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Chapitre 2

La chair de l’empire.
Genre et moralité dans la fabrique de la race 1

Au cours des quinze dernières années, l’anthropologie fémi-


niste a profondément modifié la compréhension de l’expansion colo-
niale et de ses conséquences pour les colonisés. En montrant comment la
conquête européenne a affecté l’évaluation du travail des femmes et redé-
fini les espaces qui leur étaient réservés, les chercheuses féministes se sont
intéressées à l’organisation domestique, la division sexuelle du travail et
le contrôle des ressources qu’elle impliquait, pour comprendre comment
leur transformation a modifié et façonné la manière dont les terres, le
travail et les biens ont été appropriés. Ces recherches, pour la plupart, se
sont concentrées sur les cadres indigènes genrés d’activité économique, de
participation politique, de savoir social et sur la capacité d’agir [agency] de
celles et ceux qui étaient confronté-e-s au pouvoir européen – moins sur
celle des femmes et des hommes chargé-e-s de l’exercer.
Depuis peu, on prête une attention plus soutenue aux structures de
l’autorité coloniale, en s’intéressant davantage à l’affirmation quoti-
dienne de la domination européenne dans les colonies, aux interven-
tions de l’empire sur la vie domestique et aux prescriptions culturelles qui
régissaient la vie des Européen-ne-s. Si on s’est auparavant intéressé à la
manière dont les colonisateurs percevaient l’Autre indigène, de nouveaux
travaux cherchent dorénavant à saisir comment les Européens se repré-
sentaient eux-mêmes, et édifiaient dans les colonies des communautés
bâties sur des asymétries de classe, de race et de genre, divergeant des
modèles européens dont elles s’inspiraient.
Les recherches féministes développées pour penser la politique de
genre des cultures impériales hollandaise, française et britannique se rejoi-
gnent autour d’un certain nombre d’observations similaires. D’après elles,

1 Ce chapitre constitue une version transformée et complétée d’une traduc-


tion antérieure de Didier RENAULT, publiée dans Actuel Marx. Cf. « Genre et
construction impériale de la race », Actuel Marx, nº 38 (2), 2005, p. 75-101
(NdT).

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La chair de l’empire

les Européennes ont expérimenté les clivages de la domination raciale et


les distinctions sociales internes d’une manière particulière, précisément à
cause de leurs positions ambiguës ; subordonnées dans la hiérarchie colo-
niale, elles étaient aussi des agents de l’empire à part entière. Parallèle-
ment, la majorité des femmes européennes qui partirent pour les colonies
à la fin du XIXe et au début du XXe siècle ont dû faire face à de nombreuses
contraintes pesant sur leurs choix domestiques, économiques et poli-
tiques. Ces limitations se sont révélées bien plus restrictives que celles qui
s’exerçaient à la même époque en métropole et contrastaient vivement
avec les opportunités qui s’offraient alors aux hommes.
Sous des formes diverses, ces études posent des questions fondamen-
tales : de quelle manière les inégalités de genre étaient-elles essentielles à
la structure du racisme colonial et de l’autorité impériale ? La misogynie
aiguë des penseurs impériaux et des agents coloniaux était-elle une
version dérivée de valeurs métropolitaines exportées (« qu’ils auraient
juste apportées avec eux »), une réaction aux revendications féministes
contemporaines en Europe (« les femmes doivent être remises à la place
qui leur revient ») ou une réponse nouvelle et pragmatique aux conditions
de la conquête ? L’affirmation de la suprématie européenne en termes de
virilité patriotique et raciale était-elle l’expression de la domination impé-
riale ou l’une de ses caractéristiques ?
Dans ce chapitre, j’explore plus avant l’idée que l’autorité impériale et
les différences raciales étaient fondamentalement structurées en termes
genrés. J’envisage le discours administratif et médical, ainsi que la gestion
de l’activité sexuelle, du mariage et de la reproduction des Européens,
comme partie prenante de l’appareil de contrôle colonial. On ne s’en
étonnera pas : les archives du discours masculin dominant se sont avérées
beaucoup plus riches que celles relatives à la manière dont les femmes
percevaient les contraintes qui s’exerçaient sur elles. En effet, il me semble
que lorsqu’on définissait les besoins des femmes, sans elles mais pour
elles, on déterminait directement les politiques mises en place. En effet,
les catégories de « colonisateur » et de « colonisé » étaient sécurisées par
des formes de contrôle sexuel qui définissaient les arrangements domes-
tiques des Européens et les investissements culturels par lesquels ils s’iden-
tifiaient comme tels. Je traite ainsi des tensions sexuelles et conjugales de
la vie coloniale moins comme un trope politique des tensions d’empire
– que l’on aurait saisies en abrégé – que comme une de ses parties constitu-
tives et fondamentales. Ce chapitre examine aussi de quelle manière les
sanctions et les interdits sexuels particuliers à chaque genre délimitaient
les positions de pouvoir et prescrivaient les frontières personnelles et
publiques de la race.

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La chair de l’empire. Genre et moralité dans la fabrique de la race

L’autorité coloniale reposait sur deux prémisses aussi puissantes que


fausses. La première hypothèse postulait que les Européens, dans les
colonies, constituaient une entité biologique et sociale séparée et aisé-
ment identifiable – une communauté « naturelle » aux caractéristiques
partagées : intérêts de classe, attributs raciaux, affinités politiques et
culture supérieure. La seconde, liée à la première, pensait que les fron-
tières entre le colonisateur et le colonisé étaient évidentes et faciles à
dessiner. Mais aucun de ces postulats ne reflétait la réalité coloniale.
À l’exception des colonies comme la Rhodésie et l’Algérie – où les conflits
intereuropéens étaient violents et explicites –, les tensions entre bureau-
crates et planteurs, colons implantés et nomades, missionnaires et déci-
deurs politiques de métropole, ou petits Blancs et riches entrepreneurs,
ont toujours fait des communautés coloniales européennes des ensembles
bien plus divisés et politiquement fragiles que ne pouvaient l’affirmer la
plupart de leurs membres. Les divisions internes se nourrissaient de la
concurrence entre priorités politiques et économiques comme l’attestent,
par exemple, les conflits autour de l’accès aux ressources indigènes, des
méthodes à employer pour préserver le pouvoir et les privilèges euro-
péens ou des critères à retenir pour intégrer l’élite coloniale et permettre sa
reproduction.
En anthropologie, ne plus considérer les élites coloniales comme des
communautés d’intérêts homogènes a constitué une évolution notable,
marquant un changement majeur dans la manière de penser les relations
de genre en contexte impérial. Les marqueurs de l’identité européenne et
les critères d’appartenance à la communauté ne sont plus apparus comme
des attributs figés, mais comme des caractéristiques fluides, perméables, et
historiquement controversées. Ainsi, la politique coloniale d’exclusion
dépendait de la construction des catégories. Le contrôle colonial s’affir-
mait par l’identification des « Blancs », des « indigènes », des enfants
susceptibles de devenir des citoyens plus que des sujets, et de la légitimité
relative des descendances.
Dès lors, les caractéristiques physiques individuelles n’étaient pas des
critères suffisants ; il fallait aussi déterminer qui l’on pouvait compter
comme « Européen » et par quels moyens. La couleur de la peau était trop
ambiguë, les comptes bancaires trop capricieux et la croyance religieuse
et l’éducation, bien que fondamentales, n’étaient jamais suffisamment
définies. Le statut social et juridique découlait du prisme culturel par
lequel la couleur était perçue, mais aussi du silence, de la reconnaissance
ou du déni qui entouraient les circonstances dans lesquelles les enfants
avaient été conçus. En effet, les unions sexuelles qui s’inscrivaient dans
une relation de concubinage, de prostitution, ou de mariage religieux

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La chair de l’empire

dérivaient des hiérarchies de pouvoir ; elles étaient, chacune à sa manière,


des relations provisoires fondées sur des classifications contestées,
capables d’altérer les destins individuels et la structure même de la société
coloniale. Les dynamiques d’inclusion et d’exclusion appelaient ainsi à
une régulation sexuelle, conjugale et domestique de la vie des colons euro-
péens et de leurs sujets.

Messages politiques et métaphores sexuelles


Les observateurs coloniaux, comme les participant-e-s à l’entre-
prise impériale, semblent avoir porté un intérêt sans fin à l’interface
sexuelle de la rencontre coloniale. Dans la littérature coloniale, la sexua-
lité reste un thème omniprésent et nul autre sujet n’a été aussi fréquem-
ment invoqué pour renforcer les stéréotypes racistes de la société
européenne 1. Bien avant que la conquête coloniale ne soit effective, les
tropiques sont apparus comme le lieu privilégié des fantasmes pornogra-
phiques européens ; ils ont suscité des descriptions sensationnalistes de
liberté sexuelle, de promiscuité, d’aberrations gynécologiques, ainsi
qu’une perversion généralisée définissant pour la métropole l’altérité du
colonisé 2. À partir des prescriptions sexuelles particulièrement strictes de
l’Europe au XIX e siècle, certains historiens coloniaux ont pu, comme
Ronald Hyam, saisir l’expansion impériale comme une conséquence de
l’exportation de l’énergie sexuelle masculine 3 . Lewis Gann et Peter
Duignan ont aussi envisagé le colonialisme comme « une sublimation ou
une alternative à la sexualité [pour les hommes européens] 4 ». Or, s’il me
semble que ces deux lectures se méprennent, il n’en reste pas moins que
la présence des Européens dans les colonies et les diverses prescriptions
sexuelles qui s’imposaient sont devenues des enjeux centraux de la poli-
tique sociale coloniale, sujets à des formes renouvelées de surveillance
étatique.
On a aujourd’hui bien établi l’importance des symboles sexuels
comme représentation visuelle de la domination coloniale. Ainsi Edward
Said, par exemple, a montré que la soumission et la possession sexuelles

1 Eugène PUJARNISCLE, Philoxène ou De la littérature coloniale, Firmin-Didot,


Paris, 1931, p. 106 ; Martine LOUFTI, Littérature et colonialisme. L’expansion
coloniale vue dans la littérature romanesque française, 1871-1914, Mouton,
Paris, 1971, p. 36.
2 Martine LOUFTI, Littérature et colonialisme, op. cit. ; sur les images sexuelles
coloniales, voir Louis MALLERET, L’Exotisme indochinois dans la littérature fran-
çaise depuis 1860, Larose, Paris, 1934.
3 Ronald HYAM, « Concubinage and the Colonial Service. The Crewe Circular
(1909) », Journal of Imperial and Commonwealth History, nº 14 (3), 1986.
4 Lewis H. GANN et Peter DUIGNAN, The Rulers of British Africa, op. cit., p. 240.

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La chair de l’empire. Genre et moralité dans la fabrique de la race

des femmes orientales par les hommes européens « peuvent très bien
servir de prototype au rapport de forces entre l’Orient et l’Occident et au
discours sur l’Orient que celui-ci a permis 1 ». L’orientalisme est décrit
comme « une conception du monde masculine », « une province exclusi-
vement masculine », où l’Orient est pénétré, réduit au silence et possédé 2.
Or, si la sexualité est ici une métaphore de la domination, la critique
d’Edward Said ne portait pas (et ne prétendait pas porter d’ailleurs) sur les
relations entre hommes et femmes. Les images sexuelles illustrent l’icono-
graphie du pouvoir, pas sa pragmatique. Les asymétries et les représenta-
tions sexuelles servent à expliciter ce qui se passe « réellement » dans
d’autres épicentres politiques ; ce sont des tropes qui permettent de
décrire d’autres centres du pouvoir.
Si les femmes d’Asie sont les pin-up préférées du voyeur impérial, les
Européennes sont souvent apparues dans les écrits coloniaux masculins
comme leur image inversée – assouvissant d’autres fantasmes européens
que leurs seuls désirs sexuels. Dépeintes comme des parangons de vertu
ou des actrices passives parasitant le terrain impérial, ces femmes auraient
rarement fait l’objet des désirs masculins européens 3. Mais, si l’on pense
que les Européens et les Européennes participaient à part égale aux
malheurs et aux plaisirs que permettaient les privilèges coloniaux, on
oublie que ces dernières participaient aux relations coloniales sous
des formes spécifiques imposant des limitations et des contraintes
particulières.
On a traité la domination sexuelle davantage comme un symbole
discursif – porteur d’autres significations – que comme la substance même
de la politique impériale. Pour autant, la domination sexuelle était-elle
simplement la marque graphique des places hiérarchiques ? Le message
était-il un médium ou les relations sexuelles « signifiaient-elles » toujours
au-delà d’elles-mêmes, renvoyant à d’autres types de relations ou à
d’autres désirs (financiers, politiques, voire, peut-être, à des versions plus
subliminales) ? Ce glissement analytique entre symboles sexuels du
pouvoir et politique de la sexualité traverse les archives coloniales
– comme les commentaires contemporains que ces relations sexuelles ont
suscités. Il peut refléter pour partie la polyvalence de la sexualité, riche au
plan symbolique et importante au plan social. Mais le contrôle sexuel
n’était pas qu’une métaphore pratique de la domination coloniale. Il était

1 Edward W. SAID, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, op. cit., p. 18.
2 Ibid., p. 238.
3 Martine LOUFTI, Littérature et colonialisme, op. cit., p. 108-109.

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La chair de l’empire

aussi un marqueur social et racial fondamental, impliqué dans un


ensemble plus vaste de relations de pouvoir.
Dans son travail sur l’Inde victorienne, Kenneth Ballhatchet a suivi
une orientation similaire 1. En montrant que les régulations relatives à
l’accessibilité sexuelle, à la prostitution et aux maladies vénériennes
étaient des interrogations au cœur de la politique ségrégationniste, il a
relié la gestion de la sexualité à la structure interne du pouvoir britan-
nique. Son étude convaincante envisage ainsi la police de la sexualité
comme un moyen de préserver les frontières raciales et de contrôler les
fonctionnaires et les militaires du rang européens. Mais son travail n’envi-
sage que les relations de pouvoir entre hommes, car K. Ballhatchet ne s’est
pas intéressé aux contraintes qui pesaient sur les Européennes, ni n’a
accordé de place centrale aux relations de pouvoir entre les sexes.
Interface cruciale entre la sexualité et l’ordre politique, la relation entre
prescriptions de genre et frontières raciales est un sujet qui reste large-
ment à explorer. Si des études récentes ont établi que les Européennes
vivaient très diversement l’aventure coloniale en fonction de leur classe
sociale d’appartenance, et que l’expérience qu’elles en avaient différait de
celle des hommes, nous en savons encore bien peu sur la manière dont
elles investissaient leur racisme partagé. Les universitaires féministes ont
déployé d’importants efforts pour caractériser l’expérience coloniale des
femmes européennes, la manière dont elles se sont vues incorporées à la
politique des hommes, les formes de résistance qu’elles ont déployées et
les conséquences affectives de la conquête. Aux recherches sur les formes
d’intervention étatiques, économiques ou religieuses relatives à la repro-
duction des populations colonisées s’adjoignent dorénavant des études
centrées sur le travail qu’opéraient les femmes européennes au sein de ces
programmes, l’influence des initiatives sociales sur la médecine coloniale
et les contraintes familiales qui pesaient sur ces femmes dans les
colonies 2.
Ces contributions, pour la plupart, se sont intéressées aux idéologies
de genre et à l’autorité coloniale, et n’ont pas porté spécifiquement sur la
manière dont le contrôle de la sexualité participait à la détermination des
frontières raciales. Bien que la recherche féministe interdisciplinaire
explore de plus en plus l’« incorporation sociale de la sexualité » et les

1 Kenneth BALLHATCHET, Race, Sex, and Class under the Raj, op. cit.
2 Yvonne KNIBIEHLER et Régine GOUTALIER, La Femme au temps des colonies, op.
cit. ; Nancy HUNT, « “Le bébé en brousse”. European Women, African Birth
Spacing, and Colonial Intervention in Breast Feeding in the Belgian
Congo », in Frederick COOPER et Ann L. STOLER (dir.), Tensions of Empire. Colo-
nial Cultures in a Bourgeois World, op. cit.

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contextes qui « conditionnent, contraignent et définissent socialement


les actes [sexuels] » 1, cette évolution n’a pas encore amené à s’intéresser à
l’incorporation raciale de la sexualité, contrairement à ce que l’on aurait
pu espérer. Certains travaux récents sur l’Afrique australe font toutefois
exceptions, et montrent que les restrictions mouvantes relatives à la pro-
stitution coloniale et au service domestique ont été explicitement définies
en fonction des classes sociales, liant la politique raciale au contrôle de la
sexualité.
Cette fixation du contrôle de la sexualité autour des tensions raciales
est à la fois évidente et insaisissable. Considérons par exemple Ronald
Takaki pour qui, au XIXe siècle, la peur sexuelle en Amérique était une
angoisse raciale 2. Peu d’universitaires seraient en désaccord avec lui, mais
rien dans son propos n’explique pourquoi ces angoisses se sont exprimées
à travers la sexualité. Pour Winthrop Jordan, au sud des États-Unis, « l’acte
sexuel lui-même servait [au XIXe siècle] de réaffirmation rituelle des cadres
quotidiens de la domination sociale 3 ». Pour Sander Gilman, plus large-
ment, la sexualité est le marqueur principal de l’Altérité et se retrouve
dans toute idéologie raciale 4. D’après lui, à l’image de la couleur de peau,
« les structures sexuelles, comme la forme des organes génitaux, sont
toujours l’antithèse d’un soi idéalisé 5 ». Si nous acceptons cette proposi-
tion, il n’est alors pas surprenant que les agents coloniaux et les sujets
colonisés aient exprimé ainsi leur contestation – et leur vulnérabilité.
La sexualité, saisie comme un aspect central de l’identité sociale, a
occupé une place importante dans l’analyse des motivations psycholo-
giques de l’ordre colonial et des blessures qu’il provoquait 6. La soumission
sexuelle donnait corps au racisme, imposant des limites indépassables à
la libération personnelle. Parmi les auteurs masculins qui ont écrit sur le
colonial et le postcolonial, les enjeux liés à la virilité et à la définition de
l’identité masculine ont été placés au cœur même du politique. La déviri-
lisation des hommes colonisés et l’hyper-masculinité des Européens ont

1 Ellen ROSS et Rayna RAPP, « Sex and Society. A Research Note from Social
History and Anthropology », Comparative Studies in Society and History, nº 22
(1), 1980, p. 54.
2 Ronald T. TAKAKI, Iron Cages. Race and Culture in Nineteenth-Century America,
Knopf, New York, 1977.
3 Winthrop JORDAN, White over Black. American Attitudes toward the Negro,
1550-1812, University of North Carolina Press, Chapel Hill, 1968.
4 Sander GILMAN, Difference and Pathology. Stereotypes of Sexuality, Race, and
Madness, Cornell University Press, Ithaca, 1985.
5 Ibid., p. 25.
6 Octavio MANNONI, Psychologie de la colonisation, Le Seuil, Paris, 1950 ; Frantz
FANON, Peau noire, masques blancs, op. cit. ; Ashis NANDY, The Intimate Enemy,
op. cit.

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La chair de l’empire

été envisagées comme des éléments déterminants pour comprendre


l’affirmation de la suprématie blanche. Mais ces études ne se sont inté-
ressées à la dimension psychologique des femmes et de la sexualité que
pour saisir la subordination des hommes par les hommes, et n’ont traité
qu’incidemment des liens entre sexisme et racisme ou entre racisme et
sexualité.
Dans les colonies, le soubassement psychologique et économique qui
marquait la différence était en réalité le produit de discours intriqués. Ils
unissaient les peurs de contagion sexuelle, de danger physique, d’incom-
patibilité climatique ou de défaillance morale autour de la sécurisation de
l’identité nationale européenne, à travers un noyau raciste spécifique à
chaque classe. Les rapports scientifiques coloniaux et la presse populaire
fourmillent ainsi de propos variés qui se retrouvent autour de thèmes
partagés : les femmes indigènes seraient des vectrices de contamination,
les femmes blanches deviendraient stériles dans les colonies et les colons
seraient exposés à la dégénérescence physique, morale et psychologique
lors de séjours trop longs sous les tropiques. Mais qu’est-ce que ces affir-
mations produisaient ? Dans quelle mesure étaient-elles fondées, sur un
plan médical ou politique ? Pour y répondre, il faut dénouer ce qui relève
de la métaphore et ce qui était perçu comme un danger véritable ; était-ce
la maladie, la culture, le climat ou la sexualité ?

Le sexe et autres catégories du contrôle colonial


« Bien que le sexe, seul, ne permette pas à des hommes de transcender
les barrières raciales, il génère entre eux une certaine admiration et une
certaine affection. On ne peut pas toujours renvoyer ce sentiment sain
à l’égoïsme ou à la prudence. Dans l’ensemble, l’interaction sexuelle
entre Européens et non-Européens a certainement fait plus de bien que
de mal aux relations raciales ; en aucune façon je ne peux accepter l’idée
féministe selon laquelle il aurait été foncièrement indésirable 1. »

La régulation des relations sexuelles était au cœur du développement


des implantations coloniales et de la place qu’on allouait aux activités
économiques. Dans les colonies françaises, anglaises, hollandaises ou
espagnoles, qui couchait ou se mariait avec qui n’a jamais été laissé au
hasard. Les unions entre Annamites et Français, Portugaises et Néer-
landais, Incas et Espagnols ont engendré des enfants qui sollicitaient
certains privilèges, et dont il fallait définir et prescrire les droits et les

1 Ronald HYAM, « Empire and Sexual Opportunity », Journal of Imperial and


Commonwealth History, nº 4 (3), 1986, p. 75.

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statuts. Du début du XVIIe jusqu’au XXe siècle, les sanctions sexuelles et les
interdictions de mariage qui s’appliquaient aux fonctionnaires coloniaux
étaient âprement débattues et codées avec une attention particulière. Les
débats sur le mariage et la morale confrontaient des visions concurrentes
de l’empire – et des structures coloniales sur lesquelles elles devaient
reposer – portées par des dirigeants de compagnies commerciales, des
planteurs, des missionnaires, des investisseurs financiers, des dirigeants
militaires ou des fonctionnaires d’État.
En 1622, la Compagnie orientale des Indes néerlandaises (VOC) a pris
en charge le convoyage de six jeunes Néerlandaises vers Java, pauvres mais
en âge de se marier. Elles se sont engagées par contrat à rester aux Indes
pour une durée minimum de cinq ans, et la Compagnie leur a fourni en
échange des vêtements et une dot pour leur mariage à venir 1. Mais, à
l’exception de cette initiative ponctuelle (et d’une autre brève expérimen-
tation), on a explicitement interdit l’immigration des Européennes durant
les deux siècles qui ont suivi. À de multiples reprises, les actionnaires de
la VOC ont répété leur opposition à l’immigration féminine. Ils ont
d’abord avancé que le coût du transport des jeunes filles et des femmes
mariées était trop élevé. Ils ont ensuite prétendu que les Néerlandaises
(dont ils supposaient peut-être qu’elles possédaient avec la Hollande un
lien plus fort que les hommes…) risquaient d’entraver les projets d’instal-
lation européenne permanente. D’après eux, après avoir encouragé leurs
maris bourgeois à des profits trop rapides par un commerce délétère, elles
les auraient incités à se rapatrier aux Pays-Bas pour dépenser leur richesse
nouvellement acquise 2. La VOC craignait également que les Néerlan-
daises ne développent le commerce privé et empiètent ainsi sur le mono-
pole de la compagnie 3. Enfin, la compagnie a expliqué que les enfants
européens seraient tombés malades, forçant les familles à rentrer en
Hollande et diminuant par conséquent le nombre de colons permanents 4.

1 Jean TAYLOR, The Social World of Batavia, op. cit., p. 12.


2 Ibid., p. 14.
3 Le travail historique sur les colonies au XVIIIe siècle fait souvent état de la
peur que suscitait la présence des femmes européennes, potentiellement
nuisibles au commerce. Ainsi par exemple, à propos des établissements
français implantés au Moyen-Orient, la Chambre de commerce de Marseille
a interdit tout mariage, au motif que la présence de femmes européennes et
d’enfants menacerait le monopole français. En 1728, tout Français marié
dans un entrepôt national était interdit de commerce, directement ou indi-
rectement, avec le gouvernement royal. M. CORDURIE, « Résidence des Fran-
çaises et mariage des Français dans les Échelles du Levant », in La Femme
dans les sociétés coloniales, Table ronde, CHEE, CRHSE, IHPOM : Groningen-
Amsterdam, septembre 1982, université de Leyde, université de Provence,
Aix-en-Provence, 1984, p. 42.
4 Jean TAYLOR, The Social World of Batavia, op. cit., p. 14.

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La Compagnie des Indes orientales a régulé la migration féminine en


recrutant des célibataires européens, en promouvant les relations extra-
conjugales et en encourageant les unions légales entre les employés du
bas de la hiérarchie et les femmes amenées là comme esclaves 1 . Les
élites coloniales ont contracté un certain nombre de mariages euro-
asiatiques, mais les régulations gouvernementales ont rendu le concubi-
nage plus attractif en interdisant aux Européens de rentrer aux Pays-Bas
avec des femmes et des enfants indigènes 2 . En ce qui concernait ses
employés moyens, la Compagnie des Indes orientales décourageait fer-
mement les mariages euro-asiatiques. On pensait que les unions euro-
asiatiques étaient des options bien plus avantageuses. En effet, les
employés devaient alors supporter eux-mêmes le coût de leur famille,
et l’on pensait que les unions mixtes engendraient des enfants plus
sains et que les femmes asiatiques avaient des exigences financières
et affectives moins élevées. Enfin, on supposait que les hommes étaient
plus enclins à rester sur place s’ils avaient fondé une famille aux racines
locales.
Le concubinage a aussi servi les intérêts coloniaux d’autres façons. Il a
permis que les colons s’implantent de manière permanente et que leur
population croisse rapidement, tout en coûtant moins cher que le trans-
port d’Européennes. De plus, il permettait d’encadrer minutieusement le
salaire des Européens envoyés dans les colonies, que ce soit dans l’armée,
la bureaucratie, les plantations ou les établissements de commerce, et de
le maintenir à un niveau artificiellement bas. Mais les dépenses liées aux
familles et aux coûts de transport n’ont pas seulement été supprimées. En
effet, et ce point a pesé d’un poids au moins équivalent, les femmes locales
fournissaient aussi gratuitement des services domestiques aux nouvelles
recrues. Ainsi, au milieu du XIXe siècle, ces arrangements étaient la norme
parmi les jeunes fonctionnaires qui cherchaient à fonder un foyer 3. Le
concubinage était alors l’arrangement domestique majoritaire parmi les
Européens aux Indes malgré l’opposition du clergé, l’Église n’ayant jamais
véritablement occupé une position forte et indépendante 4 . Dans les

1 Ibid., p. 16. Du XVIe au XVIIIe siècle, les femmes nées européennes étaient
exclues de l’Empire portugais, en règle générale. Cf. C. R. BOXER, The Portu-
guese Seaborne Empire, 1415-1825, Knopf, New York, 1969, p. 129-130.
2 Hanneke MING, « Barracks-Concubinage in the Indies, 1887-1920 », Indo-
nesia, nº 35, 1983 ; Jean TAYLOR, The Social World of Batavia, op. cit., p. 16 ;
Leonard BLUSSÉ, Strange Company. Chinese Setllers, Mestizo Women and the
Dutch in VOC Batavia, Floris Publications, Riverton (NJ), p. 173.
3 W. L. RITTER, De Europeaan in Nederlandsch Indie, Sijthoff, Leyde, 1856, p. 21.
4 A. VAN MARLE, « De groep der Europeanen in Nederlands-Indie, iets over
ontstaan en groei », loc. cit., p. 485.

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années 1880, près de la moitié de la population masculine européenne


vivait avec des femmes asiatiques sans être mariée 1. De plus, les décrets
gouvernementaux décidés en 1903 pour limiter le concubinage dans les
baraquements n’ont jamais été instaurés 2, et il a fallu attendre le début du
3
XXe siècle pour voir le concubinage explicitement condamné .
Depuis le XVIIe siècle, les arguments de l’administration invoqués pour
limiter l’immigration des Européennes et tolérer les relations sexuelles
avec les femmes indigènes ressemblaient fortement à la politique sexuelle
de l’expansion coloniale, en d’autres temps et d’autres lieux. Le concubi-
nage des Européens avec les femmes colonisées – on appelait les concu-
bines les nyai à Java et Sumatra, les congaies en Indochine, ou les petites
épouses dans tout l’Empire français – constituait, jusqu’au début du
XXe siècle, la forme dominante d’arrangement domestique. Au contraire
de la prostitution, qui faisait courir le risque – souvent vérifié – d’une
augmentation du nombre d’Européens syphilitiques et donc impro-
ductifs, on pensait que le concubinage stabilisait l’ordre politique et assu-
rait la santé coloniale. Les hommes, maintenus dans leurs baraquements
ou leurs bungalows, ne fréquentaient plus les bordels ou les hôpitaux ;
mieux encore, ils ne s’engageaient plus entre eux dans des relations
« contre nature 4 ». Bien que l’on ait longtemps recouru à la prostitution
dans les colonies, elle a souvent posé des problèmes sociaux et sanitaires.
En effet, elle était mal perçue par les administrations qui souhaitaient
encourager l’installation permanente des colons, et les maladies véné-
riennes étaient difficiles à circonscrire malgré un système élaboré d’hôpi-
taux fermés et de lois spécifiques mises en place dans certaines parties de
l’Empire britannique.
En Asie et en Afrique, les dirigeants coloniaux comptaient sur les
services sociaux que les femmes locales remplissaient en tant que guides

1 Hanneke MING, « Barracks-Concubinage in the Indies », loc. cit., p. 70.


2 Algemene Rijksarchief, Mailrapport, 91, 23 mars 1903, nº 972.
3 A. VAN MARLE, « De groep der Europeanen in Nederlands-Indie, iets over
ontstaan en groei », loc. cit., p. 486.
4 Les tendances homoérotiques qu’Hyam relève dans la biographie politique
britannique ne font pas écho à la littérature coloniale néerlandaise. Si les
dangers de l’homosexualité étaient souvent invoqués pour justifier la pro-
stitution auprès des travailleurs chinois et le concubinage des soldats euro-
péens, ces arrangements ne concernaient pas, en règle générale, les
dirigeants européens. J. VAN DEN B RAND , No geens. De Millionen uit Deli,
Hoveker & Wormser, Amsterdam, 1904 ; W. MIDDENDORP, De Poenale Sanctie,
Tjeenk Willink, Haarlem, 1924, p. 51 ; Hanneke MING, « Barracks-Concubi-
nage in the Indies », loc. cit., p. 69 et 83. D’après certaines sources, près de
31 % des troupes coloniales européennes souffraient de maladies véné-
riennes. Voir J. KOHLBRUGGE, « Prostitutie in Nederlandsch Indie », Indisch
Genootschap, nº 19, 1901, p. 2-36.

79
La chair de l’empire

utiles pour la langue et les autres mystères des sociétés locales 1. Leur
savoir médical et culturel était valorisé parce qu’il maintenait en vie les
nombreux Européens confrontés à la dangerosité de la vie tropicale 2. Les
manuels rédigés à l’intention des futurs responsables envoyés dans les
plantations du Tonkin, de Sumatra ou de Malaya encourageaient ainsi les
hommes à trouver rapidement la compagnie d’une domestique-amante,
véritable prérequis pour toute acclimatation rapide 3. En Malaisie, les
compagnies commerciales encourageaient leurs salariés européens à se
procurer des « compagnes » locales pour leur bien-être psychologique et
physique, et pour se protéger des maladies que l’abstention sexuelle,
l’isolement et l’ennui étaient supposés provoquer 4. Au sein de l’Empire
britannique, où on l’a officiellement interdit en 1910, le concubinage est
longtemps resté toléré et pratiqué 5. De même, dans les Indes, une inter-
diction similaire concernant les fonctionnaires n’a été que partiellement
appliquée. Elle n’a eu que peu d’effets sur les arrangements domestiques à
l’extérieur de Java et aucune conséquence réelle sur les nouvelles planta-
tions de Sumatra, où les huishoudsters 6 javanaises et japonaises demeu-
raient la règle plus que l’exception.
Entre les hommes européens et les femmes asiatiques, le mot concubi-
nage restait le terme majoritairement employé pour qualifier la cohabita-
tion en dehors du mariage. Le mot restait pourtant ambigu ; il qualifiait
une grande diversité d’arrangements impliquant l’accès sexuel aux
femmes non européennes, et portait aussi des exigences relatives à leur

1 Louis MALLERET, L’Exotisme indochinois, op. cit., p. 216 ; William B. COHEN,


Rulers of Empire. The French Colonial Service in Africa, Hoover Institution
Press, Stanford, 1971, p. 122.
2 A. DE BRACONIER, « Het Prostitutie-Vraagstuk in Nederlands-Indie », Indische
Gids, nº 55 (2), 1933.
3 Rob N I E U W E N H U Y S , Tussen Twee Vaderlanden, G. A. van Oorschot,
Amsterdam, 1959, p. 19 ; C. J. DIXON, De Assistant in Deli, J. H. de Bussy,
Amsterdam, 1913, p. 77.
4 John BUTCHER, The British in Malaya, 1886-1941. The Social History of a Euro-
pean Community in Colonial South-East Asia, Oxford University Press,
Oxford, 1979, p. 200 et 202. On faisait souvent mention des dangers que
l’abstinence sexuelle faisait courir aux jeunes hommes pour permettre, à
différentes époques, le concubinage et la prostitution réglementée. Cf. Lies-
beth HESSELINK, « Prostitution, a Necessary Evil, Particularly in the Colonies.
Views on Prostitution in the Netherlands Indies », in Elsbeth LOCHER-
SCHOLTEN et Anke NIEHOF (dir.), Indonesian Women in Focus. Past and Present
Notions, Foris, Dordrecht, 1987.
5 Ronald HYAM, « Concubinage and the Colonial Service », loc. cit. ; Helen
CALLAWAY, Gender, Culture, and Empire. European Women in Colonial Nigeria,
Macmillan, Oxford, 1987 ; Raymond KENNEDY, The Ageless Indies, John Day,
New York, 1947.
6 Le mot huishoudster (« gouvernante » ou « domestique ») était parfois
employé pour qualifier les maîtresses asiatiques.

80
La chair de l’empire. Genre et moralité dans la fabrique de la race

travail et aux droits juridiques des enfants qu’elles portaient. S’il renvoyait
en apparence au compagnonnage ou à la cohabitation en dehors du
mariage, le mot signifiait aussi les privilèges sociaux dont pouvaient béné-
ficier la plupart des femmes engagées dans ce type de relations. Ces
femmes pouvaient toutefois être renvoyées sans justification, notifica-
tion ou indemnités. Il arrivait qu’elles soient échangées entre Européens
ou « laissées » sur place lorsque les hommes rentraient en Europe, de
manière définitive ou temporaire. Dans les Indes, le Code civil de 1848 a
rendu leur position parfaitement claire : les femmes indigènes « n’avaient
aucun droit sur les enfants reconnus par un homme blanc 1 ». Certaines
femmes, tout en assurant services sexuels et domestiques, possédaient le
statut abject d’esclave ou de coolie et vivaient dans des espaces réservés.
Ainsi, par exemple, dans les plantations de Sumatra du Nord, où ces arran-
gements étaient structurés par la politique des établissements, il arrivait
souvent que d’anciennes coolies javanaises conservent leurs contrats de
travail durant la période où elles assuraient un service domestique et
sexuel 2.
Ces femmes, pour la plupart, sont restées des domestiques, ne parta-
geant que la couche des employés européens. Mais certaines d’entre elles
ont ajouté aux services qu’elles prodiguaient un degré variable d’indépen-
dance et d’autorité, utilisant leur position pour améliorer leur situation
économique et politique. En Indochine et dans les Indes, par exemple, les
autorités se sont plaintes que des femmes locales fournissent du travail à
leur propre parenté, s’assurant que les maisons qui les employaient se
remplissent de jardiniers, lavandières ou gardiens de nuit issus de leur
propre famille. En travaillant au service de colons d’un rang supérieur, ces
huishoudsters pouvaient diriger certains aspects de la vie des colons,
embauchant ou renvoyant du personnel, gérant le budget alloué aux
courses ou intervenant dans d’autres affaires domestiques 3. Les Java-
naises (comme, plus tard, les Européennes) ont été sollicitées pour que les
hommes restent aptes au travail – tant sur le plan physique que psycholo-
gique – et donc pour les satisfaire sans les distraire ou les influencer outre
mesure 4 . Dans les districts lointains ou les zones de plantation, les

1 Jean TAYLOR, The Social World of Batavia, op. cit.


2 Nicolas L UCAS , « Trouwverbod, Inlandse Huishoudsters en Europese
Vrouwen. Het Concubinaat in de Planterswereld aan Sumatra’s Oostkust,
1860-1940 », in Jeske REIJS et al. (dir.), Vrouwen in de Nederlandse Kolonien,
SUN, Nimègue, 1986.
3 Rob NIEUWENHUYS, Tussen Twee Vaderlanden, op. cit., p. 17 ; Nicolas LUCAS,
« Trouwverbod, Inlandse Huishoudsters en Europese Vrouwen », loc. cit.,
p. 86 ; Jean TAYLOR, The Social Wold…, op. cit.
4 Clotilde CHIVAS-BARON, La Femme française aux colonies, op. cit., p. 103.

81
La chair de l’empire

femmes qui possédaient ce type de capacités satisfaisaient aux besoins


quotidiens des Européens des classes inférieures sans imposer pour autant
les obligations émotionnelles et financières que la vie de famille euro-
péenne aurait sinon exigées 1.
Le concubinage renforçait les hiérarchies sur lesquelles s’étaient
édifiées les sociétés coloniales tout en rendant ces distinctions encore plus
problématiques. Ainsi, par exemple, au Sumatra du Nord, le déséquilibre
du ratio sexuel a souvent engendré une compétition intense entre les
travailleurs et leurs dirigeants européens pour accéder aux femmes suscep-
tibles d’assurer ce genre de service 2. Pourtant, les Javanaises n’étaient pas
les seules femmes réquisitionnées pour ce type d’emploi. Ailleurs dans les
Indes, des Indo-Européennes appauvries pouvaient également connaître
des situations brouillant les frontières entre amitié, concubinage et sexe
tarifé. Mais c’était ce trouble qui dérangeait la sensibilité raciale des élites
néerlandaises 3. Les critiques métropolitaines méprisaient ostensiblement
ces unions au nom de la morale, notamment lorsqu’elles se prolon-
geaient et se transformaient pour inclure une charge émotionnelle. Les
liens affectifs défiaient le postulat racial du concubinage, censé n’être
qu’une commodité sans importance.
La tension entre le concubinage comme confirmation de la hiérarchie
raciale et le concubinage comme compromis menaçant s’est principale-
ment manifestée dans les réactions qu’ont suscitées les enfants nés de ces
unions. Les Indos pauvres et les métis (adultes ou enfants abandonnés)
enjambaient la frontière entre gouvernant et gouverné, et risquaient de
brouiller cette division. Dans les colonies, le mot néerlandais habituelle-
ment employé pour désigner les enfants nés d’une union ou d’un mariage
précédents, voorkinderen, possédait ainsi une connotation raciale qui dési-
gnait les enfants illégitimes d’une union mixte. Désavantagés sur le plan
économique et socialement invisibles, ils étaient alors « renvoyés » vers
les kampong indigènes ou les taudis qu’occupaient les Blancs appauvris 4.

1 Dans les années 1920, on a condamné le concubinage en Inde, en Malaisie


et en Indonésie. La rapide diffusion de maladies vénériennes qui a suivi a
encouragé à renouveler les efforts pour réorganiser les arrangements domes-
tiques des hommes européens.
2 Ann Laura STOLER, Capitalism and Confrontation in Sumatra’s Plantation Belt,
1870-1979, Yale University Press, New Haven, 1985, p. 33 ; Nicolas LUCAS,
« Trouwverbod, Inlandse Huishoudsters en Europese Vrouwen », loc. cit.,
p. 90-91.
3 Liesbeth H ESSELINK , « Prostitution, a Necessary Evil, Particularly in the
Colonies », loc. cit., p. 216.
4 Rob NIEUWENHUYS, Tussen Twee Vaderlanden, op. cit., p. 21.

82
La chair de l’empire. Genre et moralité dans la fabrique de la race

Le concubinage – que l’on jugeait, selon les critères retenus, efficace ou


néfaste – était un arrangement domestique fondé sur un service sexuel et
des inégalités de genre. Mais lorsque l’identité et la suprématie euro-
péennes ont semblé vulnérables, mises en danger ou affaiblies, des
attaques plus directes à son encontre ont été exprimées. Dès le début du
XXe siècle, et de plus en plus au cours des années 1920, les élites coloniales
ont clarifié les critères culturels qui justifiaient les privilèges, et ont précisé
les postulats moraux qui fondaient leur unité. Le sexe politiquement sécu-
risé de la prostitution ou, option plus désirable, du mariage entre Euro-
péens de « sang pur » a alors remplacé le concubinage 1. Ainsi, et à l’image
d’autres contextes coloniaux, l’interdiction du concubinage n’a pas été
formulée en termes explicitement racistes. Bien au contraire, la différence
et la distance ont été codées pour signifier la race de manière claire mais
nuancée.

La limitation du nombre de femmes européennes


dans les colonies
La plupart des récits écrits sur la conquête et l’implantation
coloniale prétendent que les Européennes ont choisi d’éviter les aven-
tures pionnières ; mais ce choix était rarement de leur fait. Dans les Indes,
une ordonnance de 1872 a interdit le mariage pour tout soldat de rang
inférieur au grade de sergent-major. Et, même pour les soldats de rang
supérieur, les conditions imposées étaient extrêmement restrictives. Ainsi,
dans l’armée des Indes, le mariage était un privilège réservé au corps des
officiers et l’on trouvait des baraquements institués et régulés pour le
concubinage réservés aux soldats du rang. Au XXe siècle, les interdictions
formelles et informelles mises en place par les banques, les plantations et
les services gouvernementaux opérant en Afrique, en Inde ou en Asie du
Sud-Est ont limité le mariage durant les premières années de service (pour
une durée de trois à cinq ans) ; certains l’ont même carrément interdit. En
Malaya, les principales banques britanniques ont exigé de leurs employés
qu’ils s’engagent par contrat à solliciter l’autorisation de se marier, tout
en sachant qu’elle ne leur serait jamais accordée avant un délai d’au moins
huit ans 2. Selon de nombreux historiens, ces interdictions relatives au
mariage des employés et à l’immigration des Européennes se sont allégées
lorsque les colonies se sont stabilisées sur le plan politique et sécurisées en
termes sanitaire et économique. Mais ces limitations ont longtemps

1 Jean TAYLOR, « The World of Women in the Colonial Dutch Novel », Kabar
Seberang, nº 2, 1977, p. 26-41.
2 John G. BUTCHER, The British in Malaya, op. cit., p. 138.

83
La chair de l’empire

perduré au XXe siècle, bien après que les conditions de vie difficiles et le
manque d’équipement se furent améliorés. Aussi tard qu’en 1929, les
Britanniques employés par l’Indian Political Service étaient toujours
recrutés à l’âge de vingt-six ans, et on leur interdisait de se marier durant
les trois ans que durait leur service probatoire 1. L’armée refusait aussi les
demandes d’autorisation de se marier formulées avant cet âge. Dans les
maisons de commerce, au contraire, les restrictions étaient moins
nombreuses bien qu’elles soient restées fréquentes 2. En Côte d’Ivoire,
dans les années 1920, les contrats de travail empêchaient le mariage avec
des femmes européennes jusqu’au troisième tour, ce qui équivalait à un
minimum de cinq années de service ; les hommes étaient nombreux à
n’être pas mariés avant trente ans 3.
Dans les colonies, la démographie européenne était façonnée par ces
exigences politiques et économiques, et donc profondément biaisée par le
sexe. À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, parmi les immigrants et les
populations indigènes comme parmi les Européens, les hommes étaient
au minimum deux fois plus nombreux que les femmes ; leur proportion a
parfois pu excéder un rapport de un à vingt-cinq. Dans les Indes, le ratio
sexuel global entre Européennes et Européens est passé de 0,47 à 0,88
entre 1900 et 1930. En valeur absolue, les Néerlandaises sont passées de
4 000 à 26 000 4, même si les ratios sont restés faibles dans les îles périphé-
riques. En 1920, dans la zone de plantation de Sumatra, on ne comptait
que soixante et une femmes européennes pour cent hommes 5. En Côte
d’Ivoire, en 1921, le ratio sexuel des Européens était toujours de 0,04 6. Au
Tonkin, en 1931, le nombre d’Européens dépassait encore largement celui
des Européennes, et l’on comptait 14 085 hommes (dont des militaires)
pour 3 083 femmes 7. Si ces déséquilibres étaient habituellement attribués

1 B. J. MOORE-GILBERT, Kipling and « Orientalism », St. Martin’s Press, New York,


1986, p. 48.
2 Ibid., p. 48 ; George WOODCOCK, The British in the Far East, Atheneum, New
York, 1969, p. 164.
3 Alain TIREFORT, « “Le bon temps”. La communauté française en basse Côte
d’Ivoire pendant l’entre-deux-guerres, 1920-1940 », thèse de doctorat,
EHESS, 1979, p. 134. En Afrique britannique, les jeunes officiers n’étaient
pas encouragés à se marier, et les voyages de leurs épouses vers l’Afrique
n’étaient pas pris en charge : cf. Lewis H. GANN et Peter DUIGNAN, The Rulers
of British Africa, op. cit., p. 240.
4 Jean TAYLOR, The Social World…, op. cit., p. 128.
5 Koloniale Verslag, cité dans Nicolas LUCAS, « Trouwverbod, Inlandse Huis-
houdsters en Europese Vrouwen », loc. cit., p. 82.
6 Alain TIREFORT, « “Le bon temps” », op. cit., p. 31.
7 Gilles DE GANTES, « La population française au Tonkin entre 1931 et 1938 »,
Mémoire de maîtrise, université de Provence, Aix-en-Provence, 1981,
p. 138.

84
La chair de l’empire. Genre et moralité dans la fabrique de la race

aux risques physiques de la vie sous les tropiques, les explications poli-
tiques sont plus probantes. En contrôlant la disponibilité des Européennes
et les formes autorisées de sexualité, l’État colonial et les autorités écono-
miques évitaient que les salaires n’augmentent et que les colons de classe
populaire ne prolifèrent. Cette politique n’était pas aveugle aux distinc-
tions sociales internes aux communautés européennes ; au contraire, elle
a façonné la géographie sociale des colonies en déterminant les condi-
tions sous lesquelles les privilèges européens pouvaient être atteints et
reproduits.
Au Sumatra du Nord, l’interdiction de mariage était une question poli-
tique autant qu’économique, définissant les contours des communautés
coloniales et leurs standards de vie. Elle révélait aussi à quel point la
conduite de la vie privée et les inclinations sexuelles individuelles étaient
liées aux profits des compagnies privées et à la sécurité de l’État colonial. Si
les arrangements domestiques irréguliers pouvaient encourager la subver-
sion, les unions acceptables étaient censées l’empêcher. La stabilité fami-
liale et la « normalité » sexuelle étaient ainsi liées à l’agitation ou au calme
politique.
Les arrangements domestiques variaient en fonction de l’importance
accordée par les fonctionnaires gouvernementaux ou les entreprises
privées aux coûts économiques et politiques des différentes situations ;
mais, en réalité, ces estimations étaient intriquées. Les personnes en
charge de la hiérarchie administrative concevaient le prestige blanc et les
profits comme inextricablement liés, et leurs attitudes envers le concubi-
nage reflétaient leur position. Dès lors, la morale coloniale et la place que
l’on accordait au concubinage étaient relatives. En Malaya, durant
les années 1920, le concubinage était toléré précisément parce que les
« Blancs pauvres » n’étaient pas admis. D’après le gouvernement et
les administrateurs des plantations, le prestige blanc aurait été mis en
danger si les Européens s’étaient appauvris pour entretenir un style de vie
de classe moyenne et subvenir aux besoins des Européennes. À l’opposé, à
Java, à la fin du XIXe siècle, c’est le concubinage qui était accusé de provo-
quer un paupérisme blanc que l’on a condamné au moment même où une
nouvelle morale coloniale approuvait passivement les bordels illégaux.
Les fondements de la moralité ont vacillé, comme ceux du prestige
blanc – et de sa défense. Toutes les descriptions des communautés colo-
niales européennes ont montré l’obsession qui entourait ce prestige, et
l’ont envisagé comme une caractéristique fondamentale de la pensée
coloniale. Sa protection apparaît ainsi comme la raison principale d’une
longue succession de postures, préjudices, peurs ou violences, qu’on ne
saurait sinon expliquer. Toutefois, ce qui préservait le prestige blanc

85
La chair de l’empire

n’était pas immuable ; le concubinage était alternativement encensé ou


rejeté comme menace politique. Le prestige blanc était en réalité un vernis
qui cachait différentes intensités de pratiques racistes, codées culturelle-
ment en fonction du genre. Bien que de nombreux récits disent des
femmes blanches qu’elles ont mis un terme au concubinage, son déclin a
accompagné un bouleversement des relations coloniales renforçant la
ségrégation raciale : les définitions du prestige ont évolué et les femmes
asiatiques, créoles ou nées en Europe ont vu leurs rôles se transformer.
Les communautés coloniales n’étaient pas homogènes ; c’étaient des
ensembles divisés par des différences démographiques, sociales et poli-
tiques importantes. Les colonies fondées autour de petits centres adminis-
tratifs composés d’Européens (comme sur la Côte d’Or africaine)
différaient des colonies de plantation qui abritaient des enclaves euro-
péennes relativement importantes (comme en Malaisie et à Sumatra) et,
surtout, des colonies de peuplement (comme l’Algérie) à la population
européenne nombreuse, hétérogène et permanente. Toutefois, ces diffé-
rents « types » de colonie étaient moins figés que ne peuvent le prétendre
certains spécialistes, comme Winthrop Jordan, pour qui la « démogra-
phie générale » des Blancs par rapport aux Noirs et les caractéristiques
sexuelles de ces derniers « ont fortement influencé, peut-être même déter-
miné, le type de société qui a émergé dans chacune des colonies 1 ». La
population assimilée aux Européens que l’on trouvait au Sumatra du
Nord, en grande partie masculine, contrastait par exemple avec la culture
métisse qui a émergé au XVIIe et au XVIIIe siècle à Java, bien plus équilibrée
au niveau démographique.
Mais cette démographie n’était pas au fondement des relations sociales
qu’elle façonnait. Les ratios sexuels découlent de la manière particulière
par laquelle les stratégies administratives d’ingénierie sociale ont
contraint les choix personnels des individus et leurs vies privées, ou s’y
sont opposées. Ces différences démographiques et les configurations
sociales qu’elles ont engendrées restent à explorer, comme certaines ques-
tions politiques partagées par un grand nombre de sociétés coloniales. Les
moyens – similaires mais contre-intuitifs – par lesquels on établissait les

1 Winthrop JORDAN, White over Black, op. cit., p. 140. Carl N. Degler défend
une position similaire lorsqu’il oppose l’arrivée des Européennes dans les
colonies portugaises à la politique d’émigration familiale des Anglais en
Amérique du Nord. Pour l’auteur, le cas portugais a engendré une forte
mixité raciale et donné naissance à une importante population de mulatos,
ce qui permet de saisir les différences qui existent entre les relations raciales
aux États-Unis et au Brésil : Carl N. DEGLER, Neither Black nor White. Slavery
and Race Relations in Brazil and the United States, Macmillan, New York, 1986
[1971], p. 226-238.

86
La chair de l’empire. Genre et moralité dans la fabrique de la race

catégories raciales et la gestion de la sexualité prouvent que l’on déployait


des efforts nouveaux pour moderniser le contrôle colonial 1.

Les femmes européennes et les frontières raciales


Le plus frappant, dans les analyses sociologiques qui traitent des
communautés coloniales européennes, ce sont les changements extraor-
dinaires qui ont accompagné l’arrivée des femmes blanches. Ces modifi-
cations sont décrites comme une réorganisation des standards européens,
accentuant les privilèges et affirmant de nouveaux usages raciaux. La
présence des Européennes était supposée poser aux communautés
blanches des exigences nouvelles, les amenant à resserrer leurs rangs, à
délimiter plus nettement leurs frontières et à circonscrire leur espace
social. L’agencement matériel des établissements coloniaux européens à
Saigon, des villages frontaliers en Nouvelle-Guinée ou des complexes
immobiliers à Sumatra a été réorganisé pour correspondre aux besoins
physiques et moraux d’un contingent féminin bourgeois et respectable.
Les demeures des Indes ont été cloisonnées, les quartiers résidentiels des
îles Salomon clôturés, les relations avec la domesticité à Hawaii forma-
lisées, les codes vestimentaires de Java modifiés, les tabous alimentaires et
sociaux en Rhodésie et en Côte d’Ivoire codifiés. Dans l’ensemble, ces
changements ont favorisé l’apparition de nouveaux modes de consomma-
tion et de nouveaux services destinés à satisfaire de nouvelles exigences.
L’arrivée massive des Européennes s’est accompagnée d’un nouvel
apparat bourgeois et d’une nouvelle idée de l’intimité dans les commu-
nautés coloniales. Ces évolutions ont été accompagnées de nouvelles
distinctions de race. On pensait que les Européennes avaient davantage
besoin que les hommes du confort de la métropole et qu’elles devaient
bénéficier de davantage d’espace. On pensait aussi qu’elles possédaient
une sensibilité plus délicate, exigeant des résidences appropriées
– séparées et closes. On les considérait, du point de vue de la constitution

1 Malgré de grandes disparités entre la rhétorique assimilationniste française,


la tolérance néerlandaise vis-à-vis du mariage mixte ou la politique claire-
ment ségrégationniste des Britanniques, on retrouve des perceptions et des
pratiques similaires de la différence raciale au service du contrôle social.
Voir, à titre d’exemple : Pierre-Jean SIMON, Rapatriés d’Indochine. Un village
franco-indochinois en Bourbonnais, L’Harmattan, Paris, 1981. Pages 46 à 48,
l’auteur prétend que les différences raciales en Indochine française étaient
fortes en pratique, alors qu’on tend à opposer la tolérance raciale du gouver-
nement colonial français à son pendant britannique. D’après John Laffey,
une pensée relativiste sur le plan culturel, associée à une rhétorique associa-
tionniste, avait été instaurée par les colons français d’Indochine pour
conforter les inégalités juridiques et scolaires : John LAFFEY, « Racism in
Tonkin before 1914 », French Colonial Studies, nº 8, 1977.

87
La chair de l’empire

physique et psychique, comme des êtres plus fragiles, exigeant un


personnel domestique plus nombreux pour leur épargner les corvées du
foyer. En bref, les femmes blanches devaient bénéficier d’un niveau de vie
élevé, dans un espace social préservé, garni d’artefacts culturels affirmant
un « être européen ». Les raisons pour lesquelles ces femmes et ces
hommes ont établi de nouveaux standards restent peu claires, comme
celles qui expliquent pourquoi ils y sont parvenus (en employant des
moyens différents en fonction des sexes). Qui exprimait un « besoin » de
ségrégation ? En Indochine par exemple, c’étaient les médecins hommes
qui conseillaient aux femmes françaises de construire les maisons en
créant un espace réservé aux logements des domestiques et aux cuisines 1.
Les femmes « méritaient » ces standards ségrégationnistes et, surtout, ils
étaient ce que le prestige masculin des Blancs exigeait qu’elles s’emploient
à assurer.

Des femmes racistes mais moralement irréprochables,


des hommes innocents mais immoraux
Depuis un certain temps maintenant, la recherche féministe a
mis à mal le stéréotype négatif de la femme coloniale, soit en montrant
les raisons structurelles qui expliquent pourquoi les Européennes étaient
intolérantes sur le plan racial, malveillantes, exécrables envers les domes-
tiques et sujettes à la maladie et à l’ennui, soit en démontrant qu’en réalité
elles n’accumulaient pas tous ces travers. Certaines chercheuses se sont
ainsi confrontées à ce que Margaret Strobel appelle le « mythe de la femme
destructrice » pour montrer que ces femmes ne portaient pas préjudice
aux relations coloniales, mais jouaient au contraire un rôle central dans la
consolidation d’un empire défaillant et la préservation des rituels quoti-
diens d’un ordre racialisé 2.
Les discours coloniaux sur les femmes blanches étaient truffés de
propos contradictoires. Si certains observateurs coloniaux reprochaient
aux nouvelles immigrantes de ne pas respecter les usages locaux en termes
de distance raciale, d’autres les accusaient d’être les racistes les plus viru-
lentes. On disait – et l’on dit encore – des Européennes qu’elles étaient
inquiètes et jalouses des liaisons sexuelles que les hommes européens
entretenaient avec les femmes indigènes, qu’elles étaient engoncées dans

1 Charles GRALL, Hygiène coloniale appliquée. Hygiène de l’Indochine, Ballière,


Paris, 1908, p. 74.
2 Margaret STROBEL, « Gender and Race in the Nineteenth – and Twentieth –
Century British Empire », in Renate BRIDENTHAL, Claudia KOONZ et Susan
S TUARD (dir.), Becoming Visible. Women in European History, Houghton
Mifflin, Boston, 1987, p. 378-379.

88
La chair de l’empire. Genre et moralité dans la fabrique de la race

leur vision provinciale et leurs normes culturelles, et qu’elles fomentaient


les clivages majeurs sur lesquels reposait la stratification coloniale.
À propos des femmes françaises en Algérie, l’historien français Pierre Nora
a ainsi pu écrire que « la femme française, parasite du rapport colonial
auquel elle ne participe pas directement […] est généralement plus raciste
que l’homme et contribue puissamment à interdire le contact entre les
deux sociétés 1 ». De même, Octavio Mannoni notait le fait surprenant
que les femmes européennes, à Madagascar, étaient « bien plus racistes
que les hommes 2 ». À propos des Indes, « c’était la jalousie envers les
sirènes à la peau sombre […] mais plus probablement, selon certains […]
c’était le scandale éprouvé par les femmes devant des relations sexuelles
libres et aisées » qui expliquait la diminution du métissage 3.
Ce type d’exemples abonde dans les histoires coloniales datant de
quelques décennies. Si la recherche plus récente a procédé de manière plus
subtile, elle n’était pas foncièrement différente. Au sujet de la Côte
d’Ivoire française, l’ethnographe Alain Tirefort a ainsi affirmé que la
présence des femmes blanches séparait les maris de la vie indigène en
créant autour d’eux une zone d’intimité européenne 4 . Comme nous
l’avons vu dans le chapitre précédent, Gann et Duignan attribuaient la
baisse de l’intégration raciale à la diminution du prix du billet de bateau
pour l’Afrique britannique. Et ces conclusions ne sont pas propres aux
hommes de la métropole. Ainsi, Ashis Nandy liait le racisme des femmes
blanches aux désirs homosexuels de leurs maris 5.
Il est frappant de constater que les femmes, alors même qu’elles
jouaient les seconds rôles sur la scène impériale, sont accusées d’avoir
remodelé le visage de la société coloniale et imposé leur vision raciste dans
un monde où « une mixité sociale relativement sans entraves […] avait
dominé dans les années précédentes 6 ». De même, en Malaya, la présence
des Européennes avait mis fin aux « relations sociales libres et aisées,
également entretenues avec les hommes [indigènes] », les remplaçant
par « un rideau de fer d’ignorance […] entre les races » 7. Ainsi, les Euro-
péennes n’étaient pas seulement porteuses de croyances racistes,
elles étaient aussi des agents radicaux qui les mettaient en pratique. Elles

1 Pierre NORA, Les Français d’Algérie, op. cit., p. 175.


2 Octavio MANNONI, Psychologie de la colonisation, op. cit.
3 Raymond KENNEDY, The Ageless Indies, op. cit., p. 164.
4 Alain TIREFORT, « “Le bon temps” », op. cit., p. 197.
5 Ashis NANDY, The Intimate Enemy, op. cit., p. 9-10.
6 William B. COHEN, Rulers of Empire, op. cit., p. 122.
7 J. de VERE ALLEN, « Malayan Civil Service, 1874-1941. Colonial Bureaucracy/
Malayan Elite », Comparative Studies in Society and History, nº 12 (2), 1970,
p. 169.

89
La chair de l’empire

auraient ainsi détruit les divisions floues entre colonisateur et colonisé et


encouragé les distinctions sociales entre Blancs, tout en promouvant des
antagonismes raciaux auparavant étouffés par les possibilités d’accès
sexuel.
Mais qu’est-ce qui permet de porter de telles accusations ? Devons-
nous croire que l’intimité sexuelle qu’elles partageaient avec des Euro-
péens conférait aux femmes colonisées mobilité sociale et droits
politiques ? Ou, encore plus improbable, que, des fonctionnaires
couchant avec des femmes indiennes, les Indiens auraient eu « plus en
commun » avec les Britanniques et auraient donc bénéficié d’une plus
grande égalité ? Certaines femmes colonisées ont pu convertir leur posi-
tion en profit personnel ou menues compensations, mais il s’agissait là de
négociations individuelles sans portée sociale, juridique ou cumulative. La
sexualité n’était pas un mécanisme niveleur, mais un espace où les asymé-
tries sociales s’exprimaient et se manifestaient.
On a ainsi fait des femmes européennes les responsables de la nouvelle
moralité coloniale. Mais suggérer qu’elles créèrent ce racisme de toutes
pièces revient à méconnaître la chronologie politique de l’intensification
des pratiques racistes. Dans les contextes africains et asiatiques précédem-
ment évoqués, l’arrivée massive d’épouses européennes, accompagnée
notamment d’une exigence de protection, a découlé d’une renégociation
du pacte colonial et de nouvelles tensions internes. Leur présence et leur
sécurité furent évoquées à maintes reprises pour clarifier les distinctions
raciales. Leur venue a coïncidé avec la perception de nouvelles menaces
formulées à l’encontre du prestige européen, l’intensification des conflits
raciaux, la contestation voilée de la politique coloniale, l’expression
ouverte de résistances nationalistes et de dissensions internes aux
communautés blanches.
Si les femmes blanches furent à l’origine du déclin du concubinage,
comme on l’entend souvent, elles l’ont été comme participantes à un
projet politique et un réajustement racial de plus grande ampleur. Certes,
elles n’ont pas été passives dans ce processus, comme l’attestent les préoc-
cupations qui dominaient nombre de leurs romans. Beaucoup d’Euro-
péennes étaient opposées au concubinage, mais pas parce qu’elles étaient
jalouses des femmes asiatiques ou qu’elles se sentaient menacées par elles.
Il est plus probable qu’elles rejetaient le double système de valeurs qui
autorisait les hommes européens à pratiquer le concubinage. Certaines
Hollandaises ont défendu la cause de la nyai abusée, tandis que d’autres
ont plaidé en faveur d’une protection accrue des femmes et des enfants
indigènes dans le besoin, comme elles ont pu le faire pour elles-mêmes.

90
La chair de l’empire. Genre et moralité dans la fabrique de la race

Cependant, peu d’entre elles sont allées jusqu’à plaider pour la légitima-
tion de ces unions mixtes par le mariage légal. D’ailleurs, et de manière
tout à fait significative, les propositions des Européennes n’ont rencontré
qu’un faible écho et n’ont eu que peu d’effets, jusqu’à ce que leurs objec-
tions coïncident avec un réajustement des politiques de classe et de race
au sein desquelles elles occupaient une place stratégique.

La race et la politique du péril sexuel


Si, dans le monde impérial, les nécessités spécifiques à chaque
genre imposaient des restrictions particulières aux femmes, ces obliga-
tions étaient aussi des évaluations racialisées du danger, assignant aux
hommes colonisés un degré élevé de sexualité. D’après les romans et les
mémoires, les Européennes étaient totalement absentes des fantasmes
sexuels des Européens ; pourtant, ces hommes imaginaient que leurs
femmes étaient désirées par d’autres et qu’elles apparaissaient comme des
personnages séducteurs. Dès lors, les Européennes avaient besoin d’être
préservées des désirs sexuels « primaires » que leur seule présence susci-
tait. Dans certaines colonies, cette menace sexuelle restait une potentialité
sans label spécifique ; dans d’autres, on lui a donné un nom particulier.
Ainsi, par exemple, en Afrique et dans une grande partie de l’Empire
britannique, le « péril noir » [Black Peril] faisait référence aux prétendus
dangers d’agressions sexuelles qu’encouraient les femmes blanches
menacées par les hommes noirs.
En Rhodésie du Sud et au Kenya, dans les années 1920 et 1930, les
inquiétudes autour du « péril noir » ont entraîné la création de milices de
citoyens, de clubs de tir pour femmes et de commissions chargées de
déterminer s’il ne fallait pas préférer les femmes aux hommes pour le
travail domestique 1. Certains États coloniaux sont allés encore plus loin :
en Nouvelle-Guinée, l’Ordonnance pour la protection des femmes
blanches de 1926 a ainsi instauré la « peine de mort pour toute personne
reconnue coupable de viol ou de tentative de viol sur une femme ou une
fille Européenne 2 ». Dans les îles Salomon, les autorités ont instauré un

1 Deborah KIRKWOOD, « Settler Wives in Southern Rhodesia. A Case Study », in


Hillary CALLAN et Shirley ARDENER (dir.), The Incorporated Wife, Croom Helm,
Londres, 1984, p. 158 ; Elizabeth SCHMIDT, « Ideology, Economics, and the
Role of Shona Women in Southern Rhodesia, 1850-1939 », PhD. Disserta-
tion, University of Wisconsin, 1987 ; Dane KENNEDY, Islands of White. Settler
Society and Culture in Kenya and Southern Rhodesia, 1890-1939, Duke Univer-
sity Press, Durham, 1987, p. 128-147 ; Karen TRANBERG H ANSEN, African
Encounters with Domesticity, Rutgers University Press, New Brunswick, 1992.
2 Amirah INGLIS, The White Women’s Protective Ordinance, op. cit., p. vi.

91
La chair de l’empire

nouveau châtiment en 1934 pour punir les « agressions criminelles sur les
femmes [blanches] » de coups de fouet en public 1.
Mais qu’est-ce que ces situations ont en commun ? Tout d’abord, la
multiplication des discours sur les agressions sexuelles et les mesures
adoptées pour les prévenir n’étaient pas corrélées à des problèmes effectifs
de viol d’Européennes par des hommes de couleur. On ne trouvait que très
rarement des preuves, après les faits ou durant l’instant, attestant que des
viols avaient été réalisés ou tentés 2. Certes, des agressions sexuelles ont pu
se produire, mais leur fréquence n’était pas liée aux fluctuations des
angoisses qu’elles suscitaient. Plus, les lois relatives au viol variaient en
fonction de la race. L’abus sexuel des femmes noires n’était pas classé
comme viol et, dès lors, ne relevait pas de la justice ; quant aux viols
commis par les Blancs, ils ne donnaient pas lieu à des poursuites. Mais, si
ces accusations de menace sexuelle n’étaient pas provoquées par des faits
de viol, que signalaient-elles, et à quoi étaient-elles liées ?
Les allusions à la subversion politique du système colonial allaient de
pair avec celles relatives à sa subversion sexuelle. Si l’expression « péril
noir » faisait référence à des menaces sexuelles, elle connotait aussi la peur
d’une insurrection et, plus généralement, le sentiment d’un refus du
contrôle colonial. Les inquiétudes quant à la protection des femmes
blanches se sont intensifiées durant les crises du contrôle colonial, réelles
ou perçues – menaces sur la cohésion interne des communautés euro-
péennes ou violations de leurs marges. Par exemple, les discours colo-
niaux tenus sur la rébellion de 1857 en Inde décrivaient avec force détails
les mutilations sexuelles des femmes britanniques par les hommes indiens
alors même qu’aucun viol n’avait été enregistré 3. En Afrique également,
bien que la chronologie du « péril noir » diffère, nous pouvons toujours
identifier une séquence régulière d’événements (l’expression y est apparue
en Afrique du Sud, dans le Rand, en avance de vingt ans sur le reste du
monde colonial) 4. En Nouvelle-Guinée, l’Ordonnance pour la protection
des femmes blanches a suivi un large afflux de Papous acculturés, arrivés à

1 James BOUTILIER, « European Women in the Solomon Islands », loc. cit.,


p. 197.
2 Elizabeth SCHMIDT, « Ideology, Economics, and the Role of Shona Women
in Southern Rhodesia », op. cit. ; Amirah INGLIS, The White Women’s Protec-
tive Ordinance, op. cit. ; Deborah KIRKWOOD, « Settler Wives in Southern
Rhodesia », loc. cit. ; Dane KENNEDY, Islands of White, op. cit. ; James BOUTI-
LIER, « European Women in the Solomon Islands », loc. cit.
3 Thomas R. METCALF, The Aftermath of Revolt. India, 1857-1870, Princeton
University Press, Princeton, 1964, p. 290.
4 Charles VAN OSELEN, « Prostitutes and Proletarians, 1886-1914 », in Studies in
the Social and Economic History of the Witwatersrand, 1886-1914, vol. 1,
Longman, New York, 1982.

92
La chair de l’empire. Genre et moralité dans la fabrique de la race

Port Moresby dans les années 1920. Comme ils résistaient aux contraintes
vestimentaires et aux nouvelles normes de gestuelle et d’éducation, les
Blancs les ont perçus comme arrogants, « insolents » et irrespectueux 1.
Dans l’Algérie de l’entre-deux-guerres, le malaise politique des Pieds noirs
face à « toute une nouvelle série d’exigences [des musulmans] » s’est
traduit dans la culture populaire par des images fortes d’hommes algériens
sexuellement agressifs 2.
Les accusations de viol portées à l’encontre des hommes colonisés se
fondaient souvent sur la perception d’une transgression de l’espace social.
Ainsi, des « tentatives de viol » se sont révélées être des « incidents »
causés par la présence d’un Papou « découvert » aux alentours d’une rési-
dence blanche, par celle d’un Fidjien entré dans la chambre d’une
patiente européenne ou celle d’un domestique trouvé devant la chambre
d’une Européenne endormie ou à moitié dévêtue 3. Les comportements
jugés dangereux étant décrits avec une si grande variété que la plupart des
hommes colonisés ont été perçus comme potentiellement menaçants et
agressifs, sur un plan sexuel mais aussi politique.
Il est aussi souvent arrivé que les accusations d’agressions sexuelles
suivent les tensions qui divisaient les communautés européennes,
permettant ainsi que se renouvellent les efforts visant à trouver un
consensus interne. Par exemple, les accusations de viol en Afrique du Sud
ont coïncidé avec des grèves conduites par des mineurs africains et blancs
entre 1890 et 1914 4 . De même, en Rhodésie, après une grève des
cheminots blancs en 1929, des membres de la communauté européenne
auparavant en conflit se sont retrouvés autour d’une cause commune. Le
risque perçu d’insurrection indigène a engendré une « solidarité entre-
tenue par la menace de destruction raciale 5 ». Lorsque les actions
conduites par les travailleurs indonésiens et européens ont atteint leur
paroxysme, la communauté blanche de Sumatra a fait de même. Elle a
étendu les groupes de vigilance, les réseaux de renseignements et les
demandes de protection policière pour s’assurer que les femmes de la
communauté ne soient pas mises en danger et que leurs travailleurs
restent « calmes ».

1 Amirah INGLIS, The White Women’s Protective Ordinance, op. cit., p. 8 et 11.
2 Emmanuel SIVAN, Interpretations of Islam, Past and Present, Darwin Press,
Princeton, 1983, p. 178.
3 James BOUTILIER, « European Women in the Solomon Islands », loc. cit.,
p. 197 ; Amirah INGLIS, The White Women’s Protective Ordinance, op. cit.,
p. 11 ; Elizabeth SCHMIDT, « Ideology, Economics, and the Role of Shona
Women in Southern Rhodesia », op. cit., p. 413.
4 Charles VAN OSELEN, « Prostitutes and Proletarians », loc. cit., p. 51.
5 Dane KENNEDY, Islands of White, op. cit., p. 138.

93
La chair de l’empire

Le soutien financier apporté aux couples mariés s’est accompagné de


nouvelles incitations à la formation familiale (gezinvorming), politique
explicitement mise en place pour éradiquer les « éléments indésirables »
et les mécontents. Des salaires et des bonus plus élevés, un meilleur loge-
ment et une chaîne de commandement rallongée entre travailleurs et
encadrants différenciaient plus que jamais les intérêts politiques des Euro-
péens et ceux des travailleurs asiatiques. Les remèdes dont on pensait
qu’ils pourraient alléger le danger sexuel incluaient de nouvelles prescrip-
tions visant à sécuriser le contrôle blanc. Ils proposaient une surveillance
accrue des hommes indigènes, de nouvelles lois intégrant les punitions
corporelles contre la transgression des frontières sociales et sexuelles, et la
démarcation de nouveaux espaces réservés sur une base raciale. Ils ont
accompagné un réarmement moral de la communauté européenne et une
réaffirmation de son identité culturelle. Investies d’une mission de protec-
tion des normes culturelles, les Européennes ont contribué à promouvoir
la solidarité blanche. Mais, pour partie, cette dynamique s’est réalisée à
leurs dépens, leur fonction les amenant à être presque autant contrôlées
que pouvaient l’être les hommes colonisés.

Les concessions à l’esprit chevaleresque


Si les hommes indigènes étaient les seuls à être sanctionnés par
le droit lorsqu’ils étaient accusés d’agression sexuelle, les femmes euro-
péennes se voyaient reprocher de provoquer leurs désirs. On regrettait que
les nouvelles arrivantes d’Europe soient trop familières avec leurs domes-
tiques, imprécises dans leurs ordres et inconvenantes dans leur manière
de parler et de se vêtir 1. En Papouasie-Nouvelle-Guinée, tout le monde
s’accordait à penser dans la communauté australienne que les viols étaient
dus à une nouvelle génération de femmes blanches incapables de gérer
leurs domestiques 2. En Rhodésie comme en Ouganda, l’angoisse sexuelle
persistait en l’absence de tout incident, et confinait les femmes aux
enclaves européennes et à leur foyer 3. L’Immorality Act de 1916 a rendu
délictueux qu’« une femme blanche fasse une proposition indécente à un

1 Jean-Luc VELLUT, « Matériaux pour une image du Blanc dans la société colo-
niale du Congo Belge », in Jean PIROTTE (dir.), Stéréotypes nationaux et préjugés
raciaux aux XIXe et XXe siècles. Sources et méthodes pour une approche historique,
Recueil de travaux d’histoire et de philologie, 6e sér., fasc. 24, Collège
Érasme, Louvain-La-Neuve, 1982.
2 Amirah INGLIS, The White Women’s Protective Ordinance, op. cit., p. 80.
3 Beverley G ARTRELL , « Colonial Wives. Villains or Victims ? », in Hillary
C ALLAN et Shirley A RDENER (dir.), The Incorporated Wife, Croom Helm,
Londres, 1984.

94
La chair de l’empire. Genre et moralité dans la fabrique de la race

homme indigène 1 ». Au Kenya, dans les années 1920, on déconseillait aux


Européennes de rester seules chez elles et, en faisant courir des rumeurs
de viol, on les dissuadait d’exploiter seules des fermes 2. Comme dans le
Sud des États-Unis, un « code d’esprit chevaleresque [etiquette of chivalry]
contrôlait la conduite des femmes blanches en même temps qu’il mainte-
nait des frontières de caste 3 ». L’augmentation du contrôle exercé sur les
Européens et le consensus qui les unissait ont engendré une défense de la
communauté, de la moralité et du pouvoir masculin blanc en réaffirmant
la vulnérabilité des femmes blanches, en accentuant la menace sexuelle
que représentaient les hommes indigènes, et en créant de nouvelles sanc-
tions limitant les libertés des deux groupes.
Au début du XXe siècle, les communautés coloniales contrôlaient assi-
dûment les mouvements des femmes européennes et, lorsque c’était
possible, leur imposaient des rôles limités et protégés. Il est toutefois arrivé
que certaines travaillent ; ainsi, par exemple, dans les communautés colo-
niales d’Algérie, des Françaises dirigeaient des exploitations agricoles, des
hôtels ou des boutiques aux côtés de leurs maris 4. En Côte d’Ivoire, des
femmes mariées européennes travaillaient pour ajouter un « plus » aux
revenus de leurs époux 5, tandis qu’au Sénégal le « supplément » de salaire
des épouses françaises maintenait le rang des Blancs 6. Mais, si des femmes
missionnaires, infirmières ou enseignantes ont remis en cause la politique
sexiste de leurs supérieurs masculins, elles n’ont pas ébranlé pour autant
les pratiques qui soutenaient l’ordre racial.
Dans des enclaves européennes plus réduites, les femmes avaient
souvent moins la possibilité d’être économiquement indépendantes ou
politiquement actives. La « révolte contre l’esprit chevaleresque » – la
protestation des femmes blanches du Sud des États-Unis contre le
lynchage de Noirs accusés de tentatives de viol – n’eut pas d’équivalent
chez les femmes européennes d’Asie ou d’Afrique 7. Des féministes fran-
çaises ont encouragé les femmes ayant une compétence professionnelle
(et le désir de se marier) à s’installer en Indochine au début du XXe siècle,
mais l’administration coloniale a empêché leur émigration. Les autorités

1 Philip M ASON , The Birth of a Dilemma. The Conquest and Settlement of


Rhodesia, Oxford University Press, New York, 1958.
2 Dane KENNEDY, Islands of White, op. cit., p. 140.
3 Jacqueline DOWD HALL, « The Mind That Burns in Each Body. Women, Rape,
and Racial Violence », Southern Exposure, nº 12 (6), 1984, p. 64.
4 March BAROLI, La Vie quotidienne des Français en Algérie, Hachette, Paris,
1967, p. 159 ; Rita Cruise O’BRIEN, White Society…, op. cit.
5 Alain TIREFORT, « “Le bon temps” », op. cit., p. 112.
6 Paul MERCIER, « Le groupement européen de Dakar », loc. cit.
7 Jacqueline DOWD HALL, « The Mind That Burns », loc. cit.

95
La chair de l’empire

ne se sont pas seulement plaintes du nombre trop important de veuves


sans ressources ; elles ont aussi affirmé que les couturières ou les fleuristes
européennes ne pouvaient pas rivaliser avec le travail efficace et bon
marché que fournissaient les entreprises chinoises solidement établies 1.
Au Tonkin, dans les années 1930, on laissait peu de place pour les femmes
seules, qu’elles soient célibataires, veuves ou divorcées 2 . Si, dans les
colonies, certaines veuves ont rencontré le succès comme, par exemple,
la rédactrice en chef d’un journal important de Saigon, la plupart des
femmes étaient renvoyées hors d’Indochine aux frais du gouvernement
– sans considération pour leur talent éventuel 3.
Rejetant l’expansion fondée sur le modèle des « Blancs pauvres » qui
avait cours en Algérie, les autorités françaises d’Indochine ont découragé
l’arrivée de colons sans capital suffisant et se sont efforcées de rapatrier
ceux qui tentaient de rester 4. On considérait les femmes seules comme
l’archétype du petit Blanc*. Pourvues de ressources limitées et d’ambitions
professionnelles modestes, elles incarnaient une dangereuse possibilité :
les difficultés financières pouvaient contraindre les Européennes à la pro-
stitution, dégradant le prestige blanc dans son ensemble. Dans les îles
Salomon, on méprisait ouvertement les femmes blanches des classes
populaires et on limitait leurs arrivées 5. De même, en 1903, un haut
commandant de l’armée indienne s’est plaint au gouverneur général que
les femmes d’origine européenne issues des classes pauvres étaient moins
pudiques que les Indiennes, engendrant ainsi une grave menace morale
pour les Européens 6. Les autorités indiennes elles-mêmes pensaient que
les veuves européennes appartenaient aux segments les plus vulnérables
et les plus précaires de la population européenne.
La compétence professionnelle ne protégeait pas les femmes céliba-
taires de la marginalisation. Elles étaient aussi méprisées que les prosti-
tuées européennes, et pour des motifs similaires. Certes, les prostituées
blanches nuisaient au prestige, alors que les femmes travailleuses avaient
besoin d’être protégées. Mais aucune ne remplissait la fonction coloniale

1 Jean Marie Antoine de LANESSAN, L’Indo-Chine française, Alcan, Paris, 1889,


p. 450 ; Grace CORNEAU, La Femme aux colonies, Librairie Nilsson, Paris, 1900,
p. 12.
2 Gilles DE GANTES, « La population française au Tonkin entre 1931 et 1938 »,
op. cit., p. 45.
3 Archives d’Outre-Mer GG9903, 1893-1894 ; GG7663 « Émigration des
femmes aux colonies 1897-1904 ».
4 Archives d’Outre-Mer, Séries S.65 GG9925, 1897 ; GG2269, 1899-1903.
5 James BOUTILIER, « European Women in the Solomon Islands », loc. cit.,
p. 179.
6 Hanneke MING, « Barracks-Concubinage in the Indies », loc. cit., p. 84-85.

96
La chair de l’empire. Genre et moralité dans la fabrique de la race

qu’on assignait aux Européennes : gardiennes du bien-être et de la respec-


tabilité familiale, soutiens dévoués et volontaires des hommes auxquels
elles étaient subordonnées. Ces normes étaient d’autant plus strictes que
la vie de famille européenne et la respectabilité bourgeoise étaient conçues
comme les bases culturelles du patriotisme impérial et de la survie raciale.

La dégénérescence blanche,
la maternité et l’eugénisme
Les femmes européennes ont joué un rôle central dans l’entre-
prise coloniale et la solidification de frontières raciales, et leur position de
soutien et de subordination a participé de la cohésion de la communauté
et de la sécurité coloniale. Leur rôle s’est trouvé renforcé lorsque, au début
du XXe siècle, un certain discours métropolitain bourgeois (et éminem-
ment anthropologique) a commencé à s’intéresser à la notion de « dégé-
nérescence ». En mobilisant des arguments racistes et scientifiques, on
pensait que la « dégénérescence » et le métissage menaçaient la moralité
de classe moyenne, la virilité et la maternité 1. On définissait la dégénéres-
cence comme « éloignement du type humain normal […] transmis généti-
quement et menant progressivement à la destruction 2 ». La
dégénérescence, causée par des facteurs environnementaux, physiques et
moraux, pouvait être évitée par la sélection eugéniste et l’élimination des
éléments « inadaptés » ou des contagions environnementales et cultu-
relles qui les avaient engendrés 3. Habituellement, on associe le discours
eugéniste à l’idée de sélection empruntée au darwinisme social et forte-
ment influencée par la pensée lamarckienne dans sa variante française.
Toutefois, la notion de « contamination culturelle » se retrouve dans les
traditions eugénistes d’Angleterre, de Hollande et de France 4. Les explica-
tions eugénistes du malaise causé par l’industrialisation, l’immigration ou
l’urbanisation prétendaient que les caractères acquis étaient héréditaires
– et donc que la pauvreté, le vagabondage et la promiscuité sexuelle
étaient des traits biologiques liés à la classe sociale, issus du patrimoine

1 George L. MOSSE, Toward the Final Solution. A History of European Racism,


H. Fertig, New York, 1978, p. 82. Comme le relève G. Mosse, si Gobineau et
d’autres ont lié la notion de dégénérescence raciale au métissage au milieu
du XIXe siècle, c’est durant les décennies ultérieures qu’elle a acquis une
certaine importance en intégrant le lexique européen populaire et médical
au début du XXe siècle (p. 82-88).
2 Morel, cité dans George L. MOSSE, Toward the Final Solution, op. cit. p. 83.
3 Ibid., p. 87 ; Daniel J. KEVLES, In the Name of Eugenics. Genetics and the Uses of
Human Heredity, Knopf, New York, 1985, p. 70-84.
4 Ernest RODENWALDT, « Eugenetische Problemen in Nederlands-Indie », Ons
Nageslacht, Orgaan van de Eugenetische Vereeniging in Nederlands-Indie,
1928, p. 1-8.

97
La chair de l’empire

génétique au même titre que la vision nocturne ou la couleur des cheveux.


Dans son expression colonialiste, cette dimension lamarckienne de la
pensée eugéniste reliait la dégénérescence raciale à la transmission
sexuelle des contaminations culturelles et à l’instabilité politique du
régime impérial. Recrutant parmi un public divers, dans les rangs tant
politiques que scientifiques, les sociétés eugénistes d’Europe et
d’Amérique du Nord comptaient parmi leurs membres des réformateurs
engagés dans la protection de l’enfance, des intellectuels libéraux, des
hommes d’affaires conservateurs, des fabiens ou des médecins sensibi-
lisés à la question sociale. À partir des années 1920, on a de plus en plus
souvent entendu les voix des défenseurs – voire des praticiens – de la stéri-
lisation des personnes jugées « inaptes », membres des classes inférieures
d’Angleterre, d’Allemagne et d’Amérique du Nord.
Les efforts qu’ont déployés les féministes pour s’approprier cette rhéto-
rique en faveur du contrôle des naissances ont largement échoué. Dans ses
principes et sa pratique, l’eugénisme était, par définition, un mouvement
élitiste, raciste et misogyne. Pour ses promoteurs, il fallait mettre en place
une politique nataliste en direction des Blancs des classes moyenne et
supérieure, refuser le travail des femmes au motif qu’il risquait de concur-
rencer leur vocation maternelle, et défendre l’« hypothèse que la repro-
duction n’était pas simplement une fonction […] mais le but tout entier
de la vie des femmes 1 ». En France, en Angleterre, en Allemagne et aux
États-Unis, les sociétés eugénistes considéraient la femme européenne
« de bonne souche » comme la « source primordiale de la force raciale » 2,
exaltant le culte de la maternité tout en la soumettant à la surveillance
scrupuleuse de cette science nouvelle 3.
Dans les colonies, l’eugénisme a eu des conséquences plus ou moins
attendues. Les référents moraux, biologiques et sexuels de la « dégénéres-
cence » ont été réunis dans le déploiement pratique du concept. La
« branche coloniale » de l’eugénisme s’est concentrée sur les faiblesses de
l’ordre blanc et sur les mesures destinées à préserver la supériorité euro-
péenne. L’eugénisme était initialement destiné à contrôler la reproduc-
tion des éléments « inaptes » et visait « les pauvres, les colonisés ou les
étrangers mal considérés » 4. Mais ses conséquences ont été encore plus

1 Linda G ORDON , Woman’s Body, Woman’s Right. A Social History of Birth


Control in America, Grossman, New York, 1976, p. 134.
2 Hugh RIDLEY, Images of Imperial Rule, Croom Helm, New York, 1981, p. 91.
3 Anna DAVIN, « Imperialism and Motherhood », in Frederick COOPER et Ann
L. STOLER (dir.), Tensions of Empire, op. cit., p. 112.
4 Eric HOBSBAWM, The Age of Empire, 1875-1914, Weidenfeld and Nicolson,
Londres, 1987, p. 253.

98
La chair de l’empire. Genre et moralité dans la fabrique de la race

importantes. Cette pensée a infiltré la manière dont les observateurs de


métropole percevaient le mode de vie perverti des colons, et dont les élites
coloniales jugeaient les dégénérés au sein de leur propre communauté.
Alors que les études européennes et américaines se focalisaient sur les
tendances criminelles inhérentes aux classes pauvres, aux Indes on
établissait une corrélation entre la délinquance juvénile parmi les « Euro-
péens » et le degré de « sang indigène » que les enfants issus d’unions
mixtes avaient hérité de leurs mères indigènes 1. Or l’eugénisme fournis-
sait moins un vocabulaire nouveau qu’un langage biologique accueillant
les fondements sanitaires et moraux sur lesquels s’échafaudaient les
angoisses relatives à l’hégémonie européenne et au prestige blanc. Il a
ranimé les débats autour d’un lieu de vie ou d’éducation ségrégué, des
nouveaux standards de moralité, de la vigilance sexuelle et des droits que
possédaient certains Européens à gouverner.
La pensée eugéniste s’est moins manifestée par l’importation directe de
pratiques métropolitaines (comme la stérilisation) que par la traduction
des principes politiques et des valeurs sociales qu’elles impliquaient. En
définissant l’inacceptable, l’eugénisme caractérisait du même coup ce que
l’on pensait être « une vie de valeur » et « un travail et une productivité
particuliers à chaque genre, décrits en termes sociaux, médicaux et
psychiatriques » 2. Lorsqu’il traitait des colons européens, le discours eugé-
niste définissait les personnes capables de représenter le pouvoir
hollandais ou français, l’éducation à apporter à leurs enfants et les
personnes avec lesquelles ils pouvaient socialiser. Ceux qui se préoccu-
paient de problèmes de survie et de pureté raciales invoquaient le devoir
moral des femmes européennes de se plier, au nom de l’empire, à des
impératifs divers. Elles devaient « élever » les sujets coloniaux par leur
gestion du domestique et de l’éducatif, et veiller à l’environnement fami-
lial de leurs maris. Plus simplement, elles ont aussi pu être encouragées à
demeurer en métropole ou à rester chez elles. En fait, les différentes situa-
tions coloniales exaltant la maternité et la vie domestique s’étayaient clas-
siquement sur un discours genré.
Si, en Grande-Bretagne, on considérait la détérioration raciale comme
le résultat de la turpitude morale et de l’ignorance des mères de la classe

1 A. DE BRACONIER, Kindercriminaliteit en de Verzorging van Misdadig Aangelegde


en Verwaarloosde Minderjarigen in Nederlandsche-Indie, Hollandia Drukkerij,
Baarn, 1918, p. 11.
2 Gisela BOCK, « Racism and Sexism in Nazi Germany. Motherhood, Compul-
sory Sterilization, and the State », in Renate BRIDENTHAL, Atina GROSSMANN et
Marion KAPLAN (dir.), When Biology Became Destiny. Women in Weimar and
Nazi Germany, Monthly Review Press, New York, 1984, p. 274.

99
La chair de l’empire

ouvrière, les dangers dans les colonies étaient bien plus répandus et donc
les risques de contamination accentués. Dès lors, les propositions visant à
affirmer le pouvoir européen ont pris deux directions complémentaires.
Elles écartaient d’abord les types raciaux ambigus et les arrangements
domestiques libres. Elles prônaient ensuite une élévation, une homogé-
néisation et une stricte délimitation des standards européens. L’objectif
était clair : il fallait s’écarter de la mixité pour tendre vers l’endogamie
blanche, limiter le concubinage pour valoriser la vie familiale et le mariage
légal et, comme aux Indes, écarter les coutumes métisses pour les
remplacer par des normes métropolitaines. Comme l’affirmait le bulletin
de la Société eugéniste des Indes néerlandaises, « l’eugénisme n’[était] rien
d’autre que la croyance en la possibilité de prévenir les symptômes de
dégénérescence corporelle de notre “moedervolken” (peuple) bien aimé ou,
dans les cas où ils auraient déjà été présents, de les combattre 1 ».
À l’instar de la modernisation du colonialisme, avec son organisation
scientifique et ses technocrates aux connaissances locales limitées, les
communautés coloniales du début du XXe siècle ont repensé les moyens
par lesquels exprimer leur autorité. Ce processus est passé par l’affirma-
tion d’une moralité coloniale distincte, se réorientant explicitement vers
les marqueurs sociaux et raciaux de l’européanité. Il a mis l’accent sur les
éléments raciaux communs à l’échelle transnationale, au détriment des
différences nationales. Plus encore, il a diffusé une certaine idée de l’Homo
europæus dont la santé supérieure, la richesse et l’éducation auraient été
caractéristiques de sa race et de la norme de « l’Homme blanc ». Eugène
Pujarniscle, romancier, acteur et observateur de l’aventure coloniale fran-
çaise, écrivait ainsi : « On pourra s’étonner que, sous ma plume, revien-
nent toujours les mots de Blanc ou d’Européen, jamais celui de Français.
En effet, la solidarité coloniale et les devoirs qu’elle comporte lient tous
les peuples de race blanche et non pas seulement ceux d’une nationalité
définie 2. »
Ces sensibilités coloraient la politique impériale dans presque tous les
domaines. Les peurs liées à la contamination physique ont accordé un
nouveau crédit à la vulnérabilité politique. Les Blancs devaient serrer leurs
rangs, augmenter leur nombre et s’assurer que leurs membres respectent
les frontières biologiques et politiques sur lesquelles leur pouvoir était
supposé se fonder. En Europe, les « inaptes » physiques et sociaux, les

1 Ernest RODENWALDT, « Eugenetische Problemen in Nederlandsch-Indie », loc.


cit., p. 1.
2 Eugène PUJARNISCLE, Philoxène ou De la littérature coloniale, op. cit., p. 72 ; voir
aussi Robert Louis DELAVIGNETTE, Service africain, op. cit., p. 41.

100
La chair de l’empire. Genre et moralité dans la fabrique de la race

pauvres, les miséreux ou les fous devaient être stérilisés ou interdits de


mariage. Dans les colonies, ces individus étaient soit interdits d’entrée,
soit internés le temps de leur présence dans des institutions dédiées, soit
renvoyés en métropole.
Les dirigeants coloniaux ont mené une politique d’exclusion qui
s’exerçait à l’encontre des membres de leurs communautés et des indi-
gènes pour défendre l’idée que la bonne santé, la virilité et l’aptitude à
gouverner étaient des caractéristiques intrinsèques de l’européanité. Ces
stratégies et ces inquiétudes n’étaient pas spécifiques aux années 1920.
Dès 1750, la Compagnie des Indes orientales avait pris des « mesures
draconiennes » pour contrôler le paupérisme des « Hollandais de sang
mêlé » 1. À la même époque, la Compagnie anglaise des Indes orientales a
renforcé sa politique décourageant l’immigration et l’installation des
Européens des classes inférieures, expliquant que cette population détrui-
rait le respect des Indiens pour la « supériorité du caractère européen 2 ».
Au milieu du XIX e siècle, les appels patriotiques pour peupler Java de
fermiers hollandais démunis ont été étouffés pour des raisons similaires ;
il en fut de même au XXe siècle, et de manière encore plus radicale lorsque
se firent sentir encore plus profondément les remises en cause successives
du pouvoir européen.
On prit alors des mesures visant à prévenir l’émigration des pauvres
tout en produisant un profil colonial valorisant la virilité, l’aisance et la
productivité de l’homme européen. Dans cette configuration, preuves de
virilité, d’identité nationale et de supériorité raciale étaient intimement
liées. Ainsi, par exemple, les administrateurs coloniaux britanniques
étaient mis à la retraite à l’âge de cinquante-cinq ans, car « il n’a jamais
été permis à un Oriental de voir vieillir et dégénérer un Occidental, il n’a
jamais été nécessaire pour un Occidental de se voir refléter dans les yeux
de la race sujette autrement que comme un jeune représentant du Raj,
vigoureux, rationnel et toujours vigilant 3 ». Au XXe siècle, ces « hommes
de classe », ces « hommes de caractère » incarnaient une image rénovée et
modernisée du pouvoir. Ils devaient protéger les colonies de la faiblesse
physique, de la décadence morale, de l’inévitable dégénérescence que
favorisaient les longs séjours dans les colonies, et des tentations produites
par les configurations domestiques interraciales.

1 Encyclopaedia van Nederland-Indie, 2e éd., Martinus Nijhoff et E. J. Brill,


La Haye, 1921 [1919], p. 367.
2 Cité dans David ARNOLD, « White Colonization and Labour in Nineteenth-
Century India », Journal of Imperial and Commonwealth History, nº 10 (2),
1983, p. 139.
3 Edward SAID, L’Orientalisme, op. cit., p. 57.

101
La chair de l’empire

Dès lors, il n’est pas surprenant que les communautés coloniales se


soient tant préoccupées des hommes qui s’écartaient de ce portrait. Les
autorités se sont ainsi inquiétées des dangers que représentaient les Euro-
péens sans emploi ou appauvris. À Sumatra, par exemple, pour faire face
à la succession de crises économiques qui ont agité le début du XXe siècle,
des bureaux d’aide ont organisé des collectes de fonds, favorisé le retrait
dans les stations climatiques et mis en place de petits projets agricoles
visant à empêcher les « inadaptés » de se livrer au vagabondage 1. Les
colonies se fermaient aux personnes retraitées et ne toléraient pas la
présence ostensible d’Européens pauvres. Durant la Grande Dépression,
alors que des dizaines de milliers d’Européens se sont retrouvés sans
emploi aux Indes, le gouvernement et des groupes privés se sont rapide-
ment mobilisés pour qu’ils ne soient pas « réduits » aux conditions de vie
indigènes. L’attention rigoureuse portée aux standards culturels euro-
péens s’est vue complétée par un soutien au financement de la santé, du
logement et de l’éducation. Les femmes, en charge de l’affirmation du
style de vie, ont ainsi été amenées à jouer un rôle clé pour que les hommes
restent civilisés*.

La dynamique culturelle de la dégénérescence


« Le colon est, au sens vulgaire, étymologique aussi, un barbare. C’est un
non-civilisé, un “homme nouveau”. […] Cet étranger au naïf, rustaud et
brutal comportement avec son arrogance et ses instincts cupides, c’est
lui qui, en définitive, apparaît comme un sauvage 2. »

Cette évolution de la pensée impériale qui s’observe au début du


XX siècle concerne l’altérité du colonisé comme du colonisateur. En
e

France, des écrits médicaux et sociologiques ont caractérisé le colon


comme un type social distinct et dégénéré, identifiable par sa psyché
particulière et ses traits physiques reconnaissables 3. On a pour partie

1 Kroniek, 1917, p. 49.


2 A. DUPUY, « La personnalité du colon », Revue d’histoire économique et sociale,
nº 33 (1), 1955, p. 188.
3 René M AUNIER, Sociologie coloniale, Domat-Montchrestien, Paris, 1932 ;
Eugène PUJARNISCLE, Philoxène ou De la littérature coloniale, op. cit. Les Euro-
péens dans les colonies n’ont pas été les seuls pour qui l’on reliait apparence
physique et déchéance morale. Les études eugénistes étaient truffées de
spéculations quant aux traits physiques qui marquaient l’immoralité au
sein des classes inférieures européennes, et reliaient – dans des descriptions
minutieuses des populations indigènes d’Afrique et d’Asie – les attributs
physiques aux inclinations immorales et aux tempéraments avilis. Sur les
descriptions coloniales des caractéristiques physiques des populations indo-
chinoises on pourra se référer à : Pierre-Jean SIMON, « Portraits coloniaux des
Vietnamiens (1858-1914) », Pluriel, nº 10 (1), 1977, p. 29-54.

102
La chair de l’empire. Genre et moralité dans la fabrique de la race

attribué cette différence au climat débilitant, au milieu social et à la durée


excessive du séjour dans les colonies : « Par l’effet du climat, par l’effet du
milieu, il est un tout autre homme au bout de quelque temps, et au
physique, et au moral 1. » Les personnes qui y restaient « trop longtemps »
s’exposaient ainsi à un large spectre de maladies, allant du surmenage et
de l’épuisement à la dégénérescence raciale et individuelle 2. Toutefois, la
contamination culturelle restait la menace la plus sérieuse car elle condui-
sait à négliger les conventions de supériorité et à s’affronter sur leurs défini-
tions 3. Les tares que les observateurs européens pensaient spécifiques aux
colons – l’« ostentation », la « spéculation », l’« inaction », et une « démo-
ralisation » générale – étaient en réalité des défauts acquis en fréquentant
la culture indigène qui caractérisaient les colons comme des êtres aussi
décivilisés* que les colonisés 4.
La médecine coloniale reflétait et affirmait cette préoccupation
nouvelle pour la dégénérescence physique, morale et culturelle. Les condi-
tions climatiques, sociales et professionnelles de la vie coloniale ont
donné naissance à un ensemble particulier de désordres psychotiques qui,
pensait-on, altérait l’équilibre cérébral* et prédisposait les Européens sous
les tropiques à la dégradation mentale 5 . Sa manifestation la plus
commune restait la neurasthénie, un trouble mental identifié comme un
problème majeur des colonies françaises et qui comptait pour plus de la
moitié des rapatriements des Indes néerlandaises vers la Hollande 6. En
Europe et aux États-Unis, elle était la « maladie fantôme de la fin du
XIXe siècle », regroupant presque tous les « états psychopathologiques ou
neuro-pathologiques intimement liés à la déviance sexuelle et à la destruc-
tion de l’ordre social » 7.
En Europe, on a pensé la neurasthénie comme un produit de la « civili-
sation moderne » et de son rythme effréné 8. Dans les colonies, son étio-
logie a pris la forme contraire. La neurasthénie coloniale était perçue

1 René MAUNIER, Sociologie coloniale, op. cit., p. 169.


2 Hughes LE ROUX, Je deviens colon. Mœurs algériennes, Calmann-Lévy, Paris,
1898, p. 222.
3 A. DUPUY, « La personnalité du colon », loc. cit., p. 184-185.
4 René MAUNIER, Sociologie coloniale, op. cit., p. 174 ; JAURÉGUIBERRY, Les Blancs
en pays chauds. Déchéance physique et morale, Maloine, Paris, 1924, p. 25.
5 Paul HARTENBERG, Les Troubles nerveux et mentaux chez les coloniaux, Impr. de
J. Dangon, Paris, 1910.
6 C. W. F. WINCKEL, « The Feasibility of White Settlements in the Tropics.
A Medical Point of View », Comptes Rendus du Congrès international de
Géographie, Amsterdam, vol. 2, sec. 3c, Brill, Leyde, 1938, p. 352.
7 Sander GILMAN, Difference and Pathology, op. cit., p. 199 et 202.
8 Elaine S HOWALTER , The Female Malady. Women, Madness, and Culture in
England, 1830-1980, Penguin, New York, 1987, p. 135.

103
La chair de l’empire

comme un effet de la distance entre la civilisation et la communauté euro-


péenne, et une conséquence de la proximité du colonisé. On y était
d’autant plus sensible que le colon était exposé à l’« existence spéciale que
mène l’Européen, sorti du cadre social auquel il était adapté en France,
l’isolement dans les petits postes, les fatigues physiques et morales, les
soucis, le régime alimentaire modifié, les intoxications, notamment par
l’alcool et l’opium, la forte chaleur, le soleil 1 ».
Cette inquiétude politique et physique s’est traduite notamment par
la prolifération des stations climatiques. Développées au début du
XIXe siècle comme camps militaires et sanatoriums, les stations clima-
tiques prodiguaient un environnement quasi européen au sein duquel les
colons pouvaient recouvrer leur bien-être physique et mental en simu-
lant les conditions « de chez eux » 2. Isolées à des altitudes plus fraîches,
ces stations ont pris une importance nouvelle avec l’augmentation du
nombre de femmes et d’enfants européens, perçus comme des sujets
vulnérables, sensibles à l’anémie, à la dépression ou à la maladie.
Les bungalows et les écoles construits dans ces environnements « naturel-
lement » ségrégués prodiguaient ainsi refuge culturel et lieu de
revitalisation.
Certains médecins considéraient le retour en Europe* comme le seul trai-
tement possible 3 . D’autres prescrivaient plutôt des remèdes locaux,
recommandant que l’on adhère à une éthique de la moralité et du travail
valorisant modération sexuelle, frugalité et exercice physique. La régula-
rité et la discipline du travail s’associaient ainsi à la camaraderie euro-
péenne, à renforcer par une vie de famille solide (et calme) menée auprès
d’une épouse et d’enfants européens 4.
Les manuels de vie coloniale édités dans les années 1920 et 1930 illus-
trent cette évolution de perspective. Les médecins néerlandais, français et

1 Charles J OYEUX et Adolphe S ICÉ , « Affections exotiques du système


nerveux », Précis de Médecine coloniale, Masson, Paris, 1937, p. 334-335. Tous
les médecins n’envisageaient pas la « neurasthénie tropicale » comme une
maladie particulière. Ceux qui plaidaient en faveur d’un abandon du mot
l’envisageaient comme une psychopathologie causée par une inadaptation
sociale et non pas psychologique. Cf. Millais CULPIN, An Examination of
Tropical Neurasthenia, 1926, cité in A. GRENFELL PRICE, White Settlers in the
Tropics, op. cit., p. 211.
2 J. E. SPENCER et W. L. THOMAS, « The Hill Stations and Summer Resorts of the
Orient », Geographical Review, nº 38 (4), 1948 ; Anthony D. KING, Colonial
Urban Development. Culture, Social Power, and Environment, Routledge & Paul
Kegan, Londres, 1976, p. 165.
3 Charles JOYEUX et Adolphe SICÉ, « Affections exotiques », loc. cit., p. 335 ;
Eugène PUJARNISCLE, Philoxène ou De la littérature coloniale, op. cit., p. 28.
4 Charles GRALL, Hygiène coloniale, op. cit., p. 51 ; A. GRENFELL PRICE, White
Settlers in the Tropics, op. cit. ; Dane KENNEDY, Islands of White, op. cit., p. 123.

104
La chair de l’empire. Genre et moralité dans la fabrique de la race

britanniques dénoncèrent dorénavant les styles de vie malsains et pares-


seux des « anciens colons », exaltant plutôt les activités énergiques d’une
nouvelle race d’hommes et de femmes. Sujettes à la neurasthénie, à
l’anémie et à la dépression, les femmes étaient encouragées à s’investir dans
la gestion du foyer et l’éducation des enfants, à se divertir en constituant
des collections botaniques ou à s’engager dans les « bonnes œuvres » 1.

Les enfants sur la brèche coloniale :


la décadence et les dangers du métissage
« Les sociétés des Blancs, aux colonies, étant surtout des sociétés de
jeunes gens, […] il leur faut souvent trouver une compagne, pour un
temps, parmi les femmes de couleur ; c’est le chemin par où, je le dirai
plus loin, se fait, parfois en tous les sens du mot, et réciproquement, la
contagion 2. »

On pensait que la dégénérescence raciale avait des causes sociales et


des conséquences politiques toutes liées aux arrangements domestiques
des Européens. Le métissage en général et le concubinage en particulier
étaient perçus comme des menaces pour la pureté raciale et la sécurisation
culturelle de l’identité raciale. Le contact sexuel avec les femmes indigènes
n’amenait pas les Européens qu’à « contracter » des maladies ; il engen-
drait aussi des sentiments avilis, des tendances immorales et une sensibi-
lité extrême aux états incivilisés 3.
Au début du XXe siècle, on a accusé le concubinage de saper précisé-
ment ce que, quelques décennies plus tôt, il était censé fortifier. Les
discours sur les femmes locales ont également évolué. Si, dans les portraits
plus anciens qu’on en faisait, leur rôle de protectrices au service des colons
avait éclipsé leurs attributs négatifs, elles apparaissaient dorénavant
comme les vectrices principales d’un affaiblissement physique et mental.
Si l’adaptation à la nourriture locale, à la langue et aux coutumes vesti-
mentaires avait pu être auparavant encouragée comme un signe possible
d’acclimatation, elle apparaissait dorénavant comme la marque d’une
contagion et d’une dilution du soi (blanc). Les bénéfices du savoir local et
du relâchement sexuel ont laissé place à de nouvelles priorités : il fallait
tenir des exigences de respectabilité, de solidarité et de santé mentale au
sein de la communauté. De plus en plus, les Français qui vivaient en Indo-
chine avec des femmes indigènes étaient perçus comme des personnes

1 Clotilde CHIVAS-BARON, La Femme française, op. cit. ; J.-L. FAVRE, La Vie aux
colonies, Larose, Paris, 1938.
2 René MAUNIER, Sociologie coloniale, op. cit., p. 171.
3 A. DUPUY, « La personnalité du colon », loc. cit., p. 198.

105
La chair de l’empire

passées « à l’ennemi » 1. Le concubinage est ainsi devenu une source de


dégradation individuelle, de dégénérescence raciale et d’agitation poli-
tique. Les enfants nés de ces unions étaient les « fruits d’une regrettable
faiblesse 2 », marqués physiquement et moralement par « les défauts et les
médiocres qualités de leur mère 3 ».
Le concubinage n’a jamais été aussi économiquement organisé et poli-
tiquement délimité que les autorités l’espéraient. Il ne se limitait pas à de
l’exploitation sexuelle et du travail domestique non rémunéré. Il concer-
nait aussi des enfants – bien plus nombreux que ne l’affirmaient les statis-
tiques officielles –, c’est-à-dire des personnes que l’on pouvait ou non
reconnaître comme européennes. Les enfants des concubines posaient en
effet un problème de classification, affectant la sécurité politique et le
prestige blanc. La plupart d’entre eux n’ont pas été reconnus par leurs
pères, ni intégrés aux communautés locales, contrairement à ce qu’elles
ont souvent prétendu. Bien que quelques hommes aient reconnu juridi-
quement leurs enfants, nombreux sont ceux qui se sont rapatriés en
Hollande, en Grande-Bretagne ou en France, coupant tout lien affectif et
financier avec les enfants et leurs mères. De plus, si les femmes indigènes
étaient responsables de leur descendance, elles ne disposaient pourtant
que de droits limités. Ensuite, si le système juridique favorisait une éduca-
tion européenne, il n’exigeait aucunement des hommes qu’ils la prodi-
guent. Dès lors, plus les relations entre hommes et femmes étaient
asymétriques et sommaires, plus leurs enfants risquaient de finir sous
tutelle de l’État, sujets à une surveillance et une charité imposées par toute
la communauté européenne.
Les enfants des concubines intégraient invariablement les rangs des
Européens pauvres mais, dans les Indes de la fin du XIXe siècle, les pauvres
européens recrutaient aussi parmi d’autres couches de la société. Au début
du XXe siècle, beaucoup d’Indo-Européens et d’enfants créoles nés dans les
Indes de parents européens ont été marginalisés – sur les plans politique
et économique –, même si des initiatives éducatives ont été officielle-
ment mises en place pour leur offrir de nouvelles opportunités. À Java, par
exemple, de nombreux rapports officiels se sont intéressés aux « éléments
pauvres dangereux » et « brutaux » qu’ils cherchaient à limiter et qu’ils
recensaient parmi les clercs, les petits fonctionnaires, les soldats déchus
ou les vagabonds (indo-)européens 4. Dans les années 1920 et 1930, les

1 Eugène PUJARNISCLE, Philoxène ou De la littérature coloniale, op. cit., p. 107.


2 Jacques MAZET, La Condition juridique des métis dans les possessions françaises,
Domat-Montchrestien, Paris, 1932, p. 8.
3 DOUCHET, Métis et Congaies d’Indochine, Hanoi, 1928, p. 10.
4 Encyclopaedia van Nederland-Indie, op. cit., p. 367.

106
La chair de l’empire. Genre et moralité dans la fabrique de la race

jeunes nés et éduqués dans les Indes ne disposaient que d’un nombre
limité de possibilités économiques. Leur position était en effet inconfor-
table, entre les nouvelles recrues qui affluaient de Hollande et une popula-
tion (indigène) inlander éduquée avec lesquelles ils rentraient en
concurrence sur le marché du travail.
Dans les Indes, le paupérisme blanc reflétait les inégalités de la société
coloniale dans son ensemble, soulignant l’hétérogénéité sociale de la caté-
gorie même d’« Européen ». Le concubinage restait perçu comme l’origine
première des Blanken-haters (ceux qui détestaient les Blancs). Assimilé à
une progéniture blanche « mécontente » et « parasite », oisive et donc
dangereuse, le concubinage effrayait. On craignait que les enfants qu’il
engendrait ne revendiquent l’accès au monde économique, n’exigent des
droits politiques et ne cherchent à faire alliance avec une opposition orga-
nisée au pouvoir néerlandais – et à en prendre la tête.
La politique de compassion et de charité était aussi fondée sur des
critères raciaux. Comme au Congo belge, le préjudice exercé à l’encontre
des métis était souvent camouflé sous des arguments compassionnels,
comme s’ils étaient par définition des êtres malheureux 1 . En Europe
comme à l’étranger, la protection des enfants métis d’Indochine était une
cause populaire parmi les femmes européennes. L’Assemblée française sur
le féminisme, instaurée lors de l’Exposition coloniale de 1931, a consacré
une grande part de ses discussions à la situation difficile des enfants métis
et des mères indigènes, résonnant ainsi avec des campagnes conduites un
demi-siècle auparavant par les féministes françaises engagées en faveur
des recherches en paternité 2. L’assemblée a appelé à mettre en place des
centres susceptibles d’accueillir les jeunes filles abandonnées ou en
« danger moral » pour en faire des femmes méritantes 3. Les Européennes
étaient encouragées à superviser la protection morale des jeunes métisses,
à développer leur inclination naturelle envers la société française, et à les
transformer en partisanes des « idées françaises » plus qu’en révolution-
naires 4. La séparation de genre était alors évidente : l’instruction morale

1 Jean-Luc VELLUT, « Matériaux pour une image du Blanc dans la société colo-
niale du Congo Belge », op. cit., p. 103.
2 Claire Goldberg MOSES, French Feminism in the Nineteenth Century, State
University of New York Press, Albany, 1984, p. 208
3 Yvonne K NIBIEHLER et Régine G OUTALIER , « Femmes et colonisation » :
Rapport terminal au Ministère des Relations extérieures et de la Coopéra-
tion, Institut d’Histoire des pays d’Outre-Mer, Aix-en-Provence, 1987.
4 Ch. GENET, « Le rôle de la femme française aux colonies. Protection des
enfants métis abandonnés », Le Devoir des Femmes, 15 février 1936, p. 8 ;
Yvonne KNIBIEHLER et Régine GOUTALIER, « Femmes et colonisation », op. cit.,
p. 35 ; Henri SAMBUC, « Les métis franco-annamites en Indochine », Revue du
Pacifique, 1931, p. 261.

107
La chair de l’empire

devait prévenir la promiscuité sexuelle des filles métisses et la précocité


politique de garçons qui couraient le risque de se transformer en futurs
militants.
Les orphelinats pour enfants abandonnés européens et indo-euro-
péens étaient spécifiques aux cultures coloniales néerlandaise, française et
britannique. Dans les Indes, au milieu du XVIIIe siècle, on a instauré des
orphelinats d’État pour prévenir « la négligence et la dégénérescence des
nombreux bâtards ou orphelins d’Européens, pauvres et vagabonds 1 ». Au
XIXe siècle, l’Église, l’État et les organisations privées se sont transformés en
défenseurs zélés des orphelinats, dispensant éducation professionnelle et
instruction morale à haute dose. En Inde, les orphelinats militaires mis en
place à la fin du XVIIIe siècle sont réapparus sous une forme renouvelée au
XIXe pour accueillir des enfants européens et anglo-indiens au sein d’asiles
civils et d’écoles caritatives dans presque toutes les villes, cantonnements
ou stations climatiques. En Indochine française, dans les années 1930,
chaque ville coloniale ou presque possédait un foyer et une société pour
la protection des enfants métis abandonnés 2. Mais on peut difficilement
savoir si ces enfants étaient réellement « abandonnés » par leurs mères
asiatiques.
Toutefois, que des enfants métis vivant dans des foyers indigènes aient
pu être recherchés par l’État ou des organisations privées pour être placés
en institution laisse entrevoir un paysage plus complexe. L’assistance
publique en Inde, en Indochine ou dans les Indes a été conçue pour empê-
cher les enfants à la peau claire de courir pieds nus dans les villages indi-
gènes, et pour s’assurer que l’expansion des colonies de Blancs pauvres
était sous contrôle. L’intérêt porté à l’éducation et à la socialisation reli-
gieuse et laïque apparaît symptomatique de peurs plus générales. Les
enfants couraient le risque de se transformer en Hollanders-haters, en parri-
cides ou en révolutionnaires anticoloniaux. Une fois adultes, les jeunes
filles risquaient de tomber dans la prostitution. Et les liens affectifs et
durables que les garçons entretenaient avec les femmes et la société indi-
gènes auraient pu les transformer en ennemis de l’État, verbasterd (dégé-
nérés) et décivilisés 3.

1 Cité dans A. DE BRACONIER, « Het Pauperisme », loc. cit., p. 293.


2 Ch. GENET, « Le rôle de la femme française aux colonies », loc. cit. ; Henri
SAMBUC, « Les métis franco-annamites en Indochine », loc. cit., p. 256-272 ;
Louis MALLERET, L’Exotisme indochinois, op. cit., p. 220.
3 A. DE BRACONIER, « Het Pauperisme », loc. cit., p. 293 ; Gabriel Louis ANGOUL-
VANT, Les Indes néerlandaises, leur rôle dans l’économie internationale, Monde
Nouveau, Paris, 1926, p. 102 ; Albert de POUVOURVILLE, « Le métis », in Le Mal
d’argent, Monde Moderne, Paris, 1926, p. 97-114 ; Henri SAMBUC, « Les métis

108
La chair de l’empire. Genre et moralité dans la fabrique de la race

Femmes européennes, race et moralité de classe moyenne


Dans les colonies, certains thèmes particuliers ont réuni rationa-
lisations du gouvernement impérial et demandes de protection face à la
dégénérescence raciale. Ces discours impliquaient la réaffirmation des
conventions européennes et de la respectabilité de classe moyenne. Tous
deux promouvaient des liens plus forts et plus fréquents avec la métro-
pole et encourageaient la réitération des particularités culturelles supé-
rieures qui caractérisaient la manière dont les colons gouvernaient et
vivaient. Les prescriptions étaient particulièrement claires lorsqu’elles
concernaient les femmes venues rejoindre leurs époux ou trouver un
mari. À l’image des nouveaux salariés des plantations à qui l’on apprenait
à encadrer la population indigène, les femmes étaient instruites dans l’art
de la gestion du foyer et de la propriété coloniale. Les manuels français,
comme ceux qui traitaient de l’hygiène en Indochine, expliquaient les
devoirs de la femme coloniale en termes explicites. En tant que « force
auxiliaire » de l’effort impérial, « c’est par elle que la validité et parfois la
vie de tout son monde sont assurées et conservées », comme « c’est d’elle
que dépend en grande partie que la maison familiale soit riante et gaie et
que tous prennent plaisir à s’y trouver groupés » 1. La Koloniale School
voor Meisjes en Vrouwen, fondée à La Haye en 1920, fournissait aux
femmes adolescentes et adultes des cours préparatoires pour apprendre à
gérer le foyer et les soins à prodiguer aux enfants, et organisait des confé-
rences sur les coutumes et la culture javanaises. Les guides pratiques pour
la vie au Congo belge instruisaient (et avertissaient) la femme blanche : il
lui fallait conserver « ordre, paix, hygiène et économie 2 », et perpétuer
« une race vigoureuse » tout en se gardant de laxisme administratif 3. Cette
« division du travail » reposait sur une asymétrie évidente. On jugeait
ainsi les hommes plus sensibles aux turpitudes morales que les femmes,
désormais responsables des conduites immorales de leurs maris. Les Euro-
péennes étaient censées sauvegarder le prestige et la morale, et isoler leurs
époux de la contagion culturelle et sexuelle que pouvait engendrer tout
contact avec les colonisé-e-s 4. On pouvait donc circonscrire la dégénéres-
cence raciale par l’action des Européennes, chargées de revigorer la santé

franco-annamites en Indochine », loc. cit., p. 261 ; Louis M ALLERET ,


L’Exotisme indochinois, op. cit.
1 Charles GRALL, Hygiène coloniale, op. cit., p. 66 ; M. J. CHAILLEY-BERT, L’Émigra-
tion des femmes aux colonies, Union Coloniale Française, Armand Colin,
Paris, 1897.
2 J-L. FAVRE, La Vie aux colonies, op. cit., p. 217.
3 Ibid., p. 256 ; Travaux du Groupe d’Études coloniales, La Femme blanche au
Congo, Misch et Thron, Bruxelles, 1910, p. 10.
4 Ibid., p. 7.

109
La chair de l’empire

physique, les affinités métropolitaines et les objectifs impériaux de leurs


époux 1.
Au cœur de ce discours, on trouve une réaffirmation de la différence
raciale exploitant la rhétorique nationaliste et les signes distinctifs de la
moralité de classe moyenne 2. George Mosse a caractérisé le racisme euro-
péen comme une « idéologie de pilleur » [scavenger ideology], annexant le
nationalisme et la respectabilité bourgeoise à un projet raciste où la
gestion de la sexualité occupait une place centrale 3 . Or, si la classe
moyenne européenne cherchait la respectabilité « pour maintenir son
rang et conserver le respect d’elle-même face aux classes populaires et à
l’aristocratie », dans les colonies la respectabilité était une défense contre
le colonisé et un moyen permettant de mieux se définir 4. Dorénavant,
une bonne vie coloniale impliquait un dur labeur et de l’exercice physique
et non plus le relâchement sexuel, contrairement aux arguments aupara-
vant mobilisés pour condamner le concubinage et la prostitution. Les
influences débilitantes du climat pouvaient être surmontées par un
régime strict et une hygiène personnelle méticuleuse, tâches dont
l’entière responsabilité incombait aux Européennes. Les manuels britan-
niques, français et néerlandais consacrés à la gestion européenne du foyer
sous les tropiques fournissaient des instructions détaillées en science
domestique, éducation morale et relations entre employeurs et serviteurs.
Le respect de conventions strictes de ménage et de cuisine occupait ainsi
une part excessive du temps des femmes européennes et de celles et ceux
qui les servaient. La propreté permettait de « soutenir une européanité
moins solide que ce que l’on pensait 5 ». Ces activités impliquaient ainsi
une surveillance constante des employé-e-s indigènes, qu’ils ou elles
soient bonnes d’enfants, lavandières ou ménagères, tout en exigeant des
femmes européennes un niveau élevé de technique domestique.
Les Européennes se sont ainsi vues contraintes de remplir leur devoir
racial : fournir divertissement, bonnes dispositions et confort matériel. La
séduction qu’exerçaient les femmes indigènes sur leurs époux pouvait
alors être endiguée par une vie familiale heureuse et confortable (gezellig),
de même que l’« agitation extrémiste » des travailleurs de Sumatra pouvait
être évitée par le recrutement d’hommes mariés et la mise à disposition de

1 Georges HARDY, Ergaste ou la vocation coloniale, Armand Colin, Paris, 1929,


p. 78.
2 Robert Louis DELAVIGNETTE, Service africain, op. cit. ; Martine LOUFTI, Littéra-
ture et colonialisme, op. cit. p. 112 ; Hugh RIDLEY, Images of Imperial Rule, op.
cit ; George L. MOSSE, Toward the Final Solution, op. cit. p. 86.
3 Ibid., p. 10 et 133-152.
4 Ibid., p. 5.
5 Hugh RIDLEY, Images of Imperial Rule, op. cit., p. 77.

110
La chair de l’empire. Genre et moralité dans la fabrique de la race

logements familiaux. Là aussi, les hommes pouvaient se sentir « chez


eux », « heureux et satisfaits » (senang) 1. On pouvait ainsi éliminer la
faiblesse morale par l’exemple et la vigilance des femmes, dont le rang
était déterminé par la retenue sexuelle et le dévouement qu’elles étaient
appelées à exercer pour le bien-être de leurs foyers et de leurs époux.

Les priorités impériales : la maternité


contre la moralité masculine
« La femme européenne ne peut que péniblement et au grand dommage
de sa santé remplir les devoirs de mère et de nourrice 2. »

Les perceptions et pratiques qui liaient la domesticité au bien-être


national et à la pureté raciale ne traitaient pas uniquement du sexe
féminin. À la fin du XIXe siècle, on a pensé l’éducation des enfants comme
un devoir national, impérial et racial en Grande-Bretagne, en France, en
Hollande, aux États-Unis ou en Allemagne. En France, où le déclin du taux
de natalité est devenu un enjeu public, la fécondité « n’appart[enait] plus
aux couples » mais à la « nation, [à l’]État, [à la] race, [aux] masses, [aux]
classes sociales » 3. Les auteurs coloniaux populaires, comme Pierre Mille,
ont salué la reproduction comme une « contribution essentielle [des
femmes] à la mission impériale de la France 4 ». En plaçant la maternité au
centre de la construction de l’empire, les politiques pro-natalistes
adoptées en Europe ont entraîné une amélioration des équipements médi-
caux coloniaux, la création de nouveaux services de maternité, et une plus
grande attention pour les conditions reproductives des femmes euro-
péennes et colonisées. Sous les tropiques, les programmes sanitaires
dédiés à la mère et l’enfant ont appris aux femmes européennes à
employer des substituts au lait, à recourir à des nourrices ou à trans-
former leurs pratiques d’allaitement, afin d’encourager l’installation
permanente des femmes et faciliter de nouvelles arrivées. Croire que les
colonies faisaient courir un risque sanitaire aux femmes blanches
témoigne de l’enjeu qui entourait la maternité sous les tropiques : ce
n’était pas qu’une entreprise dangereuse, c’était aussi un sujet âprement
débattu. Mais, que les inquiétudes qui entouraient la reproduction indivi-
duelle et la survie raciale fussent réelles ou imaginaires, leurs effets
contraignaient ou menaçaient les femmes blanches de manière très

1 Ann L. STOLER, Capitalism and Confrontation in Sumatra’s Plantation Belt, op.


cit., p. 42-44.
2 Charles GRALL, Hygiène coloniale, op. cit., p. 65.
3 Hervé LE BRAS, « Histoire secrète de la fécondité », Le Débat, nº 8, 1981, p. 90.
4 Hugh RIDLEY, Images of Imperial Rule, op. cit., p. 90.

111
La chair de l’empire

concrète. On disait ainsi du climat sous les tropiques qu’il provoquait une
baisse de la fertilité, une aménorrhée prolongée et une stérilité perma-
nente 1. Des docteurs belges affirmaient que « la femme qui va vivre en
pays tropical est souvent perdue pour la reproduction de la race 2 ». On
associait les conditions de vie coloniales à un taux élevé de mortalité
infantile, de telle sorte que « la vie d’un enfant européen était presque
condamnée à l’avance 3 ». Les afflictions variaient d’une fragilité nerveuse
à des fièvres débilitantes qui, pensait-on, touchaient plus violemment les
femmes et les enfants.
Ces dangers sanitaires fantasmés ont suscité des interrogations quant
à la capacité des femmes européennes, et donc de la « race blanche », à se
reproduire après une longue période passée sous les tropiques. Une
communauté médicale internationale a même cherché des signes de stéri-
lité sur deux ou trois générations. Dans les Indes, si le climat n’a jamais
suscité des jugements aussi négatifs, l’adaptation psychologique et
physique n’est jamais non plus allée de soi. Des médecins néerlandais ont
ainsi cité des confrères allemands, non pour affirmer l’inévitabilité de la
stérilité des Blancs, mais pour affirmer que les hommes et les femmes
européens devaient tenir leur rang colonial. Des observateurs français ont
affirmé catégoriquement que les unions de Créoles néerlandais dans les
Indes étaient stériles après deux générations 4. Dans les années 1930,
certaines études médicales, dont certaines furent financées par la Société
des Indes néerlandaises pour l’eugénisme, ont voulu savoir si les taux de
fertilité différaient en fonction des « types raciaux » indo-européens et
européens, et si « les enfants de certains Européens nés dans les Indes
montraient des signes raciaux distincts de ceux de leurs parents » 5.
À l’image du discours tenu sur la dégénérescence, la peur de la stérilité
était moins liée à la survie biologique des Blancs qu’à leur visibilité poli-
tique et leur reproduction culturelle. Ces inquiétudes ont atteint leur
paroxysme durant les années 1930, lorsque le chômage blanc a atteint un
taux élevé en Europe et dans les colonies. La crise a rendu impossible tout
rapatriement des Néerlandais et des Français appauvris, suscitant de vives
spéculations pour déterminer si les classes populaires européennes

1 Ernest RODENWALDT, « Eugenetische Problemen in Nederlandsch-Indie », op.


cit., p. 3.
2 Yvonne KNIBIEHLER et Régine GOUTALIER, La Femme au temps des colonies, op.
cit., p. 92 ; Jean-Luc VELLUT, « Matériaux pour une image du Blanc dans la
société coloniale du Congo Belge », op. cit., p. 100.
3 Charles GRALL, Hygiène coloniale, op. cit., p. 65.
4 Gabriel Louis ANGOULVANT, Les Indes néerlandaises, op. cit., p. 101.
5 Ernest RODENWALDT, « Eugenetische Problemen in Nederlandsch-Indie », op.
cit., p. 4.

112
La chair de l’empire. Genre et moralité dans la fabrique de la race

pouvaient être relocalisées sous les tropiques sans accentuer encore


davantage la dégénérescence raciale. Comme on cherchait à donner un
nouveau visage à la migration blanche vers les colonies, on a refusé le
départ des Blancs pauvres pour des raisons économiques, médicales et
psychologiques. Le potentiel reproductif des Européennes a ainsi
engendré des débats sans fin et des interrogations constantes quant à leur
capacité d’« acclimatation », ainsi que des descriptions détaillées des vies
conjugales et sexuelles.
De manière contradictoire et complexe, les perceptions et les poli-
tiques impériales figeaient les Européennes comme des « instruments de
race-culture ». Les décisions relatives à l’éducation des enfants prolon-
geaient fidèlement les principes racistes qui contraignaient les activités
des femmes en charge des enfants. Les experts médicaux et les organisa-
tions féminines recommandaient une stricte surveillance de l’activité des
enfants, et une attention minutieuse portée à celles et ceux avec
lesquel-le-s ils/elles jouaient. Quasiment tous les manuels médicaux et
domestiques présents dans les colonies des Pays-Bas, de la France ou du
Royaume-Uni alertaient contre le fait de laisser de petits enfants sous
l’attention vacillante des domestiques locales. Dans les Indes néerlan-
daises, c’était à la « mère blanche moderne » (hedendaagsche blanke moeder)
de s’occuper de l’instruction physique et spirituelle de ses enfants, en les
tenant éloignés de la nurse indigène (la babu) 1. Il fallait ainsi prendre des
mesures contre le « danger sexuel », contre le manque d’hygiène des
domestiques ou contre une « stupide négresse » qui pouvait laisser un
enfant au soleil 2. Y compris lorsqu’on ne considérait pas le climat comme
insalubre, on croyait que les enfants européens ne se développaient
correctement « que jusqu’à six ans 3 », c’est-à-dire jusqu’au moment où
s’intensifiaient les influences culturelles indigènes. Ainsi, par exemple, à
Hawaii, au XIXe siècle, les nurses indigènes ne s’occupaient plus des enfants
après leur cinquième anniversaire. On les confiait alors à la surveillance
de leurs mères, on leur interdisait d’apprendre la langue locale et on les
gardait dans « une cour murée, proche des chambres et interdite aux
Hawaiiens 4 ».

1 P. WANDERKEN, « Zoo Leven Onze Kinderen », in Zoo Leven Wij in Indonesia,


W. van Hoeve, Deventer, 1943, p. 173.
2 Dominique Chrétien Marie B AUDUIN, Het Indische Leven, H. P. Leopold,
‘s-Gravenhage, 1941 ; L. BÉRANGER-FÉRAUD, Traité clinique des maladies des
Européens au Sénégal, Adrien Delahaye, Paris, 1875, p. 491.
3 A. GRENFELL PRICE, White Settlers in the Tropics, op. cit., p. 204.
4 Patricia G RIMSHAW , « “Christian Woman, Pious Wife, Faithful Mother,
Devoted Missionary” », loc. cit., p. 507.

113
La chair de l’empire

Aux Indes, on ne tenait pas en grande estime les établissements


scolaires réservés aux Européens. On pensait plutôt qu’il fallait impérati-
vement renvoyer ces enfants en Hollande pour qu’ils évitent la « préco-
cité » associée aux tropiques et le « danger » qu’aurait constitué tout
contact avec une jeunesse indische qui, elle, n’était pas composée
d’« éléments européens de sang pur » 1.
« Nous, Néerlandais dans les Indes, vivons dans un pays qui n’est pas
le nôtre. […] Nous sentons instinctivement que nos enfants blonds et
blancs appartiennent aux dunes de même couleur, aux forêts, aux
landes, aux lacs, à la neige. […] Un enfant hollandais est supposé
grandir en Hollande. Là-bas, ils peuvent y acquérir les caractéristiques
de leur race, non seulement grâce au lait de leur mère mais aussi par
l’influence de la lumière, du soleil, de l’eau, de leurs camarades, de la
vie ; en un mot, de leur patrie. Et il ne s’agit pas là de racisme 2. »

Cette citation contient des images patriotiques particulièrement effi-


caces pour coder les distinctions raciales. L’identité néerlandaise est ainsi
représentée comme une sensibilité culturelle commune (si ce n’est
contestée), où les conventions de classe, la géographie, le climat, les incli-
nations sexuelles et les contacts sociaux occupent une place centrale.
Dans de nombreuses communautés coloniales, on renvoyait en
Europe les enfants en âge d’être scolarisés pour assurer leur instruction et
leur socialisation ; mais cette solution restait toujours problématique. En
effet, si les enfants n’avaient pas de parenté en Hollande, on les laissait
dans des internats ou, s’ils étaient externes, on les envoyait dans des
pensions accueillant la jeunesse des Indes. Les Européennes mariées
étaient confrontées à un choix difficile : elles étaient amenées à se séparer
de leurs enfants ou de leurs maris 3. Ainsi, les voyages fréquents entre les
colonies et la métropole ne faisaient pas que séparer les familles ; ils
brisaient aussi les mariages et les foyers 4.
Dès lors, il n’est pas surprenant que la manière et le lieu où les enfants
européens devaient être éduqués soient devenus une priorité des organi-
sations féminines et un thème récurrent des magazines, et ce jusqu’à la
décolonisation. On peut certainement lire la mise en place de
programmes spécifiques d’éducation domestique (comme, par exemple,

1 Dominique Chrétien Marie BAUDUIN, Het Indische Leven, op. cit. p. 63.
2 Ibid., p. 63-64.
3 Gabriel Louis ANGOULVANT, Les Indes néerlandaises, op. cit., p. 101.
4 Louis MALLERET, L’Exotisme indochinois, op. cit., p. 164 ; Patricia GRIMSHAW,
« “Christian Woman, Pious Wife, Faithful Mother, Devoted Missionary” »,
loc. cit., p. 507 ; Helen C ALLAWAY , Gender, Culture, and Empire, op. cit.,
p. 183-184.

114
La chair de l’empire. Genre et moralité dans la fabrique de la race

la méthode Clerkx) comme une réponse apportée à l’exigence nouvelle


qui pesait sur les femmes : elles devaient remplir leurs multiples devoirs
impériaux et surveiller leurs maris et leurs domestiques tout en restant
maîtresses de l’éducation culturelle et morale de leurs enfants. Ces respon-
sabilités contradictoires affectaient profondément l’espace social occupé
par les Européennes (au-delà des seules épouses), les tâches pour lesquelles
on les valorisait et les activités économiques dans lesquelles elles étaient
autorisées à s’engager.

Stratégies de gouvernement et moralité sexuelle


L’étymologie politique du colonisateur et du colonisé différait
en fonction du genre et de la classe. La politique d’exclusion du colonia-
lisme ne faisait pas que tracer des frontières extérieures ; elle délimitait
aussi les frontières intérieures, en spécifiant les règles de conformité et
d’ordre internes aux Européens. Les catégories de colonisateur et de colo-
nisé étaient sécurisées par l’idée d’une différence raciale, construite en
termes genrés. Les conduites sexuelles acceptables et la moralité ont été
redéfinies lors des périodes de crise du contrôle colonial, précisément
parce qu’elles interrogeaient les minces artifices du pouvoir à l’intérieur des
communautés européennes et qu’elles questionnaient la manière dont ces
frontières étaient dessinées.
Même à partir du peu de cas étudiés, on peut identifier certains
modèles. En premier lieu, il est évident que les interdictions sexuelles
coloniales étaient racialement asymétriques et sexuellement codées. Les
relations sexuelles entre femmes blanches et hommes de couleur ont pu
être interdites, mais pas l’inverse. Au contraire, les unions interraciales
(par opposition au mariage) entre Européens et femmes colonisées ont
favorisé l’implantation des hommes dans les colonies, tout en assurant
que le patrimoine colonial demeure dans des mains limitées et choisies.
Par ailleurs, l’interdiction des unions interraciales était rarement une
préoccupation immédiate des stratégies de gouvernement. En Inde, en
Indochine et en Afrique du Sud – contextes coloniaux habituellement
associés à de strictes sanctions sociales adoptées contre les unions inter-
raciales –, on a toléré, voire accepté, le « mélange » [mixing] dans les
premiers temps de la colonisation.
Si je me suis ici principalement intéressée au colonialisme tardif en
Asie, l’intervention des élites coloniales dans la vie sexuelle des agents et
des sujets ne s’est pas limitée à cet espace ou cette époque particuliers.
Dans le Mexique du XVIe siècle, les mariages entre Espagnols et femmes
indiennes converties au christianisme étaient encouragés par la
Couronne, jusqu’à ce que les colonisateurs jugent que « le nombre

115
La chair de l’empire

croissant de leur descendance métisse menaçait les prérogatives d’un


espace élitiste de plus en plus réduit 1 ». À Cuba, au XVIIIe et au début du
XIXe siècle, la faible opposition au mariage interracial a laissé place à une
« interdiction virtuelle » de 1864 à 1874, lorsque « les marchands, les trafi-
quants d’esclaves et le pouvoir colonial s’y sont opposés pour préserver
l’esclavage 2 ».
Cette évolution des frontières de la sexualité et des arrangements
domestiques s’est invariablement accompagnée d’efforts visant à
raffermir la cohésion interne des communautés européennes, et à redé-
finir les frontières des privilèges à l’intérieur de la hiérarchie coloniale.
Mais, en soi, les unions sexuelles n’engendraient pas nécessairement une
augmentation du nombre d’« Européens », tels qu’ils étaient juridique-
ment définis. Au contraire, et même au Brésil au début du XXe siècle où le
métissage avait engendré un système raffiné de gradations, la plupart des
unions mixtes se déroulaient en dehors du mariage. Le métissage ne signa-
lait ni la présence ni l’absence de discrimination raciale. Au contraire, les
hiérarchies de privilège et de pouvoir s’inscrivaient dans la tolérance qui
accompagnait les unions interraciales, autant que dans la condamnation
dont elles faisaient l’objet.
La chronologie varie en fonction des contextes, mais on peut observer
un parallélisme évident dans l’évolution de la moralité sexuelle et dans
celle des stratégies de gouvernement. On a condamné le concubinage au
moment même où l’on a accentué la standardisation de l’administration
européenne. Cela a commencé au début du XX e siècle dans certaines
colonies, plus tardivement dans d’autres, mais la correspondance entre
rationalisation de l’administration, respectabilité bourgeoise et pouvoir
conféré aux Européennes comme gardiennes et protectrices de leurs
époux a atteint son apogée dans l’entre-deux-guerres. On s’est alors mis à
douter des réussites technologiques occidentales. Les dirigeants anglais,
français et hollandais sont passés d’une perspective assimilationniste à
une attitude davantage ségrégationniste et séparatiste. La réorganisation
des investissements coloniaux sur le marché des compagnies multinatio-
nales a entraîné une restructuration de la force de travail et une améliora-
tion de sa productivité. En réaction, des mouvements nationalistes et
syndicalistes se sont formés pour y résister.

1 June NASH, « Aztec Women. The Transition from Status to Class in Empire
and Colony », in Mona ÉTIENNE et Eleanor LEACOCK (dir.), Women and Coloni-
zation. Anthropological Perspectives, Praeger, New York, 1980, p. 140.
2 Verena MARTINEZ-ALIER (STOLCKE), Marriage, Class and Colour in Nineteenth-
Century Cuba. A Study of Racial Attitudes and Sexual Values in a Slave Society,
op. cit., p. 39.

116
La chair de l’empire. Genre et moralité dans la fabrique de la race

La rationalisation croissante de l’organisation coloniale a entraîné des


évolutions radicales dans la manière d’envisager la gestion des empires,
leurs gouvernements et le mode de vie de ses agents. Ainsi, les débats
français sur la nécessité de systématiser la gestion coloniale et d’en finir
avec les potentats locaux des colons « d’avant » visaient et condamnaient
invariablement les arrangements domestiques inconvenants dans
lesquels on les accusait d’avoir vécu. En Afrique, les hautes autorités
britanniques ont exigé un nouveau « tempérament » chez leurs subor-
donnés, affirmant que la sélection des recrues impliquait des attributs de
classe et des liens conjugaux spécifiques. Cette restructuration s’est fondée
sur le mépris exprimé envers des colons trop bien adaptés aux coutumes
locales, trop éloignés de la communauté européenne, et tenus par des
liens jugés trop étroits avec la population indigène. À plus d’un titre, cette
politique séparatiste a accentué la distance qui séparait les Européens.
À Sumatra, par exemple, elle interdisait le contact personnel entre Euro-
péens et employés asiatiques et empêchait la connaissance locale limitée
que les arrangements sexuels et domestiques avaient pu procurer.
De plus en plus, l’expertise médicale confirmait les bénéfices salu-
taires de la camaraderie entre Européens et l’intérêt de sorties régulières en
dehors du cadre domestique. Un cordon sanitaire* de corps et d’esprit
entourait les enclaves européennes, isolant les Européens et leurs foyers.
Les conventions destinées à préserver le bien-être moral, culturel et
physique des colons – dont les femmes européennes avaient la charge –
redéfinissaient le prestige blanc. La politique coloniale enfermait les Euro-
péen-ne-s dans la protection routinière de leur santé physique et de leur
espace social, de telle sorte que les clivages raciaux entre « nous » et « eux »
étaient liés aux prescriptions de genre.
Peut-être faut-il moins chercher des chronologies coloniales
congruentes liées à des dates particulières, que des régularités dans le
gouvernement et la gestion de la sexualité – modèles internes identiques
au sein d’histoires coloniales particulières. En Inde, par exemple, on a
différemment relié subversion politique et inconvenance sexuelle à la
suite de la Grande Révolte. Les politiciens coloniaux et les réformes
morales ont édicté de nouveaux codes de conduite accentuant la respecta-
bilité, la vie domestique et un usage de l’espace plus soigneusement cloi-
sonné. Toutes ces mesures se sont concentrées sur les Européennes. Près
d’un demi-siècle en avance sur leurs versions d’Afrique et d’Asie du Sud-
Est, ces mesures annonçaient déjà certaines évolutions coloniales. Si l’on
choisit une durée* plus longue que le seul temps restreint des crises colo-
niales du début du XXe siècle, on peut envisager les réponses britanniques
à la rébellion de 1857 moins comme une exception qu’un modèle pour

117
La chair de l’empire

d’autres situations coloniales. Le caractère modulaire des perceptions et


des politiques coloniales s’est construit sur de nouvelles définitions inter-
nationales de l’empire et des priorités métropolitaines particulières. À leur
tour, de nouveaux standards ont répondu aux défis locaux posés par les
agents contestant les conditions de vie et de travail sous le gouvernement
des Européens.
Le contrôle sexuel était inscrit dans la substance même de la politique
raciale du colonialisme, comme dans son iconographie. Mais la politique
coloniale ne se limitait pas à la sexualité, comme la sexualité ne se rédui-
sait pas à la politique coloniale. Dans les colonies, la sexualité était liée à
l’accès sexuel et à la reproduction, aux différences de classe et aux démar-
cations de race, au nationalisme et à l’identité européenne – certes selon
des modalités spécifiques. Contrairement à ce que l’on aurait pu penser,
l’évolution de la place des femmes n’a pas été le résultat d’une pénétra-
tion du capitalisme per se, mais bien la marque d’une évolution plus
subtile de la politique de classe et de la moralité de l’empire, en réponse
aux échecs de projets coloniaux particuliers. Les ethnographies de
l’empire devraient ainsi porter une attention particulière à la sexualité et à
l’évolution des sensibilités, comme aux régimes racialisés. Elles pour-
raient ainsi saisir comment la culture européenne et la politique de classe
ont résonné dans les implantations coloniales, et comment les discrimi-
nations de classe et de genre ont été transposées en distinctions raciales,
se réverbérant en métropole tout en se fortifiant dans les colonies. Dès
lors, ces recherches pourraient montrer que le contrôle de la sexualité était
une image instrumentalisée par le corps politique – la partie prenante
d’un tout, fondamentale à la sécurisation de la politique raciale et à la
réalisation du projet colonial.

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