’ont pas assez aimé la France.
Pourtant cette affirmation identitaire se heurte à une multiplicité de contradictions.
L’un d’eux affirme qu’il est noir de peau mais que son cœur est blanc, qu’il est fier
d’être noir mais qu’il voudrait être blanc. Un autre distingue quatre niveaux de

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Français : « Pour moi c’est facile pour s’intégrer car mon père est marocain mais ma
mère est vraiment française ». Il distingue le vraiment français des autres français ; il
fait passer directement l’origine devant la nationalité, son père n’est plus français
d’origine marocaine mais il est marocain face à sa femme vraiment française. Et il se
distingue de ses camarades dont aucun des parents n’est vraiment français. Nous
avons donc quatre échelles de Français qui complexifient la qualité de Français telle
qu’ils la revendiquent pourtant lorsqu’ils sont interrogés sur leurs origines. Un autre
encore a francisé le prénom de sa fille pour lui assurer un avenir. Puis il y a ces
multiples « nous » : ils s’incluent tantôt dans un « nous les musulmans », tantôt dans
un « nous les étrangers », tantôt dans le « nous les immigrés », tout en s’identifiant
comme Français. L’unicité de la nationalité Française se noie dans la multitude des
identifications. Mes interlocuteurs s’avouent parfois se sentir étrangers partout ou
« être suspendus ». Dans le pays de leurs parents, ils sont considérés comme des
étrangers ; en France, ils ne se sentent pas regardés comme de simples français. Ils
sont comme une identité hésitante, incertaine.

La lutte républicaine ou le ciment français ?


Il n’est pas nécessaire d’aimer l’hymne national pour être français ; mais la défense
de la nation ne suffit pas pour être français. Protéger le drapeau français pendant la
seconde guerre mondiale ne vaut pas qualité française. « C’est pour çà que j’ai du mal
à comprendre la patrie ». Mais que faut-il alors pour être français ? Il semble que,
pour mes interlocuteurs, cela passe par une identité territoriale, un emploi et une
reconnaissance sociale.

En effet, la préoccupation de mes interlocuteurs concernait moins la question des


origines, de leur qualité de Français, que les discriminations sociales dont ils se
sentent victimes : relatives au territoire où ils vivent, à l’emploi qu’ils veulent
occuper et aux représentations médiatiques qui sont produites sur eux. « Je me suis
sentie regardée différemment parce que venant d’une cité. Quand on le formule, on
s’attend à une réaction. Ou parfois on te le demande même pas, ils savent ». Le
territoire d’où l’on vient et où l’on vit, ici des quartiers populaires, pèse dans leurs
paroles et dans leur quotidien. Et ce, d’autant plus lorsqu’on prend en compte le
rapport des jeunes au marché du travail dans ces quartiers où l’ascenseur social
républicain leur serait refusé. « Ils prennent pas les gens des quartiers, eux y voient les
medias direct, çà fait un handicap pour le travail ».
En réponse à ces obstacles à la reconnaissance d’un qualité de Français, deux
options se présentent à mes interlocuteurs : l’intégration, « Se fondre », « ne pas se
faire remarquer » – jusqu’à réussir, comme Françoise Grimaldi, dans la pièce, qui se
croit Française « de souche » et ignore ses origines juives et allemandes.
L’autre option est la lutte. Celle de la France révolutionnaire que ces enfants
d’origine sont prêts à s’approprier comme fondement de la République française.
Une interlocutrice affirme que l’échec de l’attachement à ce pays vient de ce qu’à la
population de ces quartiers, on leur demande d’être Français et de se taire, de ne pas
revendiquer les droits que pourtant la révolution puis la République a créés. Elle
identifie habitants des quartiers aux petites gens qui ont porté ces luttes. Mais,
conclut-elle, le problème est que pour « l’Etat français (…) tant qu’on est une

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population à dominer, on pose pas de problème, le jour où on passe de l’autre coté avec
tout ce que çà veut dire de droits, de luttes et que tu le revendiques et ben c’est
problématique ».
Ce qui ressort de leurs propos, c’est le paradoxe entre l’évidence de leur qualité de
français et la complexité de l’être dans leur quotidien, dans leur accès aux principes
républicains : égalité, liberté, fraternité ; et dans leurs représentations qu’ils ont
d’eux-mêmes, ponctuées d’ambivalences (ils sont français ET étrangers) et de
contradictions (ils sont fiers de leurs origines MAIS honteux en même temps).

Au-delà des ambivalences : unicité identitaire contre pratique républicaine


Mais l’ambivalence fondamentale, être Français et d’origine immigrée, est-elle
tenable en pratique ? Quand des Français ne chantent pas la Marseillaise et que
l’Etat considère cette attitude comme un problème d’intégration à la République,
peut-on encore parler d’ambivalence ? Ces enfants d’immigrés ne sont-ils pas, en
réalité et en pratique, condamnés à choisir une identité, comme si l’origine entrait
en contradiction avec la nationalité ? Dans la République, une et indivisible, les
symboles nationaux doivent représenter une union politique et identitaire mais ils
peuvent également en refléter la rigidité. « Y a des Français Français qui ont grandi
ici, qui sont nés ici et qui (…) se délocalisent eux et leur fortune (…). Çà veut dire quoi
pour eux la patrie ? Pourquoi pour moi çà doit évoquer forcément quelque chose et que
pour eux on s’en fout si çà évoque quelque chose ou rien ? ». Quel est le sens de
demander à ces enfants d’immigrés de fournir la preuve de leur qualité de Français ?
La République des droits de l’Homme, que les medias et les hommes politiques
pensent bafouée quand la Marseillaise est sifflée, est pourtant bien assimilée par ces
enfants d’immigrés. Tout en étant des enfants d’immigrés, ils considèrent la France
comme le pays des valeurs républicaines. Mais la République semble leur opposer
une fin de non recevoir : comme si pour être Français, il fallait oublier ses origines.
Rigidité du modèle national contre la multiplicité des identités et au-delà des
valeurs républicaines. Et c’est peut-être bien pour cela qu’ils sont révoltés pour
certains, désabusés pour d’autres : ils ont intégré ces principes, ils les ont fait leurs
mais ils ne les vivent pas. Comme le conteur de la pièce nous le rappelle : « la Nation
renaît les soirs de match » ; mais, à la lumière du jour, dans leur quotidien, ces
personnes n’en voient pas la couleur. Au contraire, ils semblent s’adapter eux-
mêmes aux failles de leur société. L’essentiel ne réside alors peut-être pas dans les
symboles d’une Nation mais dans l’actualisation de celle-ci, dans l’exercice quotidien
de ses principes.

Bibliographie :
Fassin, Eric ; Fouteau, Carine ; Guichard, Serge ; Windels Aurélie, Roms et riverains.
Une politique municipale de la race, La Fabrique, Paris, 2014
Noiriel, Gérard, « Le « modèle français » d’immigration : intervention à
l’Assemblée Nationale », 2011, http://noiriel.over-blog.com/article-le-modele-fran-
ais-d-immigration-intervention-a-l-assemblee-nationale-70370129.html
Noiriel, Gérard, « L’immigration : naissance d’un « problème (1881-1883) » in revue
Agone, http://revueagone.revues.org/63 2008, n.40

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Noiriel, Gérard, Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe-XXe siècle) -
Discours publics, humiliations privées, Fayard, Paris, 2007
Yacine-Titouh, Tassadit, Chacal ou La ruse des dominés, aux origines du malaise
culturel des intellectuels algériens, La Découverte, Paris 2001

Marie Beschon est doctorante en anthropologie à l’EHESS Paris. Elle est rattachée au
Laboratoire d’Anthropologie Urbaine (LAU) de l’Institut Interdisciplinaire
d’Anthropologie du Contemporain à Paris.

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