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La dissertation philosophique au baccalauréat : son histoire, les

raisons de son introduction et son lien avec le programme.


Philologos, 2017 : http://philotextes.info/spip/spip.php?article109
(2e version, légèrement modifiée, janvier 2018)
Antoine Leandri

La dissertation est-elle, comme on l’entend parfois aujourd’hui, un exercice trop difficile pour la
plupart des élèves ? Un moyen de reproduction sociale par les qualités intransmissibles
scolairement qu’elle valorise ? Une épreuve artificielle et philosophiquement peu formatrice ? Si
on laisse de côté les critiques de certaines pratiques de la dissertation peu conformes à sa
destination philosophique1, on entend aujourd’hui des voix s’élever contre l’esprit même de cette
épreuve : contre l’idée même de dissertation, et non contre tel ou tel de ses travers possibles ou
de ses mauvais usages. Faudrait-il alors en finir avec cet exercice, s’il paraît si peu adapté aux
besoins des élèves et aux finalités que doit se donner l’enseignement de la philosophie ?
Avant de répondre à ces critiques, il me semble utile de rappeler comment la dissertation s’est
imposée progressivement, au cours de l’histoire de l’enseignement de la philosophie en France,
comme forme privilégiée d’exercice eu égard à la fin que s’est donné cet enseignement dans les
programmes des lycées : développer l’exercice réfléchi du jugement en relation avec l’acquisition
d’une culture philosophique.

Enseigner la philosophie

L’enseignement de la philosophie en France, tel qu’il s’est constitué depuis le XIXe siècle,
présente trois caractères principaux :

1) C’est un enseignement philosophique (et pas seulement un enseignement « de la philosophie ») :


le cours de philosophie n’est pas un cours d’histoire de la philosophie, dans lequel le professeur
s’efface devant les auteurs dont il parle (en restant extérieur à la recherche que ces auteurs ont
menée, qu’il en présente simplement les thèses de façon doxographique, ou qu’il s’efforce d’en
montrer les raisons ou la cohérence), mais un cours dans lequel le professeur formule les problèmes
qui peuvent introduire aux doctrines qu’il expose, ou être soulevés par elles, se fait lui même
philosophe, fait de la philosophie devant ses élèves et avec eux.
2) C’est un enseignement qui vise à apprendre aux élèves à philosopher, à faire eux-mêmes de la
philosophie. L’enseignement de la philosophie ainsi entendu a une dimension émancipatrice : les
élèves sont invités à « penser par eux-mêmes » et à développer l’exercice réfléchi de leur jugement.
L’enseignement philosophique est une école de la liberté de penser2.
3) C’est enfin un enseignement de la philosophie. La philosophie n’est pas un exercice simplement
formel du dialogue, de l’esprit critique ou du jugement : elle a une histoire propre et se pratique à
partir de l’appropriation active des œuvres constitutives de cette histoire. C’est ainsi que les
différents programmes de philosophie qui se sont succédés depuis le XIXe siècle ne fournissent

1
Cf. la célèbre critique de la dissertation, réduite à une méthode verbale et « passe-partout » de résolution de
problèmes, que fait Lévi-Strauss dans Tristes tropiques (VI, p. 54-55)
2
Par « liberté de penser », il ne faut pas entendre la simple liberté d’opinion (liberté essentielle, bien entendu, mais
dont on peut parfaitement disposer sans philosopher, dans un État de droit) mais bien l’idéal d’une pensée active et
critique, substituant l’exercice réfléchi du jugement à l’attachement aux opinions reçues.
pas seulement des listes de notions, de domaines ou de problèmes, mais aussi des listes d’œuvres
ou d’auteurs à étudier.

C’est l’unité de ces trois caractères qui fait la spécificité de cet enseignement. Un professeur de
philosophie qui exposerait à sa classe sa propre « philosophie » sans le nécessaire effort
d’appropriation critique de la philosophie telle qu’elle s’est constituée historiquement, et sans se
soucier de rendre ses élèves intellectuellement autonomes, transformerait la philosophie en
idéologie. Il ne s’agit pas d’apprendre aux élèves ce qu’il faut penser, mais bien de les aider à
exercer leur jugement de façon réfléchie. Inversement, un professeur qui se contenterait d’exercer
ses élèves à réfléchir, à « penser par eux-mêmes » et à dialoguer entre eux, sans leur donner accès,
par l’exemple de son enseignement, à ce qui, dans l’histoire de la philosophie, a transformé notre
manière de poser les problèmes, ou a fait surgir de nouveaux problèmes que les élèves pourraient
difficilement découvrir par eux-mêmes, transformerait l’enseignement de la philosophie en simple
travail d’animation de débats. Un tel travail n’est pas sans utilité, mais ce qui fait la spécificité d’un
enseignement proprement philosophique disparaîtrait. Enfin, l’exposé de doctrines
philosophiques détaché du souci de comprendre pour soi-même (pour le professeur comme pour
l’élève) ce dont il y est question, ne peut conduire qu’à une revue d’opinions que l’on peut sans
doute retenir en vue du baccalauréat par un ennuyeux travail de mémorisation, mais dont on a
peu de chance de saisir l’intérêt et le rapport au réel, et qui ne pourront donc pas faire l’objet
d’une véritable appropriation.

Le programme de 2003 : exercice du jugement et souci du réel, culture philosophique,


exemplarité.

La nécessaire unité de l’exercice du jugement et d’une « culture philosophique » est soulignée avec
force dans le préambule des programmes de 2003 (séries générales) et 2005 (séries
technologiques) : « L’enseignement de la philosophie en classes terminales a pour objectif de
favoriser l’accès de chaque élève à l’exercice réfléchi du jugement, et de lui offrir une culture
philosophique initiale. Ces deux finalités sont substantiellement unies. Une culture n’est
proprement philosophique que dans la mesure où elle se trouve constamment investie dans la
position des problèmes et dans l’essai méthodique de leurs formulations et de leurs solutions
possibles ; l’exercice du jugement n’a de valeur que pour autant qu’il s’applique à des contenus
déterminés et qu’il est éclairé par les acquis de la culture. »
Penser par soi-même n’est pas penser seul, et cela suppose, au contraire, la capacité de soumettre
ses propres opinions à un examen critique, de s’élever par conséquent au dessus de ce qu’un
point de vue initial peut avoir de particulier, et de se mettre, pour cela, à la place des autres3. La
lecture des philosophes joue évidemment un rôle décisif dans cet élargissement de l’esprit
nécessaire à une pensée autonome.
Cette lecture, pour être faite dans la perspective d’une culture philosophique, ne doit pas être
menée pour elle-même, à des fins de pure érudition. L’intérêt philosophique d’un texte ne réside
pas dans la connaissance qu’il nous procure de la pensée de son auteur ou de l’époque où il a été
écrit, mais bien dans l’éclairage qu’il nous donne sur les réalités mêmes sur lesquelles il s’interroge.
C’est ce souci du réel4 et de la recherche de la vérité qui fait qu’on lit un texte en vue de former
un jugement (de parvenir à une conclusion, au moins provisoire) sur ce dont il parle, et que l’on

3
Sur l’impossibilité de parvenir seul à « penser à la place de tout autre » (définition de la « pensée élargie » dans le § 40
de la Critique de la faculté de juger de Kant), voir Habermas, De l’éthique de la discussion, p. 18 (pensée élargie par la
discussion) ; Morale et communication, p. 89 (« Il est requis de mener une discussion réelle »)
4
Sur le lien qui unit l’expérience du réel et les deux principales caractéristiques de l’enseignement philosophiques
(être un programme de notions et d’auteurs) voir par exemple André Pessel, « La philosophie des programmes
actuels de philosophie », Le Débat, n° 101, septembre-octobre 1998.
exerce par là (dans les deux sens du terme : mettre en œuvre et former par l’exercice) son propre
jugement. Le programme ne manque pas de souligner que l’enseignement de la philosophie a
pour horizon, indissociablement, le développement d’une pensée critique et l’accès au réel et à sa
complexité5 : « Il contribue à former des esprits autonomes, avertis de la complexité du réel et
capables de mettre en œuvre une conscience critique du monde contemporain. » (Préambule, I.1).
Et cela, le professeur ne peut véritablement l’enseigner que par l’exemple : en dispensant un
enseignement lui-même philosophique, et qui unit par conséquent lui-même, dans son exercice,
culture philosophique et jugement réfléchi. Comme l’indique le programme, « Il n’y a pas lieu de
fournir une liste exhaustive des démarches propres au travail philosophique, ni par conséquent
une définition limitative des conditions méthodologiques de leur assimilation. Le professeur doit
lui-même donner dans l’agencement de son cours l’exemple de ces diverses démarches, exemple
dont l’élève pourra s’inspirer dans les développements qu’il aura à construire et dans l’approche
des textes qu’il aura à expliquer. » (Programme de 2003, III).

La dissertation au baccalauréat : origine et but.

La dissertation de philosophie a été introduite au baccalauréat en 1864, à l'initiative de Victor


Duruy. À la différence des exercices de rédaction qui l'ont précédée, et qui faisaient davantage
appel à la mémorisation et à la restitution d'un cours, elle a été instituée pour favoriser une
appropriation active de l'enseignement reçu. À partir de 1880, et sous l’influence de Lachelier,
l’accent est mis sur la formation de l’esprit critique de l’élève et sur la liberté du professeur, dont
l’enseignement invite les élèves à « penser par eux-mêmes »6 avec lui. C’est la raison pour laquelle
le terme de « dissertation »7 (qui invite à l’analyse autant qu’à la synthèse) sera finalement préféré à
celui de « composition ». Au sens large, la dissertation, est l’examen ordonné d’un sujet (question,
notion, couple de notions, texte…). Au sens étroit, elle se distingue de l’explication de texte
(épreuve introduite en 19668), et porte (du moins au baccalauréat) sur un sujet prenant la forme

5
Rendre les élèves sensibles à la « complexité du réel », comme y appelle le préambule du programme de 2003, c’est
penser l’expérience du réel comme résultat d’un travail de pensée et non comme un ensemble de « faits » donnés et
pris comme illustrations ou comme exemples servant à justifier (ou à invalider) une thèse particulière ou une théorie.
Ainsi conçue comme horizon du travail philosophique, la saisie du réel dans sa complexité est indissociable de
l’effort pour dépasser l’unilatéralité des points de vue particuliers et abstraits dans un effort de synthèse. C’est ainsi
que l’on pourrait comprendre la troisième maxime du sens commun de Kant (Critique de la faculté de juger, §
40 ; Anthropologie d’un point de vue pragmatique, § 43 et 59), si du moins on accepte de repenser la seconde maxime
(maxime de la « pensée élargie ») comme ouverture d’esprit produite par le dialogue effectif avec la pensée d’un autre,
ouverture que procure, en particulier la lecture des philosophes.
6
« Il n’existe plus de réponse arrêtée d’avance [aux questions abordées par l’enseignement philosophique] et qui
s’impose avec une autorité indiscutable. Chaque professeur les résout pour son compte et se borne à proposer sa
solution à ses élèves. Mais il n’est pas inutile à des élèves, surtout au terme de leurs études, de voir leur professeur
penser, en quelque sorte, devant eux et de s’exercer à penser eux-mêmes avec lui. Il leur est plus utile encore de
sentir qu’il ne leur dit que ce qui lui paraît vrai et qu’ils n’auront à répéter que ce dont ils seront persuadés eux-
mêmes. Nos classes de philosophie sont avant tout, aujourd’hui, une école de sincérité. » Lachelier, Rapport sur
l’enseignement de la philosophie, cité dans Corpus, Revue de philosophie, n° 24/25, 1994, pp. 191-192.
7
Le latin dissertatio vient du verbe disserere (de sero, sertum, « nouer », « lier », « entrelacer », avec le préfixe dis- indiquant
la séparation) : il s’agit donc, dans une dissertation, d’articuler des idées sans les confondre, d’unir analyse et synthèse.
En ce sens, Socrate « disserte » dans le Phédon (« quae Socrates de immortalitate animorum disseruisset », Cicéron, De senectute,
XXI). En un sens plus étroit, l’art de disserter, ars disserandi, ne porte que sur les questions discutées, et relève donc
davantage de l’argumentation que de la démonstration, de la « dialectique » que de la science (cf. Adam de Bersham,
Ars disserendi, 1132). Mais dans tous les cas, elle n’est pas une simple « composition », un simple agencement de
connaissances données et non discutées : qu’elle procède ex principiis ou de manière dialectique, elle vise à présenter
une recherche et à résoudre un problème, et non à trouver un ordre d’exposition pour des connaissances acquises.
8
Georges Canguilhem, qui fut inspecteur général de philosophie de 1948 à 1955, insistait à juste titre sur
l’importance de la lecture directe de textes philosophiques, à laquelle aucun résumé de doctrine ne peut se substituer
(cf. sa présentation de la collection « Textes et documents philosophiques » chez Hachette). L’introduction d’une
d’une question. Dans tous les cas, elle n’est pas une simple « composition » ou mise en ordre de
connaissances qui lui seraient extérieurement données. Sa composition doit être précédée et
accompagnée par un travail d’analyse et de recherche d’idées. Son cheminement est celui d’un
examen critique et d’une recherche, et non celui de la restitution de connaissances acquises.

Règles de la dissertation : règles du dialogue et de l’exercice réfléchi du jugement

La dissertation est un exercice dans lequel on est appelé à porter un jugement réfléchi sur le sujet
proposé. Trois règles simples en dérivent, qui suffisent à définir la nature de cet exercice :

1) Il ne s’agit pas, dans une dissertation, d’exposer ce qu’on pourrait penser, ou ce que des
philosophes ont pensé, au cours de l’histoire, sur le sujet, mais bien de penser soi-même, de
philosopher soi-même. Cela ne signifie pas, bien entendu, qu’il s’agit d’exposer ses « idées
personnelles » (ce ne serait, là encore, que de la doxographie), mais bien de penser, au sens actif de
ce verbe, ce qui conduit en particulier à soumettre ses propres idées (et pas seulement celles des
autres) à un examen critique, au lieu de simplement les exprimer ou de s’en faire l’avocat de façon
plus ou moins bien argumentée9. Il faut, en un mot, « penser par soi-même ».
2) Puisqu’il s’agit de porter un jugement réfléchi, et de manifester par conséquent une pensée active
et critique, il importe de prendre en compte la pluralité des points de vue possibles sur le sujet. La
« culture philosophique » qu’apporte la lecture et l’assimilation de textes philosophiques joue, de
ce point de vue, un rôle important. Penser par soi-même n’est pas penser seul : c’est au contraire par
le dialogue que l’on peut soumettre ses propres idées à un examen critique, se détacher de ses
préjugés éventuels, et penser véritablement par soi-même.
3) Il faut enfin s’efforcer de dépasser la pluralité des points de vue en présence pour parvenir à
une « synthèse », au moins partielle et provisoire. Il s’agit en effet de porter un jugement réfléchi :
un jugement qui tienne compte, par conséquent, de l’ensemble de ce qui aura été soumis à un
examen, et s’efforce ainsi de penser le réel dans sa complexité.

Se servir de sa propre raison, dialoguer, chercher à surmonter les contradictions en vue de penser
le réel : on retrouve dans ces exigences les « maximes du sens commun » exposées par Kant dans
le § 40 de la Critique de la faculté de juger, et qui sont présentées dans l’Anthropologie comme les
maximes que doit suivre tout « penseur » (§ 59). La première maxime (« penser par soi-même »),
qui est la maxime des lumières (Aufklärung), est celle d’une pensée toujours « active » et par
conséquent « sans préjugés » ; la seconde (« penser en se mettant à la place de tout autre ») est
celle d’une pensée « élargie », capable de s’élever à un point de vue universel ; la troisième
(« toujours penser en accord avec soi-même »), est la maxime d’une pensée « conséquente ».

Les fins de l’enseignement philosophique (favoriser une pensée émancipée et active, ouverte et
capable de dialogue, soucieuse du réel) coïncident donc avec celles de la dissertation qui constitue,
de ce point de vue, un exercice complet, et de nature à donner, par sa pratique, la formation visée
par les programmes, ainsi qu’à en évaluer de façon pertinente les acquis.

épreuve d’explication de texte au baccalauréat contribue évidemment à favoriser une telle lecture de textes
philosophiques en classe.
9
De ce point de vue, la nouvelle épreuve de philosophie instituée en série technologique pour le baccalauréat 2018
(l’épreuve de « composition » définie par la note de service n° 2017-101 du 4-7-2017) à l’initiative de l’inspection
générale de philosophie rompt avec cette exigence d’examen critique propre à la dissertation : on demande en effet,
aux candidats, dans cette nouvelle épreuve, de faire « un développement personnel argumenté », à partir de questions
supposées les guider, développement dans lequel ils doivent utiliser leurs « connaissances » et leur « expérience » (au
lieu de les mettre en question) pour « justifier » une réponse, celle qui leur « paraît pertinente », au lieu de soumettre
l’ensemble des réponses possibles à un examen critique, en vue d’une conclusion libre de tout attachement à la
simple défense unilatérale d’un point de vue partiel.
La dissertation : une épreuve de baccalauréat appropriée à l’enseignement de la
philosophie et accessible à tous

On reproche parfois à la dissertation d’être un exercice trop difficile (au moins dans certaines
séries, comme les séries technologiques), impossible ou difficile à évaluer, sinon de façon
arbitraire ou socialement sélective, parce qu’il ne suffit pas d’en connaître les « règles » pour
savoir les appliquer, et que l’essentiel, de plus, n’est pas dans les règles, mais dans des qualités qui
ne relèvent pas de l’apprentissage par le travail (l’intelligence, le jugement, le « philosophique »…).
On lui reproche également d’être un exercice trop facile (du moins pour les « héritiers ») et qui
relève davantage de la rhétorique que de l’argumentation sérieuse et, là encore, d’être davantage
un instrument de sélection sociale que le moyen de reconnaître un travail effectif. On lui
reproche enfin parfois, au nom d’une conception combinatoire et réticulaire de la pensée, de
reposer sur le « mythe » selon lequel on pourrait « penser par soi-même », mythe qu’il faut
dénoncer au nom d’une conception plus « modeste » de la pensée comme travail de
« composition » ou de « construction », voire de « copier/coller »10.

Contre ces objections, on peut, me semble-t-il, faire les remarques suivantes :

1) Faut-il renoncer à demander aux élèves de « penser par eux-mêmes » ? Et puisque la


dissertation est, par définition, un exercice de réflexion et de jugement dans lequel il s’agit,
précisément, de « penser par soi-même », faut-il en finir avec une telle épreuve, qui serait, en
raison de cette exigence, impossible à évaluer, voire irréalisable du fait de l’absurdité de ce qu’elle
demande ? On a tenté récemment, par exemple, de justifier une initiation à la philosophie qui
remplacerait la dissertation par un « travail de combinaison et d’agencement » (S. Charbonnier,
Que peut la philosophie ?, Seuil, 2013, p. 184), ou de « compilation » (p. 186), sélectionnant des textes
(par exemple sur Internet) pour composer un devoir (« copier/coller », p. 185), par le fait que cela
permettrait de « ne pas perdre d’emblée certains élèves pour la seule raison qu’ils n’aiment pas
écrire » (p. 186) et aussi, plus radicalement, parce que cela conduirait à rompre enfin avec « le
mythe selon lequel je suis l’auteur de mes propres idées » (p. 185), et « l’idée que l’on pense par
soi-même » (p. 186).
Si on laisse de côté le caractère réducteur d’une telle conception de la pensée, ramenée à sa
dimension combinatoire, à l’exclusion de toutes les autres (réfléchir, juger, douter, critiquer,
questionner, argumenter, etc.), le rejet de « l’idée que l’on pense par soi-même », sur lequel
s’appuie le rejet de la dissertation, repose sur une étonnante méconnaissance du sens de cette
formule : « penser par soi-même » n’est évidemment pas, en effet, comme on l’a vu, penser seul !
Si c’était le cas, il serait impossible de dialoguer en « pensant par soi-même », ou de lire un livre
avec esprit critique ! Non seulement on peut, mais on doit, dans un dialogue, s’efforcer de penser
par soi-même, et répondre aux questions en s’efforçant d’être présent à ce qu’on dit, en pensant ce
qu’on dit (c’est ce que demande, par exemple, constamment Socrate à ses interlocuteurs), alors
même que l’on parle et que l’on pense avec quelqu’un. Lorsque Kant formule avec force cette
exigence de « penser par soi-même » comme quelque chose qui doit s’imposer à tous ceux qui
prétendent être des « penseurs » (Anthropologie d’un point de vue pragmatique, § 59), et comme une
maxime du sens commun (Critique de la faculté de juger, § 40), il l’associe étroitement à une maxime
dont il la déclare inséparable : celle de « penser en se mettant à la place de tout autre » (Ibid.).
Penser par soi-même, ce n’est donc pas penser seul, mais simplement penser au sens actif du
mot11. Ce n’est sans doute pas facile (comme le souligne Kant au début de Qu’est-ce que les
10
Stéphane Charbonnier, Que peut la philosophie ? Seuil, 2013, p. 184-186.
11
De ce point de vue, la seule critique pertinente que l’on pourrait faire de cette expression consisterait, au lieu d’en
dénoncer l’absurdité, à dire au contraire que c’est un pléonasme : « Dans la perception, c’est moi qui perçois, il en est
lumières ?), c’est peut-être un processus infini vers un idéal qui ne sera jamais complètement réalisé
(on n’en finit peut-être jamais de se libérer de ses préjugés, ou de devenir intellectuellement
« majeur »), mais sans cet effort, quel peut être le sens d’une culture philosophique ? S’il faut
renoncer à cela, quel peut bien être l’objet d’un enseignement de la philosophie ? Et comment
trouver, si l’on veut préparer à une pensée véritablement autonome, un meilleur exercice que la
dissertation, exercice aussi libre et aussi peu directif que possible, puisque les élèves y sont
appelés à formuler eux-mêmes le problème que pose le sujet qui leur est proposé ?

2) Mais peut-on évaluer le développement d’une pensée personnelle ? N’est-ce pas nécessairement
subjectif ? Et si cela ne repose pas sur des critères objectifs, comment cela peut-il s’apprendre ?
Et si cela ne s’apprend pas, comment cela pourrait-il être autre chose qu’un moyen de
« reproduction » sociale, au seul bénéfice des « héritiers » ? Ces objections reposent sur la même
confusion que les précédentes : s’il s’agit bien, dans une dissertation, de manifester une « pensée
personnelle », ce n’est pas au sens où il s’agirait d’exprimer ses opinions, en les accompagnant
d’arguments plus ou moins solides afin de les rendre plausibles, mais bien au sens où il s’agit de
penser, y compris en mettant en question ses propres opinions initiales, afin de parvenir à une
conclusion qui ne s’impose à l’esprit qu’après réflexion. Or, la pensée, lorsqu’elle est conçue
comme un travail et une activité, peut parfaitement être évaluée « objectivement », dans ses
diverses opérations (analyser un sujet ; dégager le présupposé d’une thèse ; une question
préalable ; rendre raison d’un fait ; soumettre un exemple, un argument ou une objection à un
examen critique ; faire une distinction conceptuelle ; opérer un déplacement de perspective ou de
point de vue ; faire une synthèse, etc.). Et ce travail de la pensée, dans les multiples formes qu’il
peut prendre, s’apprend12 : par l’exemple (celui que donne le professeur dans ses leçons, et celui des
philosophes, à la lectures desquels le cours introduit) et par la pratique (celle, principalement, de la
dissertation et de l’explication de textes). Ce n’est évidemment pas in abstracto qu’on peut
apprendre à philosopher (cela ne peut se faire qu’à travers l’effort pour résoudre des problèmes
effectifs et en même temps à travers l’étude de philosophes qui se sont essayés à le faire de
manière exemplaire)13, mais il s’agit bien d’apprendre à philosopher. C’est cela qu’il s’agit d’évaluer.
Et ce qu’un élève a appris à faire peut être évalué de façon au moins aussi objective que ce qu’il a
appris à savoir. Bien plus : lorsqu’on dissocie les thèses des philosophes que l’on a étudiés de la
démarche à l’intérieur de laquelle elles se situent, ces thèses deviennent objectivement
« discutables », comme une simple opinion peut l’être, et ne constituent plus des « connaissances
philosophiques » sur lesquelles on peut s’appuyer, et de la même façon, lorsque ces thèses se
présentent dans une copie indépendamment de toute pratique philosophique, elles ne peuvent
donner lieu à aucune évaluation objective.

de même pour la sensibilité, l’entendement et la pensée. Tout ce qui doit avoir pour l’homme quelque valeur doit se
trouver dans sa pensée propre, c’est là en réalité un pléonasme. Chaque homme doit penser pour lui-même, aucun ne
peut penser pour un autre, pas plus que manger ou boire pour un autre. » (Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie,
Folio essais, p. 191-192).
12
Non seulement apprendre ne s’oppose pas à "penser par soi-même", mais il est au contraire nécessaire de penser
par soi-même pour apprendre véritablement : « Ce n’est pas seulement devenu un préjugé de l’étude philosophique,
mais aussi un préjugé de la pédagogie – et ici d’une façon encore plus étendue – que lorsqu’on s’exerce à penser par soi-
même, (...) le fait d’apprendre est opposé au fait de penser par soi-même : alors qu’en réalité (...) une pensée ne peut être
apprise que parce qu’elle est elle-même pensée. Selon une erreur commune, une pensée ne porte l’empreinte de ce qui est
« pensé par soi-même » que lorsqu’elle s’écarte des pensées d’autres hommes. » Hegel, Lettre à von Raumer du 2 août
1816, dans Correspondance, Tel Gallimard, t. II, p. 93
13
La philosophie, note Kant dans la Critique de la raison pure (Méthodologie, ch. III, Architectonique de la raison
pure) ne peut être apprise, sinon « historiquement » : « on ne peut apprendre tout au plus qu’à philosopher ».
Lorsqu’on situe cette formule dans son contexte, on comprend que cela ne signifie pas que la philosophie peut se
passer de son histoire : c'est au contraire à une lecture critique des philosophes que nous invite Kant pour apprendre à
« philosopher » (cf. André Perrin, « L’histoire des idées et la didactique : deux dangers pour l’enseignement
philosophique », Les temps modernes, n° 590, octobre-novembre 1996).
3) Si, comme on vient de le voir, philosopher s’apprend, et si la dissertation, dont l’exercice permet
cet apprentissage, ne relève ni d’une rhétorique facile mais accessible aux seuls « héritiers », ni de
mystérieuses qualités de jugement ou d’intelligence philosophiques qu’aucun travail ne saurait
procurer, reste à savoir si ce n’est pas une épreuve trop difficile pour la majorité des élèves, et
impossible à maîtriser en une seule année, surtout si les horaires sont très réduits, comme dans les
séries technologiques.
La dissertation est un exercice complexe, dans la mesure où elle mobilise au service d’une fin
(formuler un jugement réfléchi sur un sujet) une multiplicité d’activités de l’esprit (chercher ce qui
fait problème dans une question ; analyser et définir les termes du sujet ; chercher des arguments,
des exemples, des objections pour chacune des thèses en présence ; chercher les présupposés du
sujet et des différentes thèses à examiner ; construire un plan, etc.).
On peut sans doute cultiver ces diverses activités pour elles-mêmes (apprendre à problématiser, à
conceptualiser, à analyser, à argumenter, à faire des synthèses, etc.), mais elles n’ont pas d’intérêt
en elles-mêmes : elles n’ont de sens que dans la mesure où elles sont mises au service de la
formulation et de la résolution effective d’un véritable problème, d’une pensée qui cherche à
saisir le réel dans sa complexité. Remplacer cet exercice complet qu’est la dissertation par des
exercices plus simples ne mobilisant qu’une activité de l’esprit à la fois serait comparable au
remplacement de l’exercice d’un sport par des exercices de préparation, par exemple de
musculation ou d’assouplissement. La natation étant une activité trop complexe, on lui
substituerait l’apprentissage, en salle et hors de l’eau, de mouvements séparés des bras et des
jambes. L’École, comme l’a bien montré Dewey, ne peut « préparer » à une future vie active que
si elle renonce à être une simple « préparation » n’ayant de sens que par les activités futures
qu’elle rend possibles : les activités scolaires doivent comporter une fin et une signification en
elles-mêmes14, pour pouvoir préparer à des activités adultes elles-mêmes sensées.
Mais, objectera-t-on, si l’on renonce à remplacer la dissertation par des exercices plus simples, on
peut cependant « guider » le travail des élèves en associant de tels exercices à la préparation des
dissertations. S’agissant du travail fait par les élèves en cours d’année, de tels exercices sont
assurément profitables. Cela favorise et stimule le travail personnel au lieu de s’y substituer, et
c’est dans cet esprit que les exercices, toujours associés à un devoir complet à effectuer, doivent
être conçus. De tels exercices partiels ne sont en effet utiles que s’ils sont mis, chaque fois, au
service de l’effort pour résoudre un problème réel, et s’ils ne sont pas effectués pour eux-mêmes
et sans autre perspective qu’une simple gymnastique de l’esprit. Le caractère purement formel et
dénué d’intérêt intrinsèque de tels exercices, loin de faciliter le travail des élèves, le rendrait plus
difficile au contraire, car peu motivant en raison de son abstraction. Saisir l’intérêt de ce que l’on
fait est le moteur principal du progrès scolaire, et c’est ce qui permet, progressivement, de
surmonter les obstacles et les difficultés rencontrées.
Peut-on, de la même façon, faciliter le travail des élèves au baccalauréat en complétant le sujet de
dissertation par des questions destinées à guider leur réflexion ? Ce qui est utile, en cours d’année,
à la préparation d’une dissertation est au contraire un obstacle à l’élaboration d’une réflexion
autonome lorsqu’il s’agit d’un travail en temps limité. L’élaboration d’une problématique
personnelle demande en effet du temps, ainsi que de la liberté dans le choix des questions que
l’on estime devoir se poser pour traiter un sujet. Une liste prédéfinie de questions préalables au

14
« Que l’éducation soit constamment et au sens littéral sa propre récompense, signifie qu’aucune prétendue étude
ou discipline n’est éducative que si elle vaut la peine qu’on s’y adonne hic et nunc. » Dewey, Démocratie et éducation, VIII,
3, p. 139 ; « Je crois que l'échec presque total de l’éducation actuelle vient de ce qu'elle néglige ce principe
fondamental, à savoir que l'école est une forme de la vie de la communauté. Elle conçoit l'école comme un endroit
où l’on donne des informations, enseigne des leçons ou forme des habitudes dont la valeur est conçue comme
résidant essentiellement dans un avenir lointain ; l’enfant doit faire ces choses en vue de quelque chose d’autre qu’il
va faire, ce sont de simples préparatifs. Elles n'entrent donc pas dans l'expérience vécue par l'enfant et partant ne
sont pas vraiment éducatives. » Dewey, Mon credo pédagogique, article 2.
traitement du sujet ôte cette liberté, et ne laisse pas le temps de faire à partir de là une véritable
dissertation15.
Une telle épreuve, constituée d’une multiplicité de questions partielles, conduirait – si elle devait, à terme, se
substituer à la dissertation ou la marginaliser (on voit mal à quelle autre fin elle a pu être introduite), puis
s’étendre à l’ensemble des séries – à une modification profonde de l’enseignement de la philosophie. Des exercices
d’analyse ou d’argumentation, en effet, qui, comme on l’a vu, ne prennent sens que dans la
mesure où ils sont au service de l’examen d’un véritable problème (examen qui constitue l’objet
propre de la dissertation), deviendraient nécessairement une fin en soi, puisqu’ils seraient
l’épreuve même à laquelle il faudrait préparer les élèves. Ce qui n’était qu’un travail préparatoire
deviendrait le but même de la préparation. Des moyens, qui ne deviennent philosophiquement
formateurs que par la fin qu’on leur donne et l’usage qu’on en fait, deviendraient eux-mêmes des
fins en soi, et un enseignement ainsi dispensé finirait par perdre de vue sa finalité proprement
philosophique.

4) La dissertation est ainsi un exercice qu’on peut difficilement mettre en question sans prendre le
risque de renoncer, en même temps, aux finalités de l’enseignement philosophique telles que les
définissent nos programmes. Il faut donc, plutôt que d’adapter les épreuves du baccalauréat à
l’idée que l’on se fait des capacités des élèves, chercher les moyens qui pourraient permettre de
surmonter les difficultés rencontrées. Dans les séries technologiques, par exemple, l’horaire (2h
par semaine) est sans doute trop faible (surtout dans des classes nombreuses et non dédoublées)
pour permettre aux élèves d’écrire, au bout d’un an, des copies suffisamment étoffées. Le
caractère réduit des horaires est une raison de plus de ne pas remplacer la dissertation par des
questions : cela ne pourrait conduire qu’à consacrer le peu de temps dont on dispose à faire autre
chose que de la philosophie. Il est décisif, dans ce domaine comme dans les autres, de ne pas
réfléchir sur les moyens en oubliant les fins. L’enseignement philosophique doit, plus que jamais,
assumer et réaffirmer ses finalités, et, pour cela, loin de chercher à en finir avec la dissertation, en
défendre le principe et en promouvoir l’exercice.

15
C’est pourquoi les questions supposées « guider » le travail, dans des épreuves en temps limité, finissent par s’y
substituer. C’est le cas des questions posées dans l’épreuve d’explication de texte des séries technologiques,
auxquelles les candidats se contentent de répondre, dans l’ordre où elles sont posées, alors que les instructions
officielles précisent qu’elles sont principalement destinées à « guider la rédaction » de l’explication : « Pour expliquer ce
texte, vous répondrez aux questions suivantes, qui sont destinées principalement à guider votre rédaction. ». Quant à la
note de service n° 2017-101 du 4 -7-2017, qui définit la nouvelle épreuve de « composition » introduite en série
technologique à la rentrée 2017 (série STHR), elle affirme pour commencer que « les questions ont pour but d'aider
et de guider les candidats dans la rédaction de la composition » (ce qui laisser entendre qu’il ne s’agit pas tant d’y
répondre que de s’en inspirer pour faire une « composition » sur le sujet proposé), mais introduit pour finir parmi les
questions une « invitation à un développement personnel argumenté » visant à défendre une réponse parmi d’autres au
sujet « en tenant compte des éléments précédents » et en prenant appui sur les « connaissances » et « l’expérience »
que possède le candidat. On comprend alors que c’est cette dernière question (relevant davantage de l’art de l’avocat
que de la réflexion philosophique) qui constitue la « composition » attendue, et qu’il s’agit donc, purement et
simplement, de répondre aux questions, et rien d’autre, contrairement à ce qui était initialement annoncé : la
dissertation disparaît, dans sa lettre comme dans son esprit !

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