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Thèse présentée
à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval
dans le cadre du programme de doctorat en ethnologie des francophones
en Amérique de nord
pour l'obtention du grade de Philosophiae Doctor (Ph.D.)
F A C U L T E DES L E T T R E S
UNIVERSITÉ LAVAL
QUÉBEC
2 0 10
À partir du village roumain, Certeze, dont le surnom est « Le petit Paris », nous nous intéressons à
la relation entre les pratiques résidentielles et les constructions identitaires dans leur sens social,
avant et après la chute du régime socialiste. Situé dans une région périphérique de la Roumanie, le
Pays d'Oas, qui, depuis les années 1970, s'engage dans une ample mobilité du travail stimulée
activée par les projets de construction de la nouvelle société socialiste, Certeze est marqué par
l'apparition d'un autre phénomène, de (re)construction de maisons privées, visibles par leur
grandeur et leur luxe. L'ouverture des frontières après 1989 amène les Certezeni à tourner les yeux
vers l'Occident, la France notamment, la nouvelle destination de la migration du travail. Ce
contexte à la fois nouveau et ancien pousse le phénomène bâtisseur, déjà existant sur place, vers une
consommation ostentatoire de l'espace se traduisant par une concurrence ardue « d'avoir la plus
grande, la plus belle et la plus moderne maison ».
En s'appuyant sur plusieurs enquêtes de terrain auprès des habitants de Certeze et, plus largement,
du Pays d'Oas, cette thèse montre dans quelle mesure cette nouvelle architecture, qui porte souvent
des noms tels que « la maison de type américain », « autrichien » ou « français », reflète vraiment
un changement des pratiques, des savoir-faire et des représentations de l'espace traditionnels. La
démarche montre que dans les sociétés postsocialistes, la logique pratique de l'extension et de la
transformation de l'espace domestique est reléguée dans l'ombre, d'une part, par la présence,
encore très active, de plusieurs réseaux de sociabilité traditionnels (familiaux, parentaux, amicaux,
vicinaux) et, d'autre part, par l'augmentation des motivations symboliques, notamment le prestige
social ou l'honorabilité individuelle et familiale au sein de la communauté locale.
AVANT-PROPOS
Mener à bien une recherche de doctorat est un défi que je n'aurais pu accomplir sans le précieux
secours de nombreux appuis. Mes remerciements vont d'abord aux organismes qui m'ont financée
tout au long de mes études de doctorat, soit l'Agence de la Francophonie de l'Europe centrale et
orientale, l'École doctorale en sciences sociales à Bucarest, le fonds de recherche Le Soi et l'Autre,
La Chaire de recherche en patrimoine ethnologique, le Département d'histoire de l'Université Laval
et le CELAT.
Je n'aurai jamais assez de mots pour remercier Laurier Turgeon, mon directeur de recherche,
d'avoir accepté de prendre en charge mon projet, d'être resté à mes côtés jusqu'à la soutenance,
d'avoir toujours été présent lorsque j'avais besoin de lui, qu'il s'agisse de questions scientifiques ou
personnelles. Le long cheminement ensemble m'a permis de découvrir plusieurs aspects de sa
personnalité, chacun ayant son importance propre dans mon avancement en tant que scientifique et
en tant que personne : le professeur, un véritable guide intellectuel, toujours là pour donner des
conseils sur des lectures possibles, sur la structure des textes rédigés ou sur l'évolution de l'analyse ;
l'ami, toujours préoccupé par le bien-être ma famille et du processus d'adaptation à la société
québécoise. Je tiens aussi à le remercier pour son appui financier qui m'a permis de faire mes longs
séjours de terrain au Pays d'Oas.
Le début de mon cheminement doctoral est marqué par la rencontre avec Rose-Marie Lagrave, la
directrice de l'École doctorale en sciences sociales à Bucarest, en 2002, la première qui a cm en
mon projet. Je la remercie d'avoir été disponible en tout temps chaque fois que j'ai eu besoin d'elle.
L'image de son bureau assombri par la fumée de cigarettes, et rempli de papiers et de tasses de café
reste gravée dans ma mémoire. Je me rappelle encore la peur de ne pas être capable d'exprimer mes
idées en français et la joie de constater l'infinie patience de ma professeure pour m'écouter, me
comprendre et m'encourager à continuer et à persévérer. Je remercie également Vintila Mihailescu,
mon mentor roumain qui me suit et m'appuie depuis le début de mon doctorat. Je le remercie pour
les rencontres très fructueuses et les discussions très enrichissantes sur l'anthropologie roumaine. Je
tiens à mentionner aussi la générosité avec laquelle il m'a fourni une partie de ses articles et de ses
textes, outils qui ont été précieux dans la définition de ma problématique.
Je n'aurais jamais commencé et surtout terminé ce doctorat sans la présence fidèle et
inconditionnelle de mon mari, Iurie Stamati. Je me rappelle une soirée, à Cluj, quand il m'a dit :
« Demain, tu vas commencer à rédiger le projet sur le Pays d'Oas et tu verras, tu seras acceptée à
l'École doctorale ». Il a eu raison. Je le remercie d'avoir lutté contre mon scepticisme, d'être resté à
mes côtés lors de mes longues recherches de terrain et pendant de la rédaction, et de m'avoir
écoutée et appuyée pendant les nombreux moments de doute, de pleurs et de fatigue. Je le remercie
d'avoir pris soin de notre fils pendant les derniers mois de la rédaction, lorsque je restais à
l'université très tard, dans la nuit. Je remercie aussi mon fils, Arghir, qui, malgré son âge, a eu la
patience d'attendre sa maman trop occupée. Je remercie mes parents qui ont été à mes côtés dès le
début de mon aventure anthropologique, qui n'ont jamais jugé mes choix et qui ont toujours su me
montrer leur appui et leur amour. Un gros merci à mon frère, Cristian, qui, de l'autre côté de
l'Atlantique, a perdu des heures à préparer la mise en page de mon texte et à travailler mes
photographies.
Enfin, sans les Oseni que j'ai rencontré, rien de tout cela n'aurait été possible. Un merci spécial à la
famille Simon de Huta Certeze, à Maria, Iulian et Ianos, qui, au moment où personne ne voulait
nous accueillir, nous ont offert une place dans leur maison et dans leurs cœurs. Je remercie en
particulier Maria, qui a su mieux que moi ouvrir les portes de ses parents, de ses amis, de ses
connaissances. Je remercie également Nelu pour la patience avec laquelle il a su répondre à mes
questions, pour avoir accepté d'être mon guide précieux dans les villages du Pays d'Oas et surtout à
Certeze. Je n'oublie pas le professeur Vasile Ardelen de Certeze pour la sagesse de ses
commentaires et de ses explications.
Je suis également redevable à Monsieur Yves Bergeron, qui a fait la prélecture de la thèse l'ouvrage
et dont les commentaires m'ont permis d'améliorer ma thèse. Je me dois de remercier aussi mes
collègues et amis Hélène, Julie, Marie, Stéphanie, Jonathan Ruel et Jonathan Mclleland et Ana, qui
n'ont jamais compté leur temps quand est venu le moment de m'écouter, de me lire, de discuter et
de réviser mes textes.
TABLE DES M A T I E R E S
RÉSUMÉ 1
AVANT-PROPOS 3
INTRODUCTION 9
I. P R E M I È R E P A R T I E 21
3. L O C A L I S A T I O N D ' U N E G É O G R A P H I E G L O B A L E 229
3.1. La maison moderne ou neuve. Circulation de formes architecturales avant 1989 230
3.2. La maison de type occidental. Définitions 233
3.3. Mobilités matérielles de proximité 235
3.3.1. La maison de type autrichien 235
3.3.2. A face Turcia ! (Aller en Turquie !). Intérieurs et objets domestiques de la Turquie 237
3.4. Mobilités matérielles éloignées 238
3.4.1. La maison de type français. Les geometries d'une nouvelle identité 238
3.4.2. La maison de type américain ou la fluidification de l'architecture 241
3.5. Circuits locaux de mobilisation architecturale 244
3.5.1. Certeze, lieu d'ingestion et de diffusion des maisons de type occidental 244
3.5.2. Circuits intra-villageois de mobilisation architecturale 248
3.6. Réseaux virtuels de circulation. Les revues, la télévision, la vidéo, le cellulaire 251
CONCLUSIONS
BIBLIOGRAPHIE 493
ANNEXES 517
INTRODUCTION
Marquée par un processus de changement très fort traduit souvent par le mot transition, la
société sud-est européenne offre un terrain riche d'observation pour étudier les pratiques de
consommation matérielle et les dynamiques des valeurs individuelles et collectives. C'est le
contexte qui fait émerger des comportements nouveaux, souvent excessifs (Douglas 1979),
qui permettent d'éclairer une question centrale de la recherche récente en culture matérielle,
celle de l'objectivation des valeurs sociales et culturelles, forcément abstraites, dans les
objets, voire les lieux matériels (Miller 1987, 1995, 2001 ; Turgeon 2009).
À la suite du contact avec la société occidentale, la terre désirée étant toujours associée à
l'image de la richesse et de la civilisation, les nouveaux consommateurs-acheteurs des pays
de l'ex-bloc communiste cherchent des façons de légitimer leur réussite devant l'autre et de
s'imposer sur l'échelle d'une société elle-même en train de s'auto définir. Cette volonté de
représentation et de communication de l'accomplissement socio-économique a déclenché
en Europe du sud-est une réaction de consommation gargantuesque des biens et des
pratiques qualifiées d'étrangères. Au début des années 1990, les magasins de vêtements
usagés connaissent une explosion parce qu'ils légitiment la qualité des produits par leurs
origines américaines, suédoises, italiennes, etc. Ils deviennent la façon, notamment pour les
étudiants, de s'afficher à l'occidentale et d'être différents. L'épidémiologie (Douglas
1979 : 113) du téléphone touche l'ensemble de la population car il est la matérialisation la
plus accomplie de la communication de la richesse et de la réussite. Ainsi, il est toujours
visible, accroché aux pantalons ou tenu à la main. La voiture étrangère importée de
l'Allemagne est aussi importante, non seulement pour la marque, mais également pour sa
plaque d'immatriculation étrangère. Et comme dans une spirale sans fin, on construit des
maisons, tel le ranch de J.R. de la série américaine Dallas, et des villas exotiques à la
montagne ou à la mer. Les villes et les villages ordinaires des pays tels la Roumanie, la
Bulgarie, l'Ukraine ou la République de Moldavie ne sont pas épargnés. Ils subissent la
même explosion architecturale qui attire le regard par des nouvelles formes, par des
couleurs variées, des matériaux de constructions dispendieux et disparates. Ce changement
radical de l'habitat privé et individuel qui, apparemment, rompt avec un paysage
architectural gris, solide, répétitif et de masse spécifique au réalisme architectural socialiste
est amplifié par l'appropriation des surnoms qui rappellent des lieux valorisants,
économiquement et symboliquement (Dallas, Malibu, le petit Paris, le petit Texas, etc.).
Plus qu'une destination (réelle ou onirique), l'Occident est transporté et installé localement
afin de légitimer une nouvelle identité qui dépasse la volonté d'affirmation d'une réussite
économique.
Les discours des années 1990 sur ces nouvelles maisons sont plutôt négatifs, les
propriétaires étant soupçonnés d'avoir volé l'argent des autres. Cette consommation
ostentatoire de l'espace se développe sur fond de plusieurs affaires rendues publiques par
les médias. Nous pensons notamment aux scandales autour de la récupération des maisons
nationalisées par les communistes ; aux discours centrés sur la contradiction entre la
monstruosité du complexe architectonique, la maison du peuple et l'image parisienne de
Bucarest des années 1930, détruite dans les années 1970 (Massino 2000 :241-247) et les
reportages sur les villas au toit en forme de pagode des tziganes de l'est de la Roumanie. La
problématique de l'architecture rejoint ainsi deux éléments : d'une part, l'expérience
individuelle et collective vécue à la suite de la standardisation et de la démolition durant les
régimes totalitaires, d'autre part, la consommation gargantuesque manifeste au niveau de
l'espace privé dans le but d'affirmer une nouvelle identité sociale, associée à l'Europe de
l'Ouest et à l'Amérique.
Le village roumain est lui aussi pris dans cette problématique. À partir des années 1960, on
planifie l'urbanisation des régions rurales de la Roumanie et la transformation du paysan en
travailleur. Et quelle est la première mesure ? Le changement de l'architecture : la
démolition des anciennes maisons et leur remplacement par des petits blocs ou des
bâtiments d'un plan carré standard pour accueillir plusieurs familles. Certains villages sont
détruits, le cas du Snagov étant le plus connu grâce à l'étude de Vintila Mihailescu (1988).
10
D'autres réussissent à échapper à ce processus, soit grâce à leur positionnement à la
périphérie, soit par l'arrivée de la révolution en 1989.
Tout ce processus d'urbanisation et d'industrialisation des régions rurales est soutenu par
un discours sur la réussite du paysan devenu travailleur. Cette réussite supposait deux
choses : avoir un emploi dans une entreprise et... habiter au bloc, la maison de Y Homme
nouveau. Même si l'espace est souvent très restreint pour une famille composée de trois ou
quatre personnes et plus, avoir un appartement à la ville était un signe de prestige par
rapport à ceux restés à la campagne.
Après la révolution, toutes les pratiques et surtout cet imaginaire sur ce que signifie un
chez-soi sont bouleversés. Il y a plusieurs explications. La première vise la crise
économique qui a déterminé la fermeture des entreprises. Sans emploi, les familles se
trouvent dans l'impossibilité de payer leurs dettes envers l'État. Ils sont donc forcés soit de
partir en Occident pour travailler, soit de migrer à la campagne, chez les parents.
Aujourd'hui il y a des villes anéanties et des villages entiers ont migré en Italie, en France,
etc. L'un des effets de ce phénomène est de revenir et de bâtir une maison à soi, sans
oublier d'y intégrer tout ce qui indique le confort et la richesse : la terrasse, la piscine, la
salle de bain, etc.
La deuxième vise le contact direct avec l'Occident qui change la vision des gens sur
l'habitation et le bien-être relatif à l'habitation. Plusieurs vendent leurs appartements et
achètent des terrains en périphérie des villes dans le but de construire des maisons et de
pratiquer une agriculture de subsistance. Ils continuent à habiter à la ville, mais en
s'appropriant une façon de faire paysanne à laquelle ils ont renoncé pendant leur jeunesse.
Une autre caractéristique est l'apparition dans le médium rural des villas qui souvent sont
des copies plus ou moins adaptées de maisons occidentales.
II
des savoir-faire et des représentations de l'espace déjà existants chez ses habitants. Les
théories d'André Leroi-Gourhan par exemple semblent impuissantes à répondre à cette
question. Pour lui, l'habitat répond à une triple nécessité :« ... créer un milieu
techniquement efficace...», autrement dit fonctionnel, «assurer un cadre au système
social », c'est-à-dire découper l'espace, le personnaliser et « mettre de l'ordre, à partir d'un
point, dans l'univers environnant» (Leroi-Gourhan 1962:150), c'est-à-dire organiser
l'espace d'une manière centrifuge, en fonction d'un seul centre. Dans ce contexte, il
identifie deux façons d'appréhender le monde : « l'une dynamique, qui consiste à parcourir
l'espace en en prenant conscience, l'autre, statique, immobile, qui permet de reconstituer
autour de soi des cercles successifs qui s'amortissent jusqu'à la limite de l'inconnu. » Mais
cette dynamique semble servir plutôt à la domestication de l'espace qu'à la conquête d'une
identité et d'une reconnaissance de l'habitant par ses semblables. Nous nous rattachons
plutôt à l'idée d'Amos Rapoport qui fait ressortir la configuration et la transformation de
l'architecture du déterminisme physique. Il souligne que «...dans les sociétés primitives et
agraires, les bâtisseurs sont soumis à des nécessités et à des lignes de conduite qui sont
"irrationnelles" du point de vue du climat. Par exemple des croyances religieuses et des
exigences rituelles, des questions de prestige, de rang social, et bien d'autres » (Rapoport
1972 : 28). Nous allons plus loin en lançant comme hypothèse-cadre que dans les sociétés
qui subissent des transformations fortes, la logique pratique de l'extension et de la
transformation de l'espace habitable est reléguée dans l'ombre par l'augmentation des
motivations symboliques, notamment le prestige social ou l'honorabilité individuelle et
familiale à l'intérieur de la communauté (Roux 1976).
À partir d'une région villageoise roumaine qui s'appelle le Pays d'Oas, nous nous
intéressons à la relation entre les pratiques résidentielles et les constructions identitaires
dans leur sens social durant la période de 1970 à 2005. Nous avons choisi cette région
puisque, dans ce panorama de transformation de la société roumaine, elle occupe un lieu
particulier. Premièrement, il s'agit d'une région rurale périphérique de la Roumanie qui,
depuis les années 1970, s'engage dans une ample mobilité du travail activée par les projets
de construction de la nouvelle société socialiste. À cette mobilité correspond, au plan local,
l'apparition d'un phénomène, très accéléré et visible, de construction et de reconstruction
12
massive de maisons privées. Ce comportement bâtisseur est rapidement intégré dans le
discours idéologique de la réussite du Parti et de ses programmes d'amélioration du confort
et du bien-être de Y Homme nouveau^ de la Roumanie socialiste.
De plus, cette réalité locale se prolonge au-delà des bouleversements politiques de 1989.
L'ouverture des frontières amène les habitants du Pays d'Oas à tourner les yeux vers
l'occident qui devient la nouvelle destination de la migration du travail. Ce contexte à la
fois nouveau et ancien (ils changent de destination et non pas de pratique), pousse le
phénomène bâtisseur déjà existant sur place vers une consommation ostentatoire de
l'espace se traduisant par une concurrence ardue « d'avoir la plus grande, la plus belle et la
plus moderne maison » (Certeze, 2005). Dans la rue, les voitures étrangères, conduites dans
leur grande majorité par des femmes, dominent le paysage général et relèguent dans
l'ombre les quelques Dacia, le véhicule national roumain, qui se fait de plus en plus rare.
Dimanche, à l'église, les gens habillés avec le costume traditionnel côtoient ceux qui
choisissent des vêtements modernes, achetés à la ville ou à l'étranger. Le contact avec ce
monde-spectacle du Pays d'Oas est renforcé par le contraste avec l'image tissée par les
ethnologues qui décrivaient toujours cette région comme traditionaliste, « archaïque », et
« réfractaire au changement » (Andron 1977, etc.).
L'objet de cette étude est la nouvelle maison du Pays d'Oas apparue dans le contexte de la
mobilité spatiale à la fois en Roumanie, dès les années 1970, puis en Occident, après 1989.
1
Le concept de VHomme nouveau est central dans les régimes totalitaires instaurés par Adolf Hitler en
Allemagne et par Staline en URSS. L'homme nouveau tel que conçu par l'idéologie stalinienne et repris par le
régime communiste roumain est un homme obéissant, travailleur et surtout au service de l'établissement du
régime. Ce concept est lié à l'idée de contrôle social : l'État doit lutter contre les comportements jugés
déviants, les ivrognes, les fainéants, de vrais dangers au progrès traduit par l'industrialisation accélérée, par la
collectivisation de l'agriculture et la création d'un nouvel habitat, communautaire et urbain. Ainsi, la genèse
de l'homme nouveau va de paire avec les réformes sociales, économiques et culturelles nécessaires aux
changements de l'homme, avec la création d'un environnement bâti approprié et avec la création d'une
esthétique indispensable à la représentation de l'homme nouveau. À l'aide des institutions, des médias, du
législatif, etc., l'État socialiste conditionne les individus en leur imposant une pensée unique et servile. Le
contrôle du revenu, du logement, du ravitaillement et de la culture deviennent les principaux moyens du
pouvoir de construire une nouvelle société et de la peupler d'un être nouveau, capable de faire fonctionner la
machine totalitaire.
La doctrine de l'homme nouveau commune aux régimes totalitaires du XXe siècle n'est pas toutefois
nouvelle. Elle s'appuie sur l'héritage d'une tradition religieuse (le christianisme en la circonstance) et intègre
en même temps une idée laïque de l'homme issue de la révolution française et des mouvements
révolutionnaires du XIXe siècle [Batard-Bonucci et Milza (dir.) 2004].
13
Cette mobilité prend la forme de va-et-vient entre ici et là-bas. 98% des habitants de la
région reviennent dans leur village afin de faire construire une maison et y établir leur
résidence principale. Il s'agit de constructions privées, massives, à deux ou trois étages et
comprenant de 15 à 20 pièces. Les matériaux sont mélangés, l'extérieur est toujours
façonné et l'intérieur reste souvent inachevé. Cette maison ressemble à un trou qui
engloutit tout l'argent gagné par les gens à l'étranger ou en Roumanie. Sa construction est
un processus qui ne s'achève jamais, la maison étant systématiquement transformée en
fonction de ce qu'on a vu à l'étranger, à la télévision ou dépendant de la mode du moment
et de ce que le voisin a fait. Les modèles sont variés et identifiables par leur origine
étrangère : autrichien, français, américain, ainsi que d'autres qui sont des mélanges. Les
clôtures sont des constructions en soi. Le pavage couvre presque toute la cour et s'étend
jusqu'à la chaussée. Entassées dans la gospodaria (la maisnie roumaine), les nouvelles
maisons, impeccables et luxueuses, cachent les anciens bâtiments mal soignés, petits, qui
semblent livrer leur chant du cygne. Sans qu'on arrive à la finir et l'habiter entièrement,
cette nouvelle maison, appelée plus généralement de type occidental, devient « la preuve
qu'on a changé », « qu'on s'est civilisé », « qu'on s'est modernisé » (Pays d'Oas 2004,
2005). Nous l'avons choisie puisqu'elle représente la plus importante façon des Oseni de se
légitimer devant l'autre, que ce soit le voisin, l'étranger arrivé des autres régions de la
Roumanie ou l'occidental. Ici, la notion-clé qui nous aidera à faire ressortir le phénomène
de la construction et de la transformation permanente des maisons est celle du prestige
social.
Cette étude suscite maintes interrogations, la première étant : comment la nouvelle maison
du Pays d'Oas est-elle devenue la plus puissante forme d'expression du changement et de
la mobilité des gens ? Pour répondre à cette question, nous nous référons à la définition de
Michael Vlach qui comprend par le changement un processus d'innovation qui est continu
dans toutes les sociétés. Quoique présent partout, ce processus n'est toutefois pas
homogène. L'originalité de la définition de Vlach consiste à préciser que le changement
peut être plus ou moins rapide d'une société à l'autre, en fonction d'un contexte particulier,
social, politique ou culturel (Vlach 1984). Puis nous porterons notre attention sur la
manière dont cette nouvelle maison arrive à être la façon principale de se légitimer et de
14
s'auto-définir par rapport à l'autre. Enfin, dans quelle mesure la maison des Oseni et leur
besoin de la changer continuellement reflètent-ils l'appropriation des modèles matériels et
comportementaux acquis à l'étranger? Quel est l'impact des institutions locales sur
l'ensemble de la culture matérielle apportée de l'extérieur ?
L'hypothèse centrale est la suivante : dans le cadre de la mobilité spatiale du travail, les
individus développent des comportements qui sont le résultat d'une rencontre dialectique2
entre leurs représentations locales et celles acquises ou parvenues de l'étranger. La nouvelle
maison devient ainsi l'extériorisation de cette rencontre, et finalement, la façon individuelle
et collective d'exprimer un statut nouveau et supérieur à l'ancien. Le concept de statut
signifie pour nous l'ensemble des ressources et des pouvoirs économiques, culturels et
symboliques utilisés par les personnes afin d'affirmer leur position dans le champ de la
société, (Bourdieu 1979 : 128). Loin d'être tout simplement transposée chez soi, la maison
de type occidental dans le sens de forme architecturale et des pratiques d'habitation,
d'aménagement, de réception et cérémoniels qui y sont rattachées est « domestiquée »
(Goody 1979) au sein de la communauté et à l'intérieur des institutions telles que la
famille, le mariage ou l'institution de l'honneur dont le fonctionnement reste encore
traditionnel. À la suite de Jack Goody, la domestication est considérée non pas par le
remplacement d'un modèle local par un autre apporté d'ailleurs, mais comme un processus
« d'ajout d'une importante dimension à bien des actions sociales déjà existantes »
(1979 : 55). Cet ajout n'est pas toutefois passif car il modifie et adapte les deux parties
impliquées qui, dans ce contexte, ne sont plus en opposition mais en complémentarité. Une
fois présents dans la localité, les modèles étrangers de maisons conçues en fonction d'une
idéologie du confort et du bien-être spécifiques à l'Occident sont travaillés, intégrés dans
une réalité locale qui fonctionne souvent sur des principes différents. À leur tour, ces
modèles domestiques commencent à agir sur les habitants et sur le lieu, en le transformant
et en le modelant d'une manière continue. Leur rôle n'est plus passif, ils deviennent le
principal véhicule (Miller 2001) d'affirmation et de communication d'une identité sociale
2
Nous entendons par « dialectique » le dynamisme de « la matière » (dans le sens de Hegel qui incorpore
aussi l'esprit) dont le changement permanent se manifeste par « l'ensemble des moyens mis en œuvre [...] en
vue de démontrer, réfuter, emporter la conviction », adaptation de la définition du Petit Robert (2002).
15
qui cette fois, n'a plus un réfèrent local mais étranger et pluriel, qui suit, dans la majorité
des cas, les trajectoires et les expériences de mobilité de ses habitants.
Nous nous référons aussi à la définition de Julian Pitt-Rivers qui considère que le prestige
ou l'honneur est :
« ...la valeur qu'une personne possède à ses propres yeux mais c'est aussi ce qu'elle vaut au
regard de ceux qui constituent sa société. C'est le prix auquel elle s'estime, l'orgueil auquel elle
prétend, en même temps que la confirmation de cette revendication par la reconnaissance
sociale de son excellence et de son droit à la fierté » (Pitt-Rivers 1983 : 14).
L'analyse de la maison dans le pays du retour et du rapport que les habitants ont avec elle
va nous permettre de montrer que le prestige et l'honneur ne se réduisent pas à une
structuration abstraite, psychologique ou comportementale, mais qu'ils sont intégrés,
activés à l'intérieur du matériel. La maison en tant que matière et symbole devient le
moteur principal de préservation de la cohésion et des dynamiques des sociabilités à
l'intérieur d'une communauté éclatée par la mobilité du travail. C'est elle qui attache, qui
représente, qui aide l'individu à exister en tant qu'être social et symbolique. À l'inverse,
son absence déclenche « la mort symbolique » (Bourdieu 1980) de l'individu. Finalement,
nous allons montrer comment cette maison de type occidental tant désirée, tant rêvée,
échappe au contrôle de ses créateurs afin de les dévorer et de les consommer (Miller 2001).
En considérant l'architecture comme une structure où les mots sont remplacés par le bois,
par la pierre ou par le verre (de Certeau 1980), nous nous proposons d'analyser le discours
architectural, le discours des individus sur la maison, les pratiques de construction et
d'habitation ainsi que le discours sur ces pratiques. Nous abordons la maison dans son
contexte social et culturel pour en faire ressortir la signification dont elle se voit investie3.
Elle est analysée dans son rapport à la fois à l'acteur social et au monde environnant.
Toutefois, les limites de l'approche herméneutique seront dépassées par l'appel à la
pratique, le principal filtre de notre analyse sur l'espace bâti. En nous appuyant sur les
travaux de Pierre Bourdieu, la description analytique des pratiques d'habitation,
À partir de l'architecture new-yorkaise, Michel De Certeau réfléchit sur l'architecture comme texte qu'on
peut lire seulement dans le contexte (1980).
16
d'aménagement et surtout d'utilisation de cette maison nous permettra d'aller au delà du
message transmis, d'une manière intentionnée ou non, par les structures architectoniques.
Afin de mieux situer notre étude sur la signification de la maison de type occidental du
Pays d'Oas, nous allons développer dans une première partie le cadre théorique. Il sera
structuré en fonction de trois axes. Un premier axe vise le détachement des analyses sur
l'habitat du déterminisme physique afin de se placer dans le champ du social et des
dynamiques identitaires. Le deuxième axe porte sur la maison en tant qu'ancrage dans un
lieu unique afin d'être intégrée dans les cultures de mobilité où domus n'est plus homogène
et stable, mais essentiellement pluriel, dual, mouvant, éclaté. Le troisième et dernier axe
vise une présentation critique de l'ethnographie de la maison traditionnelle roumaine qui a
toujours mis l'accent sur la stabilité de la maison paysanne, sur son caractère représentatif
national, en écartant toute forme de changement et de dynamique locale. Nous porterons
également un regard critique sur la paysannerie en tant que catégorie sociale qui définit un
comportement spécifique relatif à l'espace bâti. Or ici, nous mettrons en évidence que ce
comportement, qui est en fait une construction intellectuelle et livresque, condamnait toute
déviation du cadre-définition axé sur le traditionalisme, l'atemporalité, l'archaïcité et
l'authenticité, des concepts figeants et immobilisateurs. Confrontée à cette fabrication du
paysan roumain, la maison de type occidental du Pays d'Oas est soit condamnée et
qualifiée de comportement social et économique aberrant, soit ignorée car elle ne peut pas
17
représenter un sujet d'étude à caractère ethnographique. Afin de la faire sortir de cette
épistémologie négative, nous allons déconstruire, d'une manière critique, le discours
ethnologique des architectes (parfois devenus ethnologues), et des sociologues sur la
maison paysanne roumaine et ses transformations. Nous allons ensuite présenter la région
du Pays d'Oas afin de saisir son positionnement spatial, historique, économique, social et
culturel à l'intérieur de la Roumanie. Nous terminerons avec la présentation de l'apparition
et l'évolution du phénomène bâtisseur et l'impact que celui-ci a eu sur la société en général.
Nous conclurons cette première partie par l'expérience de terrain effectuée au Pays d'Oas
durant les années 2002, 2004 et 2005. Nous insisterons sur l'évolution interne de l'approche,
de la relation entre l'anthropologue et les individus ainsi que sur les coulisses des incursions
dans la région. Ensuite, la collecte des données ethnographiques (transcription des entretiens,
organisation du matériel photographique ou vidéo) et leur analyse nous permettra de
présenter l'ensemble de l'approche théorique (technique, épistémologique, herméneutique)
utilisé afin d'approcher le phénomène bâtisseur en tant que phénomène social propre à une
réalité non seulement locale mais également nationale caractéristique de la Roumanie d'avant
et d'après 1989.
Dans la deuxième partie de la thèse, nous allons insister sur le contexte de l'apparition du
phénomène bâtisseur et sur son évolution avant et après 1989. L'accent sera mis sur le lien
entre la maison (nouvelle ou de type occidental) et l'expérience de la mobilité du travail
(les travaux saisonniers d'avant la chute du communisme et la migration du travail en
Occident, après). La mise en miroir de la maison là-bas et ici, les manières d'habiter et les
rapports (physiques et affectifs) avec la pluralité d'espace révéleront que, dans le contexte
d'une culture de la mobilité, la relation fragmentée, multiple, mouvante avec le(s) lieu(x) a
des répercussions sur l'individu en tant qu'être social et symbolique. Nous poursuivrons
avec la présentation de la mobilité des formes architecturales, sur la manière dont Tailleurs
est matérialisé dans des modèles de maisons, des matériaux, des décorations et est
approprié, travaillé, adapté à une réalité locale particulière. Finalement, nous porterons
notre attention sur le processus de construction de la maison, occasion de structuration et de
restructuration des liens de sociabilité. Ce sera l'occasion d'insister sur les effets de
l'alternance entre l'absence et la présence du propriétaire et sur la manière de la famille ou
de la communauté de s'adapter à cette nouvelle réalité de la mobilité.
La troisième partie représente le retour sur le terrain, avec la focalisation sur la maison de
type occidental, son intégration dans le paysage villageois et la gospodaria (la maisnie), la
relation entre l'intérieur et l'extérieur, entre en haut et en bas, entre l'évidence et
l'apparence. L'analyse minutieuse de la maison en tant que lieu et objet sera faite en lien
étroit d'une part avec les pratiques quotidiennes ou cérémonielles d'utilisation, et
d'habitation et d'autre part avec le discours des gens sur l'espace, sur les objets, sur leur
signification et leur usage. Nous allons continuer cette troisième partie avec l'impact de
l'importance de la maison de type occidental sur chaque génération de même que sur toute
une culture matérielle déjà existante sur place. Il s'agira d'observer comment la
construction d'une nouvelle identité sociale par le biais du matériel à valeur
représentationnelle correspond soit à toute une destruction de ce qui existait avant, soit à un
recyclage à caractère patrimonial, lui-même tombé sous l'emprise du temporaire, du
provisoire.
Nous nous pencherons ensuite sur l'intégration de la maison dans les institutions locales
essentielles au fonctionnement de la communauté villageoise : la famille (nous allons ici
insisterons ici sur les négociations spatiales des générations), le mariage (à l'intérieur
duquel la maison de type occidental est domestiquée afin de devenir la principale monnaie
d'échange matrimonial) (Diminescu, Lagrave 2001), et l'institution de l'honneur (qui est la
dernière et la plus importante car elle nous amène à la compréhension de la concurrence et
de la volonté de posséder pas n'importe quelle maison, mais une plus grande et plus belle
que les autres). Ici, nous montrerons comment une institution traditionnelle de
réglementation des sociabilités communautaires et du statut de chaque individu à l'intérieur
du groupe - qui traditionnellement avait la vendetta comme forme de manifestation - se
transforme afin d'intégrer et de domestiquer le comportement bâtisseur centré sur la maison
de type occidental. En d'autres termes comment, finalement, la «folie bâtisseuse »,
expression utilisée à toutes les couches de la société roumaine pour nommer le
comportement de construction et de transformation sans fin de la maison du Pays d'Oas,
19
n'est qu'une stratégie inconsciente de maintenance et de renforcement, au sein de la
communauté, de plusieurs types de sociabilités, familiales, parentales, vicinales, d'amitié
ou tout simplement villageoises et régionales.
Les conclusions de notre étude insisteront sur le revers de la médaille. Dans cette
perspective proche de celle de Daniel Miller, nous allons constater que la fabrication de
cette maison d'origine étrangère, façonnée et adaptée à une réalité locale, revêt de lourdes
conséquences. Cette entreprise revêt un caractère machiavélique car elle piège ses
propriétaires dans une course sans fin où elle est transformée, adaptée, retravaillée.
Toujours propre et impeccable en vue d'être admirée et désirée, la maison à l'occidentale
reste froide, distante et consume tranquillement par ses besoins ses propres créateurs en
quête sans fin d'une identité sociale crédible et valorisante.
20
I. P R E M I E R E PARTIE
En 1881, Morgan exprimait métaphoriquement le lien intime entre l'habitation et celui qui
l'habite : « Dis-moi quelle maison tu habites, comment tu es logé et comment tu as organisé
ta vie intime et je te dirai quelles sont tes mœurs, quel est ton développement intellectuel,
quel rang tu occupes dans la société humaine » (1881). À partir des études sur le quotidien
et sur l'habitat des Indiens de la Méso-Amérique, cet auteur cherche à comprendre leur vie
et leur organisation sociale (Morgan, Introduction 1881 : xviii). Selon Morgan, le principe
social « trouve son expression dans l'architecture et prédétermine son caractère » (Morgan,
V, 2003 [1876]: 105)4.
L'idée de Lewis Henry Morgan selon laquelle la maison en tant que mécanisme physique
reflète et aide à créer la conception du monde (1965) représentera le point de départ de la
fondation de l'anthropologie de la maison. Dans les années 1960, l'architecture se tourne
vers les sciences humaines afin de combler les impuissances disciplinaires dans
l'explication des pratiques que les hommes entretiennent sur l'espace bâti5. Rapoport, qui a
Le titre du livre de même que les dénominations des chapitres témoignent de l'importance accordée à la
relation entre la maison et la vie sociale (Lewis Henry Morgan, 2003, Houses and House-Life of American
Aborigines. Salt Lake, The University of Utah Press. Initialement publié dans IVe volume de Contributions to
North American Ethnology (Washington : Government Printing Office, 1881) et catalogué by the Library of
Congress as : Houses and house-life ofthe Americans aborigines. 1) Indians of North America - social life
and customs ; 2) Indians of North America. Dwellings).
5
L'histoire de la discipline a été dominée par la vision supra culturelle qui met en avant une approche
universelle en décades (la Renaissance par exemple) qui normalise et, implicitement fige l'environnement
bâti, en l'écartant de toute forme de variation et de changement social. L'analyse ne dépasse pas la
description, les typologisations, approches tenant l'individu à l'écart (voir les commentaires dialogiques de
Jean Baudrillard et de Jean Nouvel 2000 : 33-37).
21
une formation en architecture, met en question des théories du déterminisme physique sur
l'habitat humain. Dans son ouvrage, House Form and Culture (1969) la maison est
analysée à l'intérieur de la relation entre l'environnement et la culture. Plus tard, elle sera
placée à l'intérieur de la relation entre l'environnement bâti et les comportements humains
(behaviours). Ce nouveau cadre épistémologique permet la critique du déterminisme
physique, tout en situant les études de la maison dans le champ de la culture (Rapoport
1983)6.
Loin de représenter un élément matériel objectif destiné à être décrit et organisé7, la forme
de la maison devient un concept essentiel à la compréhension des relations sociales et du
rapport que l'individu entretient avec l'environnement bâti8. Vivre dans la communauté et
développer de multiples rapports sociaux affecte la manière dont l'individu agit sur
l'environnement bâti. Dans cette perspective, l'appartenance à une culture ou à une sous-
culture donnée peut l'emporter sur l'impact des facteurs physiques, extérieurs. Le rapport
est réciproque, car, à son tour, le comportement humain peut être affecté par
l'environnement bâti (Rapoport 1973 : 8). A l'intérieur de ce nouveau cadre
épistémologique, un nouveau concept apparaît, celui de demeure (foyer, « home »),
beaucoup plus proche de l'homme en tant qu'actant social, indépendant des forces de la
nature. Il est privilégié à celui de maison (house).
Adepte de l'anthropologie symbolique et culturaliste qui marque les années 1960, Rapoport
propose d'analyser la maison en tant que symbole d'un environnement idéal (1972 : 68).
6
Culture signifie « l'ensemble d'idées, d'institutions et d'activités ayant pris force de convention pour un
peuple ». Ethos représente « la conception organisée du Sur-moi. La conception du monde c'est la manière
caractéristique dont un peuple considère le monde. Le caractère national est « le type de personnalité d'un
peuple, le genre d'être humain qui apparaît en général dans cette société » (Redfield 1953 : 85 dans Rapoport
1973 : 66).
7
II s'opère une critique de toute une littérature ethnographique, géographique et même anthropologique qui
avait décrit l'habitat humain afin d'identifier des types régionaux ou nationaux. Voir surtout les ethnologies
européennes du XIXe siècle et aussi du XXe qui se sont servies de l'architecture paysanne pour démontrer la
spécificité architectonique et implicitement, identitaire, d'une nation. On cherchait à la fois les traits qui
unifiaient l'architecture d'un territoire national et les traits qui la différenciaient des autres. Estimant que le
lien entre l'architecture (vernaculaire notamment car elle représente le lien avec les racines d'un peuple) et
identité nationale est automatique, naturel ou évident, personne ne se demandait comment cette architecture
était réalisée. Afin de justifier l'existence nationale, la recherche des différences entre les nations et de leur
unité internes induit la focalisation sur la culture matérielle à elle seule, toute en ignorant le rapport à
l'homme.
8
Voir le concept de men environment relationship (MER élaboré par King dans Rapoport 1973 : 365).
22
Cette perspective s'articule surtout dans les sociétés où la maison surgit suite à la mobilité
et à la migration. Selon Rapoport, le choix du lieu d'habitation est le plus souvent
accompagné par une quête d'un idéal traduit en images de « good life », d'opportunités
associées à un environnement spécifique, les deux pouvant modifier ou façonner le
comportement des gens par rapport à l'environnement bâti (1973 : 406). La maison devient
ainsi une catégorie analytique, un instrument opérationnel capable d'avancer des
informations anthropologiques sur la configuration des relations sociales et surtout sur
l'identité des gens en contexte de mobilité.
De toutes les disciplines, Rapoport privilégie l'importance de l'architecture dans l'analyse anthropologique
de la maison, choix explicable par sa formation de base en architecture. Ainsi, les approches socio-culturelles
de la maison ne peuvent pas se passer des études en architecture et vice versa. De telle sorte que l'analyse
devait se focaliser plus sur les changements de l'organisation spatiale et de l'environnement bâti que sur des
descriptions normatives des bâtiments qui les plongent dans l'immobilisme et dans des catégories formels très
figées (Rapoport 1973 : 488).
23
type de réponse que l'on donne aux besoins et non pas les besoins eux-mêmes (Rapoport
1972 : 69)10. Même si tout le monde sait à quoi sert une cuisine ou un garage - à préparer
de la nourriture et à entreposer la voiture, respectivement -, cela ne veut pas dire que
l'usage qui en est fait reflétera les fonctions pour lesquelles les pièces ont été bâties ou que
l'usage aura partout la même forme. Les références culturelles et sociales (Lawrence 2000)
semblent plus importantes dans la compréhension de la manière des gens d'agir sur
l'environnement bâti.
Sans nier l'existence des besoins, Rapoport nuance les propos fonctionnalistes en affirmant
« qu'il existe certains besoins permanents qui ne changent pas et d'autres qui changent
(Rapoport 1972 : 110). L'identité, par exemple, représente un besoin qui ne change pas et
qui peut orienter, voire multiplier les choix que les gens posent habituellement sur
l'environnement bâti, s'ils tiennent compte uniquement des facteurs externes tels que le
climat, le terrain, les matériaux, etc. Autrement dit, les critères symboliques tels le prestige
ou l'honneur peuvent l'emporter sur les besoins de base, comme s'abriter ou se protéger
des facteurs extérieurs, idée essentielle pour notre approche sur la maison du Pays d'Oas.
Plus tard, dans les années 1980, J. Pezeu-Massabuau comblera les lacunes des approches
exhaustives de Rapoport, en mettant en évidence le fait que la maison ne change pas
uniquement dans l'espace, mais aussi dans le temps (1983)". Plus qu'un abri physique, la
maison est un abri de nature spirituelle et sociale12 très sensible à tout changement social.
Par exemple, l'industrialisation associée à une intensification des relations sociales en
dehors du foyer a comme conséquence la diminution du rôle de la maison de rencontre et
Plus tard, certains auteurs constateront que la faiblesse du fonctionnalisme consiste dans la définition même
des besoins (Berckley et Lang 2000 : 113). Si on comprend par fonctions les objectifs de l'homme (loger,
manger, dormir, habiter etc.), il est impossible d'expliquer pourquoi souvent ces buts de base de l'homme
sont devancés par des choix initialement considérés comme « non utilitaristes ». Par exemple, l'esthétique
qui, loin d'être additionnelle, peut aussi bien « capturer les qualités du bien-être et de l'enchantement que
délivrer la fonctionnalité et le confort »(Canter dans Moore 2000 : 12).
11
Voir aussi du même auteur La maison, espace réglé, espace rêvé, Reclus, Montpellier 1993 ; Demeure
Mémoire, Parenthèses, Marseille 2000 ; Du confort au bien-être - la dimension intérieure, L'Harmattan,
2002 ; Habiter - rêve, image, projet, L'Harmattan, 2003 ; Eloge de l'inconfort, Parenthèses, 2004 ; Produire
l'espace habité, L'Harmattan, 2007.
1
« Toute maison porte, inscrite dans ses formes, les valeurs techniques, religieuses, esthétiques, spatiales
propres à la collectivité et, par le simple fait d'habiter, les enseigne en permanence à ses occupants » (Pezeu-
Massabuau 1983 : 189).
24
de rassemblement. Une autre conséquence serait la mise en concunence du bien-être par le
besoin de communiquer un « standing » à l'intérieur de la société (1983 : 175).
Après Amos Rapoport, Clifford Geertz explore la dimension sémantique de l'action sociale
en relation avec la culture et avec l'éthos. Les individus et leurs interprétations du monde
«sont gouvernés, même déterminés» par l'ample web culturel (Geertz 1973). La
motivation pour l'action sociale surgit et passe plus par des valeurs culturelles publiques
que par des stratégies et des désirs personnels (Silverman 1990 : 141). Dans ce contexte, la
passivité du sujet par rapport à la nature, contestée par Rapoport, est remplacée par une
autre passivité, issue d'un rapport de soumission à la culture, dans lequel l'acteur assume
l'homogénéité socioculturelle et même, l'hégémonie politique (Silverman 1990 : 141). À
l'intérieur de l'approche culturaliste de Geertz, les individus n'agissent que par les
symboles tout simplement parce que les humains « sont des animaux qui symbolisent, qui
conceptualisent » (Geertz 1973).
L'une des limites de l'approche symbolique et culturaliste de Clifford Geertz qui combine
la théorie littéraire et l'anthropologie culturelle postmoderne est le manque de considération
du rôle actif et du pouvoir de décision individuel. Les individus ne sont que des acteurs.
Contrairement aux individus ou aux sujets qui possèdent le sens du soi, l'acteur réagit en
conformité avec les scénarios prédéterminés, ce qui ne donne aucune chance à l'individu.
Une deuxième limite vise la pratique sociale qui est réduite à une société homogène, sans
contradictions ou ambiguïtés. L'analyse de l'action sociale se produit par l'intermède des
croyances et des valeurs culturelles (Silverman 1990 : 122-123). Malgré l'appel aux
théories herméneutiques (Barthes 2002), Clifford Geertz n'arrive pas prendre en
considération les visions « textuelles » de la création. La définition du symbole donnée par
Geertz revêt un caractère statique et figé. En se revendiquant de Roland Barthes, pour
lequel le texte ne « fixe » pas de sens, il est irréductiblement pluriel (Barthes 1977 : 159),
Victor Turner est plus ouvert, en démontrant la flexibilité et le caractère plurisémantique du
symbole (1975 : 155).
25
Ce qu'il reste à retenir du courant anthropologique symbolique et culturaliste est la
marginalisation, voire même l'absence du matériel. Il pousse à l'extrême la séparation entre
le matériel et le culturel, entre la nature et la culture. L'homme n'est plus une marionnette
de la nature (donc il n'agit plus selon des contraintes extérieures, physiques), mais il est le
produit de la culture (d'une méta-entité qui le contrôle et qui pénètre dans tout geste qu'il
pose sur ce qui l'entoure). Contrairement à l'habitat animal, l'habitat humain ne peut être
compris et lu qu'à l'intérieur du paradigme culturel dans lequel l'homme agit et existe. La
maison n'existe donc qu'en tant que symbole (Bachelard 1957).
Dans les années 1960, les approches structuralistes de Claude Lévi-Strauss sur « la société
à maison», concept élaboré dans le livre La voie des masques (2002 [1964]),
représenteront le premier pas vers une conciliation du matériel et de l'immatériel. À partir
de deux exemples différents, la société médiévale européenne et les sociétés indiennes
nord-américaines (Yurok, Kwakiutl), le concept de « société à maison »13 permet à Lévi-
Strauss d'explorer le lien existant entre les caractéristiques physiques de la maison et le rôle
de celle-ci en tant que symbole qui inscrit les hiérarchies du groupe social1 . La maison en
tant que structure symbolique, structure physique et unité sociale devient ainsi un
instrument d'analyse des relations de parenté et de la structure sociale (Lévi-Strauss 1979,
1983a, 1983b, 1984, 1987, 1991). Selon Lévi-Strauss, la maison peut signifier une
13
Dans un cours tenu au Collège de France entre les années 1976-1982, Lévi-Strauss explore le rôle que les
maisons jouent dans les sociétés à maison (Lévi-Strauss 1984). Il publia une version plus élaborée dans son
essai « Nobles sauvages » (1979b) qui a été repris en tant que chapitre dans son édition révisée, La voie des
masques (1979a). Pour plus de détails, voir Gillespie, éd. 2000 : 23.
14
Voir surtout Waterson (47-68) ; McKinnon (170-188) ; Hugh-Jones (226-252) dans Carsten 1995.
26
« personne morale »15 qui détient des biens matériels et immatériels, elle correspond à des
noms qui légitiment la place de la famille dans la société16.
17
Au-delà des critiques qui lui ont été apportées , l'importance du concept consiste dans la
compréhension de la capacité de la maison d'objectiver les relations de parenté et surtout de
matérialiser toute une dynamique des relations sociales pendant et après le mariage (Lévi-
Strauss 1984: 195) en conformité avec l'évolution du couple et de la famille18. Par
exemple, le vocabulaire de la fondation du couple fusionne avec celui de la maison19. La
maison devient ainsi « technique ou stratégie pour élargir l'idiome de famille » (Birdwell-
Pheasant et Lawrance-Zuniga 1999 : 7). La maison dans les deux acceptions, matérielle et
symbolique, sert aussi à l'installation de l'identité familiale à l'intérieur du groupe social
plus large. La maison agit donc au-delà même des limites des classifications de la famille
(Lévi-Strauss 1987 :210) en stabilisant la position de chaque unité sociale et même de
l'individu à l'intérieur du groupe.
' Entretien pris par Pierre Lamaison dans la revue TERRAIN. La définition plus détaillée est la
suivante : « La maison est d'abord une personne morale, détentrice ensuite d'un domaine composé de biens
matériels et immatériels. Par immatériel, j'entends ce qui relève des traditions, p a r matériel, la possession
d'un domaine réel qui peut se traduire, comme chez les Indiens de la côte Nord-Ouest qui m'ont
essentiellement servi de référence, par des sites de pêche qui sont la propriété traditionnelle de la maison, ou
des territoires de chasse. Plus généralement, si on laisse de côté la structure et l'organisation sociale de la
maison elle-même, auxquelles j e ne m'attachais pas dans cette définition, on peut distinguer d'une part des
biens-fonds, dans l'acception très large du terme, d'autre part des croyances et des traditions qui sont
d'ordre spirituel. L'immatériel comprend également des noms, des légendes qui sont des propriétés de
maisons, le droit exclusif de célébrer certaines danses ou rituels, toutes choses qui, à différents égaras,
concernent aussi bien des sociétés primitives que les sociétés complexes, notamment en Europe et dans la
noblesse, dont le modèle (7a « maison de Bourbon », etc.) m'a inévitablement guidé » ( 1987 : 34).
10
Les exemples apportés visent plusieurs coins du monde et une variété de périodes, de la maison médiévale
des nobles en Europe, de la maison numayma des Kwakiutl, du Japon du IXe siècle et de quelques sociétés
d'Indonésie (Lévi-Strauss dans Lamaison 1987 : 34-39)
1
L'ambiguïté du concept consiste dans le fait que « les sociétés à maison » oscilleraient entre les sociétés
basées sur la parente (kin) et les sociétés fondées sur les classes, en leur conférant plus un caractère hybride
(Carsten et Hugh-Jones 1995 : 10) qu'indépendant des autres formes d'organisation sociale déjà définies par
les anthropologues. En fait, il ne donne pas une définition au concept. Il le caractérise, c'est tout (Gillespie
2000 : 37).
,8
Cette dynamique est visible surtout dans l'esthétique et dans l'architecture qui représentent Pobjectivisation
et la fétichisation des relations sociales. La maison n'est pas du tout une structure stable, mais mobile, tout en
suivant l'évolution du couple, voir l'apparition des enfants (Bloch dans Carsten et Hugh-Jones 1995 : 76-79).
19
Maurice Bloch applique la démonstration sur le cas de Zafimaniry, au Madagascar. La similarité avec la
société paysanne de Roumanie est frappante. Bloch précise que « le mariage sans maison est une
contradiction terminologique tout simplement parce que la notion de Zafimaniry de "mariage " est différente
d'autres formes d'union sexuelle, précisément p a r l'existence de la maison. Cela se reflète dans la manière
usuelle de poser la question qui correspond à notre « est-tu marié ? » et qui, littérallement, se traduirait p a r
« As-tu obtenu une maison et de la terre ? » (Bloch dans Carsten et Hugh-Jones 1995 : 70-72).
27
A également lieu un déplacement épistémologique de la maison vue comme unité
homogène et homogénéisante, stable vers un lieu plein de contradictions, de conflits, de
paradoxes (McKinnon 1995 : 170-188). Cette nouvelle réalité révèle en fait le pouvoir de la
maison, sa capacité active de conciliation des conflits du couple par exemple20, en devenant
même «une arme utilisée contre le désordre» (Lévi-Strauss 1983; Janowski, Gogson
1995). Non seulement elle reprend et dissimule le langage de la parenté, mais la maison
« résout » (solving) plusieurs problèmes causés par ce que Lévi-Strauss appelle the
corrosion ofthe «blood ties » (Lévi-Strauss 1983), c'est-à-dire par l'alliance et par les
intérêts de la descendance économique et politique.
Entre les années 1985 et 1986, le concept de «société à maison» et plus largement,
l'incrustation dans le bâti de l'ordre social et identitaire est «expérimenté» à l'intérieur
d'une recherche en Asie de Sud-Est qui donne comme résultat l'ouvrage collectif De la
hutte au palais : sociétés « à maison » en Asie du Sud-Est insulaire, dirigé par Macdonald
(1987). La conclusion est que la maison « e n tant que personne morale est clairement
associée à la hiérarchie. Plus la société est hiérarchique (plus le placement du roi est haut
dans leurs palaces), plus les critères de Lévi-Strauss se vérifient, la maison fonctionnant en
tant qu'unité résidentielle, économique, rituelle et politique » (Macdonald 1987 : 7-8).
Cependant, d'autres auteurs découvrent que l'organisation sociale « à maison » n'est pas
une caractéristique des sociétés hiérarchiques mais qu'elle est aussi présente dans les
sociétés égalitaires. En Asie du Sud-Est, Waterson constate une forte association entre le
high rank et l'architecture du prestige et cela, dans une société où il n'existe pas la notion
de rang ou de classes sociales héréditaires (1996). À l'intérieur de cette nouvelle
problématique, la maison n'est plus passive. Elle devient « le véhicule de naturalisation des
différences de rang » (Macdonald 1987 ; Waterson, Gibson, McKinnon, Hugh-Jones 1995)
À partir de l'idée que la maison est le terrain de conciliation des contraires (Lévi-Strauss 1983), Monica
Janowski démontre que, dans le cas des Kelabits, la résidence est une sorte d'arme utilisée contre le désordre.
L'analyse met aussi en question l'idée répandue du couple comme une unité, comme un tout. Dans le cas des
Kelabits, le fonctionnement du noyau de base de la famille viendrait plus d'une permanente négociation entre
les deux et même, de leur confrontation, le terrain préféré de cette bataille étant la maison (Janowsky dans
Carsten et Hugh-Jones 1995 : 103-104).
28
de même que le véhicule d'affirmation et de communication de l'identité de son habitant.
Malgré la mise en avant de sa fonction symbolique et sociale, l'aspect matériel reste crucial
car les éléments architecturaux de la maison représentent des « unités sociales » (Mauss
2007 [1924-1925]) qui réunissent la vie et la pensée (Lévi-Strauss 1983). Pour
l'anthropologie de la parenté, le rapport entre la maison et le groupe est pluriel et
contextuellement déterminé, « le rôle de la maison en tant qu'idiome complexe du
groupement social, en tant que véhicule de naturalisation du rang, en tant que source de
pouvoir symbolique étant inséparable du bâtiment en soi » (1995 : 20-21).
Dans les années 1980, les analyses de la maison en lien avec la famille se multiplient. Les
approches exhaustives qui, jusqu'alors, insistaient surtout sur l'extérieur ou privilégiaient
l'analyse des sociétés par le biais des approches sur la parenté (surtout dans les études
colonialistes), donnent place à des analyses plus focalisées et empiriques. Le regard sur
l'environnement bâti ne reste plus à l'extérieur des murs, mais entre dans l'intimité de la
maison et dans la vie quotidienne qui se déroule à l'intérieur de l'espace domestique. Les
auteurs ne s'intéressent plus à la relation entre l'espace bâti et la culture ou la société en
général, mais ils touchent directement la manière dont le quotidien domestique participe à
l'intérieur de l'espace de la maison. La distance imposée par la relation (entre la culture et
la nature) est annihilée par l'introduction de la maison dans la dynamique sociale.
21
Pour éviter les éternelles discussions sur la tradition, Zuniga remplace l'opposition tradition / modem avec
prémodern / modem (1999 : 12).
29
La concentration des études sur la relation entre la famille et l'espace domestique en
Europe s'explique aussi par le fait que l'une ne peut pas être pensée sans l'autre. Familia
(lat.), objets et personnes sous l'autorité d'un chef de famille (Herlihy 1995), Oikos (grec)
(Jamerson 1990) et casa (en catalan) (d'Argemir 1988 : 144) nomment à la fois les
habitants et les biens matériels. En portugais, casa signifie terre, bâtiment, bétails, habitants
et même les défunts (Pina-Cabral 1986 : 38). Kuca (serbe) signifie également bâtiment et
famille étendue. Casa (en roumain) fait aussi référence à la fois au groupe, au bâtiment, aux
terres et au bétail (Paul Stahl 1991). La maison en tant que structure physique ne peut pas
être séparée de la famille. Les deux forment une unité sociale qui « rassemble dans sa
reproduction biologique et sociale les pratiques sociales, économiques et rituelles »
(Birdwell et Zuniga 1999 : 7).
À travers l'analyse des relations de famille et de l'espace bâti, le concept de famille est
central pour la compréhension de la dynamique de la maison. Il permet de voir les
changements de l'espace domestique dans l'espace mais surtout, dans le temps22, d'une
génération à l'autre, d'une période à une autre (Bretell, Sutton 1999). Destinée à durer, à
être partagée et utilisée par plusieurs générations, la maison pré-moderne est
essentiellement un lieu d'investissement considérable dans la reproduction biologique,
économique et culturelle de la famille. Les faits matériels, la durabilité, la permanence et la
localisation fixe conditionnent les stratégies familiales et réciproquement. Investir
matériellement et émotionnellement dans la maison signifie investir dans la famille et dans
sa continuité (Birdwell-Pheasant et de Lawrence-Zuniga 1999 : 12-15).
"* Le titre du livre de Birdwell-Pheasant et de Lawrence-Zuniga, House Life. Space, Place and Family in
Europe, témoigne de cette double articulation de la maison, à la fois dans l'espace et dans le temps (1999).
30
standardisation de l'habitat dans les pays ex-socialistes. L'égalisation des résidences, en
Yougoslavie (Hammel 1967:55-62), en Europe de l'Est (Rasson, Stevanovic et Ilic
1999 : 178), de même qu'en Roumanie (Joja 2000) faisait partie des principales stratégies
d'homogénéisation de la population et du contrôle des relations sociales les plus intimes, la
famille.
31
traditionnel, les résidents continuent à placer ce qui est le plus polluant à l'extérieur»
(Zuniga 1999: 174).
Mais le changement n'est pas induit uniquement par des éléments extérieurs, étatiques ou
idéologiques. Il est lié aux changements qui interviennent au cœur même de l'organisation
sociale et des institutions sociales fondamentales, la famille, le mariage. L'augmentation de
l'individualisme, l'éclatement de la famille (Segalen 2000) de même que le mouvement
féministe des années 1960 ont aussi un impact majeur sur la configuration et la
signification de l'habitat. La remise en question du travail des femmes, de leur rôle dans le
public de même que le changement de l'idéal de la vie privée, se greffent dans l'espace de
la maison (Booth 1999 : 133). Le passage de la cuisine fermée à la cuisine ouverte se veut
l'expression de l'émancipation de la condition féminine et de la sortie de la femme des
espaces clos ainsi que de son rapprochement de l'espace public" . L'éclatement de la
famille remet également en question l'unicité du foyer car, le plus souvent, le quotidien des
enfants est partagé entre la maison de la mère et celle du père (Segalen 2000). De même, la
transformation de l'institution familiale par l'apparition des nouveaux types de familles
(monoparentales, gaies) remet en question la ségrégation traditionnelle de l'espace
domestique en fonction des catégories sociales de genre ou spatiales, privé-public
(Ginsberg 2008 ; Mondor 1989). Ainsi, pour l'anthropologie de la famille, la distinction
entre house et home n'est plus valable. Home rassemble une sémantique plurielle, de
territoire au sens physique du terme, et de symbole de la famille et des relations sociales
(Shapiro, Hayward 1996). Plus qu'un espace, la maison est du temps, car elle est « le lieu
duquel nous partons et vers lequel nous retournons, ou moins dans l'esprit» (Hobsbawn
1991).
23
Jennifer Craik démontre que l'émergence de la cuisine ouverte moderne dans les années 1920 qui suivait
les principes tayloristes de création d'espaces de reproduction des innovations technologiques ne correspond
nécessairement à une diminution des tâches féminines et de l'isolement de la femme (Jennifer Craik 48-65).
32
1.2. Les maisons ont une vie bien à elles [...] ; il faut réveiller leur âme24.
La maison et l'anthropologie de la culture matérielle
Ayant comme modèle les idées de Roland Barthes sur le texte, les archéologues proposent
une nouvelle épistémologie de lecture de l'artefact qui dépasse les nostalgies des origines et
qui se soustrait à la lecture historique contextualisée de l'objet (Bjornar 1990 : 198). Tout
comme dans le cas du texte, le lecteur de la culture matérielle est incorporé dans la
production du sens, le texte (l'artefact) et les lecteurs étant vus comme des constructs inter-
textuels (Bjornar 1990 : 198). Le sens des choses n'est plus caché dans le passé, mais il est
produit par les confrontations répétées avec les lecteurs car « ce qui est important à établir
n'est pas ce que l'auteur veut dire, mais ce que le lecteur comprend » (Barthes 1972).
24
Nous paraphrasons les mots du gitan Melquiades, personnage du livre de Gabriel Garcia Marquez, Cent ans
de solitude, 1995 : 18.
33
politique d'un groupe (1978 :211), et comment, finalement, la hiérarchie s'inscrit dans
l'espace bâti25.
Dans l'analyse de la culture matérielle telle qu'opérée par les archéologues de New
archeology, les deux dimensions de l'habitat, spatiale et temporelle, sont prises en compte.
La dimension temporelle inclut le cycle domestique, les structures de la vie historique, la
continuité et les changements subis par les maisons tout au long des générations, etc. La
dimension spatiale rassemble l'organisation de l'espace intérieur, la définition des
frontières spatiales de la maison, la disposition de la maison et ses caractéristiques à
l'intérieur de la communauté, les relations sociopolitiques et économiques entre les sociétés
à maison et leurs voisins à une échelle régionale (Gillespie 2000 : 3). À travers la pratique
et l'action, la maison incarne les relations sociales, économiques, politiques et rituelles
entre plusieurs individus qui peuvent former une collectivité permanente ou temporaire
(Gillespie 2000 : 6).
25
À l'intérieur de l'organisation sociale primitive, Hodder identifie plusieurs types de sociétés (ayant toujours
comme critère l'espace) : des sociétés hiérarchiques centralisées (213-8) qui mettent en rapport la généalogie
et les divisions territoriales présente en Polynésie, au centre de l'Asie et partiellement en Afrique (Sahlins
1968) et des sociétés non-centralisées. Le chef du premier type habite au centre de son groupe (1978 : 214).
Dans le deuxième exemple, les unités sociales, voire spatiales sont en mouvement permanent (1978 : 218).
Les sphères des relations sociales sont basées sur la contiguïté et sur la distance spatiale (1978 : 226).
" Les théories de la consommation qui parlent d'une consommation marionnette, une créature pour divertir,
ou d'une jalousie consumériste qui engendre la compétition, sans une saine raison, or la consommation qui
mène au désastre etc. sont, selon Douglas, frivoles, mêmes dangereuses. « De telles explications irrationnelles
des comportements de la consommation sont fréquentes tout simplement parce que les économistes pensent
qu'ils devraient avoir une théorie qui est moralement neutre et vide de jugement sinon nulle théorie sérieuse
de la consommation ne pourrait faire preuve de la responsabilité d'un criticisme social. Finalement, la
34
donne aucune liberté à l'individu. La consommation n'est pas nécessairement un message,
mais un système (1979 : 72). L'idée que « le bien est à la fois hardware et software d'un
système d'information dont le principal souci est sa propre performance» (1979:72)
s'oppose radicalement à la dichotomie cartésienne entre l'expérience physique et
psychique.
L'originalité de Mary Douglas consiste à avoir souligné que la culture matérielle possède
un rôle de communication. Elle n'est pas essentielle, mais relationnelle. Les demandes de
l'homme qui est un être social ne peuvent pas être expliquées en regardant uniquement les
propriétés physiques des biens. Les hommes ont besoin des choses pour communiquer avec
les autres. La création, la manipulation de l'objet et sa consommation font partie des
activités sociales (1979:95). La socialisation de l'objet permet ainsi une mutation des
équivalences traditionnelles, de P objet-passif = sujet actif, vers l'objet actif = sujet passif
(Sahlinsl980:72).
consommation est le pouvoir, mais le pouvoir est assumé et exercé de différentes manières, dans tous les
pays. Une théorie de la consommation doit représenter une flèche focalisée sur la politique sociale » (Douglas
1979:89).
35
Le monde matériel et son fonctionnement sont analysés en rapport soit avec le langage ou
") "7 Oit 9Q
le texte , soit en relation avec le corps , soit en étroit rapport avec la pratique' . Par
exemple, l'idée centrale du livre Handbook of material culture dirigé par C. Tilley et paru
pour la première fois en 2006 et republié en 2007 aux États-Unis, est la suivante : « la
matérialité fait partie intégralement de la culture et il y a des dimensions de l'existence
sociale qui ne peuvent pas être comprises sans elle » (2007 : 1). Le manuel souligne aussi
que l'étude de la culture matérielle s'avère fondamentale pour la compréhension de la
culture dans tous ses aspects, langage, relations sociales, espace ou représentations
identitaires. Un autre exemple est l'étude de Tim Dant, sociologue américain à l'université
de Manchester, qui analyse l'interaction sociale par le biais d'une approche herméneutique
de la culture matérielle (dans Dant 1999). L'exploration de l'objet passe par sa
ressemblance avec le langage, d'où sa principale fonction qui est l'interaction et la
communication30 (Dant 1999 : 2).
7
Contrairement aux anthropologues culturalistes, les théoriciens sociaux situent l'architecture et plus
précisément la sphère domestique en lien avec la société de consommation. Il s'agit notamment de Jean
Baudrillard (1985, 1988), et surtout d'un auteur si difficile à classer, Michel de Certeau (1990).
28
Selon les conceptions phénoménologiques de Heidegger ( 1977, 1978) la maison est corps et lorsqu'on parle
de l'architecture on parle automatiquement de l'individu car building et dwelling sont inséparables. Les idées
heideggériennes sur l'espace seront reprises par certains anthropologues de la culture matérielle afin de
démontrer que bâtiment, corps et cosmos s'articulent ensemble dans le but d'afficher et de communiquer une
signification matérielle et corporelle par laquelle l'individu représente et vive le monde (Buchli 2002 : 209).
Voir surtout Pierre Bourdieu et son analyse de la maison kabyle (1980 : 441-461).
10
II donne comme exemple l'utilisation de différents matériaux qui peut témoigner de type de relations
sociales développées à l'intérieur d'un groupe. La vitre, impérissable et transparente, crée l'impression de
proximité, de rapprochement. Par contre, le miroir signifie qu'on peut voir mais pas toucher tout comme la
vitre qui impose une censure matérielle mais invisible (Baudrillard 1996 :42 cité par Dant 1999: 63). De
même, la forme de la maison peut témoigner de la mobilité et de la stabilité. Par exemple, la forme carrée,
rectangulaire témoigne de l'ancrage, d'une société de stay-at-home tandis que les maisons aux toits pointus ou
ronds reproduisent les lignes de forme caractéristiques des sociétés nomades (McLuhan 1994 : 125).
36
par exemple) communiquent la position sociale et le style du propriétaire ou de celui qui en
fait usage, comment le mobilier en général possède le sens de l'identité (Robert dans Tilley
2007 [2006] : 221-229). Il s'agit d'apprécier comment, à travers les multiples usages, le
même objet devient porteur et agent de communication de plusieurs appartenances
identitaires (Bromberger 1980).
Daniel Miller31 est celui qui réhabilite l'objet en le situant dans la société et dans la culture.
Malgré son «humilité» (Miller 2005 ; 1987), l'objet est important non parce qu'il est
visible, mais parce qu'on ne le « voit » pas. « La culture matérielle n'existe pas à travers
notre corps ou notre conscience, mais elle est un environnement extérieur qui nous
provoque et qui nous transforme ». Son insignifiance n'est qu'apparente car « l'objet reste
déterminant pour notre comportement et notre identité » (Miller 2005 : 5). Le pouvoir de la
matérialité repose sur l'inséparabilité entre le matériel et l'immatériel32. Contrairement à
l'ethnologie et à l'anthropologie qui ont montré ce que les individus font, il est nécessaire
de montrer aussi comment les objets que les individus font, font les individus33.
31
II fait des études avec Jiirgen Habermas. Il est aussi influencé par le symbolisme social du monde matériel.
Cela est mis en relation avec le statut et avec les implications sociales du monde des objets. Il mène des
recherches en Asie du sud.
12
Le concept d'agency a été élaboré par Bruno Latour. Alfred Gell élabore le concept d? agency dans le
contexte de l'art et des objets de l'art où ces derniers arrivent à se substituer leurs réalisateurs (1998)
33
How things that people make, make people » (Miller 2005 : 38).
37
L'idée de départ de Miller dans l'élaboration des théories sur la consommation est que nos
cultures sont essentiellement matérielles et basées sur la forme objet (objectform). Ainsi, la
production de masse devient la clé de l'émergence et du fonctionnement des relations
sociales. L'ignorance de cette culture matérielle est expliquée par toute une sémantique
négative de l'objet, ce qui a conduit à sa séparation de tout ce qui relève social et culturel,
pour ne rien dire du spirituel (1987:4). À cet imaginaire «chrétien» s'ajoute la
confrontation et la déconstruction de toute une attitude nihiliste par rapport à deux décades
du marxisme34, « qui avait dominé les sciences sociales et qui avait été utilisé dans les
institutions oppressives afin de produire une perspective alternative relevant spécifiquement
pour les transformations et les développements récents dans les deux sociétés, socialistes et
non-socialistes » (Miller 1987 : 6).
Le nihilisme et Pélitisme des approches sur la société moderne s'expliquent aussi, selon
Miller, par le fait que la culture matérielle a toujours été associée aux arts, à une haute-
matérialité, sans jamais s'intéresser à une évaluation des relations, des rapports à travers
lesquels les objets se constituent en tant que formes sociales (Miller 1987 : 11). Il propose
de dépasser le dualisme matériel/immatériel, jusqu'alors le fondement de la définition de la
société (Miller 1987 : 12) par la restitution de l'objet dans la société35. La réhabilitation de
l'objet oblige en quelque sorte à passer au-delà des frontières de l'espace bâti car l'espace
le plus peuplé d'objets est le domestique. Les yeux toujours fixés sur l'extérieur tournent
encore une fois vers l'intérieur car la maison est « le centre des activités», la base de
développement de réseaux sociaux nouveaux (Miller 1987 : 7).
Tout en écartant l'usage de l'objet en tant que symbole, Miller affirme aussi que son
importance dérive de sa simultanéité entre l'artefact en tant que forme matérielle qui est
continuellement expérimentée à travers les pratiques, et aussi en tant que forme à travers
Miller se détache de l'approche marxiste au sein de laquelle les humains sont réduits aux objets et où à
l'inverse, les objets sont des médiateurs entre les individus (Miller 1987 : 13). Le rejet de ces idées marxistes
reprises et interprétées par Hegel n'écarte pas totalement l'adoption de certaines autres idées de ce
philosophe. L'artefact est important physiquement. Il est un pont entre le monde mental et physique, entre
l'inconscient et le conscient.
Le point de départ de la discussion est la critique de la Phénoménologie de l'esprit de Hegel qui considère
l'objet comme extériorisation de la culture, une « externalisation » de la culture (Miller 1987 : 4).
38
laquelle on expérimente continuellement notre propre ordre culturel (Miller 1987 : 105). À
partir des ouvrages de Roland Barthes (1972, 2000) et de Michel Foucault (1977), Daniel
Miller réclame et théorise l'autonomie des artefacts. Tandis que le symbole s'engage dans
une relation d'évocation qui dépend du contexte de l'interprétation, l'artefact est une réalité
palpable qui joue un rôle essentiel dans la reproduction sociale (Miller 1987: 107).
Semblable au texte, l'objet, une fois créé, subit un processus d' « objectivisation »36, c'est-
à-dire d'éloignement de son créateur et de multiplication de son sens en fonction des
multiples usages dans lesquels il est entraîné. Il se crée ainsi un « monde externe », culturel,
« par lequel nous nous créons nous-mêmes en tant que société industrielle : nos identités,
nos affiliations sociales, nos pratiques quotidiennes » (Miller 1987 : 214-215).
Contrairement à l'ouvrage de 1987, qui insiste sur la culture matérielle en général, en 1998,
Miller dirige un ouvrage collectif, Material cultures, qui se focalise sur l'espace
domestique. Par une méthodologie ethnographique, il révèle le meaningfulness des objets37.
Par exemple, dans le cas des Estoniens, Sigrid Rausing démontre que l'écart de l'Union
Soviétique s'articule en termes d'appropriation des objets occidentaux (1998 : 207). Les
objets constituent ainsi des signes forts : des trois catégories, « Western-ness », « Swedish-
ness » et « normalité ». La consommation des objets de l'Ouest signifie ainsi à la fois la
réussite et le processus de différenciation du système soviétique (1998 : 208). En ce qui
concerne Coca-Cola de Trinidad, nous avons un exemple de la manière dont la frontière
entre le global et le local s'efface face à la consommation (Miller 1998). Ainsi, l'objet
révèle son rôle de médium et de conséquence des relations sociales uniquement à l'intérieur
de « la fabrique sociale de la vie quotidienne» (Riggins 1994). Pour conclure, l'objet ne
36
Le terme est repris à G. Simmel (1968) qui affirme que les valeurs n'existent pas autrement qu'à travers
leur objectivation dans des formes culturelles
37
Les auteurs présents dans cet ouvrage collectif dirigé par Daniel Miller donnent différents exemples de la
manière dont l'espace ou les objets permettent la création et la dynamique des relations sociales et de
l'affirmation d'une identité sociale ou nationale. Le son de la radio crée dans la maison une sorte de
« soundscape » à l'intérieur duquel les gens bougent et vivent leur vie quotidienne (Tacchi dans Miller
1998 : 26). La radio devient une manière « pseudo-sociale» de créer à la fois le soi social et une sorte de
sociabilité qui est réelle et non pas imaginée. Le son matérialise les relations entre le soi et les autres (Tacchi
1998 : 43). À travers l'analyse de Chevalier sur les jardins britanniques on voit comment les gens intègrent les
formes globales, dans ce cas, la nature, dans la sphère « domestique » (Chevalier dans Miller 1998 : 47-71),
ce qui conduit à une rupture radicale entre la sphère publique et privée (Pellegram dans Miller 1998 : 103-
120). De même, l'usage du papier est une manière pour Pellegram de déchiffrer le message de la hiérarchie
(dans Miller 1998 : 116-117) tandis que les banderoles deviennent pour Jarman une manière de voir comment
on construit l'identité protestante lors des parades en Irlande de Nord (dans Miller 1998 : 121).
39
peut pas révéler sa portée sociale et identitaire en dehors des pratiques sociales dans
lesquelles il est impliqué. Cette idée reprise à Daniel Miller guidera d'ailleurs notre étude
sur la maison, sur l'aménagement et l'utilisation de l'espace domestique au Pays d'Oas38.
Dans un autre ouvrage publié en collaboration avec l'américain Tilley, Miller ira encore
plus loin. Malgré la revendication initiale des études herméneutiques, les deux auteurs
décident de séparer le monde des objets du monde du texte, en affirmant l'autonomie du
monde des objets. Tout comme le monde textuel, les choses font partie d'un système de
signes dont la relation avec le monde social doit être décodifiée (Tilley 2002 :23-55)39.
Malgré la ressemblance entre les mots et les objets, entre le discours et la pratique, Tilley
attire l'attention sur le fait que « a design is not a word and a house is not a text : worlds
and things, discourses and material practices are fundametally different » (2002 : 23).
Tilley poursuit en fait un travail déjà amorcé dans son ouvrage sur Metaphor and Material
Culture (1999), où il cherche à rompre le lien entre le langage et le monde des objets tracé
par les herméneutes et, ensuite, par certains représentants de la culture matérielle. « To be
human is to speak, to be human is also to make and use the things » (Tilley 2002 : 24).
La solution ne se retrouve pas dans l'autonomie totale de l'objet, mais dans un autre
rapport, cette fois avec le corps, car ce dernier est à la fois le producteur du langage et de
38
Les travaux menés à University College of London par Daniel Miller sont repris, aux États-Unis, par Victor
Buchli qui, en 2002 coordonne un volume d'études sur la culture matérielle (Buchli, Victor, (éd.). 2002. The
Material Culture Reader. Oxford, New York : BERGO. Le lien entre Cambridge et Londres est révélé par la
présence de Daniel Miller qui republie son article de 1998, « Coca-Cola : a black sweet drink from Trinidad »
(2002 : 245-53) et de Christopher Tilley avec un article sur les canoës, « The Metaphorical Transformations
of Wala Canoes » 27-55. Ce groupe d'anthropologues qui se situent entre Londres et Cambridge (USA), entre
archéologie et l'anthropologie sont fortement influencés par la tradition de V American folklore studies et sont
proches des archéologues processualistes groupés autour de Ian Hodder). À partir d'une étude des
appartements de l'union soviétique, Victor Buchli, montre comment la culture matérielle est engagée dans la
création de la nation (nationhood). À l'intérieur des études folkloriques, les traditions de la culture matérielle
restent et continuent de matérialiser et de stimuler les réformes sociales durant le XlXè siècle.
L'établissement de l'Union Soviétique prouve une institutionnalisation du sujet. En plus, les réformes
progressistes de Lénine « mettent à néant » l'archéologie en tant que science « bourgeoise » et recréé l'étude
de l'histoire de la culture matérielle en 1919 («Khrushchev, Modernism and the Fight against Petit-
bourgeois. Consciousness in the Soviet Home » dans Buchli, Victor, (ed.). 2002. The Material Culture
Reader. Oxford, New York : BERG : 215-236. Voir aussi dans le même volume Rowlands et Bender
2002 : 7). L'évolution et la valorisation de la culture matérielle en Union Soviétique sert en fait de réforme
sociale (2002 : 7).
39
Voir aussi Barthes (1972) et Baudrillard (1985, 1988).
40
l'objet, ce que Tilley démontre dans l'analyse des canoës de Wala en Mélanésie40. Les
constructions de genre, par exemple, sont plus que de simples articulations de la différence
apriorique entre l'homme et la femme. Elles deviennent quelque chose qui est partagé entre
la personne et les corps, l'architecture et l'espace. La femme et l'homme sont constitutifs
dans la société car les deux sont « formes d'action » (2002 : 27). Les objets ne sont plus
créés en contradiction avec les personnes, ce qui met à l'écart la séparation entre le sujet et
l'objet. Le bâti acquiert ainsi « la force de dire ce dont on ne peut pas dire ou écrire»
(Tilley 2002:28; 1991). Finalement, l'artefact représente «un site multiple pour
l'inscription et la négociation des relations sociales, du pouvoir et des dynamiques
sociales » (Tilley 2002 : 28). Ainsi, pour Tilley, le canoë est un véhicule de transmission
des valeurs et des croyances fondamentales de la société malaisienne (2002 : 30). Il est le
médium pour les contacts sociaux, pour l'échange spirituel et matériel, pour les traditions,
donc pour mettre en relation le passé et le présent. Le canoë opère dans toutes les sphères
de la société. Il est un artefact avec un potentiel symbolique très puissant (Tilley 2002 : 30).
Son utilisation contemporaine et sa construction impliquent, selon Tilley, l'émergence et
l'articulation d'une série de métaphores matérielles liées à la création des identités sociales
visant notamment la relation homme - femme (2002 : 51). Le pouvoir de l'homme est
généré par l'imagerie ouverte du canoë, la distinction entre le haut et le bas visible dans les
danses, etc. « Ainsi, le canoë et son usage révèlent un vrai véhicule du pouvoir et aussi les
relations sociales qu'il crée » (Tilley 2002 : 53). Au moment de la construction des canoës,
on négocie et l'on rend visible un nouvel ensemble de relations sociales. En reprenant les
idées de Tilley, la maison du Pays d'Oas, sa construction et sa reconstruction permanente
peuvent trouver leur sens en tant que véhicule de pouvoir, de stabilisation du statut de
chaque individu à l'intérieur de la communauté, et surtout en tant qu'instrument de
réglementation des relations et des identités sociales.
Tout comme l'extérieur, l'intérieur domestique devient lui aussi aréna de transmission et de
codification de notre propre image pour les autres, à travers l'appropriation de
l'environnement matériel (Garvey 2001 :47 dans Miller 2001). Dans son article sur le
40
« The Mataphorical Transformations of Wala Canoes » dans Victor Buchli 2002 : 27-55, paru la première
fois dans Tilley, 1999, Metaphor and Material Culture, Oxford, Blackwell : 102-32.
41
living-room, Riggins montre comment le soi sédentaire articule son identité sociale et
matérielle, à la fois dans la maison (traditionnelle ou autre) et dans les relations avec les
autres, les voisins, la famille, les étrangers (1994 : 101)41. Cependant, dans le quotidien,
l'intérieur domestique s'avère être loin d'un espace homogène. L'aménagement, le
déplacement des meubles témoignent aussi de stratégies domestiques momentanées,
fragmentaires, qui tiennent plus d'un regard tourné vers soi-même que vers l'autre (Garvey
2001 :66). L'espace intérieur de la maison n'est pas statique, mais dynamique et pluriel.
Marcoux attire l'attention sur la différence entre les objets qui sont mobiles (ils suivent les
traces de son propriétaire qui déménage, tout en créant l'opportunité de la configuration, de
la réparation même de la biographie des individus) et l'espace de la maison qui est
immobile42 (il est pris en possession, abandonné) (Marcoux 2001 : 71). Toute cette
anthropologie du moving home arrive à la même conclusion de la dynamique implicite des
pratiques domestiques, des relations sociales et de l'identité individuelle. L'intérieur de la
maison est sorti de l'immobilisme normatif dans lequel, par exemple, l'ethnographie
classique avait placé le concept général de maison. En plus, la maison ne constitue pas
seulement l'espace physique, elle est ce qui nous habite (Douglas 1991) et qui est
transportable, mouvant partout dans le monde (Petridou 2001 : 90).
L'ouvrage collectif sur la maison et l'espace domestique, paru en 2001 et dirigé par Daniel
Miller, développe davantage la manière dont la maison matérialise les réseaux sociaux et
matériels43 (Tan 2001 : 149-170 ; Drazin 2001 : 173). Cette fonction est visible surtout dans
« les sociétés à maison » où la reproduction sociale et culturelle est encadrée par la
reproduction de la maison (Tan 2001 : 168). Pour Tan, par exemple, la maison a une valeur
d'agency car elle n'est pas seulement l'espace de l'unification du couple, mais donne aussi
la force au couple de mettre sur pied une famille. Elle réagit et modifie ses propriétaires
4I
I1 critique les approches de Baudrillard et de Goffman comme étant non systématiques. Il s'oriente plus vers
Bourdieu qui n'ignore pas les variations, les catégories (Riggins 1994 : 101-147).
Voir l'étude de Marcoux sur le déménagement à Montréal (2001 : 84).
Les études féministes sur l'espace domestique mettent l'accent sur le rôle de la femme. À la suite des
travaux des féministes qui mettent l'accent sur le rôle de la femme dans l'organisation de la vie domestique et
privée (De Vault 1991, Jackson and Moores 1995), Miller accorde plus d'importance à la maison en tant que
agent actif ou equal partner (2001 : 13). Dans la majorité des sociétés à maison (Lévi-Strauss 2004 [1979]),
mettre sur pied une maison signifie en fait fonder une famille, se marier (Chang-KwoTan 2001 : 149-170) ou
établir des relations sociales avec les autres membres de la société dans un contexte de forte pression
idéologique (Drazin 2001 : 173-199).
42
(Tan 2001 : 170). La maison peut aussi bien nier ou refuser des normes venues de
l'extérieur. Elle peut aussi matérialiser la forme idéale de résistance en contexte de forte
pression idéologique (Drazin 2001 : 13). Seule une méthodologie ethnographique de
l'intimité de la maison serait capable de faire surgir une telle signification de la maison,
affirme Miller (2001 : 15). Auquel cas, il faut abandonner l'approche qui sépare les
relations sociales de Y agency de la culture matérielle à l'intérieur de laquelle celles-ci se
produisent (Miller 2001 : 16).
43
processus historique. Dans le temps, agency l'emporte sur intent car les acteurs ne sont plus
conscients ou même n'ont plus le contrôle de leurs gestes44
La majorité de ces études développe les idées de Rapoport des années 1960 pour lequel la
maison est un signe et un témoin de la culture de l'individu qui l'habite. Contrairement à
celui-ci, le rapport de soumission - environnement bâti dominé par l'homme, qui faisait de
la maison et de la culture matérielle des éléments passifs, - rend place à Y agency de la
maison et du matériel qui à son tour peut l'emporter sur la volonté de l'homme (Miller
2001). Cela témoigne en fait de la relation très étroite qui existe entre la maison et
l'homme, entre la maison et le social, lien qui ne cesse de révéler sa complexité et son
potentiel. À partir justement des textes de Roland Barthes et en lien avec le concept
d'agency exploité par Daniel Miller, Olsen Bjornar ira encore plus loin, en déclarant que,
tout comme le texte, la culture matérielle a tout ce qu'il faut pour être indépendante de tout
autre forme culturelle telle le langage, par exemple (1990 : 163-206). La culture matérielle
devient ainsi un espace d'inscription du pouvoir, indépendant du pouvoir du langage et du
contexte (Bjornar 1990 : 197).
L'orientation de Miller vers les théories bourdieusiennes sur la pratique (2000) donne une
autre ouverture à l'analyse du matériel. Sans nier la force de l'objet d'agir sur l'individu, de
l'emporter et même, de le consommer, nous tenons à souligner que c'est dans la pratique
qu'on trouve les sens de l'objet. La structuration de Giddens (1984) ou le concept
d'habitus de Bourdieu (1976) soulignent que la matérialité de la vie domestique est le
facteur central dans la formation et la reproduction biologique, sociale, économique et
44
« The production and use of houses, then, are not just exercices in the practical generation of cultural
forms (critique de Rapoport et l'anthropologie de la maison). They entail the reciprocal influence ofthe
domestic environment on actors who find their daily activities both enabled and constrained by the physical
character of the house an its contents. Houses are encoded with practical meanings denoting proper spaces
for preparing food and eating, sleeping, storing possessions, and the like, but tensions often develop between
meaning and praxis. The search for a solution or accomodation involves family and household members in
producing and reproducing an objective domestic structure thai embodies its own generative principles.
Houses are also encoded with complex symbolic meanings, expressing identity, status and good life, wich,
coupled with their practical dimensions, endow houses with the power to communicate, represent, influence
and teach. This power is reinforced by the conservative character of durable European house forms, which by
their solidity andfixed physicality discourage questioning while lending legitimacy to the practical and moral
orders they represent. They often operate as unobtrusive, « natural » and self-evident containers of human
activity, and frequently appera to be taken for granted by theory occupants » (Birdwell-Pheasant et
Lawrence-Zuniga 1999 : 9).
44
morale (Bourdieu 1976: 118) de la famille. Bourdieu identifie les catégories, l'ordre,
l'emplacement des objets dans, par exemple, les oppositions spatiales dans la maison. Elles
ont comme correspondant d'autres types d'ordre tels le genre et la hiérarchie sociale. La
pratique nous aidera ainsi à déchiffrer dans le tangible le moins tangible (Miller 2005 : 6).
45
part, et l'absorption inconsciente et la création des formes culturelles d'autre part (Miller
1987 : 105). De la même manière, Outline of a theory of practice de Bourdieu analyse la
culture matérielle comme un ensemble. Ainsi, dans l'espace domestique, où l'opposition
n'exclut pas l'homologie (Bourdieu 1980:452), la séparation entre l'intérieur et
l'extérieur, entre le privé et le public, n'est plus aussi nette45. Ce qui détermine Daniel
Miller à faire appel à Bourdieu et à son analyse sur la maison kabyle, est la capacité de
cette nouvelle approche à concilier la dichotomie épistémologique induite par les deux
grands courants, dominants de l'anthropologie durant la deuxième partie du XXe siècle et
que nous venons de présente, le courant culturaliste-symbolique et le matérialiste-
structuraliste.
Notre analyse de la maison du Pays d'Oas sera donc située entre l'approche de Daniel
Miller sur l'espace domestique et celle de Pierre Bourdieu sur la pratique. Le choix de notre
positionnement épistémologique vient de deux limites, saisies d'ailleurs par les deux
auteurs : l'un, archéologue, obligé, malgré l'appel aux théories textuelles, corporelles ou
symboliques, de se limiter à l'objet, à l'artefact. Vêtu de l'habit de l'anthropologue, Daniel
Miller découvre la panoplie des possibilités offertes par la discipline qui dispose, en plus
des objets et des choses, des pratiques, c'est-à-dire de la fabrication, de la manipulation et
finalement du pouvoir d'action de l'objet sur le sujet. Oui, l'objet a une âme mais celui-ci
n'est pas réveillé que relationnellement. Le deuxième est saisi par Bourdieu, pour lequel le
sens de l'espace n'est pas donné, mais construit, voire tissé à travers la pratique. Ainsi, la
lecture du lieu ne peut pas être directe. Elle passe par le mouvement des sujets, par les
rapports que chaque individu entretient avec l'espace. Plus loin encore, le rôle du lieu ou de
l'objet sert aussi d'intermédiaire car, en tant que moteur et cadre de déploiement des
sociabilités multiples, il a le pouvoir de régulariser la place de chacun dans la communauté.
Nous allons voir que, au-delà de l'apparence ostentatoire et absurde, le comportement
bâtisseur et son résultat, la maison, représentent la manière actuelle de régulariser le
fonctionnement d'une société secouée par la migration du travail.
45
Daniel Miller, Introduction à la section « Consumption ». Dans Buchli (2002 : 237-43). Voir aussi son
article « Coca-Cola : a black sweet drink from Trinidad » (2002 : 245-263) publié pour la première fois dans
Miller (dir.). 1998: 169-87 et republié dans Buchli (2002)Voir dans le volume de Miller, Chevalier
2002 : 25-45.
46
1.3. La maison, un cadre de production et de communication
des identités sociales
Les études marxistes sur la maison en tant que symbole du statut social se placent à
l'intérieur des relations de classe. Dans la construction et l'aménagement de la maison, la
bourgeoisie est plus guidée par un idéal d'être que par les normes étatiques qui
46
Selon Kent, la situation est différente pour les sociétés dites « égalitaires ». Dans ce cas, il n'existe pas de
différences, de hiérarchie ou de spécialisation visible dans l'architecture. Autrement dit, « les champs des
activités et l'architecture sont organisées par fonction et/ou par le « genre » des utilisateurs uniquement dans
les sociétés qui divisent les autres de leurs culture, incluant (1) la différenciation sociale et la stratification
(i.e. la division de l'organisation sociale), (2) les hiérarchies politiques (les stratifications de rang) et (3) la
spécialisation des tâches (par exemple, la catégorisation et/ou la séparation des activités en fonction du
« genre » de l'utilisateur ou en fonction de la tâche accomplie) (Kent 2000 : 269).
47
contrôleraient plus spécifiquement la classe ouvrière (Lubboch 1995). Or, d'autres auteurs
commencent à démontrer que, tout comme la bourgeoisie qui essaie d'exprimer son
individualité (de Grazia 1996) et son aspiration sociale à travers la maison (Davidoff et Hall
1987 ; Ames 1992), les ouvriers ont aussi un idéal de maison qui guide leurs
comportements par rapport à l'espace bâti. Le rapport d'opposition entre les classes est
annihilé car tout individu possède un idéal de maison qui guide les gestes qu'il pose sur
l'espace bâti (Clarke 2001 : 42). Ainsi, la maison devient un agent de différenciation et de
hiérarchisation à l'intérieur de toutes les sociétés.
En plus de son sens premier, de « domicile », domus (lat.) signifie également « dominate »
ou «dominion» (Danto 1982). Les constructions méditerranéennes représentent souvent
des symboles du pouvoir et de la réussite (rulership et ownership) exprimés et transformés
à travers la possession et la transformation de la maison (Danto 1982 :8 ; Rykwert
1991 : 52). Dans les sociétés européennes, l'honneur de la maison tire ses sources aussi de
l'existence d'un lignage honorable et ancien (Bestard-Camps 1991:56). Chez les
Roumains par exemple, le mot neam représente une source d'honorabilité, à la fois
matérielle et temporelle, indispensable à l'intégration de l'individu dans la société. Cet
48
héritage pluriel peut amplifier ou au contraire diminuer le pouvoir d'exprimer et de
communiquer la réussite acquise par des efforts personnels tels la construction d'une
nouvelle maison.
La maison vernaculaire en tant que signe de la réaussite émerge, selon Zuniga, en lien avec
l'apparition de la bourgeoisie européenne au XIXe siècle et avec le perfectionnement des
technologies. Dans ce contexte, les constructions du milieu rural deviennent de plus en plus
sophistiquées, elles imitent les modèles urbains, tout en encodant en fait la vie privée de la
famille mais aussi l'appartenance à une couche sociale bien plus visible (1999 : 10). Ce
changement marque une rupture avec l'homogénéité des maisons vernaculaires. « Ainsi,
l'influence de la production industrielle, le marketing de masse et de loisir commencent à
rendre la maison plus confortable, tout en changeant encore une fois le sens de la maison »
(Zunniga 1999: 11).
Dans une approche semblable à celle de Zuniga, Duncan procède par le biais d'une étude
anthropologique sur la maison des Maoris, en Nouvelle Zélande, à une critique des visions
apocalyptiques sur l'architecture vernaculaire, qui subit les influences de la ville et les
effets de l'industrialisation. En écartant aussi tout discours esthétique, le geste de
décoration de la maison est placé à l'intérieur de la volonté d'affirmation et de
communication d'une identité sociale. Le changement d'approche aide l'auteur à lire dans
le mur frontal de la maison, qui induit une gradation environnementale à l'intérieur de la
maison, une gradation sociale dans laquelle le chef des hôtes se trouve immédiatement à
l'intérieur de la porte, tandis que le chef d'honneur est près de la fenêtre. Ainsi, la
hiérarchie sociale est greffée dans l'espace, tout comme la position et le rapport entre les
groupes ou individus (Duncan 1973). Par exemple, le paysage peut devenir une manière de
communiquer l'identité sociale (1973 : 392). L'apport nouveau de Duncan réside dans le
fait que le paysage et les objets qui l'habitent ne représentent pas uniquement une volonté
identitaire individuelle, mais aussi l'individu en tant que membre d'un groupe social. Le
paysage devient ainsi un milieu de communication de l'identité sociale d'un groupe. Selon
Duncan, il existe deux niveaux de sens identitaire, l'un « dénotatif » et l'autre,
« connotatif » (1973 : 391-392).
49
La deuxième signification semble la plus importante. Au-delà de la signification générale
de l'objet reconnue et acceptée partout dans le monde, il y a d'autres significations
attachées au même objet liées à des cadres culturels différents et spécifiques, et qui peuvent
briser la communication et la compréhension qui fonctionnent au premier niveau, celui
dénotatif. La mise en comparaison de la signification donnée au paysage par deux groupes
habitant le même village - un groupe appartenant à une classe aisée depuis plusieurs
générations et un autre groupe de nouveaux riches - démontre que les deux groupes
donnent des significations symboliques différentes attachées à des mondes sociaux
différents :
« This connotative identity is not shared by members ofthe Beta landscape who view the Alpha
landscape as run-down and badly in need of repair, and its residents as downwardly mobile.
Similarly the large, spanking new, colonial-style houses and symmetrically arranged gardens
which to the Bata symbolize prosperous country living are viewed by the Alphas as cheap,
ostentatious, and generally in dubious taste » (Duncan 1973 : p. 394).
L'identité connotative des objets et des paysages intégrant aussi les gens est essentielle
pour l'identité individuelle et de groupe. « En fait c'est une façon de contrôler le groupe
tout en le différentiant de l'autre » (Duncan 1973 : 394). La question du consensus est
primordiale car chaque groupe, avec son propre statut et sa propre identité, doit partager et
négocier un ordre local établi historiquement. La communication du sens connotatif d'un
espace public est facilitée par des signaux flagrants en forme de signes facilement
reconnaissables par un groupe. Ce que Duncan élabore pour le paysage et pour les objets
est aussi valable pour la maison qui trouve des significations différentes d'un groupe à
l'autre, en fonction des références socio-culturelles de chaque communauté. La conclusion
de Duncan est que pour se faire accepter par un groupe, il importe d'adopter ses stratégies
d'affirmation identitaire, le même comportement et les formes matérielles encodant le
message de l'honorabilité et de la réussite, qui peut être déchiffré et compris par tous les
membres du groupe. L'exemple classique de la difficulté d'adopter les stratégies de l'autre
groupe est le type social nommé « les nouveaux riches ». Si une personne est ridiculisée par
le groupe auquel elle aspire, c'est parce les objets dont elle s'est entouré échouent (Duncan
1973 :400). En d'autres termes, ceux de King, le comportement (behaviour) de cette
catégorie sociale ne se conforme pas à un ensemble de normes institutionnalisées intériorisé
50
en tant que partie de la socialisation culturelle, ou respecté à cause d'un système de
sanctions (King 1973 : 384).
Dans les travaux de King et de Duncan, l'analyse des relations sociales est fondée sur la
relation entre l'espace et la hiérarchie. Le souci de standing social est parfois tellement
important qu'il peut amener les individus à ignorer la réalité économique, le climat, la
culture et même la valeur des formes traditionnelles (Duncan 1973 :261). Dans le cas de
Duncan, c'est le paysage qui confère une identité sociale à un groupe. Aux États-Unis, c'est
le paysage et la localisation à l'intérieur des villes qui donnent une identité sociale aux
individus. Au-delà de l'évidence de l'instrumentalisation de l'espace (bâti ou non) afin de
situer l'individu dans une hiérarchie sociale et symbolique, le problème est, tel qu'Amos
Rapoport le signalait un peu plus tôt, « d'identifier les indices d'un tel statut et de l'identité
sociale qui sont utilisés afin d'indiquer ceux qui se conforment et ceux qui sont exclus »
(1972).
51
société. Par exemple, au Moyen Âge, « le souci de différenciation chez les paysans se fait
en rapport avec la maison du seigneur qui, aux yeux de gens simples, traduit le niveau de
richesse et les pouvoirs économiques du seigneur» (Roux 1976 : 134 - 5). Pour cette
période, les éléments qui traduisent la richesse et le rang social sont le nombre de pièces, la
grandeur de la maison (Roux 1976) et sa décoration extérieure47. Par contre, à l'époque
moderne, la hiérarchie sociale parisienne s'exprime par l'entassement des objets et du
mobilier dans un espace insuffisant. Cette manière apparemment irrationnelle
d'aménagement de l'intérieur domestique « indique en fait le rang social » et « qu'il est
plus important de montrer ses biens que d'aménager son logement le plus confortablement
possible » (Roux 1976 : 151).
La hauteur de la maison, les armes accrochées aux murs, la décoration externe synthétise tout ce qui est
précieux aux yeux des gens de la fin du Moyen Âge. L'élévation à la verticale de même que les armes
exposées parlent de la puissance seigneuriale qui est une synthèse de force militaire, de masculinité et de
richesse (Roux 1976 : 151).
52
ou à la ville. Il est intrinsèque à tout groupe social, que ce soit à la ville ou à la campagne,
en haut ou en bas de la société. Un second aspect qui diffère d'une époque à l'autre, d'une
société à l'autre, est la forme de la communication et de l'affirmation du standing. En dépit
de ces variations, la maison est toujours l'une des principales cibles d'objectivation d'un
statut de l'individu et de la famille à l'intérieur de la société.
Plusieurs auteurs, intéressés par l'étude des dynamiques identitaires dans les sociétés
totalitaires ont mis en évidence la capacité de témoigner et surtout de communiquer
l'identité et le pouvoir. Le pouvoir s'exprime essentiellement dans la grandeur et dans la
hauteur des bâtiments, des monuments, dans la préférence pour des matériaux forts et
indestructibles tels que le béton et l'acier. Par exemple, en Union soviétique de même que
dans les pays communistes, le béton matérialise l'essence de la nouvelle société socialiste
telle que décrite par Hrusciov. Les édifices en béton sont forts, monumentaux. En plus, le
béton est révolutionnaire parce qu'il est le résultat de l'industrie lourde. Il est aussi gris, la
couleur des travailleurs (Khmel'nitskii 2007). Contrairement au verre, par exemple, ou au
bois, qui renvoient à la tradition fragile et périssable, le béton est « masculin », âpre, viril
(Glendenning & Muthesius 1994 : 92), massif et immobile, matérialisation du progrès et du
matérialisme socialiste (loan 2004 : 147-148).
Mais la grande architecture ne constitue pas la seule cible des sociétés totalitaires. La
communication du pouvoir par l'architecture qui marque l'espace public touche
l'architecture vernaculaire ou privée. Le dernier bastion de la résistance, le foyer, doit être à
son tour « structuré » et réglementé afin de refléter les principes idéologiques. L'analyse de
Buchli sur l'Union soviétique, plus précisément sur la sphère domestique des maisons
issues des projets architecturaux socialistes, révèle en effet plusieurs aspects. Pour les
agents de la réforme, la sphère de la vie domestique, et plus particulièrement la maison,
représente le lieu où les restructurations fondamentales de la société devaient se passer et se
matérialiser : la mise à néant des différences de classe et la libération de la femme. Il
démontre finalement que l'apparition de cette nouvelle architecture « arrose » des nouvelles
divisions et antagonismes sociaux (Buchli 2002:210). Tout comme la construction, la
destruction est l'autre facette de la même monnaie : celle de la mise en scène du pouvoir et
53
d'une volonté d'affirmation d'une nouvelle identité sociale, économique et politique. Le
cas roumain de la destruction par les communistes du centre bucarestois rappelant la
période d'entre-deux-guerres, sert en fait à la construction de l'image du réalisme socialiste
(losa 2000). En milieu rural, les projets d'ampleur des années 1980 de reconstruction du
village roumain visaient en fait une restructuration sociale en conformité avec l'idéologie
égalitariste du vivre en commun. Plus récemment encore, la destruction du Buddha par les
talibans, de même que celle des deux tours World Trade Center a ébranlé le monde entier
non seulement par la violence des actes, mais par la dimension symbolique des objets
détruits. Le premier représentant un symbole du patrimoine mondial, le second un symbole
du pouvoir et de la réussite américains, impossibles à soumettre ou à toucher.
En Europe, « l'ethnologie de la maison » des dernières années insiste sur la manière dont
l'espace exprime le changement social et l'expérience de la mobilité48 (Erny 1999). Le bâti
devient ainsi l'expression de « la juxtaposition des deux modes d'habiter, qui bien que
contradictoires révèlent la rencontre des cultures différentes, l'une rurale et traditionnelle,
l'autre urbaine et occidentale» (Aubert 1999: 54-58). Par exemple, les études sur les
dynamiques sociales des populations Boni en Guyane française permettent de constater la
manière dont l'espace se multiplie afin d'exprimer les aspirations sociales, et comment la
pratique d'habiter la même pièce continue d'exister (Aubert 1999 : 54-58).
Au XIXe siècle (Perrot 1987) et, pour certaines sociétés rurales de l'Europe centrale et
orientale, jusqu'à aujourd'hui, la maison est une affaire de famille, son lieu d'existence et
de rassemblement (Mihailescu 2007). Elle incarne aussi l'ambition du couple et la figure de
la réussite. Famille et foyer sont intimement liés (Perrot 2001 :80) car, comme plusieurs
l'ont déjà démontré, fonder un foyer, c'est habiter une maison. Dans le contexte du
développement des moyens de transport, de l'amplification des différentes formes de
mobilité, la maison ne peut plus être envisagée dans un vocabulaire statique, d'ancrage, de
stabilité, d'unicité. Elle devient un « système de lieux » (Lévy 2001 : 9) qui génère « un
48
Nous faisons principalement référence aux chercheurs de Strasbourg qui, depuis 1999, travaillent sur la
maison et sur l'habitat.
54
style de vie » partagé, segmenté, divisé. « L'éclatement du territoire » correspond au
développement des réseaux de circulation, d'arrêt, de partage de différents styles de vie
(l'habitation permanente, le loisir, le retour, etc.) (Pinson 2001 : 23). Même à l'intérieur de
la maison, on peut s'évader, on peut partager notre intimité avec le monde avec lequel on
est connecté par la télévision, par l'Internet, par le téléphone (Appadurai 1986), etc. « La
maison-monde» (Pinson 2001 : 81) remet en question non seulement l'habitat, mais
également le concept d'habiter la maison. À la mobilité virtuelle s'ajoute la mobilité du
travail, la migration, l'adoption de plusieurs styles de vie qui trouvent leur expression dans
des maisons différentes. La force du lieu n'apparaît plus dans son unicité et dans son
enracinement, mais dans son caractère multiple des lieux « pratiqués, connus, honnis,
rêvés » (Lévy 2001 : 9, introduction au Pinson et Thomann 2001).
Dans la littérature de la migration qui émerge dans les années 1980, en France notamment,
la maison du pays d'accueil représente le point de référence afin de comprendre et
d'expliquer la dynamique sociale et identitaire des migrants dans le pays d'accueil. Prise à
l'intérieur d'une approche centrifuge, cette maison est toujours regardée en miroir
(Villanova et Bonin 1999), tout en restant périphérique49. Résidence secondaire (Rémy
49
L'ouvrage D'une maison l'autre dirigé par Philippe Bonnin et Roselyne de Villanova regroupe un
ensemble d'articles focalisés sur la signification du chez-soi dans le contexte de la double résidence. Le mot
central de ces études est « bilocalité » défini par Jean Rémy en deux termes : « primarité » pour la maison du
pays d'accueil et « secondarité » pour la maison du pays d'origine. Dans le contexte de la mobilité des gens,
55
1999 : 315-345), elle est l'inverse de ce que représente la maison du migrant dans le pays
d'accueil. « Le double espace à l'inverse » ou « asymétrique », c'est-à-dire maison petite et
pauvre en France = maison grande et luxueuse en Turquie ; pauvres en France = riches
dans le pays50 (de Villanova et Bonvalet 1999 : 235-237), ouverte en France = toujours
fermée ou non habitée au pays (de Villanova, Bonvalet 1999: 213), témoigne non
seulement d'une manière de vivre « entre-deux » (Diminescu, Lagrave 1999), mais surtout
d'une dynamique identitaire (Pinson 1999 : 85) qui fait des immigrants une catégorie
sociale à part (Sayad 1991). L'homogénéité et la stabilité traditionnelles qui caractérisaient
le chez-soi sont remplacées par « les hybridations matérielles, faites des mélanges d'objets,
de dispositions mobilières et immobilières, de pratiques domestiques diverses » (Pinson
1999:85).
la maison se divise entre « ici » et « là-bas » et il se développe des logiques spécifiques d'habiter et
d'organiser l'espace (Rémy dans Bonnin et Villanova 1999 : 315 - 345 ); Voir aussi Hammouche (2007),
notamment le chapitre « Investissement minimum ici, ancrage là-bas » : 58-59.
50
« Par ailleurs, les familles turques locataires en France sont également, dès les premières années,
propriétaires au pays, de même que les Portugais étudiés dans les enquêtes PDP : ils habitent un logement
modeste en France mais possèdent une habitation spacieuse et luxueuse au pays. Les 42% d'immigrés turcs
qui détiennent une maison dans leur pays sont majoritairement logés en HLM en France » (Villanova et
Bonvalet 1999 : 235-237).
51
Le cas des Portugais immigrés en France, recherche menée par Villanova et Bonvalet, en 1986 (1999).
52
Conçue grande, elle pouvait héberger temporairement, en cas de besoin, les parents âgés et les enfants
mariés à la recherche d'un logement (Villanova et Bonvalet : 1999 : 226).
53
« ...ils faisaient construire des immenses maisons dans leur région d'origine et ces témoignages de réussite
individuelle n'avaient rien de comparable avec ceux de l'immigration actuelle » (Villanova et Bonvalet :
1999:224).
Pour les Marocains, la maison du pays est « lieu de retraite», « l'expression d'un demi-retour pour les
parents » (Pinson 1999). Voir aussi les maisons des Portugais et des Luso-Français (Maria-Alice Tome 1994).
Le cas des Tunisiens de France qui retournent temporairement au pays pour les vacances, pour voir la
famille et troisièmement, pour « se marier, pour construire une villa ou monter un projet» (Rimani 1988 :
133).
56
parents, les premiers arrivés en France, considèrent la maison du pays d'origine comme
« le lieu de la retraite », ultime lieu de regroupement de la famille. Pour leurs enfants, la
référence change : la résidence secondaire est située à la périphérie des grandes villes
françaises56. Elle n'est plus ancrée dans la stabilité et ne subit plus un investissement
symbolique permanent (Pinson 1999 : 85-87) et de longue durée. La cohérence initiale du
chez-soi se voit ainsi bouleversée. À cause des multiples investissements différents d'une
génération à l'autre, le système résidentiel devient un summum des lieux, soit abandonnés,
soit acquis et construits, soit modifiés. Ainsi, les priorités de chaque génération génèrent
des vraies rocades de sens et d'usage (Pinson 1999 : 74-75) ou un double renversement,
pour adopter la formulation de Jean Rémy, où la maison secondaire devient principale et
l'inverse (1999).
Lorsqu'on parle de bilocalité, les deux termes deviennent encore plus fragiles. La
complémentarité des activités menées dans les deux résidences est si grande qu'il est
impossible de les penser en opposition. La maison principale de même que secondaire, d'ici
et de là-bas, de la ville et de la campagne, ont la même importance, mais chacune à sa
manière (Ortar 1999 : 143). Les deux termes sont tellement liés l'un à l'autre qu'il est
56
Pour plus de détails sur ce type de « maison secondaire », voir les travaux de Roselyne de Villanova (1994,
1996), Daniel Pinson (1988, 1995), Rabia Bekkar (1995), Anne Gotman (1988), Philippe Bonnin (1991,
1994).
57
impossible de faire une classification. Souvent, la possession d'une maison « secondaire »
peut conditionner ou orienter les choix du propriétaire dans le lieu principal d'ancrage, d'où
« toute l'importance affective prise par ces maisons » (Ortar 1999 :154).
Dans le contexte de l'immigration, bilocal signifie aussi « le double espace, avec les
pratiques résidentielles qui y sont attachées, celui du pays d'accueil et du pays d'origine »
(de Villanova et Bonvalet 1999 : 215). Sans représenter l'objet d'étude, la maison du pays
d'origine s'intègre à une analyse des trajectoires résidentielles entre ici et là-bas. Le
déplacement du regard ethnographique insiste sur cette maison au moment où son
propriétaire quitte le pays d'origine, tout en la plaçant parmi les plus importantes raisons
pour partir. Ensuite, le regard se détache afin de se focaliser sur leur situation en France et
sur le rapport avec le pays d'origine. Il s'opère ainsi un regard indirect, filtré par le
positionnement spatial et affectif que les propriétaires absents opèrent dans un autre espace
que la maison du pays d'origine . Ainsi les auteurs arrivent à la même conclusion que celle
d'Ortar, c'est-à-dire « la production de la maison (du pays d'origine) réoriente la dépense,
modifie le temps libre et le cercle des relations dans le pays d'accueil » (1999 : 242).
Voir l'article de Villanova et Bonvalet (1999 : 216-217). Dans son livre Maisons de rêve au Portugal,
Villanova et Raposo offrent une image beaucoup plus complète de la maison du pays d'origine car les auteurs
se placent dans la société d'origine (1994).
La domus est l'entité tricéphale composée du groupe domestique, la maison (le bâtiment) et l'ensemble de
ses ressources (Bonnin 1995 : 22).
58
n'empêche pas toutefois que sa signification actuelle, son fonctionnement et son usage dans
le contexte de la mobilité de plus en plus grande ne soient pas ambigus59. Cette ambiguïté
est d'autant plus grande dans le cas des immigrants et de leur rapport avec le pays
d'origine. Ce caractère instable se manifeste par exemple dans le fait que cette maison n'est
jamais finie, toujours transformée et adaptée. Cette ambiguïté induite par le passage de la
définition atomique de la domus60 à une autre, éclatée (Bonnin 1999) ne peut non plus être
séparée des transformations de la famille traditionnelle (Segalen 1995). La multilocalité, le
double attachement ou les délocalisations successives l'emportent sur l'unique
appartenance61. Qu'il s'agisse des familles d'immigrés ou des familles qui vivent dans la
ville tout en gardant le lien avec le village des parents, ou qui se font construire des
maisons de loisirs, le rapport entre l'individu et l'espace change. Il en est de même pour la
signification de la domus.
Nous allons retenir plusieurs aspects. Toutes ces études sur la bilocalité et la secondante,
sur la multilocalité, arrivent à la conclusion que la multiplication ou le morcellement du
lien maison-habitat induit automatiquement une reconfiguration des attaches sociales et,
implicitement, de l'identité des individus. De plus, la pluralité des lieux liés entre eux par le
tissage des chemins entamés par les propriétaires, fait surgir une autre vision sur le chez-soi
qui n'est plus enracinement, mais relation entre des « sites irréductibles l'un à l'autre et qui
ne se superposent absolument pas l'un sur l'autre» (Foucault 1986 :23). Ou, au contraire,
les deux attaches sont tellement interreliées, qu'il est difficile de les classifier en fonction
de leur importance dans la vie des habitants (Ortar 1999).
59
Villanova et Bonvalet, dans Bonnin et Villanova (1999 : 227).
60
« Ce n'est qu'en articulant dans une même analyse la famille, son habitation et ses ressources, qu'avec la
prise en compte des durées longues de l'existence, et en franchissant les barrières du ménage nucléaire qu'une
explication se présentait » (Bonnin 1999 : 20-22). En Roumanie, le terme de gospodaria traduit par Paul Stahl
sous le terme de maisnie a la même définition tricéphale : la maison (la construction), le groupe domestique et
l'ensemble des biens (terres, bétails, etc.) (Stahl 1978 : 92-93).
61
La redéfinition de la notion de domus s'opère non seulement dans les contextes de la migration d'un pays à
l'autre, mais aussi dans le cadre de la mobilité ville - village, cas qui ne fait pas l'objet de notre étude.
59
ft")
le chercheur, placé au centre, pose sur les deux types d'habitat . D'ailleurs, ce regard du
centre est déjà critiqué (Bonnin 1999; Arbonville et Bonvalet 1999 :64), en affirmant que
seule une bonne connaissance de la culture des immigrants pourrait permettre de
comprendre les gestes, souvent définis comme irrationnels, que les gens posent sur l'habitat
(Bonnin 1999 : 20). Même si certains auteurs sortent de la classification afin de parler tout
simplement de « bilocalité », l'approche méthodologique reste la même, le chercheur se
situant toujours au centre63 en utilisant les récits de vie ou les témoignages des émigrés
pour éclaircir la nébuleuse du pays d'origine64.
De Villanova et Raposo font exception en focalisant la recherche sur les maisons de rêve au
Portugal (1994). La démarche inverse soutenue par le positionnement du chercheur dans la
communauté d'origine dévoile la pluralité des enjeux que la construction et la possession
d'une telle maison entraînent, et le fait que la mobilité n'implique pas seulement un
changement de l'environnement physique, mais également l'intégration et l'appropriation
d'un nouvel environnement social65 (Santelli 2001 : 115). Son «utilité» à l'intérieur des
projets plus ou moins longs ou dynamiques d'une génération à l'autre n'est rien par rapport
aux implications identitaires sur ses propriétaires qui oscillent entre l'absence et la
présence. Ainsi, « la résidence du pays d'origine - considérée jusque-là comme secondaire,
temporaire, dépourvue de sens - a pu devenir, au cours du temps, la plus importante (de
Villanova, Reite et Raposo 1994 : 228).
" La majorité des études sur la communauté turque en France, par exemple, se focalise sur la problématique
de l'installation, de l'intégration dans le pays d'accueil. La maison et les investissements immobiliers dans le
pays d'origine restent secondaires malgré le fait que les maisons d'origine des emigrants turcs sont parmi les
plus connues en raison de l'ampleur de l'investissement, de leur grandeur et de leur luxe. Pour plus de détails,
voir Rollan et Sourou (2006).
Les premières enquêtes sur le problème du ménage dans une situation d'immigration se déroulent en
France. L'enquête menée en 1986, Peuplement et dépeuplement de Paris (PDP), histoire résidentielle d'une
génération portait entre autres sur la communauté portugaise, turque, africaine (de Villanova et Bonvalet
1999: 213). Ou celle de Bonin qui se situe en France afin d'entreprendre ses recherches sur la double
résidence chez les Turcs (Bonin 1999). Citons également le cas de l'étude de Caroline Leite qui s'intéresse
aux enjeux familiaux de la double résidence, tout en s'appuyant sur une recherche menée auprès de la
population portugaise résidant en France (1999 : 295-313). L'auteur y développe le changement du statut de
la femme produit dans le contexte de la double résidence.
C'est le cas même de Villanova et Bonvalet qui élaborent leur recherche sur les immigrants portugais, turcs
et africains à partir de la France (1999 : 213-214).
6
Emmanuelle Santelli montre comment les itinéraires spatiaux de plusieurs générations d'immigrants
algériens en France et le choix des nouvelles résidences impliquent la (re)configuration de la réussite sociale
des immigrants dans le pays d'accueil (2001).
60
La classification pourrait être remise en cause aussi par un autre effet de la mobilité des
gens qui non seulement préservent la maison d'origine, mais qui font construire une ou
plusieurs autres maisons dans le même village. Les Bonis par exemple abandonnent leurs
maisons anciennes afin d'en construire une autre, dans le même village, qui s'avère être un
compromis entre la maison traditionnelle avec parois latérales et la maison créole
surinamaise (Aubert 1999 : 54). Comme dans le cas des immigrants turcs, portugais ou
tunisiens, la maison issue de la migration du travail dans la ville est plus grande, plus
luxueuse et plus moderne, contrairement à l'autre qui est plus petite, modeste et aménagée
d'une manière traditionnelle. Au-delà de la forme et de l'apparence, les deux résidences ont
chacune sa propre signification : « la construction traditionnelle devient généralement une
réserve où sont entreposés les objets à valeur émotionnelle et rituelle forte (...). Par
opposition, la maison contemporaine recèle des symboles urbains comme des lits, un poste
de radio, un réfrigérateur ou un téléviseur (même s'il n'existe aucun réseau électrique) »
(Aubert 1999 : 58). Ainsi, affectivité vs rationalité, passé vs présent, rituel vs quotidien,
position vs exposition, semblent encadrer les deux résidences dans des cases inconciliables.
Or, la majorité des auteurs signale l'impossibilité des propriétaires de se débarrasser ni de
l'une ni de l'autre. La fonction, l'usage et la symbolique des deux résidences doivent être
plus complémentaires qu'antagoniques, égales et non pas hiérarchiques.
Quel est le rôle de la maison d'origine, pourquoi cet attachement est-il si fort ? Comment le
lien est-il préservé dans le contexte où la relation individu (la famille) et espace habité est
brisée ou morcelée par l'alternance présence - absence du propriétaire? Nous allons
proposer une anthropologie de la maison centrée cette fois sur la signification de l'habitat
du pays d'origine dans le contexte d'une absence plus ou moins longue de son propriétaire.
Ce sera l'occasion de voir si le changement de perspective implique automatiquement une
remise en question du qualificatif de secondaire appliqué à la maison d'origine. L'adoption
du regard papinien66 inverse automatiquement les priorités, l'habitat du pays d'accueil
devenant ainsi secondaire ou juste un repère en miroir afin de mieux saisir le sens, le rôle et
l'utilisation des maisons construites dans le pays d'origine.
Nous faisons référence à l'ouvrage de Papini, Gog, où le lecteur est confronté à un monde à l'envers, le
monde du personnage, Gog, lui-même inhabituel (1932).
61
En adoptant cette démarche, la maison « secondaire » s'avère plus importante qu'on ne le
croyait car, en l'absence de son propriétaire, elle devient (re)présentation de celui qui n'est
pas sur place. Or, afin de révéler cette sémantique impliquant non seulement l'individu,
présent ou absent, mais la collectivité entière, le regard inverse n'est rien sans une analyse
en profondeur de l'articulation de cette maison dans la société d'origine. À la suite de
Bonnin, nous proposons une analyse de la maison du Pays d'Oas à trois niveaux. Le
premier niveau est celui du capital localisé qu'elle représente; le deuxième, le niveau de
l'espace habitable, fonctionnel, comme instrument nécessaire aux pratiques domestiques
quotidiennes et festives, répétitives ou exceptionnelles. Enfin, celui d'expression
symbolique et identitaire (dans le sens individuel et collectif) dont la maison est le support
(Bonnin 1995 :23)67.
Un autre concept qui surgit est celui de « maison du retour » (Pinson 1999; de Villanova et
Raposo 1994; de Villanova 1988) dont la signification est également multiple en fonction
du facteur générationnel. Résidence principale pour les parents, secondaire pour les enfants
intégrés dans la société française, cette maison, toujours située dans le pays d'origine
(Portugal, Maroc, Turquie, Espagne, etc.) a ses propres caractéristiques. « Plus grande et
luxueuse qu'en France, dotée des matériaux apportés d'ailleurs, la France, duplicitaire car
elle se conforme à la fois à la tradition et à la modernité, cette maison semble affronter le
centre et refuser de se placer dans la périphérie. Son usage et sa signification oscillent en
fonction du changement d'attitude des propriétaires qui passent de la certitude à l'hésitation
pour aboutir parfois au renoncement » (Bonnin 1999 : 79). Elle est aussi lieu de focalisation
des économies épargnées pendant les années de l'émigration, espace de regroupement de la
famille. La maison peut devenir, par contre, pour les jeunes, un appendice d'un lieu
principal situé en France, lieu de loisir et d'affirmation de la réussite de la famille ailleurs
(Bonnin 1999:85-86).
Contrairement à ce qu'on le croyait, la notion de domus n'a jamais été unilocale, mais plurilocale (Bonnin
1995 : 26-27).
62
Pris dans cet « archipel résidentiel » (Remy 1999), le migrant n'est pas passif. À part sa
valise (de départ ou de retour), il amène avec lui toute une expérience et la transplante dans
chaque lieu où il s'arrête. Tout comme l'individu, le lieu est transformé, travaillé, adapté
(Sayad 1964). Abdelmalek Sayad renverse l'approche centriste, en attirant l'attention sur le
fait que l'étude de l'immigré ignore l'émigrant. Comme si « son existence commençait au
moment où il arrive en France, c'est Y immigrant - et lui seul - et non Y émigré qui est pris
en considération» (1999 : 56). Positionné dans le pays d'origine, Sayad analyse tout le
bouleversement social et identitaire du paysan algérien lors des déplacements en masse et
de force des années 1950 (Sayad et Bourdieu 1964). Il montre comment une intervention
externe dans la structure de l'habitat détermine d'une manière brutale les transformations
du mode de vie et des normes culturelles (Sayad et Bourdieu 1964 : 153). Plus important
encore, il est clair que la modification de l'habitat traditionnel accentue ou affaiblit les liens
familiaux, en déterminant l'apparition de solidarités d'un nouveau type, fondées sur le
voisinage et, avant tout, sur l'identité des conditions d'existence dans les bidonvilles
(Bourdieu et Sayad 1964 : 119).
Plus tard, Sayad intégra l'analyse de la situation du migrant dans un long processus de
transformation et d'adaptation qui commence d'ailleurs dans le pays d'origine (Sayad
1999 : 56). Alors, la recherche doit prendre en compte, d'une part, les variables d'origine,
c'est-à-dire « l'ensemble des caractéristiques sociales de dispositions et d'aptitudes
socialement déterminées, dont les émigrés étaient déjà porteurs avant l'entrée en
France »68; de l'autre côté, les variables d'aboutissement, c'est-à-dire « les différences qui
séparent les immigrés (dans leurs conditions de travail, d'habitat, etc.) en France même »
(1999:57-58). Les deux, les variables d'origine et d'aboutissement, sont égales et
impliquent une approche et une méthodologie similaires. L'abandon de la hiérarchisation
de valeur entre les deux parties, leur positionnement enchaîné et non pas en opposition,
facilite en fait la compréhension des gestes que l'im(é)migrant pose durant son périple, tout
en les sortant du discours négatif, discriminatoire et accusateur. La grande et luxueuse
(SR
Ces caractéristiques permettent « d'apprécier la position que l'émigré occupait dans son groupe d'origine,
comme l'origine géographique et/ou sociale, caractéristiques économiques et sociales de ce groupe, attitude
du groupe, du sujet lui-même à l'égard du phénomène migratoire, telle qu'elle est établie par la tradition
locale d'émigration, etc. » (Sayad 1999 : 57).
63
maison du pays d'origine, par exemple, se retrouve à l'intérieur du discours négatif, étant
traitée d'investissement fou, irrationnel et absurde. Le jugement devient plus aigu si on le
met en rapport avec les pratiques d'habitation en commun, souvent décrites par les auteurs
de l'immigration, dans le pays d'accueil. Entre ici et là-bas, le propriétaire, absent ou
présent, se confronte à une double réprobation. D'une part, il se confronte à la réticence de
sa propre société69. Que ce soit l'envie ou le désir, cette maison de rêve ou rêvée (de
Villanova 1994) est toujours entourée de sentiments forts. D'autre part, dans le pays
d'accueil, les pratiques résidentielles sont clairement condamnées car elles représentent un
affront à ce que le pays du centre « attend » de l'immigré, un travailleur utilisant l'argent
gagné d'une manière raisonnable.
Or, l'investissement ostentatoire dans des maisons, qui souvent ne sont pas finies ou
habitées, défie toutes les lois de l'économie en termes de profit et d'augmentation du
revenu qui implique automatiquement une amélioration de la situation sociale. Sans
abandonner entièrement les critiques de Sayad, nous pensons qu'une bonne connaissance
de l'autre facette de la situation peut donner une cohérence aux pratiques résidentielles dans
le contexte des cultures de la mobilité. À l'intérieur de leur contexte social, culturel et
politique, ces phénomènes trouveront leur logique et finiront par sortir du langage négatif.
Nous allons voir dans le cas du Pays d'Oas comment la mobilité du travail tire ses forces
d'un passé local qui oriente et qui, parfois, oblige les Oseni à ne faire qu'un seul choix,
celui de revenir et de construire, de construire et de repartir. Ce style de vie partagé entre la
construction de sa maison et les allers-retours entre ici et là-bas entraîne des répercussions
immenses non seulement sur le pays d'accueil mais également sur le pays d'origine. Sous
l'action humaine, les lieux changent parce que les individus changent. Car immigrer ne
signifie pas seulement se déplacer, partir ou revenir, mais surtout, si nous paraphrasons
Sayad, prendre avec soi son histoire, ses traditions, ses manières de vivre, de sentir, d'agir
et de penser, sa langue, sa religion ainsi que toutes les autres structures sociales, politiques,
mentales de sa société, bref, sa culture (1999 : 18).
Cette réticence ne vise pas seulement la maison, mais aussi l'ensemble du comportement de l'émigré
(Sayad 1999 : 83-84). La réticence peut être aussi inverse. Les immigrants qui, dès le retour dans leur pays,
n'arrivent plus à s'intégrer. Voir aussi Lefort et Néry (1984).
64
Cette mobilité totale amène certains auteurs à identifier même des modèles et des
comportements transnationaux, summum des pratiques économiques d'interaction, des
croyances culturelles, des hiérarchies de classes et identités ethniques qui se localisent sans
tenir compte des frontières70 (Basch 1994 ; Kearney 1996). Les approches transnationales
soutiennent que la migration et l'envoi d'argent devraient être analysés localement, en
termes de niveaux de développement du mouvement transnational, de décisions à mettre
sur pied une maison dans le sens total de household, de l'implication du changement de la
structure du groupe domestique et de participation de la communauté71 (Cohen 2001). Dans
le contexte d'une approche locale, cette fois dans le pays d'origine, l'étude du
fonctionnement et de la sémantique du householding peut être révélatrice.
Bien avant les Européens, les anthropologues américains de l'école de Chicago soulignent
et définissent les articulations sociales et culturelles en contexte de mobilité. Au début du
XXe siècle, les anthropologues s'intéressent au comportement de l'immigrant dans le
dessein de le faire sortir du réductionnisme biologique et raciste et le replacer dans le
quotidien social (Thomas et Znaniecki 1918). La description des récits de vie se plie sur des
trajets spatiaux individuels72, l'analyse de la décomposition et la recomposition de
l'organisation de la famille dans le pays d'origine va de pair avec le vécu dans le pays
d'accueil (Park 1921), etc. Au moyen de la psychologie sociale, Thomas et Znaniecki
attirent l'attention sur l'importance de l'individu ou des groupes qui l'emporte sur l'accent
mis par les anthropologues européens, allemands notamment, sur les classes, sur les codes
et les structures, bref, sur des « facteurs objectifs» (1984). À l'intérieur de ce nouveau
cadre épistémologique naît une sociologie de l'immigrant, articulée en rapport avec la
désintégration de la société traditionnelle et la réintégration des acteurs dans une nouvelle
structure sociale, celle de l'immigration et de l'individualisme capitaliste. La famille est
privilégiée car elle est, selon les auteurs, la clé de voûte de la société paysanne. La
Il y a une différence entre les effets de la migration transnationale sur le lieu d'origine, d'une part, et les
effets de la migration interne et de la migration permanente. En opposition à deux autres types de migration,
la migration transnationale se définit par un mouvement circulaire entre les communautés qui envoient et qui
reçoivent de l'argent, typiquement situées dans des Etats différents, et par l'engagement des migrants dans des
réseaux sociaux qui transcendent les frontières géographiques et politiques (Basch 1994 ; Guamizo et Smith
1998 ; Massey 1994 ; Rouse 1991).
71
Ces études visent surtout la migration transfrontalière Mexique - États-Unis (Cohen 2001 : 954-967).
72
Voir le cas du Polonais Wladeck (Thomas et Znaniecki 1984).
65
désintégration de ce que les auteurs appellent familial solidarity dans le pays d'origine
(Thomas et Znaniecki 1984 : 67) engendre la désintégration de toute une société.
L'adaptation de la famille d'immigrants dépend, selon les auteurs, non pas de la structure
familiale spécifique à la société d'accueil, mais essentiellement de ce qui se passe dans le
pays d'origine. L'échelle d'adaptation est différente en fonction de la distance du pays
d'accueil. Plus le pays, ou la ville, est proche, plus les relations se maintiennent. Le résultat
est une adaptation plus facile, mais une intégration plus réduite. Plus le pays est loin, plus
l'adaptation devient difficile alors que les chances d'intégration augmentent. L'explication
est l'éloignement de l'individu de l'influence de la famille (Thomas et Znaniecki
1984:75).
66
les immigrants et cette transformation prend souvent la forme d'une « dégradation », vision
qui, par la suite, sera contestée et critiquée.
L'approche de l'école de Chicago fait sortir l'immigrant du champ des préjugés ou des
schémas. Il n'est plus défini comme un homme marginal, un hybride culturel, partageant
deux cultures distinctes. D'où, le besoin de conceptualiser non seulement l'acteur qui se
trouve au cœur de la rencontre de plusieurs mondes, mais aussi le processus social et
culturel qui se déclenche suite à cette rencontre. Qu'on l'appelle transculturation,
interculturation, métissage, acculturation ou traduction73, le rapport entre l'individu et les
lieux n'est pas passif. Ils agissent l'un sur l'autre de manière réciproque.
De tous les concepts qui émergent, nous allons nous attarder sur celui de traduction que
Clifford Geertz définit à l'intérieur de la production ethnographique et de l'écriture de
l'autre. Pris entre deux cultures, la sienne et celle de celui qu'il étudie, l'ethnologue est
contraint de transformer le sens des phénomènes qu'il observe pour les rendre intelligibles
à ses lecteurs. Traduire « ne veut pas dire un simple remaniement de la façon dont les autres
présentent les choses afin de les présenter en termes qui sont les nôtres (c'est ainsi que les
choses se perdent), mais une démonstration de la logique de leur présentation selon nos
propres manières de nous exprimer» (Geertz 1986:16). En sortant de l'écriture
ethnographique, nous allons constater que l'acteur, pris dans une situation de mobilité,
opère le même type de traduction de l'expérience vécue ailleurs dans sa propre culture,
traduction qui lui permet de la rendre intelligible, accessible aux siens74.
73
Pour une analyse détaillée de ces concepts, voir Turgeon dans Ouellet (2003 : 383-402).
4
Tel que nous l'avons déjà constaté, les études sur les immigrants dans le pays d'accueil soulignent la
manière dont les arrivants essaient de s'adapter à la nouvelle situation et de concilier (ou non) la culture du
centre avec leurs propres convictions, ce qui conduit à une mutation des modèles originaires et des pratiques
cohérentes dans leur société de départ. Le facteur générationnel conserve toute son importance. Voir le cas
des Portugaises immigrées en région parisienne (Lévi 1977 : 287-298).
67
imite ou ignore, bref, il traduit75 son expérience plurielle. Autrement dit, la notion de
traduction « conduit toujours à dire l'autre dans les mots à soi et, donc, à ramener l'autre à
soi » (Turgeon 2003 : 385). À l'intérieur de ce concept de traduction, le cas du Pays d'Oas
devient plus qu'un lieu du retour ou d'investissement. Il est surtout un lieu de re(travail) de
toute une expérience sociale et culturelle vécue ailleurs. Le regard s'inverse forcément car
cette fois ce n'est pas le centre qui « domestique » (Goody 1979) la périphérie, mais la
périphérie qui absorbe les énergies du centre ou de l'ailleurs afin de les « traduire » dans
une réalité particulière, marginale. Est-ce que la périphérie l'emporte sur le centre ?
Au sortir de cette littérature sur la maison d'origine, certaines limites se font jour.
Premièrement le regard centriste et la mise en miroir ont conduit à une hiérarchisation ou à
une opposition des lieux. Deuxièmement, et cette limite est en quelque sorte le résultat de la
première, les articulations timides de deux concepts jusqu'à récemment
irréconciliables : racines et routes. Grâce à James Clifford, routes et roots (mots
sémantiquement proche) vont ensemble car « roots always precede routes » ( 1997 : 3). Les
régions et les territoires culturels n'existent qu'à travers les contacts bien plus anciens, tout en
étant appropriés et disciplinés par le mouvement des gens et des objets76 (Clifford 1997 : 3).
C'est ici que se joue tout l'attachement de l'immigrant à SA maison, son acharnement à la
rendre très belle et très grande. Tout est là, son histoire, son ancrage, de même que sa
mobilité, sa dissipation dans le monde. Loin de représenter uniquement l'objet de
l'investissement de l'argent gagné ailleurs, pratique souvent critiquée et cataloguée de
« folie », la maison d'origine devient la matérialisation de tout ce que leurs propriétaires,
absents ou présents sont ou arrivent à être socialement et culturellement. En inversant le
syntagme de Lévinas, la maison qui, initialement représente le point de départ ou d'ouverture
vers le monde, arrive à matérialiser « le vestibule du départ vers l'intérieur de l'être qui
pendule entre le visible et le caché » (1999). Incorporée, la maison devient corps et réceptacle
(Bachelard 2004), entité psychique qui expose et communique tout un travail identitaire qui
rejoint passé et présent, le local et le global, l'installation et la mobilité.
75
Dans la lignée de Geertz, James Clifford adopte aussi le terme de « traduction », cette fois pour mieux
décrire la relation entre la mobilité et l'attachement ou déracinement et ancrage culturel (Clifford 1997 : 11).
Nous avons déjà montré la mise en question du concept classique de domus, attaché à la stabilité et à
l'unicité afin de le replacer dans le cadre de la mobilité toujours présente (Bonnin 1995 : 22).
68
2. DE « L'AUTEL DE PERGAME »
À LA MAISON SOCIALISTE EN ROUMANIE
Les deux termes, maison et identité sociale, sont tellement présents dans le langage
commun de la Roumanie actuelle que personne ne s'est posé les questions
suivantes : comment s'articulent-ils ? Pourquoi la maison est-elle le plus important enjeu
dans l'affirmation du soi ? Cette dernière question est pertinente dans le contexte où « avoir
une maison », qui exprime un besoin, est remplacé par un autre syntagme, à peu près le
même, mais qui contient une connotation qui touche le cœur de notre
problématique : « avoir une maison, mais pas n'importe quelle maison». Il y a quelque
chose qui s'ajoute à l'utilitarisme de la maison, quelque chose qui dépasse toute forme de
déterminisme extérieur, physique, géographique. Pour expliquer toute valeur ajoutée, il faut
se tourner vers la nature humaine qui se définit essentiellement par la culture, le seul champ
où l'on peut comprendre l'articulation de ces deux termes, maison et réussite. En ce sens,
un survol des discours scientifiques roumains sur l'architecture en général et sur
l'architecture rurale en particulier est nécessaire afin d'identifier les articulations théoriques
et méthodologiques liées au concept de réussite et d'identité sociale.
Il est difficile de parler d'une littérature ethnographique roumaine sur la relation entre
l'espace bâti et les constructions identitaires. Plusieurs explications de nature
épistémologique sont à l'origine de cette situation. Premièrement la séparation du matériel
de spirituel a longtemps marqué les études de la culture roumaine rurale ; deuxièmement, la
relation entre l'homme et l'environnement bâti a longtemps été ignorée.
Durant le XIXe siècle, la présence de la maison rurale dans les ouvrages dédiés à l'étude du
peuple est peu conséquente. Engagés au travail de construction de la nation, les intellectuels
de cette période s'intéressent plus à l'étude de la langue (Hasdeu 1898, Saineanu 1885,
69
1892), de la littérature populaire (Alecsandri 1852, 1853 ; Tache Papahagi77), des croyances
et de la mythologie populaire (Marian 1909, Niculita-Voronca, Densusuianu 1909, Candrea
1933-193478), les seuls instruments capables d'offrir une image générale et unitaire de la
culture du peuple et d'élaborer une culture élitiste roumaine. Or, afin de briller parmi les
cultures européennes, il fallait chercher et rendre connues les productions les plus parfaites
du peuple. Tandis que les peintres romantiques reproduisent des cadres bucoliques d'un
paysan serein et contemplatif79, les poètes découvrent dans la culture paysanne des
productions littéraires dignes de définir et représenter l'âme et l'esprit roumain80.
À l'opposé, les médecins seront les premiers à faire de précieuses observations à caractère
ethnographique sur le quotidien paysan, qui apparaît cette fois moins idyllique que l'image
projetée par les intellectuels romantiques. Portant leurs recherches sur les conditions
d'hygiène et de vie paysanne, ils découvriront la précarité, les pratiques autarciques
l'habitation, les multiples maladies, la saleté et la misère quotidienne. Les explications
tourneront toujours autour du manque d'éducation et de ressources ainsi que de l'ancrage
du monde paysan dans la tradition, sans oublier son isolationnisme à toute forme de
changement, de mouvement spatial ou social (Crainiceanu 1895).
11
En plus de son intérêt pour la littérature populaire, Pericle Papahagi est attiré par l'ethnographie. Par
exemple, dans le cadre d'un volume dédié à tous les genres littéraires, il s'attarde sur des détails
ethnographiques concernant l'habitation roumaine (dans Datcu 1998 : 142).
78
Parmi les thèmes abordés dans le « questionnaire folklorique », se trouve aussi des questions visant la vie
privée et sociale.
A cet égard, nous mentionnons Nicolae Grigorescu notamment, considéré comme le « peintre des
paysans ». Les toiles telles Maison paysanne, Paysan assis devant sa maison, Court d'une, Fourneau
domestique dans Rucar, Paysanne dans sa maison (1870-1872) reproduisent la maison rurale et des
instantanés de la vie quotidienne paysanne.
80
La découverte de Miorita et de Balada Mesterului Manole.
81
La séparation entre matériel et spirituel repose sur les revendications différentes du folklore et de
l'ethnographie ou de la manière dont les différentes écoles ont défini le champ d'étude des deux disciplines.
Selon le folklorisme anglo-saxon, le folklore étudie la culture orale, littéraire, musicale (Aarne, Thompson
70
focalisées entre autres sur la maison rurale. Le questionnaire intitulé « Les coutumes
juridiques du peuple roumain» (Hasdeu 1878:61) a pour objectif l'accumulation
positiviste, systématique et intégrante de la langue et de la civilisation matérielle et
culturelle du peuple roumain. Le village, la maison et les objets sont trois des principales
thématiques du questionnaire. Le résultat ressemble à un inventaire d'une rigueur inégale,
axé sur la description matérialiste de l'architecture, agrémenté parfois de mentions
concernant l'organisation de l'espace paysan ou l'art populaire82.
Une fois réalisés, les idéaux nationaux devraient êtres préservés. Les intellectuels du début
du XXe siècle intégreront alors la culture paysanne dans un dessein « de sauvegarde de
l'authenticité de l'art paysan » afin de pouvoir prouver la continuité du peuple roumain
(Popovat 2002). On s'intéresse alors à la culture matérielle, la seule capable d'offrir les
« épreuves palpables » de l'unité et de l'ancienneté de la nation roumaine. « Transportée de
la forêt, sculptée par les paysans, primitive et sans autre valeur intrinsèque », la maison
paysanne est érigée au rang « d'autel pergameïque en Roumanie » (Tzigara-Samurcas
1936 : 175), vrai témoignage «d'une culture bien solide» (Hahn 1936 cité par Tzigara-
Samurcas 1936 : 175). La maison paysanne devient ainsi le véritable instrument de
représentation d'une identité nationale parmi les grandes nations de l'Europe83.
1928 ; chez nous, Hasdeu 1887. En revanche, l'ethnographie allemande s'intéresse à la culture matérielle
exclusivement, étant en ce sens plus proche de l'ethnographie française.
82
« Etimologicum magnum romaniae » est plus qu'un dictionnaire. Les mots subissent une analyse qui
articule des informations linguistiques, étymologiques et culturelles. En prenant les mots de Dima, chaque
mot est une sorte de monographie (le texte du rapport au premier volume du dictionnaire, 1887). Pour Hasdeu
et la génération des linguistes qui suivra, la langue est la synthèse de l'esprit du peuple. En étudiant la langue,
on connaît en fait la culture d'un peuple (1972 : 6). N'oublions pas que la connaissance de la langue du peuple
faisait partie d'un projet de création culturelle d'une nation. Étant donné que les bases de ces nations devaient
être exemplaires, le quotidien des paysans ne représentaient pas un point d'intérêt.
83
Alexandre Tzigara-Samurcas, directeur du Musée National de Bucarest au début de XXe siècle, est le
premier à acquérir et exposer dans un musée pavillonnaire une maison paysanne intégrale. Il s'agit d'une
maison de 1875 entièrement faite en bois. Cette maison a aussi été présentée à l'exposition de Genève de
1925.
71
parfaitement dans l'esprit des grandes expositions exotiques européennes de la fin du XIXe
siècle, début du XXe siècle84. La seule différence est qu'en Roumanie, la maison paysanne
n'est que l'expression d'un autre type d'exotisme différent de l'anglo-saxon ou du
français : un exotisme paysan, plus proche mais aussi différent, destiné à un publique élevé
et citadin. Placée dans ce nouveau contexte, la maison paysanne la plus humble devient le
modèle digne d'être pris en considération par la culture savante et une synthèse de la
continuité de la nation et de la culture roumaine (Samurcas 1936).
L'absence d'études sur la maison dans la littérature sur la culture du peuple se justifie aussi
par l'attachement du folklore, encore dominant, à la philologie et à la linguistique, ce qui
fera du texte l'unique « matière » féconde pour la définition de la nation ou de la culture du
peuple roumain85. Ce n'est pas par hasard que le changement de perspective vient
d'ailleurs, du champ des géographes attirés de plus de plus par l'anthropologie et par la
méthodologie que les sciences sociales pourraient offrir à l'étude de la relation entre
l'environnement bâti et l'homme.
À partir des années 1920, les anthropogéographes élaborent les premières analyses
scientifiques de l'habitat paysan et du village. Ils attirent l'attention sur l'impératif d'une
étude à la fois de la culture matérielle et spirituelle du peuple (Mehedinti 1910, Vâlsan
1924). Contrairement à l'idéalisme romantique ou à l'élitisme des folkloristes,
« l'ethnographe ne doit pas partir avec l'idée préconçue de démontrer le sens pour le beau
du peuple. Il doit chercher les caractéristiques de la vie et de l'âme du peuple, malgré leur
nature. Souvent, les choses qu'on déconsidère pour leur modestie ou pour laideur peuvent
être des restes vénérables d'une culture ancienne »86 (Vâlsan 1971 : 589). La descente dans
84
Cette philosophie expositionnelle s'inscrit dans un mouvement plus large, européen, lié à la création des
nations. Ce processus s'appuie entre autres, sur la mise en valeur des cultures rurales, les seules ressources de
définition de l'authentique, de l'unicité et implicitement, de la différence par rapport à un autre non
nécessairement exotique, mais de proximité. La valorisation du Paysan conduit à la patrimonialisation de
celui-ci et de son monde par l'organisation d'expositions, de vernissages, par la fondation de musées de sites.
Le cas de Georges-Henri Rivière en Europe de l'Ouest et de son concept d'unité écologique est exemplaire
(Gorgus 2003).
Pour une critique détaillée de l'évolution de la recherche scientifique du folklore, voir H. H. Stahl
(1983: 19-56).
86
Ces fragments font partie de la conférence Menirea etnogrqfiei in Romania (Le rôle de l'ethnographie en
Roumanie) tenue à la « Société Ethnographie roumaine », Cluj, le 24 janvier 1924, publiée en « CULTURA »,
Cluj, Ann. I, nr. 2, mars 1924 : 101 - 106, et reproduite en Vâlsan (1971 : 587 - 592).
72
la cave (Bachelard 1957) proposée par les anthropogéographes conduira vers l'étude de la
réalité sociale telle quelle, conception théorique et méthodologique qui émergera à la fin du
XIXe siècle en Europe87 et qui sera adoptée par les sciences sociales émergentes en
Roumanie du début du XXe siècle. La maison paysanne quitta son piédestal afin de
devenir un objet de recherche et une source d'informations sur le fonctionnement du village
roumain. Elle se retrouve au milieu d'un débat théorique des anthropogéographes tels
Mehedinti et Vâlsan89 et des ethnographes comme Vuia90 qui, influencés par l'école
allemande de Ratzel et française représentée par de Martonne, énoncent les limites du
déterminisme physique et géographique. Selon eux, les facteurs géographiques sont
incapables d'expliquer la variété des gestes effectués par l'homme sur l'environnement et la
diversité des formes de l'habitat dans la même région. L'étude du rapport entre l'homme et
l'environnement bâti doit alors passer par les sciences sociales telles l'ethnographie (Vuia
1937).
Dans cette nouvelle équation, les facteurs géographiques ne sont que des « virtualités » ou
des « potentiels » dont la valeur est croissante en fonction de « la capacité de création... de
l'intelligence des peuples» (Vâlsanl920). Malgré la nécessité réclamée de l'étude de la
maison paysanne (Vuia 1937), les recherches sur l'habitat paysan continuent d'être prises
dans un dessein de démonstration de l'évolution du peuple roumain (Vuia 1937 :4) et,
implicitement, de compréhension de l'âme du peuple91.
7
Durkheim et Mauss avec la création de la sociologie en tant que discipline autonome, l'école
fonctionnaliste anglaise de Malinowski avec les contributions majeures à la méthodologie anthropologique
liée à la recherche du terrain pour ne pas parler de l'école allemande des anthropogéographes de Ratzel et de
l'école viennoise de P. W. Schmidt que les anthropogéographes roumains connaissaient très bien.
88
En Roumanie il s'agit notamment de D. Gusti.
i9
Entre les années 1911 — 1912, George Vâlsan étudie à l'université de Berlin en géographie avec le
géographe Albrecht Penck. Il s'intéresse parallèlement à l'ethnographie, et fréquentant les séminaires et les
cours de l'ethnographe Felix von Luschan. Il continue ses études à Paris, à la Sorbonne (entre les années
1913-1914). Il retourne ensuite au pays, où il obtient son doctorat. Il devient professeur universitaire à Iasi et
à partir de 1919, il continue à Cluj, aux côtés d'un groupe d'intellectuels très connus comme par exemple
Sextil Puscariu. À partir de 1929, il enseigne à l'université de Bucarest et ce, jusqu'à la fin de sa vie (Onisor
dans Vâlsan 1971 : 12).
90
Romulus Vuia est l'un des héritiers des idées des anthropogéograhes Mehedinti et Vâlsan. Dans les années
1922-1929, il mène des recherches ethnographiques dans la région de Transylvanie et du Banat. Ses intérêts
sont focalisés sur les établissements ruraux, les villages, les maisons, et la gospodaria de ces régions.
L'ouvrage qui en résulte et qui synthétise ses idées est Le village roumain de Transylvanie et Banat, publié en
1937.
91
Vâlsan 1927 : « Mediul fizic extern si capitalul biologie national », cité par Ion Cornea dans G. Vâlsan,
1971 : Opère, Bucuresti, Ed. Stiintifica : 75.
73
Malgré les critiques des anthropogéographes, l'analyse de la maison rurale plonge dans un
autre type de déterminisme, cette fois triadique : environnement bâti - occupations -
environnement naturel. Cette grille servira longtemps à l'identification et à la création des
typologies de l'habitat et de l'architecture rurale (Vuia 1937, Vladutiu 1973 etc.) ainsi qu'à
la définition d'un spécifique national (Blaga 1995). Elle desservira les approches orientées
vers une explication sociale du rapport que l'individu et la famille développent avec
l'environnement bâti92.
Entre les deux guerres mondiales, les sociologues de l'école de Gusti93 analyseront la
maison paysanne l'intérieur de la gospodaria (la maisnie), (Gusti 1941 : V). Entendue
comme « phénomène de vie totale »94, l'étude sociologique de la gospodaria vise une
analyse sous plusieurs angles : les facteurs naturels externes et internes ; la dimension
matérielle demande ensuite d'accorder une attention particulière à la maison et à l'homme
comme être biologique ; finalement, le spirituel, qui se focalise sur l'étude du groupe
familial, expression de la vie et des activités de l'âme des individus. Ainsi, culture
92
Par exemple, pour certains villages, l'emplacement de la grange devant la cour et sa grandeur qui dépasse
celle de la maison sont expliqués uniquement par l'existence de l'élevage des bétails comme occupation
principale. Cette position faciliterait l'accès à la rue (Vuia 1937:32). «Les exceptions» sont analysées
rapidement, étant mises au compte de l'état économique supérieur de ses habitants. (Vuia 1937 : 27).
>3
L'école de sociologie de Gusti est active durant à peu près trois décennies, à partir des années 1920
jusqu'en 1948 quand la sociologie en général, l'école et la chaire de sociologie fondée par Gusti sont mises à
l'écart. Dimitrie Gusti est le fondateur de la sociologie comme discipline en Roumanie. Formé à l'école
allemande de la première décennie du XXe siècle, connaisseur des travaux de Ratzel tout comme des
anthropogéographes roumains Mehedinti, Vâlsan ou de l'ethnographe Vuia, il organise les plus amples
recherches de terrain jamais connues en Roumanie. Adepte de la recherche monographique, il déploiera des
équipes formées de sociologues, de géographes, d'historiens, de médecins et d'architectes. Les résultats des
recherches des goustiens ont été publiés dans plusieurs volumes réunis sous le titre de 60 villages. Le IVe
volume est dédié à la typologie des villages roumains. À partir du sous-titre, « villages agricoles, villages des
bergers », on identifie une typologie occupationnelle qui dépend des facteurs géographiques telle la source
d'eau, le climat, le relief, etc., volume dirigé par Anton Golopentia et Dr. D. C. Georgescu, 1943, IV
Contributia la tipologia satelor romanesti. Sate agricole, sate pastorale (Contribution à la typologie des
villages roumains. Villages agricoles, villages des bergers), Bucuresti, Institutul de stiinte sociale al
Romaniei.
Introduction à la monographie du village Dragus, dirigée par Stefania Cristescu-Golopentia (1944 : 3-4).
74
matérielle et immatérialité se conjuguent dans une analyse exhaustive de ce que Gusti
appellera « la science de la nation », la sociologie (Gusti 1944 : 4).
Dans l'esprit d'une science totale, les sociologues de l'école de Gusti s'intéressent à tous
les aspects de la maison rurale : économique, juridique, hygiénique, familial, architectural
et symbolique (Golopentia et Georgescu 1943). Malgré le fait que l'analyse de l'aspect
matériel soit filtré principalement par les explications économiques, l'appel à d'autres
facteurs tels la mobilité spatiale, l'influence et l'imitation de l'Occident ou de l'Orient, le
fonctionnement de l'institution de la famille et la pression de la communauté nuancent
l'image de la relation que l'individu entretient avec l'environnement bâti. Cependant, « les
anomalies », c'est-à-dire tout ce qui sort de l'ordre, de la mesure, caractéristiques encore
fortes du village roumain, sont encadrées dans des explications économiques. Barbât fait
exception. Il mentionne sans toutefois développer « une fonction sociale » des gestes posés
par les gens sur l'environnement bâti (Barbât 1944 : 20). Ainsi, la maison en tant que signe
ou de symbole de la réussite économique et sociale est légèrement devancée par les portes
et les clôtures qui, à côté de la grange, « préoccupent les paysans plus que la maison en
soi » (Barbât 1944 : 10). Dans le but « de provoquer l'attention admirative de celui qui
regarde », les portes sont très hautes, massives, d'une apparence monumentale, parées
d'ornementations soignées [...] (Barbât 1944 : 10). La mise en comparaison ne laisse aucun
doute : « Le parement des portes des clôtures [...] démontre le soin du paysan pour le
visage social de la gospodaria [...] C'est pourquoi la maison paysanne paraît parfois
humiliée par le rayonnement de la porte» (Barbât 1944 : 10). Plus loin encore, Barbât
passe de l'extérieur de la maison vers l'intérieur afin d'attirer l'attention sur « la belle
maison » ou « la grande maison », susceptible d'être impliquée dans la logique de
l'exposition et de la communication d'« une fonction sociale» (Barbât 1944 :20)95. À
l'exception de celui-ci, le nombre de pièces, le volume de la maison (Bârlea et Reteganul
95
À Dragus, par exemple, la présentation des intérieurs des maisons dépasse d'une manière significative la
stricte utilité du mobilier ou l'apparence de propreté des murs. Chez les pauvres aussi bien que chez les
riches, le parement se caractérise par sa « généralité absolue », par une « structure uniforme » et finalement
« par sa fonction sociale » (Barbât 1944 : 20).
75
1941, IV : 28 ; Tirina 1941, IV : 72 ; Pavel 1941, IV : 120 ; Reteganul 1943, V : 12, etc.)96,
l'utilisation de matériaux nouveaux ou inhabituels97, l'apparition d'éléments additionnels à
la structure de base du bâtiment98 (Pavel 1941, IV : 18 ; Bârlea, Reteganul 1941, IV : 28-
29) sont directement liés aux moyens économiques des habitants.
96
Au village Balta de Bessarabie, par exemple, la maison d'un riche a de 4 à 5 pièces, celle d'un pauvre
possède une ou deux pièces (Tirina 1941, IV : 72). À Jidioara et à Marul (Banat) les maisons des pauvres sont
plus petites tandis que les riches ont de grandes maisons et ont plus de pièces.
Les maisons des riches sont en brique tandis que celles des pauvres sont en bois et en terre et en plus, les
murs ne sont pas droits (Pavel 1941, IV : 18).
98
II s'agit de târnat, une sorte de balcon placé devant la maison, la resserre ou de cerdac, un couvert placé
devant l'entrée principale.
"À Slobozia Turcului, les maisons ont à peu près la même grandeur, sauf que les gens ont l'habitude de parer
les murs extérieurs avec des objets (Tiriung 1941, IV : 104). Reteganul observe la même chose au village de
Cârligele, où les paysans embellissent le mur extérieur de leur maison orienté vers la rue avec de grands
miroirs (1943, V : 12). Plus tard, dans un ouvrage publié en 1987 sur Marginimea Sibiului, Paul Stahl signala
aussi que le mur orienté vers la rue attire les décorations les plus riches : « La partie la plus décorée de la
maison n'est pas la façade (orientée vers la cour) comme ailleurs, mais la partie située vers la rue »
(1987:73).
100
Par exemple, les maisons « des boyards sont construites en style occidental, certains toits ont la forme de
terrasse, avec des appartements séparés en fonction des nécessités d'un intellectuel aisé, tout en évitant les
éléments autochtones ». Par contre, les maisons des paysans présentent des murs en haie remplies de glaise. Il
n'y a presque pas de maisons en brique (Pavel 1941, IV : 18).
101
En 1954, dans un article programme intitulé « Problèmes de recherche dans le domaine de
l'ethnographie », Ion Vladutiu sélectionnera les analyses des Gustiens sur la maison rurale comme miroir de
l'état économique et de l'appartenance de classe afin de les intégrer à titre d'exemple de ce que l'ethnographie
76
Malgré ces quelques exemples, l'approche marxiste ne représente pas, pour la majorité des
goustiens, le cadre principal de l'explication des différences ou des ressemblances
architecturales. Les chercheurs attirent l'attention sur l'existence du même souci
d'imitation tant à la verticale qu'à l'horizontale. Les paysans plus aisés imitent102 à leur
tour les boyards, ce qui débouche sur une différenciation économique entre les familles de
la même couche sociale103. Les plus démunis aussi font de leur mieux pour « ne pas rester
inférieurs aux gens aisés et à chaque occasion, ils embellissent un petit coin de la maison
avec des choses apportées du marché... » (Reteganul 1943, V : 11). En ce qui concerne les
pratiques d'habitation, D. C. Georgescu et d'autres constatent que la grandeur de la maison
n'a rien à voir avec l'amélioration du confort, la promiscuité étant aussi bien fréquente chez
les boyards que chez les paysans (Georgescu 1943)104.
devrait être : une disciple capable de témoigner et de combattre l'exploitation de classe du paysan roumain.
La décontextualisation des interprétations de Constantinescu, surtout, et des auteurs qui publient dans l'ample
ouvrage 60 sate (60 villages) permet à Vladutiu d'avancer la théorie soviétique de « l'exploitation du peuple »
très à la mode dans les années 1950, sans toutefois rompre avec l'histoire récente des disciplines sociales en
Roumanie. Malgré l'attitude critique de l'école sociologique de Gusti et aussi de l'école ethnographique de
Cluj, le positionnement de Vladutiu légitime en fait l'annonce de la naissance d'une nouvelle ethnographie
destinée à combattre la souffrance du paysan, du peuple, et l'annihilation de l'exploitation bourgeoise
(Vladutiu, 1954, dans Studii si referate privind istoria Romaniei [Etudes et exposés concernant l'histoire de
la Roumanie], Travaux de la session de la section des Sciences Historiques, Philosophiques et Economiques
-Juridiques [21-24 décembre 1953], Édition de l'Académie de la République Populaire Roumaine, 1954,1ère
partie, 1954:245).
12
C'est le cas du cerdac (« couloir » situé à l'entrée de la maison), présent chez les maisons paysannes. Par
contre, la disparition de cet élément est expliquée « par le fait qu'il n'avait pas un rôle important » (Bârlea,
Reteganul 1941, V : 28-29).
103
Chez les plus riches « les meubles sont luxueux, peinturés, en conférant parfois une apparence lourde aux
habitations. Armoires, tables, chaises, lits - on rencontre aussi des lits en fer- tous achetés en ville... La
place des assiettes traditionnelles accrochées le long des murs est prise par des cadres de photos, par des
miroirs grossiers ou par des icônes. Les pièces semblent aménagées comme celles des villes : on trouve une
sufrageria, un salon, une chambre à coucher ou une chambre pour les invités. Chez les plus pauvres,
« l'intérieur est modeste, miroir de la misère économique - avec de petites fenêtres, sans ornements. Le lit est
simple, peu de chaises et une table primitive (Bârlea, Reteganul 1941, IV : 28-29).
104
La pratique d'habiter une seule pièce, autour du même feu caractérise tous les villages roumains,
indépendamment de la pauvreté ou de la richesse régionale, du nombre des membres ou de l'appartenance de
classe. Cet état des choses est expliqué par l'économie de combustible, par la primitivité des installations de
chauffage et d'éclairage, par les fenêtres rudimentaires et petites qui ne permettaient pas d'habiter
simultanément plusieurs pièces (Tirina, 1941, IV : 72). Plus tard, Paul Stahl privilégiera une explication
sociale, voire culturelle, à celle technologique. Selon lui, la pratique autarcique d'habitation correspond à
l'organisation de la maisnie dont le principe de base est : une maisnie - une maison - un seul foyer. Même s'il
y a plusieurs membres et plusieurs générations dans la même maison, même si elle a plusieurs chambres, ils
vont tous dormir, manger, se socialiser dans la pièce où se trouve le foyer (Paul Stahl 1978).
77
La maison en tant que signe de la réussite est devancée aussi par les vêtements, objets
d'investissement vivement condamnés par les chercheurs. « À Perieti, le manque de terrain
va de pair avec la course pour le luxe, pour des vêtements de la ville. Ainsi, souvent allons-
nous trouver des gospodari qui se sont endettés pour s'acheter du maïs, mais qui ont payé
comptant pour des vêtements », notent les auteurs d'un ton ironique et accusateur (Bârlea et
Reteganul 1941, IV : 36). Alors « il est dommage que l'argent destiné à la nourriture des
enfants soit mis sur le corps de la fille pour qu'elle paraisse plus belle devant les
villageois» (Bârlea et Reteganul 1941, IV : 36). Ils proposent même une solution à ce
« problème » de dépense « irrationnelle » : « Il faut apprendre au Perieteanu (l'homme de
Perieti) à se défaire de ses préjugés ; il lui faut plus de terrain et de meilleurs moyens pour
travailler et ensuite nous allons pouvoir lui demander de prendre soin de l'esprit et de
l'âme. L'illumination de l'esprit et l'ouverture de l'âme envers une vie plus pleine ne
peuvent pas se faire qu'à partir de l'amélioration de sa situation matérielle » (Bârlea et
Reteganul 1941, IV: 36).
Nous imaginons que de nos jours ils auraient changé d'avis car l'amélioration de la
situation économique n'induit pas nécessairement une réorientation des comportements
relatifs à l'argent. Cela pour la simple raison que l'investissement fonctionne dans une
autre logique que celle économique (Bourdieu 1973 ; Miller 2001). Il est clair que le
dessein se revendiquant des Lumières des campagnes monographiques ne pouvait pas leur
permettre de passer au-delà d'un discours moralisateur et ironique destiné à condamner
fermement les comportements « irrationnels». L'une des explications de l'écart entre la
théorie et la pratique matérialisée dans le monopole de l'explication économique des
pratiques liées à l'espace habité serait la double tâche des sociologues goustiens. Ils
devraient, d'une part, acquérir une connaissance scientifique du village et, d'autre part,
entamer des projets d'amélioration du niveau de vie et du niveau culturel des gens étudiés.
Ce militantisme conduit implicitement à une préservation de la séparation entre matériel et
spirituel et à un accent important mis sur l'aspect matériel105 afin d'identifier le plus vite les
10
Voir les recherches monographiques des 60 villages dirigées par Anton Golopentia et Dr. D. C. Georgescu
qui montrent que, à l'intérieur d'une typologie des villages en fonction de l'occupation, s'opère aussi une
typologie des maisons paysannes en fonction de la planimétrie, l'emplacement à l'intérieur de la gospodaria,
des matériaux et des occupations des habitants (1944).
78
besoins névralgiques des paysans et pour intervenir. Cette séparation est aussi déterminée
par la méthodologie de recherche et d'interprétation, car chaque problématique,
économique, matérielle ou spirituelle, est traitée par des auteurs différents, spécialisés, ce
qui ne permet pas de trouver des liens explicatifs entre les multiples niveaux de la culture
paysanne ou du fonctionnement du village en général106. Les limites des arguments
économiques et physiques sont encore plus patentes dans l'explication des comportements
humains par rapport à la maison dans le contexte de la mobilité spatiale.
C'est le cas de la monographie du village Vidra, où l'auteur constate que les maisons sont
irrationnellement placées sur des terrains accidentés, ne les rendant pas du tout pratiques107.
L'étonnement de l'auteur par rapport à la configuration de l'habitat paysan de Vidra va de
pair avec une autre liée à leur métier principal, celle de commerçants ambulants108 d'outils
en bois. En mettant en balance leur revenu, généralement très faible et les conditions de
déplacement, l'auteur arrive à la conclusion que cette occupation est irrationnelle car elle
n'améliore pas le niveau de vie des gens. De plus, ce métier suscite de mauvaises
habitudes, telle que voler du bois des forêts environnantes. Ces pratiques s'opèrent dans un
contexte au sein duquel « une agriculture de subsistance aurait pu être pratiquée afin de
gagner leur vie et celle de la famille » (Florescu 1943, V : 98). La conclusion au cas de
Vidra est intéressante. Aucun déterminisme en vue. Aucun facteur extérieur qui affecterait
le comportement des Vidreni. Ils ne peuvent pas se débarrasser du commerce ambulant
pour la simple raison qu'il est « organique ». Partir et revenir représente « le cadre de vie
dans lequel ils se sentent très bien intégrés, qui dépasse la frontière d'un village... »
(Florescu 1943, V : 171). Ce style de vie a aussi un effet visible sur leur comportement et
106
Voir le cas de la monographie de Dragus où les manifestations spirituelles sont traitées par Stefania
Cristescu-Golopentia 1944). Les aspects économiques sont ensuite pris en charge par Al. Barbât, etc. (1944).
Plus tard, H. H. Stahl critiquera cette méthodologie qui, selon lui, nuit à l'unité et à la cohérence interprétative
du fonctionnement du village (Stahl 1983).
107
« J'ai l'impression qu'aucun visiteur ne sera capable de traverser un village motesc sans se poser la
question « pourquoi telle maison est-elle placée dans tel lieu ? ». On a l'impression qu'ici - et je pense que
c'est ça la vérité - il y a des habitations [...] qui résultent des combinaisons de lieux accidentés, recherchés
volontairement [...] » (Florescu 1943, V : 98). L'unique explication fournie par l'auteur est la familiarisation
des villageois avec le lieu accidenté car la configuration géographique du terrain ne justifie pas du tout
l'entêtement des gens de continuer de se faire construire des maisons dans les endroits inappropriés.
108
Les observations méthodologiques de l'auteur sont très intéressantes. Afin de comprendre le mode de vie
des habitants de Vidra, Florescu propose une sorte d'anthropologie de la mobilité. Selon lui, le chercheur
devrait suivre les gens de Vidra dans leurs pérégrinations afin de voir comment ils habitent, ce qu'ils mangent
et quels sont leurs contacts avec les gens des régions où ils vendent leur marchandise (Florescu V, 1943).
79
sur leur habitat car, selon Florescu, ils sont plus impulsifs, plus habiles et plus instables
(1943, V : 170), traits qui viennent en contradiction avec le comportement typique du
paysan, sédentaire, calculé, équilibré.
80
Barbât est le seul à dégager l'analyse du matériel du monopole des explications
économiques en procédant à une approche sémiotique. Selon lui, la fonction utilitaire d'un
objet peut être moins importante que celle de signe capable de communiquer un événement
social compris que par la communauté elle-même (Barbât 1944:29). Pareil au signe
linguistique (Jakobson 2003) et au costume (Bogatyrev 1934), les objets d'art signifient et
communiquent par la matière et par la signification l'état de la société, d'une communauté
(Barbât 1944). Tout en relativisant l'importance que les folkloristes ont accordée aux
interprétations esthétisantes de la culture matérielle paysanne, l'auteur montre l'existence
d'autres critères de la définition du « beau ». La fudulia par exemple, terme qui en roumain
signifie un mélange de fierté et d'arrogance affichées, domine souvent les gestes posés par
les paysans sur leur maison (Barbât 1944 : 19). Un objet frumos (beau) doit alors être mare,
«grand» 1 , «en bon état », « dispendieux », «uniforme», c'est-à-dire «pareil aux
autres» (Barbât 1944:3). Ces caractéristiques ne sont visibles qu'à l'intérieur de la
société. Séparés de leur cadre, les objets perdent leur signification et leur fonctionnalité
originaires et arrivent à refléter la vision des choses des spécialistes (Barbât 1944 : 3). Cette
perspective d'analyse à laquelle nous adhérons permet en fait de lier à nouveau le matériel
et le culturel. Elle donne lieu à une analyse plus profonde de la signification et la fonction
de la maison paysanne à l'intérieur de la société.
Après la Seconde Guerre mondiale, Dimitrie Gusti et son école sociologique sont vivement
contestés . L'institut social roumain et la Chaire de sociologie sont supprimés, les seuls à
être épargnés étant les Musées du Village, le Musée d'art populaire et l'Institut d'Histoire
109
Cette vision ne touche pas seulement les objets mais aussi le corps. Plus une femme est corpulente, plus
elle est belle. Une femme mince n'est pas belle. En plus, cela peut compromettre la famille entière, le chef de
la famille notamment qui ne prend pas soin de sa femme et, par extension, de la famille et de la gospodaria.
11
L'arrivée au pouvoir du régime communiste détermine l'apparition des nouvelles exigences adaptées aux
nouvelles exigences idéologiques. Ainsi, le financement des recherches monographiques est accompagné par
des recommandations sous forme de lettre officielle, adressée à Gusti, où on communiquait que « ...la
sociologie roumaine, formellement considérée comme une sociologie rurale, doit devenir premièrement une
sociologie des centres industriels et de la classe ouvrière », (Scrisoarea Comisiei ministeriale pentru
redresarea economica si stabilizarea monetara [Lettre de la Comission ministérielle pour la réhabilitation et
la stabilisation monétaire] (1947), dans Dimitrie Gusti, 1971 : Opère, vol. V, Ed. Academiei, Bucarest : 419,
reprise par Jean-Louis Durand - Drhouin et Lili-Maria Szwengrub (dir.), Rural Community Studies in Europe,
vol. 1, 1981, Paris: 212.
et de l'Art (Stoica 1995 : 381) qui abriteront la plus part des chercheurs et des disciples
formés dans le cadre de l'école de sociologie de Dimitrie Gusti. Les sociologues et les
ethnologues deviennent des « spécialistes » en histoire de l'art populaire, publiant des
nombreuses études sur la culture matérielle rurale, plus particulièrement sur le costume
(Banateanu 1955; Focsa 1957; Irimie 1957, 1958), les textiles (Banateanu, Focsa et
Ionescu 1957 ; Dunare, Focsa 1957 ; Dunare 1957, 1959) et la maison (Ionescu 1957). Une
autre alternative est de travailler dans des musées d'art populaire ou d'histoire qui
reprennent la fonction éducative des instituts de recherche supprimés et qui poursuivent le
travail idéologique de l'État (Poulot 2006, Pomian 1990). Cette abondance de publications
s'explique par l'instrumentalisation des études sur l'architecture paysanne et sur la culture
paysanne en général par l'idéologie socialiste. Le but était la naissance de 1' « homme
nouveau » qui devait habiter dans un environnement nouveau défini conformément aux
principes de l'égalitarisme, du modernisme et du confort possibles par l'effacement de la
différence entre la ville et les villages, et entre les classes sociales, par l'amélioration du
style de vie et du confort par un fort processus d'industrialisation et de standardisation de
l'habitat (Vladutiu 1954:230-284). La culture matérielle, c'est-à-dire la maison et
l'architecture rurales, sortent alors de plus en plus du bouillonnement monographique afin
de devenir des sujets autonomes d'importance nationale. À partir de la deuxième moitié des
années 1950, les spécialistes reprennent des termes interdits en les redéfinissant dans des
termes socialistes (Verdery 1991 : 90). Dans le domaine de l'architecture, les qualificatifs
«paysan» ou «rural» sont remplacés par «populaire» (Stahl 1998:39). Les études
d'architecture « du peuple » sont incorporées de plus en plus au domaine de l'art et de
l'esthétique populaire112. Malgré le changement de cadre idéologique, il n'y a pas eu une
politique claire de ce qui est interdit et de ce qui ne l'est pas (Ionescu 1957 : 7-8)11 . Toute
la littérature qui apparaît après la Seconde Guerre mondiale sur l'architecture en général en
est une oscillante, résultat des contraintes, de détentes idéologiques.
Le discours de construction « de l'homme nouveau » est central dans presque toutes les idéologies des
régimes totalitaires. Pour plus de détails, voir Boia (1999) ; Arendt (1972 [l ere édition 1951]).
112
En 1998, Paul Stahl se rappelle des années 1950 lorsque lui et Paul Petrescu, sociologues cachés sous le
nom de « chercheurs scientifiques de l'art populaire » publient des articles sur la maison rustique (Stahl
1998:39).
113
«Les faits culturels du peuple, concrétisés dans bien des témoignages — constructions profanes ou
religieux, objets de la maison, tissus, costume etc. — démontrent qu'il y a une unité de conceptions, un lien
évident entre toutes les réalisations du passé, sur le territoire entier du pays. L'unité de caractère et de style
constitue le trait fondamental, la particularité de notre art populaire (Ionescu Grigore 1957 : 8).
82
À partir de 1948 et jusqu'en 1964, le principal dessein du pouvoir communiste est
d'élaborer les bases de « la nouvelle société communiste », projet de construction dans
lequel toutes les sciences sociales devraient s'impliquer activement. Premièrement, les
sciences sociales devaient abandonner « l'idéalisme » nationaliste afin de plonger « dans la
réalité » concrète de la vie du paysan, le seul moyen de démasquer « l'exploitation ardue du
peuple par les capitalistes et les boyards» (Vladutiu 1944:239). Cette exigence avait
comme cadre la théorie officielle de l'exploitation de la souffrance du peuple (Stahl
1998 :42) d'origine soviétique qui domine le discours scientifique de cette période. La
reprise du matérialisme marxiste plonge alors l'ethnographie dans l'analyse de la culture
matérielle, particulièrement des habitations et des établissements (Vladutiu 1944 : 245) car
« dans la réalité, les conditions matérielles de la vie des gens conditionnent leur façon
d'être, leur vie, leur conscience, etc. » (Vladutiu 1944 : 253). Par conséquent, entre 1953 et
1958, la maison d'édition Technique (Tehnica) organise d'amples recherches114 et publie
des ouvrages sur la maison rustique de plusieurs régions de la Roumanie115. Le but était de
publier 16 volumes sur l'ensemble de l'architecture paysanne roumaine, études réalisées
principalement par des architectes" et des ethnographes117. Il en résulte un inventaire
gigantesque de la culture matérielle, des typologies régionales des maisons en fonction de
la planimétrie, des matériaux de construction et des occupations des habitants. Ainsi, les
114
Ce projet est aussi un exemple de la manière dont des chercheurs formés dans le cadre des recherches
monographiques d'avant-guerre sont réintégrés dans des nouveaux projets qui cette fois, devraient répondre
aux exigences du pouvoir. Je mentionne Paul Petrescu et Paul Stahl, sociologues transformés en « spécialistes
en art populaire », les architectes, Florea Stanculescu et Adrian Gheorghiu. Les deux derniers collaboraient
aussi dans le cadre de ITCSOR (Institut pour la construction et la systématisation des villes), aux côtés des
géographes Vintila Mihailescu et Victor Trufescu, des économistes (Stahl 1998 : 39). Le but de la recherche
était de faire une ample typologie de l'architecture paysanne roumaine. (Stahl 1998 : 39).
11
Stanculescu, Gheorghiu, Petrescu 1956, Arhitectura populara romaneasca. Regiunea Hunedoara
(L'architecture populaire roumaine. Région d'Hunedoara), édition Tehnica, Bucarest; Stanculescu,
Gheorghiu, Petrescu 1957 : Arhitectura populara romaneasca. Regiunea Dobrogea (L 'architecture populaire
roumaine. Région de Dobrogea), édition Tehnica, Bucarest ; Stanculescu, Gheorghiu, Petrescu
1957 : Arhitectura populara romaneasca. Regiunea Ploiesti (L'architecture populaire roumaine. Région
Ploiesti), édition Tehnica, Bucarest; Stanculescu, Gheorghiu, Petrescu 1958 : Arhitectura populara
romaneasca. Regiunea Bucuresti (L'architecture populaire roumaine. Région de Bucarest), édition Tehnica,
Bucarest.
116
II s'agit principalement de Florea Stanculescu et Adrian Gheorghiu qui vont publier plusieurs ouvrages,
notamment sur l'architecture rurale (Stanculescu 1958. Arhitectura Populara Romineassa : Regiunea
Bucuresti (L'Architecturepopulaire roumaine. La région de Bucarest), Bucarest, Editura Tehnica). Pour plus
de détails sur le rôle de l'architecture paysanne dans la discipline de l'architecture voir Paun (2003).
" Il s'agit notamment de Paul H. Stahl et de Paul Petrescu, formés dans l'école de Gusti et qui, dans les
années 1950 étaient collaborateurs à l'Institut d'Art de l'Académie.
83
interprétations sociologiques sont délaissées au profit de la description purement
matérialiste.
La seule contrainte était l'obligation de faire référence à toute population ayant un lien avec l'Union
Soviétique tels les Russes, les Ukrainiens ou aux Lipoveni (anciens Russes). Dans ses articles sur la maison de
Bukovine, Paul Stahl accorde une attention particulière aux Hutuli et aux Rusini, des populations russophones
qui habitent la région.
119
La conférence de Paul Petrescu, Paul H. Stahl sur la maison de Dobrogea a eu lieu pendant la session
générale de l'Académie R.P.R. en juillet 1956. Le titre était « Inrâuririle vietii sociale asupra arhitecturii
taranesti din Dobrogea » (« L'influence de la vie sociale sur l'architecture paysanne en Dobrogea »). Cette
communication sera publiée en 1957 dans la revue Études et recherches d'histoire de l'art (Studii si cercetari
de istoria artei).
Paul Petrescu connaissait très bien les dernières orientations européennes et surtout anglo-saxonnes de
l'anthropologie de la maison et du material culture, notamment les ouvrages de Rapoport.
84
migration, l'appartenance ethnique et culturelle intimement liées à l'organisation de la
famille121 sont les plus importants (1965 : 25-39).
Une troisième thèse est la proposition d'une ethnographie du présent, la seule capable de
montrer comment le peuple vit, nécessaire afin d'améliorer la situation malheureuse du
paysan. Le nouveau cadre temporel conduit à une vive contestation de l'ethnographie
ruraliste qui condamnait les influences citadines sur le village et qui focalisait ses intérêts
sur le monde rural. Cet exclusivisme aurait privé le paysan des bénéfices du progrès, tout
en le condamnant au nom de la préservation de la tradition, à rester pris dans la pauvreté et
à être à la merci des exploiteurs (Vladutiu 1954 : 250).
121
Par exemple, chez les Tatars, le village aux demeures sans clôtures mitoyennes rappelle la disposition des
tentes d'un camp. Cette configuration s'expliquerait par l'origine de la population venue des steppes russes.
De plus, l'organisation de l'espace de la maison et son aménagement se rattachent à la forme de « grande
famille » qui habite une tente. D'ailleurs, cet héritage expliquerait aussi la différence d'ornementation entre
l'extérieur très simple et sobre et l'intérieur chargé d'objets et de décorations (Petrescu et Stahl 1956 : 35).
Les maisons des Lipoveni (anciens Russes) rappellent des maisons d'origine russe par leurs toits à deux
pentes, les grandes poêles et les décorations colorées des frontons et des portes. Les Allemands ont les
maisons très bien rangées et puissantes tandis que les logis des Bulgares et de Roumains ont des toits à quatre
pentes, un âtre dans le vestibule central et des poêles aveugles dans les chambres (Petrescu et Stahl 1956 : 40).
122
Les amples recherches de Bicaz, effectuées entre 1954 et 1960 et organisées par l'Académie de la
République Socialiste de Roumanie, se concrétisent dans plusieurs publications telles Etnografia Vaii
Bistritei, zona Bicaz (L'ethnographie de la Valée de Bis trita, la région de Bicaz), parue en 1973.
85
123
finit avec un accent évident mis sur le matériel et sur les descriptions insistant sur les
fonctions utilitaristes et esthétiques de la maison et de l'aménagement intérieur124.
Stahl et Petrescu125 font exception. Leur cheminement les éloigne d'une part de l'héritage
monographique et, d'autre part, des typologies architecturales descriptives nombreuses
dans les années 1950. Adeptes de la sociologie historique d'H. H. Stahl126, le père de Paul
Stahl, ils accusent la séparation entre matériel et spirituel dans les recherches sur la maison
paysanne, l'ignorance de la perspective historique et le passage de l'analytique au
matérialisme descriptif. Dans la lignée de H. H. Stahl, la maison représentera pour Paul H.
Stahl et Petrescu l'un des «problèmes prioritaires» de la vie sociale (Paul Stahl 1958,
1959, 1964).
Finalement, les professeurs, les médecins, les gens ordinaires, en en seul mot, le peuple
devraient être les premiers artisans de la nouvelle ethnographie (Vladutiu 1954 : 282). Cette
thèse annonce en fait le début d'une période où la collecte ethnographique et folklorique
devient un sport national. À l'intérieur de cette course dans laquelle surtout les professeurs
de campagne s'intéressent à l'étude de leur village d'origine ou au travail, le START (le feu
de départ) se donne toujours sur le territoire de la maison traditionnelle. Elle est décrite,
analysée, sélectionnée en fonction de l'authenticité et de son ancienneté, dessinée, les plans
crayonnés afin d'élaborer des conclusions sur la beauté, la perfection et l'équilibre de l'art
paysan. Tout le monde devient le spécialiste en « traditions et coutumes du peuple
roumain ». Même aujourd'hui, n'importe qui sait quelles sont les attentes d'un folkloriste
23
Petrescu 1969, dans Vladutiu (1973 : 111).
" Voir par exemple un autre ouvrage paru à la maison d'éditions Tehnica : Ionescu Grigore 1967,
Arhitectura populara romaneasca (L'architecture populaire roumaine), Bucarest.
Paul Petrescu participe aussi à la recherche organisée à Bicaz, en publiant des ouvrages déjà mentionnés à
la note 38. La différence d'approche entre les articles liés à la recherche de Bicaz et la recherche entreprise à
côté de Stahl démontre en fait la duplicité scientifique de plusieurs chercheurs afin de contourner la censure
communiste et les caprices idéologiques.
H. H. Stahl a participé à toutes les initiatives scientifiques de Gusti qui a créé pour lui en 1943 une chaire
de sociologie rurale auprès de sa chaire de sociologie générale (Paul Stahl 1998 : 42). Adepte plus de la
sociologie historique, Stahl critiquera la méthode monographique trop exhaustive et trop utopique (H. H.
Stahl) car il n'est pas facile de passer de la simple description à la compréhension causale de phénomènes
sociaux (Vladutiu 1973 : 106). Pour de plus amples informations, voir H. H. Stahl (1939 : 225-229 ; 1972)
etc.
86
ou d'un ethnologue. Ainsi, l'accumulation impressionnante de matériel conduit en fait à
une ethnographie qui, finalement, engloutit et étouffe l'ethnologie.
À la fin des années 1950, les projets ethnographiques gigantesques menés dans le cadre de
la Maison d'édition Techniques sont mis à néant par le comité central, qui considérait que
les volumes contenaient « trop de misérables masures et trop de croix » (Stahl 1998 : 40 ;
Stahl, Petrescu 2004 : 7). L'arrivée au pouvoir de Ceausescu et la séparation de l'influence
de l'Union soviétique (1964) conduisent au remplacement de l'internationalisme soviétique
par le retour aux théories nationalistes, récupérées et adaptées afin de justifier d'autres
grands projets de transformation de la société roumaine, entre autres la systématisation de
l'architecture, l'urbanisation des villes et l'industrialisation massive.
À partir de la moitié des années 1960, ces projets de changement du visage du pays
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127
Ces projets reposent sur une base institutionnelle créée dans les années 1950. Ces institutions mèneront
d'amples projets visant l'architecture (urbaine, rurale, industrielle, sociale). En 1949 apparaît l'Institut
technique en constructions (Institutul de proiectari de constructii, I.P.C.). En 1950 prend naissance l'Institut
de recherches en constructions (Institutul de cercetari in constructii, I.C.C.) En 1952 a lieu la restructuration
du département de l'architecture et de l'urbanisme, en se transformant en comité d'Etat pour Constructions,
j\rchitecture et Systématisation (Comitetul de Stat pentru Constructii, Arhitectura si Sistematizare,
C.S.C.A.S.). Le but de ces institutions était la recherche de méthodes techniques capables de construire le plus
de bâtiments possibles, avec les moyens les plus bas et dans le temps le plus court (Ionescu 1969 : 3-55).
128
Ion Vladutiu, l'auteur de la première synthèse de l'ethnographie roumaine (1973) dégage trois grandes
directions de recherche dans l'ethnographie en général de cette période : la première serait l'étude des
problèmes méthodologiques de la recherche ethnographique ; la deuxième, « l'étude du thésaurus de notre
culture nationale » ; la dernière orientation s'intéresserait « à l'étude du phénomène ethnographique
contemporain » (1973 : 109).
129
II importe de mentionner ici le rôle de « La Société roumaine d'ethnographie » de Cluj fondée en 1922 et
transformée plus tard en « Centre d'études ethnographiques » de Sibiu, ainsi que de l'apport de deux
personnalités, Romulus Vuia et Vâlsan. Malgré une thèse théorique soulignant la nécessité d'une étude
cumulée de la culture matérielle et spirituelle (Vuia 1930), les ethnologues de Cluj plongeront dans une
87
ethnographiques régionaux et locaux, vrais laboratoires d'étude de l'architecture rurale, de
l'aménagement intérieur130, de l'art populaire, de la culture matérielle et même spirituelle
liée à l'habitat (Stoica 1973 ; 1984 : 12 et 17-18). Le déplacement de la recherche de terrain
dans le musée éloignera l'ethnographie de la dynamique de la société paysanne. Ainsi, on
aboutit à une idéalisation du monde paysan. L'habitat paysan est décrit en termes de
perfection et d'équilibre des formes, d'harmonie artistique et de simplicité, vertus héritées
des ancêtres nobles, les Daces et les Romans131. Plusieurs études sur le bordei, (taudis), une
construction rudimentaire considérée comme la plus ancienne forme d'habitation sur le
territoire roumain, mettent en évidence les ressemblances avec les maisons sculptées sur le
Colonne du Trajan de Rome (Antonescu 1984 :242, 243, etc.). À l'instar du costume, la
maison paysanne acquiert ainsi la fonction de représentation de la spécificité d'un village
ou d'une région sur la scène nationale. Tout comme au début du XIXe siècle, elle
matérialise la preuve de l'ancrage de longue date de la nation roumaine dans ces terres
(Stoica 1984).
L'autre discours des années 1960 - 1980 est progressiste. Il est axé sur une éthique du
travail et de la productivité (Verdery 1994 : 79). En ce qui concerne l'architecture rurale, on
identifie deux attitudes. La première, plus dominante et plus visible, fait l'éloge du nouveau
visage du village roumain : les maisons standardisées, les bâtiments à destination sociale et
culturelle font l'objet de fierté du peuple car elles représentent l'expression d'une nouvelle
éthique sociale fondée sur l'idée de l'amélioration économique et sociale de la vie des
analyse matérialiste de la culture paysanne, avec un accent important sur la description matérialiste de la
maison rurale et sur des typologies architecturales. Par exemple, l'étude de Romulus Vuia sur la maison de
Transylvanie devient une sorte de Bible pour les ethnographes intéressés par l'étude de la maison rurale. Voir
aussi Butura (1978). En 1992, Iordan Datcu publie la deuxième partie du travail de Butura axé sur la culture
spirituelle roumaine (Cultura spirituala romaneasca, Minerva, Bucuresti). Dans la préface de ce dernier
ouvrage, Datcu reproduit les mots de Ion Muslea, l'un des plus importants folkloristes de Cluj-Napoca et de la
Roumanie, qui regrettait l'intérêt exclusif de Butura pour la culture matérielle (Datcu 1992 : 5). Voir aussi
Florea Bobu Florescu et Marcela Focsa, « Observatii cu privire la arhitectura si interiorul din comuna
Vrâncioaia (Vaslui) - Vrancea » [Observations sur l'architecture et sur l'intérieur des maisons de la comune
Vrâncioaia (Vaslui) - Vrancea)] dans ***, 1965 : Studii si cercetari de etnografie si arta populara [Etudes et
recherches d'ethnographie et d'art populaire], Muzeul de Arta Populara al Republicii Socialiste Romania,
Bucuresti: 311-324.
0
Viorica Pascu, « Organizarea interiorului popular nasaudean » [L'organisation de l'intérieur populaire de
Nasaud] dans L'annuaire du Musée ethnographique de la Transylvanie, 1971, Cluj : 112.
1
« En ce qui concerne l'habitation, nous pouvons affirmer qu 'il n'y a pas grande différence entre la maison
paysanne d'il y a un demi siècle telle qu 'elle était dans certains endroits isolés des Carpates, et la maison des
anciens », http://civiIizatiadaca.dap.ro/Cultura2.htm.
88
paysans (Ionescu 1969: 11 ; Stahl 1964). L'autre attitude, plus timide et moins visible,
appartient à certains ethnologues qui, suite à des recherches de terrain, attirent l'attention
sur la dynamique du monde rural et donc, sur l'émergence de nouvelles problématiques.
Les ouvrages émergeants mettent alors l'accent sur les caractéristiques de la nouvelle
architecture rurale et sur ses liens avec la maison traditionnelle (Petrescu et Stahl 1960 ;
Petrescu 1975 ; Petrescu, Stoica 1981)132. Le développement du second discours est très
important pour nous car il signale l'apparition d'une nouvelle problématique qui a mis dans
l'embarras, et le fait encore, bien des ethnologues. En effet, cette maison qui, malgré son
emplacement au milieu rural, ne peut plus être analysée avec les moyens traditionnels. Elle
est à la fois semblable et différente des constructions traditionnelles en termes de
signification, de forme, de structure et de manière de l'habiter et de l'aménager.
132
L'existence de deux discours ne correspond pas nécessairement à des camps scientifiques différents. La
majorité des ethnologues a joué avec les deux afin de contourner la censure, condition sine qua non à la
publication.
89
3. JEUX D'ECHELLES. DU MONUMENTAL NATIONAL
OU MONUMENTAL INDIVIDUEL
Ainsi, case noi (« les nouvelles maisons ») (Stahl 1969 : 170 ; Vladutiu 1973 ; Stanculescu
1966, Petrescu 1975 : 146-147) appelées parfois vile românesti (« des villas roumaines »)
133
Le sujet de la relation entre la ville et le village n'est pas nouveau. Nous avons déjà montré comment les
goustiens ont analysé les effets de la migration ou de la mobilité des gens du milieu rural vers la ville et
même, ailleurs. La grande différence est que, tandis que les goustiens voyaient les contextes de mobilité d'un
mauvais œil, pour les ethnologues des années 1960, 1970, la dynamique spatiale des populations rurales
représente le mécanisme d'amélioration du standard de vie, dimension très valorisée par l'idéologie
communiste. Voir aussi G. Vladescu-Racoasa, Débuts d'industrialisation à un village roumain, dans ASRS,
XIII (1936) : 470-473 ; A. Golopentia, Gradul de modernizare a regiunilor rurale aie Romaniei (Le degré de
modernisation des régions rurales de la Roumanie), dans SR, IV (1939-1942), nr. 4-6 : 209-217 ; E. Botis,
Urbanizarea taranului roman, dans « Revista Institutului Social Banat-Crisana », VIII (1940), nr. 37-
38:639-652; IX (1941), nr. 1-4:105-112; C. Grofsoreanu, Influenta industrializarii asupra taranului
roman (L'influence de l'industrialisation sur le paysan roumain) dans SR, IV (1939-1942), nr. 1-3 : 22-24 ;
M. Cernât, Orasul, satul si regiunea urbana (La ville, le village et la région urbaine), dans « Caminul
cultural », Bucuresti, XI (1945), nr. 11-12 : 848-861.
134
Certains scientifiques, historiens surtout, ont cherché à démontrer que le processus de standardisation de
l'architecture rurale est plus ancien, fait qui, implicitement, légitimerait les derniers projets de changement.
Pour plus de détails, voir Andrei Panoiu, Arhitectura si sitematizarea rurala injudetul Mehedinti. Sec. XVIII-
XIX (L'architecture et la systématisation du milieu rural au département de Mehedinti. XVllle — XIXe siècle),
Muzeul National de Istorie, 1983, Bucuresti.
135
II ne faut pas oublier qu'à l'intérieur de son anthropologie de la maison, Amos Rapoport attirait l'attention
sur la relativité de certains besoins fondamentaux tels le confort et, plus loin encore, le besoin même de
confort qui peut varier d'une culture à l'autre (1973 : 86).
90
(Petrescu 1975) sont analysées de deux manières. Le plus souvent, elles sont intégrées dans
une tradition qui remonte au début du XIX siècle, moment où se produisent aussi des
innovations dans l'architecture rurale. La seule différence serait que, à partir des années
1960, le caractère massif et accéléré des changements modifie non seulement la structure de
la maison (plan, forme, matériaux de construction, aménagement intérieur), mais également
la fonctionnalité de l'espace habité, les pratiques et les coutumes qui y sont attachées
(Vladutiu 1973 : 159-170). De plus, dans la logique évolutionniste, elle représente le
dernier modèle d'une tradition architecturale paysanne qui témoigne de l'authenticité et de
la spécificité de la culture roumaine (Stanculescu 1983 : 41) ainsi que de l'amélioration du
confort des habitants (Vladutiu 1973 : 185).
Dans la même perspective, Stahl publie en 1964 un article qui s'intitule significativement
« Les nouvelles maisons paysannes136 ». Il y inverse le rapport entre les dernières
innovations et la tradition. Selon lui, les habitations rurales récentes reposent sur une
tradition qui «graduellement s'est adaptée à des formes supérieures de vie» 137 (Stahl
1964:33). Au-delà de la charge idéologique de l'explication, l'unique chemin vers la
publication, Paul Stahl démontre en fait que la construction à la verticale qui caractérise les
derniers bâtiments paysans n'est pas nouvelle et non étrangère au village roumain138.
L'influence des maisons des boyards du XIXe siècle expliquerait l'ajout d'un étage ou deux
chez les maisons paysannes d'Olténie, au sud de la Roumanie (Stahl 1964 : 18). En plus, le
passage de la maison à un niveau à la maison à deux niveaux a lieu en même temps que le
changement des matériaux de construction, c'est-à-dire avec le passage du bois à la brique,
puis au ciment (Stahl 1964 :21). Dans cet article et dans d'autres ultérieurs, Paul Stahl
insiste sur cet aspect, tout en relativisant implicitement le rôle exclusif de l'État dans le
changement des pratiques de construction par l'introduction de la verticalité dans la maison
paysanne.
1
Dans ses articles des années 1960, il utilise les deux termes, populaire et paysanne pour nommer
l'architecture rurale.
137
Cet article de 1964 est clairement idéologique. Après son départ en France à la fin des années 1960, il
changera de discours. Cependant, il ne se focalisera plus sur le sujet sensible de « la nouvelle maison
paysanne ».
138
En réalité, il vient à la rencontre d'une autre image du monde rural centrée par une maison dont la
caractéristique principale serait notamment l'absence d'étages. La logique de base de l'évolution de l'espace
bâti paysan suivrait exclusivement l'extension à l'horizontal par l'ajout de pièces ou par la segmentation de
l'espace déjà existant (Paul H. Stahl 1978).
91
Outre cet exemple, l'intégration de la maison rurale dans la tradition repose sur
l'émergence du discours organiciste opposé à l'internationalisme des années 1950, début
des années 1960. Il consiste en la revendication des valeurs nationales par le nouveau
régime communiste de Ceausescu, démarche nécessaire afin de légitimer les mesures
administratives139 d'ampleur mises en pratique à partir de l'année 19741 . C'est la période
des grandes synthèses afin de démontrer l'unité, la continuité ethnique et culturelle du
peuple roumain. Les auteurs se concentrent alors sur l'architecture roumaine, laissant de
côté les autres communautés ethniques minoritaires. Les influences étrangères sont
ignorées au profit de la valorisation et de la mise en évidence d'une spécificité locale,
autochtone141.
Cependant, certaines pratiques architecturales paraissent sortir, d'une part, des thèses
ethnologiques de la continuité et, d'autre part, de l'image que le pouvoir se faisait de la
société socialiste où les membres devaient être égaux, donc se loger de la même manière.
« La tendance des paysans des régions montagneuses de construire des maisons massives
en brique seulement, d'une architecture entièrement nouvelle, plus proche de la ville »
étonne et est cataloguée par les ethnologues comme « inattendue » (Vladutiu 1973 : 1971).
Pourquoi étonnent-elles ? Premièrement, c'est le volume et la forme inhabituelle par
rapport à l'image de la maison traditionnelle ; deuxièmement, le luxe intérieur ainsi que le
nombre croissant de pièces ne peuvent plus être expliqués avec l'argument utilitariste, lié
au nombre des membres de la famille (Vladutiu 1973 : 183).
139
En 1938, Stanculescu propose Casa matca (« la maison-souche ») comme point de départ pour la création
d'une architecture standardisée au milieu rural. Cette maison-souche qui représente en fait l'exemple de
l'authenticité et de l'unicité de l'architecture rurale roumaine est composée de trois pièces, deux chambres et
d'un corridor auxquels on ajouteprispa, une sorte de balcon situé devant la maison. A partir de ce plan, il est
possible de rajouter des pièces ou des éléments en fonction des besoins individuels ou familiaux et ainsi, de
créer le nouvel habitat socialiste (Stanculescu 1938 : 9-10 ; 1983 : 106).
En mars 1974, lors du Xe congrès du parti communiste roumain, est légiféré le projet de la loi concernant
la systématisation du territoire et des localités. En 1975-1976 commencent les démolitions de plusieurs
villages du sud de la Roumanie notamment.
Par exemple Maier 1979 : Arhitectura taraneasca si elementele ei decorative in vestul tarii (L'architecture
paysanne et ses éléments décoratifs à l'ouest du pays), Comitetul de cultura si educatie socialista al judetului
Arad ; Central de indrumare a creatiei populare si a miscarii artistice de masa (« Le Comité de culture et
d'éducation socialiste du département Arad ; Centre d'orientation de la création populaire et du mouvement
artistiques de masse »), Arad.
92
Sans trop se questionner là-dessus, les auteurs préfèrent intégrer ces phénomènes
«déviants» dans l'ensemble des transformations dues aux projets des dirigeants
communistes. L'excès dû à des causes « occultes » est alors intégré dans le discours général
et confortable du désir du peuple « d'améliorer les conditions de vie, d'augmenter le
confort familial » et « de profiter des avantages de la civilisation moderne » (Vladutiu
1973 : 185). Quant à l'intérieur, les matériaux nouveaux d'origine industrielle, la présence
d'appareils électroménagers, la télévision, la radio, la machine à laver, les meubles achetés
au marché de la ville et les tissus industriels représentent les éléments clés de la
modernisation, du confort et, implicitement, du bonheur et surtout de la fierté du paysan
roumain142. Les transformations de la société rurale ne sont que « la conséquence naturelle
de l'amélioration générale de la manière de vivre, du désir et des efforts de mieux vivre »
(Vladutiu 1973 : 183). Ainsi, l'initiative personnelle par rapport à l'espace habité paysan
est dissimulée à l'intérieur du discours de la volonté collective d'intégration dans un
mouvement général, celui de la construction de la nouvelle société socialiste.
Dans une autre perspective, cette fois opposée, la nouvelle maison représente la
matérialisation de la rupture avec la tradition paysanne. Vila romaneasca (la villa
roumaine)'43 comme l'appelle Petrescu (1975 : 146-147) est intégrée dans un concept plus
142
II est nécessaire de préciser que, dans l'ensemble, il était beaucoup plus prestigieux d'habiter dans un
appartement en ville que dans une maison sur terre. Cela s'explique par la propagande socialiste, mais aussi
par une réalité très simple. Dans les années 1970 -1980 les jeunes des villages partent en grand nombre dans
la ville pour travailler. Ils reçoivent des appartements où les conditions de vie étaient meilleures que celles du
village : la salle de bain, l'eau et l'électricité, etc. Après 1989, on a parlé de ce mouvement comme de quelque
chose de dramatique. Or, je me rappelle très bien de mes tantes qui, filles de paysans, deviennent des Dames
de la ville, chacune ayant son propre appartement (quoiqu'il appartînt à l'Etat) meublé et équipé. Je ne parle
pas ici des cas de démolition des maisons de la ville et des habitants qui ont été forcés de déménager dans les
blocs communistes, mais de la masse des paysans transformés en ouvriers.
143
Les caractéristiques de cette nouvelle architecture rurale seraient : le toit à quatre pentes, la planimétrie
carrée qui parfois s'élargit en prenant des formes de « L » ou « U », les colonnes en arcades en béton, les
colonnades en gypse, la présence d'un étage, l'utilisation des matériaux de constructions d'origine industrielle
tel le béton, le métal, le plastique qui remplacent le bois, matériel définitif pour la maison traditionnelle
paysanne. L'extérieur est très coloré, contrairement à la maison traditionnelle peinte en blanc ou en bleu, et
souvent décoré de peintures naïves ou de miroirs. Concernant l'intérieur, il est essentiellement composé par le
mobilier de type urbain, par des tissus et textiles industriels importés du Levant ou d'Occident, avec des
scènes exotiques représentant des palmiers, des chameaux, etc. L'augmentation du nombre des chambres
conduit à la spécialisation de l'espace en fonction du modèle urbain. La sufrageria ou salonul (« le salon »)
remplace la « belle maison », la chambre pour les invités et pour les occasions spéciales. La fonction de cette
nouvelle pièce reste la même que l'ancienne « belle maison », celle de représentation. Une nouvelle bucataria
(cuisine) dotée d'appareils ménagers fait son apparition. (Petrescu 1975 : 144). Malgré la diversification
fonctionnelle de l'espace d'habitation, Paul Petrescu met en évidence le transfert de fonctionnalité de
93
large, celui d'architecture « populaire » qui n'a rien à voir avec la logique interne de
l'évolution de l'architecture traditionnelle roumaine (Petrescu 1975 : 147). Au contraire,
elle est le résultat d'une intervention externe qui, par ailleurs, est en cours de déroulement
(Petrescu 1975 : 147). La principale cause de cette rupture serait la reconfiguration générale
du village suite aux changements politiques et administratifs. Le passage de la surface
morcelée des terrains qui « imprimait une organisation particulière au village, aux rues et
qui, dernièrement, marquait les aspects de base de l'architecture populaire roumaine
d'ancienne tradition » aux grandes surfaces de terrain arable, a induit automatiquement le
changement de la structure et du fonctionnement du village, du ménage et de la famille
(Petrescu 1975 : 140). Certaines constructions disparaissent car elles n'ont plus aucune
utilité. La maison, quant à elle, n'est plus destinée aux besoins des agriculteurs mais
devient plutôt, selon Paul Petrescu, une « résidence » servant uniquement pour dormir.
L'auteur parle même de « villages-dortoir pour la foule de navetteurs industriels» situés en
hinterland des grandes villes (Petrescu 1975 : 140). Une autre cause serait l'interaction
entre le milieu rural et urbain (Petrescu 1975 : 139-147).
l'ancienne tinda ou chambre unique pour dormir, manger, habiter vers cette nouvelle cuisine qui devient ainsi
l'espace à usage multiple pour tous les membres de la famille (Petrescu 1975 : 144).
' Plusieurs éléments déterminent l'auteur à parler de quelque chose de nouveau. La spécialisation des
bâtisseurs qui remplacent la logique d'entre aide entre les voisins et les membres de la famille, l'usage
grandissant des matériaux de construction industriels, le décor d'origine livresque et l'utilisation du métal et
des matériaux en plastique « font en sorte qu'il n'est plus possible d'appeler (cette architecture) « paysanne »,
(terme supposant un lien avec une très ancienne tradition locale), mais «populaire », avec la perspective de
l'appeler « rurale » dans le futur » (Petrescu 1975 : 147).
94
Dans ses articles ultérieurs, des années 1980 notamment, il modifie son approche.
Premièrement, même s'il continue à s'intéresser à la maison paysanne, Petrescu ne parlera,
à notre connaissance, que vaguement de la nouvelle architecture du milieu rural nommée
« populaire ». Deuxièmement, il utilisera le terme « populaire » pour nommer
exclusivement la nouvelle culture, urbaine et ouvrière, apparue depuis les années 1960
(Petrescu et Stoica 1981 : 6-7). Pliées sur l'antagonisme ville vs village, « la maison
populaire » et « la maison paysanne » s'opposent : la première est urbaine, ouvrière, ancrée
dans le présent, définie par une économie intensive ce qui lui confère une fonctionnalité
différente de la seconde, qui s'encadre dans l'architecture traditionnelle, exclusivement
rurale, liée à une économie autarcique etc. Par contre, il n'y a aucune référence à la
« nouvelle maison » rurale (Petrescu, Stoica 1981).
Malgré cette tournure du discours sur les nouveaux phénomènes architecturaux du monde
paysan, qui s'expliquerait, cette fois, par l'augmentation de la pression idéologique dans les
années 1980, les contributions de Petrescu apportent une nouvelle ouverture dans la
littérature ethnographique sur la maison rurale. À la lignée du mouvement culturaliste
rapoportian, il dénonce les typologies architecturales de la maison paysanne roumaine en
général qu'il qualifie de statiques et de compliquées (Petrescu et Stoica 1981 : 5). Elles
peuvent être utiles, mais comme instruments de recherche afin d'en tirer des conclusions
visant l'organisation sociale de l'espace et non pas comme but en soi. La critique de la
séparation entre le matériel et le spirituel, ainsi que l'accent mis sur le matérialisme
descriptif, très à la mode dans les années 1970-1980145 permet à Petrescu de définir la
maison comme croisement de la culture matérielle, des relations sociales et culturelles et
surtout comme « objet d'art capable de communiquer des messages sur ses habitants »
(Petrescu et Stoica 1981 : 5). L'accent passe ainsi de l'esthétique et de l'utilitarisme de la
maison paysanne vers la (re)présentation « du statut de celui qui l'habite, de la fonction que
son habitant occupe dans la société» (Petrescu et Stoica 1981 : 43). En suivant aussi les
idées d'Henri Raulin et Georges Ravis-Giordani, Petrescu affirme que la sociabilité à
l'intérieur de la communauté se déroule presque entièrement dans les limites de l'espace
construit (Raulin et Giordani : 1978 :62 cités par Petrescu et Stoica 1981 :43). Ainsi, la
145
Voir, par exemple, Maier 1979 ; Spînu, Bratiloveanu 1987.
95
maison, l'intérieur surtout, devient « l'expression la plus concluante du style de vie et de la
spiritualité, des idées, des mots, de la vie familiale et sociale », le miroir de la situation
économique et sociale du propriétaire (Petrescu, Stoica 1981 :25, 44). Malgré la
signalisation de la fonction culturelle et sociale de l'espace bâti, l'auteur ne montre pas
comment elles se manifestent. Paul Stahl, par contre, se penchera sur la notion de
maisnie , l'unité sociale fondamentale du milieu rural roumain (Stahl 1978 : 91).
La maisnie est la somme de trois termes : la maison qui désigne la construction, la maisonnée qui désigne
le groupe domestique et la maisnie ou maisniée qui désigne l'unité sociale en son ensemble. Les trois termes
sont apparentés entre eux (Stahl 1978 : 92-93)
Cette situation existe encore dans la ville aussi. Je me souviens des années pendant lesquelles j'étais
étudiante à Cluj, dans les années 1990. Les gens qui louaient des appartements dans le centre-ville ou même
dans des HLM avaient de gros ennuis à cause de voisins qui les surveillaient en permanence et qui
manifestaient ouvertement leur mécontentement par rapport aux étrangers. L'attitude empirait s'il agissait de
familles plus âgées qui louaient des appartements. L'attitude la plus agressive venait de la part des personnes
âgées.
Andrei Radulescu, Monografia comunei Chiojdeanca dinjudetul Prahova, 4e édition, Bucarest, 1940 : 23,
cité par Stahl 1978 : 94.
96
roumains jusqu'au XXe siècle149. Avoir ou construire une maison est alors lié à la
« construction » d'un nouveau statut social dans une pluralité de relations
sociales : familiales, parentales, villageoises. De plus, construire une maison implique une
reconfiguration et une dynamique permanente des connexions sociales, économiques et
symboliques entre divers groupes (Stahl 1991 : 1681 ; Petrescu, Stahl 1957).
Selon Paul Stahl, la maisnie n'est pas une unité individuelle, mais collective (Stahl
1978 : 121 - 125). L'importance que le réseau social joue est évidente au moment où
interviennent des facteurs extérieurs tels ceux politiques et administratifs. Même si ces
derniers peuvent induire des modifications importantes dans la configuration villageoise,
cela ne signifie pas qu'ils ont le même impact sur les pratiques d'habitation et des fonctions
de l'espace habité, les coutumes, etc. Paul Stahl donne l'exemple de l'effet de la
réglementation de l'État roumain en 1894 sur le système d'habitation rurale qui suivait le
principe général : une maison = un seul foyer (feu). La loi prévoyait que la maison
paysanne devait avoir « deux pièces, une à droite et la deuxième à gauche, avec une salle
située entre elles, où sera placée la cuisine» (Cazacu 1906:540 - 551 cité par Stahl
1978 : 117). Or Stahl montre clairement que malgré l'existence de deux foyers dans la
même maison, les paysans ont continué d'en utiliser un seul et d'habiter une seule pièce
même s'il s'agissait de deux générations (1978 : 117 - 118).
Par contre, dans ses articles des années 1970, 1980 rédigés en France, il n'avance aucun
commentaire semblable sur les effets des mesures communistes sur les pratiques
d'habitation en Roumanie. Ce n'est qu'en 2000, après la chute de Ceausescu, qu'il fait une
remarque sur les mesures administratives et politiques des années 1950-1960 qui ont laissé
des traces dans la configuration et le fonctionnement de certains villages. Sans aller trop
loin dans l'explication, il exprime son étonnement par rapport à la région de Maramures,
149
Afin d'exemplifier l'interdépendance entre le mariage et la construction d'une maison, Stahl donne comme
exemple la recherche de Nerej menée par Costafora : « Lorsque le père considère que son fils ou sa fille a
accompli l'âge de raison - même si aucun mariage n'est en vue -, il calcule, tenant compte de chacun de ses
enfants, la quote-part qui lui revient dans chaque partie de son avoir. Il bâtit pour l'intéressé une maison et le
met en possession du tout. En ce qui concerne les garçons, l'accomplissement de leur service militaire est
généralement un signe manifeste de maturité. Durant nos recherches d'une durée d'un mois à Nerej, nous
avons pu observer trois cas où les pères, ayant délimité l'avoir qui revenait à chacun, étaient en train de bâtir
des maisons pour leurs jeunes garçons, alors militaires et dont aucun n'était marié » (Costafora 1936 : 116,
cité par Stahl 1974:402).
97
voisine du Pays d'Oas, où « les villages non collectivisés se sont enrichis comparativement
aux villages collectivisés qui sont restés plus pauvres ». Il mentionne aussi « des quartiers
entiers de maisons neuves non occupées ; elles sont destinées aux enfants qui les
occuperont au moment du mariage ». Selon lui, la nouvelle maison attire un important
changement dans le fonctionnement de l'institution du mariage et de l'héritage.
Contrairement aux anciennes règles, lorsque l'obligation de construire une maison revient
aux parents du garçon, « la fille reçoit elle aussi comme dot une maison construite par ses
parents » (Paul Stahl 2000 : 117).
Ce que nous devons tirer des ouvrages de Paul Stahl est principalement la charge identitaire
de la culture matérielle. Selon l'auteur, le matériel communique plusieurs types d'identités
en fonction du réseau social dans lequel l'individu se place à un moment donné (Paul Stahl,
1979 : 161). Plus loin encore, ses formes de manifestation visent surtout l'extérieur, le
visible : le costume ou les vêtements, parfois la langue ou l'accent ou le tatouage et bien sûr
la maison : « De nos jours encore, là où les populations d'origine diverse habitent
ensemble ou à côté, on distingue les uns des autres p a r tous les éléments de leur
vie : organisation de l'habitat, organisation de la cour, aspect de la maison, parfois
seulement des signes extérieurs posés sur les maisons spécialement pour se distinguer, les
objets de l'intérieur » (Paul Stahl 1979 : 162).
Un autre aspect mérite notre attention, c'est l'importance accordée à l'idée de réseau social
et communautaire afin de définir le fonctionnement du village traditionnel et de la maisnie
roumaine ancienne. Cette idée n'est pas nouvelle. Elle a été énoncée en 1939 par H. H.
Stahl, qui affirmait que le village est plus qu'une communauté physique. Elle est aussi
psychique : « Lorsque nous avons étudié le village archaïque roumain, nous avons dû
reconnaître que ce village n'est pas un assemblage de gens sans liens entre eux. Le village
est tout d'abord un patrimoine commun, avons-nous dit. Le village est aussi un groupe
homogène d'hommes, dont la cohérence est obtenue par des liens de consanguinité,
quelquefois tellement forts qu'ils deviennent la règle de l'organisation sociale. Le village
est tout aussi un système économique collectif, un atelier de travail, une organisation
administrative et politique autonome ». (H. Stahl 1939,1 : 383). Ce n'est pas par hasard que
98
les ouvrages de H. H. Stahl sont populaires dans la Roumanie des années 1970-1980. La
théorie de l'esprit communautaire qui « gouvernerait » d'une manière diffuse le
fonctionnement du village a été facilement appropriée surtout par les scientifiques,
architectes notamment, auxquels revenait la tâche de mettre en application les projets de
systématisation venus du centre.
Dans les années 1980, la maison paysanne est doublement revendiquée. D'une part, à cause
de son lien avec le passé, elle représente la « matérialisation de l'histoire et de l'identité du
peuple roumain »150. D'autre part, la maison rurale devient le modèle d'une architecture
monumentale à l'image du pouvoir communiste (Joja 1984 ; Stanculescu 1987). Ainsi, les
architectes sont principalement ceux qui rendent visible la double valeur de la maison
traditionnelle paysanne sur la scène nationale, tout en l'intégrant à la fois dans la définition
de la nation roumaine socialiste et ensuite dans les grands projets de modernisation de la
société roumaine151. Mais comment incorporer une architecture caractérisée justement par
sa minceur, son insignifiance, sa simplicité, sa vulnérabilité1 dans la vision maoïste des
dirigeants ? Selon les architectes, il faut prendre certains éléments représentatifs de la
maison traditionnelle paysanne, les calquer afin de les amener à l'échelle des exigences de
« La maison du village traditionnel, vrai microcosme, détient en soi le privilège d'une synthèse mythique.
Par sa simplicité archaïque, elle garde les proportions d'une mystérieuse époque de l'or, transmise de
génération en génération, par des constructeurs. Son espace, bien défendu des transgressions profanatrices, est
fermé par des portes qui, parfois, ont quelque chose de la sacralité des portes du soleil sculpté, symbole
apollinique sculpté dans la chair dure du bois ». Les colonnes de la véranda sculptées par des artistes des
quatre coins de la Roumanie « gardent depuis des siècles, des millénaires peut-être, l'unité des motifs
ornementaux (Zoe Dumitrescu-Busulenga, « Valori perene aie culturii populare » [Les valeurs pérennes de la
culture populaire], dans Revista de etnografie sifolclor (Revue d'ethnographie et de folklor) Tome 33, Nr. 1,
1988:5.
' ' Les architectes avaient la charge principale de proposer des projets capables de s'intégrer dans les
directives centrales de standardisation et de systématisation du milieu rural et urbain. Ils attiraient alors
l'attention sur le danger du répétitif et de l'homogénéité architecturale. La solution proposée tant pour la ville
que pour les constructions à caractère social et culturel du milieu rural a été l'intégration du « spécifique
local » dans les nouveaux projets architecturaux (Vladescu 1968 : 8 ; Joja 1970 :36-37 ; voir surtout Paul
Focsa 1970:38-39). Il ne faut donc pas commencer la systématisation des villages sans connaître les
conditions de vie du paysan roumain. Il faut chercher « ce qui nous appartient et nous différencie des autres,
même s'ils vivent sur le territoire roumain » (Stanculescu 1987).
152
Une des caractéristiques de la maison paysanne mise en évidence par les ethnologues a été le bois, comme
matériel de base de construction. Plusieurs chercheurs expliquent cette préférence par le destin fataliste des
Roumains qui devaient toujours s'enfuir et abandonner leurs maisons à cause des envahisseurs. Ils étaient
alors obligés de construire des maisons petites et d'utiliser des matériaux soft afin de pouvoir les rebâtir vite
et facilement (Drazin dans Miller 2001).
99
la nouvelle architecture du pouvoir. Ensuite, il faut les multiplier1 . Les colonnes
monumentales de plusieurs bâtiments de la ville ou aussi des balcons des maisons privées
issues des programmes de standardisation des villages représentent en fait une
interprétation à grande échelle des colonnes en bois de la véranda de la maison
traditionnelle paysanne154 (loan 1999 : 115-116).
153
Augustin loan 1999. Power, play, and national identityù : politics of modernisation in Central and East-
European Arhitecture, The Romanian Cultural Foundation Publishing House, Bucarest. Voir notamment le
chapitre dédié à l'architecte Constantin Joja, The recourse to the Vernacular : Constantin Joja : 103.
154
Voir le cas célèbre de Constantin Joja, architecte de la période communiste, qui soutenait l'idée que le
caractère national de l'architecture nouvelle devrait être obtenu par l'application du make-up des formes
traditionnelles dans les structures volumétriques modernes. Il propose l'appel à une ou deux caractéristiques
de la maison paysanne et leurs amplifications (loan 1999 : 103-107 et 120-130).
155
Constantin Joja justifie la légitimation de l'intégration de la maison paysanne dans la nouvelle architecture
par le fait qu'elle incorpore en fait la monumentalité que les ethnologues ont toujours ignorée. Dans son
exercice de définition d'une architecture Roumaine, il essaie de démontrer que l'architecture urbaine n'est
qu'une variation de l'architecture rurale. Pour comprendre le travail de la « monumentalité» de la maison
paysanne, voilà un fragment : « Dans ses trois hypostases, avec l'échelle cachée, avec l'échelle apparente ou
avec foisor, la maison rurale garde son unité, sa dynamique et sa monumentalité foncière » (Joja 1984 : 95).
Par exemple, Georgeta Stoica affirmait que le processus de transformation de la maison paysanne n'est pas
le résultat d'une diversification typologique ou d'une rupture, mais d'un processus de généralisation de
certaines formes particulières déjà existantes en conformité avec les « exigences modernes de vie » (1973 : 9).
Un autre auteur signale le changement important de l'architecture populaire traduit principalement par
l'augmentation du volume, par l'amplification à la verticale et à l'horizontale des anciennes proportions, la
maison gagnant un plus de monumentalité dans l'ensemble de la gospodaria. L'augmentation de l'extérieur
correspond à une croissance du nombre des pièces « adaptées aux nouvelles conditions de vie » (Cojocaru
1983: 101).
100
matérialisation de la réussite du peuple et où la maison traditionnelle paysanne est valorisée
et intégrée dans l'architecture monumentale créée à l'image de ses dirigeants ?
Malgré cette multiple mise en valeur de l'architecture rurale, plus ou moins ancienne, la
majorité des ethnologues dont l'objet d'étude était le village et la tradition ne pouvait pas
accepter la dissolution de leur objet d'étude. Ne pouvant mettre en doute les projets
politiques, l'alternative était soit de se taire, soit de tout mettre au compte du confort,
notion d'ailleurs très vague, jamais expliquée ou définie, mais, sans doute, très confortable.
Une deuxième explication serait, comme nous l'avons déjà montré, les effets imprévisibles
des mesures administratives qualifiées parfois d'« étonnantes » : l'apparition des maisons
sortant du commun par le luxe, par les dimensions ostentatoires qui ne correspondent pas
aux besoins de la famille (Vladutiu 1973 : 83 ; Cojocaru 1983 : 101 ; Focsa 1975, 1999)157,
choses qui visiblement ne se conformaient pas non plus aux projets d'uniformisation des
maisons et du style de vie des gens. Pour expliquer ces « déviances », il fallait faire appel à
des informations plus ou moins informelles et aller dans l'underground du système, ce qui
n'était pas possible non plus.
157
Plus tard, Cuisenier évoquera une recherche qu'il avait entreprise en 1973, dans la région de Maramures,
avec Mihai Pop, où il avait compris que, au niveau local ou régional, les projets centraux étaient contournés
au bénéfice des individus ou de la petite nomenklatura communiste (1994 : 49-50).
158
Parallèlement au discours nationaliste - communiste, il émerge aussi un discours basé sur les métaphores
de la cybernétique, dont « la maison capsule», concept qui apparaît à la fin des années 1960 dans toute
l'Europe. Ces théories faisant appel à l'architecture traditionnelle, chose spéculée par les spécialistes
roumains à l'époque et transposée dans un discours nationaliste, même protochroniste (Joja 1984), sont
reprises de Kurokawa qui, à partir de l'exemple japonais, a élaboré les concepts de cyborg-architecture et de
maison capsule (loan 1999 ; 2004 : 172).
159
II faut rappeler que le bois est essentiel dans la définition de la spécificité de l'architecture rurale roumaine.
Il est certain que son remplacement par du béton devrait avoir un impact majeur, non seulement sur la forme
de la maison et les pratiques de construction, mais aussi sur le discours identitaire des gens et les travaux des
101
traduite à l'échelle monumentale par augmentation et multiplication. C'est la base du projet
plus ample de création de «l'identité nationale» de type socialiste qui impliquait
l'effacement des identités locales et régionales manifestes dans les différences importantes
dans l'architecture vernaculaire de chaque région historique de la Roumanie (loan
1999 : 154). Graduellement, la Maison Paysanne devient Roumaine, prise dans le concept
plus large et homogénéisant d' « architecture nationale » afin de légitimer et d'affirmer
l'unicité /l'unité et le pouvoir du régime communiste.
Malgré une majorité qui soutenait les effets bénéfiques des projets de systématisation,
certains architectes et ethnologues attirent toutefois l'attention sur les dangers du passage
de l'habitation individuelle à l'habitation collective et aussi sur la résistance des paysans
envers ce changement (Coloman 1967 :25, Focsa 1975, Petrescu 1975). Le principal
danger était de détruire l'individualisme et la spécificité du monde paysan qui se traduisait
par deux caractéristiques fondamentales : une maison par famille et une communauté
villageoise restreinte.
Avec la mise en pratique des programmes de systématisation par la destruction des villes et
des villages dans les années 1970-1980160, le discours nationaliste sur l'architecture
paysanne comme « matérialisation de l'histoire et de l'identité du peuple roumain » devient
une arme de lutte contre la restructuration radicale des centres des villes et des villages.
Dans une première protestation (29-30 janvier 1981), l'Union des Architectes organise une
séance de communication sur l'idée que « la destruction de l'héritage161 architectural
représenterait un coup très dur à la culture nationale et discréditera les architectes aux yeux
de la communauté internationale ». Déménager les paysans dans des bâtiments
ethnologues. Le béton n'était pas seulement un matériel de construction parmi d'autres, mais la
matérialisation de la nouvelle société socialiste telle que décrite par Hrasciov, en Union Soviétique. Les
édifices en béton sont forts, monumentaux. De plus, « le béton » est révolutionnaire parce qu'il est le résultat
de l'industrie lourde. Il est aussi gris, la couleur des travailleurs (Sciusev). Contrairement à la glace, par
exemple, le béton est « masculin », âpre, viril (Glendenning & Muthesius 1994 : 92), massif et immobile,
matérialisation du progrès et du matérialisme (loan 2004 : 147-148).
Le 17 avril 1984 sont mises en oeuvre les bases légales nécessaires à la poursuite du plan de
systématisation des villes et des villages, élaboré dans les années 1970. Cela a comme effet la destruction du
centre ancien bucarestois et aussi des villages entourant la capitale.
L'héritage architectural incorporait, à côté de la maison traditionnelle paysanne, les églises et aussi les
anciens bâtiments urbains.
102
multifamiliaux et rassembler plusieurs villages1 afin de créer des agrovilles devient
synonyme de destruction de l'héritage paysan, « synthèse de l'histoire du peuple et
expression de l'identité nationale» (Emandi et Ceausu 1991 :260-262). Des Roumains à
l'étranger n'hésitent pas à dénoncer cette situation. C'est le cas de Dinu G. Giurescu qui, en
1989, adresse une lettre ouverte aux grands pouvoirs occidentaux afin d'attirer l'attention
sur la catastrophe architecturale en cours en Roumanie (1989). Cette fois, le profil collectif
du fonctionnement villageois est minimalisé en faveur de la mise en avant de
l'individualisme paysan exprimé dans les pratiques d'habiter «one family house»
(Giurescu 1989:23). À cet individualisme, s'ajoute l'idée que la maison paysanne est
« une synthèse de l'histoire du peuple et elle exprime l'identité nationale. Détruire cet
héritage rural et le remplacer avec des constructions standard signifierait non seulement
détruire des siècles de longue évolution, mais aussi changer l'essence d'une nation à travers
une sorte d'ingénierie. Du jamais vu dans la longue histoire de l'Europe» (Giurescu
1989 :23). Il est clair que toucher à l'architecture rurale traditionnelle signifie toucher à
l'identité d'une nation et d'un peuple.
En définitive, la littérature ethnographique des années 1970, 1980 sur la maison rurale en
général font preuve de... circonspection et de non-dit. À part la signalisation du
changement régional mise au compte des changements officiels, de quelques voix timides
attirant l'attention sur les effets de la standardisation, ou de quelques essais tentant de
théoriser ou de situer quelque part la nouvelle architecture émergente, les chercheurs ne
pouvaient pas dire grand-chose. Premièrement, c'était la nature « perverse » du phénomène
de construction des nouvelles maisons qui, malgré le fait qu'il fut déclenché par les
programmes officiels de modernisation du monde rural, ne se conformait pas à l'image que
le pouvoir se faisait de la société nouvelle communiste. Nous le démontrerons dans le cas
du Pays d'Oas. Deuxièmement, il s'agissait de phénomènes en plein déroulement qui, en
162
Plusieurs anthropologues dont les recherches portaient sur le colonialisme soulignent le fait que les
missionnaires ont vu dans la transformation de l'habitat imposé aux colonisés le moyen le plus sûr d'obtenir
leur conversion. Voir le cas des Bororos dans Lévi-Strauss (1955 : 229). Voir aussi Bourdieu et Sayad qui,
dans le contexte extrême des déplacements des populations rurales d'Algérie entre 1955 et 1962, démontrent
comment le déracinement en masse et de force peut ébranler les structures fondamentales de l'économie et de
la pensée paysannes. Pour ces auteurs, « la réorganisation de l'espace habité est donc obscurément saisie
comme une façon décisive de faire table rase du passé en imposant un cadre d'existence nouveau en même
temps que d'imprimer sur le sol la marque de la prise de possession » (1964 : 26-27).
103
plus, étaient déclenchés par des interventions extérieures au fonctionnement du village,
phénomène avec lesquels les ethnologues étaient peu habitués. Ce n'est pas par hasard que
la majorité des scientifiques qui écrivait au sujet de la nouvelle maison rurale roumaine
étaient des architectes, car c'était à eux de créer le nouveau visage du village roumain.
Ainsi, dans les années 1970, la revue Arhitectura (Architecture) dédie deux numéros à la
systématisation des villages, à la standardisation de l'architecture rurale et aux effets de ces
projets1 3. Dans ces deux numéros, l'architecture émergeant surtout à partir de 1974, dans le
milieu rural, est intégrée grosso modo dans un discours de réussite collective grâce au soin
du Parti communiste (Stanculescu 1966 : 6 ; Vladutiu 1976 : 15 ; Maier 1979 : 4 et 63-64).
Habiter un appartement dans la ville ou une maison à la campagne qui suit les plans de
standardisation représentait la matérialisation de l'intégration parfaite dans la nouvelle
société socialiste. Cela conférait de la reconnaissance de la part des autres. La revue
Arhitectura devient alors la tribune de ces artisans qui sont là non seulement pour étudier
une réalité sociale, mais également pour la créer et donner un diagnostic sur la réussite ou
la faillite, cette dernière étant la moins souhaitable de leurs propositions.
163
Arch. loan L. Baucher, « Tendinte in arhitectura si sistematizarea noua a satelor» [Nouvelles tendances
dans l'architecture et dans la nouvelle systématisation des villages], dans Arhitectura, XIX, 5(132),
1971 : 39 ; Arch. Dumitra Vernescu, « Prolegomene » [Prolégomènes!, dans Arhitectura, XVIII, 2 (123),
1970:37-38 et Arch. Horia Teodoru, « Trebuie studiata noua arhitectura a satelor» [Il faut étudier la
nouvelle architecture des villages], dans Arhitectura, XVIII, 2 (123), 1970 : 54 ; Arch. loan Popescu, « Noile
functii aies casei rurale» [Les nouvelles fonctions de la maison rurale»] dans Arhitectura, XVIII, 2(123),
1970 : 47-48 ; Arch. Mircea Talasman, « Confort in locuinta rurala » [Le confort dans l'habitation rurale],
dans Arhitectura, dans Arhitectura, XVIII, 2(123), 1970 : 50-51 ; Arch. Dumitru Iancu, « Aspecte aie noii
arhitecturi rurale » [Aspects de la nouvelle architecture rurale], dans Arhitectura, XIX, 5(132), 1971 : 40-41.
Arch. Aurelian Triscu, «Arhitectura sateasca » [L'architecture villageoise] dans Arhitectura, XVI, 5(114),
1968 : 12 ; Arch. Ghika-Budesti, « Trebuie sa ne adaptam noilor nevoi functionale » [Il faut s'adapter aux
besoins fonctionnels nouveaux], dans Arhitectura, XVIII, 2 (123), 1970 : 53-54 ; Ofelia Stratulat, « Studii
asupra gospodariei si locuitei rurale » [Etudes de la gospodaria et de l'habitation rurale] dans Arhitectura,
XVII, 2 (117), 169 : 8-13 ; Cezar Niculiu, « Locuinta satului din Baragan in contextul dezvoltarii judetului
Ialomita » [L'habitation au village de Baragan dans le contexte du développement du département d'Ialomita]
dans Arhitectura, XXII, 3(147), 1974 : 55-57 ; Radu Coloman, « In unele sate se mai construieste spontan si
neorganizat » [Dans certains villages on construit encore d'une manière spontanée et désorganisée] dans
Arhitectura, XV, 1 ( 104), 1967 : 25 ; Arch. Alexandra Budisteanu, « Sistematizarea si modernizarea -
procese cu efecte de amploare pentra inflorirea satelor patriei [La systématisation et la modernisation -
processus aux amples effets pour la prospérité des villages de la patrie] dans Arhitectura, Revista economica
(La revue économique), 24, 1988, Bucuresti : 3-6. Ce dernier a été le chef du Centre de systématisation
(Giurescu 1989:26).
104
3.2. Du monumental national au monumental individuel
On arrive ainsi aux années 1990 avec le sentiment qu'on a tout et rien fait. D'une part, on
se retrouve avec une immense bibliographie positiviste sur la maison traditionnelle entamée
par les muséographes, par les ethnologues et par la petite intelligentsia locale. D'autre part,
les travaux sur le changement des architectes et de certains ethnologues font émerger les
grandes lignes de la nouvelle architecture sans qu'aucune analyse approfondie ne soit
effectuée.
Juste après 1989, l'architecture devient l'un des sujets des débats publics sur l'identité
nationale et individuelle des Roumains et sur l'image de la Roumanie à l'étranger.
Plusieurs problèmes surgissent : les effets de la systématisation et de la standardisation de
l'architecture urbaine et villageoise. La nationalisation des bâtiments, les démolitions et
l'architecture mégalomaniaque du régime de Ceausescu déclenchent des confrontations
politiques et des débats nationaux. Malgré la présence permanente de ces sujets dans les
médias, peu de scientifiques se sont aventurés à faire des recherches approfondies et des
analyses permettant de passer au-delà de l'impression générale et surtout du discours de
victimisation.
La majorité des études publiées vise surtout les effets des démolitions des villages du sud
de la Roumanie et les programmes radicaux de systématisation et de standardisation du
milieu rural des années 1980. L'image offerte par la majorité de ces études est dramatique.
Elle se résume à une domination absolue du pouvoir communiste et à une soumission tacite
et impuissante des gens ordinaires (Deltenre-de Bruycker 1992, Emandi et Ceausu 1991 ;
Mungiu-Pippidi et Althabe 2002, Cuisenier 1989 : 42). Exception faite de Cuisenier qui,
comme nous allons le montrer aussi, relativise les choses en montrant les failles du système
idéologique et la manière dont les gens contournaient les directives du centre. Il relativise
aussi le pouvoir diabolique du couple Ceausescu, en démontrant, à partir de cas concrets,
que les gens ordinaires étaient aussi à la merci des fonctionnaires locaux et de leurs intérêts
personnels (Cuisenier 1989).
105
Deuxièmement, l'architecture mégalomane de Ceausescu symbolisée par la Maison du
Peuple a eu un effet presque mystique sur l'opinion publique roumaine et étrangère. Les
débats concernant son sort ont divisé la population en deux : une partie composée de
l'intelligentsia roumaine ressentait la honte d'être représentée par un tel bâtiment qui repose
sur des démolitions massives de l'ancien centre bucarestois et sur la démesure de
Ceausescu, l'artisan de ce projet. Ils ne voyaient donc aucune raison de faire de la Maison
du Peuple un symbole de la Roumanie moderne. L'autre moitié des gens, moins radicale,
composée surtout de politiciens et de spécialistes étrangers, plaidaient pour une
récupération du bâtiment (devenu d'ailleurs le siège du Parlement roumain) et son
réinvestissement symbolique, ce qui présentement fait de lui l'emblème de la ville et du
pays (Iosa 2006 ; 2008 : 127). Les analyses de Iosa démontrent le fait que ce bâtiment qui,
au début des années 1990, était le symbole du communisme, «creuset de tous les
ressentiments roumains » devient de nos jours le symbole de la roumaineté démocratique,
objet de fierté nationale et matérialisation de l'esprit de sacrifice des Roumains (Iosa 2006).
Ainsi, la redéfinition identitaire de la nation roumaine passe aussi par une reconversion des
bâtiments issus des projets communistes et par une réhabilitation symbolique afin de
légitimer leur usage par les nouvelles institutions, par les nouvelles pouvoirs politiques et,
pourquoi pas, par la foule qui se rassemble à l'occasion d'importants concerts organisés
devant la Maison du Peuple, sur la place de l'Union (Iosa 2006 : 112-116)164.
Parallèlement à l'utilisation que les élus de la nation font du Centre civique, l'église orthodoxe devenue de
plus en plus influente après 1989 tente de construire au Centre civique la Cathédrale de la Nation, un bâtiment
capable d'éclipser la monumentalité du complexe communiste (Iosa 2006).
Ces recherches représentent la suite des cris de désespoir de l'intelligentsia roumaine en exil, dans les
années 1980, face aux projets de «systématisation» des villages et de «restructuration» du centre du
Bucarest. Ils attiraient l'attention sur le danger du «rasement» de l'architecture urbaine ancienne et des
villages, synonyme à l'effacement de l'histoire et de l'identité culturelle du peuple roumain. Pour plus de
détails, voir la lettre de Eugen Ionescu, (juin 1989), reproduite et commentée par Radu Boruzescu, Martor, nr.
5, 2000 : 184-188 et, surtout, Giurescu 1989.
106
stratégies afin de contourner ou bien plus, de tirer profit des décisions du centre (Cuisenier
1994, Pippidi et Althabe 2002).
Cuisenier donne l'exemple du district de Baia Mare (voisin au Pays d'Oas) où la « règle »
suivie pour la construction d'une maison «type» dans les années 1970 était
« l'arrangement » ou « l'accommodement » entre les propriétaires et les autorités locales.
Le résultat est « le comble du paradoxe» (constatation de Cuisenier et Pop en 1973 et
reprise dans Cuisenier 1994 :49). « En voulant imposer des plans-types, issus de modèle
urbains parfaitement étrangers à la tradition locale, les architectes chargés de la
systématisation affranchissaient les villageois du respect obligé des modèles anciens. Mais
incapables de contrôler le respect de ces plans-types, ces mêmes architectes planificateurs
laissaient le champ libre à la fantaisie des constructeurs»166 (Cuisenier 1994 :49). Il en
résulte une diversité incroyable de variations du même modèle. D'ici naît l'impression
générale que les maisons ayant émergé dans les années 1970 et 1980 sont identiques et
cependant différentes. Selon Cuisenier, l'architecture rurale des années 1970-1980 n'est
donc pas nécessairement le résultat de la conciliation entre un modèle ancien et un modèle
nouveau, dans la plupart des cas impossible, mais « d'une expérience ludique de l'espace ».
À partir d'un plan unique, on jouait avec l'espace en créant « d'invraisemblables
compositions spatiales ». Contrairement à cette période ludique, après 1989, « on joue avec
la fantaisie » (Cuisenier 1994 : 49). Cuisenier ne développe pas cette dernière affirmation.
En fonction du degré du jeu avec les contraintes administratives, Cuisenier identifie deux
sortes de « maisons neuves ». Une partie reprend, à des adaptations mineures près, les
formules architecturales issues de la tradition : deux chambres latérales séparées par un
vestibule. L'autre partie se conforme aux modèles d'inspiration urbaine imposés par les
systématiseurs de la région (Cuisenier 1994 : 151). Loin de respecter les directives, les
maîtres d'ouvrages faisaient preuve de ruse et, avec la complicité des autorités locales,
construisaient ce que le propriétaire désirait (Cuisenier 1994: 151). Abandonnées aux
l66
Des architectes tels Stanculescu encourageaient cette liberté ultérieure du propriétaire d'intervenir auprès
du plan unique (Stanculescu 1966).
107
hasards du goût, de la mode, de la fantaisie ou de la volonté moderniste, il en résulte, selon
Cuisenier, d'incroyables habitations kitch (Cuisenier 1994 : 151).
Cuisenier termine ses réflexions sur « la nouvelle maison » rurale avec l'idée, très
importante pour nous, que « rien n'illustre mieux les tendances divergentes que traverse la
culture roumaine que le traitement architectural de la cour d'habitation et de la face qu'elle
expose au public par son enceinte et son huis : le portail. » L'implantation des deux
bâtiments est, selon Cuisenier, gouvernée par deux règles : « offrir aux gens qui passent une
façade qui marque ostensiblement le rang de celui qui habite là ; l'orientation vers le
soleil » (Cuisenier 1994 : 153-154). Finalement, il constate que la systématisation n'a pas
affecté les pratiques et la symbolique de la construction des bâtiments car on « ne bâtit pas
sur plan », mais en racontant, comme on narre un conte (Cuisenier 1994 : 155). Dans la
même lignée, Mihailescu et Nicolau constatent comment l'organisation de l'intérieur de la
maison paysanne fut reprise et adaptée à l'intérieur des appartements des blocs
communistes par les paysans venus dans la ville pour travailler ou par les personnes dont
les maisons furent démolies (1991; 1992 : 19).
108
Contrairement aux sujets que nous venons d'énoncer, il en émerge un autre après 1989 qui,
apparemment, n'a rien à voir avec le passé récent. Il s'agit d'une frénésie de construction
de maisons privées, autant en milieu rural qu'en marge des villes. La dénomination de
« nouvelle maison » couvre cette fois les bâtiments du milieu rural et urbain qui poussent
suite à deux phénomènes. Un premier phénomène qui ne fait pas l'objet de notre étude,
mais qui mérite d'être mentionné, est l'émergence de nouveaux riches, la plupart d'entre
eux anciens membres de l'ex-nomenklatura communiste qui, grâce à la préservation de leur
accès aux réseaux de ressources matérielles, de « connaissances » et d'« amitié », arrivent à
avoir un capital économique substantiel. Cette « nouvelle » couche sociale commence à
construire des villas privées dans les banlieues des grandes et petites villes. Il n'existe pas,
à ma connaissance, d'études sur ce deuxième phénomène. Il faut ajouter toutefois que ces
villas ont fait et font encore l'objet d'un discours très négatif de la part des gens ordinaires.
Les propriétaires sont traités de voleurs et de gens qui tirent profit de la pauvreté des gens
« qui travaillent ». La preuve en est leurs nouvelles maisons. Objet de désir et
d'indignation, ces maisons font rêver la majorité des Roumains, qui les associent à l'image
de Dallas, la célèbre série américaine qui a créé et entretenu dans les années 1980 le mythe
américain de la richesse et de la self made land]61.
167
Présentement, à peu près chaque ville a son propre Dallas.
109
littérature ethnographique sur le Pays d'Oas nous aidera à mieux situer notre approche sur
la maison actuelle telle qu'on l'aperçoit actuellement dans cette région de la Roumanie.
Les linguistes sont les premiers à faire d'amples études sur la région du Pays d'Oas. Au
début du XXe siècle, I. A. Candrea168 s'intéresse au langage de la région. Cela donne lieu à
une ample étude intitulé Le langage du Pays d'Oas (1907). Dans cette étude il est le
premier à signaler l'existence d'une région particulière au nord-ouest de la Transylvanie, et
différente du Pays de Maramures : le Pays d'Oas.
110
L'Annuaire de l'archive du Folklore ( 1932, I : 117-254). Même si l'étude insiste sur le
folklore dans le sens de pratiques religieuses, superstitions, coutumes, etc. dans l'esprit
d'une micro - monographie, Muslea fait aussi une esquisse de la situation géographique,
économique et historique de la région. Il explique les particularités folkloriques du Pays
d'Oas qui consisterait essentiellement dans son isolement ce qui a favorisé la persistance
d'un esprit conservateur, réfractaire au changement (Muslea 1932, I : 117-119). Selon lui,
ces traits à la fois spatiaux et culturels distinguent le Pays d'Oas de la région voisine,
Maramures, et cela, malgré les ressemblances des pratiques et des croyances. Muslea attire
l'attention aussi sur l'existence d'une conscience identitaire locale qui se manifeste par un
comportement singulier, plus temperamental et aussi par un dialecte particulier
(idem : 118). Cet article est le premier à offrir une image générale sur la région des années
1930, en mettant en évidence les particularités si prégnantes du folklore d'Oas qui
comporte des éléments qui n'existe pas ailleurs. Il fait référence notamment à la tâpuritura,
la chanson spécifique régionale ressemblant à un cri aigu (Muslea 1932). En ce qui
concerne le quotidien, les informations sont minimes et mettent l'accent sur la précarité de
la zone.
Entre les années 1934 - 1938, les équipes « goustiennes »172 dirigées par Gheorghe Focsa,
débarquent au Pays d'Oas. Malgré ses intentions premières d'aller au Maramures, Focsa
resta au Pays d'Oas, région à laquelle il dédiera les plus importantes et les plus amples
études à caractère ethnographique. Ses recherches couvrent une longue période, jusqu'aux
années 1980173. Au-delà de sa formation académique en sociologie, il importe de préciser
172
La grande différence entre l'école sociologique de Gusti et celle ethnographique et folklorique de Cluj est
que la première insiste plus sur la recherche des « faits sociaux » pris dans leur cadre social et géographique et
moins sur la collecte et la conservation de la production folklorique en tant que tel. Cela détermine une
mutation du focus méthodologique dès le « peuple - objet » vers « le peuple — sujet » (Mihailescu 1992 : 85-
86). A l'intérieur de celui-ci, le paysan - sujet émerge pour la première fois dans sa situation économique,
sociale, juridique, etc. Cette nouvelle approche permet à Gusti de développer non seulement une
méthodologie et une théorie sociologiques en soi, mais aussi une recherche active, pensée sous la forme d'une
collaboration entre les sociologues et l'intelligentsia locale. Autrement dit, les campagnes monographiques
sont conçues comme de véritables outils à identifier les problèmes sociaux et surtout économiques des
paysans afin d'intervenir et de les régler. Pour Gusti, la recherche sociologique de type monographique est
finalement « une action d'éducation des villages », processus réalisable seulement à travers « un redressement
culturel et moral » (Gusti 1968, II) par le biais d'une intervention concrète dans le domaine de l'économique,
de la médecine, de la moralité de la paysannerie (Gusti 1968, II). Étant donné les fondements se revendiquant
des Lumières des adeptes de cette école, le Pays d'Oas fait objet d'amples recherches monographiques.
173
II s'agit des ouvrages Le Pays d'Oas. Culture matérielle (1975) et de La noce au Pays d'Oas (1999).
111
qu'entre 1935 - 1947, il est directeur des « Maisons culturelles paysannes» et également
inspecteur général auprès des écoles. Ces fonctions lui permettent de mettre en pratique le
type de recherche d'intervention préconisée par Gusti. Les recherches de Focsa sur le Pays
d'Oas déboutent en 1933 et continuent jusqu'à sa mort, en 1992. Profondément attaché à la
région, ses recherches et ses publications offrent une image générale et surtout, dynamique
de l'évolution de cette région durant un demi-siècle174.
En examinant la culture matérielle dans laquelle la maison occupe une place privilégiée,
Focsa touche à tous les aspects de la vie quotidienne. À partir d'analyses et de descriptions
méticuleuses, il arrive à constater le caractère « unitaire et original » de la région - « basé
sur son unité géographique, économique, sociale et spirituelle, ainsi que sur l'originalité
de son aspect architectural, sur l'aménagement du logement, le costume, le langage et les
habitudes» du Pays d'Oas (1975). Le Pays d'Oas ressemble finalement à une « île
d'archaïsme ethnique » où la vie des gens reste figée dans un monde des origines. Selon
Focsa, la région n'est pas trop touchée par des influences extérieures, ce qui permet la
préservation d'un style de vie encore traditionnelle et archaïque. Ce qui est le plus
important est qu'à ce style de vie correspond une identité régionale, très forte, appelée
« osenia » qui se caractériserait par une importance accrue de l'institution de la famille et
de la parenté, par un fort attachement des Oseni à leur village et à leur région, enracinement
qui s'exprime dans quatre vers que Focsa reproduit et qui reviendront toujours dans le
discours de ceux qui veulent parler des Oseni :
Les campagnes sociologiques restent encore dans la mémoire de l'intelligentsia locale comme un moment
à part dans le processus d'amélioration de la situation économique et sociale de la région. Gheorghe Oros,
l'hôte de longue date de Gheorghe Focsa à Moiseni détient encore les plans originaux de ce que devait
devenir « La maison de culture » de Moiseni. Il se rappelle aussi des actions menées par les équipes à Huta-
Certeze et à Moiseni notamment, là ou la recherche était concentrée : Dans les activités de terrain, il venait
avec des spécialistes de tous les domaines. Je ne sais comment ils étaient payés, mais il y avait des étudiants
de toutes les spécialités. Les meilleures en architecture, en médecine, etc. Par exemple, il a apporté les
meilleurs étudiants de medicine qui étaient en dernière année. Ils donnaient des cours spéciaux de médecine
aux gens. Après, ils ont apporté des pommes fruitières, des cerisiers greffés, etc. Ils ont apporté aussi des
peintres et des sculpteurs, les meilleurs. Ils ont fait l'iconostase de Moiseni qui existe encore aujourd'hui. Ils
ont apporté aussi de l'eau par toute sorte de systèmes en utilisant toutes les innovations de la science pour
montrer aux Oseni qu 'on peut vivre autrement. Gusti est arrivé à la fin. Eux aussi ont construit la voie qui lie
le village à la chaussée nationale. Le pont y compris, oui, les professeurs, les étudiants et les paysans. Gusti
est arrivé à l'inauguration du pont. Les piliers étaient en béton, et le reste en bois...Ils sont arrivés en 1933,
1934 et en 1938. En 1938 la guerre est arrivée et tout est fini, ils n'ont plus pu venir. (Gheorghe Oros, Huta-
Certeze, 2005, l'hôte de longue date de Gheorghe Focsa).
112
Même si j e dois vivre de seigle
Je n 'abandonne pas « Osenia ».
Même si j e dois vivre d'avoine
L'Osenia c'est mon pays (idem, 1975 : 15).
Les observations de Focsa seront reprises dans le discours organiciste en vigueur à la fin
des années 1960 et au début des années 1970. Il finit par intégrer cette « spécificité » dans
une structure organique plus ample qu'est la nation roumaine : « Partout en Roumanie se
manifeste la même conscience d'appartenance psycho - sociale concrète et directe au
monde qui prend la forme du village natal ou de la région. Tant pour le Pays d'Oas que
pour toutes les autres unités de vie roumaine régionale, cette conscience a eu des
conséquences importantes sur l'existence, la continuité et l'unité de notre peuple » (Focsa
1975 : 16).
Focsa est très importante pour nous. Elle présente en effet une analyse à caractère
ethnographique de l'apparition et de l'évolution des « nouvelles maisons » à « une
architecture somptuaire » dans les années 1960. Ce qu'il nomme « la nouvelle maison » est
en fait le troisième type de construction après le type « ancien » et le type intermédiaire »
de maison paysanne. Placée sous l'influence de l'urbanisme (Focsa 1975:320), « l a
Membre de l'école goustienne, Gheorghe Focsa dirige entre 1934 et 1939 une équipe de recherche
pluridisciplinaire de sociologie rurale qui s'appuie entres autres, sur le Pays d'Oas, plus exactement sur le
village de Moiseni qui fait partie de la commune Certeze. En 1936, il participe à l'organisation de la première
exposition en plein air au Musée du Village, à Bucarest. Lors de cet événement, Focsa y déménage une
maison de Moiseni, Oas, construite en 1780. Il met en place aussi une collection de 350 objets de Pays d'Oas
qui fera parti de l'intérieur d'une maison exposée au Pavillon Roumain de l'Exposition internationale à Paris
(1937) et à New York (1939). Durant sa carrière, il dirige les campagnes ethnologiques entreprises par
l'Institut de Recherches Sociales de la Roumanie (1939) et il enseigne à la chaire de sociologie de l'université
de Bucarest (1942-1947). Il est membre de la commission d'avis dans le cadre de la Direction des Monuments
d'Architecture (1958)175. Pendant 30 ans, Gheorghe Focsa est directeur du Musée du village où il développe
ses plus importantes recherches, parmi lesquelles celles du Pays d'Oas. Elles se concrétisent en plusieurs
ouvrages et articles. En 1975, il publiera un premier volume sur la culture matérielle de la région, Le Pays
d'Oas. Étude ethnographique. Culture matérielle; des articles tels que « Contributions à la recherche de la
mentalité du village Moiseni, Pays d'Oas», dans Sociologie roumaine, 1937, «L'art populaire de Pays
d'Oas » dans Sateanca, Bucarest, 1968, ou encore « La coiffure de la femme au Pays d'Oas » dans Roumanie
d'aujourd'hui, Bucarest, 1970. Focsa réalise aussi un film ethnographique « La roue des jeunes du Pays
d'Oas », en 1968. Il reviendra dans cette région dans les années 1940, 1950, en 1978, 1985 et 1988. Beaucoup
plus tard, en 1999, après sa mort en 1995, apparaît ce qui devrait être le premier volume du cycle sur le Pays
d'Oas, Le spectacle de la noce au Pays d'Oas, ed. Dacia : Cluj-Napoca.
113
nouvelle maison » est composée de deux sous-types : la maison « tournée » ou « en
coin »176 et la maison - bloc177 qui font leur apparition dans les années 1960-1970.
Même si l'ouvrage sur la culture matérielle a été conçu pour ouvrir le cycle des travaux
dédiés au Pays d'Oas, il faudra attendre 1999 pour que l'autre volume de Gheorghe Focsa,
La noce dans le Pays d'Oas (1999 : 243) soit publié. Cet ouvrage est plus important pour
nous car Focsa fait une présentation en miroir entre ce qu'il a vu sur le terrain dans les
Elle est un invariant de la maison longue, standardisé par l'État. Le plan est allongé et plus grand
(115x2m2). Les annexes pour les animaux sont construites en prolongement de la maison. Les matériaux
utilisés et les éléments esthétiques restent presque les mêmes. Un autre invariant de la maison tournée est la
maison à un plan supra dimensionné.
' Elle a une forme carrée. La fondation est haute, soit en pierre, soit en ciment et en béton. Les murs sont en
terre. Le toit est en tuile et l'extérieur est coloré en chaux blanche. Les annexes sont séparées. A l'intérieur, il
y a trois grandes chambres, une resserre, deux corridors, le tinda (le vestibule) etfrigoria qui n'est plus
ouverte et en bois, mais fermé et en verre.
14
années 1930 et ce qu'il constate dans le même village, souvent dans le même ménage, 40
ans plus tard. Ce deuxième texte dans les années 1990 lui donne l'opportunité de revenir et
de compléter les informations recueillies il y a 50 ans. Cette façon d'analyser comparative
et reflexive dynamise les faits étudiés, une première dans la littérature ethnologique
roumaine. Le manuscrit a été publié après sa mort, en 1995.
La réflexion sur le Pays d'Oas est faite à partir de deux grandes campagnes de terrain : la
première, entre 1934 - 1937, dans le cadre de l'école de Dimitrie Gusti, et la seconde,
durant les années 1978, 1985 et 1988. Lors de la présentation d'un mariage dans les années
1980, au Pays d'Oas, l'auteur mentionne plusieurs fois le faste du festin et surtout la
monumentalité des maisons locales à « 6-9 chambres », qui témoignerait du « saut aux
conditions supérieures et commodes d'(utilisation) de l'espace» (1999:93). Ce
changement est expliqué par la diversification des possibilités de travail de la population,
par l'industrialisation de la région. (Focsa 1999 : 67).
Dans la description des maisons neuves des années 1980, son vocabulaire se voit enrichi
d'un nouvel adjectif, tout à fait absent dans l'ouvrage de 1975 sur la culture matérielle de
Pays d'Oas, celui d'architecture « monumentale ». Voici un commentaire de Gheorghe
Focsa sur les processus de construction d'une nouvelle maison : les propriétaires regardent
et observent analytiquement « plusieurs nouveaux ménages, aux logements et annexes
15
monumentales, réalisés à partir d'une technique moderne, surtout ceux construits dès le
dernier quart du siècle. Ici, Certeze détient un record exceptionnel, soit à cause du grand
nombre d'exemples édifiés dans les deux dernières décades, soit par la variété et
l'originalité de l'architecture monumentale » (Focsa 1999 : 317).
Le chapitre « Fondations en granit et en béton pour une grande et belle maison neuve, à
Moiseni », décrit en détail une des maisons qu'il voit sur le terrain dans les années 1980.
Focsa mentionne que les modèles des nouvelles maisons de Moiseni sont copiés à partir des
maisons de la ville de Negresti. La construction de ces maisons est un effort cumulé des
maîtres locaux et de la parenté. Le modèle varie en fonction du terrain et du goût du futur
propriétaire (Focsa 1999 : 317). Même si Focsa n'explique pas la notion du goût et ne
conceptualise pas le phénomène de « copier », nous pouvons deviner le rôle que l'individu
jouait au moment de la construction de sa maison « systématisée » et connaître l'existence
d'un autre principe de construction que celui de reproduction fidèle d'un modèle type.
Aussi idyllique soit-elle, nous disposons d'une description de la construction d'une de ces
maisons de Moiseni. « Après le choix du modèle de la maison et du terrain, par un dialogue
permanent et harmonieux, ils ont commencé à chercher et à transporter sur le lieu de
construction tous les matériaux de construction : le bois, les poutres, le fer - béton, la tuile,
le ciment, le sable, le ballast, la pierre, les copeaux plus petits ou plus grands des roches de
granit et d'andésite des montagnes volcaniques du Pays d'Oas. Ces matériaux sont
nécessaires à la fondation de leur grande et belle construction nouvelle, aux trois niveaux et
aux 12 pièces différentes, situées comme un nid de rêve et de bonheur, dans un milieu très
beau et très sain » (Focsa 1999 : 317).
Focsa décrit aussi la maison de la ville de Negresti qui, il avait visitée par hasard 15 ans
plutôt. Placée dans le chapitre significativement intitulé «Un modèle original de la nouvelle
maison de Negresti - Oas (migre) en Moiseni », la description de cette maison citadine
permet d'attester l'existence d'une mobilité des formes architecturales, ce qui est tout à fait
nouveau. Ainsi, écrit Focsa, « la maison et le ménage du médecin Danut Gheorghe de
Negresti-Oas ne sont pas dans mon archive documentaire complexe et englobant avec des
descriptions, des esquisses et des photos. Pourtant elle est restée dans ma tête, telle qu'elle
était en réalité il y a 15 ans, quand je l'ai vue une seule fois. Donc, j'ai gardé dans ma
mémoire...l'image complexe de ce ménage très original, conçu par la technique
architectonique nouvelle, aux matériaux durables et très résistants, aux caractéristiques
pratiques et artistiques remarquables : une maison très large, élégante et moderne, aux trois
niveaux, qui pourrait assurer un espace et un milieu supérieur de vie, même pour une
famille bien plus nombreuse que les quatre personnes qui forment aujourd'hui la famille du
médecin Danut Gheorghe, avec sa femme et ses deux enfants. C'est un ensemble
architectonique monumental et original, tant en ce qui concerne l'architecture extérieure
qu'intérieure... » Une des maisons « paraît une construction solide, monumentale, originale
et relativement austère... » (Focsa 1999:318) À l'intérieur de la mobilité des formes
architecturales et de la relation directe entre le mariage et la construction d'une maison,
Certeze surgit comme le sommet d'un phénomène qui semble général au pays d'Oas. Les
jeunes qui veulent avoir une maison regardent plusieurs « nouvelles gospodarii, avec des
bâtiments et annexes monumentales, construites le dernier quart du siècle dans tous les
établissements du Pays d'Oas, avec des bâtiments à trois étages parmi lesquels Certeze
détient un record exceptionnel tant par le grand nombre d'exemplaires élevés que par la
variété et l'originalité de leur architecture monumentale » (Focsa 1999 : 317).
117
Entre les années 1975 et 1978, des sociologues de Cluj, Iasi et Satu Mare178 mènent des
recherches d'envergure dans plusieurs villages de cette région, incluant Certeze.
Commandée par les leaders locaux du parti communiste, cette recherche devait offrir un
diagnostique général de l'état économique et culturel de la région qui inquiétait par sa
pauvreté et surtout par l'isolement179. Elle fait partie d'un projet plus large de recherche
visant les régions les plus pauvres de la Roumanie. Les informations « scientifiques »
obtenues devraient servir à la création et à l'implantation de programmes d'amélioration de
la situation économique, sociale et culturelle locale (Aluas 1980:3). Dans l'esprit
progressiste des années 1970, l'étude se focalise sur la problématique de la
« modernisation », du passage du « traditionnel » au « moderne » déclenché par le
socialisme (Aluas 1980 : 4)180. Or la question de la modernisation met en lumière la
présence de deux phénomènes récents : la migration saisonnière et la construction massive
de maisons (Lantos, Meister 1980 : 2 : 48; 1977 : 48-54).
Les résultats de cette recherche seront publiés dans la revue Napoca universitara qui
dédiera un numéro entier (no. 2) aux conclusions. Elles seront aussi valorisées dans
quelques mémoires de baccalauréat et de maîtrise soutenus par les étudiants qui y ont
participés, travaux qui n'ont été jamais publiés. Cependant, les articles de la revue
représentent une bonne synthèse de la situation que les chercheurs ont trouvée au Pays
d'Oas et surtout, de l'interprétation donnée à la pluralité des phénomènes socio-
économiques qui marquait la société de cette région.
Commande officielle, cette recherche devait mettre en application toute une idéologie de la
modernité bien puissante dans les années 1970. Pour ce faire, il fallait définir la
modernisation, plus précisément la modernisation « socialiste », qui représente
« l'ensemble des changements novateurs - réels ou possibles (désirés), réalisées ou
envisageables après la mise en place du pouvoir politique et des relations de productions
La recherche est dirigée par le professeur Aluas, de la faculté de sociologie de Cluj-Napoca et par
l'académicien Stefan Pascu.
' 79 Le but de la recherche ethnographique est « une connaissance scientifique de la région afin de trouver des
solutions pour le développement économique et pour l'augmentation de la qualité de vie de gens » (Caita,
1977: 1-2).
La majorité des articles sera publiée dans les numéros de Studia Universitatis, dans les années 1970 (nr. 2)
et 1980 (nr. 2) ainsi que dans la revue Napoca universitara (1977).
118
socialistes - changements qui ont pour dessein final l'homogénéisation sociale dans la
relation rurale urbain, au niveau inter régional, entre groupes et classes sociales ».
Autrement dit, la modernisation socialiste suppose l'assurance de la même qualité de vie
pour tous les habitants de toutes les régions de la Roumanie à travers « une intégration
continue des découvertes scientifiques et techniques » (Aluas 1977 : 3).
La modernisation socialiste ne peut fonctionner sans ressusciter et faire usage d'un autre
discours, celui sur la tradition. À travers une revendication du passé, on évite la rupture
entre toute une signification du Pays d'Oas déjà bien établie et on justifie la nécessité d'une
« société nouvelle » et « d'un être nouveau ». « Conformément à notre pensée marxiste —
léniniste, la modernisation actuelle ou envisagée à la suite de cette recherche incorpore les
valeurs viables de la tradition afin de mettre sur pied l'unité entre la continuité et la
discontinuité dans le changement novateur » Aluas 1977 : 3). L'appel à toute une histoire et
une mémoire de la pauvreté et de l'asservissement des Oseni par les étrangers, au quotidien
marqué à la fois par la performance des labeurs dits difficiles, par des logements précaires
est destiné à mettre en valeur l'apport de l'État socialiste à l'amélioration de la situation
économique régionale :
« Les vieillards Oseni se rappellent comme dans un rêve de leur vie difficile d'autrefois quand à
l'aube, ils partaient dans la forêt ou au labeur des terres, quand à midi, ils mangeaient un
morceau de polenta froide et puis continuaient leur travail jusqu'au soir. Dans leur tête ils
mettent toujours en comparaison cette image de jadis avec la nouvelle image de l'Oas qui
s'ouvre vers la modernisation, vers une nouvelle vie..." (Estera Moldovan, « Parlant d'Oas »,
dans « Napoca universitara », Nr. 2, 1977 : 9)
Pourtant, cela contredit la façon des Oseni de gagner leur vie, en partant ailleurs. Ce
processus est vu soit comme un grand malheur auquel les Oseni n'ont pas pu échapper, soit
comme l'expression de leur attachement à leur métier, qui les pousse à aller ailleurs pour
travailler. À l'intérieur de ce discours, l'industrialisation de la région par l'ouverture de
grosses entreprises d'exploitation ou manufacturières est présentée comme une façon de
ramener les Oseni chez eux et de les insérer dans l'ensemble du système économique
national socialiste. La mise en œuvre de processus d'industrialisation, d'urbanisation et de
systématisation de la région n'était possible qu'au moment où la force du travail dont
disposait le Pays d'Oas serait concentrée sur place. Cela favoriserait aussi un meilleur
contrôle des Oseni par les autorités communistes.
119
« L'amour de la liberté » des Oseni est bon aussi longtemps qu'il est soumis au pouvoir de
l'État communiste et à ses projets. C'est pour cela que dans plusieurs articles émerge d'une
part la tendance à condamner « la modernisation » des Oseni de Certeze qui partent ailleurs
aux défrichements, et d'autre part, de donner comme exemple positif le village de Prilog où
les gens gagnent leur vie à la suite de la collectivisation et de l'industrialisation socialiste.
Dans ce contexte, on accuse les Certezeni de « primitivisme » en dépit de la façade
moderne de leur maison et de leurs voitures :
« La radio et la télévision en tant que moyens de communication sont plus appréciés pas les
gens de Prilog que de Certeze. Même si les gens de Prilog ne disposent pas tant d'éléments de
vie matérielle de type urbain que les Certezeni, ils ont une autre mentalité que celle de
l'isolement imposée par la tradition. Ils sont ouverts à toute forme de nouveauté dans leur vie,
au-delà des limites de la satisfaction des besoins individuels » (Petrovici 1977 : 9).
L'analyse de la vie des Oseni est la somme des deux éléments indissociables, celui de
l'attachement « ancestral » envers tout ce qui relève du « traditionalisme », et celui de sa
réceptivité à la nouveauté socialiste. Les deux deviennent consubstantiels non seulement
dans le quotidien ou dans les projets économiques, mais surtout dans la spiritualité des
Oseni :
« La spiritualité des Oseni se caractérise par l'intersection de forces conservatrices transmises
le long des siècles par le traditionalisme du lieu et les tendances innovatrices. A partir de ce
dialogue logique émergent les modèles de TOsenimea engagée dans le processus historique de
lntegrata est une entreprise qui produisait les vêtements et où travaillaient notamment les femmes.
120
la Roumanie socialiste." (Tiberiu Graur, « L'Oas, l'Osan et l'Osenimea ». Dans Napoca
universitara, Nr. 2, 1977 : 14).
Cet emballage discursif de la « modernité socialiste » n'arrive pas à combler toute un imaginaire
sur l'archaïsme et l'esprit conservateur des Oseni, au contraire. Osenia arrive à être définie
finalement comme un ensemble « des modèles archaïques dépensée » (Graur 1977 : 14).
Ce qui prime dans ces recherches n'est pas le dit, mais le non-dit. Malgré une
problématique générale lié au changement et de la constatation de certains chercheurs de
l'existence d'une dynamique interne de la région (Aluas 1977, 2 : 1 ; Bot 1977, 2 : 2), il n'y
a presque rien sur le phénomène de la « nouvelle maison » déjà signalée par Focsa. Il n'y a
pas d'étude sur la maison rurale, fait étonnant pour une recherche à caractère
ethnographique des années 1970. À part la courte mention de Lantos et Meister qui placent
la maison parmi les raisons des Oseni de partir aux travaux saisonniers, aucune attention
n'est portée au phénomène architectural. Par contre, la majorité des auteurs et des autorités
121
impliquées dans la recherche finissent toujours par tourner autour des aspects qui font
encore du Pays d'Oas le berceau de la roumanité, l'exemple de la préservation des
traditions et des coutumes ancestrales182. Cependant, les ethnologues étaient bien au
courant de tout ce qui se passait au Pays d'Oas183 et dans d'autres régions de la Roumanie.
Après 1989, l'intérêt pour le Pays d'Oas ne vient pas de l'intérieur, mais de l'extérieur.
Confrontés à une nouvelle vague de migration venant cette fois des ex-pays communistes,
les sociologues occidentaux sur la migration commencent à faire des études sur la nature de
ce phénomène en abordant, entre autres, la situation des immigrants dans le pays d'origine.
Rose Marie Lagrave et de Dana Diminescu, qui s'intéressent à la migration des gens du
Pays d'Oas, sont au début des années 1990 parmi les premiers à commencer à faire le va-et-
vient entre la Roumanie et l'Europe occidentale, la France notamment (1999, 2003). Elles
font une analyse de la migration de l'ombre et des mécanismes d'allers et retours définis
par l'expression « faire une saison ». Les deux questions implicites sont alors « pourquoi
partir ? » et, moins habituel pour la littérature sociologique sur les mouvements migratoires,
«pourquoi revenir»? (Lagrave et Diminescu 1999:3, 5). La réponse réside dans le
triangle argent - famille - maison qui détermine le mouvement pendulaire des Oseni entre
leur village d'origine et la France. Les auteurs suggèrent qu'au-delà du discours des gens
sur les raisons de partir et de revenir, la maison n'est qu'un prétexte qui cache en fait deux
choses. Premièrement, il s'agit du « besoin endémique de l'argent ». Les auteurs parlent
même d'une culture de l'argent (Lagrave, Diminescu 1999 : 19) induite d'une génération à
l'autre et maintenue par la pression familiale et sociale. Elle favoriserait le développement
d'une violence apparentée à deux espaces ; ailleurs, au passage des frontières, et au village,
cette dernière « liée à l'âpreté des rapports sociaux villageois, et aux pouvoirs locaux de
182
Pascu, Stefan, « Tara Oasului » [Le Pays d'Oas] dans Napoca universitara, nr. 2, 1977 : 1-2 ; la section
«dialogues», les entretiens avec loan Caota et Silvia Ceuca dans Napoca universitara, nr. 2, 1977:2;
Gheorghe Suciu, « Cu Ionita Andron, despre arta fotografiei si despre Tara Oasului » [Ensemble avec Ionita
Andron, de l'art de la photographie et le Pays d'Oas »III], dans Napoca universitara, nr. 2, 1977 : 16 ; Viorel
Igna, « Dimensiune interioara [Dimension intérieure] dans Napoca universitara, nr. 2, 1977 : 16 ; Tiberiu
Graur, « Oas, Osan, Osenie » dans Napoca universitara, nr. 2, 1977 : 14 ; Eugen C. Cucerzan, « Impresii din
Oas » [Impressions du Pays d'Oas], dans Napoca universitara, nr. 2, 1977 : 15 etc.
183
En 1996, mon professeur Nicolae Bot nous a parlé de ces recherches, du phénomène impressionnant de
construction de nouvelles maisons, surtout à Certeze, et de l'ostentation qui a amené un des Certezeni à
installer dans sa maison à deux étages un ascenseur. Tellement plongée dans l'image du Pays d'Oas comme
symbole de la tradition et de l'archaïsme, je ne savais pas que je venais d'avoir mon premier contact certes
indirect avec un phénomène qui, plus tard, représentera le centre de mes préoccupations anthropologiques.
122
l'argent» (Lagrave, Diminescu 1999 :69). La deuxièmement chose et la plus importante
pour nous est le fait que la maison cacherait en fait le règlement des rapports sociaux
intimement liés à l'institution du mariage. Ainsi, la violence du phénomène de construction
et de transformation architecturale serait causée par un sentiment très développé de la
propriété, ce qui conduit à de fortes luttes pour occuper et préserver le pouvoir à l'intérieur
de la famille et de la communauté villageoise (Lagrave et Diminescu 1999 : 69 et 71).
Leur conclusion offre une image de ce que les Oseni sont devenus : « des figures entre deux ».
Quant à leur maison, elle « n'est pas une vraie maison : elle est vide ; ils y habitent peu. La
maison est une monnaie d'échanges matrimoniaux et symboliques. L'architecture externe et
l'aménagement de l'intérieur témoignent, en outre, de la participation des Oseni à deux univers
culturels qu'ils essaient de marier à partir de l'agencement d'objets. Et, lorsque la mariée entre
dans sa maison ou celle de son mari ou de ses futurs enfants, elle a déjà revêtu deux robes lors
de ses noces, l'une traditionnelle, l'autre occidentale » (Lagrave et Diminescu 1999 : 86).
Cependant, les réponses des auteurs n'arrivent pas à expliquer pourquoi les Oseni font
figure à part dans le paysage de la Roumanie entière. H. H. Stahl et à sa suite son fils, Paul
Stahl, sont pionniers sur cet aspect car les deux ont clairement démontré comment la
gospodaria est premièrement une unité économique et ensuite une unité sociale dans
laquelle chaque personne a une fonction très bien établie par la famille et par la
communauté. Ils ont également démontré comment la question du mariage est une
préoccupation constante des parents, mais que ce n'est pas à la maison d'y occuper une
place centrale, mais aux terres, aux bêtes pour le marié ou aux textiles ou aux meubles,
obligatoires dans la dot de la mariée. Cependant, le devoir d'avoir une maison reste la
condition fondamentale pour fonder une nouvelle famille dans tous les villages roumains.
Développant un peu plus, Paul Stahl a beaucoup insisté sur la fusion des deux termes,
maison et famille. Les deux sont inséparables. On ne peut pas « fonder » une famille sans
mettre le fondement de SA propre maison et vice versa. Le sentiment de propriété n'est
donc pas spécifique aux Oseni et il n'est pas plus fort non plus que chez les autres
Roumains. Pourquoi alors la maison des Oseni fera-t-elle figure à part à l'intérieur d'un
phénomène plus général de construction de maisons privées partout en Roumanie ?
123
Comment, finalement, malgré son « vide intérieur», est-elle devenue le principal symbole
de la réussite des Oseni et un exemple à suivre pour les Roumains d'autres régions ?
Nous pensons que la réponse ne réside ni dans le rapport « très fort » entre l'individu et l'argent
ni dans l'existence et la transmission d'une culture de l'argent. Nous doutons fortement, que ce
soit l'attachement déjà mythique de l'Osan à sa terre, à la famille ou au village. Nous pensons
que « la nouvelle maison » et toutes les pratiques et représentations y étant rattachées sont en
fait le résultat de la rencontre de deux faits sociaux : l'un historique, lié à une mémoire de la
pauvreté et l'autre spatial, lié à ce qu'ils ont vu à l'extérieur. La rencontre de ces deux
expériences est, croyons-nous, et nous allons essayer de le démontrer, le déclic qui a plongé
Certeze dans cette course pour la plus belle et la plus grande maison. Quant à l'évolution et à
l'amplification du phénomène, il y a plusieurs contraintes qui ont « orienté » les pratiques des
Oseni : la nature pendulaire de la migration qu'ils pratiquent depuis les années 1960 jusqu'à
présent, les plans de systématisation communistes dans la région du Pays d'Oas et, surtout,
l'impact souvent minimisé des régions où ils travaillaient.
Malgré leur ancrage dans la communauté d'origine, ils commencent à développer une
culture de mobilité qui entraîne une reconfiguration de leur relation avec l'espace bâti.
Cette reconfiguration va de pair avec une redéfinition de soi comme individu et de la
manière dont l'individu se place à l'intérieur du réseau familial, de parenté, de voisinage et
communautaire. Or, le village roumain et le paysan roumain n'ont jamais été placés, décrits
ou même pensés dans ce paradigme. Nous avons déjà montré comment le concept de
paysan était et est toujours associé à l'ancrage, à la stabilité, à la sédentarité et à une
méfiance presque viscérale au changement. Toute la littérature ethnographique et
folklorique met d'ailleurs l'accent sur l'antagonisme entre ici et ailleurs et surtout sur
l'image d'un paysan toujours méfiant par rapport à tout espace situé au-delà de la frontière
villageoise. Quant au temps, le présent et surtout le futur sont emportés par le passé qui
plonge le village et le paysan dans une immobilité mythique184. Là où le paysan ose sortir
de son portrait, les ethnologues cherchent à le remettre sur la bonne voie et, ici, les
goustiens et même des chercheurs de nos temps ont proposé bien des « solutions ».
84
Pour mieux comprendre cette vision, voir Lucian Blaga et ses idées sur « le village-idée » (1997).
124
4. LE PAYS D'OAS ET LES (EN)JEUX DES PERIPHERIES.
REPÈRES GÉOGRAPHIQUES, HISTORIQUES ET CULTURELS
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Département Bihor
125
Au positionnement périphérique s'ajoute un isolement géographique assez unique. Le Pays
d'Oas est enfermé par les chaînes des montagnes Gutâi, à l'est, et Oas, au nord, dont la
hauteur ne dépasse pas 800 m (Focsa 1975 : 19). Leur disposition circulaire entourant une
superficie de 614 km (Velcea 1964 : 17) fait du Pays d'Oas un gigantesque amphithéâtre
naturel appelé la dépression d'Oas qui, à l'ouest, s'ouvre vers la plaine de Somes par trois
entrées larges. La seule porte active est celle située au fil des rivières Talna et Tur (Velcea
1964 : 21). D'ailleurs c'est par ici qu'a été construite l'unique voie d'accès dans la région,
la chaussée nationale No 19, superposée sur l'ancien chemin du sel, et qui coupe le Pays
d'Oas en deux, en liant la ville de Satu Mare à Sighetul Marmatiei, la dernière appartenant
au département de Maramures.
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Carte No 2 : La dépression du Pays d'Oas ressemble à un amphithéâtre grandiose, entouré par les
montagnes Oas (au nord, nord-est), Gutîi (à l'est et sud-est). La seule voie d'accès est la chaussée
nationale 19 qui, en arrivant de Satu Mare, le centre du département, traverse la dépression et continue
jusqu'à la ville de Sighetul Marmatiei.
126
affluents, Alb et Rau sont organisés en six communes185 situées autour de la ville centre.
Les communes sont Bixad (avec des villages Bixad, Boinesti et Trip), Calinesti (Calinesti,
Coca, Lechinta, Pasunea-Mare), Orasul-Nou (Orasul-Nou, Racsa), Prilog (Prilog, Remetea-
Oasului), Tirsolt (Tarsolt, Aliceni), Certeze (Certeze, Huta-Certeze, Moiseni), et les
villages Camarzana et Varna. À la fin du XlVe siècle186, le coin entier de nord-ouest qui
comprend les régions de Maramures, de Chioar, de Codru et de Satu Mare (avec le Pays
d'Oas) est dirigée par Baie et Drag, nommée par le roi Sigismund de la Hongrie comme des
dirigeants absolus de cette région (Velcea 1964 : 72). À côté de la Transylvanie, la région
du Pays d'Oas est intégrée au Royaume médiéval hongrois et plus tard passe sous l'autorité
de l'Empire habsbourgeois auquel il appartient jusqu'en 1918, lorsqu'il est intégré à la
Roumanie.
Jusqu'en 1948, la région du Pays d'Oas fait partie du département de Maramures. Les
ressemblances entre les deux régions (visant surtout leur positionnement périphérique
associé à l'image des gardiens des traditions et des coutumes ancestrales) fait en sorte que
les Oseni sont vaguement connus au début du XIXe siècle et que, jusqu'à nos jours, soient
confondus avec les Maramureseni. À l'intérieur de la culture roumaine, la réputation de la
région voisine, Maramures, se fonde sur sa capacité à préserver une forte individualité
culturelle roumaine malgré son intégration, durant des décennies, à la Hongrie187. À partir
de 1948, suite la réorganisation territoriale, le Pays d'Oas est intégré au département de
Satu Mare.
185
Cette organisation administrative est le résultat du partage territorial fait en 1968.
186
Les découvertes archéologiques prouvent que cette dépression est habitée dès le paléolithique (Maria
Bitiri, 1960). Les documents des XIV - XV siècles y attestent l'existence de 13 villages tandis que celles du
XVIe siècle mentionnent 10 villages appartenant à la cité de Satu Mare qui à l'époque possédait les surfaces
les terres les plus étendues et le nombre le plus élevé de serfs (Velcea 1964 : 72).
187
Partie appartenant à la Transylvanie, la province de Maramures a fait partie de l'Empire Austro - Hongrois
dès 1886 et jusqu'à 1918 est intégrée au Royaume roumain. En 1941, Maramures est repris par les Hongrois.
En 1945 elle revient à la Roumanie (Hitchins 2002).
127
déportées188. II y a aussi le village de Huta-Certeze formé par l'arrivée d'une population
slovaque qui, actuellement, est intégrée à la population roumaine.
À la fin du XIXe siècle - début du XXe, la situation du Pays d'Oas n'était pas très
différente du reste de la Transylvanie189. Jusqu'à très récemment, l'élevage de moutons
représentait une source importante de revenus pour l'économie de la gospodaria. Il
fournissait les produits laitiers et la viande, essentiels dans la cuisine traditionnelle des
Oseni. Par-dessus tout, la laine servait de matière première pour la fabrication de vêtements
et de textiles utilisés dans les intérieurs des maisons traditionnelles. L'élevage des moutons
était aussi une source financiaire car les produits obtenus étaient commercialisés dans les
marchés régionaux. L'importance de cette occupation est signalée essentiellement par
Sambra Oilor, fête populaire régionale qui, le 13 mai, annonce et célèbre la montée des
moutons à la montagne. Les Oseni de tous les villages montaient au sommet de la
montagne Magura où ils mangeaient, chantaient et dansaient. Actuellement, la disparition
des rituels et des coutumes liées à l'industrie bergère tels que mesurer le lait ou compter les
moutons, correspond à la recrudescence des usages cérémoniels et touristiques. Les Oseni
continuent à monter les pentes des montagnes habillés de leurs costumes traditionnels, mais
ils le font en voiture et une fois arrivés, ils assistent aux spectacles folkloriques organisés
par la municipalité de Negresti-Oas. Malgré la préservation de la fête Sambra Oilor, il
n'existe plus de troupeaux si massifs et l'élevage des moutons en Oas a presque disparu.
Manifeste à une échelle plus étendue, partout en Transylvanie, la vente des fruits a
représenté aussi l'une des principales occupations des gens du Pays d'Oas, notamment
pendant la première moitié du XXe siècle. Les prunes et les pommes étaient
188
En 1964, 85% sont des Roumains, 14% des Hongrois et 1% des Ruthènes, des Tchèques, des Russes, des
Juifs et des Slovaques (Velcea 1964).
189
Plus de 80% des Roumains de Transylvanie habite les régions rurales. En 1900, 87,4 % et en 1910, 85,9 %
des Roumains d'Hongrie affirment que l'agriculture est la façon de gagner leur vie. Hitchins invoque
plusieurs raisons pour expliquer le blocage de la société roumaine dans l'économie traditionnelle : la religion
orthodoxe et uniate, différente de la catholique des Hongrois. L'école est abritée par les églises, les prêtres
étant en même temps des enseignants. De plus, la grande majorité des Roumains était analphabète et l'élite
intellectuelle roumaine presque inexistante. Les villes étaient les milieux par excellence où l'influence des
Austro-Hongrois était la plus forte. Pourtant, il ne faut pas oublier que la majorité des Roumains habitait dans
des villages et souvent dans des régions très isolées. La tradition agraire encore très puissante a été un autre
obstacle au fonctionnement des projets économiques, culturelles et politiques du pouvoir (Hitchins
1994:218-219).
128
commercialisées aux marchés de Satu Mare (Irimie 1992-1993 : 224) et même vendues aux
Allemands (Musset 1981 : 3). Sinon, elles servaient à la fabrication depalinca, l'eau de vie
régionale, très forte (le taux d'alcool peut atteindre 60° et même 90°). L'ampleur de cette
industrie traditionnelle se trouve souvent à l'origine des explications concernant la
fréquence des conflits entre les villageois et la manifestation d'un comportement
«spécifique» aux hommes concrétisé par l'agressivité et l'intolérance. L'alcoolisme
revient aussi dans le discours officiel comme principale cause du caractère sauvage de la
région dans le sens d'une difficulté plus prononcée que dans d'autres régions d'imposer
l'ordre et le contrôle parmi les villageois. Cette réputation accentue l'isolement
géographique, en conduisant vers un éloignement psychologique de la part du reste des
Roumains qui, par le biais des médias ou tout simplement de leur imaginaire, se font une
image assez effrayante de ce que se passe au Pays d'Oas.
Une autre forme de mobilité vise les marchés éloignés et réputés du sud de la Roumanie
afin d'échanger les produits locaux (résultant surtout de l'économie des moutons) pour des
céréales, fortement manquantes dans la région. Les marchés de Hust (actuellement Vistea)
et de Teceu, en Ukraine190 (Musset 1994:4), sont visés surtout par les femmes à la
recherche des produits industriels, surtout des étoffes pour fabriquer certaines pièces du
costume traditionnel. Pourtant, les relations commerciales que les Oseni développent avec
leurs voisins ukrainiens ou ruthènes de même qu'avec les Roumains n'ont pas un impact
majeur sur la vie locale et sur le développement régional. Elles font partie d'un processus
de circulation spatial présent dans toute région rurale permettant, par le biais des marchés
régionaux, la circulation des biens, mais également des informations et de savoir-faire. Le
franchissement des montagnes qui isolent le Pays d'Oas s'effectue de manière centrifuge.
Plusieurs événements suscitent ce mouvement. Le monastère orthodoxe de Bixad
représente le plus important lieu de rassemblement religieux au nord-ouest de la Roumanie.
Les fêtes de Saint-Pierre et de l'Assomption (le 15 août) occasionnent d'amples pèlerinages
190
L'intégration de la Transylvanie, incluant le Pays d'Oas, à l'Empire Austro-Hongrois permettait
l'élargissement des mobilités commerciales au-delà des actuelles frontières de la Roumanie.
129
attirant des milliers de personnes originaires d'Oas et également, des régions voisines telles
que Maramures, Chioar ou l'Ukraine Subcarpathique (Musset 1981 : 4 ; Rus 1995)191.
Au-delà de l'importance de l'élevage des moutons, les travaux forestiers font partie de la
spécificité régionale et de l'identité des Oseni. Selon certains folkloristes et linguistes, le
toponyme Oas vient de awas qui signifie « forêt ancienne » ou « forêt séculaire » (Muslea
1932 : 117-254). D'autres le lient aux termes d'origine hongroise Havas, Avas ou Ovas qui
signifient « déboisement » ou « terrain défriché » (Velcea 1964 : 14-15). D'autre part, les
documents historiques de XNIe siècle signalent aussi l'existence d'une commune, Oas,
présentement disparue et qui plus tard, aurait donné son nom à la région entière (Velcea
1964 : 15). Quant au nom de tara qui fait partie du toponyme régional, il signifie « pays ».
Présent sous la forme de terra dans les documents latins des chanceliers des rois hongrois
du Moyen Âge, le terme sera ultérieurement traduit par le mot tara (« pays ») afin de
dénommer un territoire politique sous l'autorité d'un seigneur féodal ou d'une cité, etc.
(Velcea 1964 : 14). Actuellement, tara (« le pays ») a deux significations : il est utilisé par
les populations montagnardes pour nommer les plaines situées en bas des montagnes, ou les
régions plus ou moins étendues, entourées de montagnes. On a ainsi le Pays de Hateg, le
Pays de Chioar, le Pays d'Oas. Dès la fin de XIXe siècle, il est approprié par les linguistes,
puis par les ethnologues dans le but de définir et de mettre en évidence les particularités
régionales linguistiques et culturelles de la Roumanie (DEX 2002). Actuellement, le mot
« pays » du toponyme le Pays d'Oas n'a aucun sens administratif, mais il renvoie à une
région géographique ayant une individualité culturelle par rapport aux régions voisines,
telles que le Pays de Maramures ou le Pays de Chioar ou de Lapus. Le deuxième sens,
officiel, est celui d'unité territoriale et politique telle que la Roumanie.
191
Fondée en 1689 par un ancien moine du Mont Athos, il est rattaché à l'évêché ruthène de Munkacs jusqu'à
1918 quand la Transylvanie revient à la Roumanie. À partir de ce moment, le monastère Bixad s'organise
comme lieu de culte gréco catholique sous la juridiction du Diocèse de Gherla. Ce n'est qu'en 1948, après la
disparition de l'Eglise Roumaine Uniate, que le monastère redevient orthodoxe. Cela ne durera pas. L'arrivée
du régime communiste, en 1954, a comme effet la fermeture du monastère et sa transformation en maison de
repos pour les syndicats miniers et, ensuite, en préventorium pour enfants, fonction préservée jusqu'à
aujourd'hui. En 1989, après la rénovation, le monastère redevient le centre de culte de la région et dès 1991, il
appartient au Diocèse Orthodoxe Roumain de Maramures (Rus 1994 : 16-19).
130
La spécialisation en travaux forestiers remonte au début du XXe siècle, lorsque les étendues
boisées couvraient 80 % de la dépression du Pays d'Oas (Photographie No 1). La présence
massive de la forêt accentue l'isolement de cette petite dépression déjà enfermée par les
chaînes de montagnes. Aux éléments géographiques s'ajoute l'absence de voies de
communication, ce qui diminue davantage le contact des Oseni avec l'extérieur. La seule
voie de circulation non aménagée suivait le cours de l'ancien Chemin du Sel qui, au XHIe
siècle, liait la région de Maramures à la Transylvanie et qui actuellement, est remplacée par
la chaussée nationale No. 19.
La majorité de la population masculine travaille donc dans la forêt. Elle développe toute
une culture matérielle et un savoir-faire liés à cette spécialisation. Les techniques manuelles
et les outils complexes font des Oseni des spécialistes très réputés dans toute la Roumanie.
Il s'agit notamment des techniques de nettoyage, de taillage, de défrichement et de
préparation des terres déboisées pour de nouveaux usages, tels que le pâturage ou
l'agriculture. Ce «métier» les individualise aussi dans la région du nord-ouest de la
Roumanie qui, d'un point de vue occupationnel, est divisée. Il y a d'une part les
Maramures, connu pour les exploitations minières des minéraux non ferreux et qui, dès les
années 1960, attirent la force du travail de la dépression entière. D'autre part, il y a la plaine
192
http://ro.wikipedia.org/wiki/Satu_Mare.
193
Une carte autrichienne de 1881 montre qu'à l'exception de la rivière Lechinicioara, du milieu du bassin
Negresti, du couloir de la rivière Rau, de la distance entre Bixad et Boinesti qui ne servaient qu'à
l'agriculture, le reste du Pays d'Oas est couvert de forêt (Varnav 1986-1987 : 327).
131
de Tisa, région agricole par excellence. Entre les deux, le Pays d'Oas représentait l'oasis où
les Oseni gardaient le monopole sur les travaux forestiers.
Même si cette façon de gagner de l'argent en partant ailleurs existait auparavant, à la fin du
XIXe siècle, les Oseni sont engagés dans les différentes entreprises du pays et même à
l'extérieur des frontières. Les années 1960 sont le moment où l'ampleur de ce phénomène
augmente considérablement (Musset 1981). Le nombre de salariés engagés dans les
entreprises d'État diminue en faveur des gens qui commencent à pratiquer le travail
saisonnier.
Le travail dans la forêt s'effondre avec la chute du régime de Ceausescu et de tous les
programmes de développement rural. Privés de leur principale et unique source de revenu,
132
les Oseni commencent à partir à l'étranger. Ici, peu d'entre eux cherchent à continuer à
travailler dans la forêt car ce métier se fait rare en Occident et demande généralement une
professionnalisation, ce qui n'était pas le cas de la grande majorité des Oseni qui avait
appris le métier de père en fils, d'un parent à l'autre ou d'un ami à l'autre. Actuellement, le
travail dans la forêt est presque oublié et les outils jetés, détruits ou donnés aux musées
ethnographiques.
Après l'arrivée des communistes, en 1947194, le Pays d'Oas reste en quelque sorte en
dehors des grands bouleversements sociaux et économiques. À cause de la terre impropre à
l'agriculture intensive, l'impact de la collectivisation des années 1949-1951 est mineur par
rapport à d'autres régions. Le Pays d'Oas est décrété zone de degré 3, c'est-à-dire qu'il
n'est pas jugé bon pour une agriculture intensive. Quelques villages seulement tels Varna,
Orasul Nou, Tarsolt, Boinesti sont collectivisés car ils sont situés vers le centre de la
dépression (Velcea 1964 : 140). Les villages de Certeze et de Huta-Certeze ne sont pas
touchés, les gens gardant leurs propriétés agricoles. Ils continuent ainsi de pratiquer une
agriculture de subsistance et d'élever des animaux domestiques.
Les villages situés vers les montagnes tels que Certeze, Bixad, Moiseni et Huta-Certeze
sont affectés autrement. Après 1948, à la suite du processus de nationalisation, les habitants
de ces villages, dans leur grande majorité spécialisés dans les travaux forestiers et
propriétaires de grandes étendues boisées, perdent leurs propriétés. Tel que nous l'avons
déjà mentionné, ils commencent à participer surtout aux travaux de défrichement auxquels
se rajoutent le fouillage des canaux, la peinture des piliers d'électricité, la construction des
barrages ou la peinture des cales des bateaux, etc. La réputation de la difficulté de ces
travaux et le fait qu'ils soient évités par la majorité des Roumains nourrit tout un discours
identitaire valorisant, essentiellement masculin, qui fait des hommes Oseni et des gens de
Certeze notamment, les plus travailleurs et les plus habiles de tous. Cette vision fait
194
En 1947 l'économie de la Roumanie est en plein changement. Elle passe sous le contrôle du Parti
Communiste. La planification centralisée est à l'ordre du jour et tout concourt à la préparation de la
nationalisation de l'industrie et vers la collectivisation de l'agriculture (Hitchins 1994 : 543).
133
contrepoids à la réputation générale de ces travaux considérés alors comme dévalorisants et
humiliants.
La construction d'un hôpital à Negresti de même que d'un sanatorium, à Bixad, fait
augmenter le nombre de médecins dans la région de quatre en 1938 à trente en 1962
(Velcea 1964 : 74). Dès les années 1950, la majorité des villages sont electrifies. (Velcea
1964:74-75). En 1951, l'entreprise « Osana » de Negresti-Oas qui couvre l'industrie
énergétique, l'usinage, l'extraction des matériaux de construction, l'exploitation forestière
et le façonnage du bois et l'industrie alimentaire attire une importante main-d'œuvre de la
région. La production des matériaux de construction augmente à cause de l'ouverture des
carrières d'andésite. L'entreprise Tricotex de Negresti-Oas attire la main-d'œuvre féminine
par son profil de l'industrie textile.
Mise en place dès les années 1950 par le régime communiste, cette stratégie qui rappelle la révolution
culturelle maoïste, a comme but de tenir sous contrôle une jeune élite intellectuelle, en l'isolant
géographiquement et socialement dans des régions rurales très éloignées de leur lieu de naissance ou d'études.
Cette politique avait également comme but une certaine homogénéisation de la population, tant spatialement
que socialement. Paysans, travailleurs, professeurs ou médecins, tous sont pareils face au labeur pour « le
bien-être » de la nation. Egaux devant le travail, les différences s'effacent et on arrive à la naissance de
l'homme nouveau, « le prolétaire ». La naissance de ce nouvel être social ne peut pas se passer des projets de
« modernisation » et « d'amélioration » du niveau de vie et des gens qui habitaient des régions plus isolées et
surtout, très pauvres (voir les témoignages de Schneider [2004]).
1
II s'agit du médecin Mihai Pop, directeur de l'hôpital de Negresti-Oas, originaire de Cluj-Napoca (au
centre de la Roumanie) de Vasile Ardelean, professeur de langue et littérature roumaine à Certeze, originaire
de la Transylvanie, de Mihai Serbanescu, professeur de littérature roumaine à Bixad, ce dernier étant
originaire de Râmnicu Vâlcea (au sud de la Roumanie).
134
Malgré le développement industriel de la ville de Negresti-Oas, du nombre de 1200
travailleurs qui travaillent en industrie, 60% sont en exploitation forestière et dans
l'industrie du bois, tandis que 33% sont spécialisés en extraction des matériaux de
construction. À Bixad, il y a l'entreprise de bois scié qui prépare du bois pour construction
ou pour cellulose destiné soit aux entreprises de mobilier de Satu Mare, soit à l'exportation
en Hongrie, en R.D.A, en Autriche ou en Italie. L'entreprise de Bixad attire donc la force
du travail du village et aussi d'autres localités dont Negresti, Camarzana, Racsa ou d'autres
régions dont Maramures (Velcea 1964 : 133-137). Concernant les Certezeni, le nombre de
salariés de l'État est bien réduit parmi eux, ces derniers préférant partir aux travaux
saisonniers.
135
un bas âge. Quant aux femmes, elles sont partagées entre les travaux domestiques,
traditionnels et, pour une part bien plus réduite, l'industrie textile (Velcea 1964 : 138-140).
Le regard porté sur les activités du Pays d'Oas révèle l'existence d'une région rurale
atypique. Pas du tout proche de l'agriculture, les occupations sont partagées entre deux
types d'industries, une industrie forestière avec toute la gamme de travaux qui y sont
rattachés ; une autre attachée à l'exploitation de matériaux de construction. L'exploitation
des matériaux de construction, le bois inclus, est complétée par les travaux de
transformation et d'adaptation de la pierre ou du bois pour leur usage en construction. Dans
les années 1980, plusieurs gens de Huta-Certeze qui travaillent dans les mines
d'exploitation, ont à la maison des ateliers informels de travail de l'andésite. D'autres sont
des menuisiers ou confectionnent des meubles en bois. Dans les années 1970-1980, les
principales activités des villages qui ne connaissent pas la collectivisation tels Certeze,
Huta-Certeze, Bixad sont les travaux saisonniers forestiers, la construction et les
exploitations des matériaux de construction, proches du domaine de la construction. Cette
orientation occupationnelle généralisée conduit à la configuration de ce que nous allons
appeler une population de bâtisseurs.
La périphérie géographique est amplifiée par une autre, culturelle et sociale liée à la
présence, unique en Roumanie, d'une institution locale de règlement des conflits entre les
individus et les familles : la vendetta (vendeta ou vendete). Tout comme dans le cas de la
vendetta méditerranéenne (Gilmore 1988 ; Blok 1981 ; Pitt-Rivers 1961 ; Cassar 2005),
celle du Pays d'Oas, méconnue des spécialistes dans la littérature sur l'honneur, fait
référence à la confrontation physique, masculine, ayant comme but la réglementation de
l'honneur entre les individus, entre les familles et neamuri (« les lignées »). La vengeance
de l'honneur se transmet de génération en génération, conduisant à des crimes encore
présents dans la mémoire des gens :
L'orgueil était terriblement grand, ici. Le dernier crime à Bixad a eu lieu il y a treize ans.
Depuis, il n'y a pas eu de crime avec préméditation. Un homme a été tué. Pris dans sa maison
la nuit, ils lui ont coupé les jambes et l'ont abandonné au milieu de la rue. Ils lui ont enlevé les
yeux. 11 est mort le lendemain. Les tueurs qui font partie de ta même famille sont en prison
136
actuellement. C 'était un crime lié à la vendetta qui « va » de « neam in neam » (de génération
en génération »). Qjuelqu 'un a tué mon frère. Moi je dois le venger (Serbanescu, professeur à
Bixad (54 ans), 2002).
Un autre type de crime reste dans la mémoire des gens. Il s'agit de ceux concernant le
déshonneur de la femme, fille ou épouse. Attenter à l'honneur de la femme c'est attenter à
l'honneur du chef de la famille. La majorité des conflits est occasionnée par les rituels
précédant les mariages ou lors des mariages. Société patriarcale et virile, les
réglementations de l'honneur masculin sont toujours en lien avec la sexualité de la femme.
L'individu n'a pas d'existence en dehors de la famille et de la communauté. Attenter à un
seul individu provoque un effet général, et touche la famille entière. D'où les proportions
des conflits qui pouvaient couvrir plusieurs familles du même neam et plusieurs
générations. Les histoires des conflits par pintalus, le couteau traditionnel à lame courte,
sont effrayantes. Même les institutions traditionnelles rurales telles que l'Église n'ont pas
de pouvoir suffisant pour intervenir et diminuer les conflits. Quant à la Milice (le terme
actuel est « Police »), elle intervient rarement ou trop tard étant donné le caractère isolé de
la région et, dans la majorité des cas, la cohésion communautaire ne permet pas aux
instances extérieures d'agir.
Les crimes fréquents jusqu'aux années 1960, diminuent pour disparaître complètement
dans les années 1990. Cependant, la disparition des meurtres n'a pas comme résultat
l'effondrement de toute une culture de l'honneur. Elle continue à réglementer le quotidien,
les relations sociales, les institutions traditionnelles encore fonctionnelles telles que la
famille et le mariage, les relations entre les Oseni et les autres qui ne partagent pas le code
de l'honneur. Est encore toujours présente cette crainte d'offenser un Osan, en lui adressant
un mot qu'il ne faut pas ou en faisant un geste qui peut être pris pour une provocation. Le
nouvel arrivant fait très attention de ne pas prendre à la légère tout geste d'hospitalité même
s'il vient en contradiction avec ses propres valeurs. Refuser de boire un verre depalinca est
dangereux car cela revient à humilier le chef de la famille. Lors de nos terrains à Certeze et
à Huta, la quantité d'alcool offerte et non refusable rendait difficile quelque fois le
déroulement de certains entretiens. L'honneur réglemente davantage les rapports locaux de
sociabilité. Les relations au travail, entre les familles, entre les amis, entre l'homme et la
femme, tout est réglementé par la préservation et, surtout, par l'amplification de l'honneur
137
et de la mândria afin d'être bien situé sur l'échelle sociale. La culture de l'honneur qui unit
les gens du Pays d'Oas continue cependant à les séparer des autres. L'un des exemples est
le contournement de la région par les investissements privés à caractère touristique, ce qui
crée un contraste fort important avec la région voisine et concurrente, Maramures, qui
connaît un fort développement du tourisme rural en Roumanie.
Cette périphérie multiple se développe non seulement par rapport à la Roumanie entière,
mais surtout par rapport à la région voisine, Maramures, avec laquelle le Pays d'Oas
partage une histoire commune et une géographie de proximité, ce qui provoque jusqu'à
présent leur superposition. La principale cause de la confusion est d'ordre administratif.
Avant 1949, l'année de la nouvelle organisation administrative, l'actuel département Satu
Mare, qui incorporait la région du Pays d'Oas, s'intégrait dans une unité plus grande
portant le nom de Maramures et qui avait son centre administratif à Satu Mare.
La deuxième cause, non moins importante, est la revendication des origines daces par les
deux régions de Maramures et du Pays d'Oas, revendication qui fait partie d'un des mythes
de la fondation de la nation roumaine, qui ne tiennent pas d'une conscience locale
populaire, mais des « combinaisons intellectuelles à un but bien déterminé idéologiquement
et politiquement » (Boia 1997 : 85). La référence historique est la conquête de la province
de Dacie par les Romans au II-IV siècle197 et un portrait particulier, celui du Dace qui, avec
197
Depuis le XVIIIe siècle, l'ensemble de l'historiographie joue entre soit une revendication purement
romaine (Dimitrie Cantemir, Scoala Ardeleana, [L'école d'Ardeal]), soit une revendication purement dace,
soit finalement les deux (Cantacuzino 1818-1816). L'une des écoles les plus radicales qui a cherché à
expliquer l'origine de la nation roumaine afin de légitimer son individualité par rapport aux autres nations, a
été l'École Latiniste de Transylvanie du XIXe siècle. Ses adeptes soutenaient l'origine purement romane de la
culture roumaine ainsi que le fait que la langue roumaine est exclusivement de souche latine. Donc, on
procède même à une purification de la langue de tout autre influence slave ou dace afin d'améliorer le
complexe d'infériorité des Roumains par rapport à l'Occident et pour justifier finalement l'appartenance de
cette nouvelle nation à la latinité occidentale. Or le regard vers l'ouest ne permettait pas aux latinistes de
reconnaître l'autre souche de la langue et de la culture roumaine, celle dace car à l'époque ils sont vus comme
des barbares et des sauvages. Malgré l'influence de l'École Latiniste, les Daces commencent à être perçus
autrement que les ancêtres qui dévalorisent l'image noble de l'héritage roman. En 1860, B. P. Hasdeu
publiera une étude intitulée « Les Daces, ont-ils disparu ? » où il condamne le purisme de l'École Latiniste et
prend une attitude bien plus modérée, en soulignant que la nation roumaine est le résultat de plusieurs
éléments d'importance égale (1973 : 78-106 [1860 : 72]).
138
le romantisme, se consolide et se définit par l'amour de la liberté, par l'esprit de sacrifice et
le refus de vivre sous la domination étrangère. La scène du suicide collectif centrée sur la
figure de Décébale qui préfère mourir que de devenir esclave survivra jusqu'à nos jours
comme un symbole de la « spécificité » de la nation roumaine (Boia 1997 : 90-91).
Après 1900, le mythe des origines daces gagnera du terrain avec la vague des idées
« autochtonistes » qui domineront la scène culturelle roumaine jusqu'à la période de
l'entre-deux-guerres. Vasile Parvan, promoteur de cette orientation et artisan de l'image de
la civilisation dace, est le premier à faire le lien entre le Pays d'Oas et les Daces. Il
mentionne l'existence en Oas d'une cité d'origine dace, près de la localité Boinesti :
« Il est certain que la cité Belavara, près de Boinesti, (Satu Mare) est d'origine dace... La cité
a été habitée dès le néolithique à l'époque du fer» (Parvan 1972, Ile édition).
Le constat de Parvan a un impact majeur sur la définition du Pays d'Oas en tant que lieu de
la préservation de l'héritage dace. Ce n'est pas sans importance qu'il soit toujours cité par
les auteurs (Netea 1938 ; Focsa 1975, 1999 ; Andron 1977 ; etc) qui, en essayant de tracer
l'histoire des Oseni, ignorent les opinions des autres archéologues qui démontrent que la
cité en question serait néolithique (Bitiri 1960). Malgré cette mention, les Oseni ne se
distinguent pas de la région voisine, Maramures, qui revendique aussi le droit d'origine de
la roumaineté et se veut le gardien des origines nobles, les daces. Les arguments visent la
préservation des costumes, des danses populaires, de l'art religieux et folklorique. À cela
s'ajoute la religion orthodoxe, matérialisée notamment par des églises en bois très
anciennes, point d'attraction touristique jusqu'à nos jours. Elles offrent plus d'arguments
pour soutenir et promouvoir que Maramures est le berceau de la culture traditionnelle
roumaine et qu'elle assure la préservation des origines daces198 (Kligman 1998).
Cette image s'est superposée par-dessus celle des Oseni, tout en ignorant le développement
identitaire local. Un Osan ne s'appellera jamais Maramuresean (« appartenant à
198
Dans le livre La noce du mort. Rituel, poétique et culture populaire en Transylvanie, Gail Kligman se
plaint de l'accent de plus en plus fort mis sur « l'origine géto - dace » des Maramureseni par les cercles
académiques des derniers années. Elle cite un fragment d'une brochure touristique qui prouve la résistance de
cet discours sur les origines jusqu'aux années 1980 : « Maramures est l'une des plus intéressantes provinces
de la Roumanie. Les origines de son nom sont probablement dace - romains, même si certains chercheurs
proposent une autre souche, bien plus ancienne. En tout cas, l'histoire du Maramures remonte dans le passé
lointain et occupe une place spéciale dans l'histoire du peuple roumain entier. » (1998 : 258).
139
Maramures») et vice versa. Cette différenciation catégorique repose sur l'existence, au
Pays d'Oas, d'une forte identité régionale et d'une conscience de la différence, d'une part,
du reste des Roumains et, d'autre part, de leurs voisins, et cela, malgré des ressemblances
d'ordre culturel ou historique. Dès l'intégration du Pays d'Oas au département de Satu
Mare, et donc de la séparation administrative de Maramures, la différence est, disons,
officialisée, sans toutefois faire ressortir Pays d'Oas de l'ombre de la région voisine. Ce jeu
de la visibilité et de l'invisibilité est encouragé par le contexte politique d'après la Première
Guerre qui oriente le discours général de l'intelligentsia roumaine vers la démonstration de
l'unité du peuple-nation et non de la diversité des régions.
Dans la presse des années 1930, les journaux locaux, dans un langage empreint de
convictions nationalistes et xénophobes, attirent l'attention sur la situation économique
précaire et archaïque de la vie des habitants du Pays d'Oas, en construisant en même temps
un portrait particulier, celui de l'Osan, différent de l'autre semblable, le Maramuresean, et
de l'autre étranger, le Hongrois. Le profil de ce portrait émergent est de plus en plus lié à la
descendance « noble » de Daces libres :
« Ce Roumain pur, le fils d'Oas, issu directement de la nature avec laquelle il s'identifie, ce
Dace est en train de disparaître ! Oui ! Il meurt peu à peu à cause de la misère... ! Qui
s'intéresse à l u i ? Autrefois, ce paysan était agriculteur. Plus tard ont commencé les
défrichements. On était tenté de croire que les terrains agricoles et les pâturages apporteraient
la richesse, mais ils ont apporté le désastre...La terre est devenue stérile. Le bois a diminué,
alors l'Osan commence à partir très loin pour travailler à la hache à la main l'été entier, aux
défrichements des forêts car ils ne connaissent pas d'autre métier... C'est à peine l'automne
qu'ils retournent souillés, malpropres, malades... La tuberculose, voilà la dure réalité!...
Pauvre Osan ! Tu es arrivé à te soumettre devant le maître, toi, maître aux cheveux daces, toi,
l'héritier de Décébale, le magnifique ! » (I. Constantin, 1936, « Strigate de alarma : Ne pier
Osenii [Cris d'alarme : Les Oseni sont en train de disparaître] », Gazeta,\ll\ : 2 ).
Cet article met en scène les traits essentiels de l'image de l'Osan : l'amour pour la liberté
grâce à l'origine des Daces libres, la fierté et l'esprit de révolte, qui refuse la soumission ;
le culte pour le travail dans la forêt (la forêt est aussi rattachée à toute une symbolique de la
liberté) et, plus généralement, pour les travaux difficiles. Ces traits sont incorporés dans le
discours qui commence à façonner un portrait valorisant d'un Osan fier, puissant, acharné
au travail et intolérant face à l'injustice.
140
Durant l'entre-deux-guerres, les publications mineures de la presse régionale sont plutôt
dominées par un ton alarmiste. Soumis aux étrangers, plus spécifiquement aux Hongrois,
les Oseni doivent être sauvés puisqu'ils sont la preuve vivante de l'héritage dace, donc de
l'existence d'une nation à part, roumaine. Ainsi, l'appel à une identité plus restreinte,
Oseneasca fait partie d'un mouvement plus large qui agissait contre les revendications
territoriales des Hongrois, en Transylvanie, manifestes à la fin des années 1930 et jusqu'à
la fin de la Seconde Guerre mondiale, lorsque la Transylvanie revient à la Roumanie
(Morariu 1944; Stefanescu 1968; Marrant 1977; Boia 1997). Par exemple, en 1937,
Vasile Pop, professeur à Bixad, publie une brochure sur le Pays d'Oas où il fait un portrait
de l'Osan sans oublier de trouver dans son origine noble dace l'élément qui le différencie
des autres :
« Le peuple de cette région, conservateur sans limite a ses particularités de vie, d'habitudes, de
langue qui jusqu 'à présent n 'ont pas été étudiées suffisamment. L 'isolement l'a emmené à se
différencier p a r son tempérament, et à garder dans sa langue des mots anciens, qui prouvent
sans appel leur origine pure romano-dace » (Vasile Pop repris par Netea 1938 : 30).
Les arguments d'un tel portrait sont cherchés dans la parure « très ftère », dans une
valorisation culturelle de « l'habitude d'attaquer et de se défendre à l'aide du "pintalus"(le
couteau à lame courte) », « toujours présent dans le berceau des hommes », dans la
préservation du costume régional, de la coiffure ronde des hommes, similaire, selon
l'auteur, avec celle des Daces sculptés sur la Colonne de Trajan à Rome, etc. (Netea,
1938 : 20). D'ailleurs, l'auteur ignore le fait que cette coiffure de forme ronde des hommes,
qui est le principal argument du lien entre les Daces et les Oseni, est présente également
dans le monde slave (de Smedt 1980). Un autre élément de plus en plus emblématique est
l'esprit guerrier de l'Osan, dans le sens d'une disposition physique et mentale de refuser
toute forme de coercition et d'un esprit d'action, ce qui vient encore une fois justifier
l'agressivité et la fierté des Oseni.
141
La fabrication de l'identité microrégionale ne serait être complète sans le recours à l'habitat
et au quotidien des Oseni. L'image de la maison traditionnelle, petite, à une, deux ou, plus
rarement, à trois pièces, faite de matériaux rudimentaires, émerge comme la preuve de la
survivance et de la préservation de toute une culture matérielle qui renvoie dans la nuit des
temps :
« Tout simples, couverts d'un toit de chaume et plus rarement de lattes, les maisons parlent
d'un monde de jadis. Les fenêtres sont petites. Les maisons ont deux chambres, « tinda » (un
corridor étroit) et la chambre pour habitation. Certaines maisons ont une troisième chambre,
plus spacieuse et plus propre. Et cela seulement chez les familles plus riches qui y gardent la
dot de la fille ou de l'épouse. Le mobilier est presque absent. Contre les murs il y a des icônes
et des assiettes déposées sur des serviettes en coton aux fleurs colorées (Netea 1938, 24).
Pourtant le mot « nouveau » ne signifie pas une annulation de toute une image déjà mise en
scène sur les habitants du Pays d'Oas. Au contraire, on procède à une mise en valeur de
tous ces traits, et surtout à une connaissance et une reconnaissance d'une identité unique à
l'intérieur de la société socialiste roumaine entière. À l'été 1967, le Musée régional de
Maramures, situé à Baia Mare, organise une exposition avec plusieurs photographies prises
142
par Ionita G. Andron, un photographe avec des velléités d'ethnographe qui, dans les années
1940, 1950, prend plusieurs photographies de la région et de ses habitants. Ces images
représentent le moteur de la popularisation du portrait « dace » de l'Osan et de son
enracinement dans l'imaginaire de la population locale de même que dans l'ensemble de la
Roumanie. Il s'agit d'images des Oseni de Certeze, Huta-Certeze, de Moiseni ou de Bixad,
habillés de costumes blancs, en tissus de lin, aux cheveux coupés d'une manière moins
habituelle, ou des femmes costumées avec de larges jupes et des chemises aux manches
amples, richement brodées. La force des images est amplifiée par les légendes données par
l'auteur : « Bonnet de fourrure Gète-dacique » ou « Les Dacs se tiennent accrochés sur les
rocs-Florus » (Andron 1977). Prises sur des panoramas montagneux et boisés, les
photographies plongent les personnages dans un espace « séculaire », ou le temps s'écoule
lentement. Plus tard, en 1971, les photographies ne sont exposées nulle part ailleurs qu'à la
salle Dalles, à Bucarest, exposition à laquelle participent des historiens et ethnographes
importants. Les photographies de ces paysans-« daces » du Pays d'Oas ont un écho
national. Elles sont vivement intégrées à titre de preuves incontestables de l'origine noble
de la nation roumaine. Cette région, jusqu'alors périphérique et même invisible à cause de
l'ombre projetée par la région voisine, Maramures, devient le berceau de l'identité noble
des Roumains. Cela conférant un prestige incontestable aux habitants du Pays d'Oas. Cette
identité originaire dace sera « fixée » et popularisée davantage en 1977, avec la réunion de
ces photographies dans un album signé Ionita G. Andron et publié par le Musée du Paysan
Roumain à Bucarest (Photographie No 3 et No 4).
143
autre processus, le changement qui a comme conséquence la disparition de ce monde.
Malgré le fait que le moment des grands bouleversements ne soit arrivé que vingt ans plus
tard, Ionita Andron reproduit en fait le discours ethnographique apocalyptique de tout
ethnologue « véritable » qui voit dans les changements de la société rurale les signes de la
disparition de l'authenticité et de la tradition (Photographie No 7).
Le texte explicatif qui accompagne les images stabilisent les déclinaisons de l'identité
individuelle et collective des habitants du Pays d'Oas, déclinaisons qui s'enracineront dans
leur manière de se présenter aux autres ou dans la justification de tout comportement ou
événement social régional :
« Depuis des années, un groupe de vieillards de mon village me bouleversait par leur attitude,
majestueuse, p a r leurs traits du visage pareils à une sculpture en granit, p a r leur façon
générale d'être. Un dimanche de l'année 1939, j ' e n ai surpris quelques-uns, et j ' a i pris des
photos. Aujourd'hui même, en regardant les visages des vieillards, en les projetant 18 siècles
derrière, j e vois sept chefs des tribus Daces, rassemblés au plus important conseil précédant la
deuxième guerre entre les Daces et le Romans...Conseil où les vieillards regardent avec gravité
et avec le plus haut esprit de responsabilité vers l'avenir de leur peuple (Andron 1977 : 9).
Lors de nos discussions avec des professeurs, des prêtres ou des médecins, le nom de Ionita
Andron et de son album revient toujours comme la principale référence légitimant le
discours local. L'album et les textes sont évoqués par les journaux régionaux des années
1970-1980 comme les preuves incontestables des origines daces des Oseni :
«-<- ...les habitants du Pays d'Oas, les vieillards de ce pays, ont une apparence virile, aux cheveux
pareils aux Daces. (Ils sont) les exemples emblématiques par leur ressemblance avec l'image
des Daces sculptée dans la pierre de la "Colonne de Trajan" par le génie, Apollodore de
Damasque » ( Napoca universitara, 2/1977 : 9).
Le texte est accompagné par des photographies prises de l'album de Ionita Andron sans que
ce dernier soit cité. Ainsi, les images sont, graduellement, détachées de leurs auteurs afin
d'être appropriées et intégrées dans le discours identitaire de l'intelligentsia locale de même
que des gens ordinaires199. Afin de décrire la différence entre l'ancienne et l'actuelle image
du Negresti-Oas à la suite de l'urbanisation socialiste de la localité, la journaliste Anamaria
Pop fait appel aux photos de Ionita G. Andron :
Le livre de Pierre-George Roy, L'Ile d'Orléans [1976 (1928)] a eu le même efet de folklorisation d'une
petite communauté insulaire du Québec, l'île d'Orléans (thèse de doctorat d'Etienne Berthold).
144
« Contre le mur du Musée du Pays d'Oas il y a une image d'ensemble de Negresti-Oas. Même
si la qualité de la photo est bonne, (grâce au talent et aux préoccupations de Ionita Andron), on
observe l'ancienneté de la feuille jaunie à cause du temps »200.
Un autre article d'une publication locale explique pourquoi il faut faire appel à Ionita
Andron lorsqu'on parle du Pays d'Oas :
« Aujourd'hui, lorsqu 'on parle du Pays d'Oas, on est obligé de prononcer le nom de Ionita G.
Andron. Pourquoi? C'est parce qu'il est le noyau de la connaissance spirituelle d'Oas...
Maintenant, quand on fête 2050 ans depuis la constitution de l'Etat Dace, on est convaincu que
l'œuvre de Ionita G. Andron a trouvé le chemin vers nos cœurs. C'est une œuvre qui mérite
d'avoir un destin exemplaire'10'.
Étant donné que « le centre s'installe en Dacie » (Boia 1997 : 101), l'identité des Oseni sort
de son coin d'ombre et de sa carapace périphérique afin de s'intégrer dans un discours du
centre, visible et, par-dessus tout, exemplaire pour le processus de transformation générale
de la société roumaine socialiste. Grâce à l'héritage mythique, bien enraciné dans
l'imaginaire des Oseni et des Roumains, la pauvreté séculaire donne place à l'archaïsme et
à la tradition, bien plus valorisantes.
200
Anamaria Pop, « Au Negresti-Oas, toutes les rues sont principales », in « Cronica Satmareana », Nr. 3052,
18 sept. 1979: 1-2.
201
Grigore Scarlat, « Ionita Andron, une vie dédiée à Oas et à ses valeurs pérennes », in Cronica satmareana,
Nr. 3235. 19 avril 1980.
202
Cronica Satmareana, Nr. 3235, 1980 : 3.
145
5. LES OSENI OU LA RUSE DES PERIPHERIES.
DYNAMIQUES GLOBALES ET LOCALES
Les anciennes maisons sont détruites et remplacées par des modèles neufs, qui n'ont rien à
voir avec l'architecture traditionnelle locale. Les villages les plus marqués sont ceux qui
connaissent le plus haut nombre de départs aux travaux saisonniers. Le sommet du
phénomène est détenu par le village de Certeze (Photographie No 8).
Le phénomène bâtisseur ne se limite pas à l'élévation des maisons, mais s'amplifie par une
modification permanente de celles-ci. Etant donné que, tout comme dans le cas du travail
forestier, les Oseni n'ont aucune spécialisation, les travaux en construction sont faits par les
habitants eux-mêmes qui, à l'aide de maîtres locaux, se spécialisent de plus en plus dans ce
domaine. Le résultat est la transformation de la région en un immense chantier de travail,
où tout le monde, hommes, femmes, jeunes, âgés construisent, transforment, détruisent. Les
familles s'entraident dans le domaine de la construction, les membres se complètent par la
spécialisation dans différentes branches. À cela s'ajoute l'école professionnelle de Negresti
qui, suite à une courte spécialisation de trois ans, permet aux jeunes de se spécialiser
davantage et de professionnaliser le savoir-faire acquis informellement, de père en fils ou
du maître au disciple.
146
Cette nouvelle maison qui dynamise presque toute la région est intégrée et, implicitement,
naturalisée en ce qu'elle représente la spécificité de l'Osan, ce qui, dans son identité
régionale, le différencie des autres. Malgré le regret, obligatoire dans le discours
folklorique, de la disparition des éléments essentiels pour cette définition (l'ancien costume
ou les objets décoratifs domestiques, etc.), l'émergence de la nouvelle maison est déclinée à
l'intérieur d'un discours identitaire, à la fois local et national, déjà enraciné dans la
définition de la roumaineté203 : la construction à la verticale est intégrée et naturalisée à
l'intérieur de l'aspiration à la hauteur. À l'intérieur de cette identité promue par l'idéologie
socialiste, les Oseni s'individualisent justement par cette nouvelle architecture et par le
comportement bâtisseur, somme de ce qui deviendra « l'une des dimensions
caractéristiques » de l'identité, donc de la spécificité du Pays d'Oas et de ses habitants : la
modernité. La force symbolique de cette nouvelle architecture résulte justement du
contraste entre, d'une part, la réalité révolue - ou que tous désirent révolue - et, d'autre,
part, le présent prospère. La persistance dans l'imaginaire des Roumains du portrait de
l'Osan-Dace, associé à l'archaïsme, aux traditions, à l'immobilisme culturel et économique,
à un monde ou le rapport entre l'homme et la nature reste encore très étroit, déclenche une
onde de choc à tout étranger qui, dans les années 1970-1980, traverse la région :
« La première impression sur Certeze est qu 'on se trouve dans une localité profondément
oséenne, étalon de tout ce qui signifie développement de cette région du Pays, aux habitants
laborieux, pomiculteurs habiles, éleveurs d'animaux et artisans. Cette civilisation ancienne du
bois se voit remplacée p a r une civilisation de la pierre, plus solide, manifeste p a r l'irruption à
la verticale des maisons, aux pièces plus nombreuses, plus spacieuses et plus éclairées. Les
nouvelles maisons se mettent à la place des anciennes abandonnées ; l'autre maison toute
petite a été graduellement éliminée, d'autres étant construites afin de servir à plusieurs
générations. Les dernières trois années ont été bâties plus de 200 maisons à un étage !
Pratiquement, pendant ces années on a bâti des maisons pour lesquelles, dans le passé, on
aurait eu besoin de quelques décennies (Cronica Satmareana, 2999/juin 1979 : 1)
Dans le panorama régional, Certeze gagne de plus en plus de visibilité par l'intégration
dans le discours socialiste, des nouvelles maisons « modernes, à étages », « signe du bien-
être offert par notre État socialiste »204. Les textes élogieux sont accompagnés des
photographies du village en pleine transformation, images qui offrent une tout autre
perspective que celle évoquée par les photos d'Ionita Andron des années 1940 et 1950.
203
Voir notamment les concepts philosophiques d'espace-matrice de Lucian Blaga (1995) et sur le lien
fondamental entre l'homme et la nature dans le village éternel (1990).
204
Cronica Satmareana, 25 juillet 1979 : 3.
147
5.2. D'une périphérie à une autre. Développement d'une culture de la mobilité
Après la chute du communisme, les Oseni qui travaillent aux travaux saisonniers ou dans
les entreprises étatiques locales sont privés de leur unique source de revenu. La possession
d'une expérience de mobilité grâce aux départs organisés par les projets socialistes, d'une
part, et l'ouverture des frontières, d'autre part, conduisent à un virage substantiel vers
l'ouest européen. Tout d'un coup, la périphérie géographique du Pays d'Oas par rapport à
la Roumanie tourne à l'avantage des Oseni qui se retrouvent dans la position privilégiée
d'être les plus proches de l'Occident. La proximité de la frontière avec la Hongrie leur
permet de partir facilement dans les pays de l'ex-Yougoslavie, en Autriche et en France. Ce
va-et-vient qui se développe dans les années 1990 en direction de l'Europe occidentale
n'est même pas diminué par la longue série de lois occidentales (Diminescu et Lagrave
2001) destinées à limiter, voire à contrôler le boum de migration venant des pays de l'ex-
bloc communiste. Habitués à vivre dans les conditions précaires des travaux saisonniers,
familiarisés avec les montagnes et les forêts, les Oseni parcourent des distances énormes à
pied, franchissent les frontières afin de chercher du travail. Durant les années 2000, le
phénomène de migration s'amplifie car il est bien encadré par des lois de même que par
l'ouverture des frontières et la libre circulation. À cela s'ajoute l'entrée, en 2004, de la
Roumanie dans l'Union européenne. Le changement de centre provoque une
reconfiguration des périphéries : par rapport au reste de la Roumanie, le Pays d'Oas est plus
proche de l'Occident. Autrement dit, il représente une périphérie plus valorisante,
européenne. Ce positionnement privilégié donne une visibilité à la région qui devient de
plus en plus connue ailleurs et en Roumanie par l'importation massive de toute une
Europe : ils continuent à construire, mais cette fois des maisons de type européen,
modernes, qui extériorisent et communiquent les expériences hors frontières des
propriétaires. Loin de l'ancienne image traditionnelle, celle d'une population attachée à ses
terres, aux traditions, au passé, les Oseni affichent le visage du centre, de l'Occident, de la
modernité et du changement.
148
ressortir encore une fois de son coin d'ombre l'envers de la médaille, visant la pauvreté
ancienne et la périphérie géographique qui correspond à une autre, culturelle et sociale, tout
cela avec une sémantique péjorative. La fierté, essentielle au portrait ancestral de l'Osan,
est déclinée en agressivité et en manque de civilité. Tel un puzzle, on réorganise les mêmes
éléments afin de tracer une autre image de l'Osan sorti de son isolement géographique : on
se débarrasse du mythe de l'héritage noble dace, si cher à la propagande socialiste et aux
Oseni, et du processus de changement subi par la région durant les années 1970-1980, afin
de ressusciter la précarité de la vie centrée justement sur l'image des vieilles maisons
traditionnelles monocellulaires ou par l'ancien esprit guerrier des Oseni, manifeste par la
présence de la vendeta (vendetta). Tout cela pour expliquer les effets « du mirage de
l'Occident, avec la France »
« ...Paysages sauvages et paysans tout droits sortis du XIXe siècle font le délice de ceux qui s'aventurent
jusqu'ici. L'arrivée dans le village Certeze laisse d'autant plus perplexe qu'il frappe p a r son opulence. Les
petites maisons ont cédé la place à des villas somptueuses, tandis que les chariots à cheval ont été remplacés
p a r des Mercedes, BMW et autres Audi... L 'histoire commence en 1992 lorsque sept paysans de Certeze se
rendent à Paris pour exercer leurs talents. Un an plus tard, ils retournent dans leur village, recrutent des
membres de leurs familles et les font passer à l'Ouest avec une seule idée en tête : gagner l'argent dont ils
n'osent même pas rêver dans leur pays d'origine... Une seule règle compte : il ne faut rien dépenser en
France et renvoyer un maximum d'argent à la maison. A Certeze, les «journalistes français » se vantent en
parlant de leur villa et de leurs Mercedes, ils ne disent un mot sur leur histoire. Seul le vice-maire du village,
Gheorghe Pop, sous l'effet d'une bonne dose de palinca - eau-de-vie à 70 degré avalée comme de l'eau tout
court — dévoile ses secrets. « Ben, quoi !, s'exclame-t-il. Vous ne voyez pas qu 'il y a des guerres partout en ce
moment-ci ? Ici, à Certeze, on a décidé de faire la guerre de la beauté. Chacun veut construire la maison la
plus belle et avoir la voiture le plus en vogue. Est-ce un péché ?... » Gheorghe Pop s'arrête et va à la cuisine
pour ramener une autre bouteille et un couteau dont la taille donne une résonance sinistre à ses
paroles : « Nous sommes très unis à Certeze », explique-t-il. « Si quelqu 'un vient nous enquiquiner, il risque
de se faire tailler ». Après avoir gagné leur petite fortune, les paysans de Certeze rentrent chez eux pour
construire la maison de leurs rêves... Peu importe si la villa n'est jamais habitée, sa raison d'être étant
d'écraser celle du voisin. » (Mirel Bran, « Certeze, le village des «journalistes français » de Roumanie », in
Le Monde, 10 décembre 2002 : 35).
149
Certains accusent les premiers Oseni qui sont partis en France et qui ont fait des bêtises à
Paris. La réponse défensive vient tout de suite car cela ne signifie pas que tous sont dans le
même panier (Médecin, Negresti-Oas, 2002). D'autres accusent les journalistes d'avoir
exagéré et mal interprété la réalité de la région et d'avoir mis à l'écrit uniquement les
mauvais aspects de leur vie, en ignorant les bons (muséographe Negresti-Oas, 2002). À la
déception par rapport à l'image récente créée sur le Pays d'Oas et notamment, sur la
nouvelle maison de type occidental, correspond une réactualisation et une valorisation des
ethnologues et des folkloristes classiques, dont Ionita Andron et Gheorghe Focsa qui « ont
vraiment aimé le Pays d'Oas et ses gens »206, et, d'autre part, une méfiance affichée contre
les nouveaux « chercheurs », roumains ou étrangers, qui cherchent toujours à les
discréditer. Il est ainsi compréhensible que, dès le début, nous fussions accueillis avec
méfiance. Selon l'intelligentsia locale, la personne qui veut faire une recherche sur ce qui
se passe actuellement au Pays d'Oas n'a plus la même honnêteté que les anciens
ethnologues (Prof, à Certeze, 2002).
Ce que ce discours émergent a aussi de particulier est l'évacuation de tout changement déjà
subi par la région, dès les années 1960. Cela s'expliquerait par le fait que la modernisation
du Pays d'Oas, durant le communisme, n'est pas associée fortement à une spécificité
régionale, mais à un projet bien plus général, celui du progrès socialiste pour le bien-être de
tous les Roumains. Ainsi, l'ampleur de la construction des nouveaux bâtiments privés
comme signe du changement de la vie économique de cette région rurale si isolée, prend
plus la forme d'une rumeur que de quelque chose de différent ou de spectaculaire par
rapport au reste du territoire roumain. La « modernisation » des Oseni n'avait rien
d'exceptionnel pour la majorité des Roumains, tout étant voilé sous le discours idéologique
du monde nouveau et de l'homme nouveau à la veille d'une vie meilleure, due au soin du
parti et du pouvoir socialiste.
Cette mise en miroir appartient aux professeurs de Certeze, Vasile Ardelean, et Pop-Zamfir, au directeur
de l'hôpital de Negresti-Oas de même qu'à un photographe de Negresti.
150
Discours et réalité, les deux sont pris dans le paradoxe. Certains s'inquiètent de la
disparition de l'ancien monde, matérialisée par ia destruction des maisons traditionnelles et
par la vente ou, encore, la destruction des objets (icônes, tissus, meubles, outils à usage
domestique, couvertures, etc.). D'autres mettent en lumière la vitesse du changement et de
la modernisation, matérialisée aussi par les nouvelles maisons modernes et occidentales,
apparues partout, au Pays d'Oas. Pour conclure, l'image des Oseni et du Pays d'Oas n'a pas
beaucoup changé par rapport à celle élaborée dans la première moitié du XXe siècle. Le jeu
homonymique seul fait que la même caractéristique a plusieurs significations ou est
différemment valorisée en fonction d'un contexte social ou politique oscillant. Pris entre un
imaginaire puissant et une réalité qu'on ne connaît pas assez, ce n'est pas par hasard que
l'architecture luxueuse qui a émergé au Pays d'Oas « grâce au pouvoir socialiste » et, puis,
«sous le mirage de l'Occident », étonne, surprend, déclenche l'admiration ou l'envie, ou
provoque l'indignation des ethnologues qui voient dans tout cela le début de l'altération des
valeurs traditionnelles ou la mort « du vrai village traditionnel ».
De tous les villages du Pays d'Oas, le village de Certeze est l'épicentre du phénomène
bâtisseur. Caractérisés toujours par des superlatifs, tant positifs que négatifs, les Certezeni
ont la réputation des « Oseni les plus vrais », c'est-à-dire les plus intolérants, les plus fiers,
donc plus agressifs que les autres, qui préservent le plus leur attachement à l'honneur et aux
institutions traditionnelles. Ils sont aussi vus comme les plus riches et les plus débrouillards
de tous. Dès les années 1960, jusqu'à nos jours, ils sont toujours des exemples de la
réussite. Ils sont les premiers qui partent ailleurs, en Roumanie et puis en Occident, après la
chute du communisme, pour gagner leur vie, et parmi les premiers des Roumains mêmes
qui se modernisent en se faisant « les plus grandes, les plus belles et les plus modernes
maisons » (Negresti-Oas, 2005). Ils sont au sommet de la transformation régionale, ceux
qui ont rendu la région connue en Occident.
Le village de Certeze est situé le long de la chaussée nationale 19, qui fait la liaison entre
Satu Mare et Sighetul Marmatiei (Maramures), et qui suit le même tracé que l'ancien
151
chemin du sel. Il est entouré à l'est par les montagnes Oas et Gutai et par les restants d'une
forêt de chênes et de sapins (Ardelean 1991 : 11). Vers l'ouest, il jouxte la commune Bixad
et vers le nord, avec Huta-Certeze et Moiseni, villages situés, d'une part, à la frontière du
Pays d'Oas avec le département de Maramures, et d'autre part, à la frontière avec l'Ukraine
(Ardelean 1991 : 11). Vers le sud, se trouve la ville Negresti-Oas, située à une distance de 5
km, sur le chemin national 19, Sighetul Marmatiei - le défilé Huta - Satu Mare. Certeze est
traversé par la rivière Valea Alba, le long de laquelle il y a des sources nombreuses d'eau
minérale. Presque toute la région est couverte de boisés de hêtres, de chênes, et de
conifères. À un niveau plus restreint il y a des sycomores, et dans les régions défrichées,
des bouleaux (Ardelean 1991 : 12).
207
Fait attesté au XlVe siècle , Certeze comptait en 1700-1750 cinq ulite (ruelles) : Ulita
Mare (La Grande Ruelle) avec six familles208, Ulita Draguiasa (La ruelle de Draguiasa)
Vasile Ardelean, professeur à Certeze fait un historique plus détaillé de la fondation du village qui remonte
jusqu'au XlVe sècle. Selon lui, le village Certeze est mentionné en 1329. II s'agit de la copie d'une lettre de
1854 où il est mentionné que « La commune Certeze est donnée en 1329 à la ville voisine de Baia Mare. » Le
papier de donation a été écrit par le roi d'Hongrie, Ludovic le Grand, en 1347 (Ardelean, 14). Il est aussi
mentionné en liaison avec le chemin du sel qui, en 1355 commençait en Maramures, à Ocna Sugatag où il y
avait des mines de sel qui approvisionnait la région d'Oas. Ce chemin traversait les montagnes, en arrivant à
152
avec sept familles , Ulita Bisericii (La Ruelle de l'Église) avec trois familles210, Drumul
Tarit (Le chemin du Pays qui était l'actuelle chaussée nationale 19) avec trois familles211. À
l'époque il y avait dix-neuf familles, une population peu nombreuse par rapport au territoire
qu'elle couvrait. Au recensement de 2002, la population de Certeze est de 3229 membres,
dont la grande majorité est orthodoxe. D'ailleurs, le centre du village est marqué par la
présence de l'église orthodoxe construite au début du XIXe siècle (Ardelean 1991 : 15-16).
En ce qui concerne les occupations, elles s'inscrivent dans la situation du Pays d'Oas. Situé
près des versants des montagnes, le terrain agricole de la commune de Certeze est restreint.
Dans la première moitié du XXe siècle, l'élevage des bovins et des ovins est le plus
important. Il assure la viande, le lait, le fromage, les peaux et la laine nécessaires à la
consommation quotidienne et familiale, le surplus servant parfois à l'échange avec des
grains qui manquaient. Derrière la maison ou en marge du village, il y avait quand même
des terrains plus ou moins grands réservés aux cultures (maïs, pommes de terre, légumes,
Certeze (Ardelean 1991 : 14). La tradition locale montre qu'aux environs de 1700, le centre du village Certeze
se situait autre part, sur les plaines d'est. Le village avait environ 25-30 familles ayant les noms de Ciorba,
Balta, Buzdugan, Mihoc, Ciocan, Sasu et Mihaiescu. Ces familles ont bâti une église en bois sur l'actuel
cimetière villageois. La date de la construction reste inconnue. Pourtant l'archive de l'église locale garde sa
première attestation en 1791 (1991).
208
Pop Vasile, Mihoc Ion, Batin Simion, Balta Simion, Oros Simion et Sas Mihaila ;
Ciocan Vasai, Ciocan Andrei, Stan Simion, Ciocan Ianos, Popp Gyurca, Oros Anatolie, Sas Iacob ;
210
Pop Ion, Mihoc Ion et Sas Vasile ;
' Oros Vasai, Stan Simion et Dan Todor.
** La première école du village créée au sein de l'église, mais on ne connaît pas l'année de son apparition.
Les agendas de l'église attestent l'existence de l'école à partir le 1855 quand on a découvert que le 15 avril
1855 il s'est fait une donation en argent pour la réparation du bâtiment de l'école (Ardelean 16). Il existe
encore le catalogue général des élèves qui fréquentent l'école durant l'année scolaire 1864-1865.
L'enseignant s'appelait cantor docente, ayant l'obligation de chanter à l'église. L'école confessionnelle était
en roumain et correspondait à 4 années d'études. À partir de 1896 quand, à côté de la Transylvanie, le Pays
d'Oas fait partie de l'Empire Hongrois, la langue hongroise est introduite obligatoirement dans le programme
scolaire en 1896, 2 heures par semaine. Cette école a fonctionné jusqu'à 1920 quand l'archive a été donnée à
l'école d'État qui se fonde à partir ce moment-là (Ardelean).
153
haricots) qui assuraient l'alimentation de la famille. Sur les versants des montagnes, les
habitants possèdent des portions de terres réservées aux pâturages. Les plantes textiles sont
aussi présentes au début du XXe siècle. Le lin et le chanvre sont utilisés au tissage de tissus
divers et aux vêtements. La pomiculture est importante aussi à Certeze. Les prunes, les
pommes et les poires servent à la production massive de palinca. Dans les premières
décennies du XXe siècle, l'industrie de \apalinca de cerises connaît un fort développement
(Ardelean 1991).
En dépit de ces occupations qui devaient assurer le nécessaire en nourriture pour la famille,
les revenus étaient insignifiants et insuffisants. D'ailleurs, l'image des autres Oseni projetée
sur le Certeze de jadis est celle d'un village bien plus pauvre. L'argument concerne leurs
maisons, majoritairement monocellulaires, très simples et comprenant des familles
nombreuses, qui habitaient une seule pièce. À cela s'ajoute leur comportement, considéré
comme bien plus agressif, violent et arriéré que chez les autres. Cette déconsidération est
amplifiée par le développement, dès les années 1960, de la culture de mobilité, les
Certezeni étant les plus nombreux à partir aux travaux saisonniers. Contrairement à leurs
voisins, les Hutari par exemple qui, dans la grande majorité étaient embauchés dans les
mines ou dans les entreprises de Negresti, les Certezeni font des travaux saisonniers leur
principale source de travail et de revenu. DE plus, ils sont connus comme les meilleurs des
Oseni pour défricher le bois. D'ailleurs, la majorité des chefs en défrichement sont
originaires de Certeze.
154
Tableau 1 : Population de la commune Certeze, 2002
HUTA-
La commune de CERTEZE MOISENI TOTAL
Certeze CERTEZE
Population 3229 1329 1529 5673
Gospodarii 1349 382 430 1800
Nbr. Maisons 1550 375 432 2175
Ce tableau présente une statistique des maisons construites avant 1898 et qui ne sont pas
détruites afin d'être remplacées avec des bâtiments de type occidental :
Tableau 2 : Statistic] ues des constructions existantes en 2002 dans la commune de Certeze
La commune de HUTA-
Certeze CERTEZE MOISENI TOTAL
CERTEZE
Maisons anciennes, 10 maisons 25 maisons 20 maisons 55 maisons
sans étage, longues
Maisons de 100 m 50 maisons 75 maisons 75 maisons 190 maisons
composées de
maisons, annexe
Maisons en brique 87 maisons 100 maisons 110 maisons 297 maisons
sans étage
Maisons à un ou 70% 30% 30% -
plusieurs étages
Dans le dernier cas il s'agit des maisons qui comptent deux ou tro s étages, de 2 à 7 chambres. La majorité de
ces maisons représentent des adaptations des anciennes maisons.
La majorité des maisons sont construites entre 1970 et 1980 (70 %). Depuis 1990, à Certeze
uniquement, se sont construites 300 maisons plus annexes. Le nombre des maisons
comprend également les annexes. Entre 2002 et 2005 se sont construites 75 de maisons
uniquement à Certeze. Toutefois, il faut mentionner que ces informations ont été fournies
par le maire de Certeze. Étant donné qu'une bonne partie des maisons neuves est construite
ou transformée sans toutes les approbations nécessaires, il est fort possible que le nombre
de constructions soit plus élevé. De plus, il faut tenir compte de ce que le maire appelle
« annexes » car, malgré leur statut de bâtiments adjacents, il s'agit en fait de maisons qui
dépassent souvent la grandeur de ce que représente la maison principale. Dans la majorité
des cas, une seule famille peut posséder jusqu'à trois maisons et n'en déclare qu'une. Ce
qu'on peut constater à partir des informations qu'on a est que le nombre des maisons
anciennes est inférieur à celui des deux autres villages et cela malgré une concentration de
155
population plus grande. Cela justifie aussi le très grand nombre des maisons à étages à
Certeze qui dépasse légèrement la moitié de la population.
L'économie entière de Certeze est liée au phénomène bâtisseur. Les seules entreprises
privées qui sont présentes à Certeze sont en construction (30 petites entreprises familiales)
et 12 entreprises de transport de matériaux de construction et d'aménagement intérieur. Au
développement privé en construction correspond, après 1990, une situation de baisse,
même d'anéantissement des anciennes activités du village. L'élevage de bovins est réduit à
10% de la situation d'avant 1990, celui d'ovins a baissé de 60%. La majorité des revenus
proviennent du travail à l'étranger (70 %), 30 % viennent des entreprises privées et
étatiques, tandis que l'agriculture apporte 2%.
En définitive, il apparait que de tous les villages, Certeze est le centre de la région. Traité
toujours au superlatif (négatif ou positif) il attire, fascine, intrigue les autres Oseni et le
reste des Roumains. Exemples et contre-exemples, leurs maisons se trouvent entre un
double discours qui les place parmi les plus riches, les plus fiers et les plus travailleurs.
Depuis les années 1960, les autres Oseni n'ont pas réussi à les devancer malgré qu'ils aient
suivi le même chemin.
Dans le temps, cette population a été assimilée. Aujourd'hui, seule une femme âgée de 82
ans, Stara (en slovaque, son nom signifie « vieille ») parle encore slovaque et se réclame
d'origine slovaque. À l'exception de Stara, tous les habitants de Huta-Certeze se considèrent
156
Oseni et Roumains. Il n'existe pas de trace culturelle de leur origine. Seule la religion diffère
p.ar rapport à Certeze. Ils sont des catholiques et fréquentent l'église catholique située au
milieu du village. En 2005, les 10 familles orthodoxes de Huta-Certeze faisaient des
démarches pour faire construire une église orthodoxe.
Carte No 4 : Huta-Certeze, le satellite de Certeze, est le dernier village avant de passer la frontière de la
région du Pays d'Oas vers les régions de Maramures
Contrairement à leurs voisins, les Certezeni, les Hutari ne sont pas spécialisés dans le
travail dans la forêt ou dans l'industrie de l'exploitation du bois. La grande majorité sont
des salariés de l'Etat, travaillant dans les mines de la région, et pratiquent une agriculture
de subsistance. Situées sur les versants des montagnes qui séparent Oas de Maramures, les
maisons sont pourvues d'un petit potager où les femmes cultivent des pommes de terre, des
tomates, des oignons et des fines herbes. La cour arrière finit souvent avec une
prolongation sur le versant qui sert soit pour cultiver du maïs, soit pour les vergers de
pruniers. Le plus souvent, les Hutari ont des grandes surfaces destinées au foin, nécessaire
au bétail, à l'élevage d'une ou deux vaches, des poules et, plus rarement, des chevaux.
Depuis quelques années ces deniers ont été remplacés par des voitures.
157
Le fait de travailler pour l'État incite les Hutari à ne pas partir en si grand nombre aux
travaux saisonniers, comme le fontles Certezeni. Ils ont continué à pratiquer l'élevage des
animaux et une agriculture de subsistance qui, cumulée avec les revenus, suffisaient aux
besoins de la famille. Par contre, après 1989, la majorité des carrières a fermé, ce qui a
obligé les Hutari à chercher d'autres sources de revenus. En suivant le modèle de Certezeni,
ils commencent aussi à partir à l'extérieur et, implicitement, à faire construire des maisons
modernes. Cependant, ils ne rompent pas avec leurs anciennes spécialisations. Ce qu'ils
faisaient pour l'État avant 1989, ils le font pour eux-mêmes après. Par exemple, à Huta-
Certeze, trente ateliers travaillent l'andésite et ils sont les plus réputés de la région. Ils sont
aussi connus comme de grands producteurs de palinca. Cela vient à la suite d'une longue
tradition initiée par certains commerçants juifs qui détenaient des installations pour la
fermentation des fruits, achetées par les paysans. Dans les années 1980, il y avait environ
200-300 palincii (lieux de préparation de l'eau-de-vie) avec une capacité de production
d'environ 1500-2000 litres pour chaque installation (Ardelean 1991 : 11).
Malgré leur lenteur, les Hutari essaient de faire la même chose que les autres : partir et
revenir pour construire. D'ailleurs, la majorité de la population travaille dans le domaine de
la construction. Mon hôte, par exemple, installe la faïence et le grès, fabrique des portes et
des clôtures en fer forgé. Il travaille à Huta et à Certeze. Malgré la proximité des deux
villages, et l'étendue des réseaux parentaux au-delà de la frontière qui les sépare, les
habitants aiment se distinguer les uns des autres. Les Hutars aiment se vanter de ne pas être
aussi fiers que les Certezeni et d'être plus civilisés. Les Certezeni se plaisent à leur rappeler
qu'ils ont été bien avant eux, bien plus riches et débrouillards que les autres. Au-delà des
dichotomies, les deux villages se réunissent à l'intérieur de la même identité locale qui fait
d'eux des Oseni, bien différents du reste des Roumains.
158
METHODOLOGIE
Mon premier contact avec la région date de 1999, lorsque j'y suis allée pour faire une
recherche sur le pèlerinage au monastère Bixad à l'occasion de la fête de l'Assomption, le
15 août, moment et lieu de très grande importance dans le nord-ouest de la Roumanie. Mes
connaissances sur le Pays d'Oas étaient exclusivement livresques. Les études ethnologiques
et folkloriques à l'université de Cluj intégraient cette région dans l'éternel discours sur la
tradition et la préservation des coutumes ancestrales. Cette image était amplifiée davantage
par le lien intime entre le Pays d'Oas et la région voisine, Maramures, elle-même emblème
de la tradition et de l'authenticité. Le seul instant qui a ébranlé pour un court moment cette
image de l'existence d'un lieu hors du temps et hors du changement, est apparu pendant un
cours sur la magie, dispensé par le regretté Nicolae Bot, en 1996. Je me rappelle de mon
professeur racontant une recherche de terrain qu'il avait réalisée à la fin des années 1970, à
Certeze, où il avait constaté une tout autre réalité. Il avait résumé celle-ci dans l'image
d'une maison à deux étages, dotée d'un ascenseur qui, en plus, fonctionnait mais qui était
rarement utilisé à cause des coûts très élevés d'énergie. Cette image, qui ne concordait pas
avec mes lectures, m'est revenue à l'occasion de ma première visite au monastère de Bixad,
lorsque mon horizon d'attente a été complètement bousculé. J'étais confrontée à une
société en plein changement, visible dans la construction de nouvelles maisons d'une
architecture qui ne se conformait pas à l'image classique du village, stable, fixe, homogène.
Cette image du changement était d'autant plus étonnante qu'elle n'était pas récente. Dans le
discours des villageois, le processus de construction à la verticale était beaucoup plus
ancien et débutait dans les années 1970, dans le contexte des projets socialistes de
changement du village roumain. Cette pratique « ancienne » s'est prolongée et amplifiée
après 1989, avec le départ massif des Oseni à l'étranger pour travailler.
Ce premier contact avec une dynamique locale inhabituelle, même pour une Roumanie elle-
même plongée dans le vertige du changement, m'a révélé un terrain propice pour analyser
l'autre visage des communautés rurales que je cherchais depuis plusieurs années : celui de
sociétés qui vivent et qui changent ; où les paysans sont avant tout des individus sociaux
159
qui (ré)agissent au passage du temps ; celui d'une société qui peut être analysée autrement
qu'à travers la grille du traditionnalisme, de la paysannerie et du nationalisme. Cette
dynamique me permettait de tester plusieurs questions jusqu'alors exclues des analyses des
sociétés rurales roumaines telles que les cultures de la mobilité et les dynamiques
identitaires en contexte de mobilité du travail, et même d'approfondir la question, à
l'époque encore sensible, de l'impact des projets socialistes de « transformation » voire de
« destruction » du village roumain.
Cette occasion s'est concrétisée en 2002 lorsque j'étais admise à l'École Doctorale de
Bucarest avec un projet de recherche sur le cas de la nouvelle maison du Pays d'Oas. En
2002, je suis allée dans la région où j'ai complété des préparatifs de terrain. J'ai visité
presque tous les villages et j'ai rencontré surtout des professeurs et des prêtres. Cela m'a
permis d'avoir une vision globale sur la situation mais pas nécessairement approfondie. Un
seul aspect revenait toujours dans le discours de l'intelligentsia locale de même que dans
celui de certains habitants que j'ai rencontrés : la nouvelle maison en tant que centre de la
transformation de la région et de leur manière de se définir dans le présent. De tous les
Oseni, les Certezeni apparaissaient comme la clé de la compréhension de l'apparition et de
l'évolution du phénomène bâtisseur. J'ai décidé d'aller au cœur même du phénomène.
Suite à cette recherche exhaustive de deux semaines, j'ai décidé de focaliser ma recherche
sur le cas du village de Certeze. Quoique roumain, le terrain du Pays d'Oas était en quelque
sorte exotique et terrifiant pour moi. Les histoires sur l'intolérance des habitants, sur leur
agressivité, le tout lié à un passé bien mouvementé par la structuration de leur société sur
des principes d'honneur, donnaient d'eux l'image d'une population difficiles à approcher.
De plus, mon objectif méthodologique était de me positionner au cœur du phénomène, en
habitant chez une famille ordinaire et non pas à l'école ou chez un membre de
l'intelligentsia locale, tel que le faisait d'habitude la majorité des ethnologues ou des
folkloristes qui avaient déjà fait des terrains là-bas. Mes buts étaient d'identifier mes
interlocuteurs par « boule de neige » et de réussir à passer au-delà de l'extérieur des
maisons et à voir quel est le cheminement de toute cette architecture qui provient d'ailleurs,
comment elle est appropriée, logée, utilisée. En d'autres termes, quel est le moteur qui fait
160
rouler la roue du comportement bâtisseur à Certeze. Pour ce faire, le premier objectif
méthodologique était de trouver une famille disposée à me loger et pour cela, il fallait
passer par l'intelligentsia locale, plus familiarisée à la fois avec la nature des recherches
ethnographiques et avec les étrangers. Par mesure de sécurité, j'étais accompagnée par mon
époux, Iurie Stamati qui, d'ailleurs, m'a secondée tout au long de mes séjours au Pays
d'Oas.
L'apparition d'un jeune couple avec de grands sacs à dos au milieu de village de Certeze,
un jour ordinaire de l'été de 2004, n'est pas passée inaperçue. Nous étions rapidement
accueillis par le directeur de l'école de Certeze, le regretté Pop Zamfir, et par Vasile
Ardelean, qui, professeur de langue et de littérature roumaine, connaissait très bien la
réalité locale. Ce dernier portait aussi un regard ethnographique car il a fait des recherches
sur les coutumes et sur les traditions locales. Les deux étaient très embarrassés en entendant
notre volonté de loger chez quelqu'un du village. À ce moment-là, je me suis rendu compte
que, bien qu'ils aient professé au village pendant plusieurs années, les deux enseignants
étaient en quelque sorte aussi étrangers que nous l'étions. Les efforts de Pop Zamfir pour
trouver un hôte à Certeze ont échoué. Je me suis confrontée au premier paradoxe
méthodologique : celui de vouloir faire une recherche sur des grandes villas et de ne pas
trouver un endroit où loger.
Finalement, ils ont contacté une famille du village le plus proche, Huta-Certeze, qui avait
l'habitude de loger des travailleurs venus de Maramures pour divers travaux agricoles, pour
les foins notamment. Ils ont accepté de nous accueillir durant un mois pou un loyer
modique. C'est ainsi que nous avons connu la famille de Maria Simon surnommée aussi
Maria lu' Hoata, son mari, Ianos, et leur fils de 12 ans, Iulian. Déçue de la tournure des
événements, j'ai accepté de loger à Huta à condition que Pop Zamfir continue à chercher
quelqu'un à Certeze. La déception venait du fait que des trois villages composant la
commune de Certeze, Huta était le dernier à sauter dans la course pour la « plus belle est la
plus grande maison ». L'ampleur du phénomène bâtisseur n'était pas non plus aussi
importante qu'au village voisin. Sans le vouloir, j'étais engloutie par le principal embarras
de la région : se retrouver à vivre dans la périphérie, ce qui contrevenait totalement à mes
161
projets méthodologiques de départ. Ce que je ne savais pas était que je venais d'accéder aux
maisons des Certezeni et au phénomène bâtisseur en général grâce à mes hôtes.
Sans le savoir ou en le voulant, je suis tombée sur la famille qui m'a donné accès à toutes
les facettes de la recherche qu'avant d'arriver au Pays d'Oas, j'envisageais d'analyser.
Ianos, 36 ans, originaire de Huta-Certeze, était soudeur de profession. Juste après la
révolution, il est parmi les premiers à partir à l'étranger, en Autriche et en Allemagne, avec
un groupe d'amis et de parents de Huta et de Certeze. Il travaille là-bas dans la construction
pendant quelque temps et décide de retourner chez lui et de continuer à travailler dans les
aménagements des intérieurs des maisons (monter la faïence, le grès) et de fabriquer des
clôtures en fer forgé. Sa réputation de bon maître dans les deux villages a représenté l'une
des clés d'accès dans plusieurs ménages de Certeze, de même que dans les coulisses de la
double vie des travailleurs migrants, entre l'ici et Tailleurs. À la fois exécuteur et acteur,
Ianos a été le premier à m'introduire dans les coulisses de l'investissement dans les
nouvelles maisons et dans la manière des Oseni de se rapporter à l'espace bâti.
Tout comme la grande majorité des habitants du Pays d'Oas, Ianos s'intégrait dans le
phénomène bâtisseur. D'ailleurs, nous étions logés dans Y annexe que Ianos a fait construire
au début des années 1990, avec l'argent gagné en Autriche. Il s'agit d'une maison à deux
étages, non finie et non aménagée. Ils ont rapidement installé dans une pièce, située à
l'étage, un lit, une table et deux chaises afin que nous puissions dormir et avoir un
minimum de confort. Cette maison continuait avec les annexes : le garage qui servait aussi
d'atelier pour les outils, l'écurie pour une vache et finalement, la porcherie pour deux
cochons. Ainsi, nous étions séparés de la famille hôte qui habitait une maison située à côté,
plus ancienne, construite dans les années 1970 selon les normes socialistes de
standardisation.
Maria était femme au foyer. Âgée de 34 ans, elle s'occupait de la maison et de l'ensemble
de la gospodaria. Elle n'est jamais partie travailler à l'étranger. Par contre, elle participait à
162
l'organisation de noces. Maria est l'une des socacité les plus demandées à Certeze pour
préparer le repas, pour coordonner les activités dans la cuisine. Maria a représenté la
deuxième clé vers l'univers féminin, vers l'intérieur du milieu de la femme et son rapport
avec la maison, ancienne et nouvelle. Elle m'a donné accès aussi à l'intégration de la
« maison de type occidental » à l'intérieur de l'institution d'échange matrimonial, à la
manière dont celle-ci est travaillée, structurée, afin de faire rouler et de maintenir le rythme
des alliances matrimoniales à l'intérieur de la communauté.
Cependant, leur positionnement clé à l'intérieur de la communauté locale n'était rien sans
l'évolution de la relation entre le chercheur et le sujet. Ce qui, au début, ne représentait
qu'une relation contractuelle (argent contre un service), s'est transformé en amitié.
Présentés en tant que chercheurs de Bucarest (j'ai demandé à Zamfir Pop de ne rien dire sur
mon doctorat au Canada) qui veulent faire une recherche ethnographique à Certeze, nous
étions pour Maria et Ianos Domnii de Bucarest. Domnii représente un régionalisme utilisé
pour dénommer les étrangers ou ceux qui viennent de la ville, donc les personnes qui ne
sont pas « des nôtres ». Il est aussi employé pour les intellectuels, c'est-à-dire pour des gens
qui n'ont pas le même statut social. Nous étions donc des outsiders, spatialement et
socialement.
La frontière entre « eux » et « nous » a été franchie par Maria elle même qui, fidèle aux
règlements traditionnels de l'hospitalité, nous a invités à diner avec eux. L'acte de
réception a donné l'occasion à un échange d'informations à l'intérieur duquel nous sommes
devenus « les sujets d'enquête ». Dans ce contexte, ils ont découvert que nous étions
conformes à leurs réglementations sociales : être mariés, avoir un travail. La réception a
aussi permis à Maria de faire usage de ses talents de cuisinière reconnue partout dans la
région. Flattée d'avoir la reconnaissance de ses invités, Maria décide de nous faire la
cuisine chaque jour. En plus, elle aimait beaucoup le café qu'elle avait l'habitude de
préparer tous les matins. Jour après jour, autour du café matinal et de la table, la réception
fut remplacée par la convivialité et finalement, par l'amitié. Ce rapprochement a produit un
213
Socacité est une femme qui se charge de préparer le repas des noces, d'organiser l'ensemble des activités
liées à la cuisine. Être une bonne socacita représente une source de prestige et d'honorabilité très précieuse
dans le village roumain en général.
163
changement de mon statut d'outsider un insider car, grâce à Maria, j'ai été intégrée à
l'intérieur des sociabilités villageoises et intravillageoises (entre Huta et Certeze) que ce
soit de parenté, d'amitié ou de voisinage.
son réseau de parenté à Certeze de même qu'aux familles de ses élèves . Ainsi, j'ai
focalisé ma recherche sur l'étude micro-anthropologique du village de Certeze tout en
gardant comme satellite le village de Huta-Certeze.
214
Au Pays d'Oas, le masculin Domnii (Messieurs) incorpore le féminin aussi.
215
Nelu, l'un des informateurs principaux, est professeur de religion à Certeze. Malgré son statut
professionnel qui l'intégrait dans la catégorie de l'intelligentsia locale, son âge proche du mien (33 ans) m'a
permis de développer des discussions qui sortaient du cadre officiel, scientifique. De plus, il n'a jamais eu de
préoccupations ethnographiques et son discours sur ce qui se passe dans la région est plus proche de celui des
gens de sa génération que des professeurs de Certeze.
164
Dans le même esprit de mobilité, je suis revenue en 2005 pour trois semaines.
Contrairement à l'année précédente, nous avions à notre disposition plusieurs familles de
Certeze prêtes à nous accueillir et à mettre à notre disposition des conditions « bien plus
confortables » (je cite les mots des Certezeni rencontrés) que celles offertes par notre hôte.
D'ailleurs, les rumeurs de même que les questionnements de mes interlocuteurs de Certeze
laissaient comprendre que Maria nous logeait dans des conditions honteuses et pas du tout
honorables non seulement pour leur famille, mais pour la région entière. Le discours
subversif des femmes de Certeze cherchait à la fois à me convaincre de déménager et d'en
dire davantage sur la manière dont nous habitions à Huta : « Vous savez, nous avons des
chambres aménagées, finies, prêtes pour vous accueillir, avec la salle de bain et la toilette,
juste pour vous. J'ai entendu que chez Marie vous n'avez pas vraiment des bonnes
conditions » (2005).
L'évolution de ma relation avec Maria l'a emporté sur la tentation de changer d'hôte. Mis
au courant des rumeurs, nos hôtes n'ont plus accepté qu'on paie un loyer. En plus, ils ont
aménagé la pièce en installant plus de meubles et en peignant les murs. Au-delà de leurs
efforts de garder pour eux la source du prestige et de reconnaissance, je me suis rendu
compte que le changement d'hôte aurait eu comme effet l'écroulement de tout un réseau de
sociabilités dans lequel nous étions déjà intégrés et engagés. De plus, ce geste risquait de
compromettre mes hôtes qui ont fait de leur mieux pour nous aider. Alors, je suis restée,
tout en étant très vigilante concernant les détails sur le confort du logement.
216
Le « regard » est défini par François Laplantine comme passer dedans et non plus rester au niveau du voir
qui suppose la perspective et, par conséquence, rester devant. Si on suit la logique de ces deux termes, je peux
affirmer que le terrain préliminaire dans le Pays d'Oas est resté au niveau du « voir ». Le fait que les photos
que j'ai prises sont seulement de l'extérieur est un argument (Laplantine 1996).
165
forme, la structure, les matériaux utilisés et leur provenance, l'aménagement de l'intérieur
par rapport à l'extérieur, etc. D'autre part, j'ai cherché à voir s'il y avait un modèle en
fonction duquel les Certezeni construisent leur propre maison. Et ici, nous tenons à
souligner que le but de cette recherche n'a jamais été de fixer ou d'identifier une typologie
architecturale et de la décrire. J'ai cherché à définir la nouvelle maison à partir du discours
et de la pratique des gens qui organisent cette nouvelle architecture en fonction d'autres
critères que la répartition spatiale des pièces, la configuration du plan de construction, etc.
Il s'agit d'une définition et d'une identification sémantique à l'intérieur de laquelle le
bâtiment envoie à un réfèrent extérieur et valorisant, lien qui donne « une typologie » qui
dépasse le cadre régional ou national. Il s'agit de la maison « de type français », « italien »,
« américain ». Suite à l'identification de cette « typologie » spatiale nous avons vérifié en
quoi consiste le lien entre la dénomination de la maison, le lieu de travail du propriétaire et
l'origine du modèle. Ce triangle nous a permis de sortir du local et de se mouvoir dans
l'espace en fonction de la trajectoire du modèle et de son propriétaire.
Afin de pouvoir saisir le lien intime entre Tailleurs et le local, nous avons établi comme
premier échantillonnage la relation entre les sédentaires et les personnes ayant développé
une forme de mobilité (que ce soit en Roumanie, avant 1989 ou après). Dans la catégorie
des sédentaires il y avait surtout les intellectuels locaux et les travailleurs des entreprises
étatiques. A Certeze, la majorité des interlocuteurs qui travaillent en construction, au
village et dans la région, ou en Roumanie, dans les grandes entreprises d'aménagement de
routes, ont au moins une sortie au travail à l'extérieur du pays. Quoique « sédentarisées »,
ces personnes sont intégrées dans la catégorie mobilité car dans la majorité des cas, le récit
de leurs maisons est lié à leur propre expérience du travail à l'étranger. L'analyse en miroir
des « habitants mobiles » et « sédentaires » nous a permis de mettre en évidence l'impact à
la fois de la mobilité et du local dans la construction et dans la définition fondamentale de
la maison « de type occidental ». À ce premier niveau de recherche, la description de la
maison va de pair avec l'analyse du discours des gens sur la maison et sur leur parcours
ailleurs. L'observation et les entretiens semi-dirigés ont représenté les principales méthodes
de recherche.
166
2. Dès le départ, la maison ne pouvait pas être comprise en dehors de la pratique de
construction, d'aménagement et d'habitation des maisons. Cette deuxième étape a supposé
un passage de la « vue » au « regard »217. Les méthodes principales de recherche ont été
"? 1 fi 11 O
217
« Regarder» est « une intensification du premier voir» comme le disait François Fédier, il suppose un
apprentissage (Laplantine 1996 : 16).
218
Dans l'entretien non dirigé (libre, ouvert, non structuré, exploratoire, etc.), l'acteur social organise son
discours à partir d'un thème qui lui est proposé. Il choisit librement les idées qu'il va développer sans
limitation, sans cadre préétabli (Berthier 2002).
219
Les entretiens guidés supposent une technique un peu plus directive. Dans ce type d'entretien, l'enquêteur
s'est fixé sur des zones d'exploration et veut obtenir que le sujet traite et approfondisse un certain nombre de
thèmes (Berthier 2002).
167
décision méthodologique de ne pas utiliser des plans et des esquisses. D'ailleurs, tout à fait
conscients du caractère hors la loi de cette maison, la majorité de nos interlocuteurs ont
refusé de nous donner accès à ces documents. À cette méfiance générale s'ajoute le fait que
la majorité des propriétaires étaient absents et que les mères, les épouses ou les parents
chargés de la construction ou du soin de la maison décidaient de nous montrer les
esquisses, mais ils ne nous permettaient pas de les reproduire. L'analyse des maisons, des
pratiques et du discours révélera finalement que la reproduction des plans n'est pas
nécessaire tant que le but de mon étude n'était pas d'identifier une typologie architecturale,
mais la signification de cette maison à travers la pratique et le discours des gens.
Une autre catégorie vise les commerçants et les propriétaires de petites entreprises qui
commercialisent des matériaux de construction. Ici, je me suis intéressée aux préférences
des consommateurs et aux critères de choix. Y a-t-il une préférence pour les matériaux
étrangers ou non ? Cette catégorie nous a donné accès à une meilleure compréhension de
l'importance de la marque des matériaux, de la manière dont les marqueurs occidentaux
sont intégrés dans une logique locale de valorisation du soi. L'analyse des individus, à la
fois des commerçants et des consommateurs (la grande majorité sont des villageois), nous a
permis de tracer les trajectoires des matériaux de l'extérieur vers l'intérieur, mais aussi dans
le local, sur la hiérarchie de la valeur communautaire.
Finalement, une troisième catégorie vise les consommateurs-propriétaires qui peuvent être
en même temps les producteurs de leur propre maison. Je me suis intéressée à savoir, d'une
part, quel est le rôle de la famille dans la construction, dans la forme, dans l'aménagement
et l'habitation de la maison et, d'autre part, quel est l'impact de «l'avis» de la
communauté concernant les choix du propriétaire. L'entretien semi-directif avait comme
point de départ quelques questions clé : est-ce qu'ils font leur choix en fonction d'un
modèle de maison local ou étranger? Comment justifient-ils leurs choix? Est-ce qu'ils
respectent entièrement le modèle choisi ? Comment habitent-ils la nouvelle maison ?
Qu'est-ce qu'ils font avec l'ancienne maison et avec les objets anciens ? Ces questions qui
m'ont amenée à comprendre ce que signifie le « changement » pour eux. Par ailleurs, une
analyse de la place de la maison dans le système matrimonial et d'héritage nous a apporté
168
plus d'éclaircissements sur l'impact inconscient des coutumes « traditionnelles » sur ce
qu'ils ont acquis à l'étranger.
3. La troisième étape de la recherche vise le discours des acteurs sociaux sur la maison (sur
les pratiques de construction, d'habitation et de socialisation) à partir de leurs expériences
en général. Le récit de vie associé au récit de l'objet a représenté la principale méthode de
recherche tout simplement parce que les deux sont « porteurs d'un sens emblématique »
(Zumthor 2000 : 153).
J'ai envisagé deux types de récits :
1. Le récit de trois générations qui habitent à l'intérieur du même ménage (les grands
parents, les enfants et les petits-enfants). Ce qui m'intéressait était leur façon de se
rapporter et de comprendre le « chez soi » au quotidien. Dans notre analyse, nous avons
privilégié quatre ménages et leurs étendues parentales. Nous les avons choisis en fonction
de leur capacité à témoigner et à matérialiser le changement dans le temps et dans l'espace.
2. À l'inverse, le récit d'un unique acteur âgé, sur la notion de « chez soi » dans le
temps, et des jeunes acteurs sur la même notion, mais à travers l'expérience plurielle de la
mobilité. À l'intérieur d'une approche contextuelle de l'objet et de la maison, le récit de vie
169
a été la méthode consistant à faire varier l'échelle de la recherche dans le temps et dans
l'espace. Le récit de vie est fortement référentiel. En leur demandant de parler de leur
maison, les habitants des deux villages ont parlé d'eux-mêmes, tout simplement parce que
le chez soi n'est en fait qu'un « prolongement du soi-même » (Serfaty-Garzon 2003). En
même temps, en parlant de soi, ils ont parlé de l'autre, de leur honneur et de leur prestige
dans la communauté et ici leur relation à la mobilité est englobée. Malgré le positionnement
du chercheur au centre du local, l'analyse ne reste pas figée à l'intérieur du Pays d'Oas ou
dans le présent.
170
comprendre un contexte social et économique bien plus large, qui vise la Roumanie de
même que l'ensemble des pays venant d'échapper aux régimes totalitaires communistes.
Afin de mieux saisir le sens des données recueillies, il fallait sortir de la société étudiée afin
de pouvoir se distancier et objectiver l'expérience vécue. Une fois détachée de l'emprise du
terrain, j'ai procédé à la première étape, la transcription des entretiens et à leur classement.
La transcription a été intégrale, avec la notation des hésitations ou des manifestations
affectives présentes dans les discours. Chaque entretien a été accompagné d'une fiche avec
des informations sur la personne indiquant le nom, l'âge, la profession, la situation
matrimoniale, et d'une description de l'espace bâti et de son usage (possède ou non une
maison, combien de maisons, habitées ou pas, partagées ou pas, etc).
DATE de l'entretien
LIEU d'entretien
Cassette no.
Photos associées
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Auteur
NOM, PRENOM et SURNOM
Age et lieu de naissance
Statut matrimonial
Profession
Parti/jamais parti aux travaux
saisonniers (avant 1989) ou à
l'étranger (après 1989).
MAISON
Type de maison
Nombre de maisons
L'année de construction
Origine du modèle
Nombre d'habitants
Tableau 3 : Fiche individuelle accompagnant la transcription d'un entretien individuel
En plus des fiches individuelles, il y a des fiches structurées par ménage (englobant jusqu'à
trois générations : la grand-mère, la fille ou la petite-fille). Les informations individuelles
sont accompagnées de détails sur les liens de parenté entre les membres et le rapport à
l'espace bâti (partage ou non des maisons, positionnement de chaque bâtiment,
l'implication de chaque génération dans la construction des maisons). Loin de représenter
une action purement technique ou automatique, cette première étape permet le
171
développement d'un premier niveau de description et d'analyse nécessaire pour saisir la
dynamique sociale qui alimente l'organisation matérielle de l'espace bâti.
DATE de l'entretien
LIEU d'entretien
Cassette no.
Photos associées
Vidéos associées
Auteur
NOM de la FAMILLE
Membres
Liens parentaux
Membres partis/jamais partis aux
travaux saisonniers (avant 1989) ou
à l'étranger (après 1989).
MAISONS
Type de maison
Nombre de maisons
L'année de construction
Origine du modèle
Disposition des maisons dans le
ménage ou dans le village
Organisation de l'espace intérieur
& aménagement
Fini/non-fini
Usage générationnel de l'espace
Usage quotidien/usage
occasionnel/non-utilisation
Tableau 4 : Fiche d'analyse par ménage de l'usage générationnel et familial de l'espace bâti
Cette première étape m'a permis aussi d'organiser les entretiens en fonction de plusieurs
critères :
1. Temporel (2002, 2004 et 2005). La mise en comparaison de ces trois étapes du terrain
révèle le processus d'évolution de la recherche d'une approche exhaustive et extérieure vers
une autre, focalisée et intérieure. Spatialement, en 2002, les entretiens touchent plusieurs
villages (Calinesti, Bixad, Moiseni, Huta, Certeze) et socialement, l'intelligentsia locale
(professeurs, médecins, muséographes et ethnologues). Cette étape offre une bonne image
du discours sur le processus de construction des maisons. Cependant, il s'agit d'une vision
extérieure à la dynamique du phénomène bâtisseur et de son intégration à l'intérieur des
réseaux de sociabilités communautaires. Par contre, en 2004, les entretiens sont partagés
entre Huta et Certeze, en touchant presque exclusivement les producteurs et les
172
consommateurs de l'espace bâti. En 2005, les entretiens portent exclusivement le village de
Certeze et les ménages des familles qui possèdent des « maisons de type occidental ».
2. Spatial. Ici, nous avons deux types de récits. Tout d'abord, les récits « locaux ». Les
entretiens de Huta et de Certeze sur le même phénomène, nous permettent de saisir à la fois
de l'intérieur et de l'extérieur l'impact du village de Certeze sur les localités. Ensuite, ce
sont les entretiens « globaux » qui développent le vécu des gens ailleurs, sur leur perception
sur le logement, sur « loger » ou « habiter » ailleurs. Le regard en miroir omniprésent dans
tous les entretiens s'explique par l'existence, depuis quelques décennies, d'une réalité bien
présente au Pays d'Oas : la maison locale ne peut être définie, pensée en dehors de la
mobilité. Parler des maisons c'est évoquer le vécu dans la mobilité et réciproquement. Les
sept entretiens de ceux qui restent pris à l'intérieur de la réalité locale, appartiennent surtout
aux médecins, aux professeurs, c'est-à-dire les sédentaires.
3. Thématique. À partir de la transcription des entretiens, nous avons identifié les mots clés
qui revenaient le plus souvent dans le discours des gens sur la maison.
L'instrumentalisation de ces mots clés a permis l'identification et le développement des
axes de l'analyse de la maison du Pays d'Oas :
LA MAISON
LE PAYS D'OAS
CERTEZE
LA MOBILITE
RITAS (des travaux saisonniers avant 1989) LA MIGRATION DU TRAVAIL EN
OCCIDENT
MARIAGE
MANDRIA (« la fierté ») + LA CONCURRENCE
Tableau 5 : Concepts clés représentant la base des questionnaires de même que le point de départ pour
l'organisation et l'analyse des données
173
mobilité), de la pratique (l'usage quotidien et cérémoniel du lieu habité) et du discours (la
traduction par les acteurs de leurs gestes et de leur environnement permanent ou
temporaire). La mise en relation de tous ces niveaux a été faite dans le but d'obtenir ce que
Laplantine appelle « la perception ethnographique », c'est-à-dire quelque chose qui « n'est
pas de Tordre de Timmédiateté de la vue, de la connaissance fulgurante de l'intuition, mais
de la vision (et, par conséquent de la connaissance) médiatisée, différée, réévaluée,
instrumentée (stylo, magnétophone, appareil photographique, caméra, etc.), et dans tous les
cas, retravaillée dans l'écriture » (Laplantine 1996 : 15). Loin du cœur des événements,
l'écriture « fait voir ». Les paroles deviennent des mots, l'œil qui regarde est remplacé par
la main qui écrit. L'expérience anthropologique de terrain essentiellement relationnelle et
interactive est remplacée par la solitude parfois douce, parfois écrasante de l'écriture.
Mais la description n'est rien sans une analyse contextualisée qui suppose de « regarder »
un objet de plusieurs perspectives (Bateson 1977 : 13). La notion de contexte signifie pour
nous «...un ensemble d'attitudes et de pensées dotées de leur logique propre mais qu'une
situation peut momentanément réunir au cœur d'un même phénomène » (Bensa 1996 : 44).
Pour comprendre la signification des pratiques domestiques relatives à la maison de type
occidental, il faut tenir compte de plusieurs conjonctures spatiales, sociales, culturelles dans
lesquelles les comportements des individus s'articulent. Autrement dit, le contexte est
immanent aux pratiques, il en fait partie.
Plus loin encore, dans la lignée de Barthes, nous allons soumettre le lieu bâti et l'objet à
une pluralité de lectures à l'intérieur desquelles la maison révèle une sémantique complexe,
jamais figée ou stable. Le même ménage, par exemple, est utilisé afin d'éclaircir le rapport
des propriétaires à l'expérience de la mobilité ou pour démontrer le travail générationnel de
l'espace à l'intérieur du local. Dans l'esprit de la mobilité, l'analyse reprendra le
cheminement des modèles de maisons, des objets de même que des individus mêmes, leur
manière de vivre l'espace et d'expérimenter la mobilité. Ce suivi nous permettra de sortir
de l'emprise du local et de bouger dans l'espace tout en saisissant la manière dont cette
expérience multiple agit sur les manières des gens de se rapporter à la notion de chez-soi.
174
L'analyse herméneutique se développe sur trois plans : le premier vise l'architecture et la
manière dont celle-ci arrive à encoder, à afficher et à communiquer des messages sur
l'individu ; le deuxième vise le discours des individus sur ce qu'ils font, sur leurs maisons
et sur celles des autres ; le troisième est « le discours de coulisse », la somme des
précisions, des commentaires réalisés par mon hôtesse qui me donnait des détails sur les
maisons, sur les habitants. Nous comprenons donc par analyse herméneutique l'analyse du
discours qui suppose le choix d'éléments qui reviennent et qui se mettent en évidence
comme des noyaux d'explication. Elle suppose également de lier dans une confrontation et
dans une interprétation l'ensemble les données de terrain et les données administratives.
SOURCES
IV. 1. Nous avons privilégié trois types de sources :
• Les sources orales : les entretiens et les vidéos. Nous avons utilisé 54 entretiens dont 9
en 2002, 32 en 2004 et 13 en 2005. Pour 2005, le nombre moindre d'entretiens s'explique
par le fait que nous avons privilégié les vidéos (25), ce qui a permis la visualisation des
explications relatives à la maison données par l'interlocuteur interviewé.
• Le récit de vie représente la principale source qui me permet de « regarder » la maison
dans une pluralité de contextes liés à leur mobilité spatiale (dans le cadre du village, du
Pays d'Oas, de l'étranger, etc.) et à leurs relations sociales, (dans la famille - le mariage et
l'héritage - dans la communauté, à l'étranger, etc.).
175
• Les sources écrites : le journal de terrain. Le journal est à la fois un regard en miroir du
chercheur220, une description de ce que l'anthropologue est en train de vivre, de sentir,
d'expérimenter (Geertz 1983). Finalement, une fois éloigné du terrain, le journal représente
la seule source à posséder le pouvoir de réactualisation sensorielle du terrain et du lien
affectif entre le chercheur et les sujets de recherche.
• Les sources figuratives (photographies). Non seulement méthode de travail, la
photographie a représenté aussi une source d'information. À l'intérieur d'un nombre très
élevé de clichés pris lors de trois campagnes de terrain (400 photographies), 60 font partie
des archives personnelles des acteurs et surprennent le vécu des gens ailleurs de même que
dans le passé. Si on regarde la photographie au-delà de sa nature instrumentalisée, elle
devient une façon de faire connaître, de faire comprendre l'autre qui, à un moment donné,
n'est plus le chercheur, mais... le lecteur221. À la suite de Margaret Mead et Gregory
Bateson et leur manière de faire dans la société balinaise pendant la période 1929-1936,
mon analyse se développe non seulement à partir des paroles devenues mots ou à partir de
mes observations du terrain, mais également à partir des photographies et des vidéos prises
sur le terrain. Comme dans un puzzle, les images sont rangées en fonction d'une
thématique (village, emplacement spatial, maison, mère et enfant, etc.). Le texte qui vient
avec les images explique et surtout fait émerger le liant entre les prises, en leur donnant une
cohérence dynamique, synonyme de la vie des acteurs.
Une autre catégorie de sources vise les documents administratifs composés :
• Des statistiques sur le logement et sur la construction dans la région, surtout à Certeze
et Huta. Le but est d'avoir une image statistique de l'ampleur de la construction de la
nouvelle maison.
• Des statistiques sur la population et sur la mobilité.
• Des journaux locaux et régionaux.
• Les sites de présentation de la région du Pays d'Oas et du village de Certeze.
C'est l'esprit de deuxième journal de Bronislaw Malinowki, qui témoigne en fait de la sincérité et du
courage du chercheur de s'auto-regarder et à changer le focus de l'objectif. Sans l'affirmer directement, il a eu
l'intuition de la structure dynamique de la relation chercheur-sujet (1985).
221
En prenant le modèle proposé par Mead, la photographie devient non seulement la façon de faire voir, mais
aussi de « faire comprendre » la vie des habitants qui se déroule derrière les volets fermés de leurs maisons
(Mead, Baterson 1942 : xii).
176
II. DEUXIEME PARTIE
1. L'ÉMERGENCE ET LE DÉVELOPPEMENT
D'UNE POPULATION DE BÂTISSEURS AVANT 1989
Les Oseni ne parlent pas de leurs nouvelles maisons ni du changement de leurs vies sans
s'attarder sur rîtas222, terme qui dénomme les travaux saisonniers qui se déroulent en
Roumanie, à partir des années 1960. Important du point de vue de l'accomplissement
matériel, le rîtas représente aussi cette « bonne école » qui, toute de suite après la chute du
communisme, lorsque la majorité des Roumains sont encore aux prises avec un mode de
pensée spécifique à la société socialiste centralisée qui n'encourageait pas l'initiative
individuelle, donne aux Oseni les clés de la réussite. Une présentation de ce phénomène et
des effets sur la région du pays d'Oas est nécessaire afin de saisir les mécanismes qui ont
conduit à l'apparition et à la généralisation du comportement bâtisseur et de la nouvelle
maison.
Rîtas est le terme régional utilisé par les Oseni pour nommer les travaux dans la forêt
destinés à transformer le terrain boisé en terre arable ou en pâturages. Il s'agit de deux
types de labeur : le défrichement, suivi du nettoyage des racines, des branches d'arbres, des
pierres ou des taupinières et enfin du nivelage des surfaces défrichées. À partir des années
1960, le mot régional rîtas est intégré dans une sémantique plus large de travaux
saisonniers. Il fait partie des programmes socialistes de développement de l'économie
nationale roumaine, dont l'agriculture, qui démarrent en force après l'achèvement de la
collectivisation des terres en 1962. On propose l'augmentation des surfaces cultivées,
l'aménagement des terrains par des travaux d'irrigation, d'endiguement et d'amélioration
222
Le terme régional de rîtas est un dérivé du nom rîtouca, une sorte d'herminette, mais plus allongée, avec
laquelle les Oseni coupaient le bois. Rîtas (n. m. singulier) est utilisé pour dénommer tous les travaux
saisonniers dans la forêt.
177
foncière, la croissance des effectifs de bétail, etc. d'où l'urgence d'élargir les surfaces
fourragères et les pâturages naturels224. À la demande du centre, les coopératives agricoles
de production (C.A.P.) locaux signent des contrats avec les entreprises forestières
d'exploitation et de transport (I.F.E.T.) ou avec les entreprises d'amélioration et
d'exploitation des pâturages pour qu'une partie des terrains boisés ou couverts d'une
végétation forestière subissent des travaux de défrichement et d'aménagement afin d'être
introduites dans le circuit agricole et de pâturage (Bradeanu, Marica 1969).
Dans les années 1950, 1960, les Oseni travaillent dans le secteur forestier dans les régions
de proximité, notamment pour I.F.E.T.225, à la ville de Baia Mare (Velcea 1964 : 79). À
partir de la deuxième moitié des années 1970, ils participent aux travaux organisés dans les
zones plus éloignés tel que le département de Suceava (le nord-est de la Roumanie, dans les
Carpates Orientaux), où ils travaillent dans les entreprises I.F.E.T. Radauti, Gura
Humorului, Vatra Dornei (nord et nord-est de la Roumanie), dans la région de Cluj et
Bistrita (le centre, Test de la Transylvanie), et dans d'autres régions telles Harghita (centre
de la Roumanie), Brasov, Olténie et Vîlcea (sud de la Roumanie). Au sud de la Roumanie,
dans le Pays d'Olt, les gens du Pays d'Oas participent surtout aux travaux agricoles à
l'échange des produits céréaliers, tels le maïs, le blé, etc (Velcea 1964 : 80). Les hommes
acceptent de participer aux grands travaux d'irrigation comme le creusement des canaux, la
peinture des piliers de haute tension, et à d'autres travaux manuels très difficiles, à grands
risques, et qui sont très bien payés.
178
Pays d'Oas
Mer
Noire
Carte No 5 : Géographie des mobilités saisonnières, avant 1989. Les centres qui
reviennent le plus souvent dans le discours des gens du Pays d'Oas sont les
départements de Suceava, Neamt et Nasaud, les départements Harghita et Vîlcea et
les départements de Hunedoara et Alba
Dans les années 1980, ces projets prennent une ampleur mégalomaniaque226. La demande
substantielle de force de travail déclenche une forte mobilité de la population, surtout des
régions pauvres vers celles destinées au développement de l'agriculture intensive ou
industriel227. Étant donné l'ampleur, le caractère difficile et spécialisé des défrichements et
Les projets mégalomaniaques font jour surtout dans les années 1970, avec le culte de la personnalité du
couple Ceausescu. Le but était de faire connaître partout dans le monde LEUR Roumanie (Boia 2001 : 128).
C'est le moment où émerge l'architecture de type pharaonique (le Palais du Peuple), les complexes industriels
grandioses tels celui d'acier de Galati (au sud - est de la Roumanie). Mais la Roumanie est essentiellement un
pays paysan à l'architecture réduite en dimensions. Même les églises de village ignorent la majesté si visible
des bâtiments religieux catholiques. A long terme, cette Roumanie patriarcale (Boia 2001 : 128) devait faire
place à la modernité matérialisée en villes, par des complexes industriels géants et en constructions
monumentales.
27
Dans les années 1980, l'industrie et les constructions deviennent les secteurs les plus développés de la
production nationale. Ces secteurs les plus développés sont l'industrie textile, métallurgique, minière, et
forestière, les matériaux de construction. La mobilité des Oseni dans les années 1970 et 1980 ne s'encadre pas
179
du nettoyage des terrains, les responsables se confrontent à une pénurie de main d'œuvre.
C'est pourquoi, les ingénieurs et les responsables des travaux recrutent des gens d'ailleurs,
et privilégient des régions ayant une tradition dans le travail du bois. Ici, le Pays d'Oas
s'avère la source idéale de main-d'œuvre. Le département voisin, Maramures, est aussi
sollicité mais les Oseni sont très critiques par rapport aux travailleurs venus d'autres
régions que le Pays d'Oas. Ils les considèrent comme des néophytes, accusent leur manque
d'expérience et d'outils appropriés, et réclament le statut de meilleurs travailleurs, en raison
de leur qualification qui émerge d'une longue tradition de travail en forêt et d'un esprit de
travail qui leur sont propres228 :
Ils travaillaient eux aussi, mais ils ne savaient pas quoi faire. Les nôtres étaient hommes de la
forêt et connaissaient les défrichements. Ils ont fait leur apprentissage, ils savaient comment
tailler. Ils possédaient les outils appropriés. Cela ne vaut pas la peine de venir pour travailler
si tu ne sais pas extirper les bouts. Frapper le pâturage, c 'est comme ça qu 'on disait (Ioana (53
ans), Certeze, 2005).
Les Oseni et les gens de Certeze notamment, arrivent à monopoliser les défrichements
partout en Roumanie. Jusqu'à la fin des années 1980, le rîtas représenta la principale
source de revenu des Certezeni et de la majorité des Oseni et plus que cela, un style de vie
aux répercussions majeures sur la région du Pays d'Oas.
Aller au rîtas suppose de faire un va-et-vient permanent entre le Pays d'Oas et les régions
de Roumanie. Officiellement, la main-d'œuvre est recrutée par le bureau départemental de
la répartition de la force de travail (Velcea 1964 : 82). En vérité, les chefs d'équipe engagés
dans les entreprises d'exploitation et originaires d'Oas représentent le lien principal entre
les responsables des travaux et les travailleurs. Appelés par les Oseni delegati
(« délégués »), ils sont des professionnels qui travaillent dans les entreprises forestières.
dans les principaux fluxes de mobilité qui caractérise l'espace roumain de cette période. Dans l'ensemble, la
mobilité du travail prend la forme d'un fluxe massif, de paysans surtout, issus des régions pauvres de la
Roumanie et attirés vers les zones d'industrialisation massive tels Bucureçti, Iasi, Cluj, Timiçoara, Constanta,
Galati, Braçov, Ploieçti, Constanta etc. (Sandu 1984). A l'intérieur de ce phénomène, le flux moldave attire
vers la région de Brasov et vers la zone minière de la Valée de Jiu est le plus connu et plus présent dans les
études sur les formes de mobilités internes, avant 1989 (Tânase 1999). Cependant, le cas des travaux
saisonniers et des mouvements pendulaires est absent et méconnu.
Sous Ceausescu, le travail est structuré et évalué en fonction de plusieurs critères : effort physique, degré
de complexité et de technicité, travail manuel. Rîtas se retrouve ainsi parmi les travaux les mieux payés
(Bradeanu, Mariva et Stângu 1968 : 280-283). Dans la même catégorie entrent toutes les améliorations
foncières (creusement des canaux pour irrigation, emplacement des installations afférentes, etc.) auxquelles
les Oseni participent aussi.
180
Leur fonction officielle est de maistru, « maître », la fonction administrative située entre le
travailleur et l'ingénieur. Il s'agit d'un professionnel en travaux forestiers diplômé de
l'école professionnelle de métiers, qui a la charge de recruter le personnel nécessaire pour
chaque projet. Les premiers chefs d'équipe ou delegati qui se chargent de tels projets de
défrichement sont originaires de Certeze. Il s'agit d'un ingénieur et deux delegati.
Initialement, ils travaillent à TI.F.E.T. Baia Mare mais seront ensuite transférés à Suceava
et à Vatra Dornei. Embauchés par les entreprises d'exploitation forestières, ils sont mis au
courant des projets d'envergure engagés et de la pénurie de main d'œuvre.
Au début, la mobilité est exclusivement masculine, visant les hommes entre 22 et 50 ans. À
la maison, les femmes se chargent de toutes les tâches ménagères, ainsi que des travaux
agricoles, du foin et des animaux. Par les biais des réseaux familiaux, de voisinage et
d'amitié, les premiers partis encourageront leurs proches à partir aussi et graduellement, les
femmes et toutes les catégories d'âges, enfants et personnes âgées seront touchées. Les
équipes qui initialement comptent 20 personnes environ pour un seul projet, arrivent dans
les années 1980 à 80, 100 et même à 300 personnes. Les tâches les plus difficiles,
notamment la coupe et le nettoyage des arbres ou des troncs, l'enlèvement des racines des
arbres sont faits par les hommes tandis que les femmes travaillent en cuisine, veillent sur
les enfants et les vieillards, ramassent les branches et les brûlent.
229
Voir aussi http://wvvW.silvasv.ro/istorie.htm, consulté le 7 juin 2009.
81
dépend uniquement du zèle de travail de chaque individu. Ce contexte déclenche une forte
compétition entre les travailleurs qui cherchent à gagner plus et à valoriser leur esprit de
travail. Le travail au rîtas est domestiqué (Goody 1979) à l'intérieur d'une culture de
l'honneur et du prestige qui réglemente les relations sociales au village. En plus de la
motivation pécuniaire, bien importante, le travail est accéléré par la mise en jeu de la fierté
individuelle et masculine. Il ne faut pas oublier que les travaux forestiers sont des travaux
de force physique à l'intérieur desquels les hommes doivent prouver leur habilité et leur
rapidité :
Les hommes travaillaient comme des fous et gagnaient des sommes très élevées. Le travail était
très difficile. Ils travaillaient jusqu'à 16 heures par jour : se levaient à cinq heures du matin et
travaillaient jusqu 'à huit heures le soir (Delegat [« Chef d'équipe »] (52 ans), Certeze, 2005).
Ce système de paiement varie aussi en fonction des sexes et de l'âge. Les hommes gagnent
davantage puisque ce sont eux qui mènent les tâches les plus difficiles. Ils arrivent à
percevoir des sommes deux ou trois fois plus grandes qu'un salaire payé par l'État. Par
exemple, dans les années 1970, le salaire moyen brut varie entre 1434 et 1663 lei alors que
dans les années 1980, il arrive à 3337 lei . Les sommes gagnées par un homme, au rîtas
peuvent varier, dans la même période, entre 4000 et 6000 /e//mois. Les enfants arrivent à
gagner jusqu'à 1500 lei par mois et les femmes peuvent gagner jusqu'à 4000 lei. Si une
famille entière travaille durant trois mois, le résultat est bien considérable, et l'argent
ramassé permet l'acquisition d'une voiture Dacia neuve ou la construction d'une maison.
182
ou de branches d'arbres. Parfois, ils habitent des bergeries abandonnées. Ils se chauffent et
préparent la nourriture à l'extérieur, au feu fait des branches et du bois qui les entoure. La
majorité du temps, ils dorment à même le sol, dans la pluie ou dans le froid. L'hygiène est
minime et ils se lavent dans des ruisseaux près du camp :
Je suis parti au « rîtas » en 1965. J'étais jeune, à peine marié, l'argent ne suffisait pas. J ' a i été
à Somclausa, aux aménagements de pâturages. J ' a i été payé avec 125 lei p a r jour. C'était une
très bonne somme, avec la nourriture et l'hébergement assurés. On dormait dans des
chaumières couvertes de carton, sur des bottes de paille... (Prof. Serbanescu, Bixad, 52 ans,
2002).
Plus tard, les entreprises de pâturages installent des wagons en fer qui, selon la majorité des
participants au rîtas, « améliorent » les conditions de logement, surtout pendant les
périodes froides. Les poêles en fonte qui sont fournis avec les installations ne sont pas très
pratiques car elles surchauffent ou ne chauffent pas assez. Les wagons sont parfois dotés de
lits ou sinon de paille ou de couvertures apportées de la maison. Les hommes dorment d'un
côté, les femmes et les enfants de l'autre. Par contre, les membres de la même famille se
regroupent.
183
En plus des conditions de vie et de travail précaires, les Oseni restent isolés dans les
montagnes pendant des semaines et même des mois. Le quotidien se partage entre le travail
acharné et les soirées arrosées d'eau-de-vie. Le dimanche est jour de repos. Les hommes
jouent aux cartes et les femmes descendent parfois dans les villages proches, mais cela est
rare. Ils se réjouissent en chantant des tâpurituri, des chansons spécifiques au Pays d'Oas,
qui les accompagnent d'ailleurs tout au long de leur travail.
Marginalisés par le travail, les travailleurs sont aussi socialement isolés car ils sont tenus à
l'écart par les habitants des régions où ils travaillent. Leurs chansons semblables à des cris
très stridents et incompréhensibles, leurs costumes traditionnels très colorés et exotiques,
accompagnés par des femmes et des enfants, étonnent et surprennent les habitants des
villages de proximité qui les traitent d'arriérés et de sauvages . Parfois, ces derniers ont
pitié des conditions de vie des Oseni au rîtas. Lors de leurs déplacements du Pays d'Oas
vers les régions du travail qui se font généralement en train, les Oseni donnent l'impression
de sortir d'un autre temps et d'un autre espace. Le contact avec l'autre ne dépasse donc pas
le regard et l'observation rapide et détachée. Malgré Téloignement de leur région d'origine,
les Oseni conservent leurs traditions, et reproduisent les réseaux de sociabilité familiers.
Les échanges avec le monde environnant sont à peu près inexistants.
Malgré la difficulté du travail et la précarité du mode de vie durant le rîtas, cette période
n'a pas laissé de traces négatives dans leur mémoire. Leurs histoires sont souvent
anecdotiques. Parfois gênés, parfois terriblement amusés, ils se rappellent leur manière de
loger à 20 ou 30 personnes dans d'immenses chaumières, où souvent, il pleuvait ou faisait
froid. Les souvenirs de la rapidité et de l'importance des sommes d'argent gagnées de
même que les histoires de voyage et de travail déclenchent chez les gens du Pays d'Oas une
sorte de fascination associée à la tentation d'aller vivre la même chose. Le récit de Stara, la
plus vieille femme de Huta-Certeze est impressionnant. Dans les années 1970, elle est allée
une fois au rîtas. Elle a fait partie d'une équipe d'un delegat de Certeze :
52
II s'agit de l'image que les villageois de Dobrita se faisaient des Oseni qui traversaient les villages pour
aller sur les versants des montagnes proches (témoignage fait par Maria Mateoniu, docteure en ethnologie à
l'université Laval (Québec), actuellement chercheure au Musée du Paysan roumain à Bucarest, originaire du
village de Dobrita, situé au sud de la Roumanie).
184
Jadis, les gens partaient dans le pays, prenaient beaucoup de terres et les nettoyaient. Les gens
avaient du travail. Moi aussi j e suis allée. C 'est comme ça que j ' a i mis mon dentier, avec
l'argent que j ' y ai gagné. J'étais à la Vallée de Putna... J ' y suis partie un bon matin. J ' a i dit à
ma belle-fille : « Laissez - moi voir moi aussi c 'est quoi le « rîtas ! » On dormait soit dans des
maisons abandonnées, soit dans des chaumières. On a mis des feuilles d'arbres, du foin et c 'est
comme ça qu'on a dormi. Et c'était là qu'une femme cuisinait. Il y avait beaucoup de gens, 30
— 40, beaucoup ! J ' a i eu de l'argent et de la nourriture : du lard, de la margarine et de la
confiture, le matin. Puis, au midi, des soupes. Moi, j'étais vieille. Alors, ils ne m'ont pas
surveillée ! Mais les jeunes, ils devaient être surveillés. Ils étaient partagés en deux. Pour
chaque groupe, il y avait un homme qui les surveillait pour qu 'ils travaillent. Vous savez
comment sont les jeunes. Nous, on a ramassé les taupinières. D'autres ramassaient les
branches des arbres. Ils allumaient des feux » (Stara, 82 ans, Huta-Certeze, 2004).
La volonté de partir au rîtas est liée au profil de ce travail : temporaire, ce qui il leur permet
de conserver les réseaux de sociabilité villageois. À cela s'ajoute l'aspect économique : un
gain considérable et rapide. Dans ces conditions, le prix à payer est acceptable et même
raisonnable par rapport aux avantages procurés. Il permet des dépenses impossibles
autrement. Visiblement impressionnée et émue, Staruca continue son récit :
Mon Dieu, lorsqu 'ils m'ont donné 1000 lei, j e les ai baisés comme ça - elle baise ses mains, les
larmes aux yeux. 10 jours seulement ! C'était comme ça ! J ' a i mis mes dents avec 1200 lei (...)
Puis, quand ils retournaient, ils faisaient des maisons, des constructions (Stara, 82 ans, Huta-
Certeze, 2004).
L'investissement de l'argent gagné au rîtas dans un bien stable tel une maison est vu
comme une manière d'assurer la sécurité familiale à long terme, couvrant plusieurs
générations. Ainsi, rîtas n'est pas un but en soi, il est tout simplement un moyen de s'offrir
une sécurité financière permanente au village, qui touche non seulement l'individu, mais
aussi sa famille, et cela sur plusieurs générations :
185
Rîtas
Caractéristiques
(« travaux saisonniers »)
Ce que la majorité des gens retiennent du rîtas n'est pas la misère et l'isolement, le froid,
mais l'impact de ces travaux lors du retour chez soi : la construction des maisons. De tous
les Oseni, les chefs d'équipe sont vus comme le moteur du phénomène bâtisseur car ce sont
eux qui ont eu les plus grandes maisons, et qui ont construit en premier. Ces derniers nous
aideront à mieux comprendre les mécanismes de déclenchement de ce qui plus tard
deviendra un phénomène de masse.
1.3. La maison des delegati (les chefs d'équipe). Le réveil des désirs babéliens
186
très proche des autorités locales, le maire et la milice. Considéré comme « des nôtres », il a
accès facilement à tous les réseaux sociaux locaux. Les « critères » de sélection de la main-
d'œuvre ne suivent pas uniquement la logique de la force et de l'habileté aux défrichements
mais d'autres, tout aussi importants. Le delegat commence avec les réseaux familiaux pour
continuer avec la parentèle éloignée, avec les amis et les voisins. Pendant qu'il surveille les
travaux et la comptabilité, sa femme coordonne les activités liées à la nourriture. Le beau-
père s'occupe de l'approvisionnement, et les enfants s'affairent également pendant
quelques semaines afin de ramasser de l'argent pour des accessoires et pour les vêtements
d'école. Cette opportunité explique l'enrichissement des delegati, car plusieurs membres de
la famille apportent de l'argent. Puis, le cercle s'élargit aux autres villageois de Certeze et
aux localités voisines. Une fois la confiance gagnée, ce sont les gens qui viennent chez le
delegat lui demander du travail. Puisque les résultats sont bien substantiels par rapport à ce
que les salariés d'État gagnent, la main-d'œuvre est toujours assurée :
// y avait des défrichements, des creusements de canaux d'irrigation...C'était un labeur
difficile. Ils travaillaient 16 heures par jour, mais ils gagnaient beaucoup. Ils gagnaient ce
qu 'ils gagnent maintenant en Occident. 300 p a r jour était une somme bien substantielle
(Delegat, 59 ans, Certeze, 2005).
Ce mécanisme parallèle d'administration de l'argent pratiqué par les delegati peut paraître
inconcevable par rapport au contrôle étatique de la force de travail et du processus de
travail. Même si les décisions sont prises par le centre, le pouvoir local s'avère être bien
plus puissant, car il se permet de les ignorer, de les contourner en fonction de ses propres
intérêts233.
233
Verdery 1994 : 60-61 ; Bôrocz 1989 ; Humphrey 1983. Voir aussi Hann et Kidekel 1984 ; Bialer sur le cas
de l'URSS durant la période de Brejnev (1988 : 79).
187
Le rîtas, de même que le comportement bâtisseur, montre que les individus échappent à la
passivité et à la dépendance désirées par le régime communiste. L'action des travailleurs
s'intègre dans la logique de l'initiative individuelle propre aux systèmes économiques de
type capitaliste. Ils ont permis aux delegati et à tous les Oseni de ruser avec le système
socialiste et d'amplifier leurs revenus malgré les contraintes imposées par les autorités
centrales qui, par le contrôle de la force du travail, se proposent de maintenir à un bas
niveau les revenus de tout le monde :
Les chefs d'équipe nous donnaient du travail. Ils signaient un contrat avec les C.A.P. Il n'y
avait que des équipes d'Oseni puisque les autres ne savaient pas comment faire ce type de
travail. Ils recevaient 300 lei p a r jour, donc 7800 lei p a r mois. En vérité, les delegati gagnaient
9000 lei p a r mois. Un mineur qui travaillait dans les exploitations souterraines recevait un
salaire de 3000 lei p a r mois (Contremaître en construction, 51 ans, Certeze, 2004).
Une fois un projet obtenu, le delegat a soin que « tous soient contents », travailleurs,
ingénieurs, membres des commissions arrivés du centre pour des vérifications. Autour de
cette figure du village se met en place une solidarité qui fonctionne tant à la verticale (des
gens ordinaires jusqu'aux autorités locales ou aux responsables des défrichements), qu'à
l'horizontale (à l'intérieur du réseau social du village et de la région d'Oas). Les delegati
bénéficient de la protection des autorités locales et aussi des responsables des travaux car
tous font partie du même réseau informel d'intérêt réciproque : tout le monde gagne si le
delegat gagne. Etant Tunique source de revenu pour les gens ordinaires et très rentable pour
les responsables, personne n'a aucun intérêt à contester ce fait. Puisque la majorité des
travailleurs est des parents, des amis, des villageois, la solidarité locale ne permet pas aux
étrangers, même au pouvoir communiste, d'avoir accès aux coulisses de leur manière de
faire. Même aujourd'hui, en essayant d'obtenir plus de détails sur les stratégies qui leur ont
apporté tant d'argent, j'ai rencontré une résistance et une méfiance tenaces. Il y avait des
moments où, excités par les discussions, ils oubliaient l'appareil d'enregistrement et
racontaient comment, en retournant au train à Certeze, ils apportaient l'argent dans le sac
pour le maïs et comment ils dormaient la tête sur le sac pour que personne ne puisse le
voler. Bien souvent ils étaient obligés de cacher les billets de banque dans le grenier pour
que personne ne puisse les trouver durant les contrôles étatiques et ils couraient parfois le
risque qu'ils pourrissent à cause de l'humidité. Même si ces discussions paraissent tenir
188
plutôt de Tanecdotique et du fantastique, elles reflètent l'impact qu'a eu le rîtas sur la vie
des gens.
Intermédiaire entre deux mondes (celui du Pays d'Oas et celui du travail), le delegat
surmonte l'isolement de la majorité des travailleurs au rîtas. Dans la plupart des cas, la
femme du delegat habite au village le plus proche, dans la maison des responsables des
projets ou chez des paysans plus riches. Le rapport passe ainsi du regard éloigné au voir ce
qui implique un rapprochement considérable d'autres manières de vivre et de loger que
celle existantes au Pays d'Oas. Ils sont aussi les premiers à passer du voir à avoir car,
détenteurs de moyens plus que suffisants, ils commencent à faire chez eux ce qu'ils ont vu
ailleurs. Ils deviennent ainsi les premiers à construire des maisons neuves à un étage :
Nous avons construit de grandes maisons. Tout le monde se demandait comment nous avons
fait cela. Nous avons été interrogés sur l'origine de notre argent. Puis, la « militia » est arrivée
et ils ont pris les feuilles de paye pour voir combien nous avons gagné. Nous avons vendu plein
de choses pour échapper... C'était très difficile (Delegat Certeze, 2005).
Petre Bichii (72 ans) est l'un des deux premiers delegati de Certeze. Il fait le va-et-vient
pendant trente ans. Il dirige des travaux dans les Carpates orientales, dans le territoire
administré par I.F.E.T. Vatra Dornei. Tandis qu'il administre les travaux, sa femme,
Pavlina Lichii, surnommée aussi Bica, fait la cuisine. De plus, elle maintient Tordre dans le
camp. Lors de nos discussions, Bica taquine son mari, en « l'obligeant» à avouer que le
chef n'était pas lui mais elle. Le souvenir du début de la construction de leur première
maison ne peut pas se passer de la mise en miroir de la manière de vivre au rîtas, moment
vu avec nostalgie et avec une sorte de fascination :
Quand l'automne s'installait, on allumait le feu dans les wagons et il faisait chaud. Jusque là,
on habitait des chaumières. C 'était difficile quand il pleuvait et que l'eau coulait sur nous.
Puis, c 'était moins difficile. Les gens ont travaillé durement. Il y avait des hommes et des
femmes aussi...Ils restaient un mois, un mois et plus et puis ils retournaient à la maison. Je les
payais toutes les six semaines. C 'est à cette époque que nous avons construit notre maison, à ce
moment-là, pendant les défrichements ! Nous étions parmi les premiers. Ils ont construit aussi
maintenant, dès qu 'ils sont partis en France, mais la grande majorité ont été faites quand il y
avait des défrichements et des travaux ! (Petre Mihoc, 65 ans, delegat de Certeze, 2005).
Construite en 1974, la maison est parmi les premières à avoir un étage et un escalier
intérieur. Le balcon était pourvu de colonnes en ciment, richement ornementées. Il y avait
six pièces six, trois au premier niveau, trois au deuxième (Photographie No la). Derrière, il
189
y avait la cuisine d'été. Cette maison (Focsa 1975) était pourvue d'un toit de type clop à
quatre versants, qui donnait une allure majestueuse aux constructions de ce temps. Les
murs extérieurs étaient couverts de crépi blanc aux ornements floraux, tels que nous avons
vu à Vatra Dornei, affirme Bica, l'épouse du delegat :
Il y avait des maisons, mais nous en avons bâti de plus en plus grandes. Nous avons été les
premiers. C'est-à-dire que ceux qui ont eu des travaux, on les appelait « delegati ». Ce sont eux
qui ont construit en premier...C'est le «delegat» qui a bâti en premier, puis les gens, les
travailleurs. (Bica, 62 ans, delegat de Certeze, 2005).
Durant cette même période, ils ont construit deux autres maisons car ils ont trois
filles. L'aînée a eu une maison identique non loin, au village. La maison pour la deuxième
fille est construite juste à côté de la leur. Les vieux se sont retirés derrière leur maison, dans
une prolongation qui comporte deux pièces. À la retraite, Bica fait des costumes
traditionnels tandis que le delegat aide sa fille aux travaux de rénovation de l'ancienne
maison qui, jadis, était l'image de la réussite et de la richesse de ses parents. Pour avoir une
idée de ce qu'était sa maison dans les années 1970, Bica nous montre une maison presque
identique, de l'autre côté de la rue (Photographie No lb). Lors de notre rencontre avec Bica
et sa famille, sa maison rappelle à peine le bâtiment des temps de rîtas. Même s'ils ont
gardé le toit de type clop, le crépi blanc a été remplacé par une simple peinture blanche, les
ornements des rambardes des balcons ont été enlevés pour donner place à des arcades tout
simples. Les escaliers de l'entrée principale sont couverts de marbre et la rambarde est en
inox. Malgré ces rénovations, cette maison qui a fait jadis l'honneur de son propriétaire est
parmi les plus petits bâtiments qui l'entourent.
L'ex vice-maire de Certeze, Gheorghe a Nutii Luschii (Gheorghe de Nuta de Luschi) est
l'un des premiers delegati et parmi les plus célèbres grâce à l'ampleur des travaux qu'il a
dirigés. Il a commencé à Sighet, Maramures. Puis il a été engagé à la Base forestière
Crisana, à Oradea, département de Transylvanie qui comprend les montagnes Apuseni (le
centre - ouest de la Transylvanie). Il travaille à Bistrita - Nasaud et pour finir à Suceava
dans la deuxième moitié des années 1980. Il a emmené au rîtas des parents, des voisins, des
amis ou des gens du village. Ses équipes réputées parmi les plus nombreuses, atteignent à la
fin des années 1980, de 200 à 300 individus, hommes, femmes et enfants. La situation est à
peu près la même que celle de l'autre delegat. Sa gospodaria a deux bâtiments. Chaque
190
maison a deux étages, et leur structure carrée et allongée rappelle la maison bloc (Focsa
1975). L'extérieur est encore couvert de crépi blanc aux ornements floraux. L'une des
maisons a été construite pour Tune de leurs filles. Devancées par le rythme de changements
qui suivent d'autres modèles, ces maisons sont aussi parmi les plus petites, les plus pauvres
du village. Ce qui reste est la mémoire de ce qu'elles ont représenté il y a une quarantaine
d'années.
Selon les affirmations des deux familles de delegati, les bâtiments qu'ils ont fait construire
à partir de la moitié des années 1970 pour eux et pour leurs enfants sont des répliques des
maisons vues dans les régions où se déroulaient des travaux saisonniers. À savoir, le
département de Suceava situé en Bucovine, au nord-est de la Roumanie, au-delà des
Carpates Orientales, et le département de Bistrita-Nasaud :
Ici, chez nous, c'était la région la plus pauvre du pays... Au « r î t a s » , nous avons vu des
grosses maisons, à Varna, à Gura Humorului. Nous les avons aimées et nous avons décidé d'en
faire aussi. La Bucovine était une région très riche, avec des grosses maisons, avec du bétail...
(Delegat Certeze, 72 ans, 2005).
Les constructions de ces régions représentent pour les chefs d'équipe la somme la plus
visible de tout un état économique et général des régions parcourues : très riches, très en
avance par rapport au Pays d'Oas. Possesseurs d'un capital économique substantiel, ils sont
les premiers à passer du voir à l'avoir ce qui, pour eux, signifie d'être comme les autres :
Nous avons copié les maisons que nous avons vues là-bas. Il s'agit des maisons qui sont en
blanc, et couvertes en ciment incrusté (Delegat Certeze, 60 ans, 2005).
Leurs maisons ne sont plus un lieu pour habiter ou pour exposer la dot, mais l'expression
même de l'accomplissement économique, au niveau individuel et familial, à l'intérieur du
village et de la région. Durant la période du rîtas, le delegat reste en tête de la réussite
économique et sociale. Même s'il circule des rumeurs selon lesquelles il gagnerait
beaucoup plus que le reste des Oseni qui travaillent pour lui, il préserve son honorabilité
grâce à l'aide qu'il accorde aux autres. Par exemple, Bica garde encore la réputation de la
plus honnête de tous les responsables des équipes. Être honnête signifie qu'elle a payé les
gens à temps et conformément à l'entente. Elle a accepté plus que les autres de prendre
aussi des femmes, des enfants ou des vieillards, c'est-à-dire « d'aider tout le monde ». Or,
afin que le projet soit terminé, il faut privilégier les hommes capables de faire le travail dur.
191
Bica le savait très bien, mais cela ne Ta pas empêchée d'aider tout le monde, fait qui a attiré
le respect des Certezeni.
Il y en a d'autres qui payent moins ou qui ne respectent pas le contrat avec les gens. Ces cas
sont rares, car même si le delegat est le chef au rîtas, au village il subit le jugement de la
communauté et risque même d'être sérieusement puni dans le cas où il duperait quelqu'un.
À la fin des années 1970, un delegat de Bixad a été tué d'une manière abominable parce
qu'il avait pris tout l'argent de son équipe, et avait osé se moquer d'un de ses employés, au
bistrot du village, devant tout le monde. Le soir suivant, il a été tué par l'homme humilié et
par sa famille (Bixad, 2002). Si la richesse du delegat affichée par ses maisons est doublée
d'une bonne réputation au milieu de la communauté, son statut supérieur aux autres est
assuré. Dans ce contexte, il devient un véritable modèle pour le reste des Certezeni qui
essaient « d'être pareils ». À partir de ce moment a lieu le boom du phénomène de
construction et de transformation des maisons privées à Certeze, et puis partout au Pays
d'Oas, ce qui, en suivant la logique de l'imitation, aboutit à une concurrence bien visible et
sans fin.
Même si l'apparition de la nouvelle architecture est selon les Oseni, liée à leur mobilité
durant les travaux saisonniers et aux sommes d'argent gagnées, ce changement brusque est
amplifié par l'existence d'un mouvement plus général de transformation de la société
roumaine. Après 1962, année de l'achèvement de la collectivisation, le pouvoir socialiste
met en route d'amples projets de développement économique et social. En plus des secteurs
de l'agriculture et de l'industrie, les autorités communistes visent la standardisation de
l'architecture des villes et des villages. « L'amélioration » de l'habitat traditionnel
individuel devait se faire par la construction des maisons standard à un étage dans le but
d'homogénéiser l'architecture rurale et de diminuer la surface de logement à la faveur de
l'extension des terres pour l'agriculture ou l'élevage des bétails. Un autre but est de
d'encourager plusieurs familles à habiter ensemble, comme en ville, en annulant ainsi la
propriété individuelle et familiale.
192
À la fin des années 1960, 1970, le phénomène de standardisation est déjà signalé par
Gheorghe Focsa (1975, 2001). Un premier modèle identifié est la maison « tournée » ou
« en coin ». Le plan est allongé et plus grand. Ces maisons sont faites en brique. L'intérieur
comporte trois ou quatre chambres. Les annexes pour les animaux sont construites
perpendiculairement au bâtiment principal, justifiant leur nom întoarsa (« tournée ») ou în
coït (« en coin ») (Focsa 1975). Dans les années 1970, une autre variante de cette maison a
les murs couverts de carreaux en faïence très colorée, aux modèles géométriques,
d'influence folklorique. Rapidement abandonnée, elle est cataloguée de « mauvais goût »,
tant par l'intelligentsia locale que par les Certezeni eux-mêmes. Cette fois, les annexes sont
séparées. À l'intérieur, il y a trois ou quatre grandes chambres, une resserre, deux corridors,
le tinda (le vestibule) et \afrigoria qui n'est plus ouverte et en bois, mais fermée en verre
(Photographie No 2).
Une autre variante de la maison tournée est la maison à plan supra dimensionné ou de type
bloc (Focsa 1975). Il s'agit de la même planimétrie carrée, sauf qu'au demi sous-sol, la
maison comporte deux pièces qui devaient être utilisées comme cellier et comme espace de
dépôt du bois coupé pour l'hiver. L'étage ou la partie supérieure comporte trois à quatre
pièces destinées à l'habitat. Elle n'a pas d'escalier intérieur, l'entrée se faisant par
l'extérieur. L'appelation « bloc » ne fait pas allusion à une construction à un étage, mais à
une maison plus haute. Construite dans la majorité des cas sur des pentes douces, ce type de
maison a le fronton plus haut tandis que l'arrière est plus bas. La fondation est haute, soit
en pierre, soit en ciment et béton. Les murs sont en terre et en brique. Le toit à quatre
versants est fait de tuile industrielle et est assez haut, ce qui donne l'impression que la
maison est très grande. L'extérieur en gypse blanc est paré d'ornements floraux ou
géométriques incrustés. Les fenêtres sont plus grandes que les anciennes et les châssis
restent en bois. L'entrée est latérale et la maison orientée perpendiculairement à Taxe de la
route. Il y a des cas où l'espace destiné au cellier est transformé en cuisine.
193
L'introduction de ces nouveaux modèles de maisons n'est pas reçue sans résistance. Sans
donner d'explications explicites sur l'attitude des gens, Focsa reproduit le témoignage d'un
habitant de Moiseni qui contient une attitude plus critique à l'égard des maisons standard :
« La maison... semble être muette. C'est bête, parce qu'elle n'a pas de vestibule ou de
« filigoria » ouverts... Elle ressemble à une annexe pour les cochons, elle n'a ni forme, ni tête,
ni dos ! Je ne peux pas imaginer qui a inventé ça ! » (Focsa 1975 : 320).
Les bâtiments construits dans les années 1970, 1980 font partie cependant d'une autre
vague de constructions, plus forte est qui est marquée par l'apparition des maisons à
plusieurs étages (Photographie No 3). Les termes utilisés sont soit « maisons modernes »
soit « maisons neuves ». Les journaux utilisent plutôt le terme urbain de vile (« villas »). La
revue régionale Cronica satmareana (La chronique de Satu Mare) signale l'apparition en
1981, à Certeze, de 96 maisons modernes « à un ou deux étages, bâties en brique, de 6 à 7
chambres » et « l'existence de 22 autres autorisations pour de nouvelles constructions » .
Le nombre de maisons construites devait être plus important en raison des constructions
sans autorisation.
234
Vasile Rus, « Les signes de l'urbanisation », Cronica satmareana (La chronique de Satu Mare), Nr. 2512,
12 mars 1981 : 2.
235
Ville du centre de la Roumanie.
194
1.5. Le bonheur et le malheur des projets socialistes de standardisation
de l'architecture rurale
::>6
La loi no. 59/1974 émise par la Grande Assemblée Nationale (Buletinul oficial [Bulletin officiel] no. 135,
01/11/1974). Dans ses mémoires, Gheorghe Leahu, architecte et membre du « Comié pour les problèmes des
conseils populaires » se rappelle des deux lois, le P + 1 et la loi de rétrécissement du territoire habité. Le but
était la concentration de la population rurale dans des structures habitationelles de type urbain tout en gardant
le système de production rurale, aspect qualifié par l'auteur lui -même d'aberrant : « Le 1986.10.21 : Il arrive
de nouveaux projets d'habitations pour les paysans (P+I, P + 2 étages), avec des morceaux de terre
individuels de 200 m avec lieu pour la vache, pour le cochon, les poules et les moutons, projets issus de la
volonté personnelle du dirigeant. Il veut construire des villages dotés de blocs avec P + l , P+2, P + 3 étages,
monter le paysan — par excellence « gospodar » individuel - dans les logements collectifs, avec les morceaux
de terre. C 'est uniquement une aberrante connaissance de la vie du paysan roumain qui permet de faire un
pêle-mêle de tous ces éléments entre lesquels il est impossible d'établir une relation » (2004 : 96-97).
37
Les gens de Certeze donnent comme référence les années 1980. Malgré la promulgation de la loi P+ 1 en
1974, elle arrive à se faire sentir au Pays d'Oas beaucoup plus tard. Cependant, les maisons à un étage sont
déjà présentes, étant érigées par les chefs d'équipe.
195
Une autre loi qui se fait ressentir au Pays d'Oas dans la deuxième moitié des années 1980,
est la loi des bornes, les marqueurs en pierres destinés à séparer l'espace intra-villan
(l'intérieur du village composé par les gospodarii) de Yextra-villan (l'extérieur du village,
les terres appartenant au village)238. Cette nouvelle organisation territoriale ne tient pas
compte de la configuration variée des villages et de leur emplacement géographique, ayant
comme seul but la concentration de la population dans un périmètre le plus restreint
possible, situé dans la proximité de la localité. Dans le cas de Certeze, de Huta et de
Moiseni, villages de montagne de type dispersé, la moitié des maisons reste en dehors des
bornes, ce qui signifie la démolition de celles-ci et le déménagement des propriétaires au
centre, dans les maisons des autres. En échange, ils auraient dû payer un loyer, donc leur
statut aurait été celui de locataire et non pas de propriétaire. Ce projet est toutefois déjoué
par deux choses : le temps - l'arrivée de la révolution empêche le déroulement du processus
- et les mesures préventives et subversives prises par les intéressés. Tout en gardant la
maison qui ne respecte pas la règle, les gens achètent des terrains de construction à
l'intérieur du village où ils font bâtir une autre maison à un étage, conforme aux nouvelles
exigences.
Nelu et sa sœur habitent à Huta-Certeze, dans une maison construite par leur père en 1982.
C'est une maison double, à un étage (Photographie No 5). L'esquisse de la maison a été
fournie par la mairie, mais ils ne l'ont pas respectée en totalité. Le projet de la famille était
d'y habiter tous ensemble au cas où la maison parentale située hors bornes serait détruite.
La mesure de démolition a été empêchée par la chute du communisme. À présent, les
parents de Nelu habitent dans leur maison bâtie dans les années 1960 qui est en marge du
village, sur le versant des montagnes, pendant que les deux enfants se partagent celle située
au centre de Huta. Pour ceux qui habitent à l'intérieur du périmètre, la situation est plus
simple, car ils choisissent de morceler le terrain de la gospodaria parentale et de faire
construire des maisons pour les enfants, comme c'est le cas du delegat Bica et de ses deux
filles. Les projets de redéfinition spatiale de l'habitat rural sont déjoués et tournés à
Élaborée dans le même années que la loi P+l mais qui se fait ressentir au Pays d'Oas à la fin des années
1980.
196
l'avantage des intérêts locaux et individuels. Indirectement, la loi des bornes contribue à
l'amplification du nombre de maisons neuves à l'intérieur des villages.
Cette façon de penser le travail en général est présente dans toutes les communautés
rurales. La nourriture de la famille dépend du travail de la terre, mais on ne s'arrête pas là.
39
En 2008, à la réunion du conseil municipal de Satu Mare il est signalé qu'à Huta-Certeze il y avait encore
neuf kilomètres de rue sans électricité (http://www.google.ca/search ?q=electrificarea+Certezei&ie=utf-
8&oe=utf-8&aq=t&rls=org.mozilla : fr : official&client=fireO, consulté le 29 décembre 2009.
197
Dans la communauté rurale, le travail est le principal critère d'obtention et d'amplification
de la réussite sociale, que ce soit le labour des terres, le soin des animaux et de la
gospodaria, la propreté de la maison, les tâches domestiques telles que cuisiner, tisser des
vêtements ou des textiles, etc. Plus qu'une activité assurant les bases de l'existence, le
travail réglemente les relations sociales et établit la place de chaque individu et de chaque
famille à l'intérieur du groupe villageois.
198
est l'augmentation du nombre de pièces qui arrivent au nombre de 10 ou 14 dans certains
cas.
Ces changements produits tant à la verticale qu'à l'horizontale rendent le village de Certeze
visible par tout le monde. Les statistiques de la mairie de Certeze confirment qu'en 1989,
60 % des maisons du village de Certeze sont des constructions modernes, et qu'un même
ménage possède aussi deux maisons. À présent, il reste encore quelques constructions des
années 1980 qui n'ont pas été transformées. Si on demande aux Certezeni d'en parler en les
contextualisant dans les années de leur apparition, ces maisons émergent comme une
preuve de la réussite des gens qui sont allés au rîtas. Leur exemple est rapidement extrapolé
à tout le village et au Pays d'Oas en entier comme preuve matérielle la plus incontestable
du changement de la vie des Oseni durant la période de Ceausescu.
Au-delà de l'émergence de la mobilité du travail qui permet aux Oseni de sortir et de voir,
la nouvelle maison du delegat arrive à s'imposer et à être adoptée au village de Certeze. Ce
n'est pas nécessairement à cause de nouveauté de la forme, mais plutôt grâce au message
que leurs premiers propriétaires transmettent à travers ces bâtiments. Un message
d'épanouissement et de réussite suite au départ ailleurs. Avoir une maison identique au
delegat signifie lui ressembler, c'est-à-dire être riche et honorable. Ambitieux et détenteurs
de sommes d'argent substantielles, familiarisés avec l'initiative personnelle et connaisseurs
du travail manuel, les Oseni se mettent à construire leurs propres maisons pour la famille,
puis pour les enfants, et plus tard pour investir simplement de l'argent.
Si, au début, une maison à un étage est suffisante pour que les autres la voient, à un
moment donné elle n'est plus une marque de distinction et de réussite car tout le monde en
a une. Les maisons en construction arrivent de plus en plus à se détacher de leurs modèles
initiaux et à prendre toutes sortes de formes convenant à une demande interne, à une mode
de la communauté. Il se produit une mutation au niveau du point de référence. L'exemple
n'est plus Y outsider, mais le voisin, un parent ou un villageois. Si au début, c'est le delegat,
au fur à mesure que le phénomène se généralise, les points de repère se diversifient, pour
aboutir à une concurrence interne très forte. Certeze se transforme en un immense chantier
199
de travail où tout le monde essaie de se maintenir dans la course. La fonction classique de
la maison, lieu pour habiter, pour manger, etc., est devancée par celle de baromètre de la
réussite économique et surtout sociale des villageois. La nouvelle maison est plus qu'un
bien, elle est le premier signal de la naissance d'un être nouveau, respecté et crédible à
l'intérieur de même qu'à l'extérieur du village.
Malgré leur visibilité et le changement manifeste par les nouvelles maisons, ils continuent à
garder dans la mémoire leur ancienne pauvreté. L'héritage de l'expérience de la précarité se
matérialise différemment d'une génération à l'autre, mais elle est bien importante car les
Oseni ne parlent pas d'eux mêmes et de leurs nouvelles maisons sans l'évoquer. Les récits
des gens âgés entre 60 et 80 ans s'appuient sur le vécu personnel. Ils sont très sensibles à la
différence de situation d'avec leur jeunesse. Jadis, les maisons étaient petites, « pas comme
aujourd'hui » :
Ma mère est restée seule avec huit enfants. Elle était très triste puisqu 'elle n 'avait ni salaire,
ni rien. Elle m'a envoyée à Ceteu, à Cehaia en Ukraine. Et ma mère m'a mis des œufs et une
poule dans un panier et j e suis partie à pied pour faire quelque argent. Je ne me suis rien
acheté. Tout ce que j'avais, j e l'ai apporté à ma mère pour avoir de quoi vivre. (Elle pleure.)
Moi, j e connais le bien et le mal ! On n 'avait pas d'argent ! Pauvre mère ! Et c 'est comme ça
qu'on a gagné de l'argent. Comme elles étaient pauvres les femmes à l'époque ! Aujourd'hui,
elles sont « Mesdames ! » Quoi.' ? Que de vêtements et que de nourriture ont-elles ! Et des
belles maisons » (Stara, 82 ans, Huta-Certze, 2004).
Ceux de la génération active de 30 à 50 ans ont vécu la même situation durant leur enfance.
Par contre, ils mettent toujours en évidence leur rôle dans l'amélioration de la situation
économique générale de la région. C'est la génération qui n'oublie jamais de montrer « ce
qu'ils ont réalisé» et ce qu'ils « sont devenus», et la maison arrive encore une fois à
Tavant-scène. Premiers actants du changement, ils gardent aussi la mémoire de
l'expérience de leurs parents comme justification que tout est bon pour ne pas revenir à
l'état ancien. Ce récit est transmis aux générations les plus jeunes. La seule solution est de
travailler, donc d'avoir de l'argent et de construire une maison. Les trois sont étroitement
liés. Ce n'est pas « le culte de l'argent », mais la sécurité que l'argent donne à long terme,
même si à court terme ils peuvent se débrouiller.
200
mobilité. Les Oseni et, surtout les Certezeni se retrouvent sans aucune source de revenu.
Propriétaires de grosses bâtisses nécessitant de lourdes dépenses, ils se retrouvent dans la
difficulté de gérer tout ce capital matériel accumulé durant les vingt dernières années. À
cette réalité locale se rajoute toute une expérience du rîtas qui a deux significations : d'une
part, les travaux saisonniers sont associés au moment de rupture d'avec la précarité de la
vie ancienne ; d'autre part, ils apprennent qu'en partant, ils gagnent vite et beaucoup plus
qu'en restant au village ou en travaillant pour l'Etat. Ainsi, le rîtas devient l'antichambre
de la migration à l'étranger. Dans un moment où tout semble s'arrêter, tous les Roumains
tournent les yeux vers l'Occident. À l'intérieur de ce virage, les Oseni et les Certezeni ont
une véritable surprise. Ils constatent que géographiquement, ils ne sont pas à la périphérie,
mais se situent parmi les plus proches de l'Occident, terre de richesse et d'une vie
meilleure. La solution est n'est pas difficile à deviner : ils choisissent de repartir...
201
2. LES DEUX VISAGES DE L'HABITER
DANS LA MOBILITÉ APRÈS 1989
Les Oseni, dont les gens de Certeze, sont parmi les plus rapides. Ils commencent à partir
partout dans le monde, en passant d'une mobilité de proximité à une autre, de plus en plus
éloignée. En suivant les trajectoires migratoires après 1989, nous allons nous intéresser au
rapport des Oseni à la nouvelle altérité occidentale. Est-ce que cette nouvelle expérience de
la mobilité maintient ou au contraire, transforme les pratiques et les représentations
relatives à l'espace déjà bien enracinées dans le local, durant la période du rîtas ?
Finalement, comment la nouvelle maison de type occidental qui émerge au Pays d'Oas à
partir de 1989 se positionne-t-elle par rapport à cette pluralité des lieux de la mobilité ?
Scoala-te, Franta ! Culca-te, Franta ! » (Réveille - toi, France ! Couche - toi, France !) est
la devise utilisée par les Certezeni et par les habitants de Huta, pour parler du rythme très
alerte d'allers et retours entre le Pays d'Oas et l'Occident, après 1989. Malgré la référence
explicite à la France, le slogan fait allusion à l'habitant du Pays d'Oas qui « se couche » en
pensant au départ et qui se lève pour y partir et cela, sans tenir compte du pays visé
(Photographie No 1).
202
Juste après 1989, on retrouve les Oseni en ex-Yougoslavie, Serbie, Hongrie et en Ukraine
mais ces pays sont plutôt des lieux de transit que des destinations. Si l'arrêt est prolongé,
les gens du Pays d'Oas s'occupent, entre autres, de résidences de propriétaires déjà partis
en Occident et qui, à leur tour, reviennent chez eux et se font construire des maisons.
L'image de ces constructions « de type occidental » qu'ils regardent se rajoute à la
conviction qu'aller plus loin reste la meilleure solution au manque de travail et de liquidités
dans la société d'origine :
Moi, j'habitais tout seul dedans. Tout ce qu 'il fallait faire c 'était veiller sur la
maison...Ils m'ont même donné un fusil. Je ne savais pas l'utiliser, mais j e le tenais à
côté de moi. Ils avaient de grandes maisons, comme en Occident (Habitant de Calinesti
- O a s , 49 ans, 2001).
Ces pays représentent ainsi l'interface des pays occidentaux qui restent le but de la
migration des Oseni. Les cercles de destinations s'élargissent, en incorporant l'Autriche,
l'Allemagne, la Norvège, l'Irlande, la Belgique et la France. Suivent l'Italie, l'Angleterre et
plus récemment le Portugal. Quelques Oseni parviennent en Israël (surtout les Juifs de
Huta-Certeze ; à présent, il n'y a aucune famille juive dans la région, sauf une à Varna), aux
Etats-Unis, et même en Australie.
Le cycle d'absence et présence est structuré par le cycle liturgique centré par les trois fêtes
importantes de Tannée, Pâques, l'Assomption (15 août) et Noël, et rassemble au moins
trois saisons par année. La superposition du calendrier liturgique avec le calendrier civil
donne un rythme de vie régulier et stable aux Oseni, mais néanmoins très accéléré. La
mobilité des Oseni ressemble à une fuite permanente entre ici et là-bas. La mobilité des
habitants du Pays d'Oas est ponctuée de séjours brefs et répétitifs. Par exemple, pour
Tannée 1998, le Consulat français de Bucarest a délivré 55.575 visas d'entrée en France,
dont 1.271 visas de «long séjour» dont 0,1 ont été utilisés pour migrer en France
(Diminescu, Lagrave 2001 :31). En 2005, la situation ne change pas beaucoup car la
majorité des travailleurs en Occident revient régulièrement au Pays d'Oas où se trouvent
toujours leur résidence et leur famille. À partir de 1998, la saison du travail est aussi
rythmée par les contraintes législatives qui établissent les jours de travail à trois mois240.
240
À partir des années 2000, la migration en Occident se stabilise davantage par les visas de travail pour trois
mois avec la possibilité de renouvellement. Cette stabilisation se maintient à partir de 2002, lorsque les visas
203
Malgré cela, les dates de retour et de départ s'ajustent soit avec à la période des fêtes
religieuses importantes de Tannée, soit avec la période des déroulements des mariages. Par
exemple, le mois d'août, après l'Assomption, est la période des noces qui correspond en
fait aux congés d'été en Europe. Au-delà des contraintes législatives, les Oseni cherchent à
accommoder les exigences du travail externe avec les rythmes internes, traditionnels, tout
aussi importants.
Pendant les années 1990, la migration de travail des Oseni est importante, mais chaotique
(Diminescu, Lagrave 2001; Diminescu 2003). Elle s'oriente en fonction des réseaux,
formels ou informels241, créés par les gens déjà partis et en fonction de l'évolution de la
législation locale et occidentale242. Même s'ils sont présents partout en Europe, la
principale destination des Certezeni est la France et plus particulièrement, la capitale,
Paris243. Entre 1993 et 1998, ils sont attirés par des actions caritatives mises en place par le
sont abolis, les Roumains ayant la liberté de circuler sans contraintes dans l'espace Schengen. Pour plus de
détails, voir Anghel et Horvath 2009.
241
Une façon « légale » d'arriver en Occident est de se faire passer pour un touriste. Sous le prétexte d'aller
visiter l'Europe, les Oseni obtiennent des visas touristiques qui leur permettent d'arriver en France par
exemple, et d'y rester plus longtemps. En réalité, il y a une complicité entre les responsables des agences
touristiques et les acheteurs, mais cela a fonctionné assez bien non seulement dans le cas des Oseni, mais
aussi de tous les Roumains. Malgré l'existence de voies légales, il est assez difficile d'avoir un visa pour la
France. R. M. Lagrave explique cela par l'existence de deux réseaux d'immigration : l'un de surface,
accessible aux intellectuels, aux personnes d'affaires qui sont acceptées facilement ; un autre, souterrain
auquel les Oseni appartiennent et qui contient la population indésirable dans l'espace européen. L'ouverture
préférentielle des frontières déclenche inévitablement une réorientation de la deuxième catégorie vers les
voies moins légales d'arriver en Occident. La Roumanie prend aussi des mesures restrictives. L'ordonnance n.
65/28.08.1997, modifiée par la loi 216/98 entend contenir la circulation des personnes non désirées à
l'étranger, et décourager les candidats à la migration par les voies illégales (Diminescu et Lagrave 2001 : 31).
En dépit des contraintes externes et internes, le départ illégal des Oseni augmente. Le système
d'information de Schengen, en traitant les données relatives aux étrangers afin de signaler les personnes
indésirables sur l'espace Schengen n'est pas tendre. On nomme « indésirables » les personnes ayant commis
des actes de délinquance. « Ainsi, après plus de six années de migration intensive à l'étranger, la quasi-totalité
de la population d'Oas figure dans les fichiers des personnes indésirables dans l'espace européen»
(Diminescu, Lagrave 2001 : 31).
Il y a six trajets principaux des Oseni qui ont tous comme destination la France :
Ukraine - Pologne - Allemagne - France (le plus fréquent)
Hongrie - Tchéquie - Allemagne - France
Hongrie - Autriche - Allemagne - France
Hongrie - Autriche - Italie - France
Hongrie - Slovénie - Italie - France (rarement)
Bulgarie - Grèce - Italie - France (rarement) (Diminescu, Lagrave 2001 : 33). Ces donées reflètent la
situation de la mobilité des Oseni jusqu'à 1998. En 2004 et en 2005 j'ai constaté que l'Italie et la Belgique ont
monté dans la liste des destinations préférées, surtout pour les gens de Huta-Certeze. Quant aux Certezeni,
Paris continue de rester la destination privilégiée. Cette orientation se produit en 2002, avec l'entrée de la
Roumanie dans l'Union européenne. La descente des gens du Pays d'Oas vers les pays méditerranéens fait
204
gouvernement français afin d'amortir la crise du chômage pour les plus pauvres et pour les
sans abris244. Parmi ces mesures se trouve la vente de journaux qui représenta, durant ces
années, la principale ressource d'argent pour les gens de Certeze. Découverte par quelques
villageois partis en 1992, la vente des journaux se plie, au début sur la logique des travaux
saisonniers d'avant 1989: gagner vite et beaucoup. Une fois les avantages sociaux
(travailler en légalité, avoir des papiers, un logement assuré, etc.) et financiers acquis leur
assurant un revenu stable et substantiel, ces quelques individus commencent à faire venir
d'autres membres de la famille, de la parentèle et du village. Ils arrivent très vite à
monopoliser cette occupation245. La vente de journaux représente, selon les Oseni, l'origine
du boom architectural dans lequel Certeze plongera après 1989 :
Juste après la révolution, les Français leur donnaient 2000 Fr. p a r mois pour avoir de quoi
vivre. Plus tard, ils ont tout annulé. Mais c 'est d'ici que Certeze a rattrapé ses forces. Ils
connaissent très bien Paris. Là-bas ils sont les chefs. Ils savent n'importe quel travail. Au
début, ils sont partis à l'aide d'un guide et ils sont arrivés partout (Cozma Gheorghe, 56 ans,
Huta - Certeze, 2004).
Cette destination et cette occupation donneront naissance à une série de surnoms au village
et à ses habitants : « le petit Paris » ou « les journalistes français »246 et même le « petit
Texas ».
donc partie d'un phénomène plus large qui caractérise le mouvement migratoire roumain après 2002 (Anghel,
Horvath 2009).
244
« Tous ces journaux entendent être une réponse au phénomène d'exclusion, en proposant une forme de
revenu aux personnes sans domicile, par les biais de la vente directe... Le dénominateur commun à cette
presse réside dans la manière de gérer l'ensemble du circuit du producteur au consommateur. Il s'agit
d'encadrer et d'identifier les vendeurs (pièce d'identité, contrat de v e n d e u r - colporteur, badge aux couleurs
du journal) ; ... l'horaire est laissé à la discrétion du vendeur, le statut social des vendeurs (personnes en
difficulté, SDF, migrants)» (Diminescu, Lagrave 2001 : 47).
245
Sur l'échantillon de 1000 personnes vendeurs roumains du journal l'Itinérant, 111 sont des Oseni, et 53 de
Maramures (Diminescu, Lagrave 2001 : 53-54).
246
Mirel Bran, « Certeze, le village des «journalistes français » de Roumanie », in Le Monde, 10 décembre
2002.
205
davantage. Les premiers sont dévalorisés et associés aux gens qui n'aiment pas travailler et
qui sont paresseux. Dans une région où le culte du travail de la force fait partie de l'identité
valorisante des habitants, l'accusation est bien grave. Les travailleurs au rîtas basent leur
jugement sur l'incapacité des salariés à se faire construire une maison, donc à être
respectable. La visibilité de l'écart entre le revenu des travailleurs dans les entreprises
d'Etat ou en carrières, des professeurs ou des médecins, et celui des travailleurs saisonniers
(matérialisé dans l'absence ou dans la possession d'une nouvelle maison moderne), rend les
Oseni conscients des avantages financiers tirés grâce au rîtas. Une fois apprise cette leçon
et confrontés à une économie locale et nationale en déclin, les Oseni partent pour
l'Occident. Ils pratiquent le même va-et-vient et s'orientent vers le travail physique. Ils
dorment n'importe où et n'importe comment. L'espace change mais pas la logique de base
de la mobilité du travail :
Ils ont été obligés : au défrichement ils ont été les meilleurs, aussi au creusage des
fossés. Au moment de la chute du régime, ils ont été les premiers à savoir s'orienter.
En deux, trois semaines, ils étaient déjà en Yougoslavie. Ils sont rentrés et puis sont
partis en Hongrie. Ils sont revenus pour partir en Allemagne, en Italie, en France, en
Amérique. Donc, ils se sont orientés automatiquement (Prof. Vasile Ardelean et Prof.
Pop Zamfir, Certeze, 2002).
Par contre, la vente de journaux ne cadre pas avec ce mouvement masculin et viril qui fait
appel à la force et à l'endurance physique. Même si les statistiques montrent que le nombre
d'hommes vendeurs de journaux est bien plus élevé que celui des femmes247, ce moment
représente une tache noire sur la réputation de la région entière. Étant donné que les
Certezeni sont ceux qui monopolisent cette occupation, ils sont jugés responsables du
déshonneur des autres :
J ' a i un cousin du même âge que moi, 21 ans. Ça fait plusieurs années qu'il est parti en France.
Une année il a vendu des journaux. Il disait : « Ils me donnent gratuitement des journaux pour
que j e puisse les vendre, et l'argent qui me revenait, m'appartenait. Pourtant, j ' a v a i s honte,
Moi, jeune homme en pleine force, rester ici, comme ça ! Si les autres Oseni m'avaient vu, ils
auraient dit : « Regardez-le, il peut rien faire ! » Alors, mon cousin est parti en Italie où il
travaille aux défrichements, au bois. Ça fait dix ans qu'il travaille avec le même patron. Avec
l'argent gagné, il s'est déjà fait construire une maison comme en Occident, à deux étages
(Catalin Barnisca, 26 ans, Bixad, 2002).
247
Jeunes, ces vendeurs roumains sont en majorité des hommes (68%), dont 57% sont mariés. 32% sont des
femmes, dont 87% mariées, 1,2% divorcées, 8,7% célibataires. La moyenne d'âgeest de 33 ans pour les
femmes comme pour les hommes (Diminescu, Lagrave 2001 : 54).
206
Le mépris envers les Certezeni vient premièrement de la nature ambiguë de ce « travail ».
Souvent, les gens donnent de l'argent sans prendre le journal, ce qui ressemble plutôt à de
la mendicité (Diminescu, Lagrave 2001 : 56 - 57). En plus, la vente des journaux est créée
pour les gens de la basse société française et pour les exclus de la société. Les bases de ce
travail viennent complètement en contradiction avec tout le concept de labeur fort et
honorable qui soutient la personnalité masculine et qui représente la principale source d'un
statut social et symbolique valorisant pour un homme à l'intérieur de la communauté
d'origine. Contrairement au rîtas, la vente de journaux n'est pas « un vrai travail » car il ne
respecte pas la règle de l'échange : la quantité de l'argent ne correspond pas à un effort
semblable, aussi significatif. Conscients du manque d'honorabilité de ce travail, les
Certezeni n'en parlent pas beaucoup, en insistant par contre sur la période du rîtas, très
valorisante, ou sur la période d'après la vente des journaux.
Au début des années 1990, mon hôte travaille en Autriche et en Allemagne, pendant
plusieurs années. Avant de partir, il est serruier - mécanicien. Il n'est pas un professionnel
en construction, mais il connaît le métier qu'il a volé à ses parents et aux amis du village.
Parti à l'aide d'un cousin de Certeze, il perfectionne ses compétences en Allemagne et en
Autriche où il apprend à monter des maisons préfabriquées, à monter des murs, à faire des
207
aménagements intérieurs, à mettre de la faïence et du grès. Le travail en Occident a été pour
lui une deuxième école. Il a appris à travailler avec des nouveaux matériaux et avec des
nouveaux outils qu'il ne connaissait pas (Photographie No 2). Avec l'argent gagné, il est
retourné à Huta où il a construit ce qu'il appelle annexa, une deuxième maison à un étage
qui se prolonge avec les annexes pour le foin et pour les animaux domestiques
(Photographie No 3). Lors de notre terrain, il continue à travailler dans la région. Il fabrique
et installe des clôtures en fer forgé, et il met de la faïence et du grès. Il est un maître très
apprécié, connu tant à Huta Certeze qu'à Certeze. Il n'est jamais reparti (Photographie No
4).
En général, l'orientation vers ce domaine est liée à la possibilité de se faire embaucher sans
être un professionnel. Le profil du travail permet l'apprentissage sur place du métier et ne
demande pas nécessairement la connaissance de la langue. Les gens du Pays d'Oas sont
avantagés par la possession d'un bagage minimal de savoir-faire. Sans avoir suivi une école
de métiers, la grande majorité des hommes fait leur apprentissage de père en fils. La
transmission est conditionnée aussi par le fait que, dans le milieu rural, la construction de la
maison est individuelle et familiale et non pas institutionnelle ou professionnelle. À toute
cette tradition roumaine se rajoute le profil bâtisseur de la région déjà mis en place lors
de la période du rîtas (par Tapprochement des occupations du domaine des constructions).
L'ensemble des connaissances acquises dans le domaine forestier, de l'exploitation et du
travail des matériaux de construction est exploité ailleurs. Dans le but de rester ensemble et
surtout, de maximiser le travail et les revenus, les tâches sont soigneusement partagées.
Tandis que le père est soudeur-monteur, le fils installe les panneaux en gypse ou il met de
la faïence. Le frère monte les parquets, les portes et les fenêtres, etc. Cette stratégie
familiale et communautaire au travail et à la mobilité permet d'accumuler de l'argent au
sein du groupe familial ou d'amis.
L'ensemble de l'ethnographie roumaine insiste sur la superposition de deux concepts, famille et maison.
Ceux qui les développent le plus sont Paul H. Stahl et Vintila Mihailescu. Paul Stahl fait avec une théorisation
du concept local de gospodaria à l'intérieur d'un cadre plus ample, celui de l'ethnologie balkanique qui
permet de voir que cette structure matérielle et sociale n'est pas spécifique à l'espace roumain (voir
notamment Paul H. Stahl 1991 : 1667-1692). Les analyses de Vintila Mihailescu sur la gospodaria soulignent
la même sémantique plurielle de la maison. Elles passent cette fois par les théories anglosaxonnes de
householding qui font de la maison une structure active, essentiellement sociale et économique (voir Vintila
Mihailescu, « Householding and rural development », manuscrit).
208
Il y a certains cas où les entreprises occidentales paient des cours de perfectionnement afin
que les Oseni obtiennent le statut de travailleur qualifié. Parfois, les gens eux-mêmes
suivent des cours de spécialisation. Mais, dans la majorité des cas, ils améliorent leur
savoir-faire à l'intérieur du réseau de parenté ou d'amis, en regardant et en imitant. Les plus
anciens au travail montrent aux nouveaux arrivants comment utiliser les nouveaux
matériaux, les outillages et quelles sont les exigences occidentales (Photographie No 5).
Il y a bien des cas où des Oseni plus expérimentés qui cherchent des projets plus
importants, telle la construction d'un bâtiment entier afin de faire venir des parents ou des
gens du village qui travailleront pour lui. Il est appelé « patron ». Petre a Clarii (Petre de
Clara) a trois fils dont deux travaillent avec lui en Belgique, pour vm patron (« un patron »)
de Certeze qui, à son tour, travaille pour une entreprise belge. Il a appris le métier de son
père et lui, à son tour, Ta transmis à ses enfants. Avant 1989, il participe au ritas ce qui lui
permet de construire, en 1972, une maison type bloc pour sa famille. Il travaille aussi à
U.N.I.O. Satu Mare. Après la chute du régime de Ceausescu, il part en France où il travaille
dans les constructions. Depuis 2001, il fait le va-et-vient entre la Belgique et le Pays
d'Oas 249 . Dans la gospodaria, il a aussi deux ateliers de menuiserie où, lors de ses courts
séjours à la maison, il fabrique des portes, des fenêtres, des meubles, « tout ce qu'il faut
pour une maison ». Les commandes les plus nombreuses proviennent de Certeze et ensuite,
de Huta et de Moiseni :
Mon mari a deux ateliers. Il a des machines. Tous savent un métier, portes,
fenêtres...Les plus jeunes aussi. Il a fini l'école de plombier et de gazier. Tous ont des
qualifications. Tous trois ont appris la menuiserie. Mon neveu sait déjà tailler à la
machine. Ils ont ce talent, ils aiment le faire ! Puis, la table, les meubles, c 'est mon
mari qui les avait fabriqués. Maintenant il est en Belgique. Le patron pour lequel il
travaille a toute sorte d'outillages (Maria lu Petri à Clarii, 51 ans, Huta Certeze).
De ses trois garçons, le cadet est policier. Les deux autres sont qualifiés en construction.
L'aîné, Mihai, se spécialise en plomberie et comme gazier à Luna, à l'école des métiers. En
plus de cette spécialisation, il connaît de son père la menuiserie et la sculpture du bois. À
part Petrica qui est policier, les deux autres sont en Belgique où ils travaillent aux côtés de
249
Lors de notre visite, il était parti en Belgique depuis trois mois. Dans deux semaines, il devait revenir pour
y rester deux mois.
209
leur père en construction et en menuiserie. En Oas, chacun des enfants a une maison à deux
étages, « à la mode », mais sans mansarde. Donc, ils ont des projets d'amélioration car « il
faut être comme tout le monde ».
Dans la majorité des cas, ces entreprises familiales ne sont pas rentables, et les revenus
suffisent à peine pour payer l'électricité, les impôts ou pour acheter les matériaux et les
outils nécessaires. L'argent que Petre reçoit pour une commande ne couvre pas toutes les
dépenses nécessaires à sa réalisation. À cette situation s'ajoute le devoir des parents de
prendre soin des enfants. Dans la logique traditionnelle, Petre trebuie sa puna copiii puna
la casa lor (traduction mot-à-mot, « mettre les enfants à leur maison »), c'est-à-dire leur
assurer la base matérielle nécessaire pour loger, manger et vivre. Ces besoins sont comblés
par la construction de la maison. Le devoir du parent est de s'assurer aussi que l'enfant ait
un bon travail et donc, une source de revenu stable et substantielle. Il doit aussi s'assurer
que l'enfant soit bien encadré socialement, ce qui implique son mariage et qu'il fonde une
famille. Or, la fondation d'une famille est synonyme de fondation d'une maison. Autrement
dit, l'ensemble des devoirs parentaux se concentre dans la construction d'une maison.
Cette exigence locale ne peut pas être remplie uniquement par le revenu assuré par les
ateliers ou par un travail étatique. De plus, pour le même travail, Petre obtient en Belgique
trois, quatre fois plus d'argent. Précisons aussi que l'exemple de Petre est assez
exceptionnel. La majorité des familles de Huta et de Certeze ne possède pas de petites
210
entreprises familiales, leurs ressources financières sont bien faibles. La solution est de (re)
partir ailleurs. Ainsi, la maison est une cause essentielle de départ. Dans le cas des
Certezeni se rajoute aussi la possession des bâtiments construits dans la années 1980 qui
exigent des frais d'impôt, d'entretien, de finition ou tout simplement des coûts élevés
d'électricité. Sans aucune source de revenu suite à la chute de tout un système économique
qui les soutenait, les Certezeni doivent trouver des moyens pour gérer leur maison avec les
dépenses qu'elle implique.
Si au début les hommes partent en masse, les femmes commencent aussi être intégrées au
mouvement migratoire et surtout à la vente des journaux. On les retrouve à l'entrée des
grands magasins, des entrées du métro. Elles ont leur place, auxquelles elles reviennent
chaque jour (Diminescu, Lagrave 2001). Leur position discursive et pratique par rapport à
cet épisode est toutefois différente de celle des hommes. Contrairement à ces derniers qui
évitent d'en parler, les femmes sont plus ouvertes et plus bavardes. Marica de Certeze se
rappelle :
Je suis allée à Paris quelques mois. Je vendais des journaux. Ils nous appelaient « des
journaliers ». A Paris c 'est très beau. Il y a des petites rues ou il y a des fleurs aux fenêtres.
C 'est très propre et très beau. Les maisons ne sont pas aussi grandes que chez nous, mais elles
sont très belles et très bien soignées. Que de plaisir de te promener à Paris ! Nous habitons des
grands dortoirs. Pour arriver là où on vendait les journaux, il fallait prendre le train. On
voyageait beaucoup. Les gens étaient très gentils avec nous, même lorsqu 'on faisait des bêtises.
Une fois, j e me rappelle, nous avions cueilli les fleurs d'un parc pour les vendre. La police nous
a vu et ils nous ont demandé de partir. Ils ne nous ont rien fait. Une autre fois, moi et plusieurs
femmes nous sommes allées loin, dans une forêt, hors de Paris, pour trouver des fleurs
211
sauvages. Les Parisiens aiment beaucoup les fleurs sauvages. La police nous a suivies. Ils nous
ont couru après. Nous avons dit que nous avions cueilli les fleurs pour nous. Ils nous ont laissé
tranquilles. Mais la majorité de l'argent venait des journaux. Nous étions plusieurs femmes de
Certeze et d'autres villages. Je n'étais pas seule. Parfois je restais une journée entière, parfois
quelques heures, sous la pluie, sous la neige. Ce n 'était pas facile. Mais c 'était notre seule
source d'argent (Marica, 52 ans, Certeze, 2005).
Elles sont plus à Taise car le code de l'honneur se définit autrement pour elles.
L'honorabilité au féminin n'a pas de rapport avec la force ou l'attitude active. La position
passive de la vente des journaux est plus proche du travail « au féminin ». Malgré le statut
dégradant qui continue à être associé à la mendicité, la mémoire de ce moment est moins
égocentrique et les récits se focalisent plus sur le milieu environnant.
Après la vente des journaux, les femmes s'orientent de plus en plus vers les travaux de
ménage, soit dans la famille du patron pour qui le mari travaille, soit dans d'autres familles.
Elles ont accès à des appareils ménagers performants, à une organisation et à des usages de
l'espace domestique sensiblement différents de celles du lieu d'origine. Souvent, les
sommes en argent gagnées par les femmes dépassent celles des hommes. De plus, la nature
du travail les oblige à apprendre la langue, à connaître et à s'approprier le savoir-faire
spécifique au milieu domestique. Contrairement aux hommes, les expériences de l'intimité
des foyers domestiques occidentaux leur permettent de mieux connaître l'Autre. Tandis que
les travaux des hommes touchent la fondation de la maison, les femmes ont accès à
l'intimité de l'aménagement et de l'utilisation de l'espace, aspects que nous allons
développer un peu plus loin.
Loin de représenter une rupture, le retour est une continuité et une mise en pratique de toute
une expérience vécue ailleurs. Entre ici et là-bas, il y a une relation de complicité, les deux
étant les pièces du même mécanisme : l'Occident est source de financement et cadre de
perfectionnement d'un savoir-faire. Les deux rapprochent davantage la population locale
d'un exclusivisme occupationnel qui vise le domaine de la construction. Ainsi, le Pays
d'Oas devient le lieu de mise en application et d'expérimentation des nouveaux acquis. La
maison occupe la place privilégiée car elle absorbe toutes les liquidités venues d'ailleurs,
toute la force du travail et les énergies, en fournissant en échange les ressources
symboliques et identitaires nécessaires au propriétaire pour redéfinir sa place dans la
212
communauté. Malgré sa nature « transitionnelle » (Rémy 1999:328), l'expérience de la
mobilité a une valeur puisqu'elle permet aux Oseni de se construire une compétence en
construction et en finition des bâtiments privés.
Ces récits témoignent d'une relation particulière entre l'individu et l'espace. Au-delà du
côté métaphorique de l'histoire (le déploiement narratif nous donnait l'impression
d'assister à la fois à une expérience personnelle, celle du conteur, et à une expérience plus
générale et presque mythique), nous découvrons un topos à l'envers : la forêt, espace
dangereux, sauvage, de fuite et de perte ; les lacs, espace humide et de refuge ; il s'agit d'un
espace de chasse et de déplacement permanent, de fuite et d'instabilité. À l'intérieur de ce
topos, l'habitat lui-même se trouve sous le signe du passage et du provisoire. Aucun
attachement en vue. L'espace de transit est une succession de « non-lieux » (Auge
213
1992 :48) qui s'opposent à toute idée de localisation dans le temps et dans l'espace.
Installations provisoires, les chaumières ne ressemblent pas à celles des temps de rîtas.
Elles sont conçues pour permettre « la circulation accélérée des personnes » (idem : 48),
circulation qui, dans le cas des Oseni prend la forme de ruse (de Certeau 1980) en fonction
des contraintes globales de la nouvelle société qu'ils parcourent. Ils tissent leurs propres
réseaux à travers un « bricolage quotidien » (Auge 1992 .* 53) instantané de l'espace qui
devient le cadre de construction de toute une « culture de la mobilité », rendue possible par
la présence sur place des membres « d'un réseau soudé p a r le partage d'une identité (...).
Dans les lieux de passage s'articulent des relations de proximité et des relations à
distance » (Rémy 1999 : 329).
Afin de mieux se débrouiller tout en suivant la logique d'entraide, les Oseni voyagent,
agissent, se logent surtout en groupes compacts. Cela provoque d'une part une hausse des
infractions envers la société d'accueil, et d'autre part la mise en place d'une forte
concurrence à l'intérieur du groupe, débouchant souvent en vraies hiérarchies de pouvoir et
d'autorité :
Lorsque tu vas là-bas, tu es comme dans une armée : les nouveaux arrivants sont des
soldats. Les anciens sont déjà des colonels ou des lieutenants dans la hiérarchie. Mon
frère, parti depuis trois ans, était au niveau de lieutenant. Afin de te maintenir ou de
monter dans la hiérarchie, il faut faire des choses folles. Par exemple, mon frère a fait
un pari contre une bière qu'il sautera d'un pont haut de je ne sais pas combien de
mètres. Dans l'eau se voient des rochers. Et cela seulement pour gagner un pari. Je lui
ai demandé : « Pourquoi tu as sauté ? ! » « Pour que le reste du monde puisse
dire : « Lui, il est capable de tout, n 'entre pas en compétition avec lui ! ! ! Laisse-le
tranquille ! » Maintenant, ça fait longtemps que je ne parle plus à mon frère. Il s'est
réfugié dans une région où il est tout seul » (C. B., 33 ans, Certeze, 2004).
214
L'usage des réseaux de sociabilité villageois favorise l'exportation des comportements et
de conduites réglementent le fonctionnement de la société d'origine250. Cependant, cette
transposition n'est pas passive car l'expérience de la mobilité et du passage a pour effet de
minimaliser ou amplifier, en territoire d'accueil, certaines pratiques du pays d'origine
(Meintel et Le Gall 1995). Au-delà de l'héroïsme du récit, le comportement concurrentiel
chez les Oseni en France est le résultat de l'augmentation de l'importance d'une
organisation sociale locale, réglementée par l'honneur. Cette augmentation est déclenchée
par l'instabilité spécifique aux non-lieux qui, faute d'une structuration spatiale, temporelle
et sociale stable, génère la mise en place de structures hiérarchiques et de différenciation
sociales assez radicales, phénomène présent d'ailleurs dans toute population d'immigrés
(Sayad 1991 : 70). Dans le cas des gens du Pays d'Oas s'ajoute l'héritage de la culture de
l'honneur qui, malgré sa diminution dans la société d'origine, connaît une revalorisation
dans la société d'accueil ou dans les lieux de transit.
En se rappelant de la manière dont elle était logée, Ana s'amuse et en même temps héroïse
le moment, attitude spécifique d'ailleurs de tous les gens qui ont vécu l'expérience de la
mobilité (Pinson 1999 : 80). La cohabitation impose une solidarité interne entre les
50
Les sociologues de l'école de Chicago mentionnaient déjà au début du XXe siècle que l'immigration ne se
réduit pas à un mouvement spatial, mais aussi à une importation culturelle. Même si matériellement, il quitte
son pays à main nue, l'immigrant prend avec lui toute une culture qu'il essaie ensuite d'intégrer et de faire
revivre dans le pays d'accueil (Thomas, Znaniecki 1984 [1918-1920]). Plus tard, Sayad soulignera la même
chose relative à la migration maghrébine en France (2006).
215
femmes, accentuée par le caractère ethnocentrique du groupe. Dormir, loger, manger, faire
le ménage ensemble préserve une solidarité très forte et, implicitement, conduit au transfert
et à la territorialisation, que ce soit temporaire, d'une culture d'origine. À l'espace de
transit correspond aussi une culture de transit (Appadurai 1991 : 32) qui continue à être
rattachée à la fois dans l'espace d'accueil et dans l'espace d'origine :
Je suis restée en France un an et deux mois. C'était bien. Ma fille aînée était mariée. La cadette
non. Lorsque je suis partie de Roumanie, je n'ai pas pleuré. J'ai pleuré quand je suis rentrée.
C'était bien là-bas...C'était bien en quelque sorte, sauf que ma famille me manquait...En
France, les rues, les parcs, tout, tout est très bien rangé et soigné. Beaucoup de
végétation...(Ana Cozma, 62 ans, Huta-Certeze, 2004).
Malgré les conditions minables de logement, le vécu de la migration ne laisse pas de traces
négatives car ce n'est pas quelque chose de forcé, mais de pleinement assumé. L'ailleurs
n'est pas un lieu d'arrêt, mais de passage, un non-lieu qui ne demande pas
d'investissements matériels et affectifs considérables. La difficulté de vivre ailleurs vient
d'autre part, de Téloignement du lieu d'origine, du village et surtout de la famille. Malgré
les difficultés liées à Téloignement, le retour est ambigu. D'une part, il génère de la
tristesse, car les conditions de travail en France sont considérées, surtout par les femmes,
comme moins difficiles qu'au village. D'autre part, le retour est « forcé » par la pression de
la famille qui pèse sur les épaules de la femme qui est, avant tout, épouse, mère et maîtresse
de ménage. Malgré son éloignement physique, la femme du Pays d'Oas porte encore les
responsabilités liées au fonctionnement du foyer telles que le mariage des filles (Tune des
filles d'Ana était proche de l'âge de mariage), le bon déroulement de la gospodaria, les
responsabilités envers les parents âgés, envers le mari :
Parfois je pleurais... A la maison j'avais une fille à l'âge du mariage, il y avait ma
mère, mon mari, toute ma famille, une vache, un cochon. Tous me disaient : « Maman,
viens à la maison ! » Tous les matins. Il a fallu que je parte (Ana Cozma, 62 ans, Huta-
Certeze, 2004).
Quant au contact avec la société d'accueil, il est distant et pas du tout intimiste. Cependant
Diminescu et Lagrave (2001) identifient une exception. Les retraités qui, sensibilisés à la
situation des femmes Oseni, favorisent une relation construite sur la sympathie et sur le
devoir caritatif. La rencontre des deux catégories sociales, vendeurs des journaux de rue et
retraités français vient d'un besoin réciproque d'annihiler deux solitudes. En échange des
produits, de médicaments, d'argent, les Oseni racontent leurs histoires, partagent avec
216
l'autre leur propre monde et surtout la douleur de Téloignement de la maison. Le récit
d'Ana vient de confirmer ce rapprochement des solitudes identifié en France par Diminescu
et Lagrave (2001):
Les gens sont biens gentils, là où je vendais le journal. II y avait certaines dames qui me
demandaient d'où je venais, de quelle partie de la Roumanie. Si j'étais malade, elles allaient à
la pharmacie et achetaient des médicaments (Ana Cozma, 62 ans, Huta-Certeze, 2004).
Le rapport avec l'autre n'est pas stable. Il change au fil du temps. Dans les années 2000, le
rapprochement à l'autre devient plus étroit par l'orientation de la majorité de femmes du
Pays d'Oas et de Certeze vers les travaux domestiques. Elles font le ménage, dans la
maison du patron de leur époux. Si la maison du patron le permet, elles habitent sur place,
ce qui permet d'économiser de l'argent mais aussi de se rapprocher davantage de l'autre.
Dans ces deux cas, l'étranger devient un ami. Il a un prénom qui induit un rapport d'égalité.
La relation éloignée, caritative fait place à l'échange, la femme étant payée pour des
services précis. La cousine de mon hôtesse qui habite à Certeze travaille en Italie comme
femme de ménage, dans la maison en construction du patron de son époux. L'été 2005, ils
sont revenus au village pour deux semaines. Sa situation est privilégiée car, contrairement à
la majorité des Certezeni qui partagent des appartements loués, elle et son époux habitent
une partie de la maison du patron. Ils ont une entrée privée, deux chambres, une cuisine et
une salle de bain. Ils ne paient pas de loyer car le patron est l'ami de mon mari et moi j e
m'entends très bien avec sa femme. Nous sommes des amis. Ils sont venus deux fois chez
nous, en vacances. Ils ont beaucoup aimé (Huta-Certeze, 2005).
217
le langage de la première génération migratoire, laisse place aux noms et aux prénoms
précis. Lorsqu'elle parle de son employeur, elle utilise toujours son prénom, Olivia.
2
' Le concept économique de « bien stable » fait référence à l'ensemble des biens durables et stables, qui sont
immobilisés tels la maison. Il s'oppose au concept de « mobile » qui permet la circulation des fonds
monétaires (http://referat.clopotel.ro/Bunuri_mobile_si_bunuri_imobile-12326.html).
218
se regroupent et partagent les dépenses. Ainsi, le logement de l'immigrant est minimaliste
et précaire, chaque pièce étant habitée par une famille tandis que les dépendances, la
cuisine et la salle de bain, sont utilisées en commun. Loger ensemble signifie aussi
préserver des pratiques et des comportements spécifiques au village.
219
Vous savez, ils ont peur du prêtre car il peut mentionner le nom de la famille à la messe, à
l'écoute de tout le monde. Dans les années 1990, le prêtre avait l'habitude de juger les gens,
d'attirer leur attention sur leur comportement en Occident. Mais les gens sont de plus en plus
individualistes, ils ont moins peur de l'église aujourd'hui. Ils ont plus peur de ce que les autres
peuvent entendre par le biais du jugement du prêtre (Prêtre à Certeze, 2004).
Tout comme le rîtas, l'Occident est plutôt une source économique qu'un but en soi. Espace
« transitionnel » (Perianez 1978 ; Rémy 1999) par excellence, la manière dont ils logent ou
ils vivent ne compte pas beaucoup. Lorsque les gens d'Oas parlent de l'expérience de la
mobilité, ils ne disent jamais « notre maison là-bas », « notre appartement ».
« L'appartement loué » ou « la chambre louée » sont d'un autre registre. Ces lieux servent à
un projet à court-terme, but du séjour en France : trouver du travail et gagner de l'argent.
Le lien entre le travail et le logement sont à l'origine du statut fragile de
l'immigré :« ...l'immigré n'a d'existence (officielle) que dans la mesure où il a un
logement et un employeur ; pour pouvoir se loger, et, plus largement, séjourner en France,
il faut travailler et pour pouvoir travailler, il faut être logé » (Sayad 1991 : 81).
253
Ces définitions de la maison ne sont pas spécifiques à la Roumanie ou au Pays d'Oas. Elles sont ou étaient
présentes dans l'ensemble des sociétés européennes (Segalen 2000 ; Roux 1976).
220
Tableau 7 : Les paradoxes de la mobilité
Provisoire Permanence
usage familial ou individuel Usage familial et générationnel
Lieu instable Bien stable
Absence de propriété + absence de
Propriété + transmission
transmission
Minimaliste Maximaliste
Minable Luxueux
Invisible Visible
Non-lieu Lieu
Investir dans quelque chose qui ne leur appartiennent pas signifie pour les gens du Pays
d'Oas gaspiller l'argent. Payer 600 ou 700 € pour un loyer c'est comme donner de l'argent
à quelqu'un d'autre, fait qui met en danger le but final de leur séjour à l'étranger : apporter
le plus d'argent possible au village. La promiscuité est assumée, elle fait partie du projet de
réussite, pas en France, mais au Pays d'Oas. Une fois rentrés chez eux, les dépenses par
tranches de milles euros dans la maison sont, selon eux, légitimes, « car on investit dans
quelque chose qui nous appartient ». Le sentiment de propriété par rapport à la maison est
très fort, puisque la maison du Pays d'Oas représente la stabilité et l'invulnérabilité envers
toute tentative de profit de la part des autres :
« A Paris, il y a bien des Roumains et plusieurs de Certeze. Aujourd'hui il n 'existe plus
de familles qui habitent toutes seules. A Paris le loyer coûte très cher. C'est difficile
pour une personne, même pour une seule famille de loger dans un appartement de 600
- 700 E. Donc, il y a deux, trois familles qui habitent ensemble deux chambres, la
cuisine et la salle de bain étant utilisées en commun. Nous ne changeons pas trop. Je
crois que ceux habitués à vivre à Paris sont des personnes qui n 'ont rien laissé chez
eux. C 'est très rare chez nous. J'ai rencontré des personnes de Brada qui voulaient
rester en France. Chez nous, c'est rare de rester à Paris...Ils rentrent chez eux et...
(Elle hésite. Elle ne continue pas l'idée.) Avec l'argent qu'ils gagnent en France, ils
pourraient très bien s'y établir. En rentrant, ils anéantissent un 50000 E ou un 60.00&'
dans les rénovations... Le luxe... Le /z£c?...(Marioara, 30 ans, Certeze, 2005)
Le rassemblement des familles en Occident engendre aussi une façon de vivre comme au
pays. On entretient et préserve des pratiques et des relations traditionnelles, et surtout le
lien avec la société d'origine, la famille restée à la maison et avec la communauté entière.
254
Ville du sud-est de la Roumanie.
221
Peu de familles voyagent avec leurs enfants. La majorité d'entre eux reste dans le village
avec les grands-parents. C'est la cas du frère de Maria, mon hôtesse qui, parti en Italie avec
sa femme, a confié ses deux garçons à sa mère. Ils suivent l'école à Huta-Certeze. C'est
aussi le cas de Floarea de Certeze qui a confié sa fille à sa mère. Les exemples de ce type
sont multiples.
55
Dans l'avant propos du livre « D'une maison l'autre », Philippe Bonin et Roselyne de Villanova lient la
problématique de la double résidence, « secondaire » et « principale » avec l'exemple des travailleurs
immigrés en Europe de l'Ouest, qui possèdent une autre maison au pays d'origine, tels les Turcs (42%), ou les
Portugais (39%), (Bonin et de Villanova 1999 : 6).
222
2.5. La mobilité, facteur de renforcement des relations
de sociabilité transfrontalières
Si on parle de générations, facteur essentiel dans l'évolution du statut des deux types de
résidences (Rémy 1999 : 315-345), tant les jeunes que les adultes d'Oas suivent la même
logique de départ et de retour, contrairement aux Portugais qui changent de projet à cause
du fait que leurs enfants arrivent à s'intégrer dans le pays d'accueil. La nature distincte de
la mobilité peut être une explication. Dans le cas des Portugais, des Turcs ou des Tunisiens,
la dynamique plus détendue du va-et-vient permet aux immigrants de mieux gérer leur
situation en France et surtout de créer le cadre temporel nécessaire à l'intégration des
enfants. Le rapprochement de la jeune génération à la société d'accueil change les projets à
long-terme des parents qui initialement concevaient leur passage en France comme
temporaire. Le désir de retourner dans le pays d'origine et d'habiter la maison construite
grâce à l'argent envoyé de l'Occident s'évanouit face à la nécessité de rester près des
enfants qui n'ont aucun attachement envers le pays d'origine des parents. La maison du
retour se transforme soit en lieu de loisir, soit de retraite (de Villanova et Bonvalet
1999:231-247).
Pour les Oseni qui viennent et partent tous les trois ou six mois, l'enjeu générationnel n'a
aucun impact en Occident. Premièrement, ils amènent très rarement leurs enfants avec eux.
L'âge du départ varie entre 17 et 18 ans pour les jeunes garçons, avant qu'ils aillent à
l'armée. Les plus jeunes restent avec les grands-parents256. Deuxièmement, une fois arrivés
à l'étranger, ils sont rapidement intégrés dans le réseau de travail des parents et ils logent
ensemble. Il leur reste peu de temps pour entrer en contact avec la société et s'y intégrer.
Même s'ils arrivent à connaître la langue, ils dépendent toujours du réseau familial ou des
connaissances originaires du même village ou de la région.
6
II y a quelques exceptions mentionnées par les directeurs de l'école de Certeze, Pop-Zamfir, de l'école de
Moiseni, Oros Gheorghe, et de Huta, qui notent que depuis deux ans environ, ils ont des cas d'élèves tirés de
leurs écoles afin de continuer leurs études en France. À Certeze, on parle de deux élèves au secondaire, à
Moiseni d'un élève et à Huta il n'y en a aucun. Donc, la plupart des enfants suivent l'école dans le village de
leurs parents.
223
Les jeunes héritent des pratiques, des raisons du départ et du retour de leurs parents.
Encadrés par le réseau parental ou communautaire étendu au-delà des frontières, le jeune ne
peut pas échapper aux motivations qui dynamisent le va-et-vient. Originaires d'une région
sans tradition scolaire, les enfants sont encouragés par leurs parents à gagner leur vie le plus
vite possible ou à travailler dans la gospodaria dès la petite enfance. Les garçons
supportent une grande pression car ils doivent avoir une maison, gagner de l'argent afin de
devenir indépendants. Ils restent soumis à la logique traditionnelle de survie spécifique au
fonctionnement de l'économie diffuse traditionnelle257, encore active au sein du milieu
rural roumain. Tous les membres de la famille doivent être actifs et produire rapidement et
en quantité. Contrairement à la migration liée au travail, l'école demande un investissement
à long-terme sans avantages satisfaisants en argent, et un soutien financier parental. Les
conditions ne font pas partie de la logique de la débrouillardise et de la survie familiale du
pays d'Oas :
Peu d'entre eux ont choisi l'école. Ils nous prenaient comme exemple : « que peut-on
faire avec un salaire pareil ? On ne peut pas vivre. » Ils étaient très pratiques, ils
savaient que l'argent doit être gagné maintenant. Ils ne prenaient pas la patience
d'attendre de finir l'école et puis de gagner de l'argent (Vasile Ardelean, 50 ans,
Certeze, 2002).
Le premier à conceptualiser le terme de « diffus » est H. H. Stahl, dans les années 1930, à l'intérieur de
l'ethnologie juridique. Il parle de l'organisation « diffuse » du village roumain, un ensemble de normes et de
réglementations qui subsistent inconsciemment dans la pratique des gens (1967:24). Ce concept a été
exploité plutard pas Vintila Mihailescu en lien avec le processus entier de transformation de la société rurale,
durant le communisme (1999a, 1999b).
224
personnelle, est rendu visible dans le village d'origine par la construction d'une nouvelle
maison de type occidental ou par la transformation de celle élevée par les parents, dans les
années 1980. Ce changement prend l'ampleur d'une vague qui, en tirant ses forces d'une
autre déjà passée, devient de plus en plus forte et spectaculaire.
Le retour des jeunes se construit aussi sur l'attente d'un changement de la situation
économique de la société roumaine en général. Ils ont une attitude bien plus optimiste que
celle des adultes. Ils reviennent puisqu'ils ont tout dans le village du départ, biens, famille,
amis, maison. Ils ont aussi la certitude de l'impossibilité de résister à long-terme en France,
soit à cause de la législation, soit à cause du coût de la vie, bien plus élevé qu'au Pays
d'Oas. Mais ce qui compte le plus est l'attachement fort envers le village natal :
Les jeunes ne restent pas à cause de la législation de l'immigration qui oblige les gens
à retourner au pays tous les trois mois. Les uns respectent la loi, d'autres non et ils
restent quelques années. Chacun à son risque. La deuxième raison, ils reviennent en
espérant trouver un emploi chez eux ou pouvoir lancer une affaire. Moi, j ' a i m e Oas,
c'est ici que j e suis né. Je peux parler à tout le monde, j e les connais tous. J'ai pensé à
quelque chose, mais peut-être plus tard (lose, 18 ans, Huta - Certeze, 2004).
La relation avec le village est entretenue des deux côtés. Au Pays d'Oas, les âgés mettent
les enfants au courant de tout ce qui se passe dans la famille et dans la communauté. Le
frère de Maria, revenu d'Italie à Huta pour quelques semaines, a acheté à ses parents et à
ses deux garçons trois téléphones cellulaires. Le but déclaré était de mieux discuter avec les
parents du déroulement de la construction de sa maison et de la situation des enfants.
Le départ temporaire des Oseni en France ne produit pas une rupture avec la communauté
ou la famille, au contraire. Les liens restent plus forts que ceux tissés avec l'Occident. Les
descriptions spatiales de l'Occident sont très courtes, sans aucun repère spatial ou urbain,
sans nom de rue, sans spécification de région. Paris devient ainsi une abstraction « qu'on
connaît par cœur », qu'on prétend donc maîtriser. À côté du travail, le loisir commence à
compter aussi, surtout pour la jeune génération qui prend le temps de visiter les lieux
emblématiques du Paris, comme la tour Eiffel (Photographie No 9) et ses alentours
(Photographie No 10).
225
Même si le devoir de construire ou d'améliorer la maison reste la raison centrale du départ
et du retour indépendamment des générations, le rapport à la société d'accueil connaît
depuis quelques années (après la vente des journaux), une dynamique différente en fonction
qu'on se situe au niveau du groupe ou de l'individu. D'une part, les Oseni se replient vers
le noyau familial, en s'isolant de la société d'accueil ; au contraire, au niveau individuel,
surtout chez les femmes qui font des ménages, il y a une ouverture vers la famille étrangère
qui débouche sur une relation d'échange équitable et même d'amitié, en dépassant le
rapport employé/employeur. « Les Français » sont invités à venir voir comment « c'est
chez nous », pour y passer les vacances. « Le patron » se transforme en « ami » ou en
« Monsieur »/« Madame », formule de respect utilisée par les Oseni pour dénommer les
personnes étrangères, même celles venues des autres coins de la Roumanie. Ils sont invités
surtout pendant la fête de l'Assomption, puisque cette période correspond à la période
estivale et à la période des mariages. Une fois arrivés au Pays d'Oas, « les Français », « les
Italiens » entrent sans le vouloir nécessairement dans le jeu communautaire. Pour les hôtes,
l'Etranger ne vaut rien si le village ne le voit pas. Le dimanche, l'église devient un espace
de mise en scène de l'Autre, lieu d'observation et d'analyse où tout le monde chuchote, en
augmentant la réputation et la fierté des hôtes. Si, en plus, « les Étrangers » portent le
costume traditionnel du Pays d'Oas qui fait encore la fierté régionale et nationale, le succès
du « spectacle » est assuré.
226
Au contraire. L'attitude et la réaction des autres légitiment et poussent les gens à continuer
à se montrer et à prouver qu'ils sont pareils et même meilleurs que les autres.
Les Oseni sont très sensibles à tout ce qui touche à leur image. De tous, les habitants de
Certeze sont les plus concernés. Les médias locaux et étrangers attribuent le changement
local au rôle de la France (et de l'Occident). Pris entre ici et là-bas, entre le contraste entre
le logement de Témigrant et l'ostentation des maisons au pays d'origine, le comportement
bâtisseur est traité d'absurde et « d'exagéré ». Or, Abdelmalek Sayad est parmi les plus
virulents critiques de l'image « mauvaise » des immigrés et de l'immigration, en l'intégrant
à l'intérieur du langage des dominants qui sentent le « besoin de nommer les
différenciations sociales (...) qui viennent soit par ethnocentrisme, soit par préjugés»
(1991 : 71). Cette vision explique dans une certaine mesure la réaction des gens du pays
d'Oas par rapport aux reportages des médias étrangers et la recherche permanente d'un
discours justificatif et défensif qui met accent sur l'apport d'autres facteurs que la mobilité
en Occident, à la construction de la nouvelle maison :
A Paris, sur la chaîne française j ' a i écouté des émissions sur le Pays d'Oas. Et j e me
fâche beaucoup lorsque j'entends tous les reportages en disant que « Mon Dieu, que
de maisons ils ont construit avec l'argent de la France ! » Ici tout le monde se fâche.
Si tu commences à les compter, tu verras que moins de 15% ont été construites après
la révolution. C'est très gênant...De plus, ils montraient certaines maisons de Topoi
qui n 'a jamais mis son pied en France ! ! ! (Extrêmement révoltée et contrariée) Je te
l'ai dit déjà : les maisons modernes et super luxueuses sont construites p a r des gens
qui travaillent en Roumanie, qui ont des contrats ici...Ce que les autres font est de
moderniser et de changer les anciennes maisons. Peu de maisons sont construites
après. Ils ont modernisé et ont modifié (Marioara, 30 ans, Certeze, 2005).
L'émergence du discours défensif est une réaction des gens du Pays d'Oas à la
minimalisation d'un apport endogène, individuel et collectif des Oseni à leur réussite et à la
maximisation d'un rôle exogène, celui de la France et de l'argent gagné là-bas. Le discours
justificatif insiste sur l'ignorance d'une importante différence entre construire la maison et
modifier la maison. Selon eux, la grande différence se situe avant et après 1989. Avec
l'argent apporté de France on améliore une réalité matérielle et comportementale déjà sur
place, qui tient d'une autre forme de mobilité, des travaux saisonniers.
227
En conclusion, la mobilité des Oseni n'induit ni clivage temporel, ni clivage spatial. Elle
renforce paradoxalement l'ancrage identitaire dans la région d'origine. Si le rîtas permet
l'émergence du comportement bâtisseur qui accompagne l'ensemble du récit de passage de
l'état de précarité à un autre d'abondance, l'Occident n'est que la source des moyens de
maintenir ce qu'ils ont déjà acquis : une identité sociale et symbolique honorables, connue
et reconnue par les autres. Ainsi, la chute du communisme et l'ouverture des frontières
engendrent une amplification des pratiques déjà existantes au Pays d'Oas. Initialement
marginale, cette région arrive à être connue même en Occident, et plus que ça, elle
reproduit à une échelle minuscule une certaine image de l'Europe. Les maisons déjà
célèbres des années 1980 prennent la forme de constructions autrichiennes, françaises,
italiennes, américaines. Peu importe que du point de vue architectural, elles ne soient pas
des copies fidèles. Ce qui prime finalement est que ces maisons continuent à transmettre le
message de l'honorabilité et de la réussite des Oseni. Pourquoi s'intégrer dans une société
étrangère lorsqu'on peut si naturellement l'apporter chez nous, lorsqu'on peut devenir
comme l'Autre et même un peu plus que lui ? Mais immédiatement se pose la question
suivante : si la raison de la transformation de l'habitat des Oseni ne réside que partiellement
dans la mobilité du travail, où se situe-t-elle ? Pour y répondre, il importe de retourner au
lieu même du déploiement du comportement bâtisseur : au Pays d'Oas.
228
3. LOCALISATION D'UNE GEOGRAPHIE GLOBALE
La référence à l'arbre revient régulièrement afin de symboliser l'immuabitité du rapport entre l'individu et
le lieu habité (Chiva 1987).
Les analyses folkloriques et rituelles de l'espace domestique contribuent à une définition unique et
irrévocable de la maison traditionnelle et paysanne : la maison est un lieu « consacré », c'est-à-dire reconnu et
protégé par la divinité (Vulcanescu 1985). Il est attaché à la terre par des rituels de fondation, qui enracinent,
attachent, organisent en même temps le lieu habité en le séparant du reste, associé au chaos, au désordre. Tout
ce qui se passe dans ce lieu a des répercussions immédiates sur les habitants. Le lieu d'emplacement de la
maison, par exemple, doit être parfait pour que les enfants qui y naîtront ne soient pas atteints de
malformations physiques ou de maladies (Ghinoiu 1999 : 59). Par le biais de la maison, l'homme est attaché
au lieu, à la terre. Homme et maison font corps commun et sont indissociables (Talos 1973). La maison est
identique au lieu, à un seul lieu (Bernea 1992). Il existe toute une littérature ethnographique et folklorique sur
la problématique de l'espace et du lieu, sur les manières d'habiter la maison (Vulcanescu 1987: 16-19;
Butura 1979 ; Ghinoiu 1999, etc.). L'analyse de la maison que l'on retrouve dans toute cette littérature passe
par l'activité principale de la paysannerie roumaine, l'agriculture, ce qui fait de l'espace domestique un
espace attaché à la terre, à un lieu bien délimité. Or, tel que Heidegger l'affirmait, ce paradigme occupationnel
(le travail de la terre) conduit à une définition statique et figée du lieu habité et écarte toute forme de mobilité,
de pluralité, de voyage, etc. (1958). La maison n'est pas uniquement liée à l'espace. Elle est également
enracinée dans le temps, ce qui lui confère sa nature immuable (Blaga 1969).
260
Contrairement à la maison, la frontière fait partie des locuri rele (« mauvais lieux »), c'est-à-dire des lieux
peuplés de personnages maléfiques (la peste, la mort, etc.) où l'on enterre les suicidés, les noyés, les voleurs
et les criminels (Ghinoiu 1999 : 69, voir aussi Eliade 1965).
229
idée d'emprunt, de syncrétisme et d'influence ou plus encore, de complémentarité entre le
voyage et le chez soi, reste marginale ou inconcevable .
Malgré leur présence dans le milieu rural, les maisons des Oseni semblent sortir du
paradigme de la stabilité et entrer dans un autre, celui de la mobilité. Les formes et les
dénominations, telles que « français », « autrichien », « italien » ou simplement « étranger »
ou « occidental », nous transportent dans une pluralité des lieux, de l'Europe jusqu'en
Amérique. Les frontières s'évanouissent et l'autre, effrayant, devient familier voire
envahissant et omniprésent. Comment articulons-nous cette nouvelle réalité, qui semble ne
plus séparer les routes et les racines ? En partant de la conciliation clifordienne de la
mobilité et de l'habitation (Clifford 1997 : 3), nous proposons dans le présent chapitre de
tracer une pluralité de géographies des mobilités tracées par la « maison de type
occidental ». La maison, en tant qu'objet et lieu, dévoile ainsi son autre nature, qui n'est
pas nécessairement statique et immuable (Massey 1994 : 136-137). La « maison de type
occidental » représente en fait un ensemble d'espaces où différents réseaux et flux
relationnels se rejoignent, s'interconnectent et se dissocient (Urry 2005). À leur tour, les
réseaux, qui prennent plusieurs formes — corporelle (réelle), virtuelle et imaginative —
s'étendent sur des distances plus ou moins éloignées.
261
Nous avons déjà observé l'attitude critique des chercheurs de l'école sociologique de Dimitrie Gusti, qui
demandaient aux paysans « trop mobiles » de retourner à leur terres et de faire ce qui est dans la nature du
paysan, à savoir, s'occuper d'agriculture (Bârlea et Reteganul 1941, IV : 36 ; Florescu 1943, V : 98).
230
habitants du Pays d'Oas continuent de considérer ces départements comme les principales
sources d'inspiration des modèles de maisons modernes.
Ces constructions « modernes » ou « neuves », qui datent des années 1970 et particulièrement
des années 1980, sont plus hautes que la majorité des autres constructions. Elles sont carrées
et bâties à l'aide de nouveaux matériaux de construction. Il s'agit des premiers bâtiments de
Certeze qui sont dotés d'un ou même deux étages, de salles de bain et de cuisines intérieures,
bien qu'elles soient en grande partie non fonctionnelles. Les escaliers de l'entrée principale
sont en marbre, matériau nouveau à l'époque, et parés de tapis persans rouges achetés aux
marchés des villes. La clôture gagne en importance puisqu'elle est construite à l'aide des
mêmes matériaux utilisés pour la maison tel que le granit noir taillé. Elle est parfois ornée
d'une balustrade aux colonnettes en béton, matériau qui remplace le bois, le matériau
traditionnel. La cour entière est bétonnée afin de faciliter l'entrée de la voiture « Dacia»,
dont la présence est obligatoire à côté de la maison (Photographie No 1).
262
***, « Certeze — le zèle de chacun - source de prospérité générale », dans Cronica Satmareana, Nr. 3817,
6 mars 1982:2.
231
À l'échelle locale, l'importation de modèles d'autres régions de la Roumanie contribue à un
autre type de mobilité, cette fois-ci centrifuge, de dispersion des modèles architecturaux à
partir d'un centre régional, Certeze, jusqu'aux villages les plus proches faisant partie de la
même structure communale (Huta-Certeze et Moiseni, puis vers les villages plus éloignés
de Bixad et de Turt). Les maisons « modernes », présentes dans presque tous les villages du
Pays d'Oas, deviennent rapidement un véritable « symbole de la prospérité socialiste »263.
Cependant, aucun village n'arrivera à dépasser l'importance de Certeze en tant que village
modèle. La rapidité de construction et d'innovation fera en sorte que Certeze maintiendra
son rôle premier et surtout son rôle de source de nouveaux modèles architecturaux pour les
autres villages de la région, et ce, jusqu'à la chute du communisme.
Moiseni
Huta-
Certeze
BixacL
Negresti-Oas
Pays d'Oas
« Prilog, signes de la prospérité », dans Cronica Satmareana (La Chronique de Satu Mare), Nr. 3601,
25 juin 1981 : 3.
232
3.2. La maison de type occidental. Définitions
La « maison de type occidental » est une dénomination inclusive. Elle représente un casse-
tête qui, après 1989, rassemble d'autres noms plus ou moins spécifiques : casa de tip
froncez, austriac, american, etc. (« maison de type français, autrichien, américain »), casa
ca in Occident (« maison comme en Occident »). Ces dénominations s'ajoutent à deux
autres qui ne renvoient pas à un ailleurs, mais à une autre temporalité d'avant 1989 : casa
noua (« maison nouvelle») ou casa moderna (« maison moderne »). Aux deux groupes de
dénominations se rajoute un troisième composé de termes régionaux qui rappellent la
maison traditionnelle : câsi est le pluriel du terme « maison » et câsoaie, le pluriel et
l'augmentatif du même mot, « maison », signifiant « grande maison ». Répandus dans le
nord-ouest de la Roumanie, les régionalismes et les archaïsmes câsi et câsoaie sont utilisés
notamment par les personnes âgées pour parler de l'ensemble des bâtiments et non pas de
telle ou telle maison en particulier. Lorsqu'elles font référence à des cas précis, les
personnes âgées font aussi usage des nouvelles dénominations telles la « maison de
type... » ou « moderne ». Le terme vilâ (« villa »), présent surtout dans le langage officiel,
scientifique et médiatique est rarement employé dans le langage quotidien. D'origine
citadine et et d'usage savant, vila fait référence aux maisons qui se trouvent à Negresti-Oas
ou dans les grands centres urbains de la Roumanie. Par contre, les jeunes utilisent ce terme
à l'occasion, particulièrement lorsqu'ils communiquent avec des étrangers. Par exemple,
lors de nos discussions, ils ont utilisé de temps en temps le terme de vilâ, mais entre eux, ils
préfèrent les dénominations les plus fréquentes localement. Le terme dt palate (« palais »)
est encore plus rare et son utilisation est liée à une volonté de mieux souligner l'ampleur
des changements architecturaux dans la région (Photographie No 2).
233
l'architecture est de type occidental [Villanova 1994]. Bien que la majorité des Certezeni
travaillent à Paris ou en France et bien qu'ils fassent construire chez eux ce qu'ils voient
ailleurs, l'appellation « maison des Français » est inconcevable. L'explication de la
différence entre les deux exemples réside dans la nature du mouvement migratoire. Le
caractère de masse de la mobilité des Certezeni empêche la création à l'intérieur du village
d'un îlot social associé clairement aux destinations du travail ou d'établissement plus ou
moins temporaire. Cela empêche aussi la création d'un clivage fondé sur des oppositions
classiques (mobilité/sédentarité, ceux qui partent/ceux qui ne partent jamais). Par exemple,
les gens qui partent à l'étranger de même que ceux qui restent au village possèdent des
« maisons de type occidental » ou « de type français ». Au total, 10 % des gens de Certeze
et de Huta qui se font construire des « maisons de type occidental » travaillent en
Roumanie sur des chantiers de constructions, dans la région ou au village264
(Photographie No 3).
234
La disjonction voire la jonction du nom [maison] et de son appellatif [occidental, français,
italien, américain, etc.] par les locutions «... de type... » et «... comme en... », etc.
suggère l'ambiguïté de la relation entre l'origine des formes et des modèles de maisons et
leur matérialisation au village. D'une analyse approfondie émergent trois situations.
Premièrement, il y a des maisons dont la dénomination reflète à la fois l'origine du modèle
et le lieu de travail du propriétaire. Deuxièmement, il existe des cas où le nom est lié à
l'origine du modèle mais pas nécessairement au lieu de travail du propriétaire. Finalement,
la dénomination n'a parfois pas de rapport ni avec l'origine du modèle, ni avec le lieu de
travail. Tracer les géographies de la mobilité des formes de maisons nous permettra
d'expliquer la coexistence de ces trois situations.
235
Sur la rue principale de Certeze, deux maisons se ressemblent : leur toit est simple et leurs
pentes sont peu inclinées, ce qui les distingue des autres résidences. Le modèle de la
maison verte au toit à deux pentes attire l'attention au vu la variété de ses matériaux de
construction, dont le granite noir, matériel local fréquemment utilisé dans la fondation, les
rambardes des balcons ou des piliers avant 1989 (Photographie No 4). Malgré que sa
construction semble terminée, l'absence de la rambarde du balcon signale qu'une
innovation ou un changement sera apporté prochainement à l'extérieur. Dans ce cas
particulier, la « maison de type autrichien » correspond au lieu de travail du propriétaire,
qui s'est inspiré de l'architecture autrichienne pour sa maison à Certeze. Malgré que le
propriétaire ne travaille plus en Autriche depuis longtemps, sa maison garde sa marque
initiale. Toutefois, la résidence à Certeze n'est pas une reproduction fidèle de l'original car
le propriétaire a utilisé des matériaux locaux, absents dans l'architecture autrichienne. De
plus, le propriétaire a transformé et remplacé des éléments de décorations extérieurs en
fonction des exigences locales, qui n'ont aucun lien avec le modèle initial ou avec le pays
d'origine de ce modèle de maison.
De l'autre côté de la chaussée, en face de la « maison de type autrichien », une autre maison
ressemble à la première (Photographie No 5 et No 6). Bien que la forme des deux bâtiments
soit presque identique, la couleur, la disposition des balcons et la combinaison des
matériaux de la façade sont différents. L'extérieur de la deuxième maison est jaune et les
balcons rappellent les arcades des bâtiments des années 1980. Le toit mansardé est prévu
pour deux balcons au lieu d'un seul, comme dans le cas de la construction verte. La
balustrade est en inox. Tant la façade de la maison jumelle que sa clôture sont plus
sophistiquées. Malgré ces différences, les deux maisons sont appelées « maisons de type
autrichien » et sont reconnues comme telles. De plus, les gens de Certeze ou de Huta s'en
servent souvent comme modèles pour la construction d'autres maisons en reprenant
certains de leurs éléments architecturaux. Ainsi, une fois apportée au village, le modèle
n'est pas resté figé. Éloignée du pays d'origine, la maison est modelée par le propriétaire en
fonction de la réalité locale, des matériaux de construction accessibles, de la configuration
du terrain, des goûts et de la mode. Même si le modèle autrichien devrait être doté de
rambardes en bois, les Oseni utilisent de l'inox puisque c'est plus joli et c est à la mode.
236
Malgré leur nom semblable, les deux « maisons de type autrichien » cachent des réalités
différentes : tandis que la première tire sa dénomination de la coïncidence entre l'origine du
modèle, le lieu de travail du propriétaire, le réfèrent du deuxième bâtiment n'est pas
Tailleurs mais le local. La proximité géographique est amplifiée par une proximité sociale,
car les deux propriétaires sont des frères. Ce qui importe n'est pas de savoir si le modèle a
été apporté ou non de l'Autriche mais bien la marque. Bien que le deuxième propriétaire ne
soit jamais allé en Autriche, sa maison est tout aussi autrichienne que celle de son frère. Par
un processus d'empathie [Mauss 2007], le deuxième bâtiment est tout aussi valorisant que
le premier, et cela, malgré les nuances architecturales et l'ornementation apportées par le
propriétaire lui-même.
237
les maisons de Certeze et de Huta, elle mentionne qu'à l'époque, il lui a coûté 150
marks269, ce qui correspond aujourd'hui à 100 euros environ. Dans sa maison, les bibelots,
les verres, les services à table et à vin sont originaires de la Turquie, de même que les
rideaux de soie bleue, qui garnissent encore les fenêtres des « maisons de type occidental »
(Photographie No 7). Dans ce cas, malgré leur origine orientale, les objets sont investis et
porteurs d'une marque faisant référence à une géographie différente, la géographie
occidentale. Une fois au Pays d'Oas, les objets s'éloignent de leur origine et s'approprient
une nouvelle identité, une nouvelle valeur. Ils sont «interprétés» [Barthes 1974] en
fonction du code de réussite locale, qui trouve ses articulations en Occident, lieu valorisant
et prestigieux.
69
Après la chute du communisme, la devise étrangère utilisée en Roumanie et dans les pays voisins est le
mark allemand, puis le dollar américain. Après la création de l'Union européenne, le mark est remplacé par
l'euro.
238
carrés, situés à l'extérieur des murs et disposés symétriquement. Les éléments que les
Certezeni considèrent « à la française » sont la mansarde, le toit à deux pentes et l'extérieur
peint de couleur pastel, ce qui distinguent ces maisons de celles de la période « blanche »
des années 1980 (Photographie No 9).
La majorité des « maisons de type français » sont le résultat du contact direct entre les
propriétaires et le milieu de construction occidental. Tout comme dans le cas de la « maison
de type autrichien », les « maisons de type français » érigées au village ne sont pas des
reproductions fidèles des originaux étrangers. Bien que les Certezeni utilisent constamment
le mot « copier » dans leurs explications, ce verbe dissimule tout un processus d'adaptation
de ce qu'ils ont vu ailleurs en fonction d'une réalité locale concrétisée par les matériaux
disponibles sur place, par les capacités du terrain, et surtout par les exigences sociales,
villageoise, communautaires et familiales spécifiques. Ce qui importe finalement, c'est que
la nouvelle maison, nouvellement construite ou adaptée, soit reconnue par les autres
villageois comme étant « française » ou « occidentale ». L'utilisation simultanée de deux
termes, l'un spécifique, l'autre généralisant, renvoie à la coïncidence initiale entre le lieu de
travail du propriétaire et l'origine du modèle. Cependant, le fait d'utiliser ces deux termes
démontre aussi la relativisation de cette coïncidence, qui n'est plus valable. En effet, après
Tan 2000 plus particulièrement, les destinations de travail se sont diversifiées (Italie,
Espagne, Portugal, Royaume-Uni).
De plus, non seulement le bâtiment entier montre l'origine française de la maison mais
également ses éléments architecturaux, qui font de la maison « reproduite » au Pays d'Oas
Tune « de type français ». La mansarde, le toit et les couleurs ont une valeur métonymique,
puisqu'ils représentent des éléments qui confèrent à la maison entière l'empreinte de « type
français », et cela, peu importe si le propriétaire travaille ou non en France. Tout compte
fait, ce qui est recherché, est la reproduction des éléments qui, depuis quelques années, sont
les signes représentant le « type français », un type valorisant.
239
quelques éléments marquants : le salon, la cuisine ouverte située dans un coin de la cuisine,
la salle à manger, la salle de bain et la toilette intérieure. La « maison de type français »
n'est pas un « objet » qui revendique une origine unique. Son aménagement intérieur
ressemble plutôt à un puzzle dont chaque pièce représente un pays différent avec ses
atouts : l'Allemagne est réputée pour la céramique, la France pour le mobilier de la salle de
bain et de la cuisine, l'Italie est appréciée pour le marbre. La maison qui est initialement
« autrichienne » ou « française » est appelée « occidentale », terme englobant basé sur une
valorisation cumulative.
L'évaluation des matériaux, des modèles, des objets de décoration, etc. se base moins sur
l'expérience personnelle issue de la comparaison des matériaux de diverses origines ou des
renseignements obtenus auprès de professionnels ou de commerçants, que sur
l'expérimentation communautaire et sur le réseau local, qui quantifie et analyse. À cela
s'ajoute le développement, ces dernières années, de petites entreprises locales qui proposent
les services et les matériaux nécessaires à la construction d'une maison. Afin de répondre à
la demande du village et de la région, les commerces de matériaux de construction de
Certeze et de Negresti-Oas offrent, sur place, toute une Europe. Ainsi, nul besoin d'aller en
France pour les modèles de maison, d'aller en Allemagne pour la céramique et les salles de
bain, d'aller en Italie pour le marbre. Le contact direct entre l'individu et le lieu d'origine
des objets est remplacé par les intermédiaires économiques locaux, qui facilitent et
accélèrent la construction des maisons. Le passage d'un réseau direct de mobilité d'objets à
un autre indirect, économique et réglementé, ne nuit pas à la marque « occidentale » de la
maison car, ce qui compte, c'est l'origine de l'objet et non pas son parcours jusqu'à la
destination ou le lieu de l'achat. Étant donné la diversification de l'offre, les produits
d'origine française sont en concurrence avec les produits d'autres pays. Cette concentration
du global dans le local fait en sorte que les « maisons de type français » sont de plus en plus
souvent qualifiées de « type occidental ». Cette dynamique locale est également amplifiée
par le champ sémantique du mot « occidental », qui ne fait plus seulement référence au lieu
de travail ou à la provenance des biens et de l'argent, mais également au style de vie que les
gens de Certeze et du Pays d'Oas tentent de s'approprier et de régulariser dans leur région
et leur village. Pour conclure, la « maison de type français » ne vient pas uniquement de
240
France mais de partout, ce qui justifie l'utilisation parallèle par les Oseni et les Certezeni de
la dénomination « occidentale ».
Carte No 7 : Mobilités centripètes des formes architecturales entre 1990 et 2005, vers Certeze
— Première vague
— Deuxième vague
— Troisième vague
241
en forme d'] arche se construisent depuis l'an dernier, alors qu'il y en avait deux à Certeze.
Maintenant, d'autres ont commencé à se faire construire, mais les maisons sont très coûteuses.
Vraiment, ce n 'est pas n 'importe qui peut se permettre une telle maison ! Le matériel à lui seul
coûte 50 000 euros environ. (Constructeur qui travaille en France, 45 ans, No 39/2005, Certeze)
Depuis 2005, les « maisons de type américain » se multiplient des deux côtés de la
chaussée nationale de même qu'à l'entrée du village de Certeze. Non loin du centre, on
rénove une maison qui rappelle la maison moderne longue des années 1989. Les annexes
incorporées dans le bâtiment principal sont agrandies. Il en résulte une deuxième maison
positionnée perpendiculairement sur la structure principale. Le toit est en arche et les
balcons et les fenêtres de la façade du bâtiment initial sont agrandies à leur tour
(Photographie No 11). Quant aux « maisons de type américain » construites à l'entrée du
village, elles ont été érigées à partir de zéro. Alors d'où vient la dénomination « type
américain » et pourquoi le toit en arche est-il associé à l'Amérique ?
242
La « maison de l'Américain » fait clairement référence au lieu de travail du propriétaire.
Par contre, il n'y a aucun rapport entre l'origine du modèle et le lieu du travail.
L'appropriation de la dénomination « Américain » est le résultat de l'activation de tout un
imaginaire valorisant que les Roumains se font des États-Unis. Avant même la chute du
communisme, malgré le mur qui séparait les deux mondes, l'Amérique était présente dans
les foyers communistes grâce à des objets provenant de réseaux de commerce
informels : les boîtes à cigarettes Kent, gardées et exposées fièrement dans la vitrina (la
vitrine) communiste, ou encore les bouteilles de whisky, plus appréciées pour leur
emballage que pour leur contenu. Tous ces objets ayant une identité valorisante durant le
communisme sont intégrés dans le code roumain de la réussite, surtout grâce à l'influence
de téléséries comme le feuilleton télévisé Dallas, où le personnage principal, J.R. —
incarnation de la richesse, du pouvoir et de la ruse — est toujours présenté son verre de
whisky à la main. Au personnage et aux objets se rajoute le lieu, le ranch de Southfork,
devenu pour les Roumains le symbole du luxe et du bien-être. D'ailleurs, après la chute du
communisme, un nouveau riche roumain a fait construire une ferme à l'image de celle
représentée dans la télésérie américaine. Il arrive que le nom de la métropole Dallas soit
utilisé pour désigner des quartiers de nouveaux riches construits en marge des villes.
243
pouvoir faire une différence. Ainsi, la dénomination « maison de type français,
autrichien ou américain » n'est pas nécessairement un reflet fidèle du lieu de travail du
propriétaire ou de l'origine du modèle. Elle est la monstration de la réussite du propriétaire,
qui encode toute une sémantique identitaire valorisante : richesse, bien-être, civilité et
civilisation dans le sens d'appropriation d'une conduite honorable et reconnue. Tout ce qui
importe, c'est qu'au village la maison soit reconnue « de type occidental ».
Certeze devient un modèle pour les autres villages. La volonté d'imiter l'Occident est
accentuée localement par le désir d'avoir comme les gens de Certeze. Les modèles « de
type occidental » sont repris non pas directement de la source, mais du village voisin :
C 'était l'influence. Il y avait cette vague de construction de maisons. Ils [les Moisenari] ont vu
que les Certezeni avaient avancé grâce à leurs maisons... Alors pourquoi ne ferions-nous pas
la même chose ? Construisons nous aussi des maisons ! Et en voyant que le voisin a commencé,
ils ont commencé eux aussi. (Prêtre Bobita [65 ans], Moiseni, 2002)
244
Malgré les différences entre les villages, le Pays d'Oas s'associe à un méta-réseau
communautaire régional, qui dépasse les frontières administratives et qui suit de
nombreuses ramifications sociales, que ce soit de famille, de voisinage, d'amitié ou de
travail. Les villages se surveillent en permanence et ne cessent de se comparer. Si autrefois
la terre, le bétail, la capacité de travail individuel et familial représentaient des critères
d'appréciation et de différenciation entre les villages, à présent, la maison absorbe toutes
ces fonctions. Les maisons des Certezeni ne laissent pas indifférents les voisins proches. La
circulation des formes architecturales commence à se faire par ce réseau communautaire
régional traditionnel appelé osenesc (qui rappelle le nom Oas, « du Pays d'Oas »), très
ancien et bien ancré dans la manière des Oseni de se définir. Même si au départ, les
Certezeni sont les principaux acteurs dans le phénomène de la construction, ils sont avant
tout des Oseni. Le comportement bâtisseur est facilement généralisé aux autres villages
comme symbole de réussite de toute une région. Dans la description du changement
régional, les autres villageois commencent toujours avec la présentation des « maisons de
type occidental » comme la matérialisation d'un changement plus profond, identitaire.
Cette présentation est toujours suivie par la question qui legitimise les affirmations : Avez-
vous vu ce que les gens de Certeze ont fait ? (2004, 2005, Huta-Certeze, Bixad, Calinseti,
Moiseni et même la ville de Negresti-Oas). Les maisons de Certeze deviennent un point de
référence et un objet de désir pour les autres habitants du Pays d'Oas. La généralisation de
la mobilité des modèles fait de la nouvelle maison Télément identitaire le plus significatif
des Oseni. Avoir une maison comme les Certezeni signifie être riche comme eux, être un
vrai Osan et appartenir à cette région.
245
deux localités, le rapport traditionnel de supériorité ville/village s'inverse : les habitants de
Negresti-Oas reconnaissent que les Certezeni sont plus avancés qu'eux en construction. Sur
le terrain, le processus de construction à Negresti-Oas est aussi ample qu'à Certeze.
C a r t e N o 8 : Circulation régionale
centrifuge des maisons de type
occidental au Pays d'Oas
Les Hutari sont les derniers à suivre l'exemple des leurs voisins. Ces dernières années, les
différences se sont visiblement amenuisées :
Sous Ceausescu, il y avait une grande différence entre Certeze et Huta : à Huta, les gens
travaillaient pour l'État. Les Certezeni ? Ils avaient une ambition : aller aux défrichements ! Il
y avait de grandes différences ! Maintenant ? Beaucoup de gens de Huta sont partis en France,
en Italie comme nous, les Certezeni. Et ils ont commencé à construire. Avant, ils avaient
l'habitude de dire : « Ooooh ! Les Certezeni font des maisons ! » Voilà, ils ont commencé à en
faire eux aussi ! Quelles villas, quelles maisons ! (Floarea, 34 ans, No 34/2005, Certeze)
Le processus de la diffusion des modèles est graduel et dynamique. Le principe de base est
l'observation d'un modèle désiré et sa reproduction. Nul besoin d'avoir un plan ou une
246
esquisse. Il s'agit d'aller avec le maître pour lui montrer la maison désirée afin d'en bâtir
une autre pareille (Certeze, Huta-Certeze, 2005). Dans la logique du voir, l'extérieur reste
une priorité. Quant à l'intérieur, c'est au propriétaire de décider, et généralement
l'aménagement ne suit pas la configuration de l'original. La répartition et l'aménagement
de l'espace intérieur sont plus individualisés et personnalisés.
Ma maison a deux niveaux. Maintenant, j ' a i commencé la mansarde. Le modèle, j e l'ai pris de
Certeze. Je l'ai aimé. Seulement l'extérieur, mais pas l'intérieur. [Le modèle de Certeze] ne
vient pas de l'étranger. Je l'ai aimé, donc j e l'ai pris. (lose, 17 ans, No 18/2004, Huta-Certeze)
Dès qu'une partie de la maison est achevée, le propriétaire intervient. Comme lose arrive à
la conclusion que sa maison sera trop haute si on lui met la mansarde, il décide de
l'abandonner. Ce qui initialement ressemble à une imitation devient une adaptation
personnalisée en fonction des attentes et des goûts personnels.
En plus du plan et de la forme des maisons dont la popularité se déplace de Certeze vers les
autres villages, il existe une autre forme de mobilité, fragmentée et bien plus large que la
première, celle de retenir des éléments architecturaux plutôt que l'ensemble de la
construction. Le choix n'est pas aléatoire. La mansarde, notamment, représente des
marqueurs du caractère occidental du bâtiment entier. L'utilisation préférentielle des
matériaux dépend aussi de ce que font les Certezeni. Les rambardes en inox, les escaliers et
les clôtures en marbre ont aussi été copiés des modèles de Certeze. Les fenêtres en bois aux
vitres claires sont remplacées par des fenêtres préfabriquées aux vitres teintées.
L'agrandissement des annexes et leur transformation dans une deuxième maison suit la
même logique. Quant à l'intérieur, le salon est revendiqué comme originaire de Certeze, de
même que l'aménagement des salles de bain ou de la cuisine. De plus, on parle du « jacuzzi
comme chez les Certezeni », de « colonnes comme chez les Certezeni », car ce sont eux qui
les ont apportés de l'Occident. La direction inverse est très rare, et nous l'avons bien vu
dans le cas de la « maison de type américain ». Toutefois, les gens de Certeze restent
toujours les plus rapides et les plus innovateurs. Les autres ne font que chercher à se
maintenir dans la course :
A Certeze, toutes les maisons ont des mansardes et tout ce que vous voulez. Chez nous [à
Moiseni], on construit très peu. On détruit les toits des maisons déjà bâties et on met des
mansardes. Plus loin d'ici, il y en a quatre ou cinq dont le toit a été détruit puisqu'il n'était
plus « beau » et qu 'on voulait construire un fronton ou une façade plus en avant, comme ils
disent, modernisé. (Bobita, 65 ans, No 1 /2002, Moiseni)
247
Par le même processus de synecdoque, l'ensemble absorbe la sémantique de Tailleurs dont
la partie est investie. Pas besoin de construire un modèle en entier pour avoir une « maison
de type occidental ». La simple destruction du toit de type clop, le rajout de la mansarde et
d'un toit à deux pentes confèrent au bâtiment le type « occidental ». Il s'agit d'un trompe-
Tœil qui donne l'impression que tous les modèles proviennent de l'étranger. La mansarde,
par exemple, bien qu'elle soit reprise de Certeze, pour les habitants des autres villages, ne
perd ni sa valeur ni la marque de la modernité et de la belle vie associées à une géographie
globale, occidentale et valorisante. Elle n'acquiert cette signification sociale et symbolique
qu'à l'échelle locale. N'ayant pas de fonctionnalité précise, elle reste inhabitée et non-
aménagée. Ce qui importe est le message que transmettent ces éléments architecturaux et,
par extension, la maison. Ainsi, dans la région du Pays d'Oas, le village de Certeze remplit
deux rôles : premièrement, il filtre les formes architecturales de l'Occident et de la région ;
deuxièmement, il est le centre de diffusion des modèles de construction et d'aménagement.
Par un processus d'empathie (Mauss 2007), la construction des maisons à partir des
modèles existant à Certeze est synonyme de reproduction de maisons que Ton trouve en
Occident.
248
Tableau 8 : Diffusion verticale des modèles de maisons dans le village de Certeze avant 1989
Delegati (« chefs d'équipe »)
v
Travailleurs au rîtas
v
Travailleurs de l'Etat et autres
Après 1989, le rôle d'exemple à suivre que jouent les chefs d'équipe et ensuite les
travailleurs saisonniers est assumé par d'autres villageois, ceux qui travaillent à l'étranger,
notamment en France. Leurs constructions, plus imposantes que celles des années 1980,
prennent la relève comme exemple à suivre. La généralisation du processus de construction
dans tout le village amène une diversification du réseau de la mobilité des formes
architecturales et un changement dans la direction de la circulation, qui passe de verticale à
horizontale. La circulation n'est plus univoque, passant d'une catégorie sociale ou
professionnelle à une autre. Les modèles se déplacent de façon plus ou moins chaotique, en
se fondant sur la pluralité des réseaux, qu'il s'agisse de la famille, d'amis, de voisins ou
tout simplement d'individus.
Le réseau le plus important est celui de la famille car il permet deux types de
mobilité : temporelle et spatiale. Les parents ont légué la construction de maisons à la jeune
génération d'après 1989. Cet héritage prend deux formes. La première est matérielle, à
savoir lorsque les enfants possèdent déjà une maison construite par leurs parents pendant
les années 1980. Avec l'apparition de la « maison de type occidental », ces constructions ne
correspondent plus aux désirs de la nouvelle génération, qui se met à tout transformer. La
deuxième forme est coutumière et consiste à avoir une maison à soi dans le but de fonder sa
propre famille. Cette fois, il ne s'agit plus de reproduire une forme provenant d'ailleurs
mais plutôt de reproduire une pratique locale ancienne.
249
La mobilité spatiale passe aussi par des réseaux familiaux car les frères et les sœurs, les
cousins et les cousines s'imitent les uns les autres. Ce type de mobilité est bien visible dans
le cas des « maisons de type autrichien » dont nous avons déjà parlé. La circulation selon
les liens de parenté est amplifiée par les rapports de voisinage étant donné que la majorité
des enfants construise sur les terrains de leurs parents ou dans la maisnie (gospodaria)
familiale si le terrain le permet. Les deux enfants de Maria Buzdugan ont chacun une
« maison de type français ou occidental » construite sur le terrain de la leur mère, située
non loin du centre. La maison de la fille, dont la construction a débuté plus tard, ressemble
à celle de son frère : la forme, la couleur, le modèle, la hauteur et la grandeur (Photographie
No 15 et No 16). La maison de son frère est une réplique d'un modèle provenant de la
France, où le propriétaire a travaillé un certain temps. Lors de notre visite, il travaillait en
Roumanie dans une entreprise de construction de routes. Sa maison sert de modèle à la
deuxième maison, bâtie pour sa sœur, qui est assistante médicale à Negresti. Quelques
différences sont toutefois notables : le positionnement des balcons, l'emplacement du
garage et de l'entrée principale, l'emplacement des escaliers. L'intérieur est également
différent : contrairement à la maison de son frère, le premier étage est réservé au salon. La
disposition des chambres est différente. Ainsi, à l'intérieur du réseau social le plus restreint,
la famille, la circulation se joint à l'intervention personnalisée, qui donne l'impression de
variations sur un même thème. Les maisons sont à la fois semblables et différentes. Cette
adaptation de l'original représente la volonté de prendre possession de l'objet ou du lieu, en
éloignant ce dernier du modèle initial sans toutefois modifier la marque « occidentale » et
valorisante de la maison.
La proximité de voisins ne faisant pas partie de la famille permet aussi une mobilité élargie
des modèles, qui touche l'ensemble de la communauté. Le voisinage fonctionne selon le
même principe de ressemblance et différenciation, à l'exception que la relation présente
une certaine rivalité. Même si, dans le cas de la famille, il existe aussi une forme de rivalité,
la logique d'entraide est bien plus importante. Dans la relation avec les voisins, il ne s'agit
pas d'avoir seulement la même chose qu'eux mais plus qu'eux. La rivalité devient
concurrence, phénomène bien visible après 1989. La concurrence, élément dynamique de la
circulation interne des modèles ou des éléments architecturaux et d'aménagement,
250
ressemble à un jeu dont les principes de base, apparemment antagoniques, fonctionnent
ensemble. Elle peut s'énoncer ainsi :je veux une maison pareille, mais plus haute et plus
large que celle de mon voisin. À la fois imitation et différenciation, la reproduction de la
maison du voisin repose sur une volonté de domination (Bourdieu 1980). Ce sont les deux
vecteurs qui dynamisent la construction à la verticale au Pays d'Oas. Rémy reconnaît
également ce principe mais dans le cas d'une ville : « Pour être innovatrice, la ville doit
composer avec une double exigence : d'une part, assurer un processus unificateur et d'autre
part, ne pas neutraliser les différences [...] Cette dualité peut servir au dynamisme local »
(Rémy 1999 : 341). Si, dans le cas de Rémy, les exigences de l'unité architecturale tiennent
des règles de l'urbanisme, dans le village, c'est la communauté à elle seule qui impose ses
propres limites en ce qui concerne la forme et la grandeur de la maison. Par ailleurs, la
communauté villageoise n'est pas une structure égalitaire mais hiérarchisée. Le besoin
d'occuper une place dans la hiérarchie sociale et symbolique ne peut se manifester que par
la différenciation dans le but de rendre l'adversaire inférieur.
Les voisins entrent en concurrence les uns avec les autres en raison de leur proximité
spatiale immédiate :
Si, en arrivant à la maison, j e vois que tu as fait le toit de deux pentes, moi, j e vais mettre une
mansarde. Je n 'utilise plus de la tuile rouge mais de la verte. Ah ! Tu as fait comme ça ! Moi, j e
vais refaire ma clôture. Je construis un style de clôture plus haut. Et de là la concurrence : si le
voisin a bâti une maison à deux étages, j ' e n construirai une à trois étages. Si le voisin a
construit une mansarde, j e ferai la même chose. S'il a fait une coupole, j e ferai autrement, etc.
(Nelu (30 ans) Huta-Certeze)
À Certeze, il est fréquent de voir deux ou plusieurs maisons semblables dont une plus haute
que les autres (Photographie No 17). Dans ce cas, le plan initial et la forme demeurent les
mêmes. On ne fait que rajouter un étage et, éventuellement, changer la couleur. Ainsi, à la
circulation matérielle exogène ou endogène correspond tout un travail de transformation et
d'adaptation des formes locales.
Le contact réel, sensoriel, avec le monde Occidental ou la proximité des individus du Pays
d'Oas, ainsi que l'Autre, l'étranger, ne représentent pas les seuls canaux de mobilité des
251
modèles « de type occidental ». L'accès à toute forme d'information comme les revues
spécialisées en architecture et en aménagement intérieur, de plus en plus nombreuses en
Roumanie, et l'accès aux moyens virtuels de communication (télévision, vidéo, téléphonie
cellulaire, Internet) activent de nouveaux canaux de mobilité, qui favorisent la circulation
des biens et des modèles architecturaux à l'échelle locale et entre les différentes régions du
monde.
Après 1989, les téléromans sud-américains envahissent les chaînes de télévision roumaines.
Ils présentent généralement l'histoire d'amour et de réussite d'une jeune fille ordinaire,
habituellement paysanne. Après de longues épreuves surmontées grâce à son honnêteté, à
son esprit laborieux, etc., elle épouse l'homme de ses rêves, beau, riche et convoité par
toutes les femmes. Enfin, elle parvient à bâtir une carrière, que tout le monde envie.
Histoire avec un happy end, le téléroman nourrit les désirs cachés des femmes de toute la
Roumanie, particulièrement des femmes mariées, qui restent à la maison. Cependant, ces
programmes touchent de plus en plus de femmes, de tous âges et de toutes professions.
Dans ces téléromans, la maison luxueuse qui remplace la façon ancienne et précaire de
vivre fait partie de l'épanouissement du personnage féminin. Pour les femmes du Pays
d'Oas, la reproduction du même type de maison, de l'aménagement intérieur, de la cuisine,
252
etc. devient le moyen de matérialiser l'amélioration de sa situation sociale et économique et
de transmettre ce message aux autres. Par exemple, dans sa cuisine d'inspiration sud-
américaine, la femme au foyer de Certeze transmet une image différente de celle de
la paysanne pauvre et chargée des tâches de la gospodaria, qui ramasse le foin et élève des
animaux. Il s'agit d'une femme qui achète sa viande au magasin, qui possède (et peut-être
utilise) des appareils électroménagers performants et qui par conséquence, ne passe plus la
grande partie de son temps dans la cuisine. Pour l'aménagement de sa cuisine, Vadan Nuta
de Certeze s'est inspirée de son téléroman sud-américain préféré. Le coin cuisine est séparé
de la salle à manger par des colonnes de brique en forme d'arche (Photographie No 18). Le
principal agent de transfert dans ce cas est la femme. Les explications viennent de soi : la
femme reste plus longtemps à la maison et elle intervient dans l'aménagement de la cuisine,
l'espace considéré traditionnellement comme féminin. Présente dans tous les téléromans
sud-américains et associée à l'idée de richesse et de réussite, la nouvelle cuisine devient
rapidement la marque sociale et symbolique d'un statut supérieur et amélioré de la femme
du Pays d'Oas.
Malgré la marque valorisante des intérieurs promue par les téléséries sud-américaines ou,
plus récemment, américaines, comme Le feu de l'amour, l'appropriation de ces modèles ne
se fait pas sans difficulté, surtout lorsqu'il s'agit de les accompagner d'usages et de
pratiques qui sortent de Tordre villageois et surtout du code local de l'honorabilité
féminine. Cette image libérale projetée surtout par les femmes de Certeze est sanctionnée
par les femmes des autres villages, qui les accusent de ne pas être de vraies gospodine. Le
mot «gospodine» vient du terme «gospodaria» («la maisnie» [Stahl 1975] ou
« household » [Mihailescu 2001]) et il réfère à une bonne cuisinière qui s'occupe bien de sa
famille et de ses enfants. Une fois appropriée est territorialisée dans le local, cette culture
domestique ne reste ni figée ni fidèle aux modèles désirés. Elle subit des pressions à
l'échelle locale, sujet que nous développerons plus tard dans cette thèse.
Par ailleurs, les revues spécialisées de type Ma maison contribuent à la situation. Elles
présentent, en effet, des propositions et des modèles occidentaux d'aménagement intérieur
et extérieur. Considérées comme savante ou citadine, les revues sont plutôt utilisées par les
253
architectes pour proposer des modèles de construction à leurs clients. Étant donné la faible
collaboration entre les Certezeni et les architectes, les revues ont une influence moins
importante. Un exemple reflétant la situation est la maison « de l'Américain », déjà évoqué,
dont le modèle est tiré d'une revue que le maître avait montrée à Golena Maria.
Les allers et retours entre le Pays d'Oas et l'Occident permettent aux Oseni de se
familiariser avec différentes techniques de communication, telles la vidéo. C'est de cette
façon que le propriétaire absent participe en quelque sorte à la construction de sa maison.
Les médiateurs sont les parents qui, à l'aide de films pris pendant le processus de
construction, informent leur enfant du déroulement du projet. Ils filment le modèle choisi
qui provient soit du village soit de Certeze, s'ils habitent ailleurs. Une fois l'accord de
l'enfant reçu, les parents entreprennent le processus de construction et en filment toutes les
étapes. La famille Olah de Huta Certeze a ainsi construit une maison pour leur garçon,
Fanea, qui travaille en France depuis 9 ans. Le modèle provient de Certeze. Leur fils a suivi
le cours de la construction à l'aide des films réalisés par ses parents. De même, les enfants
prennent des films de la maison qu'ils choisissent à l'étranger pour ensuite les envoyer à
leurs parents, qui reproduisent la maison au village. Le père de Fanea affirme ce qui suit :
C'est moi qui ai choisi le modèle. Je lui envoyé une photo puis j ' a i enregistré une cassette
vidéo. Mon fils aîné, qui a une vidéo, lui a apporté le film pour que Fanea puisse la voir. A la
fin, j ' a i filmé la maison. Pour ce qui est du toit, j e me suis inspiré de Tetuca Irinchii [...] Le toit
a une mansarde. Je trouve que cette maison est mieux que l'autre. (Olah loan, 63 ans,
No 17/2004, Huta-Certeze)
La vidéo n'est pas seulement un canal de « transport » des formes architecturales d'une
partie de l'Europe à une autre, mais aussi un facteur de ruse. Souvent, les désirs
matérialisés virtuellement sur pellicule sont incompatibles avec la réalité locale du terrain
ou la dextérité des constructeurs ou de ceux qui dirigent la construction. Il arrive qu'au
retour, les enfants ne soient pas tout à fait satisfaits du résultat. S'ils ont les moyens, ils
commenceront immédiatement les modifications.
La vidéo représente également un canal de circulation interne, soit d'une famille à l'autre,
des modèles d'aménagement intérieur. Cette mobilité virtuelle locale est activée par un
contexte traditionnel qui n'a aucun lien avec Tailleurs. À Noël, les jeunes garçons habillés
254
en costume traditionnel régional se promènent, avec leur caméra vidéo, de famille en
famille ou de maison en maison, où il y a des filles en âge de se marier, afin de leur
adresser leurs vœux en dansant et en chantant et ainsi d'établir les premiers contacts.
Invités dans la maison, au salon, ils filment la performance. Plus tard, les garçons et leur
famille regardent les films et évaluent en même temps Tarrière-plan où se déroule la
performance traditionnelle, « le modernisme » de l'aménagement, les meubles, etc. Puisque
les jeunes filles concernées ont presque l'âge de se marier, les images filmées peuvent
augmenter ou, au contraire, diminuer leurs chances de se trouver un bon partenaire. Au-delà
de l'adaptation d'une pratique traditionnelle liée à l'institution du mariage, Noël est une
occasion d'avoir accès à ce qui est moins visible de la rue et finalement de reprendre de
nouveaux éléments. Une fois de plus, Tailleurs territorialisé dans les « maisons de type
occidental » est activé et mobilisé à travers des institutions sociales et des réseaux locaux
traditionnels. Malgré la mobilité de la population, d'un lien entre l'individu et l'espace
fragilisé par les suites d'absences et de présences plus ou moins régulières, cette
instrumentalisation du global dans le local assure le fonctionnement et la dynamique des
relations sociales communautaires au village et dans la région entière. Pour paraphraser
James Clifford, nous pouvons dire que le voyage ne peut donc pas se passer des racines
(1997).
Conclusion
L'architecture des années 1990 et 2000 du Pays d'Oas se distingue par l'occidentalisation
et l'extension de l'espace, qui supposent deux éléments complémentaires : l'appropriation
et l'intégration des nouvelles formes architecturales de diverses origines en Roumanie, en
général, et dans la région d'Oas, en particulier. Pour les Certezeni, la France est la
principale source d'inspiration, ce qui explique pourquoi la majorité de leurs maisons sont
« de type français ». Par contre, une analyse plus approfondie montre que l'origine du
modèle de maison ne correspond pas nécessairement au lieu de travail du propriétaire ou
encore au pays revendiqué. À la circulation des formes architecturales de l'extérieur vers
l'intérieur se rajoute une mobilité locale très forte, qui active une pluralité de réseaux
sociaux traditionnels. Cette mobilité et cette mobilisation interne conduisent non seulement
à l'intégration d'une culture matérielle étrangère mais également au remaniement d'une
255
culture locale déjà existante en fonction des nouvelles exigences et influences occidentales.
Autrement dit, « voyage », « racines », « mobilité » et « sédentarité » ne sont plus en
relation d'exclusion. Au contraire, ils coexistent (Clifford 1997 :3) dans ce que les Oseni
appellent déjà la « maison à l'occidental ». Ainsi, le comportement bâtisseur des Oseni et
les « maisons de type occidental » trouvent une réponse partielle dans la mobilité qui existe
entre l'icï et Tailleurs, entre le Pays d'Oas et l'Occident. Sans minimaliser le rôle des pays
étrangers dans l'importation des nouveaux modèles, ce que Ton voit aujourd'hui au Pays
d'Oas n'est pas un reflet fidèle de la mobilité des Oseni à l'étranger ou de l'expérience
d'une pluralité des lieux. Il s'agit d'une incorporation de cette expérience à l'intérieur d'une
autre, locale et ancienne. Sans être passive, cette incorporation agit en sens inverse en
déclenchant une mutation interne du local. La dynamique est si forte que le changement
devient palpable d'une année à l'autre, tant dans le matériel que dans la pratique et le
discours. Enfin, puisque cette translation n'est jamais terminée, le local continuant
d'actionner et de modifier, la conclusion à tirer est que le global au sens d'« Occident »,
comme modernité réclamée par les Oseni en tant que nouvelle manière d'être et de vivre,
finit par être domestiqué par le local (Goody 1979).
256
4. FAIRE BATIR SA MAISON A DISTANCE. NOUVELLES
ET ANCIENNES PRATIQUES DOMESTIQUES
DE (RE)PRODUCTION DES RELATIONS SOCIALES
DANS LE CONTEXTE DE LA MOBILITÉ
Le désir de construire touche presque toutes les catégories d'âge ou de sexe : les parents qui
ont des jeunes enfants, les adolescents proches de l'âge de mariage, les adultes ou même les
plus âgés qui possèdent un métier et qui construisent pour leurs proches. Les femmes
mariées poussent aussi leurs maris à bâtir. Mais construire une maison n'est pas facile. Les
tâches sont multiples et difficiles à gérer, d'autant plus que le propriétaire est la plupart du
temps absent. Or, Tune des caractéristiques de l'architecture vernaculaire de la Roumanie
ou d'ailleurs270 a toujours été T autoconstruction271, laquelle impliquait la présence physique
et permanente du propriétaire car il était à la fois bénéficiaire et exécuteur . Pour
souligner l'importance du moment, il suffit de rappeler les nombreux rites et rituels de
fondation que le futur propriétaire devait accomplir afin de se faire accepter par les esprits
du lieu et par la communauté . D'autre part, la construction de la maison paysanne
270
Maurice Bolch (1995 : 70-72) pour l'Europe ; Claude Lévi-Strauss pour les sociétés nord-américaines et le
monde européen médiéval (1984 : 195, 1987 : 210) ; Birdwell-Pheasant et Lawrence-Zuniga pour l'Europe
(1999). En Guyane Française, la nouvelle maison correspond à l'arrivée d'un nouvel adulte dans la vie sociale
du groupe (Aubert 1999 : 54) ; Stahl pour la Roumanie et l'Europe du sud-est et du centre (1974 : 401-2 ;
1978 : 92-4 et 199 ; 2000 : 117). Voir aussi H. Paul Stahl et Petrescu (1957) et Costaforu (1936 : 116) etc.
Pour la Bulgarie, voir Zhivkov, Berbenliev et Anguelova (ICOMOS, 1977). Pour le Pays d'Oas, voir
notamment Focsa (1975 et 1999).
271
Pour l'Europe, voir Roux (1976 : 173), Rapoport (1972 [1969], 1973) ; Villanova 1994 ;
2
Pour le Pays d'Oas, voir Focsa (1975 : 361-2). Voir aussi Paul Stahl 1979 : Sociétés traditionnelles
balkaniques. Contribution à l'étude des structures sociales dans « Etudes et Documents balkaniques »,
Paris : 98. Paul Stahl mentionne une seule situation lorsque la construction de la maison se déroulait en
l'absence du propriétaire. Dans la société traditionnelle roumaine, la maison était construite par le père du
garçon proche de l'âge de mariage. Le signe du rapprochement de ce moment était le service militaire. Il y
avait alors des cas où la maison était bâtie par le père, alors que le futur propriétaire était à l'armée, 1979 : 97.
273
II y a une très riche littérature ethnographique roumaine sur les rites de construction ou de fondation qui
fait surgir l'importance symbolique du moment de la construction d'une nouvelle maison. Par exemple,
Mircea Eliade parle de la « consécration du lieu » qui signifie organiser, ordonner l'espace ou le chaos (1965).
Pour des commentaires critiques intéressants des idées de Mircea Eliade, voir Henri H. Stahl, 1983 : Eseuri
critice despre cultura romaneasca (Essais critiques sur la culture populaire roumaine). Ed. Minerva,
Bucuresti : 197-200). Paul H. Stahl et Petrescu affirment qu'à part les techniques matérielles de construction,
la fondation d'une maison implique un rituel spirituel basé sur la religion et sur des coutumes archaïque
préchrétiennes » (Stahl et Petrescu, Oameni si case de pe Valea Moldovei (1928-1953) (Les hommes et les
maisons à Valea Moldovei)), Paideia, Bucarest, 2004 : 26) ; Paul H. Stahl affirme aussi que la construction de
la maison suit des règles destinées à consacrer l'endroit choisi, à assurer la solidité et la chance du bâtiment et
des personnes qui l'abrite, à éloigner les esprits malfaisants » (« L'organisation magique du territoire
villageois roumain» dans L'Homme, tomme XIII, juillet - septembre, 1973, nr. 3, Paris: 156); Vintila
257
activait plusieurs réseaux sociaux, les « maîtres » constructeurs, la famille, les amis, le
voisinage, la communauté qui, dans la logique de l'entraide, offraient leurs services (Stahl
1979, Focsa 1975, 1999). L'acte d'échange supposait implicitement la présence des deux
parties qui négociaient et discutaient, sans intermédiaires, tous les détails et les démarches
de la construction : plans, esquisse, matériaux, emplacement, nombre d'heures de travail,
prix, tâches, nombre des personnes participantes, responsabilités . Tout se basait sur le
prêt de la force de travail, sans contrepartie en argent .
Mihailescu et Ioana Popescu soulignent le fait que la prise de possession du lieu par sa sacralisation
(matérialisée dans des rituels de fondation, de construction, de passage) n'a pas seulement un sens
métaphorique. La sacralisation de l'espace c'est son humanisation (Paysans de l'histoire, Paideia, Bucarest
1992 : 17) ; Valer Butura rappelle que « dans les traditions du peuple roumain, il était très important à savoir
où construire une nouvelle maison, qui en est l'auteur et comment elle est orientée. Tous ces précautions
étaient destinées à faire fuir les esprits maléfiques et a amener la prospérité, la chance, la santé pour tous ceux
qui vont l'habiter (Iordan Datcu (éd.). 1992. Valer Butura. Cultura spirituala romaneasca (La culture
spirituelle roumaine), Minerva, Bucarest : 267). Dans son article « L'organisation magique du territoire
villageois », Paul H. Stahl insiste sur la place des rites et des rituels magiques de consécration de l'endroit
destiné à la construction d'une maison (1973 : 150-62. Dans L'Homme, tome XIII, juillet-septembre 1973/3,
Paris).
274
Les obligations des autres étaient précises et généralement, elles étaient fixées verbalement. Cette coutume
d'entraide couvrait tous les territoires habités par les Roumains, voir la Transylvanie, la Moldavie et la
Bessarabie. St. Manciulea donne un exemple extrême d'un village de Transylvanie où les relations de
voisinage étaient réglementées par l'administration : « Celui qui ne viendra pas à l'heure convenue pour la
fondation de la construction de la maison d'un voisin, payera toute la journée, 24. Articulusul vecinatatii din
lghisul-Nou (Les articulations du voisinage en Ighisul-Nou), dans « Sociologie Romaneasca », Ive année, no.
7-12, Bucarest, 1942:524 cité et commenté par Paul H. Stahl, Sociétés traditionnelles balkaniques.
Contribution à l'Étude des Structures Sociales, Études et Documents Blakaniques, Paris, 1979 : 99.
Ion Ionescu de la Brad, Agricultura româna din Judetul Mehedinti (L'agriculture roumaine de la
circonscription Mehedinti), Bucarest, 1968 : 200-201.
276
Quelques années plus tôt, André Leroi-Gourhan affirmait que l'organisation de l'espace habité n'est pas
seulement une commodité technique, c'est, au même titre que le langage, l'expression symbolique d'un
comportement globalement humain, dans Le geste et la parole. La mémoire et les rythmes, Albin Michel,
1962: 150.
258
vulnérable le propriétaire ? Son absence nuit-elle à la création et au fonctionnement des
réseaux sociaux formés lors de ce moment précis ? Comment la mobilité affecte-t-elle le
rapport entre le propriétaire et la maison, entre le sujet et l'objet ?
Nous allons montrer que, loin de déstabiliser ou de briser le réseau social qui se formait
traditionnellement lors de la construction d'une maison, l'absence du propriétaire a deux
conséquences. Tout d'abord, elle conduit à une reconfiguration des rapports sociaux dans
laquelle les jeux de rôles changent, s'inversent, se moulent sur le rythme du va-et-vient du
propriétaire, en assurant aussi un renforcement du rapport entre l'objet et le sujet (Miller
2001). Ensuite, les rapports entre la maison et le propriétaire, de même qu'entre le
propriétaire et le réseau social local reposent sur l'apparition et l'utilisation de nouveaux
supports « matériels » de communication et de sociabilité, qui remplacent en fait une partie
du fonctionnement du réseau de sociabilité classique ou traditionnel axé sur la présence
physique (Appadurai 1996). Autrement dit, la construction de la maison est un espace et un
moment où la présence sociale l'emporte sur l'absence physique (De Radkowsky dans
Rapoport 2002 [1964] : 46)277.
Le projet de construire une maison existe bien avant le départ du propriétaire à l'étranger.
Une fois ailleurs, sa seule préoccupation n'est que de ramasser suffisamment d'argent afin
de pouvoir rentrer chez lui et démarrer les procédures administratives relatives à la
construction de sa propre maison. Insistons sur les éléments de démarrage, l'argent, le
projet et l'image de la maison rêvée.
Jusqu'à la moitié du XXe siècle, construire une maison au Pays d'Oas représentait un
processus long et difficile278. Généralement, l'obligation revenait à la famille du garçon et
7
Tilley montre la même chose pour les canoës Wala, en Thaïlande, dans Victor Buchli (éd.). 2002. The
Material Culture Reader. Oxford, New York : 53.
78
Dans son étude sur le Pays d'Oas, Gheorghe Focsa attire l'attention sur la difficulté et sur la longue durée
de la construction d'une maison. Le temps de préparation était variable, en rapport direct avec la situation
matérielle de la famille. Parfois ça durait de 15 à 20 ans - période durant laquelle les jeunes couples
utilisaient un bâtiment provisoire de type chaumière (1975 : 361).
259
la construction commençait lorsque l'enfant était proche de l'âge de mariage ou, plus
souvent, après le mariage. Le processus de construction supposait la mobilisation du
propriétaire et de la famille proche qui aidait jusqu'à la fin. Ensuite, il y avait la parentèle
éloignée, les voisins et même le village entier qui fournissaient surtout la main-d'œuvre .
Le manque de fonds280 incitait donc les individus à utiliser d'autres ressources tels les
réseaux sociaux locaux d'entraide et à procéder à une économie de l'espace habité, fait qui
donne peu de place aux variations architecturales. Le dessein ultime n'était pas de
construire plus grand et plus beau, mais de finir le plus vite possible la maison afin qu'elle
puisse accueillir la nouvelle famille.
Avec le départ des Oseni aux travaux saisonniers et ensuite à l'étranger, l'argent n'est plus
un problème. Le projet devient un peu moins urgent et plus dynamique car le propriétaire a
l'occasion et le temps de voir et de comparer. Comme la majorité des Certezeni travaillent
au domaine de la construction, la vue donne place à l'expérimentation, tout en créant
l'opportunité d'évaluer encore plus les chances de pouvoir bâtir leur propre maison.
L'accent est mis sur l'extérieur car on veut avoir « quelque chose qui ressemble à... » Dans
un premier temps, cette culture de l'image et du regard (Huyghe 1993)281 a comme réfèrent
Tailleurs, l'étranger. Une fois chez soi, l'image de la maison est travaillée en fonction
d'une réalité locale spécifique. Avec la généralisation du processus bâtisseur, le local lui
même prend en charge la fonction de premier réfèrent. Avant de partir ailleurs, l'individu a
19
Paul Stahl souligne plusieurs fois le fait que la construction de la maison paysanne roumaine était le
résultat d'un travail collectif, incluant le futur propriétaire, ses parents, en particulier le père du garçon, la
famille proche et étendue, les voisins et, enfin, la communauté entière. C'était la manière de compenser le fait
que, dans le passé (jusqu'à la première moitié du XXe siècle), chacun construisait pour soi-même la maison,
sans faire appel à des maîtres constructeurs ( 1979 : 97-98).
Après la Seconde Guerre mondiale, avec l'installation du régime communiste en Roumanie, le langage
scientifique ethnographique est de plus en plus pris dans les explications économistes qui émergent avec le
discours marxiste sur le fonctionnement de la société. Malgré une attitude critique de la part des sociologues,
cette interprétation est présente bien avant, dans les années 1930, dans les études monographiques dirigées par
Gusti. En dépit de cette dominance, Gusti a une attitude critique, en attirant l'attention sur le fait que
l'économique seul ne peut pas expliquer l'existence du social. Par contre, si l'économie fait partie d'une
pluralité de perspectives socio-culturelles, la compréhension du fonctionnement de la société en général est
assurée. Les valeurs économiques et spirituelles (science, art, religion) forment le contenu de l'existence du
social (Sociologia monografica, stiinta a realitatii sociale (La sociologie monographique, science de la
réalité sociale), introduction à Traian Herseni, Teoria nonografiei sociologice (La théorie de la monographie
sociologique), 1934 : 318-319.
281
Huyghe, René 1993 : Dialogue avec le visible, Paris : Flammarion.
260
déjà une idée de ce que sera sa maison. Une fois ailleurs, cette image est réinterprétée (de
Villanova 1994:84) en fonction de l'expérience qui y est acquise, des tentations
déclenchées par la vue et par l'argent gagné. En d'autres termes, entre ici et ailleurs, il n'y a
pas juste une image de la maison rêvée, mais plusieurs qui se succèdent, se mélangent, et se
transforment. Loin d'être clair, le modèle de la maison désirée est flou et changeant.
Après un séjour ou deux à l'étranger (de 3 à 6 mois), soit le futur propriétaire rentre
temporairement à la maison afin de démarrer le projet, soit il envoie de l'argent à ses
parents qui prennent en charge toutes les procédures de construction. Dans le premier cas,
avant de partir à l'étranger, le jeune propriétaire discute avec son père sur le modèle de la
maison de même que sur le terrain, puis il entreprend les démarches administratives.
Ensuite, il embauche un maître (mester) qui, à l'aide d'une équipe de bâtisseurs, élève le
bâtiment (Photographie No 1). L'élévation et la finition de l'extérieur se passent
habituellement après le départ du propriétaire de manière assez rapide : trois mois
maximum. Quant à l'intérieur, son aménagement peut prendre des années. Il dépend des va-
et-vient du propriétaire qui choisit de prendre en charge personnellement cette étape de la
construction. Dans le second cas, l'argent est envoyé aux parents tout comme la photo de la
maison désirée ou le plan général. Les discussions et le suivi des démarches entreprises par
les parents se déroulent par téléphone.
52
Cette situation n'est pas spécifique au Pays d'Oas, mais aux Roumains en général. Avant la chute du
communisme en 1989, les maisons paysannes se construisaient d'une manière traditionnelle, avec le capital
financier, le matériel et la main-d'oeuvre fournis par la famille et par la communauté. Dans la ville, aussitôt
261
Une fois la maison rêvée et l'argent envoyé, il faut obtenir les papiers nécessaires. Les
approbations ne sont que des formalités car « tout s'arrange » au Pays d'Oas.
Conformément à la loi, il faut être propriétaire du terrain, obtenir les autorisations de
construction du centre administratif Satu Mare et aussi de la mairie du village283.
L'évaluation du terrain, le plan et l'esquisse de la maison sont réalisés par un technicien
accrédité. Ensuite, l'architecte fait les vérifications et les évaluations, signe et donne le feu
vert pour la construction de la maison. Le propriétaire et le constructeur à leur tour doivent
respecter l'esquisse et le plan et faire d'autres papiers pour toute modification apportée à
l'intérieur ou à l'extérieur du bâtiment. Bref, le plan et l'esquisse de la maison n'ont lieu
qu'après une série de vérifications et d'évaluations.
En réalité, cette logique des procédures est rarement respectée. À Certeze, on choisit la
maison qu'on veut construire et ensuite on évalue le reste. La configuration du terrain n'est
prise en compte que si elle pose vraiment des problèmes. Ce qui compte est de matérialiser
la maison désirée et de respecter les désirs du propriétaire. La personne chargée de la
construction de la maison discute avec le maître qui évalue le modèle, vérifie la fiabilité du
terrain et s'assure de l'adéquation de ce terrain au modèle. La forme finale de la maison et le
que l'individu ou la famille obtenait un emploi dans une entreprise, il était doté d'un appartement dont le
propriétaire était l'État. Ces deux situations, la tradition d'une part, et «le soin» étatique, d'autre part,
éloignent les Roumains de l'intervention bancaire dans la gestion de leur argent. La seule institution où ils
pouvaient mettre de l'argent de côté était le C.E.C. (Centre d'Économies). De plus, dans le discours
idéologique socialiste, les institutions bancaires étaient associées à la société bourgeoise et au capitalisme,
donc à l'idée de fraude et d'exploitation du peuple. Cette image a persisté après la chute du communisme et,
dans certaines régions tels le Pays d'Oas, elle continue encore à se manifester. Ce n'est pas par hasard si,
pendant les années 1990, les Roumains travaillant à l'étranger préféraient envoyer leur argent par la poste, ou
par « l'autobus » ou l'autocar qui faisait le va-et-vient entre les pays de l'Europe de l'Ouest et la Roumanie.
Le chauffeur « était chargé » d'apporter l'argent en Roumanie contre une somme fixée en fonction du
montant. À la campagne, les gens optaient pour garder leur argent à la maison, selon le principe du bas de
laine. Dans les années 2000, les choses ont changé, surtout dans la ville, où les gens font des prêts pour
acheter une maison ou un appartement. Cependant, à la campagne, les maisons continuent à se faire construire
dans la logique traditionnelle de l'argent comptant.
L'autorisation de construction est accordée si elle respecte les documentations d'urbanisme et
d'aménagement du territoire. L'autorisation est délivrée par les maires des villages. Outre l'autorisation de
construction, il faut attacher une documentation technique : les plans de l'emplacement de la construction,
l'esquisse de la construction et la fonction du bâtiment. Cette documentation technique est réalisée par un
technicien autorisé. Ces documents doivent êtres vérifiés en conformité avec la loi. Pour la partie
architecturale, les papiers doivent êtres signés par l'architecte qui possède le diplôme accordé par l'État
roumain. Pour la partie d'ingénierie, la signature requise est celle d'un ingénieur (Monitorul oficial, loi no.
50/29 juillet 1991, paragraphe 6).
262
démarrage de la construction sont précédés par les négociations de personnes impliquées
directement : le propriétaire ou ses parents et le maître. Généralement, l'un s'adapte à
l'autre : les parents ou le propriétaire accepte certaines modifications s'il est vraiment
dangereux de commencer la construction dans la variante initiale. Quant au maître, il cède
souvent au début, mais intervient parfois durant la construction. Ainsi, les contraintes
physiques, le terrain notamment, affectent très peu la forme choisie de maison laissant plus
de place à des « contraintes »284 culturelles et sociales qui orientent d'une manière
définitive les choix des individus sur l'espace bâti (Rapoport 1972).
Ce rythme saisonnier de construction ne diffère pas du traditionnel, orienté lui aussi par les
saisons. La seule différence est qu'en 2005, la saison n'est plus structurée par les travaux
agricoles mais par les allers-et-retours du propriétaire. La loi 216/1998, laquelle garantit le
284
Rapoport utilise le terme de criticaly pour définir la manière des gens d'agir sur la forme de la maison et le
rapport entre l'environnement bâti et l'homme (1972 [1969] ; 1973).
8
Milieus et Rhythms sont nés du Chaos, affirment Deleuze et Guattari. Selon ces deux auteurs, le pouvoir du
Rythme l'emporte sur le pouvoir du milieu car « rythme » rassemble temps et espace. Sa force est l'action, la
répétition qui ordonne, qui donne forme à ce qui n'est pas encore formé. Rhythm is the milieu's answer to
chaos (Gilles Deleuze et Félix Guattari, A thousand plateaus. Capital and Schizophrenia, University of
Minnesota Press, Minneapolis, London, 1987 : 313).
263
droit aux Roumains d'avoir un visa de travail à l'étranger de 3 à 6 mois (Diminescu,
Lagrave 2001) réglemente davantage le rythme de construction et de modification des
bâtiments. Après une saison de trois à six mois, les travailleurs retournent au Pays d'Oas où
ils restent trois mois. Ils font en sorte que le retour se passe Tété. Souvent, la saison peut
varier en fonction des exigences du travail ailleurs, des périodes de congés ou de la durée
du contrat. Toutefois, ils essaient de s'accommoder en fonction des exigences et des
rythmes internes, locaux que nous allons maintenant démêler.
La construction de la maison n'est pas seulement encadrée par la relation que le propriétaire
entretient avec son lieu du travail à l'étranger. Elle est intimement liée à la dynamique
familiale, aux institutions du mariage et d'héritage, de même qu'à la succession des
générations. «Construire pour les enfants» implique l'idée qu'au moment du mariage,
l'enfant doit avoir sa propre maison. Cette logique, on Ta vue, n'est pas nouvelle. Elle
existait dans le village traditionnel où le père du garçon notamment commençait la
construction de la nouvelle maison dès que l'enfant était proche de l'âge du mariage, c'est-
à-dire, lorsqu'il était à l'armée. Dans la société traditionnelle, le mariage est l'institution
principale qui dicte le début des travaux et leur déroulement. Bien que cette logique soit
encore présente, le moment du commencement devient plus flexible. Premièrement, on ne
construit plus seulement pour les garçons, mais pour aussi les filles ce qui rend le volume
du travail plus lourd et plus long. Par conséquent, les parents peuvent commencer dès que
les enfants ont 5 ou 6 ans, ce qui traduit un détachement du processus de construction de la
maison de l'emprise de l'institution du mariage. En effet, la construction d'une nouvelle
maison peut commencer avant aussi bien qu'après la formation d'un nouveau couple et
même si ce dernier possède déjà une maison .
Le rythme de construction dépend aussi des priorités du propriétaire. Si c'est une maison
pour l'usage immédiat d'un couple nouvellement formé, on investit temps et argent et on
l'élève pendant un été, en trois mois seulement. Si on bâtit pour les enfants encore jeunes,
la construction de la maison traîne en fonction du temps du propriétaire et des liquidités
70 % des couples mariés interviewées à Certeze possédaient déjà une maison et étaient en train de la
refaire ou de construire une autre.
264
disponibles. Généralement, le parent qui construit une maison pour l'enfant a comme
priorité la transformation et la rénovation de sa propre maison. Ainsi, le bâtiment en
construction pour l'enfant reste en attente souvent jusqu'à ce qu'il soit proche de l'âge du
mariage et qu'il décide de partir à son tour pour gagner de l'argent. À ce moment-ci, soit il
continue à construire ce que son père a commencé, soit il abandonne la maison à moitié
bâtie et en commence une autre. Ce qui, au début, est rythmé par Taller-retour entre
Tailleurs et le village finit dans la majorité des cas à se plier à la succession des
générations. Pour les jeunes, cette maison commencée par les parents, non finie ou
partiellement finie, les oblige, les oriente, les contraint à partir, à revenir et à ordonner
finalement leur quotidien et leur vie en fonction de la construction de leur propre maison.
Alors, la construction de la maison n'est plus un moment mais diverses temporalités
articulées en tonalités locales et étrangères auxquels l'individu s'adapte et se plie.
Le retour du propriétaire est aussi dicté par certains moments importants dans le
déroulement de la construction qui nécessitent une surveillance plus rigoureuse de sa part.
Il s'agit du moment où Ton finit le premier étage et où Ton « fait mettre le plancher en
béton » du deuxième étage. Ce moment marque le franchissement d'une première étape,
voir la fondation et le rez-de-chaussée, et le commencement de la deuxième partie de la
maison, les étages. La construction du toit est aussi un moment important car cela signifie
que la maison este ridicata « est levée ».
La construction de la maison est rythmée aussi par le temps du maître et de son équipe. Si
la charge de la construction est entièrement confiée aux parents, la construction de la
maison échappe au cycle saisonnier du propriétaire afin de se plier à l'usage local du temps.
Entre les travaux agricoles et ceux de leur propre gospodaria, les parents surveillent les
maîtres et les travaux et, souvent, contribuent aux travaux et achètent des matériaux. Cette
logique traditionnelle de l'entraide familiale diminue considérablement l'impact de la
mobilité des individus sur le rythme de construction car il suffit d'envoyer de l'argent. Tout
avance en fonction du capital qui parvient de l'étranger et qui permet le paiement des
maîtres et des matériaux de construction. Un Certezan de 52 ans qui a vécu les travaux
265
saisonniers des années 1980 et qui venait d'arriver de la France où il travaille en
construction, conclut avec un ton d'amusement et de gêne :
C'est comme ça chez nous. Tout le monde investit dans des forteresses. Chaque individu
cherche à se faire construire une maison [...] Les choses ont évolué aussi en fonction de
l'argent. C'est difficile là-bas. Tu travailles ailleurs, tu rentres chez toi, tu envoies de l'argent
aux parents s'il y en a... C 'est comme ça (Certeze, 2005).
Le lieu de construction n'est pas acheté mais obtenu. Malgré une agriculture très faible,
tous les habitants de Certeze et du reste des villages sont propriétaires des terrains à
l'intérieur et à l'extérieur du village. Nous sommes tous d'ici, nous sommes tous de ce
village. Chacun de nous a eu un morceau de terre plus ou moins étendu, selon ses revenus.
Chacun veut se faire construire sur son morceau de terre (Certeze, 2005). Gospodaria (la
maisnie) moyenne traditionnelle comportait - en dehors de la maison - les annexes qui,
disséminées partout, constituaient un nombre considérable de constructions distinctes
fonctionnellement, matérialisation des occupations principales - l'élevage de bétails, des
moutons notamment, et l'agriculture - et de l'état matériel du propriétaire (Focsa
1975 : 237). Le reste était dédié au potager et au verger qui couvraient la surface la plus
étendue. L'augmentation de l'importance de la construction à la défaveur des occupations
agricoles déclenche une reconfiguration spatiale de la gospodaria. Le terrain entourant la
maison des parents est partagé entre les enfants, garçons et filles, pour que chacun d'eux
puisse se faire construire une maison. Le verger est taillé, la dimension du potager réduite
et les annexes pour les animaux attachés à la maison afin d'économiser plus d'espace .
Quant à l'ancienne maison héritée par le cadet, elle est à son tour transformée ou détruite.
Parfois, à la demande des parents, elle est gardée ce qui fait qu'elle se trouve dans de
fâcheuses positions, témoignage indubitable de son existence temporaire. Écrasée par le
volume des nouvelles maisons, privée de l'espace large de la court traditionnelle, sans
contacte avec la rue, elle est invisible, mal soignée. Elle incommode et gène. Ainsi, la
La construction des annexes sous le même toit que la maison est imposée par les programmes de
systématisation socialiste des années 1970 qui avaient comme principal objectif de réduire l'espace habité ou
construit à la faveur de l'extension des terrains destinés à l'agriculture.
266
construction des nouvelles maisons n'est que la chronique de la mort annoncée de
l'autre288.
Construire sur la terre des parents est la règle générale à Certeze et au Pays d'Oas289. On
achète rarement des terrains. Pourquoi ? Premièrement, il était très difficile en 2005 de
trouver des terrains au centre du village. Deuxièmement, les rares mis à la vente affichent
des prix très élevés. Plus le terrain est au centre, plus sa valeur augmente :
Ici, la valeur du terrain est déterminée par sa position dans la localité. S'il est situé dans la
zone centrale, tu l'achètes en devises étrangères forte ! Que Dieu nous protège ! J'ai entendu
des prix... C'est incroyable, mais vrai. A part ça, ce qui se trouve derrière la maison est sans
importance. Ce qui importe est que le lieu soit bon pour la construction!...]Ceux qui ont eu des
grandes surfaces avec deux ou trois lieux pour les constructions et qui ont vendu peuvent vivre
tranquillement jusqu'à la fin de leurs jours... Des milliards ! Si je vous dis des chiffres, vous
allez penser que je suis un personnage de dessins animés ! Je ne peux pas vous dire d'où ils ont
tant d'argent. Une chose est certaine : nul d'entre eux ne travaille à l'école comme nous290.
Par exemple, le terrain de construction pour une seule maison qui mesure 22 acres, situé au
centre du village, tout près de la mairie et de l'église pouvait être vendu en 2005 entre 4 et 5
milliards de lei (l'équivalent à 20.000 euros).
Cependant, de telles transactions sont rares et l'argent n'en est pas la cause. Personne ne
construit à l'extérieur de Certeze, dans la ville, dans un autre village ou à l'étranger. Aussi
personne ne vient faire construire des maisons à Certeze ce qui est valable aussi pour le
reste des villages du Pays d'Oas. Les gens de Certeze construisent là où se trouve la
88
Nous paraphrasons le titre du roman de Gabriel Garcia Marquez, Chronique d'une mort annocée, Livre de
poche, 2003.
89
Comme les familles ne sont plus nombreuses à Certeze, il n'est pas très problématique de sectionner le
terrain pour la construction. Si la famille a un seul enfant, alors il recevra la moitié du terrain où il fera
construire une nouvelle maison. Un type de gospodaria a une maison plus ancienne et une autre, à côté, neuve
et en cours de construction. Plus rarement, les parents agrandissent l'ancienne maison pour le futur couple et
rajoutent des pièces en arrière pour y vivre après le mariage de leur enfant. Si la famille a deux enfants, un
garçon et une fille, on a deux variantes : le terrain est partagé entre les deux enfants l'ancienne maison étant
détruite ou transformée ; un des enfants, le garçon ou le cadet reçoit la moitié du terrain des parents tandis que
l'autre, la fille notamment, part vivre après le mariage dans la maison construite par son mari ou par ses
beaux-parents. Si les parents ont de l'argent et un terrain pour la construction située ailleurs, au village, ils
font construire des maisons pour les deux enfants.
90
L'entretien est réalisé auprès d'une des professeurs de Certeze qui habite à Negresti, la seule ville du Pays
d'Oas : Certeze, 2005. Lors de cet entretien et d'autres avec l'intelligentsia locale, j'ai remarqué le contraste
entre les Oseni, les habitants qui « travaillent » et le reste qui ne gagne presque rien. Ce contraste nous a
permis de comprendre la notion de « travail véritable » chez les Oseni : un travail qui demande de la force
physique, de la débrouillardise, travailler pour soi-même et non pas pour l'État, et de gagner beaucoup et vite.
Devenir professeur signifie le contraire : l'absence du travail physique, investir beaucoup de temps et d'argent
pour la formation. Le résultat est travailler pour l'État et à rien gagner.
267
parentèle qui possède des terrains pour la construction. Comme la parentèle habite le même
village et parfois les villages voisins tels Huta, le choix du terrain ne dépasse pas les
frontières de la région. Même s'ils ont plus de terrains, ils n'en vendent pas car ils sont
généralement réservés pour les enfants ou les petits-enfants. Si toutefois quelqu'un décide
d'en vendre, la transaction est connue, mais les détails restent confidentiels, ce qui permet à
l'imaginaire des autres de poser davantage leur empreinte sur les sommes véhiculées. À
part les propos de l'intelligentsia locale, nous n'avons pas remarqué une préférence pour le
centre. La règle générale est de construire là où se trouvent les terres de la famille.
D'ailleurs, il n'existe pas un écart visible entre la rue principale et le reste du village. Les
maisons de type occidental couvrent le territoire entier du village, aussi bien le centre que la
périphérie.
L'une des expressions que les habitants de Certeze utilisent pour nommer le processus de
construction de la maison est avansam pe betoane qui signifie mot à mot « avancer sur des
bétons»291. Sa avansam «avancer» exprime la rapidité et l'agressivité du processus. Il
communique aussi sa visibilité car on ne construit pas n'importe pas comment, mais à la
verticale (Photographie No 3). Quant au mot béton « béton », il témoigne de la solidité et
aussi de la durabilité de la construction. Cette expression fait son apparition dans les années
1970 lorsque les Oseni utilisent pour la première fois les plaques de béton292. Il faut
rappeler que le bois et l'horizontalité représentent les principales caractéristiques de
l'architecture rurale traditionnelle roumaine293. Le remplacement du bois par du béton
durant le communisme a un impact majeur non seulement sur la forme de la maison et les
pratiques de construction, mais aussi sur le discours identitaire des gens. Le béton n'était
291
Cette formule est présente dans plusieurs entretiens menés à Certeze et à Huta-Certeze.
En 1969, le Parti communiste demande l'augmentation du rythme de construction de nouveaux logements.
Cela coïncide avec le développement de l'industrie de production des matériaux de construction préfabriqués
et des panneaux en béton. En juillet 1969, sont approuvés et imposés les projets de construction avec les
nouvelles techniques et les nouveaux matériaux industriels (Mihail Caffe, « Aspecte générale aie diversificarii
locuintei » (Questions générales sur la diversification du logement), dans Arhitectura, 1970, 4/ XVIII, no.
125 : 19.
293
Adam Dazin fait une analyse intéressante sur la place du bois dans les discours sur la roumaineté (« a Man
will get Furnished : Wood and Domesticity in Urban Romania », dans Daniel Miller, Home
Posessions : Material Culture Behind Closed Doors, Oxford, Berg : 2001 : 173-99)
268
pas seulement un matériel de construction parmi d'autres, mais la matérialisation de la
nouvelle société socialiste telle que décrite par Hrusciov, en Union Soviétique. Les édifices
en béton sont forts, monumentaux. En plus, le béton est révolutionnaire parce qu'il est le
résultat de l'industrie lourde. Il est aussi gris, le reflet de la couleur des travailleurs294.
Contrairement à la glace, par exemple, le béton est « masculin », âpre, viril (Glendenning &
Muthesius 1994:92), massif et immobile. C'est la matérialisation du progrès et du
matérialisme socialiste (loan 2004 : 147-148).
Malgré « la solidité » du processus suggéré par l'expression « avancer sur des bétons », la
construction d'une maison à Certeze est imprévisible. S'il est vrai que le début est
clairement associé à la volonté de posséder une maison, sa construction peut prendre
diverses formes que nous allons tenter de démêler295. Construire une maison signifie
creuser la canalisation, bâtir la fondation, construire les étages, mettre le toit, les fenêtres et
les portes extérieures, l'isoler et la peindre296. Cette situation est dominante, 60 % des
maisons de Certeze et de Huta sont élevées de cette manière297. Ce qui compte est de finir
l'extérieur de la maison afin de pouvoir passer l'hiver. Il ne s'agit pas d'y habiter puisque
l'intérieur reste inachevé mais d'empêcher la pluie ou la neige de pénétrer les murs ou
l'intérieur :
Notre maison n'est pas encore finie. Nous allons la faire à l'extérieur puisque l'hiver, il vente,
il pleut et les poutres (boltari) peuvent être affectées (Oncle Ionscut, 55ans, Huta-Certeze,
2004).
L'étape la plus facile, l'élévation du bâtiment, ne demande pas une surveillance permanente
de la part du propriétaire. S'il y a des décisions à prendre ou des imprévus, les parents ou le
maître interviennent après avoir communiqué au préalable avec le propriétaire.
294
Ces idées qui abondent dans les revues d'architecture roumaine (la revue Arhitectura notamment) sont
reprises de la philosophie stalinienne sur l'architecture qui avançait la nécessité d'utiliser des nouveaux
matériaux de construction. L'un des théoriciens les plus connus de l'architecture soviétique a été Sciusev.
Pour une analyse de ses idées de même que des concepts qui ont été à la base de la construction du monde de
l'Homme nouveau voir l'ouvrage de Dmitrii Khmel'nitskii sur l'architecture stalinienne (2007).
95
Dans le cas des Portugais et des Serbes, Zuniga identifie plusieurs manières de construire : à travers une
construction rapide, graduelle ou reconstruction ; les traitements peuvent êtres superficiels ou par ajout,
effacement (destruction) ou subdivision. Les modifications peuvent se manifester dans des changements dans
les fonctions et noms ou dans l'organisation des relations d'usage des espaces domestiques particuliers
(Zuniga 1999: 16).
16
II faut mentionner que lors de mon terrain, toutes les maisons de Certeze avaient de la canalisation,
contrairement à la période des années 1990 et d'avant.
297
Le vice-maire du village de Certeze, 2005.
269
Achever l'extérieur et abandonner la finition de l'intérieur pour plus tard est une pratique
nouvelle. Dans la construction de la maison traditionnelle du Pays d'Oas, l'extérieur n'était
pas important298. L'élévation du squelette de la maison était suivie obligatoirement par
l'achèvement et l'aménagement d'au moins une pièce afin que le couple puisse y
déménager le plus vite possible. Parfois, l'extérieur restait en attente ou même inachevé,
chose visible aussi dans d'autres régions rurales de la Roumanie où, des maisons
construites dans les années 1980 sont couvertes de ciment mais pas du tout peintes2 . Il
s'agit de constructions qui sont finies, aménagées et habitées. Comment expliquer cette
mutation des priorités au Pays d'Oas ?
Comme la plus part des Certezeni qui se font construire de nouvelles maisons en ont déjà
une ou bien utilisent la maison des parents, leur priorité n'est pas d'avoir immédiatement
un abri. Construire une maison à Certeze signifie principalement sa ridici casa (« élever le
bâtiment »). Le reste, nous allons le faire peu à peu » °. Au-delà des explications
extérieures, physiques et climatiques, la construction est essentiellement un acte de
présence sociale dans la communauté et une manière de signaler l'attachement du
propriétaire au lieu. Les passants vont dire : Voilà la maison de X ! (Certeze, 2002). Nul
besoin que le propriétaire soit sur place pour attirer l'attention sur ce qu'il a réalisé. Une
fois construite et même si elle est vide à l'intérieur et inhabitée, la maison acquiert la force
de la présentification car, parler de la maison c'est parler du propriétaire.
' 8 Les ouvrages ethnographiques de Focsa montrent clairement le contraste entre l'extérieur de la maison,
très simple, presque minable, et l'intérieur, très chargé (1975 et 1999).
99
Dans ce sens, le livre de Jan Harold Brunvand est essentiel car il déconstruit tout cet esthétisme folklorique
qui a plongé l'apparence de la maison traditionnelle paysanne dans un discours de la perfection, de l'équilibre
et de la beauté absolue. La preuve de l'enracinement de cette image dans le discours ethnologique est
l'introduction-même faite par Petrescu, qui conteste les propos durs de l'auteur. Brunvand insiste sur le fait
qu'il y a autant de beauté que de laideur, de propreté que de saleté, de simplicité que de chargement et de
scintillement et que, les deux côtés doivent être pris en considération lors des analyses esthétiques de
l'extérieur de la maison rurale paysanne. Il incite aussi à une attitude plus critique par rapport aux discours
ethnologiques d'avant 1989 et surtout à l'impact des contextes idéologiques qui ont orienté, voire ont élaboré
une vision utopique de la maison rurale « traditionnelle » (Casa frumoasa. The House Beautiful in Rural
Romania, East European, Boulder Distributed by Columbia University Press, New-York : 2003). Nota
bene : l'utilisation dans le titre des termes casa frumoasa (« belle maison ») est provocatrice et ironique.
300
Formulation qui revient dans la majorité des entretiens réalisés à Certeze et Huta-Certeze.
270
Il y a aussi des maisons qui ont un degré moindre d'achèvement. Le squelette de la maison
et ie toit sont bâtis tandis que l'extérieur et l'intérieur ne sont pas finis. Elles sont sans
portes et fenêtres, sans peinture. Le manque d'argent explique généralment cette situation.
Ces maisons sont en attente car le propriétaire a mésestimé les coûts de construction (Photo
No 4). Une autre explication serait que le maintien de la logique traditionnelle d'entraide
familiale pousse la jeune épouse et les enfants à habiter chez les beaux-parents qui, dans la
majorité des cas, se trouve dans le même court que le bâtiment non achevé. Ainsi, pendant
l'absence de l'époux, la famille est prise en charge par les parents. Le père ou le beau-père
deviennent les figures de l'autorité et de la responsabilité. Ils protègent et prennent soin des
petits-enfants et de la femme. Il y a aussi des nouvelles maisons où seule une pièce ou le
rez-de-chaussée sont finis et habités. La jeune épouse l'utilise pour dormir tandis que
l'ensemble des activités quotidiennes se déroulent chez les parents ou même chez les
grands-parents : Tu finis l'extérieur et ensuite, tu fais une chambre pour y habiter et
ensuite, tu fais une autre (Certeze, 2004). Les maisons entièrement finies sont plus rares
(Photographie No 5).
Une autre explication serait le fait que la majorité des propriétaires qui se font bâtir des
maisons au Pays d'Oas, travaillent dans des constructions et, notamment, dans la finition
intérieure, menuiserie, plomberie, installation de la faïence et du grès etc. Possesseurs d'un
très riche savoir-faire, connaisseurs des matériaux et des outils modernes, ils préfèrent tout
faire personnellement afin d'épargner l'argent pour la main-d'oeuvre. Ils font le choix des
271
matériaux et, souvent, ils les apportent de l'étranger. Le fait que l'intérieur ne soit pas fini
ne signifie pas qu'il est moins important, au contraire. En plus des raisons économiques,
l'individualisme croissant motive le propriétaire à être l'artisan de son propre intérieur.
Dans un tel cas, l'intérieur subit beaucoup plus le rythme d'allers-retours du propriétaire
que l'extérieur. Les finitions sont plus longues et elles peuvent prendre des années.
Contrairement à l'extérieur, visible, la construction de l'intérieur subit moins de pression
externe tout en restant, au moins au début, une affaire personnelle, tenue à l'écart du reste
de la communauté.
Le mot roumain batrânii (« les vieillards ») est encore utilisé à la campagne pour dénommer les personnes
âgées. Mais on l'utilise aussi à la place du mot « parents ». Au Pays d'Oas, bâtrânul (le vieux) ou batrâna (la
272
prennent en charge l'ensemble du processus de construction de la maison. Leur pouvoir de
décision varie d'une famille à l'autre, d'une étape de la construction à l'autre. Si le choix du
modèle revient généralement à l'enfant qui, souvent, discute et demande conseil au père, le
choix du maître et de l'équipe de bâtisseurs et des matériaux, le paiement, les négociations
avec les ouvriers reviennent aux parents. Le père supervise les bâtisseurs, parfois il
participe à la construction, cela dépend de son savoir-faire et de son âge. Batrâna « la
vieille » fait la cuisine et prépare les repas pour les bâtisseurs. Si l'épouse est à la maison,
elle prend en charge une partie des tâches de la belle-mère ou de la mère. Elles sont
toujours là pour offrir de l'eau ou, tout simplement, pour surveiller les travailleurs. Ceux
qui ont plus d'argent payent plus et ne s'engagent pas à préparer les repas. C'est au maître
de s'en charger pour son équipe.
Pour la majorité des Certezeni, batrânii (« les vieillards ») sont plus efficaces dans la
construction de la maison que les jeunes. Agés entre 65 et 80 ans, ils font partie intégrante
de la communauté. Leurs réseaux d'amis sont beaucoup plus étendus que ceux des jeunes.
Toujours présents, ils surveillent tout mouvement, toute rumeur dans le village. Par le
bouche à oreille, ils découvrent quel est le meilleur maître, s'il boit ou pas (chose
importante au Pays d'Oas où l'odeur de lapalinca a séduit bien des maîtres constructeurs
ou des bâtisseurs). Ils se mettent au courant des meilleurs prix pour telle ou telle étape de la
construction et pour les matériaux. Contrairement aux jeunes qui n'ont pas de
temps (Certeze, 2004) les vieux sont très vigilants avec l'argent. Tout se négocie.
Généralement, c'est le père qui négocie avec le maître le prix de la main d'œuvre et le
mode de paiement. Ce moment est bien important car au Pays d'Oas, on ne signe pas de
contrats, mais se merge pe intelegere (se donner le mot ou tomber d'accord).
Moi, je vous le dis, affirme Nelu, un jeune de 30 ans de Huta-Certeze : lorsqu 'il fallait négocier
avec quelqu 'un, je demandais à mon père de le faire. Il a toujours fait ces choses ! Lorsque j ' a i
construit ma maison, lorsque j ' a i mis la faïence, je lui disais : « Allez-y, papa ! Demandes-lui
combien il veut... ? ! ». Moi, j ' a i honte. J'avais honte de regarder comment mon père « se
tâganea » (négociation avec tendance à la bagarre) avec le maître afin de le convaincre de
vieille) induisent le sens de sagesse, de respect et aussi d'autorité. Dans la ville, ces mots revêtent un sens
péjoratif, plus proche de la sémantique française de « personnes arriérés, hors temps ».
302
Le verbe a se tâgani est un dérivé du mot tigan (« tzigane »). Par analogie au comportement tzigane, le
verbe dénomme un type de négociation fait à voix haute, agressif verbalement et gestuellement. Il renvoie
aussi à l'entêtement du tzigane, personne difficile à convaincre et très malin dans sa négociation. Dans ce
contexte précis, l'utilisation du mot tâgani ne fait pas référence à une attitude agressive, mais elle met en
273
baisser le prix... Souvent, la vieillarde est plus « guresa » (« bavarde ») que le vieillard... Elle
sait tous les prix car avant de rencontrer le maître, elle rencontre les voisines (Huta-Certeze,
2004).
Ce n'est pas uniquement une question de sagesse qui s'installe avec Tâge. Le maître et les
bâtisseurs sont des gens du village. Souvent, ils font partie de la parentèle du propriétaire et
de ses parents. Sinon, ils sont des amis ou des connaissances, des voisins, etc. Leurs
familles vivent dans la communauté. Leur gagne-pain dépend des travaux qu'ils exercent
au village et dans les environs. Ils sont connus et ils connaissent tout le monde. Dans ce
cas, le contrôle est beaucoup plus efficace que celui de la police. Le moindre faux-pas
compromet l'honorabilité, la vie sociale du fautif et de sa famille. Dans de telles
circonstances, les deux parties respectent leurs engagements et les cas de fraudes sont rares.
Souvent, les vieillards sont plus malins que les maîtres :
// est plus probable d'entendre le vieillard avoir dupé le maître que le maître le vieillard ! Le
vieillard commence à se lamenter: «Je n'ai pas d'argent ! Allez-y, maître, cédez un petit
peu ! » Avant de rencontrer le maître et de le payer, le vieillard demande à dix autres
personnes du village combien ça coûte... Il est impossible de les tromper (Nelu (30 ans), Huta-
Certeze, 2004).
Dans le local, les parents sont les actants clés de l'avancement de la construction d'une
maison. Porte-parole du propriétaire au village, les parents et surtout le père présentifie
l'absence de celui qui, traditionnellement, aurait dû être sur place en tout temps. Voici une
discussion avec Maria Buzdugan, une vieille femme de Certeze qui prenait soin des deux
maisons neuves de ses enfants. Elle m'a fait visiter les deux, sans problème, malgré
l'absence des propriétaires (Photographie No 6) :
— Serait-il possible d'entrer à l'intérieur aussi ? ai-je demandé.
— Oui. Mais vous savez, ce n 'est pas fini. Moi, je ne sais rien. Chacun a son modèle. Nous, nous
ne pouvons pas nous en mêler...
J'insiste :
— Je ne veux pas que vos enfants soient mécontents de nous avoir fait visiter les maisons...
— Faites-vous pas de souci !... Ici, « gazda » (l'hôtesse) c 'est moi ! (Maria Buzdugan, Certeze,
2004).
Dans ce contexte, gazda (« l'hôtesse ») a une connotation de pouvoir. Non seulement elle
est l'hôtesse, mais elle est aussi le chef, le responsable. Du point de vue du jeu des rôles, au
moment de notre discussion, il n'y avait aucune différence entre cette vieille femme et le
propriétaire. Cependant, le pouvoir de décision du vieillard n'est pas absolu, aspect bien
valeur l'entêtement du vieillard, le fait qu'il cherche toutes sortes d'arguments judicieux servant ses propres
intérêts.
274
visible dans la duplicité du discours de Maria Buzdugan : c'est elle le chef, mais elle ne se
mêle pas des affaires de ses enfants. Alors, son rôle n'est pas uniquement local car le
vieillard maintient un rapport de communication et d'échange permanent avec l'enfant parti
à l'étranger et il s'adapte à ses exigences. Il se familiarise avec les devises étrangères et
avec une nouvelle technique de communication. À l'aide des téléphones cellulaires, des
caméras vidéo, se met en marche toute une technologie (téléologie) de la localisation
(Appadurai 1996 : 180). À distance, le propriétaire prend des décisions et est mis au
courant de l'ensemble du processus. Plus son absence est longue, plus la technique prend
d'importance car tout se fait à l'aide des moyens de communication. À chaque étape de la
construction, les parents prennent des photographies ou des films afin de les envoyer à
l'étranger.
303
II s'agit bien sûr d'une adaptation (familyscape) et d'une reproduction partielle de la longue liste des -
scapes présentée par Appadurai, Modernity at Large. Cultural Dimensions of Globalisation, University of
Minnesota Press, Minneapolis & London 1996 : 33.
304
Dans le cas de l'autoconstruction au Brésil, James Holston insiste sur la signification autre que technique
de l'acte de faire construire soi-même sa maison. Il s'agit d'un cadre symbolique d'élaboration de nouvelles
identités sociales. Construire une maison c'est se construre soi-même (« Autoconstruction in Working-Class
Brazil », Cultural Anthropology, vol. 6, No. 4 (Nov., 1991), 447-65).
275
Ainsi, le vieillard se plie à la fois sur un réseau local, villageois et sur un autre, plus large,
qui suit le cheminement géographique et social de son enfant. Sans cet apprentissage et
disponibilité des parents il est impossible à la personne absente de suivre la construction de
sa maison. Le simple départ d'un membre de la famille provoque tout une reconfiguration
des savoir-faire et des comportements locaux. Afin de pouvoir l'aider, le vieillard doit
mettre à jour toute son expérience et la confronter à des défis qui viennent d'ailleurs :
Ceux qui administrent l'argent sont les parents. Ils manipulent des euros, des dollars ou, il y a
quelques années, des marks... Il faut les voir tenir sur leurs genoux, le téléphone cellulaire, il
faut voir comment ils parlent (Nelu, 30 ans, Huta-Certeze, 2004).
Les parents ne sont pas les seuls à jouer un rôle essentiel dans la construction de la maison.
Le processus touche également la parenté proche à laquelle on fait appel aux moments clés
de la construction de la maison. La planseu (« la construction du plancher ») représente
l'occasion de rassembler plusieurs membres de la famille, des voisins ou des amis. Au-delà
de la difficulté du moment qui demanderait l'aide de plusieurs personnes, la construction
du plancher matérialise la clé de voûte de la compréhension de la manière dont les réseaux
sociaux se plient et s'adaptent à des nouvelles situations. En 2004, j'ai participé à la
réalisation du plancher de la maison du frère de mon hôtesse. Ceux qui s'occupaient de la
construction étaient les parents car le fils et sa femme étaient partis en Italie depuis trois
ans. Ils devaient rentrer pour les vacances deux semaines plus tard. Le cas de la maison de
Petre est typique des deux villages et de tout le Pays d'Oas en général.
276
autre variante est sa présence auditive car, à l'aide du téléphone cellulaire, on lui décrit, on
lui raconte le déroulement du processus et l'atmosphère sur place.
La famille de Petre de Clara en est un exemple typique pour la région. Depuis trois ans, lui
est sa femme font le va-et-vient entre Huta-Certeze et Rome (Italie). À chaque été, ils
reviennent pour voir leurs deux garçons qui vivent au village, avec les grands-parents. Ils
n'ont pas réussi à être sur place lors de la construction du plancher. Par contre, deux
semaines plus tard, lors du congé du travail de Petre, les deux sont revenus au village,
moment où ils ont admiré le travail accompli.
Jusqu'à leur départ, la jeune famille logeait dans une maison construite dans les années 1980
par les parents qui, dans la même gospodaria, habitent une ancienne maison, située juste à
côté. En 2003, Petre et sa femme partent en Italie pour travailler, lui en construction, elle
comme femme de ménage. Après un an, ils décident de construire une nouvelle maison, sur
le terrain situé à côté de leur gospodaria et qui était couvert par un verger de pruniers. La
construction de la maison démarre à la fin du printemps 2004 (Photographie No 7). Le
modèle a été choisi à Certeze, par Petre et son père, avant son départ. Il s'agit de la maison de
type autrichien, jaune. Après le choix du modèle qui, tout comme dans la majorité des cas,
s'est fait sans tenir compte de la configuration du terrain, Petre et sa femme quittent le
village, en confiant la construction de la maison aux parents306 de Petre. En 2004, le père de
Petre, Mos Gheorghe, embauche deux maîtres qui sont frères. L'un habite à Huta, l'autre à
Certeze. Les deux sont très connus dans la région et selon le père de Petre qui les a engagés,
ils sont de très bons professionnels et sérieux (Huta-Certeze, 2004). Les maîtres travaillent
avec une équipe formée de trois jeunes, des salahori (« des apprentis »), qu'ils embauchent et
qu'ils paient journalièrement (Photographie No 8).
L'entente avec les maîtres a été précédée d'une longue discussion avec le père de Petre :
306
Le père de Petre, Sabou Gheorghe, est né en 1938. En 2004, il est âgé de 66 ans. La mère, Clara, est âgée
de 64 ans. Les deux sont à la retraite. Ils ne sont jamais partis à l'étranger. Par contre, Clara est allée deux fois
aux travaux saisonniers dans les années 1980.
307
Mos est un autre appellatif qui signifie « vieillard ».
277
J ' a i négocié avec eux. Tout se fait par la négociation. Ils ont demandé de la nourriture aussi.
Pour le premier niveau, ils ont demandé 4000 euros, mais moi j ' a i négocié jusqu 'à 3500 euros.
Tout comme au marché (Gheorghe Sabou, 66 ans, Huta-Certeze, 2004).
Le paiement ne se fait pas globalement, mais étape par étape. Le premier niveau a un prix,
le deuxième un autre et ainsi de suite. Mos Gheorghe a convenu avec les maîtres de ne
donner que de l'argent, des matériaux, de l'eau et du café. C'est tout. Les maîtres devaient
apporter leur propre repas. Pour la construction du plancher, l'entente n'est plus la même ce
qui signale l'importance de ce moment :
Moi, j e lui ai payé 3500 euro pour le premier niveau, j e parle de la main d'œuvre. Lui, il vient
avec ses outils, ses ouvriers qu'il paye avec l'argent que j e lui ai donné. Je ne lui ai pas donné
le repas. Je n 'ai pas le choix. P a r contre, le moment de la construction du plancher bénéficie
d'un autre régime car j e prépare le repas pour tout le monde. C'est une étape difficile qui
demande beaucoup de travail et une mobilisation plus grande que d'habitude (Gheorghe
Sabou, 66 ans, Huta-Certeze, 2004).
Le travail de construction doit se faire rapidement afin que le béton puisse être
homogénéisé et nivelé. À l'aide de deux brouettes, le béton préparé sur place par les trois
ouvriers est transporté par les frères de Mos Gheorghe et par la cousine de Maria, une jeune
fille robuste. Le béton est appliqué et nivelé par les deux maîtres (Photographie No 10).
Pendant ce temps, Maria et sa mère s'occupent exclusivement de la préparation du repas
qui consiste en soupe au poulet comme entrée, des pâtes avec de la viande de bœuf comme
plat principal et, pour dessert, un gâteau préparé par Maria et que les femmes d'Oas font
habituellement lors d'occasions spéciales tels le mariage ou les fêtes religieuses
(Photographie No 11). À part les deux maîtres, tout le monde a bu de \&palinca, Teau-de-
278
vie de la région offerte par les parents de Petre. Il y avait aussi du café et de la bière
(Photographie No 12).
Le travail a commencé très tôt le matin et s'est fini à 4 heures de l'après-midi. Ensuite, tout
le monde s'est assis à la table montée dehors, à côté de la maison en construction.
L'atmosphère conviviale, d'amusement et de joie a fait oublier la fatigue. Tout le monde
était content car cela faisait longtemps que les trois frères ne s'étaient pas rencontrés, que la
famille ne s'était pas réunie (Photographie No 13). Tout au long de la journée, Mos
Gheorghe a parlé au téléphone plusieurs fois avec son fils de l'avancement du processus.
279
la troisième personne et très rarement à la première personne. Alors, c'est Petre qui a fait
ça, qui a voulu faire comme ça... etc.
Non seulement discursive, la présence du propriétaire est aussi auditive car il appelle
souvent ses parents pour «participer» au déroulement du processus et à l'atmosphère
installée sur place. L'espace sonore qui se met en place à travers le téléphone cellulaire
réinstaure un cadre d'interaction sociale (Tacchi 1998 : 25)308. Plus encore, il corporalise la
présence discursive du propriétaire309. À l'aide du téléphone cellulaire, se crée un nouvel
espace cette fois auditif, qui permet la consolidation du lien entre le propriétaire et sa
maison d'une part, et avec le reste de la famille d'autre part. Ainsi, les réseaux familiaux
ont un rôle essentiel car ils reprennent, adaptent à la nouvelle réalité et dynamisent l'ancien
réseau de sociabilité qui se créait lors du moment de la construction de la maison. Le but
principal est différent : non pas pour combler un manque économique, mais pour
compenser l'absence physique et sociale du propriétaire ; pour permettre au réseau social et
familial de se fortifier et d'exister. Plus qu'un moment d'entraide, la construction du
plancher devient principalement un moment de rencontre, de rapprochement, de présence.
Daniel Miller (éd.), Material Cultures. Why some things matter, The University of Chicago Press : 1998.
309
Dans son étude des Canoës de Wala, Christopher Tilley dépasse les approches postmodernistes où le
monde est vu en tant que texte qu'on doit décoder. Cela lui permet d'avancer le rôle actif des objets que lui et
d'autres (Miller 1997, 1998, 2001) appellent agency (introduction à « The Matephorical Transformations of
Wala Canoes » dans Victor Buchli (éd.), The Material Culture Reader, Oxford, New York : 2002 : 23).
280
l'anthropologue, personne ne semble remarquer la présence de la bouteille, les vêtements
étrangers, la maison nouvelle basée sur un modèle autrichien ou la voiture de lose à
l'immatriculation française. Tous ces éléments sont bien intégrés et même domestiqués
dans le local (Goody 2001). Plus qu'un moment technique, la construction du plancher
révèle un topos particulier où l'absence devient présence, le visible invisible, et où la
frontière entre ici et ailleurs se fluidifie et s'élargit.
Le maître joue également, tout comme la famille, un rôle bien important dans la
construction de la maison. Plus qu'un spécialiste, il fait partie du réseau de sociabilité
villageois et même parental. Il représente une autorité dont les parents et le propriétaire
tiennent compte. Son rôle n'est pas seulement d'exécuter un travail ou une demande. II peut
aussi proposer des modèles de maisons vues ailleurs ou qu'il a déjà bâties. Plus rarement, il
peut intervenir dans le modèle proposé par le propriétaire et apporter des changements, etc.
Il est la deuxième personne en importance après les parents du propriétaire. S'il y a des
problèmes, c'est à lui qu'on demande conseil. À part son savoir-faire qui lui confère de
l'autorité, son pouvoir provient du fait qu'il est une personne du lieu, du village. Il est « des
nôtres » et cette appartenance lui permet de comprendre et de mieux communiquer avec les
villageois.
Ce n'est pas le cas de l'architecte. Il est un domn, terme qui signifie « monsieur » et qui est
utilisé par les Oseni pour dénommer quelqu'un de la ville ou tout simplement un étranger.
Il habite ailleurs et ne fait pas partie des réseaux de sociabilité locaux. Il représente le
centre et son pouvoir est administratif. Juridiquement, il est plus puissant que le maître car
sans lui, personne ne peut construire. Par contre, dans la pratique, le maître a le pouvoir
tandis que l'architecte représente le pouvoir qu'on peut contourner. La relation entre les
propriétaires ou ceux qui supervisent la construction et ceux qui devraient être les figures-
clés de la construction, le maître et l'architecte, communique à quel point le réseau de
sociabilité villageois et communautaire est important dans la construction de la maison. La
mise en miroir des deux figures permet d'aller plus loin et de montrer comment les réseaux
281
de sociabilité laissent place à un autre type de relation sociale, de socialite, définie par des
rapports de pouvoir et de contrôle capables de décider qui en fait et qui n'en fait pas
partie31 . Commençons avec le maître.
Le concept de « sociabilité » signifie vivre ensemble, tandis que la « socialite » renvoie plutôt aux relations
de pouvoir. À l'intérieur d'un réseau de « socialite il est essentiel de préserver l'appartenance et d'éviter
l'exclusion par rapport à un groupe déterminé » (Vintila Mihailescu, La problématique de la déconstruction
de la sarma. Discours sur la tradition » dans Cristina Papa, Filippo Zerilli (Eds.), La ricerca antropologica in
Romania. Prospettive storiche er atnografiche, Edizioni Scientifiche Italiene, 2003 : 183-209). Pour une
contextualisation des deux concepts dans le cas du Pays d'Oas, voir Daniela Moisa, « Du costume traditionnel
à Barbie. Formes et significations du costume "traditionnel" de Certeze, Roumanie (1970-2005)» dans
Martor, 13/2008: 109-130.
Pour une image générale sur l'Europe, voir Paul H. Stahl, « Maison et groupe domestique étendu.
Exemples européens » dans APMOE, vol. III, Thessalonique, 1991 : 1667-91.
282
ailleurs, ils travaillent en construction et une fois familiarisés avec le système, ils forment
leurs propres équipes de travail.
J ' a i appris le métier d'un vieux avec lequel j ' a i travaillé dès l'enfance, à 14 ans. Il m'a appris
à faire des maisons... Dans le temps, après dix ans environ, j ' a i fait ma propre équipe.
Pourquoi être payé p a r l'autre quand j e peux moi-même payer d'autres qui travailleront pour
moi ? Et ainsi de suite : celui qui vient d'arriver, vole le métier et fait sa propre équipe
(Contremaître, 45 ans, Certeze, 2004).
Les jeunes qu'ils embauchent sont leurs propres enfants, des parents, des amis et des
voisins ou tout simplement des gens du village qu'ils amènent avec eux, à l'étranger, et
qu'ils paient, etc. L'élargissement des réseaux de sociabilité locaux au-delà des frontières
régionales permet au maître de transmettre son savoir-faire comme il le faisait au village,
sauf qu'il rajoute et fait usage d'une expérience acquise dans un nouveau cadre social, celui
de Témigrant à l'étranger. Non seulement il gagne sa propre vie, mais il mobilise de
nouveaux maîtres en formation et, implicitement, dynamise et rend élastiques les réseaux
de sociabilité locaux qui couvrent, s'étendent et se restreignent en fonction des trajets de
chaque individu qui décide de sortir et de revenir. Cette congruence vient aussi du fait qu'il
n'y a aucune différence entre les réseaux de sociabilité familial, d'amitié, de voisinage ou
communautaire et celui de professionnalisation. L'un soutient les autres et l'inverse. Cette
coïncidence est amplifiée à la fin des années 1990, lorsque de plus en plus de jeunes
cherchent à suivre des cours à l'étranger, sur le lieu de travail et à se spécialiser dans un
domaine de construction : menuiserie, aménagement intérieur, etc. II arrive qu'au sein
d'une seule famille, le père soit le maître, que le fils sache faire l'installation, qu'un
deuxième fils sache travailler les salles de bain et la cuisine, etc. Alors, il ne s'agit pas
seulement des maîtres, mais de familles où tous les membres possèdent des techniques
d'autoconstruction et d'artisanat du bâtiment et qui continuent à évoluer dans des univers et
des secteurs qui peuvent renforcer leurs choix (de Villanova 1994 : 24).
283
des racines et des routes (Clifford 1997) confère un statut particlier au maître dont tout le
monde tient compte. Les maîtres les plus connus et les plus réputés sont originaires de
Certeze. I ls travaillent uniquement dans la région du Pays d'Oas, notamment à Certeze et à
Huta. Cette exclusivité géographique est aussi sociale car ils préfèrent travailler avec des
gens qu 'ils connaissent, avec lesquels ils sont familiers (Huta-Certeze, 2004). I l n'agit pas
int qu'institution car il n'a pas une entreprise familiale ou privée dans le sens juridique
terme. I l agit en tant qu'individu qui travaille seul ou avec une équipe. Pour
îucher, les Certezeni mettent en fonction tous les réseaux locaux, familiaux, de
lié ou d'amitié. Le maître n'a pas besoin d'un curriculum vitae car le même réseau
social permet la découverte de toutes les informations possibles sur ses compétences, sur
>on expérience, s'il est un homme de parole ou non. Souvent, celui qui veut se faire une
maison a déjà travaillé avec le maître au village ou à l'étranger. I I le connaît et sont des
«is Alors, les relations sont beaucoup plus que contractuelles. La relation entre le
rtropi iétaire et le maître repose principalement sur l'action des réseaux traditionnels de
sociabilité qui réglementent et contrôlent le bon avancement de la construction de la
maison.
Dans le contexte où le propriétaire est absent, le rôle du maître est aussi important que celui
des parents car il représente la présence avisée. Tout le monde tient compte de ce qu'il dit.
m des deux maîtres qui construit le plancher de la maison de Petre raconte :
Le maître écoute ce que le client veut faire et ce qu 'il veut avoir. Ensuite, il intervient dans les
ca ■><■ le terrain n'est pas propice au modèle désiré. Dans notre cas, j ' a i discuté avec Petre, le
fils < Mos Gheorghe. Je lui ai donné moi aussi quelques idées. Mais généralement, nous
faisons ce que le client veut (Contremaître, 45 ans, Huta-Certeze, 2004).
Parfois, son autorité va jusqu'à proposer des modèles de maisons qu'il a déjà construits,
mais c'est plus rare. I l peut aussi conseiller les représentants du propriétaire de modifier le
initial. Son intervention dépend aussi de la faisabilité de la construction en rapport
avec le terrain, avec les matériaux et l'argent disponibles. Les discussions visent surtout
l'extérieur de la maison, la structure de base, le plan, l'emplacement. Le rapport est
toujours de dialogue et d'échange. Dans le cas de lose, le cousin de mon hôtesse, âgé de 17
ans. c'est son père qui « demande des conseils » (se sfatuieste) au maître :
La maison qui est devant appartient à mon garçon, affirme Mos I oscut, l'oncle de mon hôtesse.
Je l'ai commencée l'an dernier. C'est moi qui traite avec le maître. J'ai découvert le modèle à
284
Certeze. Moi et mon garçon nous avons aimé ce modèle. Nous aimons l'extérieur uniquement,
pas l'intérieur. Nous discutons avec le maître. Surtout pour le toit, pour le fronton de la
maison, combien de poutres, si nous voulons la mansarde, quel modèle... Concernant le
paiement, on le paie après le travail... Il est un homme du village, nous le connaissons. Jusqu 'à
présent, nous lui avons donné 5000 euros. La maison n'est pas encore finie (Mos Ioscut [Ianos
Tamasoski], 55 ans, Huta-Certeze, 2004).
Si le maître propose un modèle, il le fait par analogie. Il ne montre jamais un plan, mais la
maison de X ou de Y qui habite au village... À son tour, le propriétaire fait la même
chose :
Quel modèle veux-tu ? Je veux une maison pareille à la maison autrichienne de Certeze, ou
pareille à la maison de l'oncle Ioscut (Gheorghe Sabou (le père de Petre Sabou, parti en Italie)
qui cite les mots d'un contremaître qui aide le propriétaire à choisir un modèle de maison
(Huta-Certeze, 2004).
La construction de la maison au Pays d'Oas est une culture du regard et de la parole312. Une
fois vue et choisie, la maison désirée est racontée (Cuisenier 1994), décrite ou simplement
regardée. Le passage de la vue au regard implique des ajustements en fonction des désirs de
la personne ou même de la nature du terrain et des ressources financières. Ainsi, le maître
est plus qu'une personne qui exécute un travail : il devient l'agent de la mobilité des formes
architecturales entre les individus, entre les villages, entre l'Occident et le Pays d'Oas. Il est
aussi un bricoleur313 (Kajaj 1999:273) habilité qui permet de concilier les rigueurs du
métier avec les désirs du propriétaire. Malgré un savoir-faire beaucoup plus riche que le
reste des villageois le maître établit avec le bénéficiaire un rapport égalitaire car les deux
parties ont les mêmes modèles culturels de référence (Raymond 1984). C'est justement
cette relation syntagmatique qui leur permet d'échanger et de négocier. Au-delà de son
savoir-faire acquis de plusieurs manières, le maître «possède également une connaissance
intuitive dont l'importance fondamentale se trouve dans la cohérence expressive et
fonctionnelle entre sa forme et sa signification d'une part, et le modèle culturel et le capital
humain qui l'anime, d'autre part » (Kajaj 1999 : 273).
312
À Sârbi, la relation entre le commanditaire et le maître d'œuvre est dialogique. On raconte - povesti
raconter, comme on narre un conte, Jean Cuisinier, Le feu vivant. La parenté et ses rituels dans les Carpates,
Presses Universitaires de France, 1994, Paris : 155.
13
Le bricoleur est la figure centrale de l'architecture sans architecte (Rudofsky 1977).
285
4.7.2. Arhitectul (l'architecte)
L'architecte représente la personne qui met sur la feuille l'esquisse de la maison, fait les
vérifications concernant le terrain et donne le feu vert pour la construction. Sans sa
signature, le propriétaire est en illégalité. Représentant accrédité de l'Etat, son autorité est
institutionnalisée par la loi314. Son accréditation est le résultat des études universitaires.
Malgré son statut professionnel reconnu par les structures administratives et étatiques,
l'architecte n'a pas de crédibilité à l'intérieur du Pays d'Oas. La relation entre l'architecte
et le client est froide, limitée à des signatures et à des questions formelles. Personne ne
parle de conseils, d'un dialogue similaire à ce qu'on a vu dans le cas des maîtres du village.
Le discours des gens de Huta et de Certeze par rapport à l'architecte est totalement différent
et le rapport n'est pas le même.
Son statut d'outsider (de domn, «de monsieur», donc d'étranger) est accentué par son
savoir-faire et ses compétences qui n'ont rien à voir avec le principe local de transmission
informelle des connaissances. Malgré son statut de représentant de l'Etat ou d'une
institution privée accréditée, au plan local, il est un exclu car dans son cas, les réseaux de
sociabilité familiale et communautaire sont séparés du réseau professionnel. Il est un
fonctionnaire de l'État qui agit en tant que tel. Pour lui, une personne qui veut avoir un plan
de maison n'est qu'un client comme tout autre. Or la construction de la maison dans le
contexte de l'absence du propriétaire doit se faire à l'intérieur des réseaux sociaux capables
d'offrir la sécurité et la confiance conférées traditionnellement par la force de la parole. Le
rapport fonctionnaire/client n'est pas un rapport privilégié, unique, mais régularisé
institutionnellement. Au contraire, le rapport entre le propriétaire et le maître est solidifié
par d'autres liens qui rassurent et qui transforment la relation en un échange. Faute de ce
type de relation, le propriétaire est désorienté, pas du tout en confiance et habituellement, le
résultat est décevant.
L'architecte accrédité est une personne qui possède un diplôme universitaire, reconnu par l'État roumain
(La loi no. 50/29 juillet 1991 dans Monitorul oficial).
286
Le cas de la maison « de l'Américain » en est un exemple. Le modèle vient d'un architecte
de Satu Mare, le centre administratif de la région du Pays d'Oas. Maria Golena, la
propriétaire, Ta accepté sans vraiment comprendre de quoi il s'agissait:
Je n 'ai pas vu des photos, mais des figures géométriques uniquement. Il ne m'a rien montré. Je
n'ai pas eu quoi choisir car il y avait uniquement des figures géométriques et pas de dessin, pas
de coloration, rien. Je n 'aipas compris grand-chose... Ce que l'architecte m'a montré, c 'est ça
que j ' a i fait. Je n'ai pas choisi le modèle. L'architecte a fait l'intérieur aussi. Mais moi je ne
l'aime pas et ensuite, je modifie. Je l'ai payé 2500 euros (Maria Golena, 45 ans, propriétaire de
la maison de type américain, Huta-Certeze, 2004).
L'entente qui caractérise la relation entre le maître et le propriétaire donne lieu ici à de la
discordance car pour l'architecte de Satu-Mare, la femme de Huta n'est qu'une « des
sauvages de l'architecture» (Depaule 1979). Le rapport entre l'architecte et la femme de
Huta n'est plus syntagmatique, mais hiérarchique ce qui ne permet pas l'échange et la
négociation, mais l'exécution. Agent de la normalisation, l'architecte reste fidèle à sa vision
savante du monde (Kajaj 1999 : 269-272). Faute d'un cadre culturel commun de référence,
la relation est purement administrative. Possesseur d'un savoir essentiellement urbain,
étranger au savoir-faire local et surtout au code local villageois, l'architecte éprouve en plus
l'incapacité de formuler ce savoir, de l'expliquer et de le rendre intelligible aux autres.
287
Cette manière de faire informelle tire ses racines des années 1970, la période de
systématisation territoriale socialiste. La loi de la systématisation du territoire et des
localités urbaines et rurales promue en 1974315 oblige les Roumains à construire selon un
modèle type, élaboré par les architectes nommés par le centre316. Cette décision intervenait
en fait dans la logique traditionnelle de construction où le seul modèle à respecter était celui
du village, de la région ou des ancêtres. De même, le maître du village et le propriétaire
concevaient le plan sur lequel la maison était bâtie317. Le seul papier important était l'acte
T 1 Q
315
II s'agit de la loi no. 59/1974 émise par la Grande Assemblée Nationale (Buletinul oficial (Bulletin officiel)
no. 135,01/11/1974).
jl6
Pour apprécier le rôle des architectes en Roumanie, il suffit de se plonger dans la revue Arhitectura qui
connaît ses années de gloire dans les années 1960, 1970 quand les architectes sont appelés à « contribuer » au
changement du visage de la société socialiste roumaine. Par exemple, entre les années 1967 et 1971, plusieurs
numéros sont dédiés à la « typisation » du village roumain, à la conjugaison de la tradition avec la modernité
(Nicolae Valdescu, « Ce tipizam ? Cum tipizam ? » (Qu'est-ce qu'on standardise ? Comment on
standardise ?), in Arhitectura, no. 3, année XVI/no. 112, 1968 : 8), etc.
Cette méthode s'appelle d'ailleurs « bâtir sur le plan » et elle n'est pas spécifique aux Roumains. Pour plus
de détails, voir Stahl 2004.
318
L'intervention politique mettait à néant les variations régionales de l'architecture paysanne. D'ailleurs,
jusqu'au début des années 1980, les architectes et plus timidement, les ethnologues, attiraient l'attention sur
l'impact néfaste, même catastrophique de cette loi sur le monde paysan. Certains architectes avec des velléités
ethnographiques proposent de tenir compte des spécificités régionales de l'architecture et, même de chaque
village et de rendre place à la variation » (voir tous les numéros d'Arhitectura des années 1968 et 1971).
Cuisenier parle aussi de cette manière informelle de contourner le système dans le dessein de tirer des
bénéfices. Il fait référence à trois villages de trois régions de la Roumanie (Jean Cuisenier, Le feu vivant. La
parenté et ses rituels dans les Carpates, Presses Universitaires de la France, Paris, 1994 : 44-6). Cela pour
dire que le contournement des mesures étatiques communistes n'était pas présent uniquement au Pays d'Oas,
mais était une règle générale pour toute la société roumaine. Elle est si enracinée que, même aujourd'hui, il
faut en faire appel pour régler les besoins quotidiens.
288
Cette pratique s'est perpétuée, sauf qu'en 2005, les responsables d'approbation de
constructions sont plus enclins à accepter de l'argent que des produits alimentaires qui se
trouvent à la portée de tous. Dans les années 1990, le contrôle était si faible et les lois si
confuses, que la majorité des habitants construisaient sans avoir toutes les approbations.
C'est pourquoi de nouvelles constructions ne sont pas en règle, ce qui n'est pas sans poser
des problèmes car, ces dernières années, plusieurs lois sont promulguées et appliquées,
notamment celle des impôts sur l'espace bâti. Les contrôles sont plus fréquents et plus
stricts. Malgré ces changements, tout continue à fonctionner sur le même principe du
népotisme ce qui rend les villageois et les autorités locales du village très suspicieux envers
les étrangers qui s'intéressent à leurs nouvelles maisons. D'où la difficulté, voire
l'impossibilité d'obtenir des plans de maisons, des esquisses ou des documents de la mairie.
Tandis que l'architecte appartient au réseau économique informel plus élargi, au Pays
d'Oas il reste exclu car son fonctionnement est extérieur aux réseaux sociabilité actifs à
l'intérieur du village qui réglementent le rythme de construction des maisons. Après avoir
obtenu les signatures et les accords et une fois seul dans sa propre maison, chaque
villageois commence à construire, à transformer comme il veut. Le cas de la maison « de
l'Américain » où la présence de l'architecte est déterminante dans l'évolution et
l'apparence de la construction est très rare car la majorité des gens de Certeze ou de Huta-
Certeze ne parle qu'avec le maître, la seule autorité « qui nous comprend, qui parle comme
nous ».
289
perpétuai ion de la logique traditionnelle dans laquelle se produit la construction de la
maison, l/impact de la socialite est d'autant plus grand que le propriétaire n'est pas
toujours présent pour superviser l'avancement de sa propre maison.
290
Au-delà de l'impact des facteurs extérieurs, il y a aussi la pression du village qui actionne
et juge en fonction du code culturel local qui met plus l'accent sur l'apparence de la maison
que sur sa fonctionnalité. Ensuite, la question du goût n'est pas la même chez les parents et
les enfants. Le maître aussi fait face à une double pression, de la part des propriétaires et
aussi des contraintes dues aux techniques de construction, du terrain et des matériaux.
Parfois, il agit conformément à sa conception de beauté. L'absence du propriétaire rend
donc le pouvoir d'interprétation de ces personnes plus libre et plus actif :
Vous voyez ? Notre maison avait un modèle pareil à la petite maison qui est là (elle me montre
une maison située en face, de l'autre côté de la rue). Mais le garçon à qui j ' a i confié les travaux
n 'a pas compris. 11 a enlevé le crépi avec des ornements, ce qui était plus beau, et il a mis celui-
ci (Floarea, 30 ans, Certeze, 2005).
321
Dans ses commentaires sur le passage que Roland Barthes fait du signe au texte, Bjornar OIsen met en
évidence le fait que le postmodernisme est déjà dépassé par un détachement de la ressemblance entre la
culture matérielle et le texte. La culture matérielle ne ressemble pas au texte, mais elle est un texte avec un
topos extérieur au pouvoir du langage. Voir aussi Tilley 1990.
291
interventions, des nouvelles interprétations. Nous approchons de plus en plus de Bjornar
Olsen qui, en dépassant le postmodernisme barthien, annonce Tautonomisation de la
culture matérielle par rapport au pouvoir du texte et du langage. Alors, la culture matérielle
ne ressemble plus au texte. Elle EST un texte avec son propre topos où le pouvoir peut être
inscrit (dans Tilley 1990 : 197). Nul étonnement que, dans le cas des maisons de Certeze et
de Huta, le résultat ne soit pas conforme au désir initial du propriétaire, nul étonnement non
plus que la forme finale de la maison ne ressemble plus au modèle originaire.
Dans la troisième partie de cette étude, nous allons présenter en quoi consiste l'action de
domestication du global par le local, en mettant en liaison les formes architecturales et les
pratiques et les usages de l'espace habité et domestique. Nous allons insister aussi sur les
structures sociales et culturelles locales qui réglementent toute cette circulation et
appropriation des influences extérieures. Finalement, nous démontrerons que l'action de
domestication des formes architecturales étrangères et de l'expérience extérieure dans le
local est ambivalente, ce qui fait que dans la même maison de type occidental les Oseni
reconnaissent tant « la modernité » que les marques d'une volonté et d'une spécificité
locale, traditionnelles. Il ne s'agit plus d'une « co-existence » passive dans le sens de
Clifford, mais d'un rapport très actif et réciproque, qui transforme les deux parties en
interaction.
292
III. TROISIEME PARTIE
Dans la deuxième partie de la thèse, nous avons démontré que la nouvelle maison de
Certeze et du Pays d'Oas n'est plus l'expression de la sédentarité. Au contraire, elle réifie
dans le local les multiples expériences que les Oseni ont vécues ailleurs. Sur place, le
nouveau et l'ancien se mélangent, se transforment, agissent l'un sur l'autre. Afin de saisir la
profondeur de cette dynamique locale, nous proposons tout le long de ce chapitre de
présenter minutieusement la nouvelle maison. L'analyse débutera avec une présentation de
la géographie sociale du village de Certeze. Nous continuerons ensuite avec la morphologie
spatiale et temporelle de la nouvelle gospodaria afin de mieux situer et d'analyser la
maison de type occidental.
Au moyen d'une approche par variation d'échelle (Vlach 1996 : 30), nous allons démontrer
que l'organisation spatiale repose sur un réseau social diffus, structuré en fonction de la
dynamique familiale et parentale. Ainsi, la maison du Pays d'Oas représente
essentiellement un espace d'écriture sociale et culturelle (Bachelard 1957:32) structuré
selon les formes de l'organisation (Bahloul 1992 :45) et de la dynamique du groupe qui
l'habite. Au-delà de l'impact local de l'expérience étrangère des habitants de Certeze, la
nouvelle gospodaria centrée sur la maison de type occidental, matérialise et communique
aussi la conjonction de plusieurs manières de faire322 issues de l'interaction et de la
négociation de deux et même trois générations. Au-delà du fond culturel commun, chaque
génération laisse sa trace dans l'apparence et dans l'utilisation de la maison et de l'espace
bâti. Il en résulte une hétérogénéité de formes architecturales, de pratiques et de
comportements domestiques que nous essaierons de préciser dans les pages qui suivent.
322
Selon Michel de Certeau, les manières de faire constituent les mille pratiques par lesquelles des
utilisateurs se réapproprient l'espace organisé par les techniques de la production socioculturelle
(1980: 14).
293
1.1. Topographies sociales diffuses
De l'extérieur, Certeze s'étend sur quelques rues qui se déploient parallèlement, des deux
côtés de la chaussée nationale, et qui avancent jusqu'au loin, vers les versants des
montagnes et vers le centre de la dépression. Le centre est marqué par la tour de l'église
(Photographie No 1) et par la concentration des plus importantes institutions locales, la
mairie, l'école et la police (Photographies No 2a et No 2b). À celles-ci s'ajoutent deux
autres bâtiments qui correspondent plutôt à des institutions traditionnelles villageoises. Il
s'agit de la Ciuperca, ancien lieu de rassemblement des jeunes et de danse (Photographie
No 3), ainsi que de la maison des noces ou de mariage, qui éclipse par sa grandeur les
bâtiments officiels (Photographies No 4 et No 5). Contrairement à Certeze qui est un
village concentré et linéaire, Huta présente une structure dispersée323. Situé près des
montagnes, l'espace verdoyant semble dominer le panorama entier. Malgré ses étendues, la
majorité des maisons se concentre d'un côté et de l'autre de la chaussée nationale qui
monte vers un versant de la montagne Magura.
Les constructions situées au centre de Certeze sont plus compactes et la verdure se fait rare
tandis que, vers la périphérie, elles alternent avec des vergers ou des pâturages. Les
maisons filent le long des rues sans donner l'impression de se grouper en fonction d'une
architecture quelconque ou d'une période de construction précise. De l'extérieur, tout
ressemble à un puzzle de formes, de toits, de couleurs et de clôtures car aucune maison ne
ressemble entièrement à l'autre. Nous disons entièrement car malgré certaines différences
d'apparence, la structure de base des bâtiments, qui est carrée, et la hauteur, qui varie entre
deux et trois étages, créent une certaine homogénéité. Paradoxalement, ce n'est pas la rue
principale qui donne le plus cette impression, mais la rue Hîroasa où les bâtiments sont bien
ordonnés et orientés de la même manière, tout près de la rue (Photographie No 6).
323
Si on reprenait le langage de l'ethnographie traditionnelle de la première moitié du XXe siècle, Huta
appartiendrait au type dispersât (« dispersé ») de village. Ce type est présent dans les régions montagneuses
où les maisons, situées sur les versants, sont séparées les unes des autres par des pâturages et par des forêts. À
l'opposé, le village de Certeze serait un village dissocié et aggloméré (Vuia 1937 : 20).
294
Bien que moins visible, la géographie sociale est, à notre avis, plus importante324 que la
géographie physique. Elle est décisive pour la compréhension de l'organisation et du
fonctionnement villageois. La structure sociale la plus étendue, qui peut couvrir le village
entier et même dépasser les frontières, en touchant les localités proches telles que Huta-
Certeze et Moiseni, est le neam. Ce terme désigne à la fois le lignage agnatique ou
cognatique, descendant d'un ancêtre commun, connu et nommé, ainsi que tous les
descendants résultant des alliances des membres de la lignée. Cette structure sociale est
visible dans l'articulation des noms de chaque membre du neam, qui exprime, de cette
manière, son appartenance à une succession de membres de la lignée, en finissant avec un
ancêtre commun qui ne remonte pas au delà de T arrière-grand-père de la lignée masculine
ou féminine (Marie a /«'Gheorghe a Erjii : Maria, (fille) de Gheorghe, (fils) de Erji, etc.).
Habituellement, les liens entre les membres d'une lignée sont beaucoup plus forts que les
rapports avec d'autres familles qui habitent le même village. Cette solidarité créée par les
liens de sang est amplifiée par une solidarité sociale et économique. D'ailleurs, la deuxième
étymologie du mot neam renvoie à la possession et à l'exploitation commune des terres et à
l'entraide entre les membres de la même lignée. À Certeze, nous avons identifié plusieurs
neamuri : les Corzeni, les Gîndeni, ou de-ai Laibului (« de Laib »), etc.
Dans la société traditionnelle, la structure sociale de type neam32S ne correspond pas à une
unité territoriale individualisée. Les parents, les frères et les sœurs, les cousins et les
324
Les anthropo-géographes du début du XXe siècle, tout comme les ethnographes qui les suivront, ont
expliqué la structure et la forme des établissements humains par les occupations des habitants, celles-ci
dépendant au plus haut point du facteur géographique (Vuia 1936 : 4 ; Mihailescu 1927:66-68; 1926: 107).
Les deux critères, occupationnel et géographique, ont continué de dominer la littérature ethnographique à la
défaveur d'une attention plus poussée sur l'importance des éléments sociaux tels que les structures parentales
ou sociales en général. Dans les années 1970, avec l'influence du réalisme socialiste et des mesures politiques
de typologisation du monde rural, les ethnographes prêtent plus attention aux classifications économiques,
fonctionnelles et administratives d'organisation et de structuration du village roumain. Pour plus de détails,
voir Bacanaru, Stefanescu, Deica, Buga, Molnar, Tfescu 1963 : 30-40. Voir aussi Butura 1978.
325
Le terme neam d'origine hongroise (nem) signifie « d'origine », « de nationalité ». Il désigne l'ensemble
des personnes apparentées par le lien du sang ou par alliance ; les personnes qui font partie de la même
famille. Le deuxième sens renvoie à la partie des terres travaillées par une famille. Rappelons qu'au Moyen
Age, neam était utilisé pour les boyards ou pour une famille de boyards, et les descendants des boyards
(Dictionnaire explicatif de la langue roumaine, 1998). Tout un débat existe autour de l'étymologie du terme.
Certains affirment son origine hongroise (Kis 1975). D'autres soutiennent l'origine daco-romaine du terme et
nient son origine hongroise (Pelé 1972). L'argument de ces derniers est que le terme a deux sens
principaux : personnes apparentées par le sang et par alliance ; terrain travaillé par une famille. Ce dernier
sens, qui exprime l'attachement à un territoire, serait absent de l'étymologie hongroise. Pour plus de détails,
295
cousines peuvent être voisins de même qu'ils peuvent habiter les quatre coins du village.
Spatialement, le neam a la forme d'une constellation de cellules sociales et économiques
appelées gospodarii et centrées autour d'une maison individuelle. D'ailleurs ce lien intime
entre la maison et l'unité sociale et économique explique l'utilisation simultanée et
synonymique des termes de casa (la maison) et de gospodaria (la maisnie). Les maisons ou
les gospodarii appartenant au même neam bénéficient de l'autonomie spatiale (elles sont
délimitées par des clôtures), sociale (elles sont habitées par une famille formée d'un couple
et des enfants) et économique (elles ont leurs propres terres et leur propre bétail)326. Le chef
de la famille et de la maison représente la plus haute autorité à l'intérieur de sa gospodaria.
Du point de vue de l'autorité, il y a une différence par rapport à la société traditionnelle où
le vieillard (mot ayant une connotation de sagesse en roumain), qui était le père ou le
grand-père, pouvait intervenir dans les grandes décisions relatives aux alliances, aux
problèmes de couple à l'intérieur de la lignée. Toutefois, son pouvoir était plus discursif
que spatial327. Actuellement, il représente un repère généalogique qui ne repose plus sur
une hiérarchie de pouvoir et de décision à l'intérieur du neam328. Au-delà de cette
autonomie plurielle , chaque maison et chaque gospodaria est étroitement liée aux autres
Avec l'augmentation du phénomène de construction, le terme de neam est enrichi par des
allusions spatiales explicites qui visent des rassemblements de bâtiments dans le même
endroit. Ces unités s'appellent cartiere (« des quartiers ») et sont identifiées par le
patronyme du grand-père agnatique. Par exemple, tout de suite après l'entrée à Certeze du
côté de Huta-Certeze, se trouvent huit maisons où il n'y a que de la parentèle. Il s'agit de
huit frères et de leurs familles (épouses et enfants). Identifiée habituellement de-ai Laibului
(« qui appartiennent à Laib »), le groupe commence à être appelé aussi cartierul Laibenilor
« le quartier des Laibens ». En blaguant, on dit que c 'est leur quartier, il est clair que là-
bas ils sont les chefs (Nelu, 30 ans, Certeze, 2004). Plus loin, un groupe de six maisons est
nommé cette fois casele Corzenilor (« les maisons des Corzens »). Insistons un peu sur
cette apparition sur le registre de la blague du terme cartier et ensuite de la dénomination
casele (« les maisons ») pour le neam des Corzens.
même neam car ce dernier dépasse l'espace d'une unique maison afin de s'étendre dans tout le village et
même au-delà.
297
Quoique exceptionnels par la grandeur du nombre des parents rassemblés dans un même
endroit, les deux exemples reflètent une réalité bien plus ample, une organisation
territoriale du village de Certeze qui est orientée en fonction de la famille proche. Etant
donné qu'actuellement, les familles sont moins nombreuses, deux ou trois enfants, les
rassemblements de maisons apparentées sont plus petits. La grande majorité des habitants
de Certeze a pour voisin un frère ou une sœur, situation que nous avons identifiée chez tous
nos informateurs. La superposition entre le voisinage et les relations de parenté proches
s'explique essentiellement par la volonté des parents de garder les enfants près d'eux, ce
qui fait partie de la logique traditionnelle de production et de reproduction de la famille et
du neam. À cette situation s'ajoute la modification de l'institution traditionnelle de
l'héritage selon laquelle les parents devaient construire une maison pour les garçons et non
pour les filles, qui partaient dans la maison de leur époux. Actuellement, les parents
construisent une demeure pour les garçons de même que pour les filles, ce qui leur permet
de contraindre les enfants à rester près les uns des autres. Le voisinage se crée soit par le
partage de la gospodaria entre les enfants en deux ou même trois parties égales, soit par
l'achat du terrain voisin, ce qui est plus rare. Si le terrain de la gospodaria ne permet pas le
découpage spatial, les enfants construisent là où les parents possèdent des terres. Comme
tous les habitants ont des propriétés au village, les enfants ne s'installent toutefois pas loin.
Neamurile (« les lignées ») à leur tour n'ont pas une existence indépendante les unes des
autres. À travers les alliances, les maisons du réseau parental couvrent le village entier et,
plus récemment, il dépasse les frontières afin de s'étendre dans les villages voisins, Huta et
Moiseni notamment. Par exemple, mon hôtesse, qui habite à Huta, avait de la parenté à
Certeze (des cousins et des cousines) et à Negresti-Oas (son oncle, le frère de son père).
Dans le cas de la famille étendue, nous ne pouvons pas parler d'un équivalent spatial, à part
celui du village. Il n'existe pas non plus une individualité architecturale capable
d'individualiser un neam parmi d'autres. L'architecture se déploie en fonction des alliances
et des ententes lors des mariages de même qu'en fonction des terres possédées par chaque
lignée.
298
Carte No 9 : Carte sociale de Certeze. Presque chaque habitant a comme voisin un frère, une sœur, les
parents ou les beaux-parents. La carte présente une partie des unités parentales identifiées sur le
terrain :
1 : « Le Cartier » des Leibens (8 maisons) ;
2 : Les maisons des Corzens (6 maisons) ;
3 : Les maisons des sœurs Vadan (2 maisons) ;
4 : Les maisons de la famille de Maria des Mariées (mère et deux enfants, un garçon et une fille) (3
maisons) ;
5 : Les trois maisons de Maria Buzdugan ;
6a et 6b : Les maisons des trois filles de Bica (3 maisons) ;
7 : Les maisons de Maria Frundar (2 maisons).
Au delà d'une géographie basée sur le déploiement géométrique des rues, l'organisation du
village de Certeze repose essentiellement sur une structuration territoriale en fonction des
relations proches de parenté ou en fonction de la dynamique des alliances entre les neamuri
(les lignées) qui forment un réseau de sociabilité et d'échange qui permet à chaque unité
(sociale et spatiale) d'exister et d'évoluer. Ce réseau très large permet aussi au groupe de se
reproduire en tant qu'unité sociale et économique. Cette structure sociale traditionnelle et
diffuse, que nous appelons « aux maisons »330 (Carsten et Hugh-Jones : 1995), absorbe les
330
Le concept de « société aux maisons » représente une extension critique du concept de « société à
maison » élaboré par Lévi-Strauss. Selon l'anthropologue français, « la société à maison » se définit comme
étant : une personne morale détentrice d'un domaine composé à la fois des biens matériels et immatériels, qui
299
effets de la mobilité des Certezeni à l'étranger en encadrant la construction des nouvelles
maisons :
C'est plus facile comme ca. Par exemple, lorsque mon fils « a fait la France », moi j ' a i gardé
son fils. Pendant ce temps, j ' a i surveillé la construction de sa maison qui est à côté. Je prenais
soin des animaux, de la « gospodaria ». C'est juste à côté (Maria lu' Frundar, Certeze, 2005).
Tout comme dans la société traditionnelle, habiter à côté des parents ou des frères et des
sœurs représente une stratégie sociale et économique destinée à encadrer la construction de
la maison dans le contexte de la mobilité du travail. La proximité spatiale des maisons et
des gospodarii des membres du même neam ou de la même famille facilite l'échange des
services liés essentiellement à la construction des nouvelles maisons et au soin des
membres de la famille (épouse et enfants) restés à la maison. La dynamique de construction
et de reconstruction de la maison « de type occidental » est entretenue et amplifiée par le
système traditionnel d'organisation économique et sociale, basé essentiellement sur les
relations de parenté et qui s'associe de plus en plus à une organisation spatiale et
territoriale.
Comme nous l'avons vu précédemment, le neam est une structure sociale et parfois spatiale
formée de plusieurs unités territoriales, sociales et économiques, nommées gospodarii. La
gospodaria (maisnie (fr.) et household (angl.)) représente une structure composée d'une
famille (parents et enfants en bas âge) qui habite une maison et possède des biens (des
se perpétue par la transmission de son nom, de sa fortune et de ses titres en ligne réelle ou fictive, tenue pour
légitime à la seule condition que cette continuité puisse s'exprimer dans le langage de la parenté ou de
l'alliance, et, le plus souvent, des deux ensemble (2004 : 149-50). Dans leur ouvrage collectif, Janet Carsten et
Stephen Hugh-Jones essaient de démontrer que ce type d'organisation sociale et spatiale n'est pas
caractéristique aux sociétés hiérarchisées, mais qu'elle est bien présente dans d'autres, égalitaires. Pour nous,
la nuance est très importante car, à l'intérieur de l'unité sociale élargie de type neam, la gospodaria (« la
maisnie ■») semble bien plus importante. À l'intérieur du concept de gospodaria qui correspondrait à l'anglais
household, au français maisnie ou au serbo-croate kuca (Paul Stahl 1974 : 401), les deux concepts de maison
et de famille sont apparentés. La fondation d'une maison signifie la fondation d'une nouvelle maison. Ce que
les ethnologues roumains, qui se sont longtemps occupé de l'étude de la maison traditionnelle roumaine, ne
précisent pas est que l'importance de cette unité sociale et spatiale de base, qui est la gospodaria centrée sur
la maison, l'emporte sur les autres types d'organisation plus larges tels le neam. À l'intérieur du système,
chaque unité a un pouvoir de décision par la présence du chef de la famille auquel les autres membres se
soumettent. Dans ce sens, nous nous orientons plus vers la problématisation du concept de Lévi-Strauss
proposé par Janet Carsten et Stephen Hugh-Jones dans leur livre, 1995, About the House : Lévi-Strauss and
Beyond. Cambridge, Cambridge University Press.
300
terres et du bétail). La gospodaria est à la fois un lieu de production, de reproduction et de
consommation (Mihailescu 1990, 2007). Quoique autonome, chaque famille est liée à la
famille élargie et au neam par des relations d'entraide et d'échange. Ce lien devient encore
plus fort par les normes traditionnelles de transmission de la maison et des biens ou par des
alliances entre les lignées, encore présentes et actives.
Par exemple, l'héritier du lieu de la maison devenait, automatiquement, l'héritier du lieu d'enterrement de
ses parents (Ghinoiu 1999 : 83).
332
La configuration patrilocale avec cette exception à la règle du gendre « qui se marie », qu'on retrouve à
Certeze, n'est pas spécifique à la région du Pays d'Oas. Au contraire, elle est identifiée par les ethnologues
chez tous les Roumains. C'est le cas en Olténie (l'homme qui se ginerea (« qui devenait gendre») ou en
Moldavie (l'homme se insuratea (l'homme se mariait) (Florea Marian 1890).
301
maisons, il s'est opéré un changement dans cette règle de base, plus précisément dans la
situation des filles. En effet celles-ci reçoivent aussi une maison de leurs parents. Après le
mariage, la possession d'une maison à la fois par les filles et par les garçons conduit à une
double localité. Bien que les parents cherchent à garder les enfants les uns près des autres,
ces derniers choisissent moins en fonction de la parentèle masculine, qu'en fonction de
l'emplacement des maisons par rapport au centre villageois, de leur grandeur, de
l'apparence et du moment de la construction (on choisit la plus récente). Le couple peut
habiter la maison construite par les parents du mari aussi bien que par les parents de
l'épouse.
La nouvelle gospodaria qui comporte de deux à trois maisons s'oppose avec celle
traditionnelle qui comportait une seule maison orientée perpendiculairement à la rue. Elle
formait un « U » avec d'autres bâtiments tels le hoboroc, « la grange » qui servait au foin,
et avec la cuisine d'été construite séparément, vis-à-vis de la maison. Ainsi, la cour ouverte
vers la rue était très large, permettant l'accès facile aux annexes pour le bétail (vaches,
moutons) et pour les habitants. Il n'y avait que de l'herbe et éventuellement un modeste
jardin aménagé devant la maison. Une autre variante était la maison située au fond de la
cour, parallèlement à la rue, tandis que le hoboroc, les annexes et la cuisine d'été étaient
orientées latéralement et perpendiculairement à la rue333. Cette structure fait partie de
l'organisation générale de la gospodaria traditionnelle roumaine qui se caractérisait par la
333
Gheorghe Focsa fait une présentation très détaillée de l'évolution de l'architecture du village de Moiseni
jusqu'à nos jours. Il identifie plusieurs types de maisons, de la maison monocellulaire jusqu'aux modèles les
plus récents apparus dans les années 1940 et 1950. La principale caractéristique de tous ces types de maisons
est que la maison n'est pas orientée vers la rue. De plus, la maison semble aussi importante que les autres
constructions de la gospodaria ( 1975 : 223-307).
302
présence de plusieurs bâtiments séparés, disposés dans l'espace selon un ordre fonctionnel
et rationnel (Petrescu 1985). L'espace d'habitation comportait deux bâtiments. La
principale maison abritait jusqu'à trois générations, les grands-parents, les enfants et un ou
deux petits-enfants appartenant à l'enfant héritier. Parfois, durant l'hiver, lorsqu'il faisait
très froid, certains animaux, les agneaux ou le veau, habitaient à l'intérieur de la maison.
L'autre bâtiment, plus petit, représentait la cuisine d'été où Ton cuisinait et où, parfois,
durant la saison chaude, les personnes âgées dormaient à côté des plus jeunes (Focsa 1975).
Ainsi, la règle générale de la composition de la gospodaria traditionnelle est la présence
d'une maison unique334 à laquelle s'ajoutent plusieurs annexes. Les dimensions des
bâtiments sont réduites, à l'exception de la grange, le bâtiment le plus massif et dont le toit
dépasse légèrement la hauteur de la maison.
Depuis les années 1950, l'augmentation des dimensions du bâtiment principal joue à la
défaveur des annexes. Le changement n'est pas radical car les nouveaux modèles
représentent une amplification des « maisons paysannes anciennes », notamment de la
« maison longue » ou de la « maison en coin ». Dans le cas de la « maison en coin » des
années 1950-1960, les annexes sont incorporées sous le même toit que la maison (Focsa
1975 : 308-310). Un autre modèle de maison, de type bloc, fait son apparition dans les
années 1960-1970. Dans ce cas, une augmentation du volume de la maison devient de plus
en plus visible, à la défaveur des annexes, de plus en plus réduites et moins visibles de la
rue335. L'explication donnée par Focsa à ce changement brusque de la configuration de la
gospodaria traditionnelle vise uniquement l'influence de la ville et les emprunts volontaires
par les paysans. Il s'agit en fait de mesures de standardisation et d'homogénéisation de
334
Une deuxième maison monocellulaire nommée futelnita aurait aussi existé. Cette construction
représenterait un abri temporaire pour le couple nouvellement formé jusqu'au moment où leur propre maison
soit finie. D'ailleurs le nom de cette construction a une connotation sexuelle. Le terme, qui relève du langage
vulgaire, n'est pas mentionné dans les travaux ethnographiques. Nous l'avons entendu à Calinesti. Étant
donné le caractère rare de cette construction et son ancienneté, la mention de ce bâtiment rudimentaire ne
revient presque pas dans le discours des gens auxquels nous avons demandé de nous parler des temps de jadis.
Focsa, qui a le plus étudié la configuration de la gospodaria à Moiseni, ne le mentionne pas non plus.
335
Focsa n'explique pas ce changement architectural si brusque et si rapide des années 1950 et 1960. II s'agit
du début de la période de changement de la société roumaine, qui supposait aussi un changement d'apparence
traduit essentiellement par la standardisation et par la construction en masse. L'architecture commençait de
plus en plus à préoccuper les autorités politiques. Il s'agit de la période de la création des prémices de
l'urbanisation du village et de la construction en masse suivant le modèle soviétique (Arch. George Morariu,
1968, « Aportul tipizarii la cristalizarea temei de proiectare » (La contribution de la typisation à
l'éclaircissement de la thématique de la projection). Dans Arhitectura, 3, XVI, 112:5).
303
l'architecture roumaine dans le but de créer l'habitat de YHomme nouveau qui devait se
soumettre aux principes du rationalisme fonctionnel, c'est-à-dire de l'utilitarisme, de la
technique et du développement économique (Arch. Gusti, Gustav 1965 : 16-17).
Actuellement, la maison est située très près de la rue. Reléguée au second plan par la
dimension de la nouvelle construction, la grange devient moins visible ou disparaît en tant
que construction autonome. Les annexes viennent en prolongement du bâtiment principal,
ce qui conduit à une nouvelle configuration de la gospodaria selon laquelle le « fl »
tourne, « c », en intégrant et cachant la cour (Photographie No 7). Les annexes liées au
bâtiment principal par une sorte de couloir aussi grand et aussi haut que la maison abritent
le(s) garage(s) ou des pièces pour habitation. Les annexes se prolongent avec une autre
bâtisse qui ressemble à une deuxième maison. Malgré son positionnement en arrière de la
construction principale, la deuxième maison est visible de la rue car elle est située
latéralement par rapport à la maison principale. Un autre modèle de maison dominant est la
maison située vers la rue et qui se prolonge en arrière avec la cuisine d'été et les annexes,
incorporées sous le même toit. La structure est perpendiculaire à la rue et la cour se déploie
d'un des côtés de la bâtisse. Cette maison est une variante plus grande de l'ancienne maison
« longue » identifiée par Focsa dans les années 1950-1960 (Photographie No 8).
Entre la volonté et la possibilité de construire une maison aussi, sinon plus grande que celle
des parents, d'une part, et la préservation des lois traditionnelles d'héritage qui dit que le
cadet doit rester dans la maison parentale, d'autre part, conduit à l'apparition de
nombreuses solutions. Souvent, la cuisine d'été ou les annexes prennent la forme d'une
deuxième maison, aussi grande et aussi massive que le bâtiment principal (Photographie No
9). Les nouvelles dimensions des constructions, de même que le rythme accéléré de
transformation donnent aussi place à une pluralité de variantes où le positionnement des
bâtiments varie en fonction du volume de chaque construction, du nombre et également de
l'existence d'autres constructions, plus anciennes. Alors, le dessein principal n'est plus de
reproduire des structures architecturales anciennes, mais d'adapter la configuration de la
gospodaria à la grandeur et à la forme de la nouvelle maison qui devient le centre de
l'ensemble. Ensuite, on aménage le reste du terrain : le potager qui fournit les pommes de
304
terre, les tomates et les oignons nécessaires pour les besoins de la famille, ou le verger aux
pruniers, gardé pour la préparation de lapalinca, Teau-de-vie de la région.
Les gospodarii qui comportent une seule maison à un ou deux étages ne sont pas
nécessairement habitées par une seule famille ou génération. La majorité de ces bâtiments
« uniques » se prolongent en arrière avec une deuxième construction, aussi grande et aussi
massive que le bâtiment situé en avant. La construction située en avant est réservée à un
enfant tandis que le deuxième bâtiment, à l'arrière, est destiné aux parents en vue de leur
retraite. Par exemple, Nuta Vadan habite sur la Grande Rue (Ulita Mare) à Certeze. Elle est
comptable. Son mari travaille en Italie, dans la construction. Ils ont un fils unique, Ionut
Adrian, qui a 16 ans. Ils ont construit leur maison, située vers la rue, de 1987 à 1988.
Initialement, le bâtiment avait un seul étage mais ils l'ont modifié afin d'ajouter un étage et
un nouveau toit. Derrière, une deuxième bâtisse de même dimension est en construction
depuis 2004 :
— Habituellement, chez nous, tout le monde fait une maison pour chaque enfant. Chez nous, il
n'y a pas beaucoup de familles qui habitent ensemble. Soit ils font une maison avec plusieurs
sorties, soit ils bâtissent des maisons dans plusieurs endroits.
Je lui demande :
— Qu 'est ce que vous allez faire à l'arrivée de la belle-fille ?
Nuta répond :
— En arrière, j ' a i commencé à faire construire une maison pour nous, les âgés. Je viens de
commencer à la construire cette année (Nuta Vadan, 45 ans, Certeze, 2004).
305
Le mari « s'est marié », c'est-à-dire qu'il est venu dans sa maison. Nuta nous dit que la
maison telle qu'elle était initialement a été construite avec l'aide de ses parents. Sa sœur
habite la maison voisine. Celle-ci est une construction des années 1980, plus petite et à un
étage. Les maisons des deux sœurs se ressemblent, bien que celle de Nuta soit plus grande
(Photographies No 11 et No 12).
Cette mutation d'une logique patrilocale d'habitation vers une autre, néolocale, témoigne
d'une tendance d'individualisation de chaque unité familiale à l'intérieur du réseau parental
et la configuration de plus en plus accentuée « d'une société aux maisons » (Macdonald
1987). Même si la logique traditionnelle d'organisation du territoire en fonction de la
parentèle s'est maintenue, une tendance plus marquée d'autonomisation de chaque unité
306
familiale à l'intérieur du groupe apparaît. La ségrégation spatiale de l'actuelle gospodaria
repose ainsi sur un processus d'individualisation qui tire ses racines, pensons-nous, du
contact avec une structuration sociale et spatiale différente, occidentale, plus individualiste
et plus libérale. À cela s'ajoute une indépendance économique plus grande par rapport à la
parentèle proche, ce qui permet aux enfants et surtout à la nouvelle génération, de fonder
une unité spatiale et économique plus autonome par rapport aux parents.
Lors de ma visite, Maria n'habitait pas avec son fils, mais avec son petit-fils âgé de 18 ans.
La partie neuve de la maison appartenait à ce dernier et les projets à venir visaient à
transformer et à agrandir tout le reste. Quant au fils de Maria, le père de l'adolescent, il
habitait juste à côté de la gospodaria de la vieille. Il s'agit d'une maison à un étage,
construite dans les années 1980. Lors de notre visite, le fils de Maria était parti en France
où il travaillait dans la construction. Il est contremaître et a construit sa maison et celle de
son fils.
Malgré le fait qu'elle habite sa maison, Maria considère ne plus avoir sa propre maison car
tout appartient au petit-fils (Certeze, 2004). Tout ce qu'on voit chez Maria lui Frundar est
307
la préparation de l'apparition d'une nouvelle génération qui en remplacera une autre, plus
âgée. Il se crée un espace interstitiel où tout est en attente. Maria, toujours vivante, et son
petit-fils, pas encore marié, appartiennent à un espace provisoire. Leur positionnement dans
l'espace résulte d'un compromis entre le souci du fils de Maria de prendre soin de la mère,
jusqu'à sa mort, d'une part, et le souci d'assurer une maison à son fils unique, d'autre part.
L'espace de la gospodaria de Certeze est ainsi imprégné de la pluralité de rôles qu'un seul
individu joue à la fois et qui se différencie en fonction du rapport qu'il développe avec les
autres générations336. Dans cet exemple, les structures traditionnelles de fonctionnement de
la famille, liées à l'espace bâti, se sont maintenues. Ce qui a changé c'est l'emballage,
beaucoup plus ample et bien plus dynamique.
Un autre type de ménage comporte deux maisons de « type occidental » situées vers la rue
et une troisième maison en arrière qui rappelle des bâtiments plus anciens, des années 1980.
Cette configuration est liée au passage de la coutume traditionnelle de construire pour les
garçons vers une autre, construire pour les filles aussi. Maria Buzdugan habite sur la rue
principale, à Certeze, pas loin de l'église et de la mairie. Près de la clôture pas encore finie,
se trouvent deux maisons « de type occidental » qui appartiennent à ses enfants, une fille et
un garçon. Son fils, qui possède la maison située à gauche, est marié. Il est le père d'un
jeune adolescent. La maison telle qu'elle est aujourd'hui n'est que l'adaptation et
l'agrandissement de la vieille maison que Maria Buzdugan et son mari avaient construite
dans les années 1970. L'actuelle bâtisse est érigée depuis deux ans avec l'argent que le fils
et sa femme ont gagné en France au début des années 2000 (entre 2000 et 2002). En 2004,
le fils travaillait aux travaux publics roumains de construction des rues.
L'autre maison appartient à la fille de Maria, infirmière qui habite à Negresti. Elle a deux
enfants étudiants. Érigée en 2001, cette maison est encore en construction. Les deux
maisons sont séparées par une allée pavée de dalles rouges et blanches qui couvrent la cour
intérieure située derrière la maison du fils de Maria. De la rue, on voit une troisième maison
des années 1980, blanche et à un étage. Il s'agit de la «cuisine d'été», habitée
"l'if.
Cette idée a été déjà exprimée en 1936 par H. H. Stahl qui mettait en évidence le fait que l'individu est
investi avec une pluralités des rôles en fonction des types de réseaux sociaux dans lesquels il est impliqué
(1972).
308
provisoirement par le fils de Maria, par sa femme et par le jeune adolescent. En avançant
vers la cour intérieure, on découvre une quatrième maison, cette fois traditionnelle. Au
début de la recherche, nous étions convaincus de l'existence d'une volonté de cacher
l'ancienne maison. En fait, la configuration du terrain et l'emplacement de l'ancienne
maison déterminent cette fâcheuse position. Il n'y a pas plus d'un mètre de distance entre la
maison traditionnelle et la nouvelle maison de la fille de Maria Buzdugan (Photographie No
13). La décision de construire devant l'ancienne maison été prise dans l'idée que cette
dernière sera détruite et que Maria habitera une pièce aménagée derrière la nouvelle maison
de son fils. Plus haut, dans une autre rue et une autre gospodaria, on trouve une structure
inverse : la maison traditionnelle est située près de la rue tandis que la nouvelle maison « de
type occidental » se trouve en arrière de la cour où elle est moins visible. Dans ce cas,
même si l'ancienne maison avait été détruite, le périmètre très étroit situé vers la rue
n'aurait pas permis l'élévation d'un nouveau bâtiment. La maison neuve appartient à
Floarea, une femme dans la quarantaine. Elle a été construite pour sa fille âgée de 10 ans.
La maison ancienne appartient à sa mère, âgée de 84 ans (Photographies No 14a et No
14b).
Centrée sur la maison « de type occidental », la nouvelle gospodaria prend la forme d'une
géométrie sociale générationnelle qui essaie de concilier passé et présent. Plus on avance à
l'intérieur de la gospodaria, plus on avance dans le temps. L'arrière est l'espace de
relégation de l'ancienne maison, soit des personnes âgées pour lesquels les enfants
aménagent temporairement des espaces dans la nouvelle maison. La gospodaria de Floarea
suit le même principe car l'aînée habite derrière la nouvelle maison où sa fille a aménagé
une pièce pour elle. Malgré la présence de sa maison ancienne, Maria Buzdugan nous
montre une pièce que son fils lui a destinée dans la nouvelle maison, tout en arrière du
bâtiment. Tout ce qui est ancien est relégué derrière et destiné à une existence temporaire,
tout comme ses protagonistes, eux-mêmes placés temporairement sous les auspices du
nouveau, sans se sentir vraiment intégrés. Cette spatial isation générationnelle touche
chaque bâtiment car une nouvelle maison prévoit toujours un endroit destiné à la génération
la plus âgée. Par contre, tout ce qui est nouveau occupe Tavant-scène et est fait pour durer
et pour être vu.
309
Ainsi, la configuration de la nouvelle gospodaria est le résultat de l'impact de la
dynamique sociale générationnelle et de la configuration de la possession des terres
propices à la construction. À cela s'ajoutent les ententes entre les générations et entre les
membres de la famille, qui prescrivent en fait la position de chacun dans l'espace du village
et de la gospodaria, et qui peuvent l'emporter sur le rôle des facteurs extérieurs (Rapoport
1973). L'espace domestique change et est travaillé d'une génération à l'autre, d'une période
à l'autre (Bretel, Sutton 1999). Destinée à durer, à être partagée et utilisée par plusieurs
générations, la maison de type occidental représente le lieu d'investissement des ressources
(matérielles et pratiques) acquises ailleurs. Cette culture matérielle et de savoir-faire
étrangère est domestiquée à l'intérieur de la préservation d'une logique de reproduction
biologique, économique et culturelle de la famille et du neam. Les faits matériels, la
durabilité, la permanence, de même que la fixation de la mobilité conditionnent les
stratégies familiales et vice versa (Birdwell et Zuniga 1999 : 12). La conclusion qui peut en
être tirée est que la structure sous-jacente du village et de la gospodaria a comme critère de
base « la maison » en tant qu'unité spatiale, sociale et économique. Ainsi, les villages de
Certeze et de Huta-Certeze sont des sociétés « aux maisons » (Macdonald 1987) organisées
en fonction de réseaux parentaux plus larges et d'alliances entre les lignées. Plus loin
encore, les négociations et les compromis intergénérationnels orientent et structurent aussi
la configuration de la nouvelle gospodaria, qui s'avère un espace de conciliation entre le
passé et le présent, avec un débouché sur le futur. Lieu de croisement de plusieurs
temporalités et de plusieurs espaces, la maison devient Télément le plus important de la vie
des Certezeni. Contrairement à l'habitation à l'étranger, gouvernée par le passage, le
provisoire et le court terme, investir matériellement et émotionnellement dans la maison du
Pays d'Oas signifie investir dans la famille et dans la continuité (Birdwell et Zuniga
1999: 12).
310
processus inverse, de concentration spatiale, associée à une mutation de leur fonction
initiale. Traditionnellement, les annexes servaient à la préservation des cultures céréalières,
du foin ou comme abri pour les animaux. Elles étaient composées de plusieurs bâtiments de
taille réduite, chacun ayant une fonction bien précise destinée soit à la culture céréalière,
soit à la pomiculture, soit à l'élevage (Mihailescu, Popescu, Pânzaru 1992). Dans le cas du
Pays d'Oas, Focsa identifie jusqu'à huit bâtiments distincts, éparpillés sur toute la surface
de la gospodaria traditionnelle et situés à une distance appréciable l'un de l'autre337. Le
bâtiment le plus visible et le plus imposant de la gospodaria traditionnelle était la grange,
hoboroc. Tout comme dans la majorité des régions rurales roumaines, la grange du Pays
d'Oas symbolisait la réussite économique centrée sur les travaux agricoles et l'élevage du
bétail, de même que le statut social du propriétaire. Malgré une agriculture faible, le travail
de la terre et l'élevage du bétail représentaient Tune des principales ressources de
l'économie domestique autarcique dont le rôle était d'assurer le minimum nécessaire de
nourriture et de vêtements pour la famille.
Jusqu 'à la révolution, on construisait la maison, le poulailler. Ensuite, il y avait l ' « hoboroc »
où ils (les propriétaires) gardaient le foin, un enclos pour les cochons, etc. Il y avait aussi un
endroit pour le vin et pour la « palinca ». Là ils gardaient aussi les outils de travail de la terre
(Nelu, 30 ans, à l'école de Certeze, 2004).
Dans la gospodaria moderne, les annexes deviennent de plus en plus grandes non pas pour
abriter plus de graines ou plus de bétail, mais à d'autres besoins, plus ou moins nouveaux.
Elles ne correspondent plus à une pluralité de bâtiments, mais sont rassemblées sous le
même toit. L'espace intérieur de la construction unique est segmenté en fonction de chaque
occupation. Dans la majorité des cas, cette nouvelle construction nommée anexa partage le
même toit que le bâtiment principal, en suivant la forme, la grandeur et l'apparence de la
maison qu'elle prolonge.
Ils ont démoli les anciennes annexes et ils en ont construit d'autres, au début plus petites.
Ensuite, il est arrivé une autre mode avec des annexes plus grandes que la maison (Le prêtre
Mihai de Negresti-Oas, 53 ans, est arrivé au Pays d'Oas en 1974 (à Tur). Il est prêtre à
Negresti-Oas depuis 1982, Certeze, 2002).
L'anexa a un étage où se trouvent une ou deux pièces pour habiter. Le rez-de-chaussée a des
fonctions diverses. Parfois, il est sectionné en deux ou en trois pièces plus petites où sont
337
Il faut mentionner que leur nombre varie en fonction de chaque type de gospodaria identifié par l'auteur
(1975:228,237,241).
311
gardés quelques animaux. Le plus souvent, il est destiné à un ou deux garages (Photographie
No 15).
Le sous-sol de la nouvelle maison est destiné au garage. Situé devant ou d'un côté de la
construction, il porte les marques d'un lieu destiné à la voiture : il est pourvu d'une grande
porte métallique ou en aluminium et automatique, l'intérieur est bétonné et soigné
(Photographies No 16a et No 16b). Cependant, ce lieu si bien situé, ouvert vers la rue ou
vers la cour de la maison, est exploité de diverses manières. Il sert de petit commerce,
d'atelier pour travailler la pierre ou le bois ou d'atelier pour confectionner le costume
traditionnel régional, tel que nous l'avons déjà présenté dans le cas du garage intégré à
l'intérieur des annexes. Dans son magasin aménagé dans le garage, au sous-sol de sa
maison, située sur la Grande Allée, Maria de Bihau vend des produits laitiers (de la crème
sure, du lait, etc.), des bonbons, des vêtements, des objets d'aménagement intérieur. Ce
type de magasin ressemble aux anciens magasins communistes des villages où il y avait
tout et rien (Photographie No 17). Le nombre de petits commerces reste toutefois réduit car
les habitants de Certeze préfèrent aller dans la ville pour faire leurs achats. Le
développement de cette culture de consommation est facilité par la possession de voiture
dans chaque famille. A cela s'ajoute l'appropriation par les femmes d'une pratique
jusqu'alors masculine, la conduite du véhicule. En l'absence des hommes, les femmes
choisissent d'aller aux grands centres d'achat, type Metro, de Satu Mare ou de Baia Mare,
où l'offre est bien plus diversifiée.
312
de concilier la vitesse de changement du matériel et la lenteur de transformation des
pratiques quotidiennes (Photographie No 19a et No 19b).
Durant Tété, le garage sert aussi d'atelier où les femmes cousent leur costume traditionnel.
L'espace est adapté, il est pourvu d'une ou deux machines à coudre et de tables simples
pour les matériaux. Il peut être aussi utilisé comme cuisine d'été. Dans les situations où
l'usage est féminin, les portes restent ouvertes tout en facilitant la surveillance permanente
de la cour de la maison ou de la rue (Photographie No 20). Le garage devient ainsi le lieu
de rencontre, de discussions et de négociations avec les clientes. Le garage, essentiellement
masculin338, est alors approprié par les femmes. À la fois espace privé et public, il facilite
l'interaction avec la communauté, tout en protégeant la maison de la saleté et des regards
indiscrets. L'investissement féminin d'un lieu essentiellement masculin implique aussi
l'appropriation de la pratique qui lui est reliée initialement, celle de la conduite, car, à
Certeze, la majorité des femmes savent conduire :
Tout le monde a des voitures. La majorité des femmes savent conduire. Donc, elles prennent la
voiture et vont dans la ville, à Negresti ou à Baia Mare où il y a beaucoup de choix, pas comme
ici. De plus, elles doivent sortir en voiture pour être vues... (Maria lu Bihau, Certeze, 2004).
L'usage de l'espace et de l'objet qui lui est apparenté témoigne de la présence de plus en
plus active de la femme dans l'espace public. Elle s'approprie le comportement de mise en
scène de la réussite avec les moyens et dans les lieux traditionnellement masculins. La
destination et la signification initiale (occidentale) du garage en tant que lieu masculin,
destiné à l'entrepôt et à la protection du véhicule familial, se confrontent, d'une part, à la
pression d'une culture locale d'exposition, qui demande la visibilité de l'objet porteur du
message de la réussite. Afin d'être vue, la voiture reste dehors, à côté de la maison. D'autre
part, ce lieu, lui même valorisant, est récupéré et exploité à l'intérieur d'une sociabilité et
d'une économie traditionnelles, féminines (la fabrication des costumes traditionnels) et
également masculines (les ateliers de travail du bois et de la pierre).
Malgré sa fonction évidente, l'usage du garage reste ambigu car ce lieu ne sert pas
nécessairement à la voiture. Il sert de dépôt de la palinca ou des outils de travail. Au
338
Voir le garage fantasme de Thomas Morales (2009).
313
quotidien, le garage n'est pas un espace masculin, mais essentiellement féminin et
saisonnier car c'est ici que les femmes aménagent leurs ateliers pour confectionner le
costume traditionnel régional. Espace ouvert vers la cour et assez grand pour accueillir
jusqu'à trois machines à coudre, le garage représente aussi un des lieux de socialisation
féminine entre les couturières et les clientes, la plus part du village ou des villages voisins
(Photographie No 21 et No 22). Son emplacement est stratégique : soit dans les annexes,
soit au sous-sol de la maison.
Partout où elle se trouve, la femme a un accès facile à la cuisine d'été, située elle aussi
derrière la maison, et aux annexes qui abritent les animaux. Par ailleurs, les femmes évitent
de salir l'intérieur de la maison. Pendant tout ce temps, la voiture est garée à l'entrée de la
maison principale. L'écart entre la destination de l'espace et l'usage qu'on en fait est induit
cette fois par la nature de la configuration de l'espace et par le besoin de concilier des
pratiques nouvelles avec d'autres, récentes. Le souci de propreté par rapport à la nouvelle
maison, combiné avec la nécessité de surveiller le bon fonctionnement de la gospodaria,
déjoue la destination fonctionnelle de l'espace. Dans le cas du garage, la fonction ne
détermine pas les faits sociaux tel que l'avait énoncé le fonctionnalisme (Radcliffe-Brown
1932; Malinowski [1922] 1989). D'une part, la présence du garage est le résultat de
l'appropriation d'un modèle de domesticité et de bien-être exogène, occidental (la maison
occidentale est pourvue d'un lieu pour la voiture qui n'est plus un luxe, mais une nécessité).
D'autre part, le lieu est domestiqué à l'intérieur des pratiques locales, traditionnelles, et
d'un rapport spécifique entre l'individu et l'espace domestique. La maison de type
occidental n'est plus un lieu de production, mais essentiellement de consommation. Etant
donné l'évacuation des tâches dites « sales», le garage devient un espace de production
traditionnelle, féminine. Autrement dit, ce qui est important ici c'est le type de réponse que
Ton donne aux besoins, non les besoins eux-mêmes (Rapport 1972 : 69)339. Souvent, les
buts fondamentaux de l'homme, comme développer des activités, sont devancés par des
choix « irrationnels » comme le souci de propreté qui, loin de représenter une vertu
339
Pour une critique du fonctionnalisme, voir les commentaires de Berckley et Lang 2000 : 113 dans Moore
2000.
314
additionnelle, peut aussi bien « capturer les qualités du bien-être et de l'enchantement que
de délivrer la fonctionnalité et le confort » (Canter 2000 : 12).
Dans la majorité des cas, les annexes finissent avec une deuxième maison qui garde le nom
anexa mais qui n'a plus la même fonction. Généralement, elle sert de cuisine d'été, lieu où
se déroule l'ensemble des activités quotidiennes (Photographie No 23). Située en arrière de
la cour mais d'un côté de la maison moderne, cette maison est visible de la rue. Son
emplacement permet une surveillance de la cour, tout comme la possibilité de regarder tout
ce qui se passe dans la rue ou devant la nouvelle maison (Photographie No 24). Dans la
majorité des cas, elle est agrandie par le rajout d'un deuxième étage. Dans ce cas, le terme
d'anexa est abandonné pour celui de « deuxième maison » (Photographie No 25).
L'engagement des habitants de Certeze dans une culture généralisée de mobilité induit la
baisse de la portée des occupations locales, l'agriculture et l'élevage de bétail notamment.
Le manque de temps, l'absence prolongée ou variable, l'accès rapide à l'argent, tout ces
éléments contribuent à une réorganisation du fonctionnement de la gospodaria entière qui
se reflète finalement dans la structuration spatiale. Conformément aux statistiques de
Certeze et aux affirmations du maire, entre 2002 et 2005, il reste 10% des bovins qu'il y
avait jusqu'aux années 1990. Pour les ovins, il n'en reste que 40 % et leur nombre est en
baisse. La diminution de ces pratiques anciennes s'explique surtout par le départ des jeunes
et par la surcharge de travail des personnes âgées restées seules à la maison. Afin d'élever
une vache par exemple, il faut cultiver du foin, ce qui prend beaucoup de temps et
d'énergie. De plus, les Certezeni ont les moyens d'acheter au magasin les produits laitiers,
la viande et tout ce dont ils ont besoin. La laine de mouton n'a plus son utilité car les Oseni
renoncent aux tapis et aux couvertures traditionnels pour les produits du marché et
occidentaux, « plus pratiques et plus beaux ». À Certeze, il existe encore deux propriétaires
de gros troupeaux de moutons. Quant aux chevaux, ils sont remplacés par la voiture.
315
On dit que ça ne vaut pas la peine car cela demande beaucoup d'argent. Ils gardent une vache.
Ils partent en France et ils n'ont pas le temps de travailler la terre. Ils l'abandonnent. Ceux qui
vont à l'étranger et gagnent de l'argent, n'ont plus besoin de la terre. Ils sont jeunes et les âgés
restent et travaillent la terre. J'ai dit maintes fois à mes garçons : qu'est-ce qu'on met sur la
table si on n 'élève pas une vache, si on ne garde pas un cochon, si on n 'a pas une poule ?
Qu'est-ce que tu fais si quelqu'un arrive ? L'argent, tu l'as ou tu ne l'as pas. C'est comme ça
avec l'argent : tantôt tu l'as, tantôt il s'envole ! Toutefois, si tu as tes œufs, ton lait, si tu as ta
propre vache tu te débrouilles. Mais il faut que tu travailles... Si tu as des invités, tu as quoi
mettre sur la table et dans la besace (Staruca, 82 ans, Huta-Certeze, 2004).
Les efforts visibles des enfants pour occuper une place à eux au sein de la communauté
vont de paire avec ceux des parents qui, à leur tour, font de leur mieux pour garder la leur
340
Cette situation généralisée en Roumanie touche notamment la génération des paysans qui ont travaillé
presque toute leur vie dans les coopératives agricoles de production communistes (CAP). Les indemnisations
de retraite sont tellement insignifiantes qu'elles ne permettent pas d'acheter les aliments de base pour deux
jours. A Certeze la situation est encore plus critique. Ici, il n'y a jamais eu des CAP. Par contre, les travaux
saisonniers ne subissaient pas le même régime de rémunération et d'assurance pour la retraite qu'un emploi
habituel, dans une entreprise étatique. Cela dit, la majorité des Certezeni âgés qui ont bien gagné au ratas
mais qui, à cause de l'âge, sont obligés de rester à la maison, n'ont aucun revenu. Ils dépendent entièrement
de leurs enfants.
316
dans cette géographie de plus en plus exclusive. Toute cette dynamique générationnelle et
toute cette lutte s'incarnent dans l'espace, dans ce que la gospodaria moderne cache.
Derrière la nouvelle annexe consacrée aux besoins humains, à la voiture ou aux ateliers de
couture, se trouvent d'autres annexes, en bois, rudimentaires, identiques en forme et en
apparence aux traditionnelles. La seule différence est qu'elles sont concentrées dans un
même endroit, loin de la vue. Aucunement soignées, elles servent à abriter quelques poules,
un cochon et parfois, une vache. Juste à côté, le potager assure un minimum de légumes,
des tomates, des oignons, des pommes de terre et des herbes (Photographies No 26 et No
27).
Ces traces rappellent ce que jadis signifiait a tine gazdusagul (« être une bonne hôte »).
L'expression se traduit difficilement. Étymologiquement, gazdusagul provient du mot
gazda. Dans le village roumain, gazda avait une valeur à la fois nominale et adjectivale.
Gazda était une personne très appréciée au village grâce à sa richesse quantifiée en nombre
de terres et en taille du bétail, ou à sa manière de prendre soin de ses biens et de la famille.
Le comportement devait être soutenu par l'appartenance à un neam « honorable ». Le
qualificatif de gazda est intimement lié à une autre notion, ospitalitate (hospitalité) qui
organise les relations sociales avec le reste de la société et la place que l'individu occupe
dans la hiérarchie communautaire. Le questionnement de Staruca trouve sa place à la
jonction de ces notions. Reprenons ses dires : J'ai dit maintes fois à mes garçons : qu'est-
ce qu 'on met sur la table si on n 'élève pas une vache, si on ne garde pas un cochon, si on
n'a pas une poule ? Qu'est-ce que tu fais si quelqu'un arrive ? En accord avec la coutume
de l'hospitalité, il faut être un bon gospodar et être capable de tenir gazdusagul, c'est-à-dire
d'accueillir, d'héberger et de nourrir les visiteurs. Les deux sont si intimement liés que si
on abandonne le sens initial de gospodar (produire et consommer par lui-même), on met en
danger l'hospitalité, c'est-à-dire tout un code coutumier qui assure les échanges sociaux et
l'exposition du soi afin de mieux se placer dans l'ensemble de la communauté341.
Pour plus de détails sur la notion de ospitalitate (l'hospitalité) chez les Roumains, voir Mihailescu et
Mesnil 1992 ; Mihailescu, Popescu, Panzaru 1992 : 12-14 ; Mihailescu 2003 : 183-209.
317
Le statut socio-économique se définissait par des critères liés à la terre, à l'héritage familial
et à un comportement social irréprochable envers les autres membres de la communauté ou
les étrangers. Être gazda ne concernait pas la consommation de produits qui ne sont pas le
résultat de son propre travail. Acheter au magasin les produits de base pour la
consommation quotidienne était une honte pour le paysan roumain de même qu'une façon
de gaspiller l'argent, associé à un vice impardonnable : la fainéantise. Une personne
incapable d'assurer par elle-même tout ce qui est nécessaire au bien-être de sa famille, était
qualifiée automatiquement de ne pas être gospodar et de paresseuse et, par conséquent, elle
était marginalisée par la société. De ce fait, la préservation des anciennes annexes associées
à tout un comportement de production et de consommation traditionnel, matérialise la
préservation d'une identité sociale locale encadrée par le code social et symbolique ancien.
Ce dernier est encore présent et manifeste par l'intermédiaire de la génération des grands-
parents et des parents. II représente le contrepoids à tout un ensemble de pratiques de
consommation, arrivées de l'extérieur avec la nouvelle génération.
Au-delà de leur portée identitaire et sociale ancienne, ces annexes sont une honte, surtout
pour les jeunes car elles rappellent les temps anciens dominés par la pauvreté. De plus, les
jeunes se détournent de plus en plus des anciennes façons de faire car ...il est plus facile
d'acheter au magasin. Pour avoir du lait, il faut avoir du foin, il faut travailler, il faut
embaucher des gens pour moissonner. Il faut prendre soin des bêtes. Finalement, il coûte
plus cher d'avoir une vache que d'acheter un litre de lait au magasin. Maintenant c'est
comme ça : le lieu des bœufs est pris p a r la voiture « Mercedes » affirme un Certezan de 29
ans. Le discours des parents et des grands-parents est ainsi inversé : la maison comme
centre de production change graduellement d'usage et devient un centre de consommation.
Les deux significations correspondent à l'émergence de deux comportements spatiaux : à la
fois une volonté de détruire, venant de la jeune génération, et une volonté de garder les
annexes, qui représente le désir des aînés. La flamme du conflit social et spatial est éteinte
par la solution suivante : garder les annexes en les cachant, décision qui repose sur une
dialectique complexe de comportements et de pratiques spatiales. Ces derniers essaient de
concilier les vieilles habitudes locales avec les nouvelles exigences qui reposent sur des
modèles extérieurs.
318
1.4. Lorsque le privé envahit le public. F lu id ill cat ion des lieux de passage
À l'intérieur de la gospodaria, les maisons se situent tout près de la rue. La distance entre la
façade et la clôture ne permet plus l'aménagement d'un jardin de fleurs. Cette proximité ne
laisse place qu'au pavage qui, tel le cas de la maison située à l'entrée du village, couvre la
cour entière et même avance au-delà de la clôture. Sans le vouloir, l'administration du
village est épargnée du devoir d'aménager des trottoirs. Ceux aménagés par les résidents
attirent l'attention par la variété des formes et des couleurs des pavages qui avancent
jusqu'à la rue. Cette invasion du public par le privé est inhabituelle dans un village roumain
où les lieux sont clairement marqués. Cette démarcation physique correspondait en fait à
une mise en ordre de l'espace qui pouvait être composé de bons et de mauvais lieux, de
lieux « fastes et néfastes »342. Cette géographie binaire résulte de la consécration de
l'espace habité, qui commence avec le choix et avec la démarcation rituelle du lieu propice,
lequel, de ce fait même, se détache de Tordre naturel afin de s'intégrer dans une géographie
sacrée 4 . La clôture représentait la première forme matérielle de séparation des deux
ordres. Son emplacement, ses matériaux et sa décoration visaient principalement la
protection de l'épanouissement de la gospodaria et assuraient le bien-être de ses membres.
Le caractère minimaliste, simple et modeste de la majorité des clôtures paysannes, incluant
celles du Pays d'Oas en forme de haie confectionnée de branches ingénieusement tressées
en groupes de trois344, témoigne d'un minimum de souci de protection sociale et physique
contre les malfaiteurs et les animaux sauvages345. Malgré sa minceur et sa simplicité, la
clôture divisait clairement l'intérieur et l'extérieur.
342
Les lieux sont de deux sortes : bons ou mauvais. Le premier est fertile, il a toujours un sens positif ; le
deuxième n 'est pas fertile, mauvais et il a toujours un sens négatif (Bemea 1997 : 23-25).
Il s'agit de « la consécration l'espace habité », c'est-à-dire rompre l'espace de l'ordre naturel afin de le
placer dans une géographie sacrée (Mihailescu, Popescu, Pânzaru 1992 : 17).
344
Les tissages étaient faits d'essences de bois mou tels le noisetier, le hêtre ou le sycomore qui permettaient
de véritables broderies en bois. Le portail quant à lui, était tout à fait original : formé du tronc d'un gros arbre,
il tournait autour d'un axe vertical. La partie visible de la rue était ornementée manuellement avec des
rhombes (Focsa 1975 : 321). À présent, ce type de portail et de clôture n'existe plus. On ne le trouve qu'au
musée ethnographique.
345
La maison cu curie sau cu ocol intarit (« maison à la cour fermée ») située sur les versants des montagnes,
fait exception. La maison et les annexes liées par une clôture très haute et très solide forment une cour fermée
où le bétail et les individus étaient protégés de la menace des ours et des autres animaux sauvages (Stahl, Paul
et Petrescu 1965: 193-227).
319
L'avancement du pavage vers la rue témoigne et matérialise une pluralité de changements
survenus dans la manière de l'individu de se rapporter socialement et spatialement au
monde d'ici et, spirituellement, au monde de l'au-delà. Le contact avec l'autre, inconnu,
habitant un ailleurs jusqu'alors effrayant, change les repères. L'intérêt de connaître l'autre
s'associe au désir de se faire connaître. Cette expérience du monde qui dépasse les
frontières du village se matérialise dans le local par le débordement de l'espace privé dans
le public. La clôture ne sépare plus l'intérieur de l'extérieur. Elle n'est donc plus destinée à
avertir l'étranger du fait qu'il s'engage sur un terrain consacré, protégé. Au contraire, le
passant est envahi par toute cette matérialité qui l'invite à regarder et à qualifier. Nul besoin
de passer au-delà des portes car tout avance vers le passant (Photographie No 28).
Privée de son rôle fondamental de frontière (Marlière 2005), la clôture moderne de Certeze
a plutôt un rôle de fétiche. Son architecture est massive, sophistiquée et les matériaux sont
plus variés. Les premiers signes de changement émergent dans les années 1970, lorsque le
bois est remplacé par des briques en andésite, pierre extraite des mines de la région de
Huta-Certeze. Dès les années 1990, les clôtures en andésite sont détruites afin de laisser
place à de nouveaux matériaux. La partie supérieure de la majorité des clôtures de Certeze
est en fer forgé avec des ornementations en forme de flèche. Le noir et le blanc sont les
couleurs dominantes. Le béton pour le fondement de la clôture et pour les piliers est de plus
en plus fréquent. Dans d'autre cas, les clôtures sont parées de colonnettes en gypse,
richement ornementées, qu'on rencontre aussi aux rambardes des balcons, des escaliers
intérieurs et extérieurs de la maison. Dans les années 2000, le fondement et les piliers en
béton des clôtures sont couverts de marbre ou de granit tandis que les colonnettes,
initialement en gypse, sont sculptées entièrement en marbre, matériel apporté soit du sud de
la Roumanie, soit des pays étrangers où les Certezeni travaillent (l'Italie et la France
notamment). En 2005, il est plus facile d'obtenir le type de marbre désiré car les petites
entreprises locales d'importation des matériaux offrent une gamme très large de modèles
(Photographie No 29).
320
// est plus beau et plus facile à entretenir. Le marbre se lave très bien et résiste mieux à la
saleté causée par la pluie ou la neige (A. Oros, 48 ans, Certeze, 2004).
Le souci de propreté cache en fait une question de représentation sociale. Le marbre coûte
très cher, il est plus rare à l'intérieur du village, donc plus prestigieux. Tout comme
l'aménagement, la surcharge décorative ou le mélange de matériaux de prestige, le souci de
propreté s'inscrit ainsi dans tout ce qui est donné à voir (Perrot 1981) et communique une
identité sociale nouvelle (Photographie No 30). En 2005, l'évolution du processus de
sophistication de la clôture est marquée par l'apparition d'un matériel nouveau, l'inox
(Photographie No 31). Les tiges en inox qui filent et se contorsionnent gracieusement, en
éblouissant avec le scintillement et la couleur translucide, rendent la clôture plus fluide et
plus légère sans toutefois nuire à l'apparence de luxe. La clôture en inox rassemble toutes
les qualités d'une culture de la séduction (Baudrillard 1988) destinée à attirer et à envoûter
le regard des autres.
Les deux portails, pour les individus et pour la voiture, sont encore plus luxueux et
ostentatoires que la clôture entière. Soit en fer forgé ou en inox, le portail prend la forme
d'un grillage aux ornementations géométriques, florales ou en flèches. En 2005, le portail
est confectionné entièrement de barreaux d'acier inoxydable (inox) aux motifs circulaires
(Photographies No 32 et No 33). Si on tient compte du fait que l'inox est utilisé aussi pour
les rambardes des balcons et des escaliers intérieurs de la maison, on comprend
l'affirmation d'un Certezan en 2005 : Si les Certezeni continuent au même rythme, ils vont
épuiser l'inox de la surface de la terre (Nelu, Certeze, 2004). En paraphrasant Serge
Bouchard, la qualité de la porte importe plus que sa forme ou son positionnement
(1996 :63). Contrairement aux autres matériaux, l'inox se trouve au centre d'un discours
sur la simplicité, sur la transparence, ce qui contraste avec l'accent mis quelques années
321
plus tôt sur la forme, sur la décoration et la surcharge esthétique. Tout comme la propreté,
la simplicité caractérise la modernité et, implicitement, d'un nouveau statut social, cette
fois occidental.
Mais la « qualité » occidentale de la porte et de la clôture ne vaut rien sans ajouter les
touches de ce que signifie la « valeur » locale, qui réside principalement dans son pouvoir
de représentation et dans sa capacité d'attirer le regard. A côté des matériaux et des formes,
le volume doit être « à la hauteur » de la réussite du propriétaire. Le désir d'une clôture
« grande et massive » l'emporte souvent sur les « finesses » de la modernité car celui qui
juge n'est pas l'étranger, mais le voisin et la communauté. Une discussion de coulisses
entre deux femmes de Huta-Certeze est révélatrice. Le mari de Tune d'elles, qui fait des
clôtures, venait de finir le travail chez un client du village qui n'a pas du tout été satisfait :
Écoute ! Ils ont dit qu 'ils n 'aiment pas la clôture ! Écoute : Gheorghe de Patrut a dit que
« Puah ! la clôture n 'est pas aussi grande que la porte ! » Mais mon mari lui a dit : « Comment
veux-tu que j e fasse la porte plus grande que la clôture si la porte est archée en haut et donc,
très haute ? Comment veux-tu que j e fasse la clôture plus grande que la porte ? Mais ce n'est
pas beau ! » Je te dis : mon mari a bien travaillé. Tu sais, tout le monde a dit qu'il a bienfait,
qu 'on voit bien qu 'il a beaucoup travaillé car la clôture est plus fine que la nôtre. Tout le
monde l'aime. As-tu vu la clôture ? Maintenant, il se fait construire une maison. II en a une
autre, derrière
À l'intérieur d'une volonté de communiquer un nouveau statut social qui a comme réfèrent
l'Occident, l'ancien est de plus en plus marginal. Le bois est évacué et la géométrie des formes
n'a plus rien du symbolisme ornemental traditionnel. Les rites de passage et apotropaïques ne
marquent plus le quotidien car la vision anthropocentrique du monde l'emporte sur l'autre, plus
346
Il s'agit d'une discussion entre mon hôtesse et sa mère à propos de la clôture que mon hôte venait de
construire pour quelqu'un du village (Journal ethnographique, Certeze, 2004).
322
ancienne, où l'homme, marginal dans l'univers créé par Dieu et peuplé par des esprits pleins de
pouvoirs, devait négocier et préserver sa place dans tout cet ensemble. L'ailleurs auquel les
Certezeni se mettent en rapport est palpable et pluriel. Il s'agit de l'Occident, de la France, les
pays, les villes les plus proches. La géographie de l'autre est physique, familière, connue et,
surtout, accessible. La rencontre de l'autre conduit ainsi à l'évanouissement de tout un
ensemble d'éléments magiques à destination apotropaïque, de protection de l'espace humanisé.
Les Oseni continuent aussi à garder un banc, Télément essentiel dans la socialisation
villageoise traditionnelle. Situé à côté du portail, à l'extérieur de la clôture, il servait de
repos, de rencontre et de causerie aux personnes âgées et aux jeunes, le dimanche après la
messe. Assis sur le banc, le propriétaire et les voisins commençaient à défaire le fil de leur
vie, des guerres qu'ils ont vécues. Le banc représentait également l'occasion et l'endroit
pour filtrer, analyser et juger les dernières rumeurs du village. L'échange des mots
n'empêchait pas les yeux de suivre tout mouvement dans la rue. Chaque personne qui
passait, connue ou étrangère, déclenchait des questions ou des discussions qui continuaient
tard dans la soirée. Après le départ des vieux, c'était le tour des jeunes. Qui sait combien
d'embrassades ont eu lieu sur ce banc, combien de mariages y ont été planifiés. Ainsi, ce
simple banc, fait en planches de bois jointes d'une façon rudimentaire, avait deux fonctions
principales : premièrement, il était un lieu de rencontre. Assis près de la frontière entre
l'espace public et privé, le banc créait un espace intime qui assurait l'accès à tout ce qui se
passait dans la communauté. Cet espace rejoignait aussi le temps qui filait à travers les
histoires de vie de chacun. Deuxièmement, il jouait le rôle de tribune pour décortiquer les
gestes, les mots, la réussite ou l'échec, la manière de s'habiller ou de se comporter des
membres de la communauté. Chaque banc représentait une petite roue qui faisait marcher le
mécanisme entier de tissage des relations sociales et d'établissement de la place de chacun
dans la communauté.
Aujourd'hui, ce banc est neuf, peint, fait de matériaux chers tels le fer ou le marbre, parfois
le bois. Malgré sa position en dehors de la gospodaria, il s'intègre dans l'ensemble car il
est fait des mêmes matériaux que la clôture ou la maison. Plus beau et moins fragile que
l'ancien banc, il semble plus solitaire pendant les soirées du dimanche. À Certeze, on voit
323
parfois assis un vieillard qui semble en attente. Ce banc, sous sa nouvelle apparence,
semble vidé de ses fonctions, se transformant en une pièce d'exposition et de
communication de la réussite de son propriétaire qui, toujours absent, ne trouve plus le
temps pour s'y asseoir. En se promenant le long de Certeze, le promeneur fatigué trouvera
toujours une place pour se reposer et regarder tranquillement ce qui l'entoure. Ce banc
n'accueille plus les gens, il les remplace. Tout comme le reste de la nouvelle gospodaria, sa
forme et son apparence communiquent le message de l'enrichissement du propriétaire
absent. En plus de son rôle de fétiche, le matériel devient un véhicule (Miller 2001) de
communication et d'information qui soutient encore le fonctionnement du réseau de
sociabilité traditionnel, qui repose essentiellement sur un acte de présence.
Conclusion
L'analyse de la structure sociale diffuse de l'enchaînement des maisons révèle le fait que
Certeze garde une organisation (spatiale et sociale) aux maisons qui encadre la construction
et la nouvelle maison « de type occidental ». Concernant la maisnie ou de la gospodaria,
elle est marquée par un processus d'individualisation des pratiques et des comportements
relatifs à l'espace en fonction des générations. Sans avancer l'idée d'un changement
radical, nous découvrons chez la jeune génération une tendance à de nouvelles manières de
faire qui contrastent avec celles des générations plus âgées, plus attachées à des valeurs et à
des savoir-faire anciens.
324
2. L'EXTERIEUR DE LA MAISON DE TYPE OCCIDENTAL.
CULTURE D'EXPOSITION ET DE SÉDUCTION
Ayant comme point de départ l'image de la maison traditionnelle, nous allons montrer
comment l'importation des modèles de maisons de type occidental se plie ou, au contraire,
entre en conflit avec les pratiques locales d'habitation et d'utilisation de l'espace construit.
En d'autres termes, comment, finalement, l'espace de la maison est modelé en fonction des
savoir-faire de plusieurs générations.
347
Focsa présente plusieurs modèles de décorations extérieures des châssis des portes, des fenêtres et des
piliers du lurnat qui prenaient la forme de flèches. Les fragments d'entretien fournis par Focsa révèlent que la
notion du « beau », dans le cas des fenêtres, s'associait à la grandeur et au nombre. Ce discours sur la
nouveauté est mis en concurrence avec un autre, « nostalgique ». Cependant, Focsa souligne que « le manque
de finesse, le manque d'espace, de lumière et de commodité » l'emportent souvent sur « la nostalgie des
appréciations esthétiques» (1975:368). Pour plus de détails sur l'esthétique extérieure de la maison
traditionnelle, voir le même ouvrage (362-81).
348
Les broderies de type stucco sont une influence de l'architecture de style baroque brâncovenesc, signalée
surtout au sud de la Roumanie (Oprescu 1937 : 37; 1922). Ce style considéré « roumain » (Iorga, Bals 1922)
est présent initialement dans la décoration des églises du sud (Bibesco 1926, Melicson 1955), des conace (les
résidences des boyards) et des résidences de campagne des boyards de Moldavie et de Munténie du XVIIT
siècle (Nicolescu 1979 : 10). À partir des années 1970, il sera approprié et mis en valeur par la nouvelle
esthétique socialiste « néo-roumaine » paysanne.
325
Dans la même période se manifeste un autre type d'ornement de la façade avec les murs
couverts de petites dalles en céramique aux couleurs foncées, formant des compositions
variées. Le modèle dominant est centré sur le motif solaire stylisé, repris de la ville et
très présent d'ailleurs dans Testhétisme folklorique socialiste des années 1980. Un
accessoire encore présent sur certaines maisons de Certeze est la tour en forme de flèche
hexagonale avec renflements imitant un dôme en bulbe polygonal3 . Dans les années 1980,
les extrémités des gouttières et Tavant-toit représentent de véritables broderies, l'œuvre
d'un groupe de tziganes de passage dans la région.
349
Harold Brunvand identifie ce modèle d'ornementation de l'extérieur de la maison rurale dans presque
toutes les régions de la Roumanie. Il est lié à deux facteurs : premièrement, l'apparition des petites entreprises
qui fabriquent ce type de dalles colorées ; deuxièmement, l'influence citadine de plus en plus forte sur les
villages des années 1960-1980 (2003 : 38-9).
Ce modèle est signalé par Focsa dans les années 1970 (1975).
Ville située au centre de la Roumanie.
352
Les professeurs de langue et de littérature roumaines étaient les plus engagés dans cette quête
d'authenticité. Cela s'explique par le fait que l'étude du folklore était incorporée dans leur discipline.
D'ailleurs, dès la fin du XIXe siècle et durant la période communiste, ils s'impliquent activement dans le
processus de patrimonialisation de la culture paysanne. Ils sont les premières personnes à être contactées par
les chercheurs désirant faire des recherches et par les muséographes à la recherche d'objets authentiques.
D'ailleurs, de nombreux professeurs possédaient et possèdent encore de vrais musées privés contenant des
objets rassemblés le long des années d'activité didactique. Dans le cas des professeurs de Certeze et du Pays
d'Oas, ils sont en contact avec le musée du Pays d'Oas de Negresti-Oas. Vasile Ardelean, professeur de
langue et littérature roumaines à Certeze a même fait une recherche ethnographique au même village, intitulée
(Obiceiurile ciclului vietii umane si folclorul din comuna Certeze [Les coutumes du cycle de la vie et le
326
Les Certezeni s'approprient eux aussi ce discours critique, mais pour de toutes autres
raisons. Le rappel de cette période de modernisation de la maison de Certeze d'avant 1989,
est destiné à mettre en valeur un présent articulé en termes de simplicité et de propreté. Les
tours, la céramique ou le crépi orné de fleurs sont enlevés afin de laisser place à des
couleurs uniques, pastel, et aux matériaux faciles à nettoyer tels le marbre ou le granit.
Lorsqu'Ana Oros fait la présentation de la maison de son fils, elle souligne et montre le
matériel couvrant le mur frontal du bâtiment, le marbre noir :
Ils ont mis du marbre sur le mur frontal de la maison. J'aime bien car c'est très beau. Ils
veulent couvrir ce mur aussi (il s'agit du mur latéral) avec du marbre car il devenait sale
facilement et comme ça, on peut le nettoyer plus vite (A. Oros, 48 ans, Certeze, 2004).
Tout comme la clôture, la façade des nouvelles constructions est couverte de marbre ou de
granit ou tout simplement de crépi « lavable ». Contrairement à la maison traditionnelle,
l'extérieur de la maison de type occidental gagne en importance dans la mesure où il coûte
cher, est simple et propre. Ces trois critères font partie d'une définition de la réussite
sociale qui ne se revendique plus d'une définition de l'habitation locale, mais de Tailleurs
valorisant, « occidental ». La broderie en tôle confectionnée par les Tziganes devient
marginale et donc, dévalorisée. A l'inverse, les années 1990 et 2000 sont dominées par une
esthétique, disons naturelle, « à la parisienne », donc centrale, apportée surtout par les
femmes qui travaillent en France. Elle se manifeste par l'exposition de pots de fleurs à
l'entrée principale, ou accrochés à des rambardes ou au plafond des balcons (Photographie
No 2 et No 3). L'installation du beau « occidental » est accompagnée par l'affichage
excessif de l'objet esthétique et cela, malgré une façade qui n'est pas toujours finie.
folklore à Certeze]) afin d'obtenir gradul 1, le plus haut niveau de spécialisation pour les enseignants du
primaire, du secondaire et du collégial. Cette recherche a été dirigée par Virgiliu Florea, professeur
universitaire d'ethnographie et de folklore à la Faculté des Lettres de l'Université Babes-Bolyai, à Cluj-
Napoca.
327
de jaune, le marbre reprend les formes des piliers en béton, fréquents sur les rambardes des
balcons de la façade des maisons des années 1980, etc. Il s'agit de la rencontre de deux
processus inachevés : d'une part, l'héritage d'un esthétisme local, encore présent, et,
d'autre part, l'incorporation rapide et massive d'un esthétisme étranger, construit et défini
dans un autre cadre culturel que villageois.
La façade des maisons de Certeze joue le même rôle que l'emballage : elle expose, attire et
incite à la consommation par le regard, de même qu'elle cache et dissimule le contenu. Il
n'existe pas de société de consommation sans industrie de l'emballage, disait Serge
Bouchard (1999:46). L'emballage donne un aperçu de ce qu'est la maison et,
implicitement, son propriétaire. Afin d'impressionner, il prend des formes séduisantes.
Dans la même logique, la façade et l'extérieur des nouvelles maisons changent de formes,
devenant de plus en plus sophistiquées. Initialement carrée et symétrique, la façade des
derniers bâtiments apparus à Certeze en 2004 et 2005 s'arrondit, les courbes et les
méandres l'emportent sur les angles (Photographies No 4 et No 5). Le mur de la façade
avance vers la rue par des piliers massifs en béton. Ces artifices architecturaux confèrent du
volume tout en donnant l'impression que la maison envahit la rue, qu'elle dépasse les
barrières imposées par la clôture (Photographies No 6 et No 7).
328
l'andésite noire, donne une apparence très lourde aux constructions qui, dans les années
1980, émergent à Certeze.
« La spécificité roumaine » de ces motifs architecturaux est mise en évidence bien des années plus tôt par
Nicoale Iorga. Ses ouvrages sur l'architecture seront reconnus et appropriés à l'intérieur du discours
esthétique communiste dans la période du dégel culturel durant la deuxième moitié des années 1970 (Iorga,
Bals 1922).
354
Constantin Joja, architecte de la période communiste, soutenait l'idée que le caractère national de
l'architecture nouvelle devrait être obtenu par l'application du make-up des formes traditionnelles dans les
structures volumétriques modernes. Il propose l'appel à une ou deux caractéristiques de la maison paysanne et
leurs amplifications. Le chapitre Argumente pentru o noua arhitectura (Arguments pour une nouvelle
architecture) est révélateur sur ce point (1984). Voir aussi les commentaires critiques de Augustin loan
concernant l'œuvre de l'architecte in Power, play, and national identity : politics of modernisation in Central
and East-European Arhitecture, The Romanian Cultural Foundation Publishing House, Bucarest, 1999.
Notamment, le chapitre 77/.? recourse to the Vernacular : Constantin Joja ( 1999 : 120-130).
Stefan Stanculescu propose le concept de casa-matca (« la maison-souche ») comme base de construction
de la nouvelle architecture socialiste (1883 : 76). Dans les années 1980, la maison rurale devient le modèle
d'une architecture monumentale à l'image du pouvoir communiste (Joja 1984).
329
forgé et en verre coloré et épais. Ce type de balcon est originaire de la ville et des
constructions socialistes de masse356 (Photographie No 9).
Encore présents sur certaines maisons, ces modèles ne sont plus à la mode. Ils sont éclipsés
par les modèles occidentaux : des balcons carrés, incorporés ou non dans le mur de la
façade. L'espace est généreux et attire l'attention par la diversité des matériaux utilisés pour
les rambardes, variant du ciment et du gypse au marbre et, plus récemment, à l'inox.
L'ancien balcon passe par un processus de simplification, d'élargissement et de
multiplication (Photographie No 10). Si toutefois les anciennes décorations du balcon sont
conservées, les colonnettes ou les piliers sont habillés de matériaux plus dispendieux, le
marbre notamment (Photographie No 11).
La majorité des balcons n'a pas de rambardes. Contrairement à l'ensemble du bâtiment qui
peut être construit en l'absence du propriétaire, la rambarde est l'un des éléments qui
demande sa présence et son intervention. Le choix des matériaux, de la forme et des
décorations est fait par lui seul, en fonction de ses goûts. L'absence de rambarde est liée
également à la dynamique de changement des matériaux, des modèles de béton vers le
marbre et dernièrement l'inox. Son installation dépend autant des impulsions individuelles
que collectives qui agissent ensemble et qui décident quelle sera la touche finale mise au
bâtiment.
De tous les éléments de la façade, le balcon est l'un des véhicules de communication de la
réussite du propriétaire et surtout, d'amplification de celle-ci par sa modification
permanente (Photographies No 12a et No 12b). Quoique la fonction de fétiche n'ait pas
changé, dans les années 2000, les balcons de type occidental affichent une esthétique
différente. Ils deviennent très spacieux et ouverts par l'utilisation de l'inox, un matériel
330
fluide et léger (Photographie No 13). Les balcons ne sont plus carrés mais ronds
(Photographie No 14) ce qui leur confère plus d'ampleur (Photographie No 15). Ainsi,
l'exposition donne place à l'interpellation et à une culture de la séduction (Baudrillard
1988). Ce n'est plus le promeneur qui regarde, mais c'est la façade qui oriente et attire le
regard.
331
société (Ghinoiu 1999) est remplacé par une amplification du rôle d'exposition où les coûts
et l'apparence l'emportent sur la peur des forces occultes (Photographie No 18). Par
exemple, la caméra vidéo conçue pour surveiller l'autre et pour (se) protéger est présente à
l'entrée de plusieurs maisons de Certeze. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, elle
n'est pas là pour surveiller ou pour T autoprotection, mais pour être vue. La majorité des
caméras de Certeze ne fonctionnent pas357. Ce qui compte est la signification symbolique
de la technique qui, en Roumanie postcommuniste, est encadrée par un discours de réussite
sociale et de richesse, tout comme le téléphone cellulaire. Ainsi, le support technique de la
communication devient en lui-même porteur et messager de la réussite économique et
sociale individuelle. Son importance relève du rapport dialectique entre l'extériorité -
l'objet placé face à soi - et l'intériorité de l'homme qui confère à l'objet le statut de signe
(Althabe 2002 :2) d'une nouvelle identité sociale individuelle valorisante. L'objet
technique donne place à Tobjet-signe, changement qui correspond, dans la pratique, à
Téloignement de l'individu de la nature, pour se replier sur la société et sur les rapports
essentiellement humains.
357
J'en ai vu quatre dont trois ne fonctionnaient pas.
358
Dans son article sur la domesticité roumaine et la manière dont elle est liée au bois, Adam Dazin présente
comment les habitants des blocs communistes ont contourné les projets communistes d'homogénéisation de
l'habitat et de la société. Ainsi, la pratique généralisée de peindre les portes des appartements de la couleur du
bois ou de mettre des matériaux qui imitent le bois, est vue à la fois comme manière de s'individualiser et
comme manière de reproduire l'idée traditionnelle de la domesticité associée au bois. Le bois a longtemps fait
partie de l'une des définitions de la roumaineté. Dans le cas de Suceava, Dazin montre très bien comment le
bois est essentiel dans l'espace domestique, ce qui défie en quelque sorte l'habitat de 1' « homme nouveau »
tel que projeté par la société socialiste, essentiellement en béton et en matériaux d'origine industrielle
(2001 : 173-199).
332
l'étranger ou de la ville incorporent la perpétuation de deux fonctions traditionnelles de la
porte principale. La première est esthétique, car la porte de l'ancienne maison méritait elle
aussi des décorations, décrites minutieusement par les ethnologues roumains (Focsa 1975,
Bîrlea 1936). La différence est que l'esthétique de la nouvelle porte n'est plus accompagnée
des usages et des significations magiques et apotropaïques. La deuxième est cérémonielle
car c'est au seuil de la maison que les propriétaires continuent de recevoir les enfants ou les
jeunes qui adressent des vœux à Noël ou les prétendants des filles en âge de se marier.
Quoiqu'invisible, tous les habitants de Certeze font de leur mieux afin d'installer une porte
neuve et moderne qui porte le même message que la porte principale : celle de la réussite.
La seule différence est le « public » à qui le message s'adresse. Tandis que la porte
principale est visible pour les gens du village de même que pour les étrangers, la porte
située derrière transmet le message aux membres de la famille, de la communauté. Tout en
359
Les entrées utilitaires et d'exposition ne sont pas spécifiques au Pays d'Oas. Nous les avons identifiées au
Québec aussi, sur les maisons de banlieue où les habitants utilisent toujours la porte de côté de la maison.
Contrairement à l'entrée principale, décorée toujours à l'occasion des fêtes comme Halloween ou Noël,
l'autre est toute simple. Concernant les matériaux utilisés, la différence se maintient. La porte de devant a
différentes formes et des accessoires ; on met parfois une statue ou des fleurs. Elle est donc mise en valeur
pour être admirée ; quant à l'autre, personne ne l'observe mais tous s'en servent.
333
annulant la contradiction entre le devant et le derrière, entre le visible et l'invisible, cette
porte secondaire doit satisfaire les mêmes critères de réussite afin que la communauté
puisse évaluer et, finalement amplifier le prestige et l'honorabilité du propriétaire. L'autre
porte, principale, reste toutefois la plus visible, la plus belle et la plus dispendieuse, car elle
porte encore la fonction cérémonielle traditionnelle d'interface de la maison. Elle est à la
fois objet d'exposition et de représentation : lieu de sociabilité entre le propriétaire et la
communauté.
Le toit de la maison vernaculaire avait deux pentes360. Cette règle change vers les années
1970, lorsqu'apparaît le toit à quatre pentes, localement nommé clop. Le mot est repris du
costume traditionnel masculin qui comporte le clop, le petit chapeau qui, à côté de la
besace, représentait le symbole de la fierté masculine (Photographie No 20). Quoique
encore présent dans les rues de Certeze, ce type de toit est remplacé par un autre, à deux
pentes, nommé de type « français » (Photographie No 21). Le fronton dépasse souvent les
murs de la construction tout en étant soutenu par un pilier en béton (Photographie No 22).
En 2001 et surtout en 2004, le toit de type américain fait son apparition avec ses formes en
arche et ses matériaux neufs. Il devient surtout célèbre par ses coûts de construction et
d'installation (Photographie No 23).
Après la révolution, 10 % des maisons actuelles ont été bâties de zéro. La majorité des maisons
a été consolidée. Ils ont ajouté des piliers, un étage ou deux et la mansarde. Maintenant, ils font
les toits plus compliqués. Un toit en arche peut coûter jusqu'à 20.000 €. Auparavant, ils le
faisaient à deux pentes. Les maisons avec un toit en arche sont faites depuis l'an dernier. Il y a
un an, il y en avait deux à Certeze. Maintenant, d'autres ont commencé à en bâtir. Ils coûtent
très cher. Pas n'importe qui se permet d'en construire. Le matériel uniquement coûte 50.000 €
(Gheorghe lu ' Maria lu ' Frundar, 48 ans, Certeze, 2005).
L'apparition d'un toit neuf est accompagnée par la destruction de l'autre ancien et par le
rajout d'un autre étage à la maison déjà bâtie dans les années 1970-1980 (Photographie No
24). Quoique le bâtiment garde encore sa structure et même son apparence ancienne, la
majorité des toits de type clop est remplacé avec les nouveaux modèles qui n'ont plus une
référence locale ou nationale, mais occidentale. Étant donné l'amplitude des enjeux
Focsa fait une présentation des types de toits de la maison traditionnelle du Pays d'Oas, notamment de
Moiseni, village faisant partie de la commune de Certeze, à côté de Huta-Certeze (1975 : 253-361).
334
identitaires, les Certezeni sont prêts à tout risquer pour satisfaire aux exigences de la
réussite. En 2004, Nuta Vadan, propriétaire d'une maison des années 1980, décide de
détruire le toit de sa maison afin d'en mettre un autre, neuf.
Je suis un peu fâchée car l'eau s'est infiltrée dans les murs, dans le plafond des chambres
situées en haut. Il faut tout repeindre. Il y aura beaucoup de travaux (Certeze 2004).
Elle avait remplacé le toit de type clop par un autre, de type français, bien plus prestigieux
par son caractère occidental (Photographie No 25).
Actuellement, il est difficile de distinguer les maisons transformées de celles qui sont
nouvellement construites. En 2005, il y avait encore des maisons finies dont le toit était
enlevé afin de pouvoir rajouter un étage de plus ou de remplacer le toit initial avec un autre,
à la mode. Ce processus de transformation ne vise pas seulement les maisons construites
avant 1989, mais également celles élevées après, car la forme du toit change d'une année à
l'autre, de même que les matériaux utilisés. Ainsi, la nouvelle maison n'est jamais finie car
on la retravaille en fonction de modèles neufs qui émergent au village, d'une année à
l'autre.
Il n'est pas nouveau de dire que la symbolique du toit est intimement liée à la masculinité, à
la virilité (Bachelard 1992), au pouvoir et à l'autorité associés à une valeur de
représentativité. Visible de loin, le toit attire l'attention et, comme la façade, il incite au
regard. Il ne cache rien, mais il dévoile toute l'importance de son maître. Ce qu'apporte de
nouveau la nouvelle maison et par dessus tout, le toit et ses formes, est un changement de
direction du regard imposé à l'autre par rapport à ce qui se passait dans ia société
traditionnelle. La géographie du village traditionnel est centrée sur le toit pointu de l'église,
symbole du lien sacré et privilégié entre la terre et le ciel. Son importance relève donc de sa
verticalité. Contrairement à l'église, les maisons traditionnelles ont une orientation presque
exclusivement horizontale361, liée à la terre et à l'existence quotidienne. Le toit des
nouvelles maisons impose un changement de perspective car le regard du passant ne
s'étend plus à l'horizontale, mais est orienté vers le haut. Les maisons de Certeze ne visent
plus à conquérir l'étendue chtonienne, mais les hauteurs auxquelles seules les églises du
Les constructions de type kula du sud de la Roumanie sont les seules exceptions à cette règle générale
(Stahl, Paul 1964).
335
village rural pouvaient rêver. L'abandon récent du clop, symbole de la tradition, à la faveur
des toits de types occidentaux qui, dans l'imaginaire de tous, tentent d'égaler les hauteurs
des bâtiments new-yorkais, matérialise la naissance d'une identité nouvelle qui ne s'associe
plus à une identité locale ancienne, périphérique et méconnue mais à une autre, occidentale
et centrale, donc visible et valorisante.
Dans la même logique, la mansarde, obligatoire dans toutes les maisons neuves de Certeze,
remplace le lieu pour la slanina traditionnelle, plat fumé fait de graisse de porc, essentiel
dans l'alimentation des Oseni et qui, à côté de la palinca, représente la marque d'une
appartenance locale, oséenne. Initialement gardée au grenier de la maison traditionnelle, ces
derniers temps, la slanina ne trouve plus de place dans les nouvelles constructions :
Comme c'est difficile aujourd'hui de monter trois, quatre étages pour couper un morceau de
« slanina », surtout pour les vieillards et pour les ivrognes. La mansarde reste vide (Certeze,
2004).
Dans la majorité des cas, cette partie de la maison n'est pas finie. Très rarement elle est
organisée en pièces séparées. Quoique pourvue de grandes fenêtres, donc très lumineuse,
cette partie de la maison est le lieu pour des projets à venir.
Ici c'est la mansarde... Non, j e ne l'ai pas encore sectionnée. Il se peut qu'il y ait un grand
salon, une salle de bain, une cuisine... (Elle hésite) Mais on ne fait pas de cuisine ici... Dans le
projet de la maison, c'était prévu une salle de billard pour les enfants et les petits enfants, pour
les amis... En haut, j e vais construire le plafond. C 'est pour cela qu 'ils ont mis du bois partout.
Dans cette maison, j ' a i mis le bois pour deux maisons (Maria Golena, 45 ans, Huta-Certeze,
2004) (Photographie No 26)
Premièrement, Tambigùité des futurs usages de la mansarde est liée aux projets
générationnels qui ne concordent pas toujours. La pensée utilitariste de la mère âgée de 46
ans est mise en concurrence avec celle de la jeune génération, plus ouverte au loisir et aux
distractions. Dans la majorité des cas, la mansarde reste vide ou elle devient un lieu de
dépôt de matériaux de construction ou d'objets désuets. Deuxièmement, la mansarde vaut
plus par son extérieur que par l'intérieur, par sa marque occidentale (qui explique aussi
l'adoption fidèle de la dénomination de mansarda (« la mansarde ») que par la fonction
première qui lui est associée. Cet élément architectural autorise une identité visible et
prestigieuse. Le désir d'être vu est si grand, que les propriétaires font parfois appel à des
moyens plus ou moins comiques pour attirer l'attention : mettre des cornes de chèvre au
sommet du toit par exemple. Le symbolisme masculin du toit est évident surtout dans les
336
blagues de l'intelligentsia locale qui font allusion au chef de la maison dont l'épouse le
tromperait pendant qu 'il est parti à l'étranger, au travail (Certeze 2004).
Contrairement à la maison traditionnelle, caractérisée par des fenêtres très petites, en bois,
celles des nouvelles maisons sont grandes et faites de nouveaux matériaux. Elles sont soit
carrées, soit rondes, ovales ou en forme d'ogive, couvertes de rideaux ou pourvues de vitres
fumées (Photographie No 27). À la fin des années 1990, la majorité des maisons ont les
fenêtres couvertes de volets extérieurs, en bois ou en métal. Encore présents, les volets en
bois ou en fer signalent l'absence du propriétaire de même que la présence du souci de
cacher. Plus récemment, les habitants de Certeze ont commencé à installer des fenêtres
appelées termopan munies de vitres fumées qui, tout en remplaçant les rideaux
traditionnels, permettent à la fois de regarder dehors sans être vu et d'empêcher le regard
indiscret vers l'intérieur. Malgré ce changement, visible surtout au centre du village, la
majorité des Certezeni optent pour des vitres habituelles, couvertes par des rideaux
ordinaires, achetées aux marchés des villes voisines ou en Turquie (Photographie No 28).
Cette attention des Certezeni pour les fenêtres s'insère dans un mouvement plus ample,
roumain, dans les villages de même que dans les villes. Après 1989, les villes de la
Roumanie entière plongent dans une course au changement et au réaménagement de
l'espace habité (l'appartement, la maison). Le premier geste visible est le remplacement des
fenêtres standard, en bois, avec d'autres faites de matériaux modernes. Même s'ils
connaissent leurs inconvénients, car elles ne laissent pas l'air circuler, tout le monde veut
en avoir. Contrairement à la maison, la fenêtre représente, avec la porte, le seul élément
visible des appartements standardisés situés dans les blocs communistes. En la changeant,
le propriétaire signale en fait son épanouissement, sa réussite financière.
« Termopan » est le nom de l'entreprise allemande qui produit des portes, des fenêtres et des vitres
thermo-isolantes et antibruit. En Roumanie, le nom de la marque s'est élargi afin de dénommer toutes les
fenêtres qui ont les mêmes qualités et cela, malgré la marque. Ainsi, actuellement, « termopan » n'est plus un
nom propre mais commun, il qualifie un type de fenêtre, faite d'aluminium, aux vitres fumées ou non, qui
isolent du froid et du bruit. Dans le texte, nous allons utiliser le terme avec le sens roumain actuel.
337
Chez les habitants de Certeze de même que chez tous les Roumains, les nouvelles fenêtres
communiquent, un changement de statut financier et social du propriétaire. Ainsi, les
nouvelles commodités qui viennent avec les fenêtres termopan (elles sont isothermes et
antibruit) sont intégrées dans une culture locale de l'exposition. Leur fonction n'est pas
uniquement « isolante» mais relationnelle et communicationnelle car ces fenêtres sont
premièrement le signe de la réussite économique et sociale du propriétaire. De plus, à
l'exposition et à la communication, s'ajoute la ruse car l'objet permet au propriétaire de
jouer avec l'autre. Il empêche le regard de trop avancer à l'intérieur. L'interrogation :
« pourquoi utilisent-ils des vitres fumées et des volets ? », est toujours suivie de ...puisque
il n'y a rien à l'intérieur (Certeze, 2004, 2005). Entre la vérité et le jugement de l'autre, la
fenêtre cache et invite à la fois. C'est à chaque propriétaire de décider jusqu'où laisser le
regard pénétrer et, ici, le degré d'aménagement de l'intérieur dit son dernier mot. L'analyse
de l'intérieur et de son aménagement nous permettra de mieux développer le contraste entre
l'évidence et l'apparence.
338
3. L'INTERIEUR DE LA MAISON DE TYPE OCCIDENTAL
LIEU D'EXPOSITION ET DE SÉDUCTION
Au Pays d'Oas, l'apparence du lieu peut avoir l'effet de trompe-Tœil car l'association entre
l'espace et l'usage n'est plus stable. Autrement dit, ce qui ressemble à un garage n'est pas
toujours utilisé pour abriter la voiture, une chambre à coucher ne sert pas toujours pour
dormir et les cuisines ne servent pas toujours à cuisiner et à manger. Dans ce chapitre
d'analyse de l'intérieur, nous allons montrer comment, une fois construite, la maison « de
type occidental » subit tout un travail d'adaptation de l'espace aux usages et aux conduites
locaux, eux aussi en train de changer.
Pendant l'hiver, tout le monde utilise une seule pièce afin d'économiser les ressources
d'éclairage et surtout, afin de profiter du chauffage. La mère de mon hôtesse, Clara lu'
Hoata se rappelle de la promiscuité traditionnelle où les grands-parents, les enfants et
parfois, un ou deux petits-enfants habitaient la même pièce :
339
- Avant, il y avait une pièce comme celle-ci, plus petite encore qu 'on appelait « casa »,
(« maison ») et « tinda » f« vestibule »). Certains avaient une autre maison, plus petite. Elle
s'appelait « casuta » (« petite maison »).
- Où habitait la famille entière ?
- L'été, on habitait le vestibule. On habitait dans la maison aussi car il y avait beaucoup de
personnes. Par exemple, nous avons été cinq enfants. Il y avait des familles qui étaient
nombreuses. Ils dormaient où ils pouvaient. Il y avait deux lits et un coffre. Ils mettaient le
coffre devant le lit et dormaient comme ça... Là où il y avait la maison « de mândru » (« la
belle chambre »), c 'était très beau. Il y avait des assiettes, tout au tour de la maison, partout
dans la maison. Au-dessus des assiettes, il y avait des icônes... Par terre, il y avait de la terre
battue. Peu de maisons avaient un plancher. Jadis, si la vache mettait bas (visiblement gênée,
elle commence à rire) les gens apportaient le veau dans la maison, ils l'attachaient au pied du
lit. Si les moutons mettaient bas, ils apportaient les agneaux à l'intérieur et ils les installaient
en dessous du lit. Toutes les fêtes et presque chaque samedi, les femmes collaient de la terre
car, vous savez, auparavant il n'y avait pas de grès et d'autres matériaux... Elles la coloraient
en bleu et c 'était tout (Clara lu ' Hoata, 66 ans, Huta-Certeze, 2004).
Par rapport aux autres régions ethnographiées de la Roumanie, la maison du Pays d'Oas fait
figure d'exception dans l'utilisation esthétique et la mise en exposition des icônes peintes
sur verre ou sur bois. Contrairement à la règle générale où chaque pièce est prévue d'une
seule icône qui, située dans le coin orienté vers le nord-est, signale le lieu sacré vers lequel
l'individu adresse ses prières et s'agenouille, au Pays d'Oas, on retrouve jusqu'à trente
icônes qui filent Tune à côté de l'autre sur les quatre murs de la pièce. La surcharge
d'objets religieux ne témoigne pas nécessairement d'un attachement plus fort à la foi. Au
contraire, tout comme les tissus accrochés aux murs ou aux assiettes, les icônes sont des
objets esthétiques témoignant à la fois d'un héritage familial matrimonial (la grande
majorité sont transmises de mère en fille) et de la beauté de la maison associée à la réussite
féminine et familiale (Photographie No 1).
Avant de passer à ce que représente la nouvelle maison, il faut mentionner que chaque coin
de la maison traditionnelle avait une fonction bien précise (Stoica 1974). De la cave au
grenier, la maison traditionnelle du Pays d'Oas témoigne de Yhorror vacui utilitaire et
esthétique. L'utilitarisme et le symbolique co-existent, la petite pièce étant à la fois lieu de
déroulement des tâches quotidiennes et lieu d'exposition de la réussite familiale. Plus la
maison s'agrandit, plus le symbolique se sépare de l'usage quotidien. « La petite maison »,
c'est-à-dire la pièce qui contient le feu, devient l'espace central de déroulement des
activités quotidiennes : préparer le repas, manger, dormir, tisser, socialiser, etc. Casa
frumoasa (« la belle maison ») ou camera frumoasa (« la grande chambre »), située vers la
340
rue, reprend les fonctions de réception et d'exposition devant la communauté. Tenue à
l'écart des tâches quotidiennes, c'est-à-dire sales, elle représente le lieu où les filles
exposent la dot et où se déroulent tous les cérémoniels liés à la naissance, au mariage ou à
la mort. Espace privilégié, « la belle maison » ou « la belle chambre » comme les Oseni
l'appellent, reste fermée, non chauffée et éloignée du tumulte quotidien.
Tout comme son équivalent occidental, au Pays d'Oas le salon-ul (« le salon ») représente
la principale pièce de la maison. Placé toujours au rez-de-chaussée, tout près de l'entrée
principale, le salon est la pièce la plus grande et la plus ouverte de la maison entière. Il est
séparé du coin cuisine et de la salle à manger par des colonnes ou par des murs sectionnés
en forme d'arcade ou carrée, ce qui donne plus d'espace. L'absence de portes le rend
encore plus accessible, en le transformant en un lieu de passage et d'accès facile vers les
Riggins souligne la connotation ambiguë du terme living room car son principal rôle n'est pas essentiel,
mais relationnel. La « sédentarisation » matérielle et identitaire du soi se fait principalement par rapport aux
autres. Alors, living room ne peut pas être pensé en dehors de la socialisation et du lien entre le monde
intérieur et le monde extérieur (1994 : 101).
341
endroits importants de la maison tels la cuisine ou les escaliers qui mènent à l'étage
(Photographies No 2a et No 2b). Sa configuration ouverte est inhabituelle pour ce qui
représentait le lieu de réception des maisons traditionnelles, toujours séparé du reste de la
maison par le couloir et par la porte. L'isolement physique s'associait aussi à un tabou
comportemental car les enfants n'avaient pas le droit d'y aller ou les adultes ne l'utilisaient
que pour des occasions spéciales. Symbole de la réussite familiale, « la belle chambre »
devait être propre, impeccable en tout temps.
Tous habitaient dans « la petite maison » : les vieux, les enfants, la fille non mariée, les
garçons aussi, jusqu'à l'âge de 20 ans. Même s'il y avait beaucoup d'enfants, ils dormaient
tous dans la même pièce. La belle chambre... Que Dieu te protège si tu entrais ! Là-bas entrait
le prêtre pour sanctifier et lorsque quelqu'un mourait. Partout, il n 'y avait que des souris et des
toiles d'araignées (Il rit). SU venait quelqu 'un de la famille ou s'il y avait des invités, ils étaient
reçus dans la belle chambre. Si le propriétaire avait une fille, elle rencontrait les garçons près
de la porte ou même à l'intérieur pour que les prétendants voient la dot exposée dans la belle
chambre (Nelu, 30 ans, Huta-Certeze, 2004).
Dans l'aménagement intérieur, le salon représente la principale priorité. Il attire aussi les
plus grandes dépenses (Photographie No 3). Les murs sont peints de couleurs pastel,
orange, jaune ou vert. Plus récemment, l'utilisation des matériaux lavables ou imitant le
marbre donne une apparence étincelante. Contrairement à l'apparence chargée de la belle
chambre traditionnelle, les murs du salon sont simples, dénudés de tableaux, d'icônes ou de
tissus. Cependant, la simplicité n'est pas aussi sobre car par-dessus les murs proprement
dits et sur le plafond sont installés des faux murs avec des formes fluides, rondes, ovales,
ondulées, en demi-cercle, etc. (Photographies No 4a et No 4b). Entre les deux couches, de
nombreuses ampoules encastrées éclairent la pièce en dégageant une lumière qui prend la
couleur de la pièce (Photographies No 5). L'installation des miroirs amplifie davantage
cette atmosphère étincelante, alourdie non pas par l'agglomération d'objets, mais par les
tons des lumières réfractées partout dans la pièce. Le plancher est fait soit de marbre, soit
de plaques massives de grès aux ornements floraux ou géométriques. Le canapé en coin, en
cuir, en imitation cuir ou en tissu, souvent accompagné par deux fauteuils recouverts du
même matériel, encadre la table basse, en bois ou en verre. Les couleurs qui reviennent sont
le vert, le rouge bordeaux, le marron, le noir et parfois, le rose. Par contre, la table haute
qu'on y retrouve assez souvent, installée au milieu de la pièce ou à côté, est en bois massif
sculpté, et elle est accompagnée de chaises richement décorées (Photographies No 6a et No
6b).
342
Contrairement à son équivalent occidental où la socialisation intime rejoint un autre type de
socialisation, élargie et virtuelle, marquée par la présence des appareils électroniques, dans
la majorité des salons de Certeze le téléviseur fait défaut ou est placé dans un coin de la
pièce. On le retrouve par contre soit dans la chambre à coucher, soit dans la nouvelle
cuisine ou, le plus souvent, dans la cuisine d'été. Les seuls appareils électroniques présents
sont les magnétophones ou les chaînes audio, accompagnés de cassettes ou de DVD avec
de la musique traditionnelle ou moderne.
Le salon est également la pièce de réception de la maison de type occidental. Lieu d'accueil
des étrangers, c'est ici que nous étions invités pour discuter autour d'un verre de palinca.
Quoique placé au centre de la maison, il est tout propre, impeccable et très rarement utilisé.
Contrairement au salon occidental, il ne s'agit pas d'un lieu de socialisation et de réunion
familiale, mais d'exposition. Tout est fait pour attirer le regard et même pour envoûter car
la mise en scène du soi a pour objectif de conquérir, de séduire, dans un but précis. Malgré
sa marque occidentale, le salon est l'arène du déroulement des cérémoniels traditionnels
dont celui du mariage. Floarea (30 ans), de Certeze, décide de garder le plancher en bois
343
franc et de ne pas le changer avec du marbre ou du grès, ce qui contrevient à la dernière
mode au village en matière d'aménagement du salon :
Maintenant, tous les Certezeni mettent du grès ou du marbre partout dans le salon. Mais moi
j'aime la chaleur et le bois est très bon pour cela. C 'est vrai qu 'il n 'est pas trop pratique
surtout pendant le temps des fêtes. Le soir de Noël il y a une coutume : les garçons non mariés,
habillés en costume traditionnel d'Oas viennent chez les filles non mariées pour leur adresser
des vœux. Ils entrent au salon où ils dansent. Et ils dansent si fort, qu'ils endommagent le
plancher en bois. De ce point de vue, le plancher en grès ou en marbre est plus pratique
(Certeze, 2005).
Floarea a une fille préadolescente, proche de l'âge du mariage. La maison est visitée par les
groupes de jeunes qui font le tour du village, lors des fêtes. Ainsi, son plancher a été
endommagé deux fois. Pourtant, elle n'y renonce pas, préférant le réparer après chaque
danse. Son cas est une exception à Certeze, car 80 % des salons ont un plancher en grès.
Pendant les fêtes, c'est ici que les habitats de Certeze accueillent les jeunes qui, dotés de
caméras vidéo, filment tout. L'analyse de l'aménagement du salon pèse beaucoup dans le
processus de mariage de la fille dont la maison a été filmée. Représentatif de la famille, le
salon est la scène où se déroulent les enjeux liés au mariage. Afin de s'intégrer dans la
logique des enjeux matrimoniaux qui a comme objectif la production et la reproduction des
relations sociales à l'intérieur de la communauté villageoise, il représente un lieu de
« résolution par excès, par hypersimulation en surface », exacerbation des traits « pour ne
faire plus qu'un signe » (Baudrillard 1988 : 29).
L'importance du salon n'est pas uniquement liée aux stratégies matrimoniales, mais
également à tout un code de la réussite destiné à pouvoir classer l'individu et sa famille sur
l'échelle d'honorabilité communautaire. Dans les dernières années, le marbre et le grès,
quoique matériaux froids, sont devenus les porteurs de ce message de l'épanouissement, ce
qui explique que les surfaces dépassent le territoire de la cuisine ou de la salle de bain, afin
d'envahir le salon aussi. Ce dernier est donc visible et accessible au regard, faisant de lui le
principal instrument d'évaluation de la richesse et de la réussite sociale du propriétaire.
Cette principale fonction de mise en scène du soi l'emporte sur toute forme de confort et de
bien-être :
Tous imitent les autres. Par exemple, nous, moi et mon mari nous n 'avons imité personne. Nous
avons fait ce que nous avons voulu. Auparavant, la balustrade et les escaliers étaient en
marbre. Je n 'aipas de chauffage central. Les vêtements d'Oas qui se portent aujourd'hui, je les
garde à l'étage. Je monte tout le temps à l'étage. 11 faisait très froid sur les marches en marbre,
344
surtout l'hiver. J ' a i dit : «jamais dans la maison des marches en marbre ! » J e ne veux pas de
marbre et de grès dans le salon. Même si le plancher en bois est endommagé p a r les jeunes qui,
à Noël, viennent danser, même s'il devient sale, moi j ' a i m e avoir chaud aux pieds. Nous
voulons construire des rambardes en marbre sauf la barre où on met la main et qui sera en
bois... La majorité ont du marbre p a r terre, du marbre sur les murs (Floarea, 30 ans, Certeze,
2004).
Même si les Certezeni jettent tous les anciens objets au nom de la modernité et du
changement, le salon « comme en Occident » est un lieu « comme chez nous » : intégré et
domestiqué à l'intérieur d'une logique traditionnelle de socialisation et de reproduction du
soi. Il devient même indispensable à la préservation et à l'activation des liens de sociabilité
communautaire et à la communication de l'acquisition d'un statut honorable, reconnu et
respecté à l'intérieur du village. Alors, les habitants de Certeze sont prêts à tout faire pour
en avoir un :
J ' a i un garage ici, en avant et j e veux le transformer en salon. Nous avons déjà une belle
chambre mais elle n'est plus bonne. Chez nous, il y a beaucoup d'invités et j e n'ai pas une
chambre pour les recevoir (Mona Simon Oros, 28 ans, Huta-Certeze, 2004).
La maison a été construite par le beau-père dans le style des constructions des années 1980,
lorsqu'il n'y avait pas de salon, mais un autre type de pièce de réception, inappropriée.
Mona vient de se marier et d'y déménager. Le premier geste est donc la reconfiguration de
sa maison afin de satisfaire aux nouvelles exigences de la communauté. Son cas n'est ni
unique, ni nouveau.
Les dentelles en gypse qui se déployaient en haut des murs des pièces, dans les coins et au
centre du plafond, marqué par la présence du candélabre à plusieurs branches, sont enlevées
345
car cette mode citadine ne plaît plus, affirme la belle-sœur de mon hôtesse. Moi j ' a i tout
enlevé, les décorations et aussi le crépi qui couvrait tous les murs, les portes, tout. Par
contre, j ' a i gardé le plancher en bois (Huta-Certeze, 2004). L'évacuation de l'ancien n'est
pas complet car souvent, le mobilier qu'on retrouve dans le salon occidental, installé dans
les maisons modernes des années 1980, rappelle une autre chambre de réception, plus
ancienne. Il ne s'agit pas de la belle chambre traditionnelle dont les traces font
complètement défaut, mais de sufrageria, la pièce d'origine citadine, le lieu de réception
des appartements socialistes364. Elle fait son apparition au Pays d'Oas avec les maisons
standardisées des années 1970-1980. Contrairement au salon plus tard, cette pièce de
réception est acceptée avec méfiance car telle qu'elle est conçue par les artisans officiels du
modernisme socialiste, elle n'a rien en commun avec la pièce traditionnelle de réception.
Simon Maria, la belle-sœur de mon hôtesse, avoue :
Nous ne sommes pas habitués à dire « sufragerii » comme dans la ville. Nous disons « camera
cea mândra ». Si quelqu 'un dit în sufragerie (« dans sufragerie »), tous vont se moquer de lui.
Nous ne pouvons même pas bien articuler [le mot] (Maria Simon, 33 ans, Huta-Certeze, 2004).
L'option pour une dénomination descriptive, camera pentru oaspeti (« la chambre pour les
invités ») ou pour Tappellatif traditionnel de camera cea mândra (« la belle chambre »), à
la défaveur de celui citadin accueilli avec ironie, n'est pas sans signification car sufrageria
364
Dans la ville, cette pièce n'était pas habitée et elle était aménagée pour recevoir des invités. Tout devait
être impeccable, propre, bien meublé. Les enfants n'avaient pas le droit d'y jouer. La reprise des pratiques
d'habitation rurales dans la ville est justifiée par la migration massive des jeunes du milieu rural vers la ville
où, à partir des années 1960, l'industrialisation massive conduit à la création des lieux de travail. Cependant,
les familles nombreuses et l'espace étroit des appartements communistes conduisent à une multiplication
associée à une dissimulation fonctionnelle de l'usage de la sufrageria communiste. Au-delà de son apparence
de pièce de réception, toujours impeccable, propre, toujours prête à recevoir les invités les plus inattendus,
elle est utilisée aussi pour dormir, pour se réunir en famille, devant la télévision. L'usage pluriel de la
sufrageria est encouragé aussi par la configuration de certains appartements de type vagon (wagon) où les
pièces filaient l'une après l'autre. La sufrageria n'est plus un espace isolé physiquement, mais de passage, de
la cuisine vers la salle de bain et la chambre à coucher. L'intégration de l'espace de réception dans le trajet
spatial destiné au déroulement des activités quotidiennes, faisait partie de la logique de l'économie de
l'espace car on évacuait les lieux de passage tels les couloirs. Cette logique d'homogénéisation et de
l'économie spatiale fonctionnelle affectait aussi toute forme de socialisation en dehors de la famille, de
rencontre et surtout de différenciation. Il ne faut pas oublier qu'une des principales fonctions de « la belle
chambre » et de la sufrageria était justement la mise en scène de soi et implicitement, la différenciation de
l'autre. Malgré ces logiques d'annihilation des hiérarchies, malgré la multiple fonctionnalité des pièces des
appartements communistes, il s'opère une répartition fonctionnelle liée à l'alternance jour et nuit. Pendant la
journée, la sufrageria caméléon est impeccable et elle est prête à recevoir des invités ; la nuit, le canapé se
déplie, les draps sont sortis et elle devient chambre à coucher. Il y a tout un mobilier qui se plie et qui se
déplie en fonction du moment de la journée. On retrouve bien des similitudes entre l'aménagement et
l'utilisation de l'espace dans la Russie de l'Union soviétique (Humphrey 1993) et ce qu'on retrouve dans les
appartements standardisés roumains.
346
du Pays d'Oas ressemble fortement en apparence et par son usage à l'ancienne « belle
chambre ou maison » traditionnelle. La principale caractéristique de la sufrageria telle
qu'on la retrouve encore au Pays d'Oas, est le mobilier massif en bois mat ou couvert de
laque qui longe les murs. La pièce est centrée autour de la table haute accompagnée des
chaises, éléments qui témoignent de sa principale fonction, de réception et d'exposition
(Photographie No 7).
Sur les murs, les icônes, qui peuvent atteindre le nombre de quarante, des assiettes en terre
ornées de motifs floraux ou animaliers, des tissus faits maison, très colorés, sont doublés
par les tableaux de provenance industrielle et citadine, reproduisant des paysages orientaux
tels que « La fuite du sérail » ou des scènes à caractère religieux. Aux tableaux s'ajoutent
des tapis très colorés, en velours, représentant des paons. La table et le canapé pliable sont
couverts aussi de couvertures aux motifs floraux, achetées aux marchés des villes. Souvent,
le nouveau canapé sert de support pour la dot, des piles d'oreillers, de couvertures et de
tissus (Photographies No 8a et No 8b). Les fenêtres sont couvertes de rideaux achetés aux
marchés de la ville. Sur les meubles, des tissus brodés maison et des bibelots reçus en
cadeau ou achetés, alourdissent davantage la pièce. Ainsi, la fonction de réception est
accompagnée de celle d'exposition de la réussite, qui se définit par le quantitatif, par la
surcharge d'objets et de couleurs. Quoique la pièce entière soit conçue pour mettre en scène
la réussite du propriétaire, la fonction d'exposition du soi se concentre sur la présence
obligatoire de la pièce maîtresse, la vitrina (« la vitrine »), un mobilier pourvu de miroirs et
de vitres, lieu de dépôt et d'étalage de la vaisselle précieuse reçue au mariage ou à des
occasions spéciales, des bibelots ou des objets considérés précieux.
Si on rajoute à toutes ces décorations et à cet ameublement, les murs peints de rose aux
ornements floraux ou astraux, ou embellis des motifs floraux confectionnés en gypse,
l'image résultant est celle d'une « overdose » (Althabe 2001 : 23) décorative qui témoigne
d'une supra licitation de la fonction de mise en scène du soi. Cette mise en scène s'appuie
sur deux sources autant valorisantes : Tune traditionnelle, régionale, représentée par la belle
chambre qui se distingue notamment par les icônes et la dot exposée ; l'autre, citadine,
347
vient avec son code de réussite qui met sur la scène les objets industriels, de masse,
valorisants pour la nouvelle couche sociale émergente, prolétarienne.
Avec l'apparition du salon après 1989, l'avenir de la sufrageria n'est que provisoire. Si elle
n'est pas complètement écartée, elle est adaptée à la configuration de la nouvelle pièce de
réception, le salon. La préservation des meubles en bois va de pair avec l'évacuation du
canapé pliable en tissu et des couvertures, afin de mettre la causeuse et les fauteuils ou le
canapé en coin (Photographie no. 10). Les couvertures jadis objets d'exposition et de
préservation de la propreté, sont enlevées afin de rendre visible le cuir, porteur du message
de la richesse et du luxe, associé à la simplicité et à la propreté (Photographie No 11). La
table haute et les nombreuses chaises sont évacuées pour laisser place à la table basse. Si on
décide de la garder, on aménage dans un coin du salon le lieu de socialisation de type
occidental centré sur la table basse, le canapé et les fauteuils.
Une autre option est d'exiler la sufrageria à l'étage ou dans une pièce située à côté du
salon, mais qui est fermée ou moins visible. À la dépréciation spatiale s'associe une autre,
discursive car, dans la présentation de la maison, les propriétaires commencent toujours
avec le salon, situé en tête des priorités. Toujours aménagé, toujours propre, l'ancien lieu de
réception n'est plus utilisé, même à des occasions spéciales. Il devient même un lieu de
dépôt des costumes traditionnels qui, très volumineux, ne peuvent pas être gardés dans les
armoires (Photographie No 12). Nous n'étions jamais invités dans la sufrageria, la fonction
de lieu d'accueil et d'exposition étant assurée complètement par le salon. Si toutefois le
348
propriétaire acceptait de nous la faire visiter, le discours prenait toujours la forme de la
déculpabilisation :
// n 'est pas aussi beau que le salon. C'est comme ça que nos parents faisaient. Ce sont surtout
ceux de ma génération ou les plus âgés qui gardent encore ce type de mobilier. Les maisons de
type occidental n 'ont plus des pièces comme celle-ci affirme Nuta Vadan ( 45 ans, Certeze,
2004). (Photographies No 13a et No 13b)
Dans la maison de Floarea (33 ans), qui depuis quelques années travaille en France,
l'espace du salon est séparé d'une autre pièce de réception qui rassemble tous les éléments
de la sufrageria communiste. Par contre, son salon est bien plus grand et ouvert, le canapé
et les fauteuils encadrent la table basse et sont orientés vers la télévision (Photographie No
14a et No 14b). Dans un coin, un appareil pour l'exercice physique est exposé et utilisé par
les deux jeunes propriétaires (Photographie No 15). Contrairement à la majorité des salons
de Certeze, celui-ci est habité et utilisé. Propriétaire d'un bâtiment construit par ses parents,
Floarea continue de garder la sufrageria à cause de ses parents, qui habitent dans la cuisine
d'été, derrière la maison. Le salon a été aménagé récemment par la destruction d'un mur et
par le déménagement des meubles de l'ancienne sufrageria dans la pièce située juste à côté
Le salon de sa sœur est semblable sauf que le salon est centré sur une table massive en bois,
entourée de nombreuses chaises. Sur le mur frontal, une commode en bois est munie d'un
grand miroir et d'un service à café originaire de la Turquie. Un faux mur cache de
nombreuses ampoules à halogène qu'elle allume une fois entrée au salon. Ce mur,
conforme à la mode dite occidentale, sépare le salon d'une autre pièce de réception, bien
plus petite et isolée par la porte. Cette pièce est un mélange d'éléments « occidentaux » (le
canapé et les fauteuils en cuir marron) et d'autres rappelant la sufrageria socialiste telles les
armoires logeant le mur (Photographies No 16a et No 16b).
La différence entre Nuta Vadan qui exile sa sufrageria à l'étage et Floarea qui la place à
côté du salon, reflète deux manières de faire propres à des générations différentes. Malgré
la proximité entre le salon et la sufrageria de Floarea, l'aménagement des lieux rattachés à
deux périodes différentes est bien distinct. Il n'existe pas de mélange entre les deux. Dans
ce cas, l'espace de réception reste le salon car c'est ici que Floarea nous a reçus et que nous
avons parlé autour d'une tasse de thé. La présence de la sufrageria témoigne plus d'une
349
manière de faire de sa mère dans laquelle elle ne se retrouve plus. En nous faisant visiter la
sufrageria, Floarea avoue ses intentions de la détruire afin d'élargir le salon. Dans les
bâtiments construits après 1989 par la nouvelle génération, le lieu de rassemblement autour
de la table haute, présente dans la sufrageria traditionnelle, est pris par la salle à manger
qui, située juste à côté du salon et de la cuisine, reprend la fonction de lieu de convivialité
et de partage lors des grandes fêtes ou tout simplement au quotidien.
Dans le cas de Nuta Vadan qui fait partie de la génération adulte, initiatrice du phénomène
de construction dans les années 1970, la frontière n'est pas très nette. Malgré la séparation
claire par un étage, le salon lui-même est un mélange de sufrageria citadine et de salon
occidental. En dépit de l'élargissement de l'espace, Nuta installe au milieu de la pièce la
table haute et surtout la vitrina, bref les éléments du code de la réussite économique et
sociale spécifique aux années 1980. La même chose chez la sœur de Floarea qui, quoique
faisant partie de la jeune génération, n'est jamais sortie du village et est porteuse encore des
savoir-faire de ses parents. Cet héritage se voit aussi dans le même mélange entre objets et
aménagements différents. La récupération de l'ancien se fait aussi en fonction de la
symbolique des objets : on écarte ceux qui ont une fonction utilitaire afin de garder ceux
porteurs du message de la réussite et de l'honorabilité de la famille. Et, ici encore, on
choisit les formes les plus récentes.
350
produit lui-même car sa présence et sa préservation témoignent de ce qu'Appadurai appelle
traffic in things (1986; Jackson 1999), c'est-à-dire de la création d'espaces sociaux et
symboliques qui transcendent toute forme de frontière ou de séparation géographique,
politique et culturel. Le geste de préservation de l'objet trafiqué (et ici on assume la double
sémantique de mouvement et de ruse) est en soi une forme de consommation de l'autre
inscrit dans l'origine, dans la trajectoire, dans la forme et dans l'apparence de l'objet.
Actuellement, la vitrine, qu'on ne trouve nulle part ailleurs qu'au salon, garde la même
fonctionnalité sauf qu'elle n'expose plus les paquets de cigarettes états-uniens, mais des
objets qui « viennent de partout »365 : de la Turquie, la Russie, le Serbie, la France, l'Italie,
etc. En plus de la diversification de l'origine des objets, il s'opère un changement du
rapport entre le sujet (le propriétaire) et l'objet : ce n'est plus l'objet qui arrive au
propriétaire, mais c'est le propriétaire même qui le cherche directement sur le lieu de sa
production (Photographies No 17a et No 17b).
En général, les objets de la vitrina représentaient des cadeaux d'anniversaires ou des objets reçus à des
occasions spéciales tel le mariage. Je me rappelle que les vitrina des enseignantes débordaient de porcelaines
car, à chaque fête du 8 mars ou à l'occasion des anniversaires, les parents faisaient de leur mieux pour acheter
des vases en cristal ou des services en porcelaine.
351
de l'Autriche et de la France. J'ai voyagé partout, dans tous les pays. C'est moi qui les ai
apportés (Certeze, 2004). Devant sa vitrina, Nuta Vadan nous raconte la même chose : Tout
ce q u e j 'ai c 'est du cristal, de tous les pays. Je les ai achetés en Turquie, l'autre vient de la
Russie. En plus, j ' a i du cristal de Bohême (Certeze, 2004).
Une fois apporté au Pays d'Oas, l'autre objectivé dans les objets ou dans les bouteilles de
boissons précieuses, dotées des étiquettes portant clairement la marque de l'étranger, est
consommé de plusieurs manières : visuelle, olfactive et gustative. La vitrina de la tante
Maria (la tante de mon hôtesse) de Negresti qui, dans les années 1990, est allée en France et
qui depuis quelques années, va en Italie, est bondée de bouteilles de boissons étrangères.
Lors de notre visite, elle en a sorties plusieurs en nous expliquant où elles ont été achetées,
ce qu'elles contiennent et combien elles coûtent. La présence sensorielle de l'autre
valorisant est ainsi communiquée et appropriée par le possesseur lui-même qui, par un
processus d'empathie, transmet le même message de réussite, en s'offrant aux autres,
proches, afin d'être lui-même consommé symboliquement, consommation qui apporte
reconnaissance et valorisation.
Toutefois, la vitrina est mise en concurrence par l'apparition récente, bien plus valorisante,
du bar (barul). Tandis que la vitrine est certainement un héritage de la période d'avant 1989
et qu'elle vient de la ville, le bar surgit après la chute du communisme comme un élément
clairement occidental. Tout salon de Certeze est muni d'un bar soit mobile, soit creusé dans
le mur. On y expose les bouteilles de Whisky, Tequila, Cognac, etc. Pourtant, la plus
prestigieuse boisson reste le Whisky et cela remonte aux années 1980 et 1990, quand le
téléroman américain, Dallas, était diffusé sur la chaîne nationale roumaine. À la maison, au
travail, dans les restaurants, J. R., le personnage principal incarnant le pouvoir et la
richesse, boit toujours du Whisky. Écouté par la nation roumaine entière, Dallas induit le
désir de posséder ne serait-ce qu'au moins une bouteille de cette boisson américaine non
pas par goût, mais pour le message de réussite et pouvoir qu'elle transmet. Souvent, dans la
bouteille à Whisky, les Certezeni mettent de la palinca. Il en résulte un magnifique cocktail
à l'intérieur duquel les frontières spatiales et nationales s'évanouissent afin de se
352
rejoindrent dans un unique but : celui de communiquer une identité valorisante à la fois
ancrée dans le local et dans une pluralité de lieux, partout dans le monde.
Nuta de Certeze nous montre son bar mobile où se trouve une panoplie de choix
(Photographie No 18). Elle nous propose en premier de la palinca que nous refusons. Elle
vient avec une deuxième proposition, de la liqueur italienne au chocolat et à la vanille.
L'intérieur de la bouteille est séparé en deux compartiments qui se joignent au niveau du
goulot. En s'écoulant, les deux variétés de liqueurs initialement séparées se mélangent. Il
en résulte en un goût délicieux et une couleur chocolat au lait. Le Whisky est délaissé, car
la liqueur de Nuta est assez rare en Roumanie et puis en Italie, elle coûte très cher. En
écoutant les détails sur sa précieuse boisson, nous avons retenu plus longuement dans la
bouche la goutte de liqueur afin de savourer le goût métissé. Près de la fenêtre, une
imitation d'un pot massif de céramique chinoise vient compléter le mélange de localisme et
de globalisme afin de faire surgir, dans un tout petit salon de Certeze, un monde entier.
Dans une autre maison, le bar creusé dans le mur du salon (Photographie No 19) nous
accueille dès l'entrée. Les six compartiments placés en rangées de trois niveaux abritent des
bouteilles munies d'étiquettes en langues étrangères : du Champagne apporté de France, de
Garonne, du vin et du cognac français, etc. Dans l'autre rangée, des verres et une boîte de
parfum sont mis aussi comme dans une exposition. Devant le bar, deux fauteuils en
imitation de cuir rose vont de pair avec la couleur des murs. Au milieu, une petite table en
verre, en forme de cœur, avec en son centre un pot rempli de plantes séchées et deux
bibelots, un panier de fleurs et un bibelot représentant une femme avec son enfant.
Contrairement au bar de Nuta, celui de Maria a exclusivement une fonction d'exposition
car les bouteilles sont vides. Tout comme les bibelots ou le mobilier rose, le bar encode, par
son positionnement, par la couleur et par l'association des meubles, le message de la
réussite économique et sociale du propriétaire.
Toujours exposé et visible, le bar attire l'attention par son luxe parfois extrême. La fille de
Maria des Mariées366 a aménagé un bar identique par ses dimensions et sa forme à celui des
366
Lors de notre séjour à Certeze en 2004, la fille de Maria des Mariées, âgée de 37 ans, venait de décéder.
353
bars de nuit ou de bistrots : le mobilier, les verres suspendus, les bouteilles diversifiées, la
table et les chaises hautes, tout est là (Photographies No 20a et No 20b). Situé à l'entrée, il
fait partie du salon. Non loin du bar, la vitrina est chargée de nombreux services à café ou à
thé en porcelaine, des verres et des bibelots apportés de partout (Photographie No 20c).
Jamais utilisés, jamais sortis de leurs lieux d'exposition, les objets sont presque muséifiés.
Après une longue trajectoire parcourue de Tailleurs au Pays d'Oas ou d'une période à
l'autre, les objets n'ont qu'une seule fonction : celle de transmettre la réussite sociale et
économique du propriétaire, réussite qui joint le passé et le présent, le local et le global.
354
3.3. Histoires de cuisines367
Titre repris du film norvégien avec le même titre, réalisé en 2003, par Bent Hamer. Dans les années 1950,
durant le boom industriel d'après-guerre, un groupe d'observateurs suédois de Home Research visite un
village norvégien en vue d'étudier la routine des hommes célibataires dans leur cuisine. Le but de l'étude est
d'adapter les cuisines aux besoins spécifiques des Norvégiens. En aucun cas, les observateurs ne doivent
parler à leurs hôtes. Le film démontre magistralement les défauts de la recherche positiviste. Bent Hamer
surprend à quel point l'espace n'est pas matériel, mais relationnel et imprégné de la dynamique sociale et
affective.
355
cérémonielle avec laquelle les jeunes femmes de Certeze ou de Huta préparaient le café à
l'aide de la machine à expresso. À part l'odeur du café qui crée un espace (sensoriel) de
sociabilité au féminin qui rappelle Tailleurs, il n'y a ni odeur de nourriture, ni aliments sur
la table, ni casseroles sur la cuisinière.
La cuisine moderne est pourvue d'une série d'appareils ménagers destinés à rendre les
tâches plus faciles et plus rapides. Pour la majorité des femmes roumaines qui travaille au
ménage en Occident, l'appropriation de ces outils est synonyme d'une identité nouvelle et
d'un bien-être avec lequel elles entrent en contact tout au long de leur séjour à l'étranger.
L'importation de toute cette culture matérielle occidentale, originairement fondée sur
l'image de la libération de la femme de la corvée domestique et de sa sortie de l'isolement
de son foyer, a un impact inattendu sur les habitantes de Certeze. Généralement, les
activités de tous les jours telles la préparation du repas pour la famille et l'alimentation des
animaux se déroulent ailleurs et non dans la nouvelle cuisine. La cuisinière au gaz sert plus
à faire chauffer le repas et à préparer le café s'il n'y a pas de machine à expresso. Toutes
ces activités « propres » et qui ont un rapport direct avec l'usage de réception, font de la
cuisine moderne un lieu d'exposition et de déploiement d'une sociabilité aucunement
intime ou familiale, mais étendue et communautaire. Tout comme le salon, dans la cuisine
moderne tout est neuf, propre et bien rangé comme si personne ne s'en servait. Le four à
micro-ondes occupe une place privilégiée, donc on le pare d'un napperon brodé et d'un
bibelot. Sa fonction n'est pas de chauffer les aliments, mais d'être vu, d'être exposé. Parmi
toute cette technique et apparence modernes, une présence inattendue attire l'attention : le
four à bois traditionnel, très bien soigné et vide, informe que Ton ne cuisine pas ici
(Photographies No 22a, No 22b, No 22c et No 22d). Comment expliquer cette apparition
inattendue ?
Premièrement, les plus jeunes femmes n'ont pas le temps de s'en servir car, comme les
hommes, elles partent aussi pour travailler. En conséquence, tout reste à la disposition des
mères et des grand-mères qui, toute leur vie, ont cuisiné au spori (la poêle à bois). Plus
confiantes en l'expérience personnelle héritée et expérimentée durant des années, les
femmes âgées restent fidèles aux savoir-faire traditionnels. À cela s'ajoutent les effets du
356
système traditionnel de mariage et de transmission des biens à l'intérieur duquel les enfants
héritent ou reçoivent une maison qui est meublée selon les conceptions des parents. Quant à
la cuisine, le premier élément installé est le poêle à bois. L'installation de la jeune mariée
déclenche toute une reconfiguration de la pièce et des commodités en conformité avec les
nouvelles exigences qui ont comme réfèrent l'Occident. Si la nouvelle famille décide de
construire un nouveau bâtiment, elle se trouve à proximité des parents et de leur influence
(Photographie No 23). Dans le contexte du (re)travail générationnel du lieu, la cuisinière à
bois est gardée ou installée plus en qualité d'objet - lien avec la génération âgée - que par
attachement à un savoir-faire traditionnel. Tout comme le mobilier moderne ou la technique
domestique moderne, la cuisinière traditionnelle est intégrée par la jeune génération à
l'intérieur du code de la réussite et sortie de son usage permanent. Elle est tenue à l'écart de
toute activité sale, elle reste impeccable et vide (Photographies No 24a et No 24b). Elle est
éventuellement activée pendant l'hiver pour faire chauffer la pièce.
C 'est moi qui décide pour l'aménagement de la maison et de la cuisine et non pas mon mari.
Lorsqu 'il a entendu que j e voulais modifier, il a dit : « Au diable ! Moi, j e file ! » (Depuis trois
ans, son mari travaille en Italie, dans la construction. Lors de ma visite, il était parti). Lui, il
n'aime pas ça ! Le mur en brique (qui sépare le coin cuisine de la salle à manger et du salon)y'«?
l'ai vu à la télé et j e l'ai aimé (Nuta Vadan, 45 ans, Certeze, 2004).
L'importance de la cuisine est attestée aussi par la rapidité avec laquelle elle est finie,
aménagée et dotée de tout ce qu'il faut. Or la mise en scène ne vaut rien sans la
communication de cette réussite. À part le salon, la cuisine et la salle à manger représentent
le deuxième espace d'accueil des invités importants, occasion lors de laquelle la machine à
café est mise en fonction et les tasses sorties de leurs lieux d'exposition. Je me souviens de
ma première visite chez Bita (30 ans), la cousine de mon hôtesse. En s'excusant, elle me dit
que c'est mieux d'aller dans la cuisine. En fait, il s'agissait de la cuisine moderne, propre,
357
impeccable. Tout est neuf et pas du tout utilisé. C'est ici qu'elle a préparé le café et qu'elle
m'avait offert un gâteau qu'elle avait apporté d'une pièce voisine. Malgré son caractère
d'exposition, la cuisine de Bita semblait timidement acquérir, par l'entreprise de la jeune
génération, les caractéristiques d'un lieu de sociabilité familiale, de convivialité. Son
hésitation initiale (le fait de s'excuser) est déclenchée par la nature du rapport initial
existant entre elle et moi, car pour Bita je n'étais qu'une étrangère, donc « une dame ». Ce
rapport particulier qui aurait dû être accompagné par un comportement de réception et
d'hospitalité associé à un lieu précis, celui du salon, est renversé par l'attitude de mon
hôtesse m'a permis de bénéficier d'un traitement plus chaleureux. Grâce à Maria, je n'étais
plus une étrangère, mais « une amie à sa cousine », donc « des nôtres ». Quoique réunies
dans le même dessein d'exposer la réussite, la nouvelle cuisine représente un lieu plus
proche d'une sociabilité intime que le salon, qui reste la pièce de réception officielle. Ainsi,
le fonctionnement des coutumes de réception est plus dialogique qu'essentialiste car c'est
la nature des liens de sociabilité qui modifie les comportements relatifs à l'espace et non
seulement le rapport entre l'individu et l'espace (Photographies No 25a et No 25b).
La plupart du temps, la cuisine moderne reste un lieu froid et muséal. La cuisine de la fille
de Maria des Mariées ne présente nulle trace d'utilisation que se soit quotidienne ou
cérémonielle. D'ailleurs, elle-même nous avoue que tout ce que vous voyez ici n'a jamais
été utilisé. Tout est neuf: les tasses, la cuisinière, le lave-vaisselle, le réfrigérateur, les
assiettes, tout. Les armoires suspendues ne sont que des vitrines permettant la visibilité des
objets rangés tout comme dans une exposition. La cuisine quitte l'espace privé afin de
s'intégrer dans un autre, public, et de mettre en scène la réussite économique et sociale
féminine (Photographie No 26).
Si les femmes se servent à peine de leur cuisine moderne, où préparent-elles les repas ?
Afin de protéger la cuisine moderne des dégâts, les femmes les préparent dans plusieurs
endroits : dans la cuisine d'été ou dans la maison traditionnelle, si elle existe encore.
Attardons-nous sur ces deux lieux.
358
3.3.2. La cuisine d'été. La face cachée du quotidien familial
Située en arrière de la nouvelle maison, dans la nouvelle annexe, la cuisine d'été représente
l'espace traditionnel de préparation du repas et de réunion de la famille et des gens proches.
Centrée autour du feu, la cuisine d'été est utilisée en tout temps. Ici ils gardent les poêles,
les casseroles, les assiettes, etc. à usage quotidien. Par contre, les appareils électroménagers
se font rares, ce qui démontre une façon encore traditionnelle de préparer le repas. Son
apparence contraste aussi avec la cuisine moderne. Il s'agit d'une pièce rudimentaire,
fermée et isolée. Elle est dotée obligatoirement d'un poêle à bois. Depuis quelques années,
la cuisinière au gaz se fait de plus en plus présente et cela malgré l'existence d'une autre
dans la nouvelle cuisine de la maison de type occidental. Les femmes cherchent à doter la
cuisine d'été de marbre et de grès, mais d'une qualité moindre que celle utilisée dans l'autre
cuisine. La présence du lit signale un usage multiple qui rappelle l'ancienne cuisine
traditionnelle. Sur les murs, des photos des membres de la famille alternent parfois avec des
tableaux de scènes bibliques. Elle est le lieu de rencontre et de réunion de la famille pour
manger, et pour socialiser le soir, après le travail. Par exemple, c'est ici qu'on retrouve le
téléviseur qui, installé sur un meuble, est toujours ouvert, signe que cette socialisation
intime est bien connectée au monde. De tout l'ensemble de la nouvelle gospodaria, la
cuisine d'été représente le lieu privé par excellence, familial et difficilement accessible aux
étrangers.
Contrairement à la cuisine moderne qui est un lieu mixte du point de vue matériel, mais
homogène du point de vue de l'usage (lieu essentiellement d'exposition et l'apanage de la
nouvelle génération, avec des tendances d'autonomisation par rapport à l'impact de la
famille), la cuisine d'été est le territoire de la génération âgée qui, entourée par les autres
membres de la famille, plus jeunes, réunit l'ensemble des activités quotidiennes. Les
grands-parents ou les parents y passent tout leur temps, ils y dorment parfois accompagnés
d'un ou même de deux petits-enfants tandis que les parents habitent une pièce dans la
nouvelle maison ou dans la même annexe agrandie. Malgré la présence d'un réfrigérateur
ou d'un poêle à gaz, l'organisation et l'aménagement de cet espace relèvent d'une manière
traditionnelle de faire qui déplace, cette fois, l'innovation de la technique ménagère dans la
cuisine moderne. Les deux cuisines sont toutefois indispensables Tune à l'autre car la
359
cuisine d'été absorbe toute la saleté et le désordre qui résultent des activités quotidiennes,
tenant ainsi à l'écart la cuisine moderne de tout ce qui pourrait nuire à son rôle
d'exposition. Bita qui nous a offert le café expresso dans sa cuisine moderne, raconte :
Au début, ici où nous nous trouvons il y avait une cuisine d'été. J'ai dormi et j ' a i préparé les
repas là-bas. Ensuite, j ' a i modifié. J'ai fait une cuisine moderne. Ensuite, j ' a i dit de ne plus
cuisiner parce qu'on salit partout. J'ai dit de tout faire là-bas, chez les vieux (Bita, 30 ans,
Huta-Certeze, 2004).
Dans « la cuisine des vieux » (des grands-parents), deux objets attirent l'attention : le four à
bois et le four au gaz ont plus une fonctionnalité saisonnière et générationnelle : la grand-
mère prépare la nourriture pour les animaux et le repas pour la famille à l'aide de la
cuisinière à bois tandis que la nièce, Bita, utilise la cuisinière moderne (Photographie No
27). L'hiver, la cuisinière à bois est utilisée davantage car elle représente aussi Tunique
source de chauffage de la pièce. La cuisinière moderne ne sert que pour chauffer l'eau ou
préparer le café afin d'économiser la bouteille de gaz. Ainsi, grand-mère et petite-fille se
retrouvent ensemble, dans la cuisine d'été qui devient ainsi le lieu de socialisation familial
et intime, et surtout de transmission des usages et des savoir-faire traditionnels.
Située derrière la nouvelle maison, la cuisine d'été est gardée loin des regards indiscrets.
Cependant, son positionnement d'un côté de la maison est stratégique car il permet d'avoir
le contrôle visuel à la fois de la cour intérieure et de la rue et de surveiller en permanence
l'autre tout en restant caché. Son caractère privé est accentué par un sentiment de honte.
Généralement les propriétaires de la cuisine refusent de la montrer et elle n'est jamais
utilisée pour la réception des étrangers. Les seuls à y avoir accès sont la famille, les
membres de la parentèle et les villageois avec lesquels les relations sont plus étroites.
Toujours petite et mal soignée, la cuisine d'été que les gens gardent encore rappelle le
temps de la pauvreté. Loin de représenter l'image de la tradition, elle incarne un passé que
les Certezeni veulent oublier.
Cependant, elle est encore indispensable, notamment pour la génération âgée, confrontée à
la peur du nouveau et au manque de confiance dans les nouvelles méthodes de préparation
du repas.
J'utilise le « spori ». Je suis habituée avec et puis, j ' a i peur d'allumer la cuisinière moderne.
Mon neveu m'a montré plusieurs fois comment elle fonctionne, mais comme je suis toute seule
360
la plupart du temps, j ' a i peur. C 'est plus facile pour moi de mettre du bois dans le « spori » et
puis le repas a un meilleur goût raconte Maria lu ' Frundar (67 ans), la tante de mon guide
(Certeze, 2004).
L'utilisation des appareils domestiques modernes met en question la qualité liée à l'héritage
des savoir-faire anciens et naturels, basés sur une relation sensorielle et personnalisée avec
les produits de la terre, le bois et le feu. Dans ce cas, la cuisinière moderne, très propre et
vide, contraste avec le spori, couvert de casseroles, signe que c'est là qu'on cuisine
habituellement. La préservation de la logique d'entraide qui, à l'intérieur de la gospodaria,
supposait la préparation commune du repas, devient un filtre de transmission
intergénérationnelle des savoir-faire traditionnels. Non seulement espace de socialisation
familiale, la cuisine d'été est donc le principal lieu d'apprentissage et de transmission.
Tandis que la génération âgée (60 ans et plus) n'utilise pas la nouvelle cuisinière, la
génération précédente utilise les deux. Malgré cela, l'usage est préférentiel car il reste
fortement tributaire d'un savoir-faire traditionnel. Disons que l'usage est plus rationnel
étant donné que la cuisinière à bois est activée pendant l'hiver car elle représente aussi une
source de chaleur. En cuisinant, les femmes chauffent aussi la pièce. Pendant Tété, elle est
nettoyée et couverte et n'est pas du tout utilisée. Cela explique pourquoi lors de nos terrains
qui se déroulaient pendant Tété, certaines cuisinières à bois installées dans la cuisine d'été
étaient impeccables.
La pièce de l'ancienne maison abrite le four à bois qui, contrairement à d'autres cas, est
propre, ce qui indique que ce n'est pas là qu'on cuisine. Par contre, dans le vestibule, la
petite cuisinière au gaz, rudimentaire et sale, couverte de deux casseroles, sert pour faire la
361
cuisine quotidiennement. Dans la grande pièce, juste à côté, un grand téléviseur ouvert
dynamise la pièce et témoigne de l'existence d'un lien encore fort et permanent entre le lieu
et les habitants. Lorsqu'elle sert aussi de source de chauffage, la cuisinière à bois n'est
utilisée que pendant l'hiver (Photographies No 28a, No 28b, No 28c et No 28d).
Étant donné l'âge avancé de Floarea (82 ans) et l'état précaire de sa santé, tout est pris en
charge par sa fille qui, malgré l'existence d'une autre cuisine neuve dans la maison
moderne (Photographie No 29), continue à utiliser l'ancienne en l'adaptant à ses propres
besoins. Tout comme dans l'ancien temps, l'espace de l'ancienne maison a de multiples
fonctionnalités : préparer le repas, dormir, socialiser. Ce qui est différent et particulier dans
ce cas est l'usage générationnel de l'espace qui s'inverse : tandis que la femme et sa petite-
fille habitent l'ancienne maison, pour dormir la vieille Floarea est reléguée dans la nouvelle
cuisine d'été, pas encore finie et aménagée sommairement, derrière la nouvelle maison.
Contrairement à l'ancienne cuisine, celle située derrière la nouvelle maison comporte des
armoires vides, les lumières ne fonctionnent pas et les appareils obligatoires pour une
cuisine tels le réfrigérateur ou la cuisinière font défaut. Tout témoigne d'une installation
temporaire pour la vieille femme car cette cuisine d'été ne lui est pas destinée, mais elle est
bâtie pour le futur et pour sa fille (Photographies No 30a, No 30b, No 30c). La troisième
cuisine, « de type occidental », garde sa fonction de mise en scène de la réussite de la
propriétaire.
Au-delà des différences de l'apparence et des usages des cuisines, il y a une continuité de la
logique traditionnelle d'organisation de l'espace de la gospodaria, que les ethnologues ont
résumé dans le syntagme : un seul feu, une seule maison, une seule famille (Stahl 1974). La
présence de deux ou même trois maisons ne fragmente pas encore les pratiques
quotidiennes liées à la préparation et à la consommation communes du repas. Les structures
spatiales et les commodités d'origine étrangère sont apprivoisées à l'intérieur des conduites
anciennes, encore manifestes par le biais de la vieille génération et même de la génération
adulte. Le passage n'est pas brusque, mais graduel. En 2005, lors de notre retour sur le
terrain, l'ancienne maison de Floarea qui servait de cuisine d'été était détruite, la fonction
de cuisine d'été étant entièrement reprise par la nouvelle cuisine d'été, située derrière la
362
nouvelle maison. Destruction et construction se combinent avec des manières de faire
encore traditionnelles.
Malgré le lien entre les deux types de cuisines, la petite cuisine d'été encore indispensable
semble ne plus trouver sa place. On la découvre soit dans l'ancienne maison, soit dans le
bâtiment déjà ancien des années 1980, soit aménagé dans des endroits inhabituels tel le
garage. Maria des Mariées qui m'avait avoué ne jamais avoir utilisé la cuisine moderne, en
avait une autre, aménagée dans un de ses trois garages. Lorsque je lui ai demandé de me la
montrer, elle a refusé car c'est une cuisine ordinaire, il n'y a rien à voir (Certeze, 2004 et
2005). Parfois, dans le cas des maisons standard des années 1980, l'ancien cellier est
transformé en cuisine. L'emplacement de la cuisine traditionnelle n'est plus stable mais
dépend essentiellement des négociations entre les générations. L'appropriation des
nouvelles formes spatiales génère à Certeze une dynamique comportementale sans
précédent, axée sur des adaptations locales et sur un usage hybride de l'espace. Cette
dynamique permet aussi la reproduction des relations sociales qui sont la conséquence de
cette appropriation (Bourdieu 1994 ; Giddens 1984).
Quoique différentes, les deux cuisines ont des rôles complémentaires. La première reprend
les fonctions de lieu public, d'espace de création et de préservation des réseaux de
sociabilité destinés à situer l'individu et sa famille à l'intérieur de la communauté. Prise
dans les enjeux identitaires, la cuisine joue un rôle essentiel dans l'affirmation de la réussite
de la femme, une réussite qui a comme réfèrent l'Occident. Elle est donc exposée, visible et
accessible. La deuxième cuisine reste un espace privé, de préservation du réseau de
sociabilité essentiellement familial et proche. Son rôle est primaire, d'usage quotidien, sans
aucune fonction d'exposition. Par contre, elle témoigne d'une identité passée, honteuse, que
les Certezeni veulent oublier. Ce rapport au temps se spatialise dans son invisibilité, dans sa
dissimulation derrière tout ce qui est nouveau et beau.
Malgré leur fonctionnalité opposée, la cuisine moderne semble aussi indispensable que la
traditionnelle car les deux, chacune à leur manière, permettent la cohabitation
intergénérationnelle et la préservation des relations d'échange et d'entraide encore
363
traditionnelles. Ceci assure d'ailleurs la reproduction et la résistance de la gospodaria et du
ménage, surtout en l'absence du propriétaire. Les deux cuisines permettent aussi le
maintien d'un autre type de sociabilité, aussi importante que la première, familiale. Il s'agit
d'une sociabilité étendue, communautaire, qui assure l'intégration de l'individu et de la
famille dans la société villageoise et son existence en tant qu'être social, reconnu et
apprécié par tous les autres membres.
Lieu d'exposition et de
réception
364
dans le sol. Parfois, il y a un siège en bois. Dans la plupart des cas, ces toilettes extérieures
ne sont pas propres et hygiéniques et leur emplacement au fond du jardin est destiné à
empêcher que les odeurs arrivent dans la zone habitée. Elle est gardée surtout pour l'usage
des aînés qui la trouvent plus pratique. Quant aux jeunes, ils l'utilisent aussi puisque c'est
plus facile et plus rapide d'y aller. La plupart de la journée nous travaillons dehors, nous
sommes sales et nous n 'entrons pas dans la maison. Mais, pendant la nuit, nous utilisons la
salle de bain (Maria Sasu, 45 ans, Certeze, 2004).
L'utilisation de la salle de bain moderne varie d'une génération à l'autre. Moins accessible,
elle sert plus pour prendre le bain ou la douche. La majorité des salles de bain est
fonctionnelle car actuellement les maisons sont munies d'une canalisation et de réseaux de
conduites. D'ailleurs le réflexe de tous était de nous ouvrir les robinets et de laisser l'eau
froide et chaude couler. Ce souci démonstratif est en fait une réaction de défense contre les
moqueries des habitants des villages voisins, contre l'intelligentsia locale ou contre le reste
des Roumains qui attentent à l'image de leur réussite en invoquant le manque de
fonctionnalité de la maison. Ce soupçon est valable surtout pour les années 1980 et 1990.
En effet, la volonté d'avoir rapidement une maison nouvelle, la législation qui faisait
défaut, ainsi que le clientélisme qui menait les architectes ou les responsables à fermer les
yeux, ont rendu possible des situations hilarantes : des salles de bain luxueusement
aménagées, dotées d'un lavabo, d'une toilette, d'une baignoire, mais sans réseaux de
conduites. Le désir de se montrer l'emportait sur la fonctionnalité de la salle de bain et son
usage quotidien.
En 2005, les habitants de Certeze tiennent surtout avec un discours défensif sur la salle de
bain. Sans leur demander, ils tiennent à souligner le fait que cet espace est fonctionnel et
utilisé car eux « se sont modernisés » et « ils ne sont plus comme avant ». Le discours
associé à la démonstration balaie l'image négative dont les Certezeni sont très conscients, et
prouvent une fois de plus, l'importance de mettre en avant une identité nouvelle, profonde
et valorisante, en un mot, moderne.
365
L'emplacement de la salle de bain est variable. On la trouve soit à côté du salon, au rez-de-
chaussée, soit à l'étage. La douche en inox, le jacuzzi tout neuf, le grès et la faïence sont
mis en valeur par le dévoilement de leur origine : la France, l'Italie, le marché de Baia
Mare (Photographies No 31a, No 31b et No 31c). L'installation et l'aménagement sont
réalisés soit par les membres de la famille qui travaillent dans ce domaine, soit par des
maîtres de la région qui ont acquis le métier à l'étranger et qui le mettent en pratique chez
eux :
On apporte tout, tout de là-bas. Le métier, les techniques de montage, les matériaux. Moi, j ' a i
travaillé peut-être 500 salles de bain. Depuis 10 ans que je travaille là-bas, tous les jours je
fais la même chose, avec toutes sortes de marbre, de grès, de faïence, etc. J'ai travaillé une
salle de bain où un seul carreau en marbre de lm 2 coûtait 1500 euros Pour eux, c 'est rien,
mais pour nous, si on les convertit en lei, c'est de l'argent témoigne notre hôte qui travaille
depuis des années en aménagement intérieur à Huta et à Certeze (Dimitru, contremaître en
construction, Certeze, 2004).
L'investissement coûteux et l'usage partiel font de la salle de bain un lieu de mise en scène,
d'exposition du soi et de communication d'une identité « moderne » définie par la propreté,
par la détente, par le luxe. Cependant, l'appropriation de la culture matérielle doublée du
discours de la modernité ne conduit pas nécessairement à l'intégration des conduites et des
pratiques d'hygiène et de bien-être associées à l'image de l'Occident. L'impeccabilité du
lieu ne s'associe pas à la salubrité, au soin du corps et à l'intimité. La décision de
l'architecte de construire à chaque étage de sa nouvelle maison une salle de bain déconcerte
la propriétaire de la maison « de l'Américain » qui a décidé d'agir et de tout modifier selon
un usage commun, non individualiste :
Ici, on n'a pas l'habitude de vivre comme dans la ville. Ici, il y avait une salle de bain... Mais
moi je l'ai détruit. Je me suis dit que je n 'ai pas besoin d'une salle de bain à chaque étage... Ce
n 'est pas comme dans la ville, où il faut aménager une salle de bain pour les enfants et une
autre pour les parents [La maison « de l'Américain » a trois niveaux, y compris la mansarde]
(Maria Golena, 45 ans, Huta-Certeze, 2004).
Le « leu » est la devise roumaine. Le prix est certainement exagéré. Ce qui résulte est l'effet de la parité
leu / euro dans le domaine de la construction. Avec la même somme d'argent investie par un Occidental dans
un m2 de marbre, en Roumanie un Osan peut faire beaucoup plus à cause des matériaux et de la main-d'œuvre
peu coûteux.
366
communication de la réussite économique et sociale du propriétaire. Tout comme le salon
et la nouvelle cuisine, cette pièce est intégrée à une culture de la séduction. Emballée dans
tout ce qu'il y a de plus luisant et attirant, elle expose et cache à la fois369 car, quoique
fonctionnelle, elle n'est pas encore pleinement assumée (Photographie No 32). L'hygiène
n'est pas qu'une question d'objet ou de commodité. Elle est aussi culturelle370.
À la salle de bain moderne correspond un autre lieu, présent dans toutes les gospodarii du
Pays d'Oas : le WC traditionnel, souvent sale il est lié à une identité moins honorable.
Conçu en bois, il est installé au fond de la cour, après les annexes traditionnelles ou le
potager. Il est utilisé quotidiennement, par toutes les générations. Situé dehors, là où se
déroulent la majorité des activités quotidiennes, il est accessible et indispensable
(Photographie No 33).
En conclusion, les cuisines et les salles de bain, chacune avec leurs invariants, représentent
des zones de pratique de séparation, voire de purification (Latour 1993 : 10-11), qui créent
en fait des lieux différents, mais comparables (Strathern 1999:117), voire
indispensables les uns aux autres. La symétrie spatiale ne correspond pas nécessairement à
une symétrie culturelle (Clifford 1988) (qui par sa nature met à distance), mais à un
processus de travail réciproque car les deux, cuisine moderne et cuisine d'été, salle de bain
et toilette traditionnelle se soumettent à la même logique locale, celle de la reproduction des
369
Dans son ouvrage sur la séduction, Baudrillard insiste sur le rôle du maquillage qui, dans la logique de
l'attirance sexuelle, expose tout en cachant (1998).
370
Le livre de Moma E. Gregory et de Sian James démontre que les toilettes représentent « des fenêtres
permettant d'observer une population donnée » et « de faire une analyse culturelle et sociologique des
populations qui occupent les différents régions de la planète » (2007 : 6).
367
relations sociales et de positionnement sécurisant et rassurant par rapport à l'autre, proche
ou éloigné.
Dormitorul, le terme utilisé pour nommer la chambre à coucher, n'existe pas dans le monde
rural roumain traditionnel. À l'exception de l'intelligentsia locale, il ne fait pas partie du
vocabulaire des paysans tout simplement parce qu'il n'y a pas de réfèrent spatial clairement
associé à un tel usage. Dans la maison rurale, il n'existe pas de « pièces pour dormir » mais
plutôt des « lieux » situés soit dans la pièce de tous les jours, soit dans le vestibule, soit
dans les annexes ou tout simplement, dehors. Malgré la contiguïté spatiale, le sommeil
s'associait toutefois à une structuration spatiale en fonction du sexe, des générations ou de
la saison371.
La rencontre entre, d'une part, l'appropriation de la chambre à coucher par le biais des
maisons standard des années 1980, et ensuite des modèles occidentaux après 1989, et
d'autre part, la perpétuation de la promiscuité traditionnelle du sommeil, conduit, au Pays
d'Oas, à une utilisation variable et à une signification ambiguë des nouvelles pièces
conçues pour dormir. Dans la majorité des maisons neuves, les chambres à coucher se
trouvent à l'étage. La plus grande partie n'est ni finie, ni aménagée. Si toutefois elles sont
aménagées, on ne s'en sert pas. Au rez-de-chaussée se trouve aussi une pièce pour dormir
utilisée pour les jeunes ou par la génération adulte au cas où la cuisine d'été est habitée par
les grands-parents. Si le ménage est formé des parents et des enfants pas encore mariés, les
chambres à coucher de la nouvelle maison ne sont jamais utilisées. Tous partagent
l'annexe, c'est-à-dire la cuisine d'été « moderne ».
371
L'été, tout le monde dormait au vestibule. Les jeunes garçons dormaient souvent dans le foin. Les plus
âgés dormaient soit dans la cuisine d'été avec un ou deux petits-enfants, ou au vestibule. L'hiver, tout le
monde dormait ensemble, dans la pièce où il y avait le feu : les parents et les enfants dormaient dans le même
lit, placés dans l'ordre suivant : le père, la mère et ensuite les enfants par sexe. Dans le coin opposé, il y avait
les grands parents qui souvent, dormaient avec le plus jeune des petits-enfants. Cependant, nous avons peu
d'informations sur l'organisation sociale de l'espace intérieur. À cela, on ajoute son caractère irrégulier, la
seule règle étant le type d'habitation commune (Focsa 1975 ; Stoica 1967).
368
Le nombre des chambres à coucher varie d'une maison à l'autre (de trois à quinze) en
fonction du projet initial de la maison. Il n'existe aucun rapport entre le nombre de
chambres à coucher et le nombre de membres de la famille. L'idéal de la maison, qui doit
être grande, ne laisse pas de place à une évaluation exacte de l'utilisation de l'intérieur. La
difficulté est encore plus grande pour la génération âgée, souvent exécutrice de la volonté
des enfants :
Oui, j e vais vous montrer la maison de mon garçon. Elle n 'est pas finie, vous savez... Ici, il y a
une sorte d'entrée ; là il y a une sorte de chambre ; ici il y a des couloirs, pas encore prêts...
En haut, à l'étage, il y a une sorte de chambre à coucher (elle s'amuse) : au cas où il y aurait
des problèmes avec la belle-sœur car chez nous, on sais jamais avec ces gens têtus (Maria
Buzdugan, 65 ans, Certeze, 2004).
Le nombre de chambres à coucher n'a pas de lien avec les projets d'utilisation d'avant la
construction du bâtiment. Elles représentent plutôt des lieux « de remplissage » de la
grande unité qu'est la maison. Leur multiplication à l'intérieur rend l'extérieur du bâtiment
plus grand. La configuration intérieure dépend ainsi de ce que les habitants attendent de
l'extérieur de la maison. Chez toutes les générations, sans distinction, l'idéal de la maison
l'emporte sur une rationalisation de l'espace en fonction des besoins individuels. L'intimité
au coucher est plus discursive car dans la pratique les conduites restent attachées aux
manières de faire traditionnelles.
Tout comme dans le cas des autres lieux de la maison, la rencontre entre l'idéal de la
maison occidentale et la vie domestique structurée sur des comportements et des besoins
locaux traditionnels, trouve des expressions inattendues dans l'usage que les Oseni font de
l'espace de leurs demeures. Malgré l'apparence déserte des chambres à coucher
(Photographie No 34), elles trouvent leur propre sens adapté et traduit d'une manière
sélective au spécifique local372. Pour l'instant, elles ne servent qu'au dépôt de la tradition
car c'est ici qu'on dépose les costumes traditionnels, trop volumineux pour les mettre dans
des armoires. Elles restent loin de tout regard indiscret. L'installation de rideaux aux
fenêtres amplifie l'effet de trompe-Tœil.
372
Zuniga remarque la même chose pour les Portugais de Vila Branca (Dans Birdhwell-Pheasant et Zuniga,
1999: 174).
369
Sans nom et avec une utilisation ambiguë, la chambre à coucher fait pour l'instant partie du
passé. Il ne s'agit pas d'une culture de l'intimité qui opposerait l'espace privé au public,
mais d'une culture de mise en scène dans laquelle ce coin de la maison n'est intégré que
partiellement (Photographie No 35). Nous disons bien « partiellement » car si la chambre à
coucher est meublée et aménagée, elle est dotée d'éléments destinés à la sortir de l'ombre et
à la mettre en exposition : les draps en soie rose ou bleue, achetée en Turquie, des meubles
de la même couleur, des rideaux eux aussi d'origine turque (Photographies No 36 et No
37). L'atmosphère qui y règne est impeccable, immobile, car rien n'est là pour être utilisé
mais pour être vu, admiré. En me montrant les chambres à coucher situées à l'étage, Nuta
Vadan lance le même type de discours de valorisation que celui relatif au salon ou aux
objets de la vitrina ou du bar :
J ' a i payé 500 marks. Elle est faite de soie et la couleur bleue est à la mode. J'ai voyagé
plusieurs années en Turquie. Surtout dans les années 1990. C'était très payant. J'apportais des
couvertures, des vêtements pour moi et pour vendre. Il y avait plusieurs femmes ici, à Certeze
qui faisaient la même chose. Maintenant, j ' a i arrêté. Il reste quand même quelques femmes qui
le font encore, mais ça ne vaut plus la peine (Nuta Vadan, 45 ans, Certeze, 2004).
La chambre à coucher sort de la zone d'intimité et d'usage quotidien afin d'être intégrée
dans celle publique, destinée à l'admiration et à la consommation visuelle de la réussite.
Elle atteste non seulement d'objetsd'origines diverses mais surtout suscite les récits de
voyage de l'individu. En parlant d'objets, Nuta se raconte elle-même en nous transportant
au-delà de l'intimité de sa chambre à coucher jusqu'aux lieux éloignés, prestigieux par leur
nombre et par leur éloignement.
Quant aux couvertures traditionnelles, elles ne sont plus présentes. Toutefois, en dessous
des couvertures modernes de Tunique chambre à coucher utilisée, Nuta avait mis cerga,
une couverture tissée en laine de mouton spécifique pour la région du nord-ouest de la
Roumanie. Bien cachée, elle est encore utilisée puisqu'elle garde la chaleur. En vérité, tout
le monde les jette et achète des choses modernes qui sont plus belles et plus pratiques
(Certeze, 2004).
370
habite la cuisine d'été située dans l'annexe, les enfants dorment dans une chambre à
coucher, aménagée au rez-de-chaussée de la nouvelle maison. Cette pièce est fermée et
moins accessible aux visiteurs. Ici se trouve souvent la télévision. L'aménagement de cette
unique pièce permet la mise en exposition des autres, situées à l'étage ou, au contraire, leur
mise en attente afin de trouver les moyens pour y investir. Quoique lieu d'usage quotidien,
cette pièce utilisée par la jeune génération est intégrée elle aussi dans la logique de
l'exposition. Lors de notre visite, Nuta nous a ouvert la chambre à coucher qui, située au
rez-de-chaussée, est utilisée par son fils pour dormir. Ici, elle nous a fait attendre afin
qu'elle installe les draps en soie apportés de Turquie. L'espace privé est automatiquement
intégré dans la logique de l'exposition et de la valorisation du soi (Photographie No 38).
371
propriétaires à la finir car « elle peut attendre ». Faute de la primauté d'un usage cérémoniel
ou de mise en scène de la réussite, elle est abandonnée pour un futur toujours indéterminé,
ou intégrée à l'intérieur de la logique de mise en scène, tout en la sortant de l'espace privé,
afin de la situer dans celui public et visible.
Malgré les étages non habités et non finis, l'escalier reste l'un des éléments marquants de la
nouvelle maison. Les formes variées, la gamme des matériaux ou les tapis qui les couvrent
témoignent d'une attention particulière de la part des Oseni. On découvre des escaliers
classiques, dotés de rambarde en bois ou en béton, sculptée en forme de colonnettes
identiques aux rambardes des balcons (Photographie No 39). Ce modèle hérité des maisons
standard à un étage des années 1980 est adapté à la fin des années 1990 par le
remplacement du béton par le marbre, ce qui leur confère une allure imposante et
majestueuse.
Sa principale fonction n'est donc pas de passer du bas vers le haut et inversement. Dans 50
% de maisons que j'ai visitées à Certeze ou à Huta, l'escalier intérieur n'a pas de rampe,
absence expliquée par le manque de l'argent nécessaire :
373
http://wvAV.escalier-ehi.fr/Ing_FR_srub_4-l—Les-Formes.html
372
- Pourquoi il n'y a pas de rampe ?
- // va la mettre, mais peu à peu. Maintenant, il n'y a plus de « lei »i74.
Toutefois, l'installation des rambardes de l'escalier dépend, tout comme la finition des
balcons, du retour du propriétaire qui veut l'installer lui-même. Faute de balustrade, les
femmes mettent des plantes qui ont plus un rôle décoratif que de protection contre les
risques d'accident. Les étages, vides et non utilisés, pourraient être une autre explication
(Photographie No 42a et No 42b).
Cependant, cela ne s'applique pas à toutes les maisons. Les escaliers en bois de Floarea de
Certeze ne sont pas munis de rambardes et pourtant l'étage est entièrement meublé
(Photographie No 43). Dans ce cas particulier, l'absence de sa rambarde est provisoire.
Floarea venait d'enlever celle en bois afin d'installer, dans un futur proche, une autre, en
inox. Par contre, l'escalier intérieur de la maison de Maria, sa sœur, plus riche en
décorations et en matériaux. Il est destiné à la fois à attirer et à cacher, car au-delà de la
frontière entre le bas et le haut, il n'y a rien. Le mur latéral peint de rose, la couleur du
salon, change brusquement, au moment du passage de la zone visible à celle invisible, de
l'étage. La peinture donne place au béton brut, aux murs non finis et à un paysage
chaotique composé d'un mélange de tableaux, de meubles, de costumes traditionnels
accrochés aux portemanteaux ou déployés sur des canapés usés (Photographie No 44).
Qu'il conduise à un étage fini ou non, l'escalier vaut essentiellement par sa nature d'objet et
de lieu exposé, visible. Il attire des dépenses et des efforts appréciables qui proviennent
strictement du propriétaire qui décide en personne les matériaux, la forme de la rampe et les
détails. Son caractère dialogique n'est pas spatial, mais social car sa décoration et son
apparence sont destinées à communiquer le message de l'épanouissement de son
propriétaire. Plus un objet qu'un lieu de passage, l'escalier incorpore et distribue la valeur
du sujet individuel (Gell 1998 : 18-21), en devenant ainsi un véhicule (Miller 2001) de
construction et de préservation des liens sociaux entre le privé et le public.
373
Conclusion
Ce que nous retenons de l'analyse de l'intérieur de la maison, est principalement le
contraste entre le haut et le bas. Tandis que le rez-de-chaussée est le lieu d'exposition et de
mise en scène, où tout est fait pour briller, pour attirer, pour envoûter, l'étage ressemble à la
chambre du cafard kafkaïen. Les étages, en incluant la mansarde, sont soit des lieux d'exil
(nous l'avons bien vu pour l'ancienne pièce de réception, la sufrageria), soit des lieux de
dépôt de la tradition (le costume traditionnel), ou encore tout simplement des lieux vides.
Par contre, l'oubli est temporaire car l'étage fait partie des projets futurs. Tandis que le bas
est actif, le haut est en attente. Pour l'instant, il reste caché, à l'ombre et camouflé par
l'escalier somptueux, par des vitres fumées ou par l'installation de rideaux aux fenêtres.
Quoique fondée sur une structuration binaire et paradoxale, cette maison sert avant tout à
séduire. Comme le rappelalit Baudrillard, la séduction joue à la fois avec la surexposition
étincelante, colorée, provocante et, souvent, intrigante, et avec le camouflage du contenu
qui reste à l'écart des regards. Ce qui fascine tellement dans cette maison est justement ce
jeu entre l'évidence et l'apparence, entre ce que Ton voit et ce que les Certezeni
dissimulent. À l'intérieur du rapport entre l'espace bâti et l'individu, la maison domine et
contrôle le passant, en l'obligeant à regarder, à évaluer, à s'exclamer. Cet envoûtement
s'adresse aussi aux membres de la communauté car, tel que nous allons le voir plus loin, la
374
maison représente Télément essentiel dans les enjeux matrimoniaux. Elle est destinée à
conquérir et à séduire les prétendants et les aspirantes. Ce n'est pas pour rien que les
maisons les plus décorées appartenaient à des familles ayant des enfants proches de l'âge
du mariage. Mais avant de développer ce côté très important dans la compréhension de
l'usage de l'espace habité des gens du Pays d'Oas, nous allons nous arrêter un instant sur
une autre forme d'exposition qui, cette fois, n'a rien à voir avec la séduction.
375
4. ENTREPOSER.
PRATIQUES DOMESTIQUES ANTIPATRIMONIALES
Les chambres à coucher et les étages, tout comme le garage, sont souvent utilisés comme
espaces de stockage car la nouvelle maison n'a pas d'espace réservé pour entreposer les
objets d'une manière permanente ou temporaire. Mais la propreté de la nouvelle maison est
impossible sans Téloignement des ordures, de la saleté, des objets usés ou détériorés.
L'appropriation des modèles matériels étrangers implique l'apparition d'un autre
comportement local, parfois brutal, parfois plus modéré, qui se traduit par la vente,
l'incinération ou la dissimulation de tout ce qui ne sert plus.
Le but n'est pas commercial. La pratique de se débarrasser de toute une culture matérielle
et domestique ancienne prépare l'arrivée et l'intégration d'un autre support matériel, cette
fois occidental, neuf, beau et valorisant. Le processus de remplacement avait déjà
commencé par une appropriation de la culture matérielle citadine et de fabrication
industrielle dans les années 1980. À la gratification exogène (venant des personnes
originaires de l'étranger, donc valorisantes) correspond une attitude locale de dévalorisation
de tout ce qui est ancien, ce qui implique un détachement de l'individu face à l'objet.
Malgré cette relation locale, le lien instantané avec la personne étrangère qui s'intéresse aux
376
« choses bonnes à rien » devient très précieux. Ce qui aurait dû être une entente
commerciale se transforme en don : en offrant l'objet, les gens se sentent gratifiés et
honorés car ils sont reconnus. Le lien social instantané d'échange (le matériel contre une
gratification symbolique) qui se crée implique aussi une réactualisation de la valeur de
l'objet jusqu'alors privé de ses pouvoirs symboliques et esthétiques.
Lors de nos séjours de recherche, la majorité des objets ayant fait partie de l'aménagement
intérieur de la maison traditionnelle est détruite. Certeze, tout comme Huta, a développé
une culture exutoire des choses car .. .personne n 'utilise plus les tapis, les couvertures
d'Oas. Qu'est qu'on fait avec ? On les jette au feu. Ils sont bons à rien . Dans le langage
régional, a tapa înfoc, en traduction mot à mot de « crier dans le feu » signifie jeter dans le
feu, brûler. L'usage du régionalisme tapa (crier) et non pas du verbe a arunca (j eter )
accentue la nature brutale et irréversible du geste.
L'intensité de l'élimination des objets anciens varie d'une génération à l'autre. Malgré
l'appropriation du discours radical par toutes les générations, la pratique révèle la présence
d'une autre attitude : entreposer. La génération des personnes âgées garde encore les
anciens objets auxquels sont attachés. Les plus jeunes générations décident de ne rien jeter
au nom du penchant affectif de leurs parents. L'espace de la gospodaria est fractionné ainsi
en fonction du critère chronologique : anciens lieux pour des vieilles choses, nouveaux
lieux pour des nouvelles choses. Dans la pratique, l'ancien s'associe à l'usage quotidien, à
la saleté et à une convivialité familiale et intime. Par contre, tout ce qui est nouveau est
destiné à un usage préférentiel et cérémoniel, et est tenu loin de la saleté. Ce qui est neuf est
considéré comme étant le centre de déploiement des réseaux de sociabilité communautaires
dans le dessein d'assurer et de préserver à l'individu et à sa famille une place honorable et
reconnue à l'intérieur du village. Nous avons vu que le salon, la cuisine moderne de même
78
Cette volonté de jeter et de détruire est surprenante dans la mesure où plusieurs ethnologues roumains ont
souligné le fait que dans le monde rural, on ne jette rien et on garde tout (Popescu 2002). D'ailleurs il y a de
nombreuses superstitions relatives aux objets jetés qui peuvent se retrouver dans les mains des personnes
malintentionnées et qui pourraient faire du mal au propriétaire initial et à sa gospodaria. Ces croyances sont
liées à la signification traditionnelle de l'objet qui, au-delà de sa matérialité, a une âme. Il détient un pouvoir
et peut influencer le déroulement des événements, l'état des gens avec lesquels il entre en contact (Popescu
2002 : 94). Son humanisation est symbolisée par les caractéristiques morales dont il est investi. Tout comme
les personnes, un objet peut être obiect bun (un bon objet) ou obiect rau (un mauvais objet) (Popescu
2002 : 94-95).
377
que les chambres sont des lieux de préservation et, implicitement, de mise en exposition
des objets valorisants qui sont neufs, récents. À l'opposé, il y a des lieux qui servent aussi à
la préservation, cette fois des anciens objets, donc vieux, usés. Quels sont ces lieux et
quelle est la signification du verbe préserver dans ce contexte ?
Il y a trente ans, Maria Buzdugan (65 ans) et son mari, décédé depuis 25 ans, avaient
construit casuta de la poiata (la maison de la remise). Composée de la cuisine d'été, sura
(la bergerie) et poiata (le poulailler), casuta représentait le deuxième bâtiment de la
gospodaria ancienne, la maison principale étant située à côté et étant une maison longue, à
deux pièces. La maison initiale n'existe plus car elle a été intégrée dans ce qui aujourd'hui
constitue la maison du fils de Maria. Dans les années 1990, la fille de Maria a commencé la
construction d'une autre maison neuve, juste à côté de la maison de son frère. L'apparition
de cette maison cache totalement la cuisine d'été traditionnelle qui devient
presqu'inutilisable à cause de la proximité des deux bâtiments.
La cuisine d'été est habitée par Maria. Elle y dort et parfois, y prépare à manger.
L'utilisation restreinte est matérialisée par le four à bois, fermé et propre, signe qu'elle
cuisine ailleurs. La présence du lit, des meubles de cuisine d'origine citadine, les vêtements
de tous les jours accrochés à la ruda et le téléviseur révèlent un lieu encore habité, encore
utilisé. Les meubles de cuisine d'influence citadine des années 1980 et les photos de famille
accrochées aux murs confirment les dires de Maria sur cette cuisine qui, dans le passé,
représentait le centre de toutes les activités quotidiennes. La reproduction de son discours
sur cet endroit est essentielle afin de révéler la signification et le rôle que cette maison
occupe à l'intérieur de la nouvelle gospodaria, de même que le rapport que la femme et les
autres entretiennent avec ce lieu :
— Oui, j ' a i une maison de l'époque paysanne. J'ai eu des meubles encore plus anciens, mais je
les ai changés. Là-bas c'est « ruda » 3 ' 9 pour accrocher les vêtements (On sort et on entre dans
le hangar). Ici, il y avait le hangar : ici j ' a i eu les moutons, là-bas la vache. C'est très
compliqué car je ne sais plus qu 'est ce qu 'il y a là-dedans. Je n 'élève plus d'animaux. Qu 'est
ce qu 'il y a à voir là dedans ? Un escalier, un coffre, des choses jetées comme ça, qui ne
379
Ruda est une tige en bois utilisée pour accrocher les vêtements.
378
servent à rien. Depuis que mon époux est décédé, nous ne tenons plus d'animaux. Maintenant,
mon fils est parti pour gagner sa vie. Ici, on jette des planches, un seau... L'an prochain mon
fils va tout détruire. Tout sera bon pour le feu. Il veut faire un abri pour le bois.
- Est-ce que vous allez regretter ?
- Comme dit l'autre : pourquoi la garder si la vieille est vieille ? Mais j ' a i gardé la cuisine
d'été car j e ne savais pas... Je ne peux pas dire à mon fils de me donner à moi aussi, une pièce
là-bas, dans la nouvelle maison... Mais c 'est mieux ici : les vieux avec les vieux, les jeunes avec
les jeunes ! Oui, mon fils m'a dit qu 'il va détruire cette cuisine. Il ne reste plus de temps.
(Dans le hangar) Regarde ce que j e garde ici : une pelle, une bêche, un coffre. Ici, il y avait les
moutons. Qu 'ils la détruisent une fois pour toutes... Qu 'elle aille au diable... ! J ' a i eu de 15 à
20 moutons et tous avaient de la place... Maintenant, on jette tout. Je les verrouille pour que
personne ne les voie. De l'autre côté, dans le poulailler, ma fille a entreposé les sacs de chaux
et le ciment pour les protéger de la pluie. Elle avait tout mis làjusqu 'à ce que le plancher (de
sa maison) soit construit.
Et le tissu qui est là ? (Il s'agit d'un tissu fait à la machine à tisser traditionnelle et qui dans
l'ancienne maison servait de couverture).
Ah, ça ! Je l'utilisais dans la maison. Je le mettais sur le lit. C'est comme ça qu 'on faisait jadis.
Mais ma belle-fille n'en voulait plus car elle avait acheté des modernes. Le monde s'est
modernisé. Maintenant il n 'est plus comme auparavant ! Là-bas il y avait la crèche.
Les jupes et les robes accrochées à la ruda pourquoi vous les avez mises là ?
Je ne les utilise plus. Ça c 'est une robe, un modèle ancien, vous savez. Savez-vous pourquoi j e
les mets là-bas ? L'été, j ' y mets des tomates. Je coupe le matériel avec des ciseaux, j e fais des
lanières et j'attache les tomates. Là-bas, il y a la ruda pour les vêtements. Je les jette ici. Je ne
veux plus les voir car j e me rappelle ma jeunesse (Maria Buzdugan, 65 ans, Certeze, 2004)
(Photographies No 1 a, e t N o l b )
La maison ancienne représente la poubelle des objets qui ne trouvent plus de place dans les
nouvelles demeures. De plus elle est instrumentalisée au bénéfice de la nouvelle maison car
elle sert de lieu de dépôt temporaire des matériaux de construction. Contrairement à la
nouvelle maison qui est faite pour durer, l'existence de cette maison est transitoire. Elle
existe encore à la demande de la vieille femme qui veut s'assurer une place à elle. Tout
comme sa maison, cette femme représente la vulnérabilité de toute une génération qui
cherche à rendre utile, donc présente dans l'économie et dans le fonctionnement social de la
famille et de la gospodaria actuelle. Contrairement à la logique traditionnelle
d'organisation de l'espace selon laquelle une seule pièce concentrait tous les aspects de la
vie quotidienne, l'existence de Maria s'éparpille partout : elle dort dans l'ancienne cuisine
d'été. Afin de pouvoir prendre soin de son petit-fils, elle utilise la cuisine de son fils et de
sa belle-fille pour préparer les repas. Maria est aussi en attente d'une chambre à elle, dans
la nouvelle maison. Son état témoigne d'une situation de passage associée à la
réorganisation de la gospodaria en fonction de nouveaux bâtiments et de nouveaux besoins
qui n'appartiennent plus à la génération âgée, mais aux enfants (Photographies No 2a et No
2b).
379
Malgré l'attitude volontaire de Maria qui déclare vouloir détruire son ancienne maison, son
discours révèle un attachement particulier à ce lieu, différent de celui de ses enfants. Le
témoignage de Maria est douloureux car le bâtiment et les objets qui y sont jetés rappellent
un passé difficile, surtout la mort de son mari. Il est aussi nostalgique puisque l'ancienne
maison est la matérialisation de sa jeunesse, c'est-à-dire d'une génération qui ne se retrouve
plus dans ce que les jeunes font. Quant aux enfants, le lien est plus rationnel car, pris dans
le tourbillon du présent et du futur, ils ont encore besoin des personnes âgées. Devant cette
dynamique, les vieux se résignent et ils essaient de comprendre et de s'adapter. Leur
pouvoir de décision est faible et ils dépendent en totalité de tout ce que la jeune génération
fait. Plus indépendants économiquement, les jeunes acquièrent ainsi plus d'autorité et plus
de pouvoir décisionnel. À part la maison de Maria qu'on ne voit d'ailleurs pas depuis la
rue, il existe peu de maisons traditionnelles sur les artères principales du village de Certeze.
Toutefois, la présence des vieux reste encore indispensable car ils s'occupent de la
gospodaria et des petits-enfants. Malgré la vulnérabilité de la génération âgée associée à
l'effondrement de toute une structure matérielle et symbolique ancienne, les jeunes
générations, les enfants et les petits-enfants, tiennent compte de leur présence et essaient de
concilier les propres besoins avec ceux de leurs parents et de leurs grands-parents. La
responsabilité s'explique par le fonctionnement traditionnel de la gospodaria selon lequel
l'héritage de la maison parentale par le cadet de la famille. Cela impliquait d'assumer la
responsabilité d'ultimo géniture, c'est-à-dire de prendre soin des parents, avant et après leur
mort. À l'intérieur de cette relation à la fois contractuelle (traditionnelle) et affective, les
jeunes respectent le désir des parents de garder les vieux objets ou bâtiments tout en
essayant de s'accommoder des changements survenus dans la structuration de l'espace.
Par exemple, Stara, la plus vieille femme de Huta-Certeze (83 ans environ) et son ancienne
maison représentent un exemple de cette obstination de la vieille génération devant la
volonté des jeunes de tout changer et de s'accommoder à ce que signifie pour eux le bien-
être. Malgré l'espace suffisant dans la maison moderne des années 1980 d'un de ses fils,
Stara continue à dormir et à habiter dans son ancienne maison. Par contre, à cause de son
380
âge et de la maladie, elle mange chez sa belle-fille. Contrairement au cas de Maria qui ne
cesse de réclamer la « combustion » de l'ancien bâtiment, Stara transforme sa maison en un
lieu de dépôt associé à la préservation, donnant naissance à ce qu'elle-même et le reste de
la communauté appellent le musée de Stara (Photographie No 3). Par exemple, elle n'utilise
pas le canapé que ses petits-fils ont installé dans sa maison :
Je leur ai demandé de le mettre dans la « belle chambre » car j e ne peux pas dormir là-dessus.
Moi, j e dors très bien sur mon lit (Huta-Certeze, 2004).
Stara a très difficilement accepté l'installation d'un lavabo afin d'avoir de l'eau dans la
maison dit son petit-fils aîné. Je me suis toujours lavée au pétrin et c'était bien. Malgré les
essais de la parentèle de l'accommoder à ce qu'ils considèrent comme le confort, Stara
continue à rester accrochée à une manière de vivre ancienne, à son idée de confort et
d'usage de l'espace, tout cela associé à une volonté de patrimonialiser (dans le sens de
sauvegarder) tout ce qui, pour les autres, n'a plus de pouvoir représentationnel :
Est-ce que vous aimez les maisons d'aujourd'hui ?
Mon Dieu que j e ne les aime pas... La mienne est plus belle. La mienne est plus belle car
regarde-la qu 'elle est radieuse ! Moi, j e suis plus heureuse dans la maison telle qu 'elle est. Je
peux monter...
Ils ont voulu m'apporter des meubles et jeter ceux-ci. Mais moi j e n 'ai pas voulu. Je leur ai dit
de tout laisser comme c 'est. Mon petit-fils m'a apporté un téléviseur. Là-bas, il y a le « spori ».
Je ne cuisine pas. Je chauffe seulement de l'eau, l'hiver. Ça ne vaut pas la peine. Je mange
chez ma belle-fille car j e suis malade. Les icônes ? Je les ai achetées. Moi, j e garde la chambre
jusqu 'à ma mort. C'est moi qui ai acheté les assiettes. Ma mère m'en a donné aussi. J ' a i acheté
les meubles lorsque mon mari était en vie. Il est bien comme il est. J ' a i tout mis pour pouvoir
me rappeler... Regarde, que des vêtements et tout est ancien ! Moi j ' a i dit aux enfants que j e
vais les donner au musée. Sinon, les femmes vont les détruire. Elles veulent faire des serviettes.
Personne ne les utilise... Regarde : les vêtements ont appartenu à Petre (son fils). Tous m'ont
demandé : « Qu 'est-ce qu 'on fait avec ? » Moi j ' a i dit : « Amenez-les chez moi, au musée ! Au
cas où une fillette voudrait se prendre en photo... » Mes filles viennent chez moi et
disent : « Maman, il faut les brûler ! » Moi j e leur dis : « Moi, j e les veux toutes ! » ... Je garde
tout et j e prends soin de tout. Mais après ma mort, qu 'est-ce qu 'ils vont faire ? ! Vont-ils les
brûler ? (Staruca, 84 ans, Huta-Certeze, 2004).
Malgré le comportement de sauvegarde de tout un passé, le lieu et les objets qui y sont
rattachés ne sont pas faits pour durer car Stara est consciente que sa mort est aussi la mort
de ce monde matériel. Le destin fatidique du processus de patrimonialisation est lié
premièrement au manque d'une des conditions essentielles du fonctionnement du
patrimoine : la transmission intergénérationnelle (Debray 1988:22). Deuxièmement,
comme l'écrivait Laurier Turgeon, les objets « déclenchent des expériences sensorielles et
affectives suffisamment fortes pour mobiliser ou démobiliser les personnes. Ils permettent à
381
l'individu d'exprimer ce qu'il est... ou ce qu'il n'est plus, « ...d'affirmer sa personnalité et
d'assurer son intégration sociale » (Turgeon 2007 : XIII). Objet de confrontations et de
déploiement de sentiments à une portée identitaire très forte, l'ancienne maison n'est
toutefois pas destinée à la postérité. Tel est le cas de l'objet patrimonial. Elle n'est plus
intégrée socialement et surtout symboliquement dans une démarche de mise en scène du soi
et d'une identité locale valorisante. La belle chambre de Stara est reléguée aussi du temps
muséal, atemporel, afin de tomber sous l'incidence du temps humain et périssable. Malgré
le ton rassurant et volontariste de Stara, sa maison risque de subir le même sort que
l'ancienne maison de Maria Buzdugan : la destruction par le feu. Ce qui devrait être destiné
à l'éternité, à une mise en exposition par la valeur si on pense à la définition classique du
musée380, tombe dans le domaine du temporaire. Le musée de Stara est personnel et
individuel car il n'est que l'entrepôt des choses dans lesquelles elle et sa génération se
reconnaissent. La disparition de Stara ou de Maria, c'est l'effondrement de toute une
culture matérielle qu'on ne reconnaît plus dans le nouveau visage des villages du pays
d'Oas.
0
Le conseil international des musées propose une définition qui met encore l'accent sur l'acquisition, la
conservation, l'étude et la transmission du patrimoine matériel et immatériel à des fins l'étude, d'éducation et
de délectation (http://icom.museum/definition_fr.html). Voir aussi l'analyse très intéressante de Gucht sur le
devenir du musée (Gucht 1996).
j81
Les études récentes sur le patrimoine immatériel religieux en Amérique du nord mettent l'accent sur la
valeur d'usage d'un objet ou d'un lieu patrimonial comme condition de sa survie. Aussitôt que les églises par
exemple ne sont plus capables de communiquer une identité locale, régionale ou nationale et qu'elles ne se
382
valorisation des objets n'ayant pas un caractère collectif, il est destiné à l'immobilisme, car
la transmission générationnelle est compromise.
Les lieux de dépôt, leur apparence et leur signification sont le miroir de la différence
existant entre le rapport que chaque génération développe avec le passé et avec les objets et
les lieux associés à ce passé. Alors que pour Stara entreposer implique une volonté de
sauvegarder et d'exposer, comportement qui implique une valorisation du passé, le lieu
d'entrepôt de sa belle-fille, Maria, n'a pas la même apparence ni la même signification.
rattachent plus à des usages individuels, familiaux ou communautaires, elles sont vouées à la mort et à la
destruction (Loppen 2006 : 278-300).
382
Son nom officiel est Maria Olariu.
383
objets, exprime en fait une volonté de préserver la mémoire de ses parents qui lui sont
chers. En dehors de leur valeur affective et personnelle, ces objets et ce lieu n'ont pas de
valeur patrimoniale dans le sens d'attachement et d'affirmation d'une identité (Turgeon
2007) valorisante. Au-delà de la charge familiale, ces objets matérialisent un passé révolu,
honteux, centré sur la même image de la pauvreté que tous veulent oublier et veulent
cacher. Tout comme le musée de Stara, l'ancienne cuisine d'été de la belle-fille tombe sous
l'incidence du temporaire et de l'imprévu. La différence est qu'elle est cachée et qu'elle est
la dernière chose à montrer et à exposer.
Dans les trois cas que nous venons de présenter, les bâtiments anciens reprennent la
fonction d'entreposer afin de protéger tout ce qui est neuf et moderne de la saleté et surtout,
d'une image d'Oas dont les jeunes générations ne sont pas très fières. Cependant, les
parties non finies de la nouvelle maison et qui ne sont pas très visibles servent aussi
d'espace temporaire de dépôt. La différence est que les objets entreposés font encore partie
de l'usage quotidien et même cérémoniel. Tel est le cas des costumes traditionnels
modernes. L'étage de la nouvelle maison ou le garage n'abritent jamais des objets
d'aménagement intérieur qui auraient appartenu à la maison traditionnelle. Ils sont utilisés
non pas pour tasser le passé, mais pour faciliter le fonctionnement et l'organisation de la
vie présente. Dans ce paysage général, la chambre-musée de Nuta Vadan de Certeze est une
exception ressentie en tant que telle par la communauté elle-même (Photographie No 5a) :
Vous devriez aller chez Nuta Vadan, sur la grande allée. Elle est la seule qui a aménagé une
chambre-musée dans la maison. Vous savez, chez nous, tout le monde jette dans le feu les objets
traditionnels, tout, tout. Il ne reste rien, rien. Dans ces maisons neuves que vous voyez partout,
personne n'utilise des anciens objets. Il y a quelques années, il y avait quelqu'un d'autre qui
avait aménagé une chambre pareille. Ils l'ont détruite (Maria de-a Ciocanoaiei, 48 ans,
Certeze, 2004)3*3.
Malgré la présence forte du discours de destruction de la tradition chez l'intelligentsia locale, il n'est pas
moins présent chez les gens ordinaires du village.
384
reste de la maison. Cette pièce unique est remplie d'icônes, de serviettes et d'assiettes, de
meubles en bois massif, et dont l'organisation rappelle l'image riche et très colorée des
maisons traditionnelles. Ce qui est toutefois différent par rapport à l'image de l'intérieur de
la maison traditionnelle est l'impression d'entassement d'objets.
Contrairement aux deux autres femmes, Nuta fait partie de la génération du folklorisme
socialiste qui affirme le devoir de préserver les traditions et les valeurs locales.
Visuellement, la présence dans la pièce de deux mannequins qu'elle-même avait achetés à
la ville exprime l'existence d'un attachement idéologique aux objets hérités de sa mère.
D'ailleurs Nuta était très fâchée car les gens de la mairie les ont pris afin de les amener à
Satu Mare où le musée a organisé une exposition. Ils en ont abîmé un. Malgré les
dommages, elle Ta toutefois mis dans la chambre. À cela se rajoutent les rideaux qui
couvrent les fenêtres :
Je les ai mis parce qu 'il y a beaucoup de soleil. Je les aime bien, j e les ai apportés de la
Turquie de même que les draps bleus que j e vous ai déjà montrés dans la chambre à coucher,
en bas (Nuta Vadan, 45 ans, Certeze, 2004).
Ville située dans la région voisine, Maramures. Il s'agit de quelqu'un du Musée ethnographique de Sighet.
385
La raison principale qui détermine Nuta à organiser une pièce traditionnelle dans la maison
c'est sa mère. La destruction de l'ancienne maison force Nuta à tout apporter et à tout mettre
dans une seule pièce, située dans la nouvelle maison. Contrairement au reste de la maison et
surtout au rez-de-chaussée où il y a le salon, la cuisine, la salle à manger et la salle de bain
moderne, cette pièce n'est pas une fierté, mais un fardeau. Elle est précieuse dans la mesure
où il existe une reconnaissance extérieure venant de la part des évaluateurs étrangers (dont
l'autorité est conférée par leur origine, américaine ou belge) de même qu'une reconnaissance
interne et avisée, scientifique (les ethnologues de Sighet) (Photographie No 5b).
Au-delà du discours folklorique que sa génération maîtrise bien, Nuta n'éprouve aucun
attachement à la tradition dans le sens d'un héritage local, matériel et identitaire, à part un
devoir familial envers sa mère. Ce qui ressemble à un musée, c'est-à-dire le rassemblement
et l'exposition des objets afin de transmettre et mettre en valeur une appartenance locale
valorisante et ancienne, n'est qu'un «lieu creux» (Foucault 1966). Dans la chambre
oseneasca, les objets qui y sont exposés sont destinés à une existence temporaire et voués à
la perte : Je ne sais pas combien de temps, je vais encore la tenir. Il y a trop de poussière,
je dois nettoyer chaque jour... conclue Nuta.
386
4.4. Réinvention ou plusieurs traditions ?
L'origine cosmopolite des matériaux vaut plus que l'avis local des ethnologues, les garants
de l'authenticité. À la demande du Musée de Baia Mare qui organisait une exposition sur la
région, Nuta avait envoyé le plus beau costume, c'est-à-dire le costume le plus récent
qu'elle avait confectionné pour son fils, et non pas les autres qui ont appartenu à sa mère.
Elle ne comprenait pas pourquoi les muséologues les avait refusés. Ce refus n'a pas affecté
ou mis en doute l'importance qu'elle accordait au nouveau costume car pour elle, il reste le
plus beau et le plus prestigieux, d'où l'importance de les porter lors des grandes fêtes
religieuses ou le dimanche à l'église.
387
d'exemple de la pauvreté des Oseni et surtout des Certezeni. L'image matérielle de la
précarité de l'ancienne manière de structurer et d'aménager l'espace de la maison
traditionnelle est avivée par la promiscuité qui, malgré le fait qu'elle ne soit pas spécifique
aux Certezeni, est toujours ressortie pour contrebalancer négativement l'image de leurs
maisons modernes385. Contrairement à la maison traditionnelle, le costume ancien a fait
partie du discours de fierté des Oseni à l'intérieur et surtout à l'extérieur de la région.
Depuis les années 1930 (Andron 1977, Focsa 1975) et pendant la période du folklorisme
socialiste, les Oseni dont les Certezeni sont toujours présents sur la scène nationale à titre
d'exemple de la valorisation de la tradition et de la préservation d'une identité à la fois
locale et roumaine. Ici, le costume représentait la marque de distinction et de valorisation
des habitants du Pays d'Oas sur la scène nationale. L'héritage et la préservation actuelle du
costume traditionnel représente donc leur volonté de garder vivante une identité sociale
totalement opposée à l'autre, induite par l'image de l'ancienne maison. Ainsi, la
préservation de la structure de base du costume assure la continuité et la présence d'une
identité valorisée à l'échelle nationale. Au plan local, la valeur et la forme du costume
incorporent une nouvelle esthétique valorisante, identique à celle qui gouverne la maison
occidentale, basée sur l'intégration des éléments et des matériaux qui valent par leur origine
(la France, l'Italie, la Turquie, les États-Unis) et par les coûts. Contrairement à la maison
traditionnelle de Certeze et aux objets d'aménagement qui y sont rattachés, le costume
traditionnel est le seul à être valorisé en tant que patrimoine car il « [n'] existe [que]
proportionnellement à l'ambition mise en œuvre par le projet contemporain » (Mathieu
2003 :45).
La vie des Certezeni est partagée en deux : un ancien monde et un nouveau monde. Dans
l'ancien se déroule la majorité des activités quotidiennes : la cuisine d'été avec le four à
bois, les annexes, la toilette traditionnelle placée tout au fond de la gospodaria, loin de tout
regard indiscret, les annexes pour les animaux domestiques. La majorité des gens en dehors
de Certeze, exception faite des intellectuels locaux Certeze, dit :
Cette image est promue par la presse des années 2000. Je mentionne ici notamment l'article publié en Le
Devoir (Bran 2002 : 35).
388
En fait les Certezeni n 'ont pas du tout changé. Ils sont restés les mêmes, ils habitent de la même
façon. Leurs nouvelles maisons sont un simulacre de changement 6 .
Contrairement à celle-ci, l'autre monde, en train de naître, attire l'attention par la grandeur,
par sa visibilité, par la fierté qu'il confère à ses artisans. La cuisine moderne avec son four à
gaz, la salle de bain dotée d'un jacuzzi, le salon avec le bar américain portent une charge
symbolique forte, car à travers ces objets et ces lieux l'individu établit sa place à l'intérieur
de la communauté. Donc, Avoir égale Être, et Être n 'existe qu 'en Exposant. Contrairement
au musée où les choses valent par leur ancienneté, à Certeze c'est la nouveauté, la
modernité qui donne de la valeur aux objets et, implicitement, à ses propriétaires. Ici, la
différence entre la cuisine d'été et la cuisine moderne est fondamentale : la première reste
liée à un passé que tout le monde veut oublier, mais auquel les gens sont encore attachés
d'abord à cause de la vieille génération qui tient encore aux valeurs traditionnelles. Espace
d'intimité et de sociabilité familiale, cette cuisine définit et organise encore la vie des
Oseni. De l'autre côté, la nouvelle cuisine a comme référence le présent et le futur proche.
Elle matérialise et expose une identité sociale nouvelle qui a comme référence Tailleurs, le
monde moderne, associée au bien-être que les Oseni n'ont jamais connu dans le passé.
L'appropriation spatiale et fonctionnelle s'associe d'une manière variable à l'usage, chaque
génération développant des rapports particuliers avec la technique domestique associée à un
savoir-faire spécifique. Si cette cuisine avec son instrumentais attire et fascine les jeunes,
elle déconcerte et effraie les plus âgés.
La rupture n'est pas totale car il y a toujours la génération adulte qui, prise au milieu, essaie
de tenir compte des désirs des uns et des autres. Cela conduit à un processus permanent
d'adaptation des lieux et des pratiques en fonction de la dynamique générationnelle. A ce
386
Cette idée est présente chez tous les intellectuels locaux et régionaux.
389
facteur interne se rajoute tout un travail d'aménagement de l'espace domestique structuré
en fonction de l'articulation occidentale des concepts de confort, de bien-être, à une
structure locale dont les principes sont différents. Le choc ne se produit pas entre moderne
et traditionnel. Il s'agit d'une culture matérielle extérieure qui, marquée par les nouvelles
dynamiques de la famille et de l'organisation sociale qui secouent le monde occidental
depuis quelques décennies (Segalen 2000), est supposée incorporer des pratiques locales
traditionnelles axées sur une manière de vivre et d'habiter basées sur des structures sociales
différentes, traditionnelles, familiales dans le sens classique du terme, et communautaires.
Malgré leur volonté de changer, le facteur générationnel mais aussi l'héritage inconscient
d'une manière de faire et de vivre ont un impact considérable.
D'ici naît l'apparent paradoxe de la vie des Oseni et particulièrement des Certezeni. Tandis
que les objets parlent d'un changement radical et spectaculaire, la pratique de chaque jour
communique plutôt une façon de faire et d'être à l'ancienne. Le besoin de s'exposer avec
les moyens matériels empruntés à l'Occident fait partie d'une démarche traditionnelle de
codification du rapport social et symbolique entre l'individu et la communauté. Cela ne
veut pas dire que les Oseni n'ont pas du tout changé. Au contraire, ils changent, mais à
deux vitesses (Vlach 1984) : Tune, très rapide, touche le monde des objets. Cela explique le
fonctionnement caméléonesque des lieux, des pièces, des maisons (anciennes ou
modernes) ; la deuxième, plus timide, vise la pratique et les comportements des gens par
rapport à l'espace habité qui, par l'intermédiaire de la génération âgée et même adulte
restent plus attachés à une façon de faire à l'ancienne. Ce n'est pas par hasard que tout le
monde se sent toujours à Taise autour du four au bois de la cuisine d'été. Cependant, il ne
faut pas oublier la troisième génération, les jeunes, qui manifestent une tendance de plus en
plus poussée de détachement vers le style de vie de leur grands-parents et de leurs parents
afin d'adopter les nouveaux lieux domestiques et les intégrer, graduellement bien
évidemment, à leur quotidien. Pour l'instant tout est en exposition, voire en attente.
Finalement, la composition et recomposition de l'espace bâti de Certeze et de Huta, sa
dynamique fonctionnelle qui varie d'une génération à l'autre et d'un moment à l'autre, la
ruse des structures binaires par l'apparition des éléments interstitiels eux-mêmes sous le
signe du temporaire et de l'imprévisible, tout cela caractérise une société plus large,
390
roumaine, qui en essayant d'attraper le monde auquel elle a toujours rêvé, n'a plus de temps
pour bien digérer tout ce qui vient d'ailleurs.
L'apparition du premier enfant déclenche chez les parents le souci de lui assurer un futur,
matérialisé dans l'image d'une maison. Projet à long terme, la construction prépare et
localise le lieu que chaque enfant occupera socialement et spatialement à l'intérieur de la
communauté. Malgré la présence de la préoccupation de se garantir une place à so], pour la
vieillesse, assurer une place, donc une maison aux enfants reste la priorité. Les enfants
grandissent en même temps avec leur maison qui attache et enracine à la fois. En reprenant
l'expression d'Isac Chiva, la maison est « le noyau du fruit, l'arbre, l'avenir » (1987 : 5).
Mais l'espace bâti ne peut pas être pensé en dehors de sa portée sociale car la maison
attache non seulement à la terre mais surtout à un devoir d'assurer la transmission d'un
patrimoine à la fois matériel et affectif. Vasaies (30 ans) retourne au village parce
que : « ici c'est notre famille, notre maison !». Floarea de Certeze (30 ans) qui travaille en
France depuis quatre ans explique aussi :
Vous savez, la plus grande partie des Roumains qui travaillent à Paris sont originaires de
Certeze. Il n'existe pas de familles qui habitent seules... On ne change pas beaucoup. Je crois
que ceux qui s'habituent à Paris sont ceux qui n'ont pas beaucoup de choses à la maison. J ' a i
rencontré des gens de Brâila ou ailleurs qui voulaient rester. Ici, chez nous c 'est très rare. Ils
rentrent à la maison et... construisent. Par exemple, il serait facile pour moi de vivre en France
si ma fille était avec moi. Mais personne veut que j e la prenne : ni ma mère, ni mon époux, ni
ma belle-mère, personne... Il est très difficile de vivre loin d'eux, ça m'est impossible. Nous
sommes tous d'ici, de ce village et chacun, en fonction de l'argent qu'il a eu, a eu un morceau
de terre. Chacun veut faire construire sur son morceau de terre (Floarea, 30 ans, Certeze,
2005).
391
La construction et la possession d'une maison avant même que l'enfant soit indépendant
obligent non seulement à structurer son avenir en fonction du local, mais aussi de faire la
même chose que les autres, bâtir. Dans la plupart des cas, la maison construite par les
parents n'est pas finie. Les murs sont élevés et « c'est à l'enfant de faire comme il veut ».
Travailler en Occident ne se réduit pas à une sémantique économique, mais représente la
solution et le premier pas vers l'intégration des jeunes dans l'intérieur d'un réseau social
bâti et sédimenté par les parents : Mon fils travaille à la construction de sa maison depuis
déjà deux ans, raconte Maria Buzdugan de Certeze, 67 ans. Il attend un petit peu et lorsque
son fils sera plus grand, il l'amènera avec lui et lui trouvera du travail. Au moment de
l'entretien, le petit-fils de Maria était âgé de 14 ans. L'enfant subit donc un double
ancrage : à la fois spatial et performatif :
Moi, j ' a i eu une maison construite p a r mes parents. Je l'ai modifiée à l'intérieur, j ' a i détruit les
murs... Ensuite j e suis retourné à Paris... Lorsque j e suis revenu, j e l'ai transformé encore une
fois...C'est comme ça chez nous : tout l'argent est investi dans câ§i (des maisons)...De l'autre
côté, ici ce n'est pas l'étranger... Nulle part n'est mieux que chez soi ! Il y a peut être des
régions qui n'ont pas eu la même chance que nous. D'autres qui partent n'ont ni famille, ni
maison. Ils n 'ont rien. Alors, ils vont à l'étranger et ne retournent jamais. Mais si tu as quelque
chose ici, une maison, une famille, tu rentres, n 'est-ce pas ? (Vasaies, 30 ans, Huta-Certeze,
2004).
Ionut, 19 ans et Florin, 14 ans, les petits-fils de I. Tamasoski (83 ans) possèdent déjà
chacun une maison moderne. Elles sont bâties avec l'argent gagné par leurs parents, en
Italie. Ils habitent avec les grands-parents, dans une maison ancienne, bicellulaire, située
dans la même gospodaria que les bâtiments neufs. Les parents des enfants ont leur propre
maison, en construction, située sur la même rue, mais plus loin. Dans ce cas précis, la
gospodaria des batrâni sera divisée afin que les deux petits-fils aient leur part :
La fille qui a construit les deux maisons que vous voyez ici a une autre maison plus loin, la
quatrième maison à partir d'ici, sur le côté gauche. Elle est en construction aussi. Il y avait une
maison plus ancienne mais ils l'ont dé truite... La maison à droite est bâtie depuis cinq ans et
elle a deux étages. Tout comme l'autre d'ailleurs...L'intérieur n'est pas fini, sauf une pièce.
Mais personne n 'y dort (I. Tamasoski, 83 ans, Huta-Certeze, 2004).
Quant au témoignage des deux garçons, encore à l'école et bien loin de penser au mariage,
il contient une prise de conscience de leur attachement spatial et d'un futur statut de
propriétaire par la présence de leurs propres maisons :
392
« Laquelle des deux est ta maison ? Celle-là ?
Non, l'autre, répond Ionut. La mienne n 'est pas aussi grande que l'autre. La mienne a un salon
en bas et en haut, il y a deux chambres. La mienne a des balcons aussi, l'autre pas : deux
balcons en avant et un latéralement (Ionut, 19 ans, Huta-Certeze, 2004).
La maison devient un repère pour les enfants. Leur existence se construit en fonction d'elle.
Non seulement elle oriente, mais elle pèse lourdement sur les épaules des jeunes. lose (17
ans) de même que le jeune Ionut (19 ans) font référence à la grandeur de la maison
construite par les parents, en exprimant aussi leur mécontentement. Par exemple, lose
avoue l'intention de ne pas mettre de mansarde puisque la maison risque d'être trop grande.
L'attachement est donc à la mesure de la grandeur de la maison : forte et de longue durée.
L'obligation implicite de continuer de faire la même chose que les autres membres de la
famille est liée aussi à l'écart sensible entre le moment de construction de la maison par les
parents et le moment où la construction est prise en charge par l'enfant. Cet écart engendre
une obligation pour les nouvelles générations car avoir tout simplement une maison ne
suffit plus. Ce qui, à l'instar de la construction est catalogué comme moderne, très nouveau,
beau ne Test plus au moment où les enfants s'y installent ou lorsqu'ils deviennent
indépendants économiquement et capables de prendre seuls des décisions. Sans pouvoir
s'identifier à la maison construite en fonction des goûts qui ne sont pas les leurs et d'une
mode déjà dépassée, les enfants ont deux choix : soit de l'abandonner et d'en construire une
autre, option plus rare et présente chez les plus riches ; soit de la transformer en fonction de
leurs propres exigences, ce qui est plus fréquent :
Moi, j ' a i fait une maison à mon fils, Dumitru.
A-t-il aimé la maison que vous lui avez faite ?
Mais oui, il a beaucoup aimé car c 'est une maison neuve !
Veut-il la transformer ?
Maria répond avec un rire très fort, avec un mélange de culpabilité et de gêne :
// l'a déjà fait ! Moi, j e l'ai faite (construire) il y a huit ans et maintenant, il a déjà détruit le
toit pour mettre la mansarde. Il n 'a pas aimé le toit. Et il a mis une centrale électrique et il a
mis partout du grès (il s'agit de la salle de bain). // a peint tous les murs « cu lavabilâ » (avec
de la peinture qui permet le lavage des murs) et il a isolé les murs extérieurs (Marie lu' Bihau,
Certeze, 2005).
Les bonnes intentions de s'assurer que chaque enfant a sa maison dans le sens propre du
terme, semble en fait un piège : « J'ai acheté le grès pour la salle de bain de mon fils, je Tai
installé, raconte une mère de Huta. Et mon fils m'a demandé : « Maman, pourquoi Tas tu
mis ? Tu sais que de toute façon, je vais détruire » (Huta-Certeze, 2004). L'enfant plonge
393
lui-même dans le travail de reconstruction de la maison, comportement qui représente en
fait un exercice d'appropriation du lieu et de personnalisation de ce que devrait être sa
propre maison. L'élément extérieur le plus visé est le toit. Si la maison est construite par
les parents dans les années 1980 et qu'elle possède le toit de type clop, il est enlevé afin de
mettre la marque occidentale, la mansarde. Quant à l'intérieur, les murs sont détruits afin de
donner plus de place au salon et à la cuisine occidentale, c'est-à-dire à une organisation
ouverte de l'espace. Les meubles sont changés. Il en va de même pour la peinture des murs
et le système de chauffage qui s'adapte aux dernières technologies apportées de l'Occident.
Ainsi, la maison construite par les parents et qui devrait représenter le point de départ pour
les enfants est laissée de côté. Les jeunes préfèrent de construire une autre ou d'adapter
l'espace déjà bâti en fonction des nouveaux besoins, manifestes au moment où le jeune
couple prenne possession de la maison.
Le devoir de bâtir pour les enfants qui guide les gestes des parents par rapport à l'espace
prend aussi une autre forme, celle d'agrandissement soit à l'horizontale, soit à la verticale.
Là où il y a deux enfants on construit un seul bâtiment sectionné en deux. Nous avons vu
dans le chapitre précédent comment la nouvelle maison s'organise à la verticale, en
fonction d'un projet présent des parents et d'un autre, futur, pour les enfants. Certaines
maisons contiennent deux entrées pour les familles des deux enfants. Sauf que, tout comme
un professeur de Bixad le remarquait :
Les parents ne pensent pas que deux enfants, dans une maison aussi grande, ne peuvent pas
s'entendre, ou que parents et enfants ne s'entendent pas toujours... De ce point de vue, les
maisons que les parents font construire ne sont pas fonctionnelles, même si elles sont meublées
et finies (Serbanescu Vasile, 55 ans, Certeze, 2004).
Ainsi, l'enfant construit une autre maison. À Certeze, il y a peu de cas de frères ou de sœurs
qui habitent un jumelé. La grande majorité possède une maison individuelle. Même s'ils
partagent souvent le terrain des parents, les gospodarii sont bien délimitées par des
clôtures, par des particularités esthétiques qui individualisent chaque bâtiment.
L'organisation de l'espace et son aménagement témoignent d'une tendance des familles
adultes et plus jeunes vers l'affirmation d'une conduite individualiste (Weber 1971) et d'un
comportement qui met en avant non seulement l'appartenance à une famille, mais aussi les
différences (Bourdieu 1979, 1980) par rapport à la fois à ce que les parents ont fait et par
394
rapport aux membres de la famille et de la communauté qui font partie de la même
génération qu'eux. La séparation des camps opposés a comme dessein le désir de marquer
sa place à l'intérieur de la communauté. Plus précisément, la séparation spatiale permet une
plus grande visibilité des comportements particuliers par rapport à la maison, ce qui facilite
l'évaluation de la réussite de chacun. L'obstination de la jeune génération est d'autant plus
grande que son statut social est en train de se définir et de trouver une place à l'intérieur de
la communauté.
Quant à la génération qui a commencé à construire à la verticale, son rôle est multiple.
Contrairement aux jeunes, la grande majorité des personnes âgées reste au village pour
surveiller la construction de la nouvelle maison et prendre soin des petits-enfants en leur
offrant un soutien affectif, moral, pratique et même financier. Il n'y a là rien de nouveau car
dans la société traditionnelle les personnes âgées ont continué à être actives et à être
présentes dans la vie des enfants et des petits-enfants387. À l'opposé de l'image
augustinienne qui faisait de la vieillesse l'idéal de retrait, de l'ascétisme et de la solitude
(Saint Augustin cité par Gourdon 2001 : 131), les grands-parents sont activement impliqués
dans le fonctionnement de la gospodaria. Dans la logique du don et du contre-don (Mauss
1969), enfants et parents échangent des services assurent l'économie du ménage.
Durant la période communiste, le rôle des grands-parents a été essentiel dans le contexte de la
libéralisation de la condition de la femme. Encouragées à travailler tout comme les hommes, les mères sont
prises entre leur travail à l'usine et le travail domestique qui, dans la logique traditionnelle du partage des
tâches qui ne change guère, leur revient entièrement. Dans l'impossibilité de tout faire, les grands-parents
représentent la solution. La majorité des enfants des années 1980 a grandi avec les grands-parents jusqu'à
l'âge de sept ans, moment où ils entraient à l'école. Cette situation s'accentue après 1989 lorsque les
Roumaines partent à l'étranger pour travailler. Les enfants restent avec les grands-parents qui se chargent de
leur éducation, de leurs besoins quotidiens et parfois financiers.
395
l'exercice de la grand-parentalité relève plus de la constrainte et du devoir que d'un choix
de s'épanouir dans un cadre ludique et d'affection (2007 :25). Les anciennes tâches
quotidiennes qui revenaient habituellement aux bâtrâni (les aînés) restent les
mêmes : pendre soin des petits-enfants, rester près de la maison et participer aux tâches
domestiques quotidiennes, comme préparer le repas, faire le ménage et le lavage, nourrir les
animaux pour les femmes ; les hommes sont plus impliqués dans les travaux agricoles.
Avec le départ de la jeune génération, les aïeux se retrouvent seuls à porter la charge de la
gospodaria et à prendre soin des petits-enfants, responsabilités auxquelles se rajoute la
construction ou la transformation de la nouvelle maison de l'enfant qui est resté avec
eux : acheter les matériaux, négocier avec l'équipe des maîtres-constructeurs. Le plus
souvent, le grand-père s'implique activement dans la construction de la maison tandis que
la grand-mère prépare les repas :
Moi, j ' a i deux garçons. Lorsque j e suis venue ici, j ' a i habité dans la maison de mes beaux-
parents. C'était une maison couverte de paille. En 1967, nous en avons construit une autre,
pour nous. La maison que vous voyez aujourd'hui est construite depuis 1985. Mais nous
l'avons modifiée trois fois depuis car les jeunes ne l'aimaient pas. Ils aiment autrement. La
maison jaune située à côté... est la maison de Gheorghe, mon fils, qui est parti en Italie. 11 a fait
le modèle avec son père et nous avons surveillé l'équipe de travailleurs. J ' a i peint l'extérieur
de ma maison en jaune lorsque j ' a i fini l'extérieur de la maison de Gheorghe... J'en ai assez
des modifications ! Je suis âgée et j e continue à changer des choses à ma maison. Elle n 'est pas
encore finie. (Je me trouve) tout le temps dans la chaux...La chaux, ça ce n'est pas grave...
Mais il faut cuisinier tout le temps pour les maîtres ! ... Chaque j o u r : depuis que j e suis jeune,
j e ne fais que cuisiner... (Oros, 58 ans, Huta-Certeze, 2004).
Des deux grands-parents, la femme semble la plus affectée tout simplement parce que, dans
la logique traditionnelle de la division du travail, la plus grande partie des tâches lui
reviennent.
Au-delà du rôle d'agents de transmission d'un savoir-faire, les aïeux continuent à s'activer
à côté de leurs enfants et à prendre des décisions qui s'intègrent dans les stratégies
communes du groupe domestique (Segalen 1996 :40). À côté de la construction de la
maison, ils sont très impliqués dans la vie des petits-enfants qui restent avec eux à la
maison. Cette présence quotidienne, amplifiée par l'absence des parents pendant des mois,
détermine l'apparition d'une solidarité encore plus forte entre les jeunes et les vieux. Cette
solidarité qui relève de Tordre du privé (Attias-Donfut et Segalen 2007 : 53) rend possible
l'apparition d'un cadre de transmission directe aux petits-enfants du devoir de s'attacher au
village et à la famille, devoir associé à tout un savoir-faire de territorialisation exprimé par
396
l'image de la maison. Garants de la construction de la maison de type occidental, les
grands-parents s'avèrent aussi garants de la cohésion sociale, spatiale et culturelle de la
famille. La solidification du lien petits-enfants - aïeux, amplifié par la rupture
générationnelle (Attias-Donfut et Segalen 2007 : 25) générée par l'absence de la génération
médiane, explique les nombreux cas rencontrés où le petit-fils ou la petite-fille hérite de la
maison de leur grand-mère ou que leur maison soit construite dans la gospodaria des
grands-parents.
Actants (Propp 1970) importants dans la construction du monde de leurs enfants et pris
eux-mêmes au mirage occidental, l'expression d'un futur meilleur que leur passé, batrânii
assistent par contre, plus ou moins sereinement, à la disparition graduelle de la fondation
matérielle de leur propre monde. Dans la structuration de l'espace bâti, ce processus trouve
des expressions inattendues. À l'intérieur du bâtiment inachevé du jeun lose, de Huta, se
trouve une petite pièce aménagée pour sa grand-mère, âgée de 84 ans (Photographies No 6a
et No 6b) :
« Est-ce que vous habitez ici, dans cette pièce ?
Oui, j'habite ici depuis l'automne dernier. Est-ce que vous sentez l'odeur de la moisissure ?
Oui, ici, dans cet endroit précis, j ' a i eu ma maison à deux pièces seulement, une petite resserre
et le vestibule. Elle avait un vestibule. Initialement j ' a i habité chez mes beaux-parents et
ensuite, nous avons construit la maison. J ' a i aimé ma maison car c 'est là-bas que j ' a i passé ma
jeunesse. J ' a i pleuré lorsqu'ils l'ont détruite, au printemps. J ' a i leur ai dit : « si vous la
détruisez, faites-moi une pièce sur le même lieu pour que j e puisse y habiter »... Je ne peux pas
vivre autrement que dans ma maison. C 'est tout. Ma maison a été exactement sur ce lieu.
Est-ce que vous aimez cette nouvelle maison :
« O iubesc sau ba, n-am ce f a ' » (Je l'aime ou pas, j e n 'ai pas le choix !) De toute façon,
j'attends mon «passeport » pour aller dans une autre « maison » (métaphoriquement, elle parle
de sa mort). Ici, j e prépare la nourriture pour les cochons, j e cuisine... Dans l'ancienne
maison, j ' a v a i s un plancher en bois (le plancher de la nouvelle maison est bétonné), des icônes,
des assiettes, tout. Ici, j e ne peux pas faire des trous dans les murs. L'autre était en bois et j ' a i
pu en faire (les murs de la nouvelle pièce étaient presque vides).
En voyant un téléviseur, je lui demande si elle écoute les films ou les nouvelles :
Je n 'écoute pas la télé. Ils l'ont mis comme ça mais elle ne fonctionne pas. Cette maison
appartient au fils de ma fille. C'est lui qui l'a faite. Jadis, il n'y avait pas de maisons comme
ça. Que Dieu nous pardonne ! Elles étaient plus petites qu 'un homme. Le maire était le seul à
avoir une petite maison avec un petit vestibule à l'entrée. Avant, les annexes étaient très
grandes et nombreuses. Ils n'ont pas construit des maisons comme ça. Maintenant, ils font des
églises. A quoi bon ? Moi, j e ne peux même pas monter les escaliers (Marie lu' lose, Huta-
Certeze, 2004).
Deux conclusions peuvent être tirées de cet extrait. La première est représentée par cette
image qui synthétise en fait le rapport que les deux générations, celle des jeunes et celle des
397
bâtrâni, ces derniers étant presque tous des grands-parents, ont avec l'espace bâti. En
reprenant l'image biblique et métaphorique de ïona, la grande maison est en train
d'engloutir les dernières traces matérielles d'un monde encore vivant par la présence des
aïeux et réduit à la petite pièce qui se substitue provisoirement à la disparition de l'ancienne
maison. Pas encore (dé)finis, les deux lieux, la chambre habitée par la vieille et la maison
non encore achevée matérialisent l'état interstitiel de la société du Pays d'Oas. Elles
représentent également un exercice de compromis mené par la génération adulte, toujours
prise au milieu, entre les jeunes et les aînés, entre les enfants et les parents. Par contre, la
pratique de construction et de reconstruction de la maison reste inchangée, en représentant
le cadre de préservation et de renforcement de l'attachement au lieu chez les adultes tout
comme chez les plus jeunes.
398
5. LA MAISON ET LES SOCIABILITES FAMILIALES
Martine Segalen expliquait le changement des rapports entre l'individu et l'espace bâti par
une redéfinition générale du concept de famille et de parenté dans la société moderne
(1984, 2008). La cellule unifamiliale, recomposée ou formée par entente mutuelle entre les
partenaires (Roussel 1983; Segalen 2003) à laquelle s'ajoute le changement du statut de la
femme par son intégration sur le marché du travail (Rhona et Robert Rapoport 1973
[1971]) ; Clark et Burgoyne 1994), pose une empreinte nouvelle sur l'organisation et le
fonctionnement de l'espace domestique. Par rapport à ce tableau social de la modernité qui
a souvent comme référence l'Europe de l'Ouest (Segalen, Bekus 1990; de Villanova et
Bonvalet 1999 ; Villanova, Leite, Raposo 1994 ; Miranda 1996) ou les États-Unis (Clark
1991), le Pays d'Oas représente l'exemple opposé. Le changement de la culture matérielle
ne correspond pas à une reconfiguration sociale profonde de l'institution familiale et
d'autres institutions affiliées tels le mariage, le jeu de rôles. Au contraire. La culture
matérielle est intégrée dans des logiques familiales traditionnelles et, de plus, elle a le
pouvoir d'agir (Miller 2001) et même de domestiquer (Goody 1977) les patterns et les
comportements locaux essentiels au fonctionnement de l'institution du mariage. À cela se
rajoute une redéfinition de la répartition des pratiques domestiques388 (Chapman 2004) à
l'intérieur de la vie privée et publique, aspects que nous allons développer ici.
L'utilisation du syntagme « marier maison avec maison » dans le discours des Certezeni a
un double sens. D'une part, il fait référence à une alliance entre deux capitaux économiques
(Mansfield et Collard 1988) à l'intérieur desquels les bâtiments privés représentent le
principal critère d'un successful marriage (Clark 2004). D'autre part, c'est la transmission
d'un capital moral représenté par le neam (la lignée), la structure sociale qui détient toutes
Chapman remplace le concept de jeux de rôles par celui de pratiques domestiques pour pouvoir mettre en
évidence la frontière floue entre les deux. Ainsi, il n'y a pas un rôle de la femme et un rôle de l'homme,
chacun associé strictement aux oppositions espace privé/espace public, maison/communauté,
intérieur/extérieur. Contrairement au rôle, figé et a priori donné, la pratique est flexible, négociable,
déjouable (2004).
389
Cette expression est utilisé tant par les gens ordinaires que par l'intelligentsia locale.
399
les ressources symboliques de l'honorabilité et du statut de la famille sur la scène
communautaire. La triple sémantique de la maison à l'occidentale, à la fois structure
spatiale, économique et sociale (Lévi-Strauss 2004 ; Miller 2001 ; Bloch 1995), témoigne
de son rôle de clé de voûte (Mesnil 1997) qui unit les deux institutions essentielles à la
reproduction sociale, économique et symbolique : le mariage et la famille
MAISON
FAMILLE MARIAGE
Dans la société roumaine rurale et souvent citadine, l'individu ou les couples dont le statut social n'est pas
réglementé par le mariage sont encore stigmatisés. Contrairement à la société occidentale où le statut de
concubinage est réglementé juridiquement, en Roumanie, le rapport entre câsâtoria et concubinage est
d'opposition et d'exclusion. Le terme roumain de concubinage a un sens péjoratif et stigmatisant, ce qui
correspond dans la pratique à la marginalisation et à l'impossibilité d'intégration dans les réseaux de
sociabilité communautaires et mêmes parentaux.
391
Le mariage librement consenti entre les époux représente la base de la famille, («Le code de la famille »
réglementé par la loi 105/1992, http://www.hamangiu.ro/upload/files/codul%20familiei%20extras.pdf,
consulté le 24 mars 2008). Malgré le fait qu'en 2000, l'institution du mariage connaît une légère baisse (6.1
par 1,000), elle reste quand même importante par rapport à d'autres pays voisins (Bulgarie 4.3 ; Hongrie 4.7)
(INS, 2001 ; UNICEF-TransMONEE, 2001 : UNDP, 2000. Dans Mihaela Robilà 2004 : 144).
400
spatiale et économique de production et de consommation autarcique traduite par le travail
en commun des terres données par les parents. Cette structure appelée gospodaria392
possède également un aspect moral. Alors, investir tant au plan matériel qu'au plan
émotionnel dans la maison signifie donc aussi investir dans la famille, dans sa continuité
(Birdwell-Pheasant et Lawrence-Zuniga 1999 : 15) et surtout dans sa cohésion.
92
À l'intérieur de ses analyses sur la gospodaria traditionnelle, Paul Stahl ne sépare jamais la famille, la
maison et l'unité de production et de consommation (Stahl 2000 : 191).
Dans les années 1970, Focsa remarquait déjà des changements importants survenus dans le cérémoniel de
noce, changements qui se traduisent par une multiplication et par une augmentation quantitative des
investissements économiques et matériels à l'occasion du mariage (1991).
394
La décision de ne pas donner les noms est destinée à protéger les femmes qui ont révélé cette histoire et
qui sont proches de la famille en question.
En roumain, le verbe apierde (perdre) a le même sens primier qu'en français, c'est-à-dire : « être privé de
la possession ou de la disposition de quelque chose » (Le Petit Robert 1998 : 966).
401
- Chez lui. [Les parents de la fille] prennent soin de l'autre maison. En plus, ils ont une autre
maison, en rouge, ... (Deux femmes de Certeze âgées de 43 et de 62 ans, 2004)
Le mariage semble être resté une institution contractuelle destinée à assurer la transmission
et la reproduction du patrimoine matériel. Cette fonction est centrée par zestrea (la dot) que
les parents ont le devoir d'assurer à leurs enfants. Le dialogue ci-dessus révèle deux
aspects : le premier, que la maison à l'occidentale occupe la première place dans la dot ; le
deuxième, que les garçons de même que les filles doivent recevoir une maison au moment
de leur mariage, tel que nous l'avons déjà mentionné dans les chapitres précédents. Il
s'opère donc un changement de valeur car, dans la société traditionnelle, ce n'était pas le
bâtiment qui avait la priorité, mais la terre :
Chaque fois que je tombais enceinte, je me demandais : « Qu 'est-ce que j'allais faire car je n 'ai
pas de fortune ! ? Comment j'allais les marier ? Qu 'est-ce que j'allais leur donner ? » Mais
Dieu a fait en sorte que chacun ait sa partie. Nous avons acheté des terres et comme ça tous ont
eu une partie » (Staruca, 84 ans, Huta-Certeze, 2005).
Au Pays d'Oas, de même que partout en Roumanie, le mariage était patrilocal. Les fils
aînés recevaient des terres bonnes pour la construction, pour l'agriculture et le bétail. Par
contre, les filles qui partaient dans la maison de l'époux apportaient les textiles et les
meubles nécessaires pour l'aménagement intérieur396. La maison familiale revenait au cadet
qui au nom du droit de l'ultimo géniture masculine devait veiller aux besoins des vieux et
« leur rendre les multiples devoirs avant et après leur décès, censés être nécessaires au
repos de leurs âmes » (H. Stahl 1969 : 57). Il y avait des exceptions quand le mariage était
matrilocal. Ces situations visaient les familles sans fils. On faisait venir l'époux de la fille
cadette et, dans ce cas, on disait que le garçon s-a marital (s'est fait gendre)397. À
l'exception des familles sans fils, le nouveau couple résidait chez les parents du garçon
pour deux ou trois ans, période durant laquelle le couple cohabitait avec les plus âgés et
souvent, avec les sœurs et les frères non mariés de l'époux. Cette cohabitation permettait le
Si les parents étaient gazde (famille ayant en possession beaucoup de terres), les filles recevaient aussi du
bétail, des terres arables et même de l'argent.
En roumain les verbes a se mariata et a se insura surprennent la division sociale, juridique et cérémonielle
de l'institution du mariage en fonction du genre. Les deux signifient « se marier » mais chacun vise un sexe
en particulier : le premier est utilisé pour les filles, le deuxième pour les garçons.
402
lancement dans la vie, matérialisé par la construction d'une nouvelle maison. La jeune
famille y déménageait lorsque le premier enfant naissait398 (Focsa 1975, 1999).
Avec la migration du travail, la construction d'une nouvelle maison est plus facile et plus
rapide. Par exemple, à Tâge de 17 ans, lose de Huta possède déjà sa propre maison,
construite avec l'argent gagné dans le domaine de la construction en France, où il va depuis
quatre ans (donc depuis Tâge de 13 ans). La maison a été construite par son père, dans la
même gospodaria. Fils unique (il a une sœur mariée, plus âgée), et il a prévu de rester avec
les parents. Pour l'instant, étant donné que le bâtiment n'est pas fini, lose habite chez ses
parents lors de ses courts retours au village :
Je n 'ai pas encore fini ma maison. J'habite chez mes parents lorsque je rentre chez moi. Je vais
y déménager avant même le mariage (lose, 17 ans, Huta-Certeze, 2004).
La facilité de construction d'une maison par enfant ne s'explique pas uniquement par une
augmentation du capital économique. Elle est liée aussi à la chute démographique. La
famille est passée de six à dix enfants autrefois (Focsa 1975 ; Ardelean 1994) à un ou deux
tout au plus depuis les vingt dernières années. Par exemple, Nora Lichii de Certeze a une
seule fille, âgée de 13 ans. Elle possède déjà une maison sur la rue Hîroasa et une
398
Cette situation peut varier en fonction des ressources économiques des parents. Les plus riches pouvaient
se permettre de commencer la construction de la maison juste avant le mariage du garçon. Mais, dans la
plupart des cas, tout se mettait en place après le mariage.
403
deuxième, en construction, à l'entrée du village. En tant qu'enfant unique, la fille hérite de
la maison de trois étages de ses parents et qui est construite selon la mode occidentale.
Maria de Bihau synthétise clairement le lien entre la variation du nombre d'enfants et la
construction de la maison pour chaque enfant :
Si on a un seul enfant, on lui donne la maison, mais améliorée. S'il y a deux ou trois enfants, ils
font à chacun une maison. Mais « batrânii » (les vieux) avaient dix enfants et c 'était très
difficile. Ils mettaient l'accent sur la terre. Aujourd'hui c'est fini (Maria lu' Bihau, 52 ans,
Certeze, 2004).
L'importance des terres et du bétail est donc remplacée par la maison et la voiture qui
deviennent les principaux enjeux dans la dot destinée à deux parties :
Lorsqu'il y avait un mariage, les Oseni commençaient deux, trois jours plutôt. C'était comme
ça auparavant. Le garçon accompagné p a r les parents venait demander la fille en mariage. Et
« batrânii » (les vieux) décidaient la dot. Ils donnaient des moutons, des chevaux, etc.
Maintenant ils donnent la maison, la construction, un peu de terrain agricole, parfois de
l'argent et s'ils ont une voiture, ils donnent une voiture... (Dumitru, 50 ans, est travailleur en
construction. Lors de cet entretien, il venait de rentrer de la France où il travaille depuis trois
ans. Il a travaillé aussi en Italie et a aussi participé aux travaux saisonniers, avant 1989, Certeze,
2004).
Le devoir de construire pour les garçons est modifié par le devoir de construire pour les
enfants, indifféremment du sexe, ce qui renverse l'équilibre qui régnait lors des ententes
matrimoniales entre les familles. Traditionnellement, la base matérielle d'une nouvelle
famille se réalisait par addition des éléments différents mais complémentaires : les terres et
le bétail (pour le garçon) + meubles, vêtements, textiles et parfois le bétail (pour la fille).
Toutes les sphères de la vie domestique étaient ainsi couvertes. Avec le changement de la
réglementation de la dot par la possibilité, voire le devoir de construire pour les filles aussi,
la complémentarité est remplacée par la multiplication du même élément, ce qui déclenche
une surcharge matérielle difficile à gérer par le jeune couple. Ainsi, l'implication des
parents avant et après le mariage s'avère essentielle :
Si tu as deux enfants, le garçon a une maison, la fille a une maison. La fille peut aller dans la
maison de son époux et l'inverse, ça dépend de l'entente. Chez nous, il y a beaucoup
d'exemples de couples qui ont deux maisons. Le garçon et la fille... Les plus riches en ont
plusieurs. S'ils ont de l'argent, ils détruisent et ils reconstruisent. Habituellement, la fille va
dans la maison de son époux. Avant, il y avait des mariages aranjate (« issus de l'entente entre
les familles. Aujourd'hui, il y en a, mais beaucoup moins» (Vasai Ciocan, 42 ans, Certeze,
2005).
Malgré leur moindre importance qu'autrefois, les mariages aranjate qui résultent de
întelegerea (l'entente) sont encore présents à Certeze et à Huta. întelegerea, c'est-à-dire
404
l'entente contractuelle et mutuelle entre les familles et entre neamuri (les lignées)
auxquelles les deux jeunes mariés appartiennent, représente le moment culminant d'un
processus de longue durée destiné à assurer un bon mariage. Il s'agit d'une période de
tâtonnements durant laquelle les familles ayant des jeunes bientôt en âge de se marier font
usage de tous les réseaux villageois (familiaux, voisinage, amitié, parentaux, etc.) afin de se
mettre au courant du statut social et économique des familles des autres jeunes dans la
même situation. Le rôle des réseaux féminins impliquant les mères et les grands-mères y est
essentiel et repose sur des pratiques anciennes de préparation des futurs mariages.
De ces rencontres publiques découlait une prise de décision par la famille qui pouvait être
soit l'encouragement soit l'interdiction de la fréquentation. Tandis que les femmes
ramassaient les informations, le chef de la famille annonçait généralement la décision.
405
n'étaient pas secondées par un background informationnel sur la famille et sur le neam. Ici
intervient le second critère, le plus important : que le jeune soit de neam bun, ce qui signifie
littéralement « appartenir à une bonne famille ». Le sens premier de la définition d'une
bonne famille est économique : la famille devait être riche. La richesse se calculait en
nombre de terres, de bétail et tenait compte de la hardiesse au travail de l'homme et de la
capacité de la femme à prendre soin de sa famille et de sa maison. Ce comportement
économique devait être secondé par une honorabilité impeccable, définie par la capacité de
la famille et surtout du chef de la famille à défendre les intérêts de sa famille sur la scène
communautaire et de se faire respecter par ses semblables. Tous ces éléments devaient
obligatoirement être renforcés par l'appartenance au neam honorable ce qui voulait dire que
les traits de la famille se retrouvaient aussi chez les anciennes familles de la lignée jusqu'à
trois générations. L'importance du neam ou de la lignée dans la définition individuelle
réside dans la nomenclature locale des noms. Au Pays d'Oas, chaque individu n'est pas
connu par son nom de famille officiel (celui des papiers), mais par le surnom qui contient
en fait les marqueurs de la généalogie ou de la lignée. Maria lu' Simon a Clarii, (Maria de
Simon de Clara) communique l'appartenance à un neam de même que la position
généalogique. Les marqueurs sont aussi des emblèmes (Bourdieu 2000 [1972]) symbolisant
tout le capital symbolique accumulé par une lignée, titre qui légitime en quelque sorte les
droits privilégiés sur le patrimoine du neam ou du groupe. Or, ce souci de préservation du
capital économique et symbolique cumulé au long de la lignée explique les précautions
prises par les familles. Les mesures avaient un double objectif: s'assurer que le patrimoine
transféré par le biais d'une alliance tombera dans les bonnes mains ; le deuxième était de
préserver et même de renforcer le lignage, c'est-à-dire l'honorabilité de la famille399. Alors,
appartenir à un neam honorable impose des devoirs plutôt qu'il n'apporte de privilèges
(Bourdieu 2000 :49).
Mauss théorise le phénomène de l'empathie par lequel un objet acquiert les mêmes caractéristiques d'un
autre objet par le simple contact (1923-1924). Cette logique du transfert par contact ou par lien est valable
aussi pour la construction des liens sociaux. L'alliance d'une famille honorable avec une autre, moins
honorable, peut attirer la disgrâce de la première et sa déconsidération sur l'échelle communautaire.
406
varie en fonction de Tâge des jeunes mariés. Plus ils sont jeunes, plus la parentèle a du
pouvoir et organise l'union du couple. Ces stratégies s'intègrent dans une dynamique
collective qui n'est autre « que le produit d'une combinaison des stratégies des agents
intéressés qui tendent à accorder à leurs intérêts respectifs le poids correspondant à leur
position au moment considéré dans la structure des rapports de pouvoir domestique »
(Bourdieu 2000 : 163). À Certeze notamment, le mariage à Tâge de la puberté est encore
fréquent4 . L'âge du mariage des filles varie entre 14 et 21 ans tandis que les garçons se
marient après 18 ans, c'est-à-dire après le service militaire. Ils peuvent rester célibataires
jusqu'à 25 ans :
Ici, le mariage commence à 13 ans et demi. Si tu as 17, 18 ans tu es déjà « vieille femme » et les
« coconi » (les jeunes) ne te regardent plus. Chez nous, les femmes disent comme ça : «Daca nu
pchicâ din pat, se poate mârita » (elle peut se marier si elle ne tombe pas du lit). Ça c 'est un
secret à elles (Photographe, 50 ans, Negresti-Oas, 2002).
Toutefois, par rapport aux années 1970, 1980401, en 2005 se modifie un peu, les filles se
mariant vers Tâge de 18-20 ans tandis que les garçons peuvent aller jusqu'à 28 ans. Ce
changement, présent à Certeze de même qu'à Huta-Certeze, est dû à la pression des jeunes
mères qui, travaillant en Occident, surtout en entretien ménager, ont accès à une autre
conception du mariage et du statut de la femme, plus libéral. Ces mères dans la trentaine
qui se sont mariées pour la plupart à Tâge de 16 ans et qui ont eu leur premier enfant à 18 et
même 17 ans ne veulent pas que leurs filles vivent la même chose :
Je suis la plus jeune de trois filles. Mes sœurs sont mariées. J ' a i une fille de 12 ans. Je travaille
à Paris (Elle garde les deux enfants d'une famille française). Ma patronne m'a demandé une
fois : « Est-tu mariée ? » Lorsqu 'elle a vu ma fille, qui est venue chez moi en vacances,
combien elle est grande, elle a dit : « Ce n 'est pas possible ! » Je ne voudrais pas qu 'elle se
marie de la même façon. Je me suis mariée à 16 ans et j e l'ai eue à 19 ans. Avant, c'était la
terreur. Les filles se mariaient très rapidement. Maintenant, elles retardent un peu (Mère de
deux filles, 31 ans, Certeze, 2005).
Les mariages à 15-16 ans surviennent toutefois dans les familles qui ont un capital
économique très grand et dans ces cas précis, les structures traditionnelles centrées par
400
Lors de nos études sur le terrain en 2004, 2005, les filles qui venaient de se marier ou qui devaient se
marier bientôt n'avaient pas 20 ans. En 2000, la moyenne de l'âge du mariage chez les filles en Roumanie est
de 23,9 ans tandis qu'il est de 26,9 ans chez les garçons (Council of Europe, 2—2 ; NIS, 2001. Dans Mihaela
Robilâ 2004 : 144. Il faut mentionner que le taux de cohabitation avant le mariage est infime (6%) par rapport
à la situation de l'Europe de l'Ouest (INS, 2001). Dans les villages du Pays d'Oas, la cohabitation sans
mariage n'est pas acceptée par la communauté.
401
Dans les années 1970, plusieurs ethnologues (Musset 1981) mettaient en évidence un phénomène fort
intéressant : l'âge du mariage au Pays d'Oas descendait en dessous de 20 ans (Focsa 1991 : 33 ; Musset
1981 : 12).
407
întelegerea sont activées par les parents afin de permettre la préservation, la reproduction et
l'administration temporaire du patrimoine matériel issu de l'alliance. Par exemple, en 2005,
le mariage d'une fille de 14 ans et d'un garçon de 15 ans est arrangé par deux familles
parmi les plus riches de Certeze. Dans ce cas précis, il s'agit d'enfants uniques. La dot de la
fille contient deux maisons, dont une finie, aménagée, meublée. À cela s'ajoute l'héritage
de la maison des parents, elle aussi de type occidental. Dans le cas du garçon, au moment
du mariage, il possède déjà une maison moderne, finie, meublée, à laquelle s'ajoute, tout
comme dans le cas de la fille, la maison des parents. Le capital architectural est complété
par une voiture neuve et de l'argent. Les parents ne travaillent pas en Occident mais ils sont
des patroni (patrons), c'est-à-dire des ingénieurs responsables de chantiers de construction
en Roumanie.
Les informations obtenues sur ce cas sont indirectes car, lors de notre visite, la réputation
des deux familles n'était pas très bonne à l'intérieur du village. La condamnation du
mariage basé sur l'entente des parents est déclenchée, dans ce cas précis, par la finalité
malheureuse de cette alliance, le divorce402 des deux jeunes après trois mois de mariage.
Les conflits d'intérêts qui surgissent entre les familles obligées de se charger du patrimoine
matériel issu de l'alliance de deux jeunes n'ayant pas encore atteint Tâge de l'autonomie
décisionnelle, le chaos provoqué par la multiplication de la dot de même que
l'augmentation du risque de défaite des relations sociales formées lors du mariage arrangé
créent une dévalorisation de cette pratique ancienne. Cependant, cette condamnation de la
pratique traditionnelle n'est pas franche, mais dissimulée derrière une attaque directe à la
maison, considérée comme étant la cause des désaccords :
C'est malheureux. C'est à cause d'elles (des maisons,) qu'ils ont commencé à se séparer. Celui-
ci ne veut pas habiter chez la fille, la fille ne veut plus habiter chez l'époux. 11 y a eu un cas
récent d'un couple qui s'est séparé après trois mois à cause des maisons et de la fortune
(Femme de Certeze, 28 ans, 2005).
L'importance du patrimoine transmis par le biais du mariage de même que les conflits
d'intérêts menacent la reproduction économique car il augmente les risques de séparation.
402
Tout comme le mariage, le divorce induit un bouleversement à l'intérieur de l'ordre social communautaire,
mais de façon négative. Cela a un impact négatif sur les familles prises en alliance qui doivent se séparer.
Cela a aussi un impact négatif sur les partenaires qui, en sortant de l'institution du mariage, perdent leur
honorabilité. De plus, leur statut à l'intérieur de la communauté est ambigu.
408
Or, la reproduction économique est indissociable de la reproduction de la structure des
rapports sociaux et idéologiques (Bourdieu 2000 : 164). Les conflits d'intérêts affectent
donc non seulement la sécurité de la reproduction du capital économique ou symbolique de
la jeune famille, mais ils affectent les familles et la communauté entière et Tordre ou
rânduiala social institué par le mariage.
409
Cette émulation interne qui tourne autour du triangle mariage - maison - famille est liée
aussi au mariage endogame. Au Pays d'Oas, le mariage se produisait exclusivement entre
les lignées habitant le même village :
Avant, ils se mariaient très rarement à l'extérieur. Ils « se câutau » (cherchaient à trouver
quelqu'un) du village. Les mariages avaient lieu entre eux, entre « neamuri » (lignées), entre
les amis et les voisins, donc parmi les gens qu'on connaissait très bien, parmi ceux avec
lesquels on avait des bonnes relations, établies durant plusieurs générations (Prêtre Viorel
Bolos, Certeze, 2004).
Dans les années 1970-1980 il y avait aussi des mariages exogames de proximité, c'est-à-
dire entre les villages voisins, Certeze, Huta-Certeze et Moiseni, donc des villages
avoisinants appartenant à la commune Certeze403 (Musset 1981 : 15, 16). Par exemple,
toutes les familles habitant Huta-Certeze ont des parents à Certeze et réciproquement. Cette
règle, encore dominante à Certeze et à Huta devient plus permissive dans le sens où, depuis
une trentaine d'années, émerge un phénomène nouveau, mais très timide, de mariages
mixtes avec des Français :
Jusqu 'à il y a 5 ou 6 ans, il était très étonnant que quelqu 'un se marie avec quelqu 'un
d'ailleurs. Maintenant, il y en a des cas, des gens qui se marient en France, mais très peu. La
grande majorité se sépare. Ils ne renoncent pas à leurs coutumes, à leur maison et peu d'entre
eux s'établisse en France ou dans d'autres pays (Nuta lu ' Bica, 35 ans, Certeze, 2005).
Ainsi que le dit notre interlocuteur, ces mariages mixtes sont des exceptions et ils ne résistent
point. D'une part, les jeunes retournent au village et peu d'étrangers acceptent d'y vivre et
donc, de se conformer aux lois locales. D'autre part, la difficulté de l'acceptation du mariage
exogame est encore présente et est liée à la méfiance de la communauté par rapport aux
étrangers. Étant donné que dans la société traditionnelle l'identité de chaque individu n'est pas
essentielle mais relationnelle, l'étranger ne peut pas être analysé et surtout évalué405. Le
mariage reste essentiellement le moment de mise en scène communautaire de la réussite
individuelle et familiale matérialisée dans l'image de la nouvelle maison ou de la maison de
403
Dans les années 1970, Danielle Musset constate pour le village de Moiseni que, sur un total de 693
mariages, 191 sont des mariages dans lesquels un des deux conjoints est étranger au village. « Étranger » veut
dire originaire des villages voisins, Certeze et Huta. Elle explique l'existence des mariages exogames entre les
villageois de Moiseni et Certeze par l'absence d'une église à Moiseni, ce qui oblige les gens à fréquenter celle
de Certeze, occasion de créer des liens de sociabilité capables de conduire à des alliances entre villages
(1981 : 15-16 et 17-18).
404
Dans la majorité des cas, les mariages mixtes sont formés d'un Certezan et d'une Française (La
Française). Nous n'avons pas rencontré une situation inverse.
40
L'étranger est moins défini par des critères abstraits, ethniques par exemple. Il est plutôt quelqu'un qui
vient de "dehors", qui est étranger par rapport à la communauté (Mihailescu, Popescu, Pânzaru 1992 : 12).
410
type occidental. Le mariage représente aussi le moment de réactualisation et de réévaluation de
la réussite morale et matérielle du neam auquel les mariés appartiennent. Or ce chronotope
social de l'honneur et de l'honorabilité parentale ne peut être accessible que de l'intérieur et par
le biais des réseaux de sociabilité communautaires. Il est plus facile d'avoir toutes les
informations si l'époux ou l'épouse sont du même village ou, au moins, des villages voisins.
Dans le cas des mariages exogames, le nouvel arrivant ou la nouvelle arrivante doit subir un
processus d'intégration et d'acceptation par les membres de la famille et de la communauté,
processus difficile pour le nouvel arrivant.
L'arrivée d'un groupe déjeunes de Huta à la discothèque de Certeze ne passe pas sans être
remarquée et vice versa. À cela s'ajoute une attitude protectionniste masculine associée à
un comportement d'affirmation de la virilité envers les filles du même village, ce qui
déclenche des conflits ou des tensions entre des groupes apparentés à des localités
différentes, ce qui explique pourquoi 90 % des mariages de Certeze et de Huta restent
encore endogames.
411
parents peut être modérée en fonction du degré d'accomplissement du garçon : la possession
d'une maison et/ou d'un travail à l'étranger capable de le dépanner et de diminuer la
dépendance financière des parents.
Au mariage, «nu se mai bagâ la înfelegere » (il n'y a pas d'ententes). Aujourd'hui, c'est
égal : l'argent et être de bonne famille (neam). Mais de plus en plus, cette dernière disparaît
elle aussi. Avant, les jeunes écoutaient. Si les parents disaient : « Tu vas prendre X en
mariage... ». Mais aujourd'hui ils font ce qu'ils veulent. (Petre Mihoc, 60 ans, Certeze, 2005).
Dans la pratique, marier maison avec maison signifie donc en premier marier bâtiment
avec bâtiment. La maison connaît ainsi une montée sur l'échelle de l'importance
économique à l'intérieur des enjeux du mariage tandis que le neam connaît une légère
baisse. Il semble que le critère matériel ou économique l'emporte de plus en plus sur le
moral, que la montée de l'individualisme fragilise le rôle décisionnel du groupe parental :
Toutefois, les choses ne sont pas aussi tranchées car, au-delà de sa portée économique et
matérielle, la nouvelle maison est chargée symboliquement de communiquer et de mettre
en scène l'orgueil, la fierté et la réussite de l'individu et de sa famille. L'échange ou la
reproduction économique et matérielle qui se produit à l'intérieur de l'institution du
mariage et qui est dominée par la loi de l'intérêt reposent sur les relations de prestige et
d'honneur.
412
5.2. La maison de type occidental, le nouvel lieu
de déploiement du cérémonie! matrimonial
Les parrains représentent aussi l'interface du couple dans le sens que leur richesse, leur
honorabilité et leur respectabilité confèrent du prestige et de la reconnaissance au nouveau
couple sur la scène villageoise. Habituellement, les familles qui font du parrainage sont des
familles gazde, c'est-à-dire riches et avec une très bonne réputation dans la communauté.
En tant que famille honorable, les parrains n'ont pas d'excuses. Ils doivent tout faire pour
413
bien se présenter devant la communauté et, par conséquent, font de leur mieux pour
pouvoir posséder des maisons mises à jour. Chaque fois qu'une famille gazda s'implique
dans le parrainage, elle met en quelque sorte en péril son honorabilité. Toutefois, ce défi
doit être obligatoirement relevé : plus la famille parraine des couples, plus elle accumule un
capital symbolique capable de la rendre invulnérable sur l'échelle de l'honorabilité
communautaire.
Or pour pouvoir répondre, elle doit avoir des moyens économiques. Habituellement, les
familles gazde ont les maisons les plus modernes de Certeze. Le cas de Maria Mireselor
identifiée par les habitants de Certeze et non seulement en tant que « gardienne des
traditions» l'illustre bien. Lors de notre première visite, elle a tenu à souligner le fait
qu'elle avait comme fini (filleuls) la moitié du village de Certeze et ailleurs, dans les autres
villages. Malgré les dépenses énormes auxquelles les parrains s'engagent, ils en tirent
avantage car, dans la logique de l'échange (Malinowski 1961), ils accumulent du prestige et
de la reconnaissance de la part de la collectivité. D'ailleurs à Certeze, plus le nombre de
filleuls est élevé, plus la famille gazda est honorable et respectable. Les pertes économiques
sont donc compensées par l'acquisition du pouvoir symbolique. Étant donné les enjeux
économiques et symboliques de la relation de parrainage, trouver des nasi buni (des bons
parrains) est le principal défi pour les mariés et les parents.
414
déroulement des cérémonies et rituels traditionnels. C'est dans cette maison que se
déploient la séparation rituelle des jeunes mariés de leurs parents, la construction
cérémonielle des nouvelles relations sociales entre le couple et les parrains, entre les
parrains et les familles des deux jeunes, etc. Ils chantent et ils dansent dans le salon et
devant le bâtiment. Dans ce contexte particulier, la maison sort de son état passif (d'objet à
admirer ou exposé) afin de devenir le lieu de déploiement des cérémoniels essentiellement
traditionnels. Cet usage local Téloigne davantage de son origine occidentale afin de la
travailler et de la domestiquer dans une logique particulière de production et de
reproduction sociale et symbolique de la communauté villageoise. Malgré son apparence
européenne, la maison de type occidental est essentiellement une maison oseneasca (du
Pays d'Oas), l'espace du déploiement des pratiques cérémonielles locales et anciennes.
Afin d'éviter les situations imprévues, la nourriture est préparée en grande quantité. Si
seulement la moitié des convives se présentent, la plupart des victuailles sont à jeter et les
pertes peuvent être énormes. Si un villageois veut compter sur la présence et sur l'aide des
invités, il doit fréquenter au cours de sa vie toutes les noces du village et se montrer à
chaque fois généreux. Or cet investissement, à la fois momentané et de longue durée
qu'implique le moment de la noce a une portée essentiellement symbolique. Tout comme
dans le cas du potlatch (Malinowski 1989), la perte économique et matérielle conduit à une
accumulation symbolique de prestige et à la reconnaissance de l'honorabilité des familles
des deux jeunes impliqués dans le mariage de même qu'au classement social et symbolique
du nouveau couple sur la scène communautaire. À la fin d'une noce, personne n'est triste
415
s'il reste de la nourriture ou si le nombre des invités n'était pas élevé. Ce qui compte
finalement pour les parents, est de bien s'en sortir et de ne pas se couvrir de honte.
La noce représente aussi pour les invités le moment d'échanger des informations sur le
couple, sur la vie du village et sur les familles directement impliquées dans le mariage. On
fait des comparaisons avec d'autres noces qui viennent d'avoir lieu. C'est aussi un moment
de rencontre, de la mise en oeuvre des stratégies individuelles ou collectives,
d'établissement, de renforcement ou, au contraire, de rupture des liens d'amitié, de rivalité,
de coopération, d'amour ou de jalousie. C'est ici qu'on émet des jugements de valeur sur la
dot, notamment, sur la maison, sur l'aménagement, sur les matériaux utilisés et les
décorations. L'examen détaillé de la maison permet de juger dans quelle mesure chaque
partie s'est bien ou mal présentée lors de la fête. La noce représente la mise en scène et la
mise au courant de toute Tavant-scène d'avant le bal proprement dit qui s'est déroulé chez
les familles impliquées. On s'informe non seulement des jeunes mariés, mais aussi de leurs
familles, à savoir de l'histoire économique et sociale, du patrimoine symbolique,
notamment du capital d'honneur des hommes et des femmes, de la qualité des réseaux
d'alliances, la position de la famille dans le groupe, etc. En ce qui concerne l'aspect
économique et symbolique, une véritable enquête (Bourdieu 2000 : 164) extensive est
menée. On s'informe de la réputation l'individu et de sa famille au-delà des frontières du
village afin d'évaluer leur honorabilité à l'étranger. Celle-ci est essentiellement évaluée par
l'esprit masculin de débrouillardise. Le lien avec la collectivité est fait dans la mesure où
cette honorabilité externe correspond à une autre, interne, matérialisée par l'image d'une
maison moderne de type occidental.
La noce est aussi une instance locale judiciaire où tout est évalué : la richesse, les relations
sociales, la conduite, l'apparence, etc. Ainsi, le mariage représente le moment le plus
important du cycle de la vie rurale, un moment extraordinaire (Bourdieu 1980) de
concentration de toutes les ressources, matérielles et symboliques, de prestige et
d'honorabilité individuelle et familiale et de leur communication sur la scène
communautaire. Étant donné le poids symbolique de ce moment cérémoniel, il n'est pas
étonnant que les parents fassent de leur mieux pour bien se présenter devant la
416
communauté. La construction d'une maison à l'occidentale entre dans cette logique locale
de mise en scène de la réussite et d'acquisition de plus de prestige.
Les dépenses auxquelles les Certezeni se soumettent lors de la préparation des mariages
attirent non seulement l'estime mais aussi la désapprobation de la part des autres villages.
Devancés et donc humiliés, les Hutars, les habitants de Moiseni ou de Bixad qualifient le
comportement des Certezeni lors des noces defalâ, de ce qui représente un mélange négatif
et dévalorisant d'orgueil et de fierté. Or ces comportements induisent l'idée de dépassement
des limites, c'est-à-dire de la rânduiala, de l'idée d'être comme tout le monde (afi în rând
cu lumea). Ces comportements intrinsèques aux réglementations de l'honneur doivent
garder leur mesure, voire les limites réglementées par la communauté élargie, sinon, ils se
retournent contre leurs acteurs. Tel est le cas des gens de Certeze. Contrairement au reste
des Oseni, les Certezeni mettent toujours en jeu « le point de l'honneur » (Bourdieu 2000).
Que ce soit la culture matérielle centrée par l'image de la maison de type occidental ou les
vêtements, eux aussi traditionnels ou contemporains, tout témoigne d'une volonté de
communiquer et surtout de dominer. Le sacrifice de la communication qui induit la
prémisse de l'égalité pour la domination qui institue des rapports inégaux porte toujours,
selon Bourdieu, les risques de la rupture (2000 :43). Devancés, les autres ne sont pas
417
capables de répondre. Plongés dans le déshonneur, les Oseni ne peuvent qu'essayer de
répondre en imitant en tous points les maisons des Certezeni sans arriver toutefois à les
devancer. De tous les Oseni, les habitants de Certeze sont les seuls à ne pas respecter le jeu
de l'honneur et, par conséquent, doivent subir la disgrâce de la part des autres.
Poursuivons, la possession d'une maison n'est pas suffisante car s'assurer un bon mariage
signifie aussi devancer les autres qui visent la même chose. Cette concurrence ne se limite
pas aux garçons et à leurs familles. La généralisation de la possession d'une maison à
l'intérieur de l'échange matrimonial chez les filles augmente encore plus l'enjeu des
alliances et de la transmission patrimoniale. Les parents et les garçons doivent être à la
hauteur et même devancer les filles et leurs familles afin de pouvoir gagner l'attention et
l'acceptation de l'autre partie et afin d'éviter l'humiliation. Autrement dit, une bonne
alliance représente « un défi qui honore celui à qui il s'adresse, tout en mettant à l'épreuve
406
Dans le milieu rural roumain en général, l'homme et la femme qui ne se marient pas et qui sont déjà à un
âge avancé sont stigmatisés par la société. La femme est appelée ironiquement fatâ bâtrânâ (vieille fille).
Sans aller jusqu'à dire qu'elle n'a pas de statut social en dehors de l'institution du mariage (Segalen 1984),
fatâ bâtrânâ est ridiculisée et marginalisée par la société : elle reste dans la maison de son père ou de son frère
et représente tout simplement une force de travail. Cette stigmatisation est valable aussi pour les hommes, eux
aussi traités de force de travail dans la gospodaria du père ou d'un frère marié, image fort contrastante avec le
célibat occidental. Dans la même catégorie se situent copilul dinflori (l'enfant né d'une relation qui n'est pas
réglementée par le mariage) et la veuve, figure duale, à la fois sorcière et courtisane. Pour ces deux derniers
exemples, le bâtard et la veuve, il y a aussi une autre sémantique, plus positive. On peut attribuer au bâtard
des qualités exceptionnelles, intelligence, force hors du commun. Quant à la veuve, si son âge est avancé, elle
devient symbole de pureté et de chasteté. Elle ne représente plus une menace à l'adresse du reste de la
communauté masculine. Mais même à l'intérieur de cette sémantique positive, le côté exceptionnel, donc hors
de la norme, confirme encore une fois l'importance du mariage dans l'obtention d'un statut social reconnu et
accepté par la société.
418
son point d'honneur» (Bourdieu 2000 : 31). Ces enjeux d'honorabilité dépendants de la
possession d'une maison à l'occidentale entraînent une concurrence très forte exprimée
d'ailleurs par l'expression « une maison plus belle et plus grande que... ».
La vendeta est le terme roumain utilisé au Pays d'Oas pour désigner les pratiques
coutumières locales de règlement des litiges entre les individus, les familles et les neamuri.
Plus précisément, la vendeta désignait « la vengeance du sang » ou l'offense par la parole.
Il s'agit du même sens que la vendetta méditerranéenne ou le Kanun albanais (Kadaré
2000). La vengeance d'un meurtre ou d'une offense implique tous les parents et engendre
l'affrontement de deux familles sur une longue période. La vendeta était basée sur une
407
Pour une image générale sur l'anthropologie méditerranéenne voir Albera, Blok et Bromberger (2001).
Pour la vendetta et le code de l'honneur dans la région méditerranéenne, voir Blok (1981 : 427-440) et Cassar
(2005).
419
relation « face à face » (Cassar 2005 : 10), c'est-à-dire sur une confrontation de force qui,
localement, s'appelait cutâtârit. Le terme est apparenté au nom cutit (« le couteau ») car
l'arme traditionnelle de défense de l'honneur était le pintâlus, le terme régional qui
désignait un couteau à lame courte. Son importance était réglementée par la présence de la
straita, (« la besace »), la pièce obligatoire du costume traditionnel des hommes.
Cocon est un régionalisme qui signifie un enfant, un jeune ou un homme qui n'est pas marié. Au-delà du
sens premier, il y a plusieurs variantes qui ne désignent pas un statut social ou lié à l'âge, mais plus une
attitude et un comportement de fierté et d'orgueil. Ainsi, coconon (oasa) signifie quelqu'un qui aime le luxe et
la mise en scène; a coconi pe cineva (honorer quelqu'un) ; coconie signifie par exemple la période de
l'enfance, mais également l'orgueil, la fierté aristocratique ou de type urbain. Au Pays d'Oas, circule aussi
l'équivalent féminin du nom cocon, cocoana. Cependant, le terme féminin ne fait pas du tout référence à un
âge d'enfance ou pubère, mais au deuxième degré, de fierté et d'orgueil et son utilisation est stigmatisante.
Les Osence vont qualifier une femme de coconoasa lorsqu'elle a un comportement de supériorité, de fierté et
d'orgueil, traits qui n'entrent pas d'ailleurs dans la définition communautaire d'une femme « honorable »
(DEX, Dictionnaire explicatif roumain). Cocon témoigne aussi du lien très étroit parents-enfants, famille-
coconi, un lien de protection et de surveillance (Mihailescu, Popescu, Pânzaru 1992 : 69).
420
Je vais vous dire le secret « danfului » (de la danse). Pourquoi « feciorii » (les jeunes garçons)
restent à l'intérieur de la « Ciuperca » (champignon) et les filles et les femmes en bas, à
l'extérieur. Chez nous on ne disait pas : « Mademoiselle, voulez-vous danser avec moi ? » Non.
Il regardait attentivement une fille et il faisait un geste avec la tête. Si la fille disait « non » au
deuxième signe, au troisième, au quatrième... Si un autre garçon arrive, alors commence la
bagarre et le scandale... (Habitant de Certeze, 50 ans, 2004).
Outre les conflits générés par la concurrence individuelle entre les jeunes prétendants lors
des rencontres à l'occasion de la danse dominicale, la vendetta pouvait être déclenchée
aussi par l'abandon d'une fille par le prétendant ou par le refus de prendre en mariage une
fille enceinte suite à une liaison illicite. Ce sont là quelques-unes des causes les plus
souvent évoquées. La vendeta avait aussi des dimensions sociales et économiques qui
surgissaient lorsque les options de la famille et du neam entraient en conflit avec le choix
de la fille ou du garçon.
La présence des deux critères, matériel et moral, de même que le rôle important de la
famille et du neam dans le choix du partenaire était essentielle au fonctionnement de
l'institution du mariage dans la société rurale traditionnelle roumaine en général. Ce que la
région du Pays d'Oas et spécialement Certeze, avait de particulier vise la présence unique
de la vendeta, c'est-à-dire la présence du code de l'honneur centré sur la violence des
comportements conflictuels surgis à l'occasion de la formation des couples. À cela s'ajoute
l'ampleur du phénomène car « la justice du sang » dépassait légèrement la période
prénuptiale, en touchant le moment de la noce de même que le quotidien de la famille déjà
constituée :
Lors du mariage, il y avait « danful » (la danse). Et quelqu 'un venait et disait : « Dites ma
danse ! » Un autre venait et disait lui aussi « Moi, je ne veux pas ! Dites ma danse ! » Et
ensuite ils sortaient les couteaux et frappaient... Ils ne regardaient pas ! On ne voyait que du
421
sang. Chaque Osan portait le « pinfâlus ». Lorsque la police arrivait, les filles les cachaient car
ils risquaient une amende... (Floarea lu' Big, 51 ans, Huta-Certeze, 2004).
La présence de la vendeta au Pays d'Oas et son unicité en Roumanie est liée au caractère
périphérique de la région et à son ancienne couverture de forêts, ce qui la tenait à l'écart de
l'autorité des institutions judiciaires étatiques jusqu'à très récemment. La faible circulation
des Oseni avant les années 1970 dont la grande majorité travaillait dans les forêts de la
région ou au Maramures, l'absence des voies d'accès, le bas niveau de scolarisation
régionale de même que la pauvreté créent un environnement propice au développement du
comportement justicier pris en charge par l'individu et surtout par les structures sociales
familiales et parentales locales, notamment le neam. Ainsi, le code de l'honneur devient le
seul instrument de domination régionale de pouvoir et d'institution, donc de l'ordre.
À défaut d'une instance judiciaire étatique, donc extérieure aux structures de sociabilité
familiales et par conséquent médiatrice, la confrontation directe demande un comportement
de force, sans équivoque, dans lequel entre enjeu le statut social et symbolique individuel.
De là résulte ce portrait presque mythique de l'Osan : homme fier, intolérant et agressif. Ce
portrait a toujours représenté l'un des aspects principaux de la « spécificité » régionale :
Auparavant, c 'était la spécificité de l'Osan de se battre au couteau. Ici, il y a eu la coutume de
se battre, de se tuer, il y avait des crimes au village (Nelu, 30 ans, Huta-Certeze, 2004).
422
du jeune dans les réseaux de sociabilité réservés aux hommes) et leur intégration dans la
société en tant que couple et nouvelle unité socio-économique. Or tout ce processus qui
dans la société traditionnelle du Pays d'Oas est marqué par des cérémoniels complexes
(Focsa 1999) témoignant de la double signification du passage, de rupture et de soudure, est
centré sur le devoir d'assurer une bonne base de départ, matériel et social, du nouveau
couple. Au-delà de sa signification basique de transmission et de reproduction des
patrimoines, l'institution du mariage en tant que moment de reconfiguration sociale
concentre donc toutes les énergies visant la préservation et/ou la réaffirmation de l'honneur
social. Le maintient du rang individuel et familial conduit à une concurrence pour se faire
une place honorable et reconnue à l'intérieur de la communauté.
Malgré le fait d'avoir fait partie de la définition de la spécificité régionale et d'avoir été le
noyau du portrait de l'Osan, « prêt à mourir pour son honneur et pour la liberté » (Ionita
1977), la vendeta a disparu depuis les années 1970. Malgré cela, ce comportement reste très
présent dans le discours local et il émerge surtout comme justification du nouveau
comportement bâtisseur qui marque actuellement la communauté entière. Cette justification
comporte trois axes : le premier est relationnel et vise la coïncidence entre le moment de la
disparition de la vendeta et le moment de l'apparition du comportement bâtisseur, il y a
approximativement 40 ans. Le deuxième axe est contextuel et fait référence à la sortie des
Oseni en Occident. Le troisième est l'importation de la culture matérielle au Pays d'Oas. Il
faut préciser que ceux qui font le lien explicite entre la maison et la vendeta à l'intérieur de
l'institution du mariage appartiennent à l'intelligentsia locale : les enseignants, les prêtres,
les médecins. Quant aux gens ordinaires, les deux comportements, bâtisseur et vendeta,
sont mentionnés ensemble, sans lien explicatif évident. Leur coexistence est plus
temporelle car le premier vise le présent tandis que la vendeta appartient au passé.
Toutefois, les deux s'unissent lorsqu'il s'agit du mariage et des mécanismes qui dynamisent
les alliances matrimoniales :
Cet orgueil est très important ici, entre eux. Ce qui est étonnant est qu 'ils ont renoncé aux
crimes... Le dernier crime s'est produit, ici à Bixad, il y a treize ans approximativement. C'est
le dernier crime que moi je connais... Depuis, il n 'y a pas eu un crime avec préméditation. Un
homme a été tué, enlevé de sa maison pendant la nuit, s'est fait couper les jambes et a été
abandonné au milieu du chemin. Ils lui ont enlevé ses yeux, l'homme est décédé le lendemain.
En tout cas, ceux qui ont fait le crime ont été emprisonnés. C 'était une « vendeta » qui allait de
423
« neam » en « neam ». Maintenant, ils ont renoncé. Une chose est ici très intéressante. Moi j ' a i
vu et j ' a i été étonné. Lorsque je suis arrivé ici (au Pays d'Oas), en 1976, ils frappaient au
couteau à droite et à gauche. Peu à peu, ils ont commencé à envelopper la lame du couteau
dans un mouchoir109. Uniquement la pointe du couteau restait non couverte afin de ne pas
donner de coups mortels. Depuis une trentaine d'années il n'y a plus de crimes. Ils se sont
civilisés parce que c 'est l'Occident qui les a civilisés. Maintenant, ils sont des gens « la locul
lor » (à leur place)... Cette explosion sur le plan matériel, au niveau de la civilisation, a raffiné
un peu leur âme et leur comportement (Prof. Serbanescu, 55 ans, Bixad, 2002).
Tandis que certains éléments matériels et symboliques du code d'honneur ont disparu,
d'autres acquièrent des significations et des usages différents. Toujours à sa place, au centre
de Certeze, la Ciuperca traditionnelle est bien soignée, réaménagée, plus somptueuse que
son ancienne version. Cependant elle n'abrite plus le dant traditionnel qui, remplacé par la
discothèque, s'organise chaque samedi soir au bar du village, situé non loin, sur la rue
principale. Privée de sa fonction principale de lieu de défilé et de confrontation physique et
symbolique prénuptiales, la Ciuperca est devenue Tarrière-plan préféré des couples de
mariés qui, après le mariage à la mairie, y viennent pour se faire photographier. Elle est le
lieu de «mise en mémoire» (Nora 1984) de la moitié traditionnelle du cérémoniel
matrimonial car, après, le cortège des voitures étrangères se rend vers la maison où tout le
monde, les mariés compris, changent les vêtements traditionnels pour les modernes avant
d'aller à l'église.
La préservation de la Ciuperca est liée à une nouvelle pratique d'affirmation d'une identité
et d'une appartenance, cette fois régionale, celle de l'Osan. À part les noces, la Ciuperca
est intégrée dans le tourisme folklorique destiné à signaler, par sa présence centrale et
également par sa structure en bois richement orné, une autre image de la région,
difficilement identifiable dans les bâtiments privés voisins qui rappellent plus le présent et
une identité plus englobante, moderne et européenne.
424
reconnue par la communauté entière, et ayant représenté la clé du fonctionnement de
l'institution du mariage, a-t-elle pu disparaître tout d'un coup ?
La sortie en masse de leur région permet aux Oseni de se conformer à des règles de
l'honneur différentes de celles de leur région d'origine. Travailler en équipe, avoir un
programme à respecter et un supérieur ou un responsable à écouter diminue le pouvoir de
décision et d'action individuelle et familiale. À cela s'ajoute une canalisation de la tension
(Huizinga 1988) issue de la confrontation physique vers d'autres formes de concurrence. La
confrontation par le travail devient aussi valorisante, d'autant plus qu'il s'agit d'un travail
physique, rude, difficile (donc masculin) qui, en plus, n'est pas fait par n'importe qui, mais
par les Oseni uniquement : fouiller des canaux, peindre des poteaux d'électricité, couper et
nettoyer la terre de racines, travailler dans le domaine de la construction. Cela s'amplifie
avec le départ à l'étranger où les hommes continuent à faire des travaux ardus sur des
chantiers de construction ce qui déclenche souvent des situations de concurrence et de
tension. Le labeur acharné devient ainsi le principal cadre de réglementation et
d'acquisition du prestige, du pouvoir et de l'honneur masculin.
425
l'habitat nouveau, seul capable de réduire à néant la souffrance du paysan d'origine
bourgeoise. À l'intérieur de ce discours s'opère une réévaluation de la signification de la
maison paysanne dans sa version socialiste. Elle devient la matérialisation de la réussite du
paysan, de son enrichissement économique et symbolique. La nouvelle maison paysanne
est investie d'un double capital, économique et symbolique (Bourdieu 1984) capable de
signaler l'acquisition d'une identité nouvelle par son habitant, une identité valorisante et
honorable410. Ce discours idéologique des années 1970 - 1980 qui domine la presse
régionale du Pays d'Oas présente les maisons des delegati de Certeze comme les premiers
exemples à donner de la réussite du système tandis que la vendeta génère un registre
discursif opposé, dévalorisant. Elle est évoquée par les médias afin de condamner
l'agressivité, l'intolérance, les meurtres. Ce comportement conduit à l'émergence et à la
propagation d'une image régionale sauvage, dangereuse, arriérée. Tous ces éléments à la
fois externes et internes au milieu provoquent une mutation structurelle et fonctionnelle du
code de l'honneur ancien articulé autour de la vendeta :
Maintenant, ils n'ont plus de temps... Ils n'ont plus de temps pour de telles choses. Il ne reste
plus de temps pour faire des vendettas. Vous voyez, ils courent maintenant après l'or et
l'argent... (Prêtre Bobita, Moiseni, 2002).
La maison absorbe toutes les énergies individuelles car, image de son propriétaire ou de sa
famille, c'est à elle de communiquer et de témoigner de l'honorabilité des jeunes proches
de Tâge du mariage sur la scène communautaire. C'est encore elle qui témoigne de
l'assiduité au travail des parents qui la font construire ou de l'assiduité au travail accompli
ailleurs par ses propriétaires. Cette maison se trouve ainsi au centre des enjeux sociaux et
symboliques destinés à assurer à l'individu une place honorable à l'intérieur de la
communauté locale. 11 ne s'agit donc pas du remplacement d'un comportement identitaire,
mais d'une adaptation et d'une transformation (Hobsbawm 2006) de la forme et du
comportement traditionnel du code de l'honneur.
4,0
Voir les numéros de la revue Cronica satmareana (les années 1970-1980).
426
famille. La maison représente le moyen le plus important (Miller 2001) pour susciter
l'admiration et la reconnaissance des autres. À travers la pierre et la grandeur de sa maison,
le propriétaire peut dominer et humilier l'autre ou, au contraire, il peut perdre et être
devancé par l'autre.
La descente d'une jeune fille de 12 ans d'une voiture moderne appartenant à son cousin,
son apparence coquette, habillée d'un pantalon moulant rose, avec un gilet court à la
Britney Spears et un petit sac à main déclenche une discussion « entre les femmes » :
Moi : Jolie fille !
Mère : Qu 'elle soit riche car si elle a de fortune rien ne compte plus. 11 y a une ambition en
toute chose, en maison, en voitures, en tout. C 'est à la fois une ambition personnelle et pour les
enfants. Nous étions très mécontents à cause du fait que notre maison n'était pas rénovée. Les
garçons viennent et j e vous ai dit, ils viennent avec les caméras vidéo. Ils filment chaque
maison. Et lorsqu 'ils écoutent les cassettes, ils voient. Et les filles veulent être « nealcoçe »,
avoir pour montrer. Il faut venir à Noël. Les garçons habillés de leurs costumes traditionnels
viennent dans les maisons où il y a des filles à marier (Floarea, 30 ans, Certeze, 2005).
Le salon de type occidental devient ainsi, comme nous l'avons déjà montré dans les
chapitres sur l'intérieur de la maison, le nouvel lieu de déploiement des cérémoniels et des
pratiques prénuptiaux anciens. Il est préparé pour conquérir, pour séduire, pour envoûter.
Les couleurs, les lumières, les matériaux flamboyants constituent une culture matérielle
provocante qui fait appel aux sensations tactiles. Tout est disposé pour éveiller le désir et,
427
finalement, pour « consommer » le spectateur. Ce pouvoir « gastronomique »
(Schopenhauer cité par Eco 2007 : 404) du lieu et des objets domestiques ne laisse pas de
place à la contemplation, l'apanage par excellence de l'objet d'art. Cette destination de
consommation de l'autre et de séduction est amplifiée par le jeu de dissimulation
(Baudrillard 1988). L'apparence étincelante des lieux de réception expose et à la fois cache
d'autres lieux, vides et honteux. Tour comme dans le cas du consommateur du midcult
(culture moyenne), celui qui regarde la maison du Pays d'Oas « est victime du mensonge -
et il n'y a pas d'importance s'il en est conscient ou non » (Eco 2007 : 404).
Or, l'obtention du statut de personne mariée honorablement ne suffit pas car une fois
acquis, il doit être préservé et même amplifié. À l'intérieur de la logique de la vendette, un
acte appelle une réponse. Le meurtre par couteau force et requiert la réaction inverse, la
428
seule condition de la préservation de l'honneur. En passant au champ du comportement
bâtisseur, une fois la maison élevée, les chances de faire un bon mariage ne sont pas
complètement réglées car à tout moment, le propriétaire ou la famille bâtisseuse peuvent
être « devancés » donc « humiliés » par quelqu'un d'autre qui a construit plus grand, plus
beau. À travers un processus de domestication du comportement justicier, « sauvage » de la
vendeta, découle donc un autre comportement exprimé par la nécessité de toujours bricoler
sa maison afin de pouvoir se maintenir dans la course. Ce travail de l'espace est en fait un
travail de soi qui concentre et « domestique » toutes les énergies identitaires liées à
l'orgueil, la fierté, l'honorabilité, la crédibilité, au pouvoir et au respect. Sans avoir disparu,
le code de l'honneur est, à Certeze et au Pays d'Oas, plus fort que jamais. Aujourd'hui il
s'exprime dans la pierre, dans les matériaux, dans les étages et la grandeur de la maison :
Ils sont devenus plus tolérants entre eux. Il n 'existe plus cet esprit de vendetta dont vous avez
peut-être déjà entendu parler et qui a disparu depuis quelques années. Leur « mândria »
(fierté) se manifeste encore dans tout ce qu 'ils font. Ce qui reste de cette « mândria » disons
exacerbée, mais uniquement au plan de la vengeance, ce sont les constructions que maintenant
les Oseni font élever. Il n'y a plus de crimes depuis des années au Pays d'Oas, depuis 20, 30
ans. A cause de la fierté. Ils sont très sensibles. Maintenant, ils ont perdu de cette sensibilité, ils
sont devenus plus tolérants, plus équilibrés (Catalin, 28 ans, Certeze, 2004).
Contrairement à la relation entre les parents et les enfants qui tient d'une intégration
autoritaire et positive, les sœurs et les frères développent une relation égalitaire de
concurrence et de compétition (Bourdieu 2000 : 175) afin de mieux s'imposer à l'échelle du
groupe. Floarea habite à côté de sa sœur, Marica. Cette dernière vient de faire des
modifications à l'intérieur et à l'extérieur de sa maison. Malgré une volonté déclarée de ne
plus la modifier, Floarea ne peut pas s'empêcher de mettre en comparaison sa maison, plus
petite que celle de sa sœur, situation récente car initialement, la sienne était plus grande.
Malgré le fait que les parents des deux sœurs soient toujours vivants la relation de
concurrence est engendrée par leur statut de femmes mariées qui ne dépendent plus d'une
autorité commune, le père, mais différente, celle des maris. Malgré l'entraide entre les deux
sœurs liée aux stratégies internes de la production économique, la relation symbolique se
définit essentiellement sur la scène communautaire par l'image de leurs maisons. Par
rapport au village, leur honorabilité est mise au défi. Afin de le relever, chacune doit
429
dépasser l'autre. Or, dans la logique du code de l'honneur, construire plus grand représente
pour l'autre un défi, voire une provocation qui demande une réponse qui se matérialise à
son tour par la décision de construire encore plus grand. La récupération de l'honneur, voire
la défaite du provocateur, n'est qu'un autre défi, lancé à celle qui a initié la première
provocation. Ainsi, la maison devient « la joute de l'honneur » entre les sœurs ou les frères
sur la scène communautaire.
La relation entre le frère et la sœur entre dans le même registre sauf que, cette fois, il ne
s'agit plus du même type d'honorabilité, féminine ou masculine. Cette relation implique les
enjeux sexuels de l'honorabilité. Être devancé par la maison de sa sœur est vu comme un
affront à l'adresse de la fierté masculine et à l'honorabilité du frère qui n'arrive pas à être à
la hauteur d'une femme, soit-elle sa sœur. Avoir plus grand que le frère met à l'épreuve
l'honorabilité masculine et sa crédibilité devant la communauté entière. Le frère devancé
par sa sœur risque d'être ridiculisé. Un jeune de Certeze (21 ans) qui a travaillé en Occident
dès Tâge de 18 ans (il a travaillé en France et travaille présentement en Italie, en
défrichement et dans l'industrie de l'exploitation du bois) a fait construire chez lui une
maison à deux étages. Malgré la possession d'une maison, il vient de commencer à refaire
et à agrandir les annexes qui prennent la forme d'un deuxième bâtiment, encore plus grand
que le principal. À l'intérieur de la maison, seul le rez-de-chaussée est fini. Il vient de se
marier. Sa sœur habite non loin au village et elle est plus âgée que lui. Elle possède une
maison et des annexes qui ressemblent à celles de son frère. D'ailleurs, lors de la
construction des bâtiments, le frère a eu comme modèle la maison de sa sœur. Lorsque nous
avons demandé pourquoi il a agrandi les annexes, il a répondu :
Tout le monde a une maison. Ne voyez-vous pas que tout le monde en a une ? Comment me
faire devancer par ma sœur qui a construit une maison et des annexes et moi, un mâle, je ne
serais pas capable de faire construire aussi ? (« Cum sa ma las eu la sora-me, care si-ofacut
casa si anexa mare si eu, barbât, io nu-mi pot face ? ») (Certeze, 2005).
430
les relations entre les frères de même qu'entre les sœurs. Tout comme les liens parentaux
restent encore forts, la réussite de chaque enfant se calcule et s'évalue à l'intérieur de la
famille par l'image et la grandeur de la maison et les activités de reconstruction et
d'ajustement permanent de celle-ci en fonction de ce que le frère ou la sœur ont fait.
À l'intérieur du mariage et même des rapports entre les frères et les sœurs, nous avons mis
plus en évidence l'honneur masculin à l'intérieur duquel les femmes représentent des
« opérateurs de pouvoir », c'est-à-dire des moyens de créer avec les autres des rapports de
domination (Lévi-Strauss 2004). Dans le présent sous-chapitre, nous allons insister sur le
rôle de la femme, sur la signification de l'honorabilité féminine par rapport à la maison et
sur la dynamique des rôles à l'intérieur du ménage. Nous envisagerons deux situations : les
familles où la femme reste à la maison et celles où elle travaille à l'étranger, à côté du mari
ou toute seule.
1
Le concept de mana, connu dans la littérature anthropologique mondiale grâce à Mauss et Hubert (1923-
1924) existe dans le milieu rural roumain aussi. Mana représente une force donnée, d'origine surnaturelle qui
consiste en un ensemble des valeurs assimilées (Pavelescu 1998 : 192) à l'intérieur du fonctionnement de la
gospodaria, de la vie de chaque membre de la famille, du bétail et des champs. Ces valeurs sont la prospérité,
la santé, la beauté. Cette force immatérielle ayant le pouvoir d'agir au plan matériel peut être manipulée,
volée, captée, préservée par des pratiques magiques.
412
L'étude de la bergerie met en évidence un ensemble de pratiques et des tabous spatiaux féminins. La
femme qui dans des moments précis n'a pas le droit d'entrer ou d'aller à la bergerie, ou d'avoir des relations
sexuelles avec son mari (Butura 1989).
431
animaux. L'été, l'homme dort même au grenier, ce qui limite sa présence dans la maison.
Ainsi, la maison est en fait un « gynécée » (Segalen 1984 : 124) tombé complètement sous
le pouvoir de la femme.
Au Pays d'Oas, l'absence prolongée des hommes partis au travail de même que la sortie
des femmes sur le marché du travail occidental déclenche une reconfiguration de cette
image duale, de structuration de l'espace et des tâches domestiques en fonction de
l'opposition masculin/féminin, public/privé. Restées seules à la maison, les femmes se
chargent de toutes les tâches de la gospodaria : faucher le foin pour les animaux, aller aux
champs, se charger de la surveillance et de la construction de la maison ou de celles des
enfants, négocier avec les maîtres travailleurs et aller à la ville pour acheter les matériaux
de construction. Il est vrai que, dans l'esprit de l'entraide générationnelle, l'épouse est aidée
par son beau-père qui, malgré Tâge, participe aux travaux qui reviennent aux hommes. La
Dans son livre, Mari et femme dans la société paysanne, Martine Segalen déconstruit le discours
folklorique normatif sur la ségrégation sexuelle de l'espace domestique rural, en démontrant que dans la
pratique, le jeu de rôle n'est pas strictement tranché (1984 : 179, 180). La déconstruction de ce discours
normatif présent aussi chez les folkloristes et les ethnologues roumains, bien que nécessaire, ne fait pas l'objet
de notre analyse car, dans le cas du Pays d'Oas, il est tout simplement mis en question par la mobilité du
travail.
432
femme en réalisant des travaux habituellement masculins devient ainsi de plus en plus
visible sur la scène publique. Par exemple, elle s'approprie des savoir-faire qui, jusqu'alors
étaient qualifiés de masculins et de modernes414 comme la conduite de l'attelage des
chevaux et plus récemment, de la voiture. À Certeze, les femmes quadragénaires ou plus
conduisent leur voiture, indispensable pour l'accomplissement des tâches à l'intérieur et à
l'extérieur du village. L'absence de l'homme a donc deux conséquences sur le
fonctionnement du ménage. D'une part la division sexuelle de l'espace est ébranlée car la
femme gère l'ensemble du travail, soit-il public ou privé, de la gospodaria.
VS.
HOMME FEMME FEMME
INTERIEUR et EXTERIEUR
PUBLIC PRIVE
PUBLIC et PRPVE
414
Cela vient en contradiction avec l'association normative entre la femme et la tradition, entre l'homme et la
modernité.
433
son propre goût. Le goût se définit par le détachement de la logique d'aménagement
effectué par les beaux-parents ou par son mari et par la prise de possession et de contrôle du
lieu. Cette prise du lieu se fait à son tour en fonction de la mode du village, des nouvelles
exigences et de nouveaux critères féminins de définition de la beauté et de la modernité de
l'intérieur domestique :
Ma cousine habite la maison construite par son époux (parti en Europe). Initialement, la
maison avait plusieurs pièces, plusieurs chambres. Mais, c 'est la mode des salons. Et qu 'est-ce
qu'elle a fait ? Elle a « spart » (a détruit) tout. Tout. Et elle a réorganisé l'espace en fonction
du salon. Son père disait à un moment donné : « Fille, t'es folle... Attends que ton époux vienne
à la maison et tu verras ce qu 'il va faire avec toi... Après qu 'il a mis tant d'argent et il a élevé
la maison, tu viens et détruis tout ! » Mais elle s'en fiche... Elle a continué, a changé les
meubles. D'autres détruisent le toit et mettent une mansarde... C'est une mode... (Ion Ciorba,
29 ans, Certeze, 2004).
Les exigences locales et féminines passent par-dessus le pouvoir décisionnel des hommes.
La réaction du père dans l'exemple que nous venons d'évoquer ne vise pas la contestation
d'un comportement parce qu'il ne fait pas partie des tâches des femmes telles que
réglementées par la communauté. Sa réaction vise l'ampleur de l'intervention de sa fille qui
risque d'être accusée de gaspillage, ce qui vient en contradiction avec la définition de
l'honorabilité féminine dont la pondération est un des traits importants. Son geste semble
aussi mettre en doute les gestes de son mari qui, par la construction de sa maison, a acquis
une honorabilité et une autorité devant tout le monde. Défaire la maison risque, selon la
réaction du père, de défaire l'honorabilité de son mari, ce qui est très grave.
L'invisibilité du rôle actif de la femme est due plus à la dominance du discours normatif sur les relations
de pouvoir à l'intérieur du ménage paysan, discours qui passe par la voix des folkloristes et des ethnologues
(Segalen 1984 : 174). Dans la pratique, le mari dépendait de sa femme pour obtenir l'argent nécessaire pour
aller à crâsma ou pour acheter son tabac. La femme pouvait ridiculiser son mari aux yeux de la communauté
villageoise, surtout s'il avait l'habitude de consommer beaucoup de palinca, l'eau de vie de la région.
434
ou d'amitiés féminines qui font circuler de bouche à l'oreille les informations d'un ménage
à l'autre sur les meubles, sur la peinture, sur l'organisation de l'espace domestique, sur
l'extérieur de la maison, toit, fenêtres et portes, couleurs et astuces esthétiques. Le
bavardage est la manière traditionnelle de faire circuler l'information. La compagnie
presque permanente de mon hôtesse m'a introduite au réseau de bouche à oreille car chaque
rencontre « au féminin », occasionnelle ou établie par ma présence, représentait une
occasion de mise à jour des dernières nouvelles et la maison était au centre des débats. Les
conversations tournent autour de l'aménagement intérieur ou extérieur de la maison, et
aussi de toute la logistique entourant le processus de construction et de rénovation (les
matériaux les meilleurs et les pires, leurs prix, leur localisation, etc.). L'intérieur et
l'extérieur de la nouvelle maison de Certeze est donc le miroir de cette intimité culturelle
(Herzfeld 2007) féminine car les femmes se rencontrent, parlent et évaluent la réussite de
tout le monde et surtout de leurs semblables.
435
réputée est le rose. Elles changent chaque année en fonction de nouvelles modes, de
nouveaux matériaux apportés par les hommes ou découverts par les femmes elles-mêmes
dans les revues spécialisées ou à la télévision. L'effort de la femme dans la course est
continuel, car chacune doit vite intégrer les nouveaux éléments dans la maison. Mettre à
jour la maison représente la source du prestige et de la réussite personnelle et familiale. La
femme reste donc garante de l'honorabilité de sa famille devant la communauté car « la
maison est à l'image de la femme » (Proverbe roumain).
A cela se rajoute une autre responsabilité qui s'est toujours trouvée dans les mains de la
femme : celle d'assurer la reproduction de la gospodaria, autrement dit de préparer
socialement et matériellement les mariages des enfants416. En plus de tisser les liens
capables de favoriser des alliances honorables, les mères agissent aussi sur l'environnement
de la maison, en travaillant et en veillant sur la dot des enfants, à la différence que le tissage
des textiles et des vêtements est remplacé par « le tissage de la maison ». Ainsi, la maison à
l'occidentale est domestiquée à l'intérieur d'un réseau de sociabilité féminine qui
fonctionne encore sur des critères traditionnels.
Le pouvoir de la femme est aussi fondé par son rôle de « détentrice des cordons de la
bourse» (Segalen 1984:130). Elle est l'administratrice du budget familial de la
gospodaria tandis que l'homme ne fait que confier à son épouse l'argent gagné ailleurs.
Rien de nouveau. Sauf que le budget est plus substantiel que celui d'autrefois et
l'indépendance de la femme beaucoup plus importante. La décision d'agrandir la cuisine et
de lui rendre l'apparence de celle des téléséries sud-américaines ou d'abattre des murs afin
de donner plus de place au salon témoignent du fait que, durant l'absence du mari, le
chapeau masculin de la maison est porté essentiellement par les femmes.
Tout comme le soulignait Bourdieu dans l'analyse des usages de l'espace kabyle (Bourdieu
1984), dans la nouvelle maison du Pays d'Oas, les frontières deviennent floues par l'action
féminine, autant dans la cuisine qu'au salon, autant dans la salle de bain que dans les
4,6
Notons que la reproduction de la gospodaria a toujours été associée aux hommes et au chef de la famille
car c'est ce dernier qui représente la famille sur la scène communautaire. Dans la pratique, c'est l'inverse, car
le principal agent du mariage est la femme, les hommes restant en dehors des « affaires féminines ».
436
chambres à coucher, autant à l'intérieur qu'à l'extérieur, autant dans la structure que dans le
design. La relation maison - femme semble dominer aussi par la généralisation de l'usage
cérémoniel et de réception de l'espace car chaque coin de la nouvelle maison fait l'objet de
parade et d'affirmation d'une nouvelle honorabilité féminine, définie localement comme
« moderne » et « occidentale ». La division sexuelle du travail, qui traditionnellement se
fondait sur le même principe de division que l'organisation de l'espace, n'est plus valable
au Pays d'Oas. Tandis que la nouvelle maison représente l'espace d'exposition de
l'honorabilité masculine et féminine sur la scène communautaire, l'espace humble et caché
de la cuisine d'été sert d'espace de déroulement des activités quotidiennes féminines mais
aussi de lieu de réunion et de réception dans l'intimité de la famille, des parents proches ou
des amis.
Le rôle actif de la femme dans le processus de transformation de la maison n'est pas visible
de l'extérieur. Il est dissimulé à l'intérieur d'un discours masculin qui tire ses racines du
discours normatif qui associe l'homme à l'action et la femme à la passivité. Il est dissimulé
aussi par un discours généralisant, toujours au masculin. Mais lorsqu'on plonge dans la
pratique, le discours se féminise et là émerge le «je», le principal agent de la
transformation de la maison :
J ' a i rénové ma maison il y a deux ans. Je ne l'aime pas du tout car selon moi, j e dois rénover
encore une fois. Nous ne sommes jamais contents. L 'Osan n 'est jamais content ! Jamais ! Il
change tout le temps, il ne s'arrête jamais (Floare, 30 ans, Certeze, 2005).
437
Le rôle actif de la femme dans la transformation de la maison est également dissimulé par
un autre discours normatif : celui qui associe l'homme à la modernité et la femme à la
tradition. Or, l'expression la plus visible de la tradition au Pays d'Oas est le costume
traditionnel. Ce discours est lié à la séparation normative des tâches privées (le tissage des
vêtements), essentiellement féminines, des tâches publiques (la construction de la maison),
essentiellement masculines. La discussion entre Maria, mon hôtesse et sa cousine, Marica,
est révélatrice :
Maria (35 ans) : Chez nous, les femmes sont très « mândre » (ïïères + belles). Si j e vais à un
mariage et que j e n 'ai pas un costume traditionnel tout le monde rit : « Regarde-là ! Elle n 'est
pas capable d'avoir une « sumna » (veste) !
Marica (30 ans) : C 'est l'ambition, exactement comme pour les maisons ! L'ambition entre les
femmes ! L'homme ne dit jamais : « Vas-y, fais une « sumna » car j ' e n ai vu une plus belle que
la tienne, ou une maison plus belle que la tienne... » L'homme ne dit rien ! C'est la femme qui
voit tout. C'est la femme qui voit : « X a fait et moi, j e ne le ferais pas ? » C'est une ambition,
dans la maison, dans le costume, dans tout (Certeze, 2005).
À la catégorie des femmes restées au village se rajoute de plus en plus une autre catégorie,
celle des femmes qui choisissent de partir et de travailler à l'Ouest. Il s'agit de jeunes
femmes, et même dans la quarantaine ou plus âgées. La grande majorité travaille comme
femmes de ménage. Au début des années 1990, l'occupation principale était la vente des
journaux de rue à Paris (Diminescu, Lagrave 2001), mais après la disparition des journaux
de rue, elles se sont orientées essentiellement vers les travaux domestiques et le baby-
sitting. Le travail dans les ménages des familles occidentales permet le contact direct avec
d'autres modèles d'habitation et d'aménagement. De plus, leur rapport avec le travail
change et, implicitement, il se produit une évaluation du statut de la femme à l'intérieur de
la famille. L'accès au salariat produit une visibilité nouvelle du travail, plus précisément du
travail domestique. Il faut rappeler qu'au village, la majorité des femmes n'a pas de travail
rémunéré et que les tâches domestiques font partie du devoir de la femme envers sa
famille417.
La particularité de cette catégorie par rapport aux femmes qui ne sortent jamais de leur
village est l'apparition d'une dévalorisation du style de vie et du statut local de la femme
associée à une intégration plus marquée des pratiques domestiques et des usages de
Le déplacement du statut de la femme est souligné aussi par les études sur la double résidentatialité des
immigrants portugais (Leite 1999 : 295- 312).
438
l'espace vus ailleurs. Depuis cinq ans, la tante de mon hôtesse travaille en Italie comme
femme de ménage. Avec un accent italien, elle insiste sur le contraste entre le statut de la
femme au Pays d'Oas et ailleurs :
Moi j'aime travailler là-bas. Tu fais ton travail et ensuite tu pars, tu fais ce que tu veux : se
promener ou tout simplement te reposer. Tandis qu 'ici, une femme ne finit jamais son boulot
(La tante de Marie, mon hôtesse, Negresti-Oas, 2005).
Elle utilise la cuisine moderne en tout temps, elle utilise la chambre à coucher. La cuisine
d'été est gardée pour les travaux « sales » tel cuisiner pour le bétail de la maison. Le vécu et
l'expérience du travail en Occident ont comme effet une prise de conscience de la charge
sociale et économique qu'elle doit porter à l'intérieur de la société locale. Malgré le fait
qu'elle ne sorte pas de la sphère privée, le travail qu'elle accomplit est bien plus facile
ailleurs que chez elle. Le contraste est encore plus fort si on rappelle le doublement des
responsabilités de la femme par l'apparition du comportement bâtisseur et par l'absence
prolongée de l'époux. Loin de la gospodaria, de son mari et de ses enfants, la femme se
libère de la moitié de ses tâches quotidiennes.
Toutefois, dans la majorité des cas, cette prise de conscience de la différence ne dépasse
pas le discours ou les gestes esthétiques tel l'embellissement de la maison avec des porches
« comme à Paris ». Dès son retour au village, la femme reprend ses tâches quotidiennes et
le contrôle de ses responsabilités familiales tels que convenus par la famille et par la
communauté. Le contraste entre le discours et la pratique est déclenché par les liens très
forts avec la famille. Premièrement, le statut de mère la pousse à agir conformément aux
réglementations locales informelles de l'institution du mariage qui « exige » de construire
une maison aux enfants avec tout le processus social de mise au courant des alliances
possibles, etc. Deuxièmement, le rôle d'épouse exige de prendre soin de son époux qui ne
s'implique pas dans ce qui revient « naturellement » à la femme : préparer le repas, laver
des vêtements, etc. Troisièmement, elle ne peut pas se soustraire au code traditionnel local
de l'honneur féminin en fonction duquel la femme est évaluée, donc intégrée ou exclue du
réseau de sociabilité féminin. Bien qu'elle ait vu autre chose ailleurs, la femme ne peut pas
risquer la ridiculisation car cela n'affecte pas seulement son honorabilité, mais celle de la
famille entière avec des répercussions sur le parcours social futur de ses enfants.
439
Le comportement centré par le concept de gospodina représente le noyau du code
traditionnel de l'honorabilité féminine. Être ou ne pas être une bonne gospodina peut
affecter l'image de la femme devant la communauté et cela, malgré le pouvoir représentatif
de la maison occidentale. De toutes les femmes de la région, celles de Certeze sont
qualifiées de plus mândre (fières) dans le sens négatif du terme, celui de parade liée à la
façade. L'apparence de leur maison et leur richesse semblent être dévalorisées par un
comportement déshonorable défini par la paresse, le manque d'habilité à cuisiner et à
maintenir la propreté de la maison. Dans la sphère publique, la femme de Certeze est
accusée de manque de volonté et d'habileté dans l'organisation des cérémoniels de
mariage. À cela s'ajoute un comportement ostentatoire dans les vêtements, traditionnels ou
modernes, qui humilie les femmes des autres villages, ce qui déclenche d'ailleurs les
jugements.
440
chers que leurs voisines. Cependant, le code traditionnel d'honorabilité féminine centré par
le comportement de gospodina reste encore fort à l'intérieur de Certeze, puisqu'il est
encore l'un des critères d'évaluation des femmes, tout comme à Huta-Certeze.
La nouvelle maison n'est donc pas uniquement l'expression de la présence masculine sur la
scène communautaire et de la volonté de communiquer une identité nouvelle à l'intérieur
de la communauté. Elle est aussi l'expression de la présence féminine. Le comportement de
la femme par rapport à l'espace peut renforcer ou au contraire, détruire la réputation de la
famille, avec des conséquences sur la scène communautaire. Dans sa maison, la femme
encode sa réussite et les marqueurs ne sont pas reconnus qu'à l'intérieur des réseaux de
sociaux locaux. Non seulement préoccupée de sa propre image immédiate ou présente, la
femme est aussi mère, statut social qui fait d'elle le garant de la réussite future de ses
enfants liée aux alliances matrimoniales. Le rapport à l'espace prend son sens uniquement à
l'intérieur de la superposition des deux dimensions de l'honneur féminine qui n'est pas
individuelle, mais essentiellement familiale et communautaire, ce qui explique davantage
pourquoi la maison à l'occidentale encode plus l'honneur féminin que les rapports avec le
sexe opposé. Ainsi, avant le mariage, la maison représente l'objet de l'honneur masculin,
tandis qu'après, elle est travaillée en fonction de l'honorabilité de la femme.
Conclusion
La construction et la transformation de la maison représentent le principal lieu de compétition
structuré encore par des lois anciennes axées sur la logique de l'action qui incite à la réponse,
lois qui continuent à réglementer à la fois l'institution du mariage et de l'honneur. Une seule
différence existe : la maison et le comportement de reconstruction permanente en tant que
matérialisation de l'honneur ne représentent plus un but en soi (Malinowski 1934; Leach
1954). Au contraire, le devoir traditionnel de posséder une maison afin de permettre aux jeunes
l'admission dans la société des adultes se transforme chez les Certezeni en « l'urgence d'être le
premier» (the urge to be first) (Huizinga 1949 : 105) ce qui déclenche la compétition entre les
individus, hommes et femmes, entre les familles, entre les neamuri (« les lignées ») qui doivent
bien se présenter devant la communauté entière :
Ils sont très attentifs dans quel « neam » ils entrent. Ils se marient maison avec maison,
« Mercedes » avec « Audi ». L'argent gagné suite au mariage, ils l'investissent dans la maison
441
et dans la voiture. Il s'agit d'une chose durable. Par exemple, la famille qui habite pas loin
d'ici, a eu une seule fille qui a été mariée récemment. Le garçon a lui aussi une maison et il a
une Mercedes. Maintenant, les deux sont mari et femme. Que font-ils avec autant d'espace ? Ils
ont rénové, ils ont fait des faux plafonds, dans une pièce ils ont une centaine d'ampoules à
l'halogène. Vous rendez-vous compte ? Pas besoin d'allumer le poêle car la pièce chauffe toute
seule, à cause des ampoules (Prof. Vasile Ardelean, 55 ans, Certeze, 2002).
Ici, les stratégies de reproduction matrimoniales occupent un lieu privilégié car, en reprenant les
mots de Bourdieu, elles « ne se distinguent en rien dans leur logique qui, visant à conserver ou à
augmenter le capital symbolique, obéissent à la dialectique de l'honneur, qu'elles aient pour enjeu
le rachat de la terre, le rachat de l'offense, viol ou violence (meurtre) » (2000 : 214).
Cette compétition continue donc bien au-delà du mariage. La possession d'une maison ou
de plusieurs oblige le nouveau couple à préserver et à amplifier le statut acquis grâce à
l'effort individuel ou grâce à l'effort des parents. À cela se rajoute l'augmentation du rôle
de la femme qui, dans la pratique, est le principal agent de la transformation de la maison.
Dissimulée à l'intérieur du discours normatif masculin, la femme agit sur la maison en
fonction d'un double code de l'honorabilité féminine : ancien, centré par le comportement
de gospodina ; neuf, centré par le comportement (re)travail de la nouvelle maison.
Par le biais de la maison, la jeune famille est prise aussi dans la course pour la plus belle et
la plus grande maison. La transformation de la maison, son ajustement esthétique en
fonction des frères et des sœurs, en fonction du reste des femmes du village, a comme but
d'acquérir plus de prestige que l'autre et, implicitement, d'humilier l'autre. À l'intérieur du
passage de la vendeta à la lutte entre maisons s'opère un changement généralisé du rapport
entre l'individu et l'espace bâti. La reconstruction de la maison n'est plus uniquement un
devoir ou une condition de la fondation de la famille, une stratégie familiale d'assurer une
alliance honorable (Segalen 1984 : 30), elle devient une structure ludique à l'intérieur de
laquelle ce qui compte est la provocation de la confrontation, le seul marqueur
d'amplification du prestige et de l'honneur (Huizinga 1949). Ainsi, l'enjeu de l'honneur
centré par la possession d'une maison dépasse largement le fonctionnement de l'institution
du mariage et de la famille. En fait, il ne se définit pas en dehors de l'instance collective ou
des réseaux villageois de voisinage, d'amitié, ou simplement communautaires que nous
allons analyser dans le chapitre suivant.
442
6. L'HONNEUR, CAPITAL SOCIAL ET SYMBOLIQUE
RÉGULATEUR DE LA TRANSFORMATION
DE LA MAISON DE TYPE OCCIDENTAL
La construction de la maison anime d'autres types de réseaux de sociabilité plus larges tels
le voisinage et les relations d'amis ou tout simplement villageoises. En dépassant le cadre
institutionnel de la famille et du mariage, nous allons démontrer que la transformation
permanente de la maison n'est qu'un exercice de régularisation de la panoplie des relations
sociales communautaires. La « lutte pour la plus belle et plus grande maison » n'est pas du
tout chaotique, mais «disciplinée» à l'intérieur du code de l'honneur local qui tire ses
racines de la vendetta traditionnelle, actuellement disparue. L'intégration de la maison à
l'intérieur de Téthos de l'honneur est destinée à assurer d'une part la reproduction
économique et politique du groupe et d'autre part, sa reproduction symbolique (Bourdieu
2000:21).
Lors des conflits d'honneur, les individus mettaient en jeu mândria. Mélange de fierté et
d'orgueil, cette notion visait les hommes de même que les femmes. À la fois qualificative -
443
homme mândru (homme fier) et nom, mândrul meu (mon petit ami), elle avait aussi une
connotation esthétique, en renvoyant à l'idée de beauté, de stature impressionnante et,
implicitement, à un comportement de pouvoir et de protectionnisme associé à la virilité et à
la sexualité. Au-delà du comportement et de la conduite personnelle, la mândria avait aussi
une signification exogène. Elle s'exprimait dans les biens que quelqu'un possédait, les
terres, les bétails, la maison qu'il faisait construire, la famille qu'il fondait et surtout la
capacité d'administrer et de gérer ses responsabilités par rapport à tout ce capital
économique et social. En touchant d'une manière malhonnête c'était salir la mândria,
attenter à l'honneur de la personne et du groupe qu'elle représentait. Par exemple, voler et
entrer dans la maison sans permission de même qu'attenter à l'honorabilité de la femme
étaient les principaux déclencheurs des conflits par couteau . Intimement liées, femme et
maison constituaient d'ailleurs les points les plus vulnérables de la mândria masculine.
Mândria (« la fierté ») pouvait être acquise en respectant le code de l'honneur par une
conduite réglementée à l'intérieur du groupe et aussi par des biens matériels associés.
L'honorabilité se transmettait également. Appartenir au neam (« à la lignée ») honorable
était une source de mândria. L'héritage de l'honneur de génération en génération facilitait
et accélérait l'intégration dans le groupe et l'avancement à l'intérieur de celui-ci. Par
exemple, un individu qui appartenait à une famille respectée du village à cause d'un
comportement exemplaire associé à un capital matériel substantiel représenté
essentiellement par une ou plusieurs maisons de type occidental avait plus de chances de
faire une bonne alliance et d'être respecté. Au contraire, l'absence d'un tel héritage pouvait
freiner et même rendre très difficile la crédibilité de l'individu et l'acquisition de la
mândria. Cela restait néanmoins possible, l'individu devait déployer des efforts beaucoup
plus importants que pour quelqu'un qui a tout pour acquis.
418
En commentant l'étude de Bourdieu sur l'honneur kabyle, Lahouari Addi énumère les mêmes qualités que
celles que nous avons identifiées à l'intérieur de la définition ochéenne de l'honorabilité (2002 : 80).
444
aussi le principe central de classement ou de déclassement de l'individu à l'intérieur de la
communauté :
A cause de leur « mândria » exacerbée, il y avait des crimes ici, des « vendete ». Ils sont très
sensibles, mais aujourd'hui ils ont perdu de cette sensibilité et sont devenus plus tolérants entre
eux, plus équilibrés. Ce sentiment de « mândria » est l'aspect le plus sensible chez un Ochan,
vous savez... Il s'agit d'un sentiment de fierté, de pouvoir et à cause de ce sentiment, il n ' a
jamais été capable de se soumettre, d'être conciliant avec les autres (Prof. Zamfir Pop, Certeze,
2002)
Les échanges verbaux sont réglementés par le respect (« le respect »), ce qui veut dire la
reconnaissance de la valeur et du statut social de l'autre. Loin d'être un acte purement
artistique et de loisir, le danpul représentait une conduite sociale de réglementation des
relations sociales et symboliques à l'intérieur du groupe.
419
En roumain, dant signifie danse. Au Pays d'Oas, le dant représente une chanson unique accompagnée de la
danse. Selon Bouët et Lortat-Jacob, le rythme musical est structure par le rythme de la danse, marqué surtout
par les pieds (2002: 21).
445
L'égalité des deux parties était intrinsèque au processus de différenciation occasionné par
les confrontations ayant pour enjeu la mândria. Loin de déstabiliser la communauté, ces
réglementations justicières engendraient en fait la réglementation des rapports sociaux en
assurant l'équilibre du fonctionnement communautaire. Dans une société tel le Pays d'Oas,
périphérique par rapport aux instances étatiques et officielles de réglementation des litiges,
la vendetta représentait Tunique manière d'assurer le statut de chaque individu dans la
communauté, de gérer les relations de pouvoir et d'induire un ordre local entre les
villageois et les familles. Or, afin de pouvoir respecter l'autre, il faut partager avec lui le
même code de l'honneur qui indique ce qu'est un comportement respectable. Par exemple,
si un Osan était offensé par un étranger, il « se retenait ». Mais si celui qui lançait l'affront
était comme lui, c'est-à-dire du village, la vendeta était déclanchée. Les deux parties
impliquées en conflit devaient également partager un statut social semblable et cela, malgré
l'appartenance à la même communauté. En effet, la provocation d'une personne incapable
de riposter par les mêmes moyens avait eu comme conséquence le déshonneur de celui qui
avait lancé le défi. Ce principe égalisateur n'annulait pas la différence puisque le dessein de
la confrontation était d'établir qui était le plus fort et qui détenait le plus de pouvoir.
Le rapport hiérarchique était réglementé lui aussi car tout comportement d'exhibition
pouvait conduire à la désapprobation communautaire. La désapprobation venait lorsqu'il y
avait un gros écart entre les réalisations d'un individu et celles des autres. Cela mettait en
danger le fonctionnement du code de l'honneur et de la logique égalitaire entre le défi et la
riposte. Trop de mândria ne laissait plus de place à la réplique, à l'exercice de l'action et du
dépassement afin de transformer la riposte en défi. Il était également désapprouvé lorsque
les partenaires ne respectaient pas les règles du jeu, c'est-à-dire lorsqu'il y avait un écart
entre l'apparence (le comportement fier et orgueilleux) et l'essence (l'absence des supports
matériels et symboliques consubstantiels à la définition de la mândria). Ainsi, le code de
l'honneur permettait, d'une part, le contrôle de Yunderground de la société, aspect
caractéristique d'ailleurs aux petites communautés où tout le monde se connaît. D'autre
part, l'honneur assurait le maintient d'une certaine homogénéité sociale qui n'exclut pas la
différence (Bourdieu 2000). La concurrence était permise à condition qu'elle respecte les
limites imposées par la communauté. Sinon, l'individu était menacé de déshonneur et de
446
marginalisation sociale. L'héritage de l'honneur ou son acquisition par un comportement
exemplaire ne suffisait donc pas. La mândria devait être potencée, amplifiée. La competitia
(la compétition) ou commenta (« la concurrence »), qui est intimement liée à l'institution
de l'honneur, permettait la préservation et surtout l'amplification de la mândria.
6.2. « Je veux une maison pareille, mais plus haute et plus large ! » Lupta in câsi
(la joute en maisons) ou de la dialectique vicinale du défi et de la riposte
Ils se font la concurrence, qui en fera le plus. Il y a 27 ans, il y avait à Certeze de grandes et
belles maisons. Les maisons se démolissent afin d'en construire d'autres. Des maisons très
solides. 11 y a cette concurrence et il y a surtout cette « mândria » (cette fierté) que moi j e
comprends très bien... L'orgueil est extraordinairement grand ici. Ce qui est à admirer est
qu'ils ont renoncé aux crimes, Vasile Serbanescu, 55 ans, Bixad, 2002).
447
Ici, il y a une concurrence très forte entre les voisins. Ils veulent être à la mode. Supposons que
vous êtes mon voisin, vous habitez la maison juste en face de la mienne ou à côté. Vous avez
une maison normale, à quatre chambres comme la mienne. Mais moi, j e reviens de l'étranger
un mois plus tôt que vous. Je détruis (« sparg ») le plafond, j e détruis le toit et j e le fais en deux
pentes. Vous venez aussi à la maison et vous n 'aimez plus le toit de type « clop » (à quatre
pentes) et vous faites comme moi, à deux pentes. Moi, si reviens à la maison et j e vois ce que
vous aviez fait, j e rajoute une mansarde et éventuellement j e mets un autre type de matériau,
pas rouge comme vous, mais vert. Ah ! T'as fait la maison, moi j e refais la clôture. Mais j e fais
un autre style, plus haut. D'où la concurrence. Si le voisin a fait une maison à deux étages, moi
j ' e n fais trois. Si le voisin fait une mansarde, attends, j e vais le faire moi aussi. S'il l'a fait avec
coupole, j e fais autrement... (Nelu, 30 ans, Huta-Certeze, 2004).
Le quotidien est lui aussi marqué par les relations d'entraide entre les voisins. Les efforts se
rejoignent afin de prendre soin des enfants, d'échanger des produits pour la cuisine ou des
services ou pour la construction de la maison. Pour que cela fonctionne, les relations
d'échange et d'entraide doivent respecter la règle de l'égalité et d'un comportement
respectable.
Construire plus grand que le voisin représente le premier geste, visible, qui ébranle les
relations de sociabilité équitables inhérentes au bon fonctionnement de la société
traditionnelle. Les rapports ne sont plus pareils et, implicitement les relations de sociabilité
sont mises à l'épreuve. L'élévation d'une maison à l'occidental ou le rajout d'un étage
traduit la réussite économique du propriétaire et, implicitement, l'augmentation de la
mândria. À l'intérieur du comportement bâtisseur, les deux sont inséparables.
448
Mais l'augmentation de la mândria n'a aucun sens en dehors de la relation. Le classement
honorable par l'augmentation du capital économique a comme effet automatique le
déclassement de l'autre, le voisin. Devancé, ce dernier est humilié et avec lui, la famille
entière. Le déshonneur, traduit en son « incapacité » à construire une maison pareille à celle
du voisin, a un impact important sur ses relations avec la communauté plus élargie qui
partage le même code et elle peut compromettre les chances de faire un bon mariage ou
d'assurer de bonnes alliances pour les enfants :
Chez nous c 'est comme ça : si tu n 'a pas une maison tout le monde dit : « Regarde-le, il n 'est
pas capable de se faire construire une maison ! Regarde le voisin, que sa maison est grande et
belle ! » Tout le monde rit, se moque de lui ! (Certeze, 2005).
Une fois le défi lancé, l'individu déclassé augmente sa crédibilité. A l'intérieur de la lutte
de l'honneur, les armes doivent être les mêmes. Ainsi, la riposte se manifeste par la
construction d'une maison aussi grande et aussi belle que celle du voisin. Autrement dit, le
voisin « humilié » s'inspire souvent de ce que l'autre fait et il construit une réplique de sa
maison de son voisin. Cette imitation vise les plans généraux du bâtiment ainsi que les
matériaux utilisés. Cette logique imitative reste valable aussi dans les cas où le propriétaire
« humilié » part à l'étranger. Ce qui pèse plus lourdement dans le choix de l'apparence de
la maison n'est pas finalement une géographie globale et élargie, mais locale et de
proximité. D'où cette sensation première que toutes les maisons de Certeze se ressemblent.
449
Le but est la réplique et la récupération de l'honneur perdu. Plus loin, la riposte se
transforme à son tour en défi et celui qui avait lancé le premier le défi est déclassé, humilié.
Cette succession de défis et de ripostes porte le nom de concurentâ (« concurrence ») ou
competitie (« compétition ») et Télément mis en jeu est, tout comme dans le cas de la
vendetta ancienne, la mândria de l'individu.
Le code de l'honneur réglemente aussi les échanges économiques. Étant donné l'ampleur
du marché en matériaux de construction, plusieurs Certezeni ont leurs propres entreprises
qui font venir au village tout ce qu'il faut pour bâtir une maison de type occidental.
Cependant, le comportement lié à la situation d'échange semble se rattacher davantage à
l'économie de type potlachienne (Malinowski 1989) qu'à une économie du profit dans le
sens capitaliste420 :
Ici, on construit énormément et la construction est très bonne une source de revenus. Il y a une
chose très intéressante : on ne négocie jamais. Le propriétaire de l'entreprise vend disons du
fer béton. Si quelqu 'un vient et dit « un leu par kilogramme », c 'est comme ça. Ils ne regardent
pas...C'est la concurrence et cet orgueil extraordinaire (Habitant de Certeze, 47 ans, 2005).
Tout échange lié à la construction de la nouvelle maison reste encadré dans l'économie de
l'honneur. « La perte » économique trouve son sens dans le contexte de l'amplification du
prestige. Accepter de vendre moins cher a comme dessein la transmission du message de la
domination. L'absence de négociation permet le passage du message de la richesse et
également d'une faveur que le patron fait à l'acheteur. Les rapports de domination sont
alors établis et la mândria est amplifiée. Cela reste valable surtout lorsqu'il s'agit des
ententes entre hommes qui ont à peu près le même âge. Dans les situations où les acheteurs
sont des femmes ou des personnes âgées, celui qui vend accepte de négocier ou de céder
par des soucis de respect, lui aussi réglementé par le code de l'honneur.
Selon Weber, dans le capitalisme, la quantité des biens consommés n'est pas un indicateur de conduite de
la vie du consommateur. Le consommateur capitaliste s'organise dans le seul but de produire, et il accumule
et investit ses biens pour en produire de plus en plus, dans une logique de croissance et non pas dans un but de
consommation future ou de sécurité à long terme (Weber [1964] 1985). À l'opposé, dans l'économie de
potlach, les échanges, même importants, ne visent pas une accumulation de capital (ni parfois même la
consommation : il arrive que les biens soient détruits purement et simplement à l'issue de l'échange), mais une
démonstration symbolique de puissance statutaire (Malinowski 1989).
450
La logique de la concurrence qui a comme enjeu la mândria demande au moins deux
adversaires qui se confrontent. La concurrence dépasse donc la proximité sociale et spatiale
spécifique aux relations de voisinage. Les cercles s'élargissent en incorporant d'autres
formes de proximité : les rues voisines, les amis, les collègues de travail sur place ou à
l'étranger, autrement dit, le village en entier. Le réfèrent est multiple et, implicitement,
force l'individu à toujours se retrouver en situation concurrentielle.
La confrontation n'a pas de valeur en dehors du regard extérieur qui évalue et qui classe. Et
là intervient le troisième acteur qu'est la communauté, l'arbitre qui décide « le classement »
final et qui contrôle la confrontation. Initialement représentée par le sfatul batrînilor (« le
groupe des vieillards »), la présence de la communauté s'exprime actuellement par gura
satului (« la bouche du village »), la rumeur. Sa intri in gura satului (« entrer dans la
bouche du village ») ou autrement dit, faire l'objet de la rumeur est la pire des choses qui
puisse arriver à une personne. La rumeur ne s'associe pas à une personne qu'on peut
contrôler ou combattre. Son pouvoir réside essentiellement dans son caractère impersonnel
(Deltenre-De Bruycker 1994). Elle a aussi un caractère pervers car elle agit de manière
diffuse : on ne parle jamais à haute voix mais on chuchote. Ses espaces préférées sont
interstitiels ou publics : on chuchote au seuil de la porte ou de la clôture, à l'église le
dimanche, dans la rue ou au bar du village, lors de rencontres brèves ou imprévues. Au-delà
de la relation entre le défi et de la riposte, gura lumii (« la bouche du monde ») ou gura
satului (la bouche du village) est l'instance judiciaire qui a le pouvoir destructeur ou au
contraire, possède la sève de la réhabilitation de la mândria individuelle. Loin de produire
des dysfonctionnements dans la société, tous ces éléments essentiels au fonctionnement du
code de l'honneur ancien n'étaient qu'un système social et juridique de maintien du
contrôle social.
451
Figure No 4. : Théâtralisation des relations de sociabilité à l'intérieur du code de l'honneur
cr
—■ ►
Individu 1 riposte individu 2
452
là-bas, qu'ils ont fait plus que les autres. C'est la compétition qui les emmène ici (Mihai Pop,
69 ans, directeur de l'Hôpital de negresti-Oas, 2002)4"*'.
Par son profil masculin, viril, physique, le comportement bâtisseur est source de mândria.
La maison devient ainsi à la fois le miroir et le garant de la préservation d'un comportement
travailleur valorisant ailleurs et donc d'une conduite honorable :
Figure No 5 : Instrumentalisation de la maison à l'intérieur du code de l'honneur
-►
r
Maison 1 ^ 'P° ste Maison 2
421
Au-delà du discours critique de notre interlocuteur, discours présent d'ailleurs chez tous les intellectuels
locaux, Mihai Pop a lui aussi mentionné le lien fondamental entre la nouvelle maison et le code de l'honneur.
453
Autrement dit, le code social de l'honneur est fonctionnel dans un cadre à la fois
géographique et social précis. C'est au Pays d'Oas que cette maison devient
source d'honneur pour l'individu et non ailleurs. La présence de la maison permet
l'évaluation sociale de l'individu et son classement à l'intérieure du groupe. Au contraire,
l'absence du comportement bâtisseur et de sa matérialisation, la maison, déclenche des
suspicions et peut conduire à « la mort symbolique de l'individu » (Bourdieu 2000).
L'absence d'une maison de type occidental coupe toute chance à l'individu de s'intégrer
dans Tordre qui, dans le cas du Pays d'Oas, fait référence au code de l'honneur qui
réglemente l'existence et la position de l'individu à l'intérieur de la société :
Chez nous, les hommes ne déménagent jamais. Ils viennent et font construire des maisons chez
eux. Je ne trouve pas le mot... Comment dire ? Si tu ne fais pas ça, tu n 'es pas regardé comme
quelqu'un du village. S'il est Ochan et il déménage là-bas, il y a des «pareri foarte slabe »
(des jugements qui ne sont pas à son avantage) sur lui, qu'il n'est pas en état d'être « în rand
cu lumea » (dans l'ordre du monde) et c'est fini. Il n'est pas bien vu. Cela veut dire qu'il y a
certains problèmes avec lui (Bica, 62 ans, ancienne-delegat, Certeze, 2005).
Au-delà de son profil féminin, que nous avons développé lors de notre discussion sur
l'honorabilité féminine, les modifications extérieures de la maison relèvent d'un exercice
de défense d'une mândria masculine. La concurrence masculine a essentiellement un
caractère public et surtout visible, déclaré, en s'apposant à une autre concurrence, féminine
celle-là et qui, malgré un caractère plus dynamique, est moins visible. La concurrence
masculine garde aussi sa connotation virile car la domination du voisin se fait
essentiellement à la verticale, par le rajout des étages, et moins à l'horizontal. « La joute en
454
étages » exprime à la fois la volonté de domination, de visibilité et, implicitement de
pouvoir422.
La concurrence ne se limite toutefois pas à la verticale, elle touche toutes les parties de la
maison. Ici, les matériaux de construction permettent une infinité de combinaisons et de
variations qui entretiennent la logique du défi et de la riposte et qui donnent cette
impression générale d'un village en permanente transformation :
S'il a du béton dans la cour, il l'enlève et met du pavage. Il fait tout pour se mettre en
concurrence avec le voisin. Que le voisin n 'ait pas ce que moi j ' a i ! Il n 'est pas grave qu 'il ne
te reste pas d'argent pour manger. 11 fait tout pour qu'il construise aussi, mais un peu
différemment que le voisin (Nelu, Certeze, 2005).
La dialectique du défi et de la riposte rassemble tous les éléments qui représentent, aux
yeux des Oseni, une source d'amplification de la mândria. Le désir de maximiser la
mândria brise toutes les frontières destinées à séparer la modernité et la tradition, Tici et
Tailleurs. La définition de la mândria objectivée dans l'apparition et la dynamique de la
nouvelle maison devient plus riche et reflète une réalité sociale concrète, la mobilité des
Oseni. Le terme acquiert tout un vocabulaire de la mobilité qui renvoie à l'expérience
étrangère qui, quoique temporaire, porte en elle les sèves du prestige et de l'amplification
de l'honneur. Pour qu'un individu ait plus de prestige, sa maison doit porter les marques de
toute une géographie de la mobilité : occidentale, française, italienne, etc. Toutefois, ce
vocabulaire ne devient opérant et significatif qu'à l'intérieur du local. Ce n'est pas
important que tel ou tel matériau soit de la France. Ce qui est important est qu'il soit
reconnu en tant que tel, chez soi, au Pays d'Oas.
422
Dans la société traditionnelle roumaine, l'église orthodoxe est le seul bâtiment ayant "le droit" de se lever
vers le ciel. Ce droit est donné par son statut de maison de Dieu. Par contre, les maisons paysannes gardent
leur humilité, l'élargissement s'opérant à l'horizontal, par le rajout des pièces. La relation entre la verticalité
des constructions et le pouvoir est présent dans toutes les architectures élevées par les régimes autoritaires.
Attenter aux bâtiments les plus grands, c'est attenter au pouvoir de ses possesseurs (le cas du World Trade
Center est exemplaire). Plus loin dans le temps, la tour de Babel et la volonté de construire plus haut est
associé au défi de Dieu par l'homme, ce dernier étant d'ailleurs puni pour avoir osé dépasser les limites.
455
6.4. « Une maison plus grande et plus haute mais pas trop ! » L'honneur,
facteur régulateur du comportement bâtisseur
Le statut égalitaire des acteurs est la condition de la confrontation. Lancer l'offense sur
quelqu'un incapable de répondre, c'est attirer le déshonneur. La confrontation doit donner
place à la réponse. À son tour, la réponse doit respecter deux règles afin de pouvoir
maximiser la mândria : dépasser l'autre, mais un peu. Sinon, la personne fait preuve de
comportement « falos », de « fala » (Certeze, 2005). Contrairement à la mândria qui
qualifie un comportement de supériorité et de pouvoir justifié par un capital symbolique et
matériel construit ou génétique soumis à l'évaluation de la communauté, la sémantique de
la fala est exclusivement négative. Les termes roumains et régionaux fala, falosenie
signifient une exacerbation de la mândria. Il s'agit d'un mélange d'arrogance et de
présomption associé à la parade et au faste (DEX, 2007). Au plan comportemental, être
falos signifie afficher une supériorité et un orgueil démesurés, être suffisant. Les dérivants
nominaux, fâlos, fâloasâ font référence à des personnes vantardes, qui cherchent à
impressionner et à s'imposer d'une manière malhonnête.
Étant donné sa visibilité et son rôle d'interface du propriétaire, la maison doit s'intégrer
dans le code de la mise en scène tout en respectant les autres membres du groupe. À
l'intérieur de la concurrence, le dépassement de l'autre se fait avec mesure. Autrement dit,
la conduite de l'individu relative à sa propre maison doit respecter les principes implicites
de conformité à des réglementations internes de la communauté locale qui ont toujours été.
456
Si, comme Bourdieu, nous appelons ce code de conduite habitus (2000), alors le souci de
différenciation va de pair avec la conformité. L'incorporation de l'habitus permet en fait à
chaque individu d'engendrer, à partir d'un petit nombre de principes implicites, toutes les
conduites conformes aux règles du défi et de la riposte et celles-là seulement, grâce à autant
d'inventions que n'exigerait aucunement le déroulement stéréotypé d'un rituel (Bourdieu
2000:31). Toutefois, si les réglementations sont enfreintes, l'individu doit subir des
sanctions qui peuvent aller jusqu'à sa marginalisation sociale du reste du groupe.
457
La possession d'une maison plus grande sans tourner à \afala est toutefois possible si le
propriétaire a un capital symbolique très solide. Les maisons des chefs d'équipe des années
1980 en sont un exemple. Malgré le changement radical régional apporté par les maisons à
un étage, le comportement bâtisseur des delegati s'encadre dans le code de l'honneur qui se
base sur le respect mutuel de l'autre. Les chefs d'équipe permettent aux autres villageois
d'accumuler un capital économique semblable en se basant sur des ententes moins
formelles du point de vue officiel, mais conformes aux réglementations d'échange des
services à l'intérieur du code de l'honneur du Pays d'Oas. Le chef d'équipe est avant tout
un homme de parole et est donc honnête. La bonne réputation de l'individu est assurée par
l'image de sa maison qu'il fait construire et qui lui confère plus de prestige, plus de pouvoir
et, implicitement, plus de mândria.
On ne peut pas dire la même chose pour ce qui est arrivé après 1989. Les histoires de vol,
de mendicité, d'agressivité des Oseni à l'étranger qui accompagnent la construction de la
maison à l'occidental ont connoté ce même comportement bâtisseur. De tous les Oseni, les
Certezeni sont les plus touchés. L'apparition de la maison de type occidental à Certeze a
déstabilisé les rapports concurrentiels traditionnels existants entre les villages. Plus lents
que les Certezeni, les Hutars et les Moisenari n'ont pas longtemps été capables de donner la
réplique. « Humiliés », ces derniers sont exclus du jeu intrinsèque à la réglementation de
l'honneur, ce qui leur vaut des accusations de comportement falos sur leurs voisins. Ainsi,
l'honorabilité de leurs maisons (dans le sens spatial, social et familial) commence à être
mise en doute. L'écart entre l'essence et l'apparence, entre l'intérieur et l'extérieur ne fait
qu'augmenter le déshonneur des habitants de Certeze :
A Certeze, il y a la «fala ». Avez-vous vu les maisons de Certeze ? Si je vous amène dans
plusieurs maisons de Certeze, vous allez voir qu'elles ne sont pas finies à l'intérieur. Elles sont
finies à l'extérieur mais ils habitent là où il y avait l'écurie. Ici, à Huta, les gens sont les
derniers à partir à l'étranger. Les Certezeni ont été les premiers... A la révolution, les
Certezeni ont commencé à partir en France, après il y avait les gens de Moiseni et nous nous
étions encore une fois les derniers car ici, eux qui ont une belle maison à l'extérieur, l'ont à
l'intérieur aussi. Mais à Certeze, l'extérieur des maisons se modifie tout le temps. Mais à
l'intérieur, c'est rien. Ils font ça par «fala». Ils veulent montrer qu'ils ont des maisons
grandes et avec trois étages et « aranjata » (mise ou point). Mais la voisine veut montrer
qu'elle a aussi une maison mise au point et elle investit dans l'extérieur et ainsi de suite
(Marioara lu' Vasaies, 30 ans, Huta-Certeze, 2005).
458
De l'intérieur, les Certezeni sont très conscients de leur image négative, ce qui explique la
tendance de la majorité à montrer que la possession d'une maison occidentale correspond à
un usage approprié, moderne et total et de cacher les parties non utilisées, les étages vides
notamment. L'encrage de la nouvelle maison à l'intérieur du code de l'honneur est ainsi
accompagné par la manifestation de l'autre côté de la médaille : la honte423. Ainsi, le
comportement bâtisseur révèle sa nature paradoxale : d'une part il contribue à la
construction et à la communication d'une identité nouvelle honorable ; d'autre part, la
construction de quelque chose de nouveau implique la destruction ou la dissimulation d'une
identité ancienne et dévalorisante. Du point de vue des habitants des villages voisins, les
Certezeni sont « coupables » de ne pas avoir respecté le code de l'honneur, c'est-à-dire de
ne pas avoir respecté la règle de la différence dans la ressemblance.
Au-delà de la mauvaise réputation, les maisons des Certezeni restent l'idéal à atteindre et à
franchir. Dans le chapitre sur la circulation des biens, nous avons démontré que Certeze
représente le centre de diffusion des modèles de maisons de type occidental dans les autres
villages. Le discrédit discursif s'associe dans la pratique à un souci d'imitation et même de
dépassement, comportement qui est explicable et logique à l'intérieur du comportement de
maximisation de la mândria. D'ailleurs, ces dernières années, ce discours se tend à
disparaître en raison de la diminution, dans la pratique, de l'écart entre les Certezeni et les
deux autres villages voisins qui commencent à posséder des bâtiments semblables. Le
blâme de la conduite bâtisseuse est diminué par l'augmentation du pouvoir de réaction des
autres villages. L'unique moyen de répondre au défi et de récupérer la mândria perdue.
Faire pareil est accompagné par une autre expression qui, dans le discours des Oseni, a une
résonance néologique : « être à la mode ». Selon les dires de Maria Olah, il y aura une
À l'intérieur du code de l'honneur, la honte est essentiellement féminine, liée à l'honorabilité des hommes
(Cornwall & Lindisfarne 1994 ; Caplan 1987 ; Herzfeld 1980 ; Sana al-Khayyat 1990).
459
équivalence entre la nouvelle et l'ancienne expression, c'est-à-dire adhérer à un code local
intégrateur dans un ordre social villageois. Cependant, « être à la mode » signifie se
conformer à une réglementation esthétique et de conduite exogène et élitiste (Barthes
2001). Au Pays d'Oas, «être à la mode», c'est le contraire. Cela fait référence à un
comportement de conformité, mais surtout à un ordre réglementé à l'intérieur du groupe.
Quoique d'origine occidentale, l'ensemble des éléments valorisants par leur origine
exogène est à la mode dans la mesure où il est travaillé à l'intérieur du code esthétique
local.
Être à la mode témoigne donc de l'existence d'une meta instance locale qui indique les
nouveaux éléments qui représentent les sources de prestige et de l'honneur individuels. À
l'intérieur de la mode de 2005, Télément le plus prestigieux est le toit à une seule pente, en
arche, réputé très dispendieux et très beau. Adopter « les nouvelles tendances » permet à
l'individu de maximiser sa mândria et, implicitement, de se mettre en évidence en rapport
avec une majorité homogène qui, malgré la possession d'une maison à l'occidental, n'arrive
plus à se différencier. Bien qu'intégrée dans la mobilité, la société du Pays d'Oas reste donc
une société traditionaliste qui essaie, à sa manière, d'intégrer la nouveauté à l'intérieur des
réglementations spécifiques locales. Malgré sa touche occidentale, la maison des Certeze
n'a de sens qu'à l'intérieur du code local de l'honneur, encore puissant et opérant.
Pour que la joute en maison fonctionne, les personnes impliques en confrontation doivent
avoir le même statut spatial, social et symbolique. En conséquence, il y a des inclus et des
exclus. Un premier critère de partage est spatial, l'appartenance ou non au village, à la
région :
Ils sont très diplomates. L'Osan se tait, il écoute et s'il y a quelque chose qui le dérange, il ne
dit rien toute suite. Il se referme sur lui-même et change de sujet. C 'est son attitude p a r rapport
à un étranger. Ils ne se disputent qu 'entre eux. Il n 'a rien, absolument rien avec ceux venus de
l'extérieur. Il est même capable de tolérer des offenses. Avec les étrangers, ils sont beaucoup
plus prudents. Cependant, cela est impossible entre eux (Professeur de Bixad, 2002).
460
statut différent de deux parties : les étrangers sont des exclus du code de l'honneur. Le fait
de ne pas partager le code de l'honneur fait que l'offense n'a pas d'impact sur la mândria
de 1 'insider. Si l'offense vient de la part de quelqu'un du village ou d'un village voisin, la
confrontation se déclenche. La différence des deux cas ne vise pas uniquement
l'appartenance à un espace géographique, mais aussi l'intégration à un espace social.
L'étranger est inoffensif puisqu'il ne fait pas partie des réseaux de sociabilité internes.
Étant donné l'existence des échanges entre les villages, il y a de fortes chances que, dans le
deuxième exemple, l'agresseur fasse partie d'un réseau de parenté ou d'amitié qui partage
le code de l'honneur.
Un autre critère qui oriente la conduite de l'individu est la catégorie sociale dans le sens
d'unité sociale et de structure cognitive (Bourdieu 2002 :21) à laquelle il appartient. Les
deux parties doivent être des paysans qui, en plus, partagent d'une manière directe ou
indirecte l'expérience de la mobilité. La matérialisation de cette mobilité se fait à la fois par
le déplacement concret associé à la performance d'un travail de force, masculin et
respectable, et par la participation à la construction d'une maison de type occidental, dans
le local. Pour cette catégorie sociale qui partage l'expérience spatiale multiple, la maison
représente le principal capital économique et symbolique capable de conférer une identité
sociale honorable à l'intérieur de la communauté locale.
Par exemple, la joute en maisons n'est pas possible entre les gens les Certezeni et les
professeurs qui travaillent au village. La majorité des professeurs est originaire d'autres
régions de la Roumanie. La grande majorité est installée à Négresti-Oas, la ville centre de
la région, ce qui accentue l'exclusion. En plus d'être venus d'ailleurs, ils sont des domni
(« des Messieurs»), c'est-à-dire de gens habitant la ville de Negresti-Oas. Malgré un certain
respect qu'ils ont dans le village, les professeurs sont doublement déclassés. Premièrement,
ils habitent les appartements des blocs communistes. Réputés pour leur inconfort, pour
l'espace minimaliste et surtout par le fait d'avoir été reçus de l'État, ces appartements sont
déclassés par les maisons de type occidental qui en plus de leur marque étrangère,
représentent l'expression la plus poussée de la propriété et, implicitement, de
l'indépendance et du pouvoir :
461
Ils ont de grosses maisons. C 'est tout ce qui est important pour eux. Des milliards. Comment
ont-ils obtenu l'argent ? Je ne sais pas. Par contre, j e sais une chose : aucune de ces personnes
ne travaille à l'école. Aucune. Nous sommes les pitoyables de Negresti qui depuis une vie
habitent les blocs ... (Prof. Zamfir, Certeze, 2004).
Les professeurs sont déclassés par leur intégration dans un système social et moral qui ne se
conforme pas au code de l'honneur local. Le capital symbolique accumulé par
apprentissage n'implique pas une accumulation simultanée ou, au moins, la certitude d'une
accumulation finale d'un capital économique substantiel. La durée des études de même que
les investissements financiers y étant rattachées motivent la majorité des Certezeni à
encourager leurs enfants à prendre l'autre chemin, du travail à l'étranger, le seul à fournir
rapidement et sûrement le capital économique nécessaire pour faire bâtir la maison rêvée,
source et instrument d'accumulation et de maximisation du capital symbolique. Il s'agit de
la même stratégie de reproduction sociale et économique de la famille et de la gospodaria,
à la différence qu'actuellement, ce n'est pas l'implication très rapide des enfants aux
champs, mais aux travaux capables d'apporter une source considérable de revenus et de
prestige :
Ils ne sont pas attirés p a r l'école. Ici, les parents sont les principaux fautifs puisqu 'ils voient
qu 'actuellement, l'école ne permet pas de gagner de l'argent rapidement. Pour eux, c 'est ça
qui est très important : en gagner le plus vite possible. Ils ne conçoivent pas d'entretenir
l'enfant 25 ans à l'école, lui donner de l'argent sans que lui puisse apporter à son tout un
revenu ! A 15 ans, l'enfant entre dans le rythme et à 20 ans il a une maison élevée et une
voiture. Comment veut-il qu'il apprécie l'importance du matériel didactique. Ils
disent : « Pauvre professeur ! Combien gagnes-tu ? » « Cinq millions de lei ». « Qu 'est-ce que
tu fais avec cette somme p a r mois ? Comment vis-tu ? » Ils me demandaient cela lorsqu 'ils
payent pour une porte 50 millions lei et tous les ans, ils changent et modernisent leurs maisons.
Maintenant, ils apportent tout de l'Italie et toi, le professeur, tu restes dans la même misère. Si
tu demandes de l'argent pour le budget de la classe, ils ne donnent rien (Vasile Ardelean,
Certeze, 2005).
462
Faute des moyens propres au code d'honneur local, les professeurs sont des exclus. Cette
situation s'exprime dans le bâtiment de l'école qui, situé au centre du village, attire
l'attention par son état minable, et sa dégradation généralisée. L'intérieur est encore pire
car il manque de matériels et de logistique. Son apparence contraste avec celui du bâtiment
des noces, moderne, soigné et imposant. Faute de capital économique et de tout instrument
permettant d'amplifier l'honneur des gens du village, ils restent dans la périphérie de la
communauté villageoise. Mettre au défi un professeur peut attirer le déshonneur. Dans les
échanges quotidiens, dans la rue ou au bar, le respect se mélange avec de la pitié. Le statut
de supériorité du Certezan qui possède un capital économique et symbolique conforme et
reconnu par la communauté est communiqué par une conduite axée sur certaines faveurs
qui, encadrées dans Tordre du sacrifice économique, ont comme dessein la maximisation de
la mândria.
Parfois, on rencontrait un « amie » (un copain, ton ironique) d'ici, de Certeze, et on allait à
« crâsma » (au bar). Je disais :
— Je vais offrir moi aussi un tour.
— (ironiquement) « Monsieur » professeur ! Remets ton argent dans ta poche !
(Métaphoriquement) Tu t'en vas avec cent (lei) là ou j ' y vais avec mille (professeur Ardelean,
Certeze, 2002).
Oui, c'est vrai. Dans les années 1980, tu offrais une bière, disons deux au maximum. Il y avait
les jeunes qui travaillaient aux travaux saisonniers et ils avaient de l'argent, 100 lei, 200 lei
p a r jour. C 'était le geste qu 'ils voulaient voir. Ils disaient à haute voix : « Monsieur le
professeur nous offre une bière et à manger ! » Ils se tournaient vers moi et continuaient : « Ne
le fâche pas. Je ne veux pas t'offenser mais avec ton argent j e ne peux même pas m'acheter des
cigarettes ». C 'était comme ça. Depuis, nous sommes restés pareils, même pire. Imaginez-vous.
Aujourd'hui, ils payent pour le châssis d'une fenêtre 3000 424 euros (Professeur Zamfir, 2002,
Certeze).
Le geste tire sa force de son exécution dans un lieu masculin et public, le bar.
L'amplification de la mândria se fait justement par la réclamation à haute voix du
« sacrifice » et de la « gratuité » du geste. Contrairement au professeur, le Certezan agit en
conformité avec le code de l'honneur local. L'acceptation d'une offre de la part de
quelqu'un d'inférieur à sa condition aurait attiré le discrédit de la part des autres et la
diminution de la mândria. L'explication du refus, par contre, témoigne d'une situation
contextuelle particulière liée au statut du professeur qui est venu d'ailleurs et qui, par
conséquent, ne peut pas comprendre la conduite de la « faveur » dont l'Osan a fait preuve.
424
Bien qu'exagéré, le montant reflète la vision de l'intelligentsia locale sur le comportement bâtisseur qui le
considère comme du gaspillage et relevant de l'absurde.
463
Le comportement de Certezan est contextuel et relationnel et il est destiné principalement à
établir la place de chacun dans le groupe.
Le prêtre par contre n'a pas le même statut que les enseignants. Contrairement à ces
derniers qui sont inoffensifs symboliquement, le prêtre tire son autorité du pouvoir
symbolique devant la communauté croyante. L'absence de capital économique n'a pas
d'importance car son pouvoir vient plus de la relation privilégiée qu'il a avec la divinité, de
son rôle de représentant de la parole de Dieu. Avec l'arme de la parole à laquelle la
communauté accorde son crédit, le prêtre peut détruire ou, au contraire, réhabiliter
l'honneur d'un individu. Par exemple, la plus grande crainte des individus rentrés de
l'étranger est que le prêtre (mis au courant par les rumeurs du village) dévoile certains des
comportements déshonorants devant tout le monde. Au contraire, rien n'est plus prestigieux
que l'annonce dans l'église d'avoir fait un don substantiel. Plus le don est important, plus la
mândria est maximisée. À la figure du prêtre se rajoute l'église qui préserve ses fonctions
traditionnelles : plus qu'un lieu de culte, elle représente la tribune d'observation,
d'évaluation, de mise en scène et, implicitement, de jugement et de classement à l'intérieur
de la communauté :
Nous, à notre tour, nous n 'avons jamais eu de comités de parents pour qu 'on puisse faire
quelque chose pour l'école. Par contre, à l'église, il suffit que le prêtre fasse un signe et ils
donnent des millions. Là encore c 'est la concurrence : le prêtre annonce dans l'église, chaque
dimanche : « Gheorghe a donné trois millions pour... ». Nous aimerions leur adresser des
louanges, mais nous n 'avonspas « spor » (Vasile Ardelean, Certeze, 2005).
Les employés de l'État sont aussi des exclus du code de l'honneur. Tout comme les
professeurs, les budgétaires n'ont aucune crédibilité et autorité. L'origine de ce
déclassement se trouve dans la méfiance des Certezeni envers les institutions étatiques. À
cela s'ajoute le statut des budgétaires dont les revenus sont nettement inférieurs à ceux qui
gagnent leur vie à l'intérieur de la mobilité du travail. La matérialisation de la précarité de
cette catégorie sociale se voit dans les maisons qui n'arrivent pas à tenir le rythme de
construction avec la majorité qui va à l'étranger et travaille dans d'autres structures que
celles étatiques roumaines. Dana est une jeune maman qui, originaire de Negresti, s'est
mariée à Huta. Elle a fait l'université à Cluj en économie et elle travaille à la banque, à
Negresti. Elle vit dans la maison construite par les parents de son époux, à Huta. Il s'agit
464
d'une maison ordinaire, sans étage et qui rappelle les maisons standard des années 1980.
L'intérieur est entièrement aménagé. La cuisine et la salle à manger sont les parties les plus
modernes, aménagées conformément aux dernières demandes de la mode locale. Son mari
travaille en France et elle avoue avoir l'intention de se faire construire, plus tard et
dépendamment de ses moyens, une autre maison. Bien qu'elle ait fait des études
supérieures et qu'elle occupe un poste à la banque parmi les mieux payés en Roumanie,
Dana est déclassée socialement et symboliquement. Elle a de la difficulté à se faire accepter
et respecter :
Tu sais, j e n'ai travaillé ni aux travaux saisonniers ni à l'étranger. J ' a i toujours eu un salaire.
Comme salariée, j e suis considérée comme inférieure. Ici, en Oas, il y a encore des salariés qui
travaillent au « Tricotex » 42 . Ces gens ne sont pas riches. Et les enfants souffrent à cause de
cela. Ils sont humiliés par tous les autres qui ont des maisons, des voitures, des vêtements. Il y
en a plusieurs qui sont touchés justement parce qu 'ils ne cadrent pas dans le la situation
générale. Mes parents aussi étaient des salariés. J ' a i deux sœurs qui sont des enseignantes.
Elles auraient pu venir à Negresti pour enseigner mais ont préféré aller ailleurs à cause de la
mentalité de la région. Moi aussi, j e ne me sens pas à l'aise, mais c 'est mon sort. Comme j e
travaille à la banque et que mon salaire est plus substantiel, ils n 'ont pas pu faire de gros
commentaires. Mais c 'est difficile (Dana, 30 ans, Huta-Certeze, 2005).
Les difficultés de Dana sont liées à son statut acquis par le mariage : elle n'est pas du
village ; en plus, elle est de la ville, c'est-à-dire doamna (« Madame »), ce qui veut dire
qu'elle ne partage pas et ne se conforme pas au code de l'honorabilité féminine. De plus,
son capital symbolique ne correspond pas du tout au capital économique attendu, celui
d'avoir une maison moderne.
425
Tricotex est une entreprise de textile qui se situe à Negresti-Oas. Dans les années 1970-1980, plusieurs
femmes de Huta notamment y travaillaient. Après 1989, quelques sections restent encore opérantes.
465
communiste, se soumettaient à un fonctionnement informel rassemblant à la fois les
logiques traditionnelles de l'entente mutuelle et la logique de paiement capitaliste, par
heure ou par jour de travail. Cette débrouillardise, qui contourne les réglementations
étatiques, s'inscrit à son tour dans le portrait de longue date de l'Osan, attaché à la liberté, à
la révolte. Cette image rejoint facilement les histoires de la vendetta et le rôle que
l'institution de l'honneur a longtemps joué dans la région. Nous avons déjà vu l'impact de
l'album d'Ionita Andron sur la création et la propagation d'une image valorisante cette
région.
Toutefois, ce pont idéologique créé entre cette petite région périphérique et le reste du pays
n'a pas concilié les deux visions, centrale et périphérique. Les Oseni, intellectuels et
paysans, se sont appropriés ce discours car il était valorisant tout en exploitant toute forme
de prestige et la contournent à leur propre bénéfice. Par exemple, le fait que la région n'a
pas été collectivisée est mis sur le compte de l'esprit d'indépendance et de révolte
« spécifique », tout en ignorant le profil géographique de la région, les terres impropres à
l'agriculture de même que son caractère périphérique, qui ne présente aucun intérêt. Ce
discours de révolte a tellement été intégré que, même aujourd'hui, il sert de support pour
expliquer la méfiance des Oseni par rapport à toute forme d'investissement dans les
institutions étatiques et, implicitement, la canalisation de l'argent vers les maisons, biens
associées à la propriété individuelle et familiale sur lesquels l'État n'a aucun pouvoir.
Le mépris de l'État est aussi lié au contexte économique instable spécifique à la période
d'après la chute du communisme. Dans la vision des Oseni, il ne faut pas faire confiance à
l'État :
Pour nous, la maison signifie argent. Je n 'ai pas confiance dans les banques. Combien de
banques ont fait faillite depuis la révolution ? Qui a pris l'argent ? Les riches font maintenant
leurs propres banques et donnent de l'argent à leurs familles et l'homme ordinaire paye.
Maintenant, il y a la Banque Agricole et Boncorex qui donnent de l'argent à toute la parenté.
Il y a des régions en Roumanie qui utilisent les crédits des banques pour faire construire une
maison.
Probablement, mais pas ici. Chez nous, les gens pensent différemment. Métaphoriquement : La
truite aime la montagne, n 'est-ce pas ? La carpe n 'aime pas la montagne, elle tremble et elle
fuit dans des eaux plus chaudes. C'est ça la direction de l'Osan : il veut une maison. Il sait
faire une maison. Il y a quelqu'un ici, à Certeze, Bumbu, qui a essayé de faire une fabrique de
chocolat et de sucreries. Mais il s'est élargi, il a acheté quelques CAP (coopératives agricoles
de production) et il a fait faillite. Chez nous, les gens ne croient pas aux spécialistes venus
466
d'ailleurs. Personne ne paye pour une chose pareille. Ils n'ont pas confiance, donner de
l'argent comme ça et qui ne leur apporte rien. Tandis que la maison, tu l'as construite et elle
t'appartient, personne ne peut te la prendre (Propriétaire d'une entreprise touristique à Huta,
2005).
Il y a toutefois des exceptions. Les autorités locales, le maire et l'adjoint au maire sont des
inclus. Contrairement aux autres catégories professionnelles, ces derniers ont du pouvoir
symbolique (ils sont les représentants politiques du village) et économique. À la fois
politiciens et hommes d'affaires, ils occupent une place représentative dans la communauté
par la possession des maisons les plus luxueuses et les plus imposantes. De plus, ils sont du
village, donc des personnes qui s'intègrent dans le réseau local de sociabilité.
Outre le pouvoir conféré par la position politique, ils détiennent le code de l'honneur et
tous les outils modernes de maximisation de la mândria, ce qui leur permet de les utiliser à
des fins propres. Aux alentours des élections locales de 2004, circule une affiche parodique
467
qui essaie d'imaginer les élections de 2020. Cette affiche est composée de trois plans. Au
premier pain, les quatre candidats à la mairie de Certeze, derrière eux les maisons du centre
de Certeze, et enfin à l'arrière plan des gratte-ciel. Le message qui accomplagne cette
image est : "Si Certeze continue à se développer au même rythme, d'une localité de SOO
villas, elle pourra devenir, en 2020, une ville avec des gratte-ciel" (Photographie No 7). La
hauteur n'est pas uniquement une question de représentation, mais également de pouvoir
exploité à tous les niveaux, individuel et communautaire, domestique et public, voire
politique. L'affiche parodiquee reconnaît et legitimise l'existence d'un processus de
localisation du centre dans la périphérie qui fait de Certeze le centre du monde.
468
gospodari du village, etc.), surclasse une catégorie, cette fois spatiale, et humilie les autres.
Les jeux étant lancés, les autres rues ne peuvent dépasser l'humiliation qu'en agissant. À
l'intérieur de la logique du défi et de la riposte, l'adjoint au maire arrive à faire sortir la
pratique de la réussite de l'espace privé et à activer le capital à la fois économique et
symbolique des Oseni dans l'espace public.
Par contre, les bâtiments de la mairie ou de la police ne font pas honneur au village. Aussi
mal soignés et humbles que celui de l'école, les bâtiments officiels ne touchent pas les
intérêts individuels des Certezeni. Dans le cas des rues, le mécanisme de l'honneur a été
activé car, à l'intérieur d'un groupe (les habitants d'une rue), on touche à la mândria
individuelle. De plus, l'économie de l'honneur permet, dans le cas de l'aménagement des
rues, l'activation de la logique du défi et de la riposte possible par l'engagement dans la
confrontation de « partenaires » égaux, les habitants des rues. Ce qui motive donc les gens
à agir est essentiellement l'encadrement des tâches de la municipalité dans la logique de
l'honneur traditionnel. Quant au bâtiment de la mairie, il représente l'État en premier.
Investir dans son aménagement serait synonyme de gaspillage d'argent car il n'y aurait
aucune forme d'échange.
469
CONCLUSIONS
Comment définir finalement cette maison, tantôt moderne, tantôt de type occidental (sans
l'être entièrement), tantôt désirée et aimée au point de faire des sacrifices énormes pour
l'avoir et pour la bâtir, tantôt détestée car elle n'est jamais entièrement à soi ? En se plaçant
dans l'optique du complexe de Frankenstein (Althabe 2002 : 13), cette maison du Pays
d'Oas et de Certeze en particulier est une succession de compositions et de recompositions
qui réunissent des temporalités et des lieux multiples. L'analyse et la compréhension de la
sémantique de cette maison ne peuvent pas se passer de la dissection de chaque partie,
chacune avec ses enjeux et ses significations.
Ce premier clivage temporel induit par la maison moderne des années 1970, 1980
correspond à la mobilité du travail qui induit un premier clivage spatial, entre ici (le Pays
d'Oas, Certeze) et là-bas (Roumanie). L'analyse du rîtas, les travaux saisonniers
socialistes, permet de révéler les effets de la sortie en masse des Oseni. L'habiter n'est plus
stable, homogène, mais divisé. Ailleurs est synonyme de taudis, d'improvisation, de
temporaire, de mouvement, de l'isolement et du manque d'hygiène, le chez-soi correspond
471
aux bâtiments en béton ou en brique, les plus grands, les plus solides, destinés à durer et à
être vus.
Les conditions de logement au travail ne sont rien sans le développement d'une culture du
voir et du désir qui réveille en chaque Oseni une volonté de posséder la même chose que les
habitants des régions parcourues. Le premier pas qui lie Tailleurs et le chez-soi est la
nouvelle maison des chefs d'équipe, le delegat, qui arrive à s'imposer et à être adoptée au
village de Certeze, pas nécessairement à cause de la nouveauté de la forme (plus grande et
surtout plus haute avec l'apparition des étages), mais grâce au message que les propriétaires
transmettent à travers ces bâtiments. Un message d'épanouissement et de réussite suite au
départ ailleurs. Avoir une maison identique au delegat signifie être pareil, c'est-à-dire être
riche et honorable. Ambitieux et détenteurs de sommes d'argent substantielles, familiarisés
avec l'initiative personnelle et connaisseurs du travail manuel, les Oseni se mettent à
construire leurs propres maisons pour la famille, puis pour les enfants, et plus tard
simplement pour investir de l'argent. Au fur à mesure que le phénomène se généralise, les
points de repère se diversifient pour aboutir à une concurrence interne très forte. Certeze se
transforme en un immense chantier de travail où tout le monde essaie de se maintenir dans
la course. La fonction classique de la maison (lieu pour habiter, pour manger, etc.) est
devancée par celle de baromètre de la réussite économique et surtout sociale des villageois.
La nouvelle maison signifie finalement plus qu'avoir, mais elle est aussi le premier signal
de la naissance d'un être nouveau, respecté et crédible à l'intérieur de même qu'à
l'extérieur du village.
Ainsi, le chronotope divisé de l'habiter avant 1989 joue entre une initiative générale,
étatique, et une autre, individuelle, locale. Ici, l'analyse de ce moment révèle l'autre face du
quotidien rural, individuel et collectif, durant la période communiste, attestée par la
majorité des études sur le milieu rural durant Ceausescu et qui insiste sur le « désastre et sur
la destruction du village traditionnel », avec ses structures matérielles (bâtiments) et
culturelles (les sociabilités traditionnelles villageoises), les institutions traditionnelles
communautaires, etc. (Mungiu Pippidi 2002, Vultur 2002). Malgré les buts idéologiques du
Parti communiste (contrôle et soumission du fonctionnement de la plus petite cellule
472
sociale, la famille), les mesures de standardisation et de réorganisation de l'espace habité
rural sont intégrées, travaillées, domestiquées à l'intérieur des logiques de fonctionnement
et d'organisation traditionnelles villageoises. Plus loin encore, dans le cas du Pays d'Oas,
nous pensons que ces mesures extérieures exogènes conduisent même à un renforcement de
ces structures traditionnelles de sociabilités villageoises. Tandis que le changement
extérieur semble radical, Y underground social continue à être gouverné par les logiques de
production et de reproduction traditionnelles centrées, dans le cas du Pays d'Oas, autour de
trois institutions fondamentales : la famille, le mariage et l'honneur.
Cette réalité de la périphérie ne nie toutefois pas l'impact dévastateur des projets
mégalomaniaques signalé par des auteurs tels Mungiu-Pippidi, Althabe (2002) ou Cuisenier
(1989). Cette étude démontre que les effets ne sont pas les mêmes partout en Roumanie. Ils
varient du centre à la périphérie, d'une région à une autre. Malgré l'apparition de la
mobilité du travail et des exigences spatiales et territoriales, la construction de la maison
renforce des réseaux (familiaux, parentaux, vicinaux, villageois) de sociabilités qui se
réunissent et se soudent autour du projet de la maison. Nous pensons que les périphéries,
plus à l'abri que des localités telle Scornicesti (elle-même un cas particulier parce qu'il
s'agit du village natal de Ceausescu) ont eu le temps et le cadre spatial pour développer des
stratégies de contournement des exigences du centre.
473
fondamentales telles la famille, le mariage et le renforcement des réseaux de sociabilité et
d'échanges traditionnels qui, malgré la pression politique et idéologique, ont continué à
réglementer la place de l'individu dans sa communauté.
Bien que le fonctionnement des institutions sociales de base de la société oséenne soit
maintenu, elles subissent pourtant des mutations de forme, d' « emballage ». Nous l'avons
compris dans la montée de l'importance de la maison dans la dot. Nous l'avons aussi
démontré dans l'instrumentalisation de la maison à l'intérieur du code de l'honneur. Cette
structure à la fois spatiale et matérielle absorbe un code entier qui situe et classe l'individu,
la famille et la lignée à l'intérieur de la communauté. S'il faut revenir sur la définition de ce
moment charnière de changement de la société ochéenne, soulignons qu'il s'agit plus d'un
changement de forme et d'apparence que de contenu.
L'effondrement du communisme n'est pas sans conséquence pour cette région, jusqu'alors
très dynamique. Propriétaires de gros bâtiments et, de ce fait devant répondre à de grosses
dépenses, les Certezeni se retrouvent dans la difficulté de gérer tout ce capital matériel
accumulé durant les vingt dernières années. À cette réalité locale il faut ajouter toute une
expérience provenue du rîtas qui leur apprend qu'en partant, ils gagnent vite et beaucoup
plus qu'en restant au village ou en travaillant pour l'État. Ainsi, le rîtas et la construction
de la nouvelle maison des années 1970, 1980 représente en fait l'antichambre de la
reproduction à une échelle encore plus ample des anciens comportements locaux : la
mobilité du travail qui se tourne vers l'étranger, et la construction des maisons privées,
474
cette fois de type occidental. D'où résulte encore une fois l'importance de son analyse
avant d'insister sur la maison de type occidental.
Tel que nous l'avons déjà mentionné, l'ouverture des frontières engendre une amplification
des pratiques déjà existantes au Pays d'Oas et surtout à Certeze. Initialement marginale,
cette région arrive à être connue même en Occident, et réussit, à sa façon, à reproduire tout
un monde à une échelle minuscule. La sémantique cosmopolite des maisons de type
occidental qui rassemble des modèles autrichiens, français, italiens, américains, est enrichie
d'une définition qui insiste sur l'occidentalisation, sur la multiplication et l'extension de
l'espace habité.
La stabilité de la relation entre le local et le global réside essentiellement et encore une fois
dans la préservation et surtout dans la capacité extraordinaire d'adaptation des réseaux
locaux de sociabilité à une nouvelle réalité. Dans ce sens, l'étude démontre que le profil
traditionnel des structures de sociabilité ne doit pas s'associer à l'idée d'immuabilité ou de
475
rigidité. Au contraire, les structures de sociabilité traditionnelles, familiales, vicinales,
d'amitié, en un mot villageoises, connaissent une modification de forme car elles prennent
la forme des trajets des Oseni partout dans le monde. Elles se plient et se déplient en
fonction des vagues de migration, et des rythmes nouveaux de mobilité entre ici et là-bas. À
cela se rajoutent les logiques traditionnelles d'entraide qui elles aussi s'adaptent en fonction
du va-et-vient du propriétaire et surtout, en fonction de la succession des absences et des
présences de celui-ci.
L'analyse de Tailleurs permet aussi de constater ces structures de sociabilités ont une
grande stabilité, réalité qui a comme conséquence la création d'un médium de renforcement
et de préservation des valeurs traditionnelles. Le résultat est la création à la fois d'une
microsociété à l'intérieur de la société d'accueil et des canaux transnationaux et
transgéographiques de canalisation des projets, de la pensée, des aspirations de l'individu
au cours de ses voyages. Le secret de la durée et de la solidité d'une telle logique de la
mobilité qui encadre et qui nourrit en fait la construction de la maison et que nous avons
identifiée d'ailleurs à une échelle plus restreinte, au rîtas, avant 1989, consiste dans « la
prise en otage » dans cette entreprise de l'ensemble des générations, que ce soit des aînés
ou des jeunes. Ce que l'étude révèle aussi, et ici nous touchons à la méthodologie choisie,
c'est que le secret de la stabilité de la préservation de ces structures traditionnelles réside
essentiellement dans toute une dynamique locale qui, bien que reliée au global, est très
active et déterminante dans la compréhension de ce qui se passe au Pays d'Oas.
Malgré la ressemblance entre les effets provoqués par les travaux saisonniers avant 1989 et
par la migration à l'étranger après, l'analyse de ces deux moments, associée à l'analyse de
l'usage générationnel de l'espace habité, fait surgir une nouvelle tendance de la société du
Pays d'Oas. Contrairement aux années 1980 lorsque les habitants de Certeze partent
ailleurs, mais un ailleurs qui leur est quand même familier (il s'agit du même pays), la
sortie à l'étranger est accompagnée d'une confrontation à une société différente, avec des
lois différentes et des nouveaux modèles d'organisation sociale et familiale. Chez l'autre,
chez l'Occidental, les rapports de genre ne sont plus les mêmes, la famille n'est plus
homogène et le chez-soi occidental est déjà marqué par les effets des changements de la
476
société postmoderne. À cela s'ajoute une modification du rapport entre les travailleurs
originaires du Pays d'Oas et l'Autre, l'Occidental. Bien que dans la majorité des cas, les
travailleurs continuent à s'organiser en fonction des réseaux traditionnels étendus, il
n'empêche que surtout les jeunes femmes d'Oas commencent à travailler en entretien
ménager. Ce changement récent (il date de la fin des années 1990) est accompagné d'un
détachement de l'emprise des structures locales étendues. Dès le retour au village, ces
femmes de leur propre chef interviennent sur la maison en cherchant à se séparer de la
pression parentale et communautaire. Nous observons à Certeze une tendance encore
timide. Il s'agit des premiers signes de désenchantement de Tordre communautaire et
parental villageois qui, quoique encore bien présent et fort, commence à changer. Sans
avancer l'idée d'un changement radical, nous découvrons une tendance de la nouvelle
génération à se soumettre à des manières de faire nouvelles qui échappent à l'impact des
générations plus âgées, plus attachées à des valeurs et des savoir-faire anciens. Tandis
qu'avant 1989 le changement est plus en surface (affectant la forme et l'apparence, toutes
deux visibles), à partir des années 2000 le changement touche de plus en plus la pratique et
les structures sociales fondamentales. D'ici découle une curiosité propre au chercheur qui
se demande si cette tendance s'amplifiera ou non. Si oui, quel sera l'impact sur le
comportement bâtisseur et sur la place de la maison en général à l'intérieur du
fonctionnement de la société oseene ?
Le deuxième phénomène qui est caché par le discours officiel des villageois qui associe
clairement la forme de la maison au lieu du travail du propriétaire vise une mobilité locale,
très forte, activée par les réseaux de sociabilité traditionnels. Cette mobilité et mobilisation
interne des modèles architecturaux conduisent non seulement à l'intégration d'une culture
matérielle étrangère, mais également à un retravail d'une autre, locale, déjà existante, en
fonction de nouvelles exigences et influences occidentales. Aisni, voyage et racines,
mobilité et sédentarité coexistent (Clifford 1997) dans ce que les Oseni appellent déjà la
maison à l'occidentale. Selon nous, le comportement bâtisseur des Oseni et le sens des
maisons de type occidental trouvent une réponse partielle à l'intérieur de la mobilité entre
ici et ailleurs, entre le Pays d'Oas et l'Occident. Sans minimaliser le rôle de Tailleurs dans
477
l'importation des modèles neufs, ce qu'on voit aujourd'hui au Pays d'Oas est le reflet de
l'adaptation de cette expérience à l'intérieur d'une autre, locale et ancienne.
L'extension de l'analyse au-delà des murs de la maison de type occidental dans l'usage
générationnel de chaque type de pièce révèle une série d'oppositions et de
complémentarités qui continuent à amplifier la métaphore de Frankenstein. Tandis que le
rez-de-chaussée est le lieu d'exposition et de mise en scène, où tout est fait pour briller,
pour attirer, pour envoûter, l'étage est mal soigné, nonfini. Les étages, incluant la
mansarde, sont soit des lieux d'exil (nous l'avons bien vu pour l'ancienne pièce de
réception, la sufrageria), soit des lieux de dépôt de la tradition (le costume traditionnel), ou
encore tout simplement des lieux vides. Par contre, l'oubli est temporaire car l'étage fait
partie des projets futurs. Tandis que le bas est actif, le haut est en attente. Pour l'instant, il
reste caché, dans l'ombre et camouflé par l'escalier somptueux, par des vitres fumées ou
par l'installation de rideaux aux fenêtres.
Le jeu de cache-cache est aussi horizontal. Tandis que le devant est exposé, visible et
souvent agressif, l'arrière est caché et il est hors-exposition. Il est humble, sale et lieu de
déroulement des activités quotidiennes. Plus on progresse vers l'arrière de la maison, plus
on régresse dans le temps car il ne s'agit pas seulement d'un déplacement matériel mais
aussi générationnel : c'est le lieu des aînés et de leurs manières de faire. Le devant est
destiné aux enfants qui doivent s'intégrer dans la société. La partie visible de la nouvelle
maison représente ainsi le principal outil de reconnaissance et d'intégration des jeunes dans
la société. Par contre, l'arrière deveint le lieu de déploiement et de manifestation des
sociabilités qui font tourner le fonctionnement économique et social de la gospodaria.
Quoique fondée sur une structuration binaire d'oppositions, cette maison sert à une chose :
à séduire. La séduction se définit à la fois par la surexposition étincelante, colorée,
provocante et souvent intrigante, et par le camouflage du contenu. Le jeu entre l'évidence et
l'apparence, entre ce qu'on voit et ce que les Certezeni donnent à voir et à ne pas voir et
bien maîtrisé par les habitants. A l'intérieur du système de mariage et des rituels
prémaritaux, cette maison est presque sexualisée car elle est destinée à conquérir et à
478
séduire les prétendants et les aspirants. D'ailleurs, les maisons les plus ornées appartiennent
aux familles ayant des enfants proches de Tâge du mariage. L'analyse révèle le fait que, au-
delà du rôle de la mobilité du travail ou des mesures étatiques socialistes, la clé de la
compréhension du comportement bâtisseur au Pays d'Oas réside justement dans
l'intégration et surtout dans Tinstrumentalisation de la maison de type occidental à
l'intérieur de l'institution du mariage. Les chapitres décrivant l'extérieur et l'intérieur de la
maison ainsi que la relation entre la maison et la famille font ressortir le fait que tout geste
porté sur l'espace bâti est régularisé au sein des projets locaux liés au mariage.
Mais l'institution du mariage reste, nous l'avons montré, intimement liée à une autre
institution bien plus large, celle de la famille, encore basée sur un fonctionnement
traditionnel de production et de reproduction matériel, social et symbolique. La
construction, l'aménagement, voire l'adaptation de la maison est un projet à long terme qui
touche jusqu'à trois générations. Construire pour la famille, c'est premièrement bâtir pour
les enfants ou pour les petits-enfants, reconstruire pour les parents et pour les grands-
parents dépourvus de leurs maisons anciennes. Les enfants à leur tour grandissent en même
temps que leur maison qui attache et enracine à la fois.
À la suite des théories de Bourdieu sur Y habitus (1996), l'espace bâti ne peut pas être pensé
en dehors de sa portée sociale car la maison lie non seulement à la terre mais surtout à un
devoir d'assurer la transmission d'un patrimoine à la fois matériel et affectif. La
construction et la possession d'une maison avant même que l'enfant soit indépendant
l'obligent non seulement à structurer son avenir en fonction du local, mais aussi à faire la
même chose que les autres : bâtir. Les murs sont élevés pour que l'enfant puisse faire
comme il veut. Travailler en Occident ne se réduit pas à une sémantique économique, mais
représente la solution et le premier pas vers l'intégration des jeunes à l'intérieur d'un réseau
social bâti et sédimenté par les parents. L'enfant subit donc un double ancrage : à la fois
spatial et occupationnel. La maison devient un repère pour les enfants, leur existence se
construit en fonction d'elle. Non seulement elle oriente, mais elle pèse lourdement sur les
épaules des jeunes. L'attachement est donc à la mesure de la grandeur de la maison : fort et
de longue durée. Les intentions des parents de s'assurer que chaque enfant ait SA maison
479
dans le sens propre du terme, s'avèrent en fait un piège car l'enfant plonge lui-même dans
le travail de reconstruction de la maison, en fonction de ses propres préférences esthétiques
ou des nouvelles modes. Le geste de trasformation de l'espace bâti représente un exercice
d'appropriation et de personnalisation du lieu.
Cette maison qui oriente les investissement d'argent et du temps des piège aussi les aînés
qui, loin de se libérer du devoir d'assurer le futur de leurs enfants, restent dans la course de
« la plus belle et la plus grande maison » jusqu'à la fin de leurs jours. En plus, leurs tâches
s'alourdissent et se multiplient. Contrairement aux jeunes, la grande majorité des personnes
âgées reste au village pour surveiller la construction de la nouvelle maison et prendre soin
des petits-enfants, leur offrant du soutien affectif, moral, pratique et même financier. Rien
de nouveau ici, car dans la société traditionnelle, les personnes âgées ont continué à être
actives et présentes dans la vie des enfants et des petits-enfants. Dans la logique du don et
du contre-don (Mauss 1969), enfants et parents échangent des services qui assurent
l'économie du ménage. Dans le contexte de la mobilité du travail, cette organisation diffuse
représente d'ailleurs la condition même de la survie de la famille roumaine.
Actifs dans la construction du monde de leurs enfants et pris eux-mêmes dans le mirage de
la maison occidentale - l'expression d'un futur meilleur que leur passé - batrânii assistent
par contre, plus ou moins sereinement, à la disparition graduelle de la fondation matérielle
de leur propre monde. En reprenant l'image biblique et métaphorique de ïona, la grande
480
maison est en train d'engloutir les dernières traces matérielles d'un monde, encore vivant
par la présence des aïeux et réduit à la petite pièce qui se substitue provisoirement à la
disparition de l'ancienne maison. Pas encore (dé)finies, les deux lieux, la chambre habitée
par la vieille et la maison de type occidental, elle non plus pas encore finie, matérialisent
l'état interstitiel de la société du Pays d'Oas. Elles représentent également un exercice de
compromis mené par la génération adulte, toujours prise au milieu, entre les jeunes et les
âgés, entre les enfants et les parents. Par contre, la pratique de construction et de
reconstruction de la maison reste inchangée, en représentant le cadre de préservation et de
renforcement de l'attachement au lieu chez les adultes tout comme chez les plus jeunes.
481
L'argument principal est que la compétition pour la plus belle et la plus grande maison à
l'occidentale continue bien au-delà du mariage. La possession d'une ou de plusieurs
maisons oblige le nouveau couple à préserver et à amplifier le statut acquis grâce à l'effort
des parents ou individuel. À cela s'ajoute l'augmentation du rôle de la femme qui, dans la
pratique, est le principal agent de la transformation de la maison. Dissimulée à l'intérieur
du discours normatif masculin, la femme agit sur la maison en fonction d'un double code
de l'honorabilité féminine: ancien, marqué par le comportement de gospodina; neuf,
centré par l'appropriation des tâches traditionnellement masculines tel que le travail ou la
coordination de la construction de la nouvelle maison.
Finalement, le sens de la maison de Certeze n'est pas dans le syntagmey'e veux une maison
plus grande et plus belle mais essentiellement dans le rapport dans lequel cette volonté
s'engage : je veux une maison plus grande et plus belle que celle de mon voisin, ma sœur,
mon ami, etc. La possession d'une maison n'est rien dans l'économie de l'honneur si elle
ne suit pas le rythme collectif de transformation et d'adaptation permanente. Le dessein de
la maison du Pays d'Oas ne réside donc pas dans sa construction, mais dans sa
transformation, le seul moyen de préservation et de valorisation de l'honneur. Sans cela,
l'individu risque l'isolement social ou, selon les termes de Bourdieu, « la mort symbolique»
(2000).
482
Or, dans la communauté paysanne locale, la mort symbolique est aussi économique et
sociale. Les trois sont indissociables car elles assurent la survie de l'individu et de la
famille à l'intérieur de la communauté villageoise. Plus qu'un abri, plus qu'un lieu pour la
famille ou pour les enfants, cette maison possède le pouvoir de conférer à l'individu une
identité honorable et crédible dans le lieu d'origine. Elle conditionne même l'existence de
l'individu en tant qu'être social et sa position à l'intérieur du groupe. Ainsi, la relation
d'action unidirectionnelle de l'homme vers l'espace se retrouve de plus en plus dans ce que
Daniel Miller appelle Vagency de l'objet ou de la culture matérielle. La maison en tant
qu'espace de refuge, de tranquillité et de sécurité révèle son côté méphistophélique car, en
échange de l'affirmation et de la communication d'une identité sociale nouvelle et
valorisante, elle demande toujours plus. Elle oriente, elle oblige les gens à développer un
comportement relatif à l'espace qui s'avère être lourd à porter :
C'est ça, notre folie car on met tout notre argent dans des maisons. Je ne sais pas pourquoi.
Mais tout le monde voit que la maison à côté est mise en ordre (aranjatâ) et l'an prochain,
lorsqu 'il revient, il aime plus ce qu 'il a fait l'an dernier et il modifie. Moi j ' a i fait une fois et j e
n'ai pas aimé ce qu'il a résulté et j ' a i modifié. Nous dépensons notre argent dans ce domaine.
J'aimerais rentrer à la maison et rester trois, quatre semaines sans rien faire. Depuis que j e
suis rentré, j e pense commencer une autre maison. C 'est comme ça chez nous : la lutte en
maisons. C'est notre folie, nous ne pouvons pas arrêter» (Vasaies, 30 ans, Huta-Certeze,
2004).
Sans s'en rendre compte, notre interlocuteur vient de définir une conduite hors-norme :
venir à la maison et ne rien faire. Cependant, le retour à la maison n'a rien d'un loisir ou
d'un repos. Il n'est pas non plus l'inverse du quotidien vécu ailleurs tel qu'on l'observe
chez certaines communautés immigrantes : le travail ailleurs, le repos, les vacances ou les
loisirs chez soi (de Villanova 1999). Au contraire. Le travail de la maison permet d'éviter
un comportement non-honorable. Il témoigne de l'encadrement de l'individu dans Tordre
local qui voit dans ce bâtiment l'expression de la réussite économique et sociale. Ne pas
respecter Tordre, rânduiala, c'est attirer le déshonneur sur soi et sur la famille. Autrement
dit, malgré sa marque occidentale, la maison du Pays d'Oas n'est pas un private place car
elle n'a pas de pouvoir d'exclure les autres ou de sélectionner l'accès des autres (Graham et
Crow 1989). Donc, la responsabilité de Vasaies dépasse l'étendue de son propre
cheminement social. Elle touche l'ensemble de la parenté et de la communauté.
483
Ainsi, cette maison construite à la fois en conformité avec un modèle occidental et avec les
exigences locales n'est jamais finie. Jamais content, le migrant transforme sa maison à
l'occasion de chaque retour. Confiée aux parents et aux contremaîtres, la maison subit aussi
une infinité de traductions (Geertz 1983) liées à la fois à l'imprévisibilité des facteurs
extérieurs (positionnement, terrain, etc.), au savoir-faire et aux goûts des intervenants, et
aux facteurs intérieurs (les enjeux familiaux liés au mariage et individuels liés au
positionnement sur l'échelle de valeurs de la communauté). La maison résultant du
processus de migration n'est jamais identique aux modèles ou aux maisons venues
d'ailleurs (de Villanova 2004). Autrement dit, la localité n'est jamais le reflet à petite
échelle du global car les cultures ne sont pas tout simplement transférables d'un contexte à
l'autre, d'une échelle à l'autre (Appadurai 1998, Meintel 1995).
Ses formes et ses sens sont travaillés et négociés (Moore 2000 :270), non seulement d'une
échelle à l'autre, mais à l'intérieur même du local. Étant donné le caractère indéfini de la
différence entre le matériel et l'immatériel (Miller 2001, 2005, Buchli, Moore 2000, Tilley
2007 [2006], Turgeon 2004), la matérialité de la maison absorbe des expériences multiples,
ce qui conduit à Téloignement du modèle de son propre créateur et de sa forme d'origine
(Tilley 1990). Plus loin encore, malgré la relation permanente entre le propriétaire et sa
maison, elle ne lui appartient plus, elle se transforme à chaque lecture et à chaque
interprétation que les intervenants effectuent. Une fois échappée à ses intervenants et au
retour du propriétaire, la nouvelle maison commence à réagir, en lui suggérant, voire en le
contraignant à procéder à des nouvelles interventions, à des nouvelles interprétations. La
maison acquiert ainsi de plus en plus d'autonomie et de pouvoir (Tilley 1990).
La lenteur du changement des pratiques d'habitation n'est pas intérieure, culturelle ou liée à
une catégorie sociale précise, (la paysannerie par exemple). Ce qui les empêche de changer
aussi rapidement et radicalement que l'architecture ou les structures matériels est
paradoxalement leur propre maison qui aurait dû représenter « le véhicule » (Zuniga 1999;
Miller 2001) de changement des pratiques d'habitation : trop grande à chauffer et éclairer,
trop volumineuse pour en utiliser toutes les pièces et trop coûteuse pour les aménager
toutes, elle force des Certezeni à continuer d'habiter dans la promiscuité. Malgré
484
l'installation d'un poêle à bois dans chaque pièce à coucher, il est trop cher de chauffer
plusieurs pièces. Ainsi, enfants et parents s'accommodent dans une unique pièce afin de
passer la saison froide. À cette contrainte externe se rajoute une autre aussi importante : la
chambre à coucher reste néanmoins marginale ce qui ne motive pas les propriétaires à la
finir car « elle peut attendre ». Faute de la primauté d'un usage cérémoniel ou de mise en
scène de la réussite, elle est abandonnée pour un futur toujours indéterminé, intégrée à
l'intérieur de la logique de mise en scène, tout en la sortant de l'espace privé afin de la
situer dans un autre, public et visible.
Les bâtisseurs de la maison de type occidental de Certeze sont des prisonniers : d'une part,
ils doivent porter l'héritage de la maison construite par les parents en conformité avec
l'ancien ordre social et spatial qui disait que les enfants doivent rester près des parents et
veiller sur eux ; d'autre part, ils sont porteurs de toute une expérience étrangère et
individuelle qui leur a appris l'individualisme matérialisé dans la rupture spatiale de la
vieille génération et dans la construction séparée de la nouvelle maison à l'occidentale. Au-
delà de cette explication sociale, il y a la communauté et l'individu. Lors de mon retour à
Huta en 2005, Vasaies et son épouse étaient en France. Non loin de la gospodaria
parentale, ils venaient de commencer la construction d'une nouvelle maison. Malgré la
prise de conscience suscitée par le questionnement du chercheur devenu ami et partenaire
de discussion, Vasaies vit dans la communauté. Il ne peut pas se soustraire du regard des
autres. Il ne peut pas rester non plus en dehors de la norme. Sauf que cette mise en ordre du
monde habité n'est plus aussi stable que dans l'ancien temps. La seule constante est celle
du défi et de la riposte à laquelle nulle personne ne peut s'échapper.
Ainsi, l'intégration des formes matérielles étrangères, des savoir-faire etc. est conditionnée
essentiellement par ces structures traditionnelles gouvernées par l'économie de l'honneur.
À tel point que la relation même entre la chercheure et les individus a fonctionné au
moment où elle a réussi à s'intégrer au sein du code local de la réussite et de l'honorabilité.
Le premier pas a été franchi d'avance par l'intuition de la chercheure qui, accompagnée par
son époux, s'encadrait dans Tordre social, celui d'une femme qui a sa place dans la société,
qui respecte les normes. Et l'importance de respecter dans les normes s'est révélée plus tard
485
lorsque, à 8h le soir, j'ai décidé d'aller de l'autre côté du village, toute seule, pour mener un
entretien. Je n'oublierai jamais l'angoisse de Maria qui m'a demandé pourquoi j'y allais
seule. Une femme ne devrait jamais sortir toute seule le soir. Iurie est venu immédiatement
me rejoindre et c'est comme ça qu'il a sauvé la situation. Ceci pour dire que tout comme
l'honneur, le déshonneur est contagieux : j'étais en train de compromettre l'honorabilité et
la bonne réputation de Maria à l'intérieur de la communauté.
Ensuite, à l'intérieur de la relation avec nos hôtes, nous avons découvert qu'aux yeux des
autres, nous étions à la fois surclassés et sous-classés. Surclassés puisque nous appartenions
au centre (Bucarest et ensuite le Canada). C'était le regard posé surtout par nos hôtes et par
leur réseau de parenté. Cependant, le fait de venir de l'extérieur, de ne pas avoir de liens
avec les gens de la région, nous classait comme ignorants concernant les réalités locales. Le
journal des premières journées sur le terrain en 2004 abonde de scènes dans lesquelles la
chercheure est déclassée par rapport au sujet. Voici un épisode :
J ' a i rencontré Nelu devant sa maison et nous parlons. A un moment donné, un homme dans la
cinquantaine, au torse nu, arrête sa bicyclette et nous dit bonjour. Nelu me le présente. Il s'agit
du médecin au sanatorium des malades de tuberculose à Bixad. Nelu lui dit aussi qui j e suis et
de quoi j e m'occupe. 11 me regarde avec supériorité et il me demande d'où j e viens. Je réponds
que j e viens de Bucarest. La réponse est tombée toute suite :
« Aaaal Alors, vous êtes totalement en dehors de la réalité! Moi j e peux vous dire quelle est la
vérité : la vérité est qu'ici, au Pays d'Oas, tout est possible! » Il me donne des conseils, entre
autres d'aller à Bixad aussi et faire du terrain. Avant de partir il demande à Nelu «...sur quel
plan il m'aide ». « Sur tous les plans? » [Il faut mentionner que Nelu n'est pas marié}. Question
subtile à la quelle Nelu répond, visiblement gêné mais avec la même subtilité que l'autre : «
Pas sur tous les plans! Je fais de mon mieux pour les aider, la Madame et son époux! Je pense
qu'il est en train de nous rejoindre. Si vous voulez, j e vous le présente! » La réaction du
médecin à été rapide : « Ah, non, j e manque de temps. Une autrefois. Si jamais vous passez p a r
Bixad, n'oubliez pas de passer me voir. Bonne journée et bonne chance! » (Huta Certeze, juin
2004).
Cet épisode, comme bien d'autres, confirmait l'importance pour le chercheur d'appartenir à
Tordre social pour éviter la honte et le discrédit. Les enjeux deviennent encore plus
importants lorsqu'il s'agit d'une femme. Un statut ambigu de la chercheure aurait
compromis toute forme de communication et d'échange avec l'autre.
Ainsi, au début, nous étions sous-classés car nous ne partagions pas le même code de
l'honneur et de la réussite. Ianos, mon hôte qui était une personne taciturne et timide, a osé
à un moment donné nous demander quel est le sens de faire tant d'études, ce que cela nous
486
apporte. Vous voyez, les Oseni ont une maison, ont une voiture, mais vous, vous n 'avez que
vos sac-à-dos?! ». Cette question a révélé une fois pour toutes le fait que la maison à
l'occidentale ne trouve pas son sens qu'à l'intérieur d'un code de l'honneur local,
spécifique, qui fonctionne encore selon les normes anciennes. Ce code dit que pour être une
personne respectable et reconnue par les autres il faut AVOIR une maison. À partir de ce
moment-là, lorsque la question sur notre situation matérielle revenait (et elle a été présente
tout au long de notre terrain) nous insistions sur le fait que nous étions propriétaires d'un
petit appartement dans une grosse ville de la Roumanie et même là, il fallait faire bien des
efforts pour leur démontrer que malgré cela, nous étions heureux. Cela marchait, mais
uniquement parce que nous étions des étrangers. Si nous avions été originaires du village, il
aurait fallu adopter le même comportement que le reste de la communauté afin de pouvoir
mener cette recherche.
Or nous arrivons à l'éternel dilemme, à savoir si l'individu, surtout celui issu des
communautés rurales, est ou non prisonnier de l'emprise communautaire. Comment
concilier les tendances individualistes et un ordre social ancien qui dicte son statut social et
symbolique? En fait, les deux sont complémentaires et on le voit très bien dans le
comportement spatial de Vasaies qui, malgré la possession d'une maison chez ses parents,
décide d'en construire une autre, séparée. Individualisme ? Désir de se conformer à la
compétition entre les maisons (dans le sens matériel et social) afin d'acquérir plus de
prestige et de reconnaissance, donc de conformisme et de communautarisme ? Nous
pensons qu'il s'agit des deux à ia fois. Tout geste individuel posé sur l'espace au Pays
d'Oas est marqué par un souci permanent d'être bien vu par l'entourage, que ce soit
parental, familial ou communautaire. À celui-ci s'ajoute une préoccupation de cultiver son
image de courage, de droiture, de respect de la parole donnée, de générosité, bref de valeurs
qui honorent celui qui les possède. Ainsi, le rapport entre individualisme en tant que souci
de soi sans avoir à tenir compte des autres, d'une part, et la collectivité en tant que souci
des autres d'autre part, ne doivent pas être pensés en opposition. Dans la lignée des idées de
Bourdieu élaborées à la suite de son analyse de la maison kabyle, l'individualisme est
consubstantiel au collectivisme car le souci de soi ne se construit que sous le regard des
autres. L'individu a besoin des autres pour exister «parce que l'image qu'il forme de lui-
487
même ne saurait être distincte de l'image de soi qui lui est renvoyée par les autres »
(2000 :40).
488
petite cuisine avec sa table coincée dans un coin de la pièce et qui ne permettait pas le
rassemblement de toute la famille pour manger. Nous allons chercher la vitrina avec ses
bibelots et sa vaisselle en porcelaine. Nous allons chercher les tableaux des maisons
modernes paysannes aux scènes orientales et il sera impossible de les retrouver. Or cet
espace domestique tellement détesté et dénigré par les recherches ethnographiques426 doit
sortir de l'emprise des interrogations sur l'authenticité, sur la tradition ou sur le kitsch ainsi
que du paradigme étemel du « paysan authentique et immobile». Cet espace doit être vu
comme une source et une ressource d'étude des dynamiques identitaires dans la société
roumaine, que ce soit rurale ou urbaine. Ces lieux domestiques sont les véhicules qui
portent en eux la complexité et la fascination de la métamorphose identitaire des Roumains
d'avant et d'après la chute du régime de Ceausescu.
Pour conclure, nous tenons à souligner encore une fois en quoi consiste la spécificité de la
maison de type occidental, et plus encore du comportement des habitants de Certeze relatif
à l'espace bâti. En quoi réside son intégration, voire sa rébellion face à un phénomène plus
large de définition du soi à travers le bâti? Tout comme le reste de la société roumaine, la
culture matérielle liée à l'espace domestique qui parvient de l'extérieur se confronte à la
présence, encore active, des institutions traditionnelles qui, à l'intérieur de la coquille
socialiste, sont restées dans leur état initial : l'institution de la famille réglementée encore
par le mariage, par l'échange des biens à l'intérieur de laquelle la maison est devenue la
principale monnaie d'échange. L'augmentation de l'importance du bâtiment est liée aussi à
la préservation de la relation de synonymie entre la fondation de la maison et la fondation
d'une famille. Cette équivalence est encore plus forte au Pays d'Oas et dans les régions
rurales à cause de l'emprise parentale et communautaire qui réglementent encore
matériellement et symboliquement le statut social, économique et symbolique de l'individu
et qui traverse la géographie entière villageoise et même régionale.
426
II faut mentionner toutefois le travail pionnier d'Irina Nicolau, la première à s'intéresser à la culture dite
« kitsch ». C'est encore elle qui a accordé à cette culture reléguée de la problématique « spécifique » aux
ethnologues une place à elle dans le Musée du Paysan à Bucarest.
489
mândria et le code de encadrent définitivement toute forme d'importation matérielle. Tout
geste que l'individu porte sur l'espace bâti obéit à un système de valeurs régulé par le
sentiment de l'honneur. Si un individu prend des libertés avec ces valeurs (et nous avons vu
qu'avoir la maison la plus grande n'est pas nécessairement un atout car ce geste défie les
réglementations de la quête de l'honneur), il fera face aux conséquences : le mépris des
autres, et, à l'extrême, sa marginalisation, voire son exclusion sociale. À l'intérieur du code
de l'honneur, les individus savent ce qu'il faut faire et ne pas faire. Nous l'avons déjà vu
dans le cas de Vasaies, dans l'oscillation entre ce qu'il aimerait faire et ce qu'il doit faire.
Le code de l'honneur vient par dessus l'emprise des autres institutions traditionnelles, le
mariage, la famille, afin de conférer au phénomène bâtisseur cet aspect extrême, unique.
Contrairement aux autres Roumains, les Oseni jouent sur plusieurs plans car l'honneur
rejoint et recompose dans l'image de la maison des temporalités multiples, des espaces
multiples. Afin d'exister en tant que symbole de l'honneur ou en tant que véhicule de
l'honneur, cette maison de type occidental absorbe toute source de prestige et
d'honorabilité. Elle devient l'espace social marqué par l'arithmétique qui conjugue honneur
et prestige, la peur de la honte et du discrédit de la part des autres (Addi 2002). À l'intérieur
de la mobilité du travail, du mouvement permanent entre ici et là-bas, la construction d'une
maison intégrée dans le système d'acquisition de l'honneur « dissuade la violence physique
pour sauvegarder l'unité du groupe et garantir la paix sociale à travers l'attachement à un
code de conduite » (Addi 2002). Or, nulle part ailleurs en Roumanie les enjeux de la
construction ou de la transformation de la maison ne représentent un si grand enjeu social et
symbolique qu'au pays d'Oas.
Tout comme Frankenstein en quête d'un idéal de création, les habitants du Pays d'Oas se
composent et se recomposent eux-mêmes à travers la transformation de leurs maisons. Trop
tard ou jamais ils ne se rendent pas compte des effets de leur propre création qui, en
révélant son côté démoniaque, ne leur permet pas de profiter pleinement de ses bénéfices.
L'effect presque anthropophage de la maison sur ses propriétaires semble effrayant. Les
Oseni sont-ils malheureux? Us semblent tout simplement piégés et pour l'instant, ils n'ont
pas le choix. La solution, pensons-nous, est dans la rotation des générations et finalement
490
dans l'écoulement du temps. Aussi, une alternation serait la libération de la maison du
poids identitaire, d'unique moyen d'assurer l'existence de l'individu en tant qu'être social
et symbolique à l'intérieur de la communauté. La solution consiste à créer d'autres
mécanismes de création et d'amplification de prestige et de l'honneur et en plus, qu'elles
soient fonctionnelles. La volonté d'essayer autre chose existe : se lancer en tourisme, ouvrir
une affaire profitable, etc. Mais il faut que ces alternatives soient aussi sécuritaires et
sécurisantes que la maison. Nous n'avons jamais oublié l'Osan de Certeze qui avait
participé au rîtas, qui a travaillé dans le domaine de la construction et qui a décidé de se
lancer en tourisme en ouvrant un petit hôtel dans les montagnes. Il a décidé de faire une
piste de ski, de faire connaître la beauté de la région. Mais, vous savez, depuis que j ' a i
ouvert cette petite affaire, mes économies, mes biens ne sont plus les miens. Ils
appartiennent à la Banque. Si j'échoue, j e suis fini, nous sommes finis, ma famille, mes
enfants. La maison, tu l'as construit, elle est à toi. Si elle n 'est pas à toi, elle reste aux
enfants (Certeze, 2005). Le fait que les Oseni n'ont pas le choix n'est pas uniquement
interne mais aussi externe : exister dans une société plus large qui ne dispose pas encore
des moyens d'orienter tout ce capital à la fois matériel et identitaire vers des mécanismes
capables de conduire au développement économique régional dans son ensemble. Nous
pensons que la stabilité de la société roumaine en général peut canaliser et tirer profit des
comportements apparemment absurdes relatifs à l'espace bâti. En attendant, les Oseni ne
peuvent rien faire. Us continuent à exister en faisant tout ce qu'ils savent le mieux : bâtir.
Toutefois, nous doutons fort qu'en 2020 Certeze ressemblera à une ville de gratte-ciels tel
qu'annoncé par l'affiche électorale. De ce point de vue, le cheminement des Certezeni dans
les années à venir reste à suivre. Ce qui ressort finalement de cette étude est que, pour saisir
les dynamiques identitaires d'une société en général, il ne faut pas nécessairement connaître
Tinfiniment grand, mais plonger dans Tinfiniment petit, dans Tinfiniment banal de la
domesticité quotidienne, ce que nous avons fait dans le cas des maisons de type occidental
de Certeze, en Roumanie.
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ANNEXE
IMAGES
PREMIERE PARTIE
Photo No 1 : Le Pays d'Oas au début du XXe siècle (auteur Ionita G. Andron 1977)
■»t ■
Photo No 2 : Ce qui reste du bois séculaire du Pays d'Oas nous rappelle l'isolationnisme et le mystère régnant le monde
des Oseni. Photo prise du haut des montagnes d'Oas (auteur Daniela Moisa, 2005)
Photo No 3 : Intitulée Sfetnicii lui Decebal, cette photo représente des Oseni du village de Racsa, en 1939. La traduction
donnée par l'auteur est « Comme jadis les conseilleurs du Roi dac Décébal ». L'argument en faveur du lien entre les Oseni
et les Daces repose sur la coiffure ronde des hommes (auteur Ionita G. Andron. 1977)
Photo No 4 : Le titre de cène photographie est
Marele Preot, sfaluitorul regelni dac (Finta Vasâi
■
al lui Vasâiu ' Todorii Pupadzîla din Bixad, august
1940) (traduit « Le Grand Prêtre, conseiller du roi
dac (Finta Vasâi (fils) de Vasâiu' (fils) de Todor
Pupadzîla de Bixad, août 1940). À la coiffure ronde
s'ajoute le costume blanc des hommes, lui aussi
exploité afin de représenter le portrait du Roumain
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d'origine Dace (auteur Ionita G. Andron 1977)
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Photo No 5 : Nepriveste din alt veac (casa monocelulara din Certeze) (« Elle nous regarde d'une
autre époque (la maison monocellulaire de Certeze) (traduction de l'auteur), la première maison
reproduite par Ionita G. Andron dans son album publié en 1977. Tara Oasului. Cluj-Napoca : ed.
Dacia. Actuellement, il n'existe plus des maisons de ce type sauf au Musée ethnographique de
Negresti-Oas
Photo No 6 : Casa batrana (« La vieille maison »). photo prise dans les années 1940
et publiée dans l'album de Ionita G. Andron. (1977). Ce type de maison n'existe plus
à Certez et à Huta-Certeze.
Photo No 8 : Sous la photo est inscrit : « D'une année à l'autre, de plus en plus d'habitants de la commune Certeze
construisent des maisons modernes à étages, signe du bien-être offert par l'Etat socialiste » (Photo reproduite en Cronica
satmareana, 25 juillet, 1979 : 3)
DEUXIEME PARTIE
Photo No la : La maison moderne du delegat Petre Bichii (Petre de Bica) et de sa femme, Bica. Construite
sur la rue principale, elle est parmi les premières constructions à un étage à Certeze. Il s'agit d'un modèle
apporté du nord-est de la Roumanie. Elle a conservé le toit de type clop. Cependant l'extérieur est transformé
« à la française » par leur fille qui habite la maison avec son époux et leur fillette de 13 ans.
Photo No lb : La maison de l'autre côté de la rue (à gauche de l'image) est une maison des années
1970, 1980. Dans la majorité des cas, ce bâtiment sert de support pour construire la maison de type
occidental. La métamorphose est spectaculaire, le bâtiment d'origine est méconnaissable. La maison
située à droite a été transformée en une maison de type français (Certeze, 2005, auteur D. Moisa).
.—...'. .
Photo No 4a et No 4b: En 2005, sur la rue principale à Certeze. il y a une seule maison des années 1980
dont la tour a été conservée. La deuxième maison se trouve à proximité de l'école (auteur D. Moisa).
Photo No 5 : La maison jumelée de Nelu et de sa sœur (Huta-Certeze, 2004, auteur D. Moisa).
LES DEUX VISAGES DE L'HABITER DANS LA MOBILITE APRES 1989
Photo No 1 : Ianos. mon hôte, gouttant l'eau de vie qu'il est en train de préparer dans unepalincie (lieu spécialement
aménagé pour la préparation de l'eau-de-vie), à Huta-Certeze. Bien qu'il n'ait jamais été ni en France ni à Hollywood
(destinations marquées sur son chandail), il est l'un des premiers à partir en Occident, après 1989 : en Autriche et en
Allemagne. Cette image synthétise toute une expérience de la migration au sein de laquelle Tailleurs « planétaire »
est intimement lié au local avec toute sa spécificité et toutes ses odeurs et gouts (auteur D. Moisa, Huta, 2004).
Photo No 2 : Ianos (à gauche) et deux autres travailleurs (à droite), l'un de Certeze l'autre de Huta, sont en train
de construire une maison en Autriche, au début des années 1990 (archive personnelle de Ianos Simon).
Photo No 3 : Avec l'argent gagné en Autriche, Ianos construit à Huta-Certeze, au début des années 1990.
une deuxième maison de plein pied (Photo de l'archive personnelle de Maria et de Ianos Simon).
Photo No 4 : Après l'Autriche, Ianos continue
à travailler dans la construction. Il est en train
de monter le grès dans la maison de son frère,
à Huta-Certeze (auteur D. Moisa, 2005).
Photo No 5 : Maison en Autriche construite au début des années 1990 par Ianos et quatre
autres villageois, trois originaires de Certeze et l'un de Huta-Certeze. Ils sont des amis
et des parents proches (archive personnelle de Ianos Simon. Huta-Certeze).
Photo No 6 : Ianos avec son cousin, devant
la maison du propriétaire autrichien pour
lequel ils travaillent, début des années 1990
(Archive personnelle de Ianos Simon).
Photo No 7 : Ianos en 1992. en Autriche : le logement de l'immigrant travailleur dans la construction est à la fois lieu
de travail, et un lieu pour dormir, manger et entreposer des outils de travail (l'archive personnelle de Ianos Simon).
Photo No 8 : L'atelier de travail de Ianos, en Autriche. Les outils de travail sont toujours à proximité. Les prendre
en photo sert de prouver l'avancement de la technique et des outils en construction par rapport à la situation
du Pays d'Oas et même de la Roumaine entière. Cette image témoigne aussi d'une façon de faire propre aux
Autrichiens et définie par l'ordre, le professionnalisme et la rigueur, (l'archive personnelle de Simon Ianos).
* I l Imp ■ fl.
__.
Photo No 1 : Les maisons neuves ou modernes des années 1980, à Certeze. La première est dotée
soit de la tour ou du toit à la tôle, fabriqué par des Tziganes. À côté, les femmes habillées du costume
traditionnel assistent au jeu de dimanche devant Ciuperca (« Le Champignon). lieu de déploiement
du jeu et de rencontre des jeunes pendant les fêtes. En 2005, les maisons sont méconnaissables. Seule,
la Champignon rappellent encore le temps jadis (Photo reproduite par Diminescu (2001)
Photo No 2 : Le village de Certeze, en 2005, la rue est la même, mais les maisons sont différentes, elles
sont désormais « de type français ». Contrairement à la métamorphose des maisons modernes, des années
1980, situées à côté. Ciuperca (« Le Champignon ») reste inchangée quoique solitaire. En face de la
maison verte, le sable indique que des travaux de construction sont en cours (auteur D. Moisa)
Photo No 3 : La maison mauve est une maison « de type occidental ». Cependant, le propriétaire appelé patron
(« le patron ») travaille en Roumanie. Il dirige des travaux de construction (Certeze, 2005. auteur D. Moisa).
Photo No 4 : La maison de type autrichien, Certeze, 2005 (auteur D. Moisa)
Photo No 8 : Sur la rue Hîroasa, les maisons de type occidental sont plus ou moins finies. À
côté, les hommes semblent bien insignifiants (Certeze. 2005, auteure D. Moisa)
Photo No 9 : Dans une rue périphérique de Certeze, la maison de type français fait son apparition
juste en face d'une autre, à peine visible derrière et qui est un modèle des années 1970. A côté,
les voisins n'ont rien changé, ou du moins pas encore... (2005, auteur D. Moisa)
\Si
* %
>:,...
Photo No 12 : La maison de type américain est située sur la chaussée nationale no. 19 qui traverse le village de
Huta-Certeze. Au village, il n'existe pas de construction plus grande, à l'exception de la nouvelle église catholique.
Commencée en 2001, elle n'est pas encore finie. Cependant elle sert tout de même de modèle pour les maisons
au toit en forme d'arche qui, à partir de 2004, commencent à apparaître à Certeze (2005, auteur D. Moisa)
Photo No 13 : La maison « de l'Américain » (des parents) ne semble pas aussi grande que la maison « de type américain »
(de la fille). Cependant, son positionnement au sommet d'une colline, rend le bâtiment plus impressionnant. Tandis
que le propriétaire est parti aux États-Unis, l'épouse surveille la construction d'un bâtiment qui n'a aucun rapport avec
les maisons du continent américain. L'important est qu'il transmette le message d'une réussite bien plus valorisante
que la réussite « européenne ». La réussite « à l'américaine » est inégalable (Huta-Certeze, 2005, auteur D. Moisa)
Photo No 14 : Vers l'église, mon hôtesse, habillée de son costume traditionnel, observe l'arrivée de plusieurs voitures
en provenance de l'étranger. La fête de l'Assomption s'approche. Les Hutars partis commencent à rentrer à la maison.
La maison de type occidental coupe la vue des montagnes boisés d'Oas (Huta-Certeze, 2005, auteur D. Moisa)
Photo No 15 et No 16 : Les deux maisons des enfants de Maria Buzdugan : à gauche se dresse la maison de type
français de son fils qui a travaillé quelques années en France ; à droite, c'est la maison de la fille, qui, assistante
médicale, n"est jamais partie travailler à l'étranger. Le modèle est repris, avec quelques modifications, par son
frère. Malgré cela, la deuxième est aussi « une maison de type occidental » (Certeze, 2005. auteur I. Stamati).
Photo No 17 : Je veux une maison pareille que
celle de mon voisin, mais plus haute et plus
large (Certeze. 2004, auteur D. Moisa)
Photo No 18 : Les téléromans américains, modèle digne à être reproduit à Certeze (2005, auteur D. Moisa)
4. FAIRE BATIR SA MAISON A DISTANCE. NOUVELLES ET ANCIENNES
PRATIQUES DOMESTIQUES DE (RÉ)PRODUCTION DES RELATIONS
SOCIALES DANS LE CONTEXTE DE LA MOBILITÉ
Photo No 1 : Au centre de Certeze, une équipe de constructeurs s'en va au travail (2005, auteur D. Moisa)
Photo No 2 : Une journée ordinaire de travail à Certeze : à côté de la maison « moderne » des années 1980, l'équipe
de bâtisseurs est en train d'en construire une autre de type occidental cette fois (2005, auteur D. Moisa).
Photo No 9 : Dans la cour, on travaille et on regarde : Marioara. la cousine du propriétaire, le frère du père
du propriétaire. Mos Ioscut (l'homme au chapeau et au chemise blanche), le contremaître qui surveille
l'outillage de fabrication du ciment et deux ouvriers (Huta-Certeze. 2004, Auteur D. Moisa)
Photo No 10 : La planseu (« au plancher ») : à l'aide d'une pelle, le maître homogénéise le matériel
de construction tandis que l'un des travailleurs apporte du béton. Le frère de Mos Gheorghe (celui
qui porte un chapeau) donne certaines indications (Huta-Certeze, 2004, auteur D. Moisa)
Photo No 11 : Près de la table. Maria, sa cousine, Marioara, la mère de Maria. Clara, et Iulian. le fils de mon hôtesse,
viennent de finir la préparation du souper et de la table pour les travailleurs (Huta-Certeze, 2004, auteur D. Moisa)
Photo No 12 : À droite, le contremaître de Certeze. Ensuite, vers la gauche, Mos Ioscut, son frère et deux ouvriers. Les
maîtres mangent très vite car ils doivent se rendre à Certeze pour monter un autre plancher. L'entrée est une soupe aux
nouilles et au poulet préparée par Maria, la sœur du propriétaire et pas la mère, Clara. Sur la table, il y a aussi aperitive
(« des apéritifs ») composées de la charcuterie et de fromage achetés aux magasins de Baia Mare, du pain acheté
également au village. Il y a aussi un plateau de gâteaux préparées par Maria (Huta-Certeze, 2004, auteur D. Moisa)
Photo No 13 : La construction du plancher de Petre est une occasion des trois frères Sabau de se rencontrer.
Quoiqu'ils n'habitent pas loin l'un de l'autre, ils n'ont pas le temps de se ressembler souvent. De droite à
gauche : Unchiul Ioscut (l'oncle Ioscut), Mos et Mos Gheorghe. le père du propriétaire Petre. À gauche,
l'anthropologue participe à la convivialité du moment (Huta-Certeze. 2004, auteur I. Stamati)
Photo No 14 : lose, adossé contre sa voiture, regarde sans participer. Âgé de 17 ans, il vient d'arriver
de France où il travaille comme plaquiste (Huta-Certeze, 2004, auteur D. Moisa).
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Photo No I : L'église orthodoxe de Certeze. Seule la tour devance les maisons avoisinantes. Si le bâtiment reste
inchangé, le prêtre vient de demander une nouvelle clôture, en fer forgé, à la mode en 2004 (auteur D. Moisa).
Photo No 2a : L'école de Certeze qui, tout comme le bâtiment de la mairie, celui de l'école est
conforme à l'architecture réaliste socialiste. Elle contraste en apparence et en grandeur avec
les bâtiments environnants, beaucoup plus somptueux. Derrière, le toit d'une maison type des
années 1980 devance celui de l'école, mal soignée et délaissée (2004. photo D. Moisa)
Photo No 2b : À Certeze. le bâtiment de la Police (à gauche de l'Image) est humilié par les
constructions individuelles, plus colorées, plus modernes (2004, auteur D. Moisa)
Photo No 3 : Centre du village Certeze, lieu de rassemblement du nouveau et de l'ancien, de la tradition
et de la modernité : la Ciuperca (« le champignon ») est encadré par la mairie, un bâtiment conforme à
l'architecture du réalisme socialiste, et par des maisons de type occidental (2005, auteur D. Moisa)
Photo No 9 : L'annexe donne place à une deuxième maison de type occidental qui dépasse la maison moderne
des parents construite dans un style moderne au cours des années 1980 (Certeze. 2004, auteur D. Moisa)
Photo No 10 : Les parents, propriétaires d'une maison moderne des années 1980 bâtissent juste à côté une
maisons pour la fille cadette, dans le style américain, alors très en vogue (Certeze, 2005, auteur D. Moisa)
Photo No 11 et No 12 : À gauche, la maison de Nuta Vadan est en plein processus de transformation. Nuta a décidé
d'ajouter un deuxième bâtiment, derrière la maison. Juste à côté se trouve la maison de sa sœur qui. contrairement à
Nuta, décide de construire une autre maison pour son fils, pas loin sur la même rue (Certeze 2005, auteur D. Moisa).
Photo No 13 : De derrière, on voit très bien les quatre bâtiments qui composent la gospodaria de Maria
Buzdugan : à droite, en jaune se dresse la maison du fils ; à gauche, celle de la fille vient d'être élevée. Entre
les deux, derrière la cour intérieure se trouve un bâtiment blanc abritant la cuisine d'été, construit dans les
années 1980 et qui est lié à la maisons du fils par les annexes. À gauche, la maison traditionnelle, complètement
cachée par la maison de type occidental de la fille de Maria Buzdugan (Certeze, 2005, auteur D. Moisa)
Photo No 14a et No 14b : Cache-cache : la gospodaria de Floarea où la maison de type occidental est située en arrière
tandis que l'ancienne se trouve à proximité de la rue. Coincée entre les deux maisons voisines, cette maison est
temporaire. En effet, à notre retour en 2005, la maison ancienne n'existait plus (Certeze, 2004, auteur I. Stamati)
Photo No 15 : L'annexe est plus grande que la maison et le modèle est conforme
aux maisons de type occidental (Certeze. 2005, auteur D. Moisa)
Photo No 16a et No 16b : Derrière et devant la nouvelle maison. Maria des Mariées a quatre garages : trois
(la photo à gauche) sont incorporés dans l'annexa. L'un d'entre eux abrite la voiture. Devant la maison (la
photo à droite), un quatrième garage qui sert de cuisine d'été, et d'atelier pour la confection le costumes
traditionnels. Son usage est quotidien et son positionnement est stratégique car il permet de surveiller la
rue. Il est inaccessible aux étrangers. Lorsque nous avons demandé à la propriétaire de nous le faire visiter,
elle a refusé en disant qu'il n'y avait rien d'intéressant là-dedans (Certeze, 2005, auteur lu. Stamati)
Photo No 17 : A l'intérieur du garage Maria lu ' Bihau a aménagé sa boutique. Elle est également
vendeuse. On y trouve de tout... sauf la voiture (Certeze, 2004, auteur lu. Stamati)
Photo No 19a et No 19b : Le garage d'Onus Babichii sert à la fois de lieu d'entreposage de \apalinca
(l'eau de vie régionale) et d'atelier de travail de l'andésite (Huta-Certeze, 2004, auteur lu. Stamati)
Photo No 20 : Dans le garage situé devant la maison. Maria des Mariées fabrique les costumes traditionnels. Le lieu, qui
sert aussi de cuisine, est utilisé quotidiennement. Lors de notre visite, elle n'a pas accepté de nous la faire visiter. Par
contre, elle nous a fait faire le tour de deux autres cuisines modernes situées à l'étage (Certeze. 2004, photo lu. Stamati)
Photos No 21 et No 22 : Le garage abrite des machines à coudre et il sert essentiellement à
la fabrication du costume traditionnel féminin. Cet espace moderne est en effet une pépinière
de la tradition et un lieu de sociabilité féminine (Certeze. 2005. auteur D. Moisa)
Photo No 23 : Située derrière la maison de type américain et liée à celle-ci par un couloir à un étage, la
cuisine d'été garde l'apparence des bâtiments des années 1980(Huta-Certeze. 2005. auteur D. Moisa)
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Photo No 24 : En face de la gospodaria de Maria Buzdugan. une autre maison de type occidental est elle aussi
secondée par la cuisine d'été qui rappelle les bâtiments des années 1980 (Certeze. 2005, auteur D. Moisa)
Photo No 25 : La maison en en construction est nommée annexa. Quoique bâtie à côté et dans la prolongation du premier
bâtiment, il s'agit en fait d'une nouvelle maison de type occidental. Les deux maisons reflètent la coexistence de deux
générations. Au sous-sol, la porte blanche métallique annonce l'installation d'un garage (Certeze, 2005, auteur D. Moisa)
Photo No 29 : La clôture est un mélange de matériaux : la fondation en ciment est couverte de marbre noir, les piliers
décoratifs sont en marbre blanc tandis que les portails sont en fer forgé. Tout comme dans la majorité des maisons.
le pavage avance jusque dans la rue, interpellant et en invitant au regard (Certeze. 2005, auteur D. Moisa)
Photo No 30 : Le portail en inox est combiné avec la clôture qui est en pierre avec des
colonnettes branches, en marbre. Encore une fois, le pavage couvrant la cour de la maison
avance vers la rue, et invite au regard (Certeze, 2005, auteur D. Moisa)
Photo No 31 : La clôture de même que le portail sont en inox (Certeze, 2005. auteur D. Moisa)
Photos No 32 et No 33 : Portails en inox
(Huta-Certeze, 2005, auteur D. Moisa)
EXTERIEUR DE LA MAISON
Photo No 1 : Maison moderne des années 1980, couverte de crépi blanc aux ornements de type stucco
qui encadrent le mur frontal et latéral, les balcons et les fenêtres. Située sur l'une des principales rues
de Certeze, Ulita Mare [La grande rue], cette maison est un exemple de bâtiment qui n'a pas subit des
grandes ajustements en fonction des modèles occidentaux. Le seul changement vise les fenêtres en
bois qui viennent d'être remplacées par d'autres, modernes (Certeze. 2005, auteur D. Moisa)
Photo No 8 et No 9 : Deux modèles de balcons du réalisme socialiste. Le premier est en béton, aux
arcades et aux rambardes en forme de colonnettes sculptées. Le deuxième est en fer forgé, aux ornements
floraux, originaire de la ville. Malgré les matériaux différentes, les deux s'encadrent dans la même
nouvelle esthétique du village socialiste des années 1980 (Certeze. 2005, auteur D. Moisa)
Photo No 10 : Le balcon moderne des années 1980 et le balcon de type occidental des années 2005, côte à côte. Deux
esthétiques, la même valeur, de symbole de la réussite économique et sociale (Certeze, 2005, auteur D. Moisa)
Photo No 11 : L'ancien dans un nouvel emballage. Malgré la préservation des balcons aux rambardes
anciennes, la nouveauté consiste dans le matériel enveloppe, le marbre (Certeze, 2005. auteur D. Moisa)
Photo No 12a et No 12b : Que ce soit le matériel ou la forme telle la reproduction des
colonnettes ioniques, la fonction du balcon reste la même : celle de communiquer et de
rendre visible la réussite du propriétaire (Huta-Certeze. 2005, auteur D. Moisa)
Photo No 13 : Les balcons aux rambardes en inox, simples, légers, sans artifices architecturaux.
La nouvelle esthétiques « occidentale » est intégré à l'intérieur du code de la réussite locale
destinée à communiquer la réussite du propriétaire (Certeze, 2005, auteur D. Moisa)
Photo No 14 : Les balcons deviennent ronds, débordant sur la rue afin d'interpeller
le regard du passant (Certeze, 2005, auteur D. Moisa)
Photo No 15 : Les formes des rambardes varient d'une maison à l'autre. Le matériel le plus prisé est
l'inox, symbole de la réussite et de la richesse de type occidental (Certeze, 2005, auteur D. Moisa)
Photo No 16 : Les escaliers en marbre, la rambarde en marbre, les plantes et les nains colorés font de
l'entrée principale un lieu privilégié d'exposition de soi (Certeze, 2005, auteur D. Moisa)
Photo No 17 : De l'intérieur vers l'extérieur. Pas encore achevée, la maison affiche déjà la porte moderne
qui achetée au marché de Baia Mare au prix de 400 € (Huta-Certeze, 2005. auteur D. Moisa)
Photo No 18 : La caméra qui regarde pour être regardée (Negresti-Oas, 2004, auteur D. Moisa)
Photo No 19a et No 19b : Entrée principale, entrée secondaire : le nouveau nuance les oppositions.
Au delà du souci d'exposition, la porte principale garde les fonctions cérémonielles traditionnelles
tandis que l'autre subit un usage quotidien (Huta-Certeze, 2005, auteur D. Moisa)
Photo No 20 : Le toit de type clop ( « chapeau »), encore présent à Certeze (2005, auteur D. Moisa)
Photo No 21 : Le toit à deux pentes de type français ou occidental (Certeze, 2005, auteur D. Moisa)
Photo No 22 : Envahir le public par la grandeur du toit (Certeze, 2005, auteur D. Moisa)
Photo No 27 : Maison dont les fenêtres sont couvertes des rideaux en bois (Certeze, 2005, auteur D. Moisa)
Photo No 28 : La fenêtre, l'œil qui cache et qui montre (Certeze, 2004, auteur D. Moisa)
3. L'INTERIEUR DE LA MAISON DE TYPE OCCIDENTAL
LIEU D'EXPOSITION ET DE SÉDUCTION
Photo No 1 : La maison de Stara, encore habitée et préservée à Huta-Certeze (2004, auteur D. Moisa)
Photo No 2a et No 2b : Le salon de Nuta Vadan est doté de colonnes
couvertes de marbre (Certeze, 2004, auteur lu. Stamati)
Photo No 3 : Le salon de Maria des Mariées, l'une des plus luxueux de Certeze. Quoique « occidental », il accueille
les deux poupées aux habits traditionnels, fabriqués par Maria. La multiplication et l'amplification du nouveau
correspond à la miniaturisation et à la mise en exposition de la tradition (Certeze. 2004, auteur D. Moisa)
Photo No 4a et No 4b : Salon en cours d'aménagement. lurie essaie de deviner comment sont
faits les murs qui luisent. Sur le plafond, un cercle est attaché en formant une sorte de faux murs
duquel, plus tard, sera accroché un lustre (Huta-Certeze, 2004, auteur D. Moisa)
Photo No 5 : Les murs ondulent, varie de forme, jouent avec les couleurs. Partout, l'installation
des lieux pour les ampoules annonce que la pièce sera très bien éclairée. En fait, tout comme
les anciennes icônes, les ampoules valent par leur nombre : plus elles sont nombreuses, plus le
propriétaire projette une image de réussite sociale (Certeze, 2004, auteur D. Moisa)
Photo No 6a et No 6b : Dans le salon, tout
est fait pour briller : le plafond, les murs
(Certeze, 2004, Auteur D. Moisa)
Photo No 7 : Bien plus sobre et simple que son équivalent des années 1980, cette pièce de réception a
conservé les principaux meubles de l'ancienne sufrageria : la table haute avec les chaises et le meuble
avec la vitrina. Par contre, les décorations en gypse des murs de même que le plancher en bois ont été
enlevées. À la place du bois franc la propriétaire a mis du grès (Huta-Certeze, 2005, auteur D. Moisa)
Photo No 8a et No 8b : Aménagée dans la maison donnée par les beaux-parents de Marica lu ' Bica à la
fin des années 1970, cette salle de réception est un mélange de sufrageria citadine et de « belle chambre »
traditionnelle. Les icônes reçus comme dot de sa mère, les tissus et les assiettes forment des files ininterrompues
tout autour de la pièce. En dessous, deux tableaux sur papier représentent des scènes bibliques. Elles ont été
achetées au marché de Sighet. La maison construite au début des années 1970 n'est pas habitée. Marica, son
mari et sa fille habitent une maison moderne, sur la rue principale, juste à côté de ses parents et de sa sœur.
Dans l'autre maison, elle vient d'installer le salon au mobilier rose (Certeze, 2004, auteur D. Moisa)
Photo No 9a et No 9b : Deux exemples de sufragerii, bien plus proches de
leur équivalent citadin (Certeze, 2004, auteur D. Moisa)
Photo No 10 : Le salon, la nouvelle pièce de réception, beaucoup plus simplifié et chargé que la
sufrageria citadine ou la belle chambre traditionnelle (Huta-Certeze. 2004, auteur D. Moisa)
Photo No 11 : Salon à Certeze. Le plancher en grès de même que le canapé en coin et les fauteuils alourdissent
la pièce. Toutefois, les couvertures traditionnelles ont été évacuées (Certeze, 2004. auteur D. Moisa)
Photo No 12 : Exilée à l'étage, l'ancienne sufrageria devient un lieu de dépôt et de préservation de la tradition car,
malgré son origine citadine et récente, elle fait tout de même partie de la tradition (Certeze, 2005, auteur D. Moisa)
Photo No 13a et No 13b : Initialement située au rez-de-
chaussée, l'ancienne sufrageria de Nuta Vadan est exilée à
l'étage. Impeccable, centrée par la vitrina, cette pièce devient
de plus en plus un espace d'entreposage. Sa valeur tient
uniquement à son lien avec le passé, un passé gratifiant lorsque
tout commence changer à Certeze (2004, auteur D. Moisa)
Photo No 14a et No 14b: Le salon aux canapés bleu de Floarea est situé à côté de ce que ressemble à l'ancienne
sufrageria. Quoique voisines, les deux pièces de réception n'étaient séparées que par un mur sans porte. Il n'y a pas de
mélanges d'objets ou de décorations. De plus, tandis que le salon est utilisé quotidiennement, la sufrageria a plus l'air
d'un lieu d'exposition. Le salon est bien individualisé et séparé de l'ancienne sufrageria qui a été achetée par les parents,
à la fin des années 1980. L'existence de cette ancienne pièce est provisoire car Floarea témoigne de son intention de la
détruire et d'y aménager la cuisine et la salle à manger en prolongation avec le du salon (Certeze, 2004, auteur D. Moisa)
Photo No 15 : L'appareil pour des exercices physiques est installé dans un coin du salon de
Floarea. Lorsqu'il fait son apparition, c'est généralement dans les maisons dont les occupants
sont tout au plus âgés d'une trentaine d'années (Certeze, 2004, auteur D. Moisa)
Photo No 16a et No 16b : À côté du salon rose de Marica, une pièce fermée abrite ce qui ressemble à
une mélange de l'ancienne sufrageria (signalée par la présence du mobilier qui longe le mur) et du salon
(deux fauteuils en cuir encadrent la causeuse du même matériel, tous réunis autour de la table basse).
Contrairement à sa sœur, Floarea, qui veut détruire les traces de l'ancienne pièce de réception, Marica a
l'intention de la garder. La multiplication des lieux de réception et d'exposition est explicable car Marica
a une fille très proche du mariage et en plus, elle n'est jamais allée à l'étranger. Contrairement à Floarea,
elle reste encore tributaire d'un savoir-faire d'une génération âgée (Certeze, 2004, auteur D. Moisa)
Photo No 17a et 17b : Dans la vitrina située au salon, la tante de mon hôtesse garde toutes les bouteilles
dt boissons qu'elle même a apportées d'Italie où elle travaille depuis trois ans. Les marques italiennes
remplacent les marques américaines (des années 1980) et françaises (des années 1990). Au Pays d'Oas « la
consommation » le d autre (l'occidental) est visuelle, gustative et olfactive (Negresti-Oas, 2004, D. Moisa)
Photo No 18 : Le bar de Nuta Vadan (Certeze, 2004, auteur D. Moisa)
Photo No 20c : La bar n'est rien sans la vitrina « traditionnelle » qui expose toute un monde
provenant de Turquie, d'Allemagne, ou de France, les objets transmettent le message de
l'appropriation d'une nouvelle identité (Certeze, 2004, auteur lu. Stamati)
Photo No 21 : La nouvelle cuisine, lieu de réception et d'exposition. Malgré l'installation de deux cuisinières,
à bois et à gaz, l'hôtesse (58 ans) avoue les utiliser rarement (Huta-Certeze, 2004, auteur D. Moisa)
Photo No 22a, No 22b, No 22c et No 22d: La cuisine moderne de Dina (23 ans) n'est pas utilisée quotidiennement.
Elle est utilisée pour chauffer le repas et le lait pour son bébé. Quoique installée à côté du frigidaire, la
cuisinière traditionnelle à bois est en parfait état. Du salon, elle n'est pas visible. Dine ne s'en sert jamais
pour cuisiner. Par contre, l'hiver elle est utilisée pour chauffer la maison. Dina utilise le frigidaire où elle
garde les aliments périssables. La plus part du temps, la nouvelle cuisine est tenue à l'écart des activités
quotidiennes comme la préparation ou la consommation du repas (Huta-Certeze, 2004, auteur D. Moisa)
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Photo No 23 : Anca (29 ans) utilise la nouvelle cuisine moderne d'une manière quotidienne. Elle n'habite pas avec
les parents. C'est ici que se déroulent toutes les tâches quotidiennes. Initialement, elle a eu un four a bois installé
par sa grande mère mais elle a renoncé à l'utiliser depuis plusieurs années (Huta-Certeze, 2004, auteur D. Moisa)
Photo No 24a et No 24b : Dans la nouvelle cuisine, seule la machine à expresso est utilisée, signe socialisation
et de réception des invités spéciaux. À côté, la poêle à bois est impeccable (Certeze, 2004, auteur D. Moisa)
Photo No 25a et No 25b : Dans la nouvelle cuisine.
Bita prépare un troisième café à la machine à
expresso. A côté, un peu gênée. Maria nous
attend pour que nous finissons chacune notre
travail (Huta-Certeze, 2004, auteur D. Moisa)
Photo No 26: Jamais utilisée, la nouvelle cuisine est une mise en exposition de soi (Certeze, 2005, auteur lu. Stamati)
Photo No 30a, No 30b et 30c : Sans avoir été finie ou fonctionnelle, la future cuisine d'été sert de
lieu d'exil car c'est ici que Floarea habite. Juste à côté, un salon aménagé d'une manière minimaliste
lui sert de lieu pour dormir. Pour l'instant, la cuisine a un rôle exclusivement expositionnel car les
armoires sont vides, l'eau coule pas et il n'y a pas de cuisinière (Certeze, 2004. auteur D. Moisa)
Photo No 31a, No 31b et 31c : À l'intérieur de la nouvelle
maison, la salle de bain est tout prête, fonctionnelle et utilisée
par la jeune génération. Quant à Floarea, elle préfère à aller
à la toilette traditionnelle, située non loin de la cuisine d'été
où elle dort actuellement (Certeze. 2004, auteur D. Moisa)
Photo No 32 : Le Jacuzzi est obligatoire dans la salle de bain de type occidental (Certeze, 2004, auteur D. Moisa)
Photo No 41 : Le projet de la propriétaire de la maison « de l'Américain » est de couvrir les marches de l'escalier
et le pilier central de marbre noir et de mettre des rambardes en inox (Huta-Certeze, 2004, auteur lu. Stamati)
Photo No 42a et No 42b : Escaliers menant nulle part. Bien que privés de
rambardes, ils exposent et s'exposent (2004, auteur D. Moisa)
Photo No 43 : Les rambardes en bois de la maison de Floarea Bichii venaient d'être enlevées.
Le projet est d'installer des rambardes en inox (Certeze, 2004. auteur D. Moisa)
Photo No 44a et No 44b : Les escaliers en marbre de Marica Bichii conduisent vers
l'étage, lieu kafkaïen de noirceur et de perte (Certeze, 2004, auteur D. Moisa)
4. LIEUX D'ENTREPOSAGE.
PRATIQUES DOMESTIQUES ANTIPATRIMONIALES
Photo No 3 : Le
musée de Staruca
(Huta-Certeze, 2004,
auteur D. Moisa)
Photo No 4a, No 4b, No 4c : L'ancienne cuisine transformée en pièce d'entreposage de la tradition.
À côté des appareils ménagers qui ne fonctionnent plus, des traces de l'ancienne cuisine dotée de
faïence et d'armoires, trône la photo de l'hôtesse lorsqu'elle était jeune. D'autres photos des membres
de la famille sont exilées dans cet endroit oublié (Huta-Certeze, 2004, auteur D. Moisa)
Photo No 5a : Camera oseneasca de Nuta Vadan (Certeze, 2004, auteur lu. Stamati)
Photo No 5b : Les mannequins de la chambre traditionnelle du Pays d'Oas d'Oas de Nuta Vadan rappellent
les musées ethnographiques régionaux des années 1970, 1980(Certeze, 2004, auteur lu. Stamati)
Photo No 6a et No 6b : Son dernier souhait est de mourir dans Sa maison. La pièce qu'elle habite dans
la maison non-finie de son petit-fils est située exactement au même endroit que son ancienne maison
unicellulaire, détruite il y a quelques années. La mise en abîme spatiale est l'une des manières locales de
concilier les désirs de la vieille et de la nouvelle génération (Huta-Certeze, 2004, auteur D. Moisa)
6. L'HONNEUR, CAPITAL SOCIAL ET SYMBOLIQUE REGULATEUR
DE LA TRANSFORMATION DE LA MAISON DE TYPE OCCIDENTAL