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LES LIMITES DE L'ÉCONOMIE INFORMELLE COMME

ALTERNATIVE À LA MONDIALISATION LIBÉRALE


Bruno Lautier

La Découverte | « Revue du MAUSS »

2003/1 no 21 | pages 198 à 214


ISSN 1247-4819
ISBN 2707140783
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2003-1-page-198.htm

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B TEMPÊTE SUR L’ALTERÉCONOMIE
Explicitations et escarmouches théoriques

LES LIMITES DE L’ÉCONOMIE INFORMELLE COMME


ALTERNATIVE À LA MONDIALISATION LIBÉRALE

par Bruno Lautier

Chercher dans l’altérité, chez l’Autre qu’on domine et qu’on détruit, les
voies de sa propre rédemption est un thème banal de la philosophie occiden-
tale. Cela passe par la culpabilisation et l’affirmation de la nécessité d’expier

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tout ce que « nous » avons commis, les massacres et la destruction des cultures,
les pillages et la réduction de millions d’hommes en esclavage (le « nous »
nécessitant au préalable une identification avec, pêle-mêle, les frères Pizarre
et les canonnières anglaises de la guerre de l’opium, Brazza et McNamara,
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etc.). Embrasser la cause des victimes, certes; mais le risque est alors grand
que « la cause des exclus se voie identifiée à l’opération théorique de la démys-
tification qui montre, de toute excellence, qu’elle n’est rien d’autre que cela :
une fantasmagorie du cerveau où se reflètent les rapports sociaux » [Rancière,
1983, p. 301]. En d’autres termes, la dénonciation des méfaits commis par ce
« nous » qui change de visage au gré des modes (le colonialisme, l’impéria-
lisme, le développement, la mondialisation) se doit de montrer qu’elle est autre
chose qu’une « fantasmagorie du cerveau »; que l’autre est (encore, et pour
peu de temps) bien là, dans sa positivité, ses valeurs, et que, pour peu qu’on
cherche bien et qu’on se hâte, il y a là de quoi fonder sinon un modèle alter-
natif, du moins les linéaments d’une autre pensée que l’on pourrait proposer
au débat.
Mais le risque est alors grand pour ceux qui, croyant (sincèrement peut-être)
qu’ils comprennent cet Autre que l’Occident néglige ou extermine, de ne faire,
au nom même de leur empathie supposée, que perpétuer une constante de cette
pensée occidentale qu’ils dénoncent. Tzvetan Todorov [1982, p. 308] soulignait
ce paradoxe : « Depuis cette époque [l’aube du XVIe siècle], et pendant près de
trois cent cinquante ans, l’Europe occidentale s’est efforcée d’assimiler l’autre,
de faire disparaître l’altérité extérieure, et a en grande partie réussi à le faire.
Son mode de vie et ses valeurs se sont répandus sur le monde entier; comme le
voulait Colon, les colonisés ont adopté nos coutumes et se sont habillés. Cet
extraordinaire succès est dû, entre autres, à un trait spécifique de la civilisation
occidentale, qu’on avait longtemps pris pour un trait de l’homme tout court, son
épanouissement chez les Occidentaux devenant alors la preuve de leur supé-
riorité naturelle : c’est, paradoxalement, la capacité des Européens à comprendre
les autres. » Bref, à tant vouloir comprendre (ou expliquer, si l’on se targue
d’avoir déjà compris) ces « autres », ne risque-t-on pas d’offrir à la « civilisa-
tion occidentale » (la mondialisation?) les dernières armes qui lui manquaient?
LES LIMITES DE L’ÉCONOMIE INFORMELLE… 199

Je ne discuterai pas ces questions à ce niveau de généralité, faute de place


et craignant un peu de tomber dans la confusion qui caractérise les grands débats
sur le thème « pour » ou « contre » la mondialisation. Je me bornerai à déve-
lopper deux points. Le premier concerne la question de savoir si, méthodologi-
quement et empiriquement, on peut soutenir que les phénomènes sociaux qu’on
peut identifier comme « alternatifs » (c’est-à-dire que les façons de produire,
de consommer, d’être ensemble, de vivre sont autres que ce qui nous semble
constituer les prescriptions de la mondialisation libérale) forment une alterna-
tive, les bases d’une autre mondialisation ou même d’une autre société. Là aussi,
la généralité du débat me fera me limiter à une question, celle de « l’économie
informelle » dans le tiers monde. Le second point reprend le premier, mais à
l’envers : il traite de la façon dont cette altérité supposée est produite par le mou-
vement même auquel elle est censée permettre d’échapper. Elle en est une face

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et non une issue (il ne faut pas confondre Janus et la dialectique). Ce constat
pessimiste est nuancé par l’identification d’une médiation potentiellement
génératrice de marges de liberté : le politique, et plus précisément l’État.
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LES AUTRES FONT-ILS UN AUTRE ? IL N’Y A PAS


« D’ALTERNATIVE INFORMELLE » À LA MONDIALISATION

Le débat sur « l’autre mondialisation » me semble marqué de deux ambi-


guïtés; l’une, relevée par l’organisateur du n° 20 de La Revue du MAUSS [cf. Alain
Caillé, 2002], procède de l’amalgame entre quatre positions qu’il cherche à iden-
tifier : le refus de la mondialisation, le refus de la mondialisation capitaliste, le
réformisme pragmatique et le « réformisme réaliste avec idéal ». L’autre ambi-
guïté me semble aussi importante, qui concerne la question de l’alternative,
question qu’on peut subdiviser en deux : 1) si l’on caractérise un mouvement
comme destructeur et négatif, est-on fondé à désigner ce qu’il détruit comme
positif? 2) Et, si ce « mouvement » résulte d’un ensemble cohérent et articulé
de forces, d’acteurs et de faits, quelque chose qui ressemble à un système1, est-
on fondé à dire que ce qu’il détruit représente un ensemble (cohérent et articulé)
que l’on peut présenter comme alternatif2 ?
La première question est en général traitée de façon anecdotique; d’aucuns
expliqueront que « les pauvres sont beaucoup plus riches qu’on ne le dit, et qu’ils
ne le croient eux-mêmes. L’incroyable joie de vivre qui frappe beaucoup d’ob-
servateurs des banlieues africaines trompe moins que les déprimantes évalua-
tions objectives des appareils statistiques qui ne cernent que la part occidentalisée
de la richesse et de la pauvreté » [Latouche, 1991, p. 204-205]; tant qu’à faire,
mieux vaut être le plus loin possible des courants mondiaux (les banlieues afri-
caines) pour avoir cette « joie de vivre »; des positions un peu moins lointaines

1. Le capitalisme, la mondialisation, la mondialisation capitaliste…


2. Là, c’est plus dur que pour la note 1 : le non-capitalisme (?), la non-mondialisation (? ?), la
mondialisation non capitaliste (? ? ?).
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(les banlieues de Bogota et de Medellin, qui détiennent le record mondial de la


criminalité) semblent moins propices à la joie. D’autres nous diront que, sans
pour autant prendre partie pour la libre circulation mondiale des « capitaux hiron-
delles3 », on peut se réjouir que la diffusion de normes occidentales amène une
diminution de l’excision des petites filles, et que le fait que la controverse sur
l’élection de Miss Mond(ialisé)e ait pu éviter la lapidation d’une femme
« adultère » n’est pas mauvais en soi. Ce type de débat, qui mènerait à une comp-
tabilité en partie double (« pour » et « contre » la mondialisation) dépourvue
d’équivalent général risque de ne pas mener bien loin.
La seconde question ramène à un problème épistémologique plus profond.
Il est en effet tentant, pour toute personne qui raisonne de façon « cartésienne »
et qui critique la mondialisation, de faire la séquence logique suivante : a) les
« choses » (valeurs, lois économiques, culture…) occidentales forment un

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ensemble cohérent et articulé (la « société occidentale »); b) ces « choses »
sont globalement destructrices (d’hommes, de nature, de cultures) et mauvaises;
c) ce qu’elles détruisent est donc globalement bon; ce sont des choses bonnes;
d) ces « choses bonnes » forment donc – ou au moins peuvent et doivent former –
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un ensemble cohérent et articulé.


Ce type de séquence logique, dans son étrange naïveté, est extrêmement
répandu. Il est à la base de toutes les théories dualistes du marché du travail
depuis l’ouvrage classique de Doeringer et Piore4 ; il est aussi à la base du dua-
lisme secteur formel-secteur informel dans l’analyse des économies du tiers
monde5. Mais quelles raisons y aurait-il que toutes ces formes sociales, dési-
gnées comme « informelles » du simple fait qu’elle n’ont pas les formes de
l’économie et de la société « occidentales », aient quoi que ce soit de commun
sinon ce manque, qu’elles forment un « secteur informel » ou même un Autre,
alors qu’elles sont cent ou mille autres : du narcotrafiquant à la domestique, du
vendeur ambulant au tueur à gages, du salarié non déclaré (par une entreprise
souvent « formelle ») au petit patron échappant au fisc6. Cette remarque est (je
l’espère) moins ingénue qu’il n’y paraît. Elle s’appuie sur certains travaux de
la théorie des nombres dérivés du théorème de Gödel7, en particulier de Douglas
Hofstadter qui montre qu’« il existe des systèmes formels dont l’espace négatif

3. On nomme ainsi en Amérique latine les capitaux étrangers placés à très court terme et
extrêmement volatils qui sont la principale source d’instabilité financière et de vulnérabilité
macro-économique.
4. Cf. Doeringer, Piore [1985]. On pourrait grossièrement résumer ce dualisme ainsi : si je peux
définir un « segment primaire » du marché du travail comme étant formé d’hommes blancs, qualifiés,
syndiqués, salariés dans de grandes entreprises, alors les femmes, les Noir(e)s, les non-syndiqués
et les travailleurs des PME forment un segment secondaire.
5. On en trouve une expression synthétique dans le même ouvrage de Serge Latouche : « Il
n’est donc possible de saisir l’hétérogénéité concrète de l’informel comme une totalité cohérente
au niveau abstrait que si on saisit le formel dans sa pertinence théorique. L’informel est bien un cas
de délinquance envers la raison économique. Il est l’autre de la grande société » [Latouche, 1991,
p. 116].
6. J’ai développé cette question dans divers textes, dont L’économie informelle dans le tiers
monde [1994].
7. Gödel n’était, à ma connaissance, ni plus ni moins occidental que Descartes.
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(ensemble des non-théorèmes) n’est pas l’espace positif (ensemble des théo-
rèmes) d’un système formel8 ». Bien sûr, ce raisonnement n’a pas été mené à
propos des questions de mondialisation, ou même des sciences sociales; mais
il a un très haut degré de généralité. Il invalide la plupart des modes de pensée
qui sont dualistes au nom de l’évidence intuitive et qui, sous couvert d’un ratio-
nalisme indiscutable, relèvent plutôt de la pensée magique. Une traduction, dans
le domaine qui nous occupe ici, pourrait être : si l’économie ou la société for-
melles se définissent par un ensemble cohérent et articulé de caractéristiques
(peut-être détestables), l’ensemble des choses sociales (informelles) qui ne
présentent pas ces caractéristiques n’ont aucune raison de former un ensemble
cohérent et articulé. Remplaçons « formelle » par « occidentale », et allons
plus loin : s’il y a une société occidentale (sans doute détestable), il n’y a pas
de « société non occidentale ». L’alternative n’est pas dans l’Autre. C’est,

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évidemment, peu romantique et un peu décevant.
On peut essayer de « sauver la mise » en admettant que l’informel ne consti-
tue pas vraiment un « secteur », qu’il est très hétérogène; c’est ce qu’a fait, parmi
d’autres, Serge Latouche, qui écrit que « dans ce magma confus, on peut dis-
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tinguer au moins quatre étages : les “trafics”, la sous-traitance, l’économie popu-


laire, l’œconomie néoclanique » [1998, p. 172 sq.]. Bien que « l’ingéniosité des
trafiquants [soit] illimitée », il est difficile de voir dans le « premier étage » une
alternative au capitalisme mondialisé; quant au deuxième, « qui contribue à faire
voir dans l’informel une économie de marché pure et dure », le commentaire
est plus nuancé : « L’existence d’alternatives ingénieuses pour satisfaire des
besoins insatisfaits par une économie officielle trop rigide et trop réglementée
ne prouve pas l’existence d’un marché concurrentiel autorégulé. De la même
façon, la présence de situations de quasi-servage et l’utilisation de travailleurs
ou d’entreprises informelles ne prouvent pas la soumission généralisée de ce
“secteur” au capitalisme national ou international » [p. 175]. Le premier argu-
ment laisse un peu rêveur : les patrons d’Enron par exemple, ont également fait
preuve « d’initiatives ingénieuses pour satisfaire des besoins insatisfaits par une
économie officielle trop rigide et trop réglementée », et leurs initiatives n’ont
pas non plus prouvé « l’existence d’un marché concurrentiel autorégulé ». Quant
au second argument, il est pertinent : les entreprises où l’on trouve du « quasi-
servage » ne sont pas toutes des filiales de Nike ou de LVMH. Mais un fabri-
quant indien d’allumettes employant des milliers de petites filles est-il une
« alternative à la mondialisation » sous prétexte que son entreprise travaille
exclusivement pour le marché indien?
Le « troisième étage » correspond « assez bien à ce que Jacques Bugnicourt
appelle “l’économie populaire”. Il s’agit de petites entreprises ou d’artisans
qui travaillent pour la clientèle populaire […] Il y aurait là toute une pépinière
de “petits entrepreneurs aux pieds nus” [en note : « Belle expression de l’idéo-
logue libéral Guy Sorman »] vivant de la débrouille au sein de la planète des

8. Hofstadter [1985, p. 77 et 82]. L’auteur ajoute que « ce résultat est d’une profondeur égale
à celle du théorème de Gödel ».
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exclus grâce au développement d’une activité quasi professionnelle » [ibid.]. Il


semble que pour être « populaire », deux conditions soient exigées : vendre au
peuple (la première entreprise du monde, Walmart, vend au peuple) et être petit
(petite start-up deviendra grande, si le Nasdaq lui prête vie); avec, une fois de
plus, un peu de « débrouille », quasi professionnelle.
Reste le « quatrième étage », caractérisé par les « stratégies relationnelles » :
« Les expédients, les bricolages, la débrouille de chacun s’inscrivent dans des
réseaux. » Certes9 ! Mais, depuis trente ans, l’économie institutionnelle la plus
traditionnelle (sanctionnée par quelques prix Nobel) nous a appris (à coup d’ex-
ternalités positives, d’information imparfaite et de coûts de transaction) que
tout capitalisme ne peut fonctionner que sur la base de « stratégies relation-
nelles » et de réseaux. Quand Serge Latouche nous affirme que « sans même
chercher à idéaliser le quatrième [étage], il est vrai que l’œconomie néoclanique

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est plus intéressante à étudier », il n’a pas tort10. Quant il poursuit en écrivant
« elle seule est susceptible d’être porteuse d’une voie alternative au dévelop-
pement impossible, improbable ou raté, et de constituer une issue aux apories
de la post-modernité » [Latouche, 1998, p. 178], un léger doute point. Il n’y a
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plus qu’un des quatre « étages » de l’économie informelle qui soit porteur d’al-
ternative. Ce qui semble spécifier cet « étage », c’est l’importance des « réseaux »,
des « grappes de reliés11 » qui semble spécifier n’importe quel type de capita-
lisme contemporain. L’auteur me trouverait certainement bien malhonnête,
puisque j’ai oublié de dire que les acteurs de cet « étage » sont petits et afri-
cains (de l’Ouest). Mais cela leur confère-t-il une « autre altérité » (si je puis
dire) que celle que présenteraient ceux qui sont un peu moins petits et un peu
moins africains (de l’Ouest) et qui pourtant agiraient en réseaux et en grappes,
« sur le modèle de la famille selon la logique clanique, avec des mères sociales
et des aînés sociaux » [ibid., p. 176], de la famille de Wendel au « cartel de
Cali »? Il n’y aurait plus alors qu’un argument : si cette œconomie néoclanique est
porteuse d’altérité, d’un autre modèle (et pas seulement d’autres valeurs), c’est
parce qu’elle est exemplaire. Non pas qu’elle le veuille (on ne choisit pas d’être
un exemple; ou alors, en général, ça rate). Non pas que certains individus ou
même des milliers d’individus le veuillent (on ne crée pas des exemples; ou
alors, il faut avoir le pouvoir, et cela s’appelle de la propagande, ce qui n’est ni
dans les intentions ni dans les possibilités de quelque anti-utilitariste que ce
soit). Cette exemplarité de l’œconomie néoclanique ne pourrait alors provenir
que de la conjonction de trois facteurs : il n’y a à l’évidence pas d’autre possi-
bilité (y compris le maintien de l’ordre existant); il y a une très forte capacité
de diffusion de ce « modèle » (indépendamment de l’adhésion subjective à
celui-ci); il y a des forces sociales (acteurs, mouvements… sociaux) qui pro-
meuvent ce modèle et le reproduisent en dehors de ses conditions d’apparition.

9. Comme tant d’autres, j’ai moi-même disserté sur ce sujet [cf. Lautier, 2000].
10. Nous sommes quelques-uns à avoir fait ce choix de ne guère nous intéresser aux déboires
de la sidérurgie lorraine ou aux succès d’Airbus.
11. Ibid., p. 175. On retrouve tout le vieux langage de l’économie industrielle d’Alfred Marshall.
LES LIMITES DE L’ÉCONOMIE INFORMELLE… 203

La question n’est donc pas de savoir si la critique « d’utopisme » ou de


« romantisme » faite à Serge Latouche est ou non pertinente. La question est
plutôt se savoir si d’« étage » en « étage », on n’a pas franchi abusivement
quelques paliers. De « l’informel comme autre de la grande société », on réduit
cette proposition au « quatrième étage » de l’informel africain (de l’Ouest), dont
on sait surtout qu’il est le « plus difficile à cerner, à nommer et à définir, parce
qu’il ne se situe pas d’emblée sur le plan de l’économie » [ibid., p. 175]. On ne
sait pas vraiment quels groupes sociaux sont désignés, combien de gens, si ce
« modèle » se diffuse ou s’étiole12, quelles sont les choses généralisables qu’on
peut en tirer (sauf à dire que la « débrouille » du RMIste français participe a
priori de ce modèle). Bref, on peut être pour (« tout cela est sympathique »), ou
être contre (« tout cela est irréaliste, passéiste »). Mais cela reste affaire de
croyance.

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Restent les trois autres « étages » de l’économie informelle. Les trois ensemble,
ou séparément, ils ne représentent pas une alternative, mais plutôt un rejeton,
une excroissance souvent monstrueuse de la mondialisation capitaliste (libé-
rale ou pas), qui n’a souvent de cesse que de s’y raccrocher. Il y a des milliers
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de faits qu’on pourrait citer à l’appui de cette vision qu’on pourra juger pessi-
miste, ou peut-être condescendante : des paysans sans terre brésiliens, après un
combat héroïque et solidaire, obtiennent enfin un titre de propriété pour la terre
qu’ils ont occupée et n’ont de cesse de vendre cette terre au plus vite et au plus
offrant; des responsables d’associations qu’ils ont formées pour pallier la déser-
tion des services publics dans la banlieue de Dakar se retrouvent (par la grâce
d’un changement politique et de la Banque mondiale) au sommet du pouvoir
local, « nouvelles élites », mais élites quand même. La si séduisante solidarité
communautaire africaine est de plus en plus avant tout une obligation de soli-
darité : cotisations pour les mariages, les naissances, les funérailles, l’accueil
de jeunes parents sans emploi, etc. À celui qui conserve quelques ressources ne
reste qu’une solution : la fuite, l’individualisation [cf. Marie, 1998]. Et le désir
ou le projet, si souvent mis en exergue, des salariés du tiers monde de créer une
micro-entreprise pour échapper aux conditions de travail et aux bas salaires n’est
le plus souvent en aucune manière le désir (ou le projet) d’une autre société
(encore moins d’une autre mondialisation). Il s’agit en général soit du désir
d’une « liberté » de micro-entrepreneur, d’échapper à la hiérarchie, à la disci-
pline, mais de façon purement individuelle13, soit d’une stratégie pour sortir, au
moins à travers ses enfants, des couches les plus basses du salariat pour rejoindre
les couches élevées, via le passage par l’école privée14. L’économie informelle
n’a, le plus souvent, rien de solidaire ni de joyeux : on s’y assassine souvent

12. Les « Icaries » de Cabet sont allées s’éteindre au Mississipi.


13. Michel Agier et Nadya Castro [1995, p. 160] citent un ouvrier du pôle pétrochimique de
Camaçari, qui leur fait part de son projet de s’établir comme petit entrepreneur : « Et d’ici cinq ans,
au plus dix ans, crier : liberté! Vivre indépendant, peut-être même ne plus travailler pour personne.
Parce que là-bas [au pôle], c’est pas bon, on gagne bien, mais c’est pas bon. »
14. Manoel Malaguti [1992, annexe 1] avait montré, dans le cas d’une ville moyenne du Nordeste
brésilien, que le « refus du salariat » qui poussait des ouvriers non qualifiés à quitter leur emploi ¤
204 L’ALTERÉCONOMIE

(les pauvres sont plus souvent tués par d’autres pauvres que par des riches ou
des flics15), on s’y vole et on s’y viole, on y est humilié et parfois asservi16.
Ces faits ne prouvent rien en eux-mêmes, ou du moins pas plus que les faits
qu’on interprète dans l’autre sens : il est également vrai que les pauvres rigo-
lent souvent dans les banlieues d’Afrique, d’Amérique latine ou d’Asie (comme,
d’ailleurs, dans les banlieues françaises). Il est vrai aussi qu’ils s’entraident (plus
que dans les banlieues françaises, et sans doute plus que dans les usines fran-
çaises), soit au sein de la famille élargie, soit au niveau du quartier (qu’il s’agisse
des mutirões brésiliens, particulièrement actifs dans « l’autoconstruction col-
lective », généralement sur des terrains « envahis », ou des comedores popu-
lares qui ont fleuri dans le Chili de Pinochet et que la crise argentine a remis au
goût du jour). Mais de là à penser qu’il y aurait là les germes d’une autre éco-
nomie, voire d’une autre société et d’une autre mondialisation, il y a un pas que

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je ne franchirai pas, pour des raisons de méthode et d’épistémologie. Que cer-
tains de ces « faits » qu’on interprète comme des phénomènes d’opposition à
la mondialisation libérale évoluent dans un sens malheureux (d’où des juge-
ments moraux pessimistes sur la « récupération » de tel mouvement social, sur
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la violence dans l’économie informelle, etc.) ou restent heureux (d’où des


jugements moraux sur l’inventivité, la solidarité et la joie de vivre des acteurs
de l’économie informelle) ne change rien à l’affaire.
Ce qui précède permet peut-être d’expliquer la remarquable plasticité (et
perméabilité) de discours qu’on peut, sans risque de trop se tromper, classer a
priori parmi ceux des défenseurs de la mondialisation libérale, comme celui de
la Banque mondiale; cela vaut pour son discours sur la pauvreté comme pour
son utilisation du concept de « capital social » [cf. Lautier, 2002]. Se fondant
sur quelques travaux de Granovetter et Bourdieu, mais surtout sur Putnam, la
vision qu’a la Banque mondiale du capital social affiche une étonnante proxi-
mité avec nombre de discours cherchant à fonder une alternative à la mondia-
lisation libérale. On y parle, pêle-mêle, de société civile et de solidarité
communautaire, de démocratie « par le bas » et de la débrouillardise des pauvres

¤ pour s’établir comme vendeur ambulant ou taxi n’était en rien le désir de bouleverser l’ordre
social. Simplement (de façon majoritaire), ils expliquaient que cette activité « informelle » leur
permettait, au prix de longs horaires de travail, d’avoir des revenus environ doubles de leur salaire
antérieur, et ainsi de payer l’école privée à leurs enfants pour qu’ils deviennent « ingénieur[s],
technicien[s], “professionnel[s]” », etc. Et Manoel Malaguti de conclure : « L’indépendance affirmée
reflète le désir de la dépendance dorée des couches élevées du salariat. Elle est le cri de douleur de
l’amant refoulé. »
15. J’ai eu connaissance de l’histoire d’un vendeur de mouchoirs en papier (des « Lotus », là-
bas) à un carrefour d’Abidjan, handicapé, qui a été assassiné parce qu’il ne voulait pas céder sa
place. C’est moins spectaculaire que la guerre des gangs de narcotrafiquants, mais plus fréquent.
16. Il est significatif que la plupart de ceux qui vantent les vertus de l’économie informelle
oublient que la première forme d’emploi féminin non agricole, et de très loin, n’est pas l’industrie,
l’artisanat ou le commerce, mais la domesticité, totalement ou très majoritairement « informelle ».
Par exemple, au Brésil (qui n’est pas le pays le moins industrialisé du monde), en 1999 on comptait
4 960 000 femmes employées domestiques; par comparaison, il y avait 1 857 000 femmes employées
dans l’industrie de transformation. Et la domesticité est rarement synonyme de « joie de vivre »
[cf. à ce propos Destremau, Lautier, 2002].
LES LIMITES DE L’ÉCONOMIE INFORMELLE… 205

et surtout de réseaux. La plupart des critiques de la Banque mondiale se sont


réjouis qu’elle aille ainsi à Canossa, et nombre d’anti-utilitaristes se sont dit
qu’enfin, ils pouvaient avoir quelque influence sur les « décideurs ». Quelques
auteurs clairvoyants ont cependant parlé de « mystification17 » : la fortune du
concept de capital social montre sans doute que la Banque mondiale est capable
de « récupérer » n’importe quoi, de mettre à son service nombre de ses oppo-
sants sans même avoir besoin de les payer. Mais elle montre aussi que la si sou-
vent rappelée « embeddedness de l’économique dans le social » joue dans les
deux sens, c’est-à-dire que c’est aussi un moyen de glorifier la capacité de l’éco-
nomie (mondialisée ou non) à instrumentaliser ses contraires et de passer sans
coup férir de « vous voyez bien que l’économie ne se suffit pas à elle-même »
à « vous voyez bien que seule l’économie peut donner à ses contraires leur propre
raison ». Il y a là derrière sans doute des questions de rapport de force dans un

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champ (la pensée du « développement ») où l’un des camps est hégémonique;
peut-être aussi un certain manque de précaution dans des engouements mal maî-
trisés (certains économistes sont sans doute persuadés qu’ils font de la socio-
logie quand ils ajoutent l’épithète « social » à « capital »). Mais il y a aussi des
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raisons théoriques.

D’UNE ÉCONOMIE INFORMELLE À L’AUTRE

Ce n’est pas nécessairement faire de l’économicisme vulgaire que de dire


que les faits économiques sont têtus, et que les conditions de la viabilité éco-
nomique de formes sociales alternatives restent une question essentielle
(même si l’on ne voit dans l’économie qu’un moyen de la production d’autres
formes de relations sociales et non une fin en soi). Tout d’abord, il y a la ques-
tion de la compétitivité, c’est-à-dire (si l’on met de côté quelques-uns de ses
aspects, comme le taux de change) essentiellement celle de la productivité. Par
exemple, on peut toujours s’extasier devant l’habileté de l’artisan africain qui
d’une douzaine de boîtes de conserve ramassées dans une décharge confec-
tionnera un magnifique arrosoir. On peut même, en cherchant bien, trouver une
décharge qui ne soit pas sous la coupe d’un gang mafieux. On peut se réjouir
de la « joie de vivre » que manifeste sans doute notre artisan (mais moins pro-
bablement ses apprentis). Il n’empêche que, quand le commerçant libanais du
coin (les Libanais sont mondialisés depuis quelques générations) fera venir un
cargo panaméen bourré d’arrosoirs en plastique made in Taïwan, notre artisan
disparaîtra (à quelques exceptions près, sauvées par « Artisans du monde » et

17. Je pense particulièrement au remarquable ouvrage de John Harriss, que je citerai longuement :
« A close examination of the burgeoning literature shows, however, that elaboration of the idea of
“social capital” has mystified rather than clarified. It systematically evades issues of contexte and
power. […] This mystification serves the political purpose of depoliticizing the problems of poverty
and social justice and, in elevating the importance of “voluntary association” in civic engagement,
of painting out the need fort political action. “Social capital” is thus a weapon in the armoury of
the “anti-politics machine” » [Harriss, 2002, p. 12].
206 L’ALTERÉCONOMIE

le « tourisme équitable »). Pour ce type d’économie informelle, il n’y a que deux
possibilités de survie : ou bien la « déconnexion » complète, telle que la prô-
nait Samir Amin au début des années soixante-dix (ou du moins des droits de
douane extrêmement élevés). Ou bien qu’il n’y ait pas d’importateurs (libanais
ou pas) – autrement dit, que ce pays ou ce marché n’intéressent pas le capitalisme
mondialisé.
Il ne faut cependant pas trop noircir le tableau. Il y a bien des « activités
informelles qui marchent »; en revanche, il n’y a que très peu de « filières infor-
melles qui marchent ». Ce qui marche, on peut le trouver dans l’exemple, pré-
cisément, des ramasseurs de déchets (papiers, métaux), notamment au Brésil.
Ils ont, dans de multiples cas, réussi à s’organiser en coopératives et à sortir de
la tutelle des mafieux du recyclage, à négocier des contrats avec les mairies (qui
les appellent souvent « techniciens de l’environnement » et admettent qu’ils por-

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tent des uniformes). Ils ont même créé des sites Internet. Mais ce type d’exemples,
qu’on trouve aussi dans les transports (urbains ou régionaux), la réparation (d’au-
tomobiles, d’électronique) et le bâtiment, concerne essentiellement des activi-
tés de service qui n’ont pas d’autonomie économique : on peut récupérer les
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déchets de façon informelle, solidaire et conviviale, les déchets sont bien à


l’origine issus de l’économie formelle et y seront recyclés. Les voitures et les
bus sont bien achetés dans le commerce formel18, les matériaux de construction
et la peinture aussi… Les « filières informelles » dans la production de biens
existent, mais elles sont très circonscrites : certains types d’aliments échappent
à l’industrie et au commerce capitalistes formels tout au long de la chaîne de
production-transformation-vente19 ; certaines habitations aussi (mais surtout en
milieu rural); et, bien sûr, certaines marchandises illicites (drogues) ou produites
illégalement (pierres précieuses), qui rejoignent cependant la formalité « au
Nord », dans les banques suisses ou chez les diamantaires d’Anvers. Tout cela
ne fait pas une « autre économie », ou une « autre mondialisation ».
Plusieurs équipes d’économistes20 ont essayé de savoir si l’on pouvait iden-
tifier une dynamique endogène de l’économie informelle, en particulier de savoir
si « le secteur informel crée sa propre demande ». Ce serait en effet une condi-
tion pour pouvoir plaider sinon l’autonomie de l’économie informelle, au moins
sa capacité à combler les failles de l’économie formelle, à créer des emplois,
des richesses et peut-être aussi d’autres valeurs idéologiques. Les résultats sont
pour le moins mitigés en Afrique subsaharienne : l’économie informelle permet
dans une certaine mesure d’absorber des chocs conjoncturels, mais pas de se
substituer durablement aux entreprises capitalistes disparues (sans parler des

18. Je nuancerai cependant ce point : dans certains cas, un peu inquiétants pour le passager,
on a l’impression qu’il n’y a plus aucune pièce d’origine.
19. Presque partout, une grande partie des produits de la pêche, de l’élevage souvent, beaucoup
moins de produits céréaliers ou de boissons. Pour l’anecdote : j’ai, il y a bien longtemps, été frappé –
en Afghanistan – par la couleur bleue d’une boisson vendue dans sa bouteille et avec sa capsule
d’origine, ce qui montre qu’il n’est pas facile de faire du Coca-Cola informel.
20. Dont, en France, celle du DIAL (Groupement d’intérêt scientifique : développement et
insertion internationale); ces études ont, en particulier, été menées par François Roubaud sur le
Cameroun et Madagascar.
LES LIMITES DE L’ÉCONOMIE INFORMELLE… 207

services publics) en cas de crise longue. En Amérique latine (où le « taux d’in-
formalité21 » est notablement plus faible), l’économie informelle montre une
dépendance encore plus forte vis-à-vis de l’économie formelle : elle devient de
plus en plus « procyclique »; et non seulement elle n’arrive plus à créer des
emplois compensant la perte d’emplois formels (ce qui fait que le taux de chô-
mage croît très rapidement dans les années quatre-vingt-dix, en particulier en
Argentine, en Colombie ou dans de grandes villes comme São Paulo), mais ces
emplois sont eux-mêmes de plus en plus précaires et offrent des revenus très
inférieurs au seuil de pauvreté.
On en revient à ces débats qui ont précédé de quelques années la naissance
de l’expression de « secteur informel22 », débats lancés par certains écono-
mistes marxistes latino-américains (José Nun et Anibal Quijano sont les plus
connus) : comment penser la fonction sociale de tous ces gens (un ou deux mil-

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liards, quand même) qui ne servent à rien? Qu’est-ce qu’une « armée de réserve »
qui ne sera jamais mobilisée? Puisqu’ils ne meurent pas tous, il faut bien qu’ils
mettent en œuvre des « stratégies de survie », qu’ils se débrouillent; mais la
débrouille peut-elle tenir lieu de projet social? Pendant vingt-cinq ans, toutes
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les recherches sur l’économie informelle se sont bâties à partir d’un consensus
réunissant les institutions internationales (BIT, Banque mondiale, PNUD, FMI)
et les organismes de coopération bilatérale d’un côté, les ONG et les penseurs
critiques de toutes sortes de l’autre côté, autour d’un objectif : montrer que « les
informels » servent à quelque chose. Bien sûr, ce « à quelque chose » a beau-
coup varié dans le temps, selon les organisations et les individus : à créer un tissu
de petites entreprises dynamiques; à créer des emplois; à créer des revenus,
même bas; à créer du « lien social » ou de la solidarité. On a tout espéré, et essayé
pas mal de choses (l’appui à la formation de coopératives, le micro-crédit, la for-
mation…). Même si les dysfonctionnements, les gâchis et les effets pervers ont
été nombreux23, il y a quand même des choses qui marchent, des success stories
soigneusement mises en valeur par la Banque mondiale et les ONG.
Mais qu’en tirer? L’Afrique est de plus désertée par les investissements et
parmi ceux qui se rencontrent à Davos, elle n’intéresse plus personne, d’autant
plus que l’épuisement des rentes aiguise conflits armés et guerres civiles, plu-
tôt dissuasifs24. L’Amérique latine est de plus en plus « volatile » et fragile, et

21. Tel que le mesurent les appareils statistiques, et donc très imparfaitement, à travers la part
de la population active qui est occupée dans le travail indépendant ou les micro-entreprises de moins
de 11 personnes.
22. Née en 1972 dans le rapport du Bureau international du travail sur le Kenya.
23. Au-delà des détournements et du fait qu’une grande partie des ressources s’est retrouvée
plutôt dans les poches des « experts en informel » que dans celles de ces derniers, les problèmes
les plus graves me semblent être les deux suivants : le coût de la création « d’emplois informels »
est, contrairement aux attentes, extraordinairement élevé; et les « aides » vont principalement à
ceux qui s’en tiraient déjà le mieux.
24. Sans parler du SIDA : plutôt que de plaider en faveur d’un abaissement du prix des traitements
pharmaceutiques, les firmes étrangères quittent massivement certains pays (Ouganda, Zambie,
Afrique du Sud) devant la catastrophe démographique annoncée (et la pénurie prévisible de personnel
qualifié).
208 L’ALTERÉCONOMIE

les contrecoups de la crise asiatique de 1997 au Brésil ont détruit dix fois plus
d’emplois que n’en ont contribué à créer tous les plans « d’aide au secteur infor-
mel ». On pourrait dire la même chose d’une grande partie de l’Asie (Indonésie,
Philippines, Thaïlande…) avec deux exceptions de taille (un tiers de l’huma-
nité) : l’Inde et la Chine. L’Inde probablement parce qu’elle est la moins
« mondialisée » des économies et qu’elle poursuit cahin-caha son petit bon-
homme de chemin25 ; la Chine parce que le régime a choisi la pire forme « d’in-
formalisation » : celle de la déréglementation complète des relations de travail
dans des zones franches gigantesques et barbares.
Le « modèle chinois », qui reprend des éléments du « modèle des maqui-
ladoras » mexicaines, fait figure d’exemple26 ; mais ce dont il est l’aboutisse-
ment, la déréglementation totale du travail, « l’informalisation du formel », a
gagné le monde entier bien avant que l’attention se polarise sur la Chine.

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L’Argentine n’a pas attendu la crise actuelle pour démanteler son droit du tra-
vail et généraliser le travail précaire (sans couverture sociale). La concurrence
a « tiré vers le bas » le statut juridique27, la protection sociale et les salaires
presque partout dans le monde28, à tel point que le BIT a réduit ses objectifs à
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l’observation des seuls core labour standards (interdiction du travail forcé, du


travail des enfants et des prisonniers). Bref, l’informalité n’est pas principale-
ment là où on veut la voir, dans des petits ateliers familiaux et solidaires. Elle
est dans des firmes, parfois multinationales, tout à fait déclarées, dont la
dénonciation est précisément un des chevaux de bataille des « anti-mondialisa-
tion libérale ». Mais il y a alors une petite contradiction à mettre en valeur des
relations sociales « positives » qui ont pu se développer parce que le « secteur
informel » se situait à l’écart de la tutelle juridique et fiscale de l’État, alors que
d’un autre côté, on dénonce les conditions d’exploitation dans des entreprises
qui, somme toute, ne font que mettre à profit la tolérance étatique vis-à-vis du
« moins-disant social » que représente le secteur informel « classique ».
On tombe de haut : ce qui paraissait être le lieu d’émergence d’une alter-
native a des frontières de plus en plus floues avec ce à quoi on cherchait une
alternative (le capitalisme mondialisé), allant souvent jusqu’à se confondre avec
lui (dans le cas de la sous-traitance).
Tout cela n’enlève pas une once de pertinence à l’ensemble des critiques
faites à la « mondialisation libérale », ou à la « mondialisation capitaliste », bien

25. Parsemé de quelques massacres inter-religieux assez épouvantables cependant [cf. Heuzé,
2003].
26. Et est de plus en plus imité, en pire. Le Bangladesh, par exemple, est devenu la première
source d’approvisionnement des États-Unis en T-shirts et chemises, et réinvente les « couvents de
soyeux », avec des salaires encore plus bas que les salaires chinois. Dans le même sens, les
maquiladoras d’Amérique centrale commencent (en mettant à profit le plan Puebla Panama) à
concurrencer victorieusement celles du nord du Mexique, « trop chères ».
27. Parfois, ruse de l’histoire, en mettant à profit des formes juridiques dérogatoires censées
favoriser le « tiers secteur », comme dans le cas de l’usine Volkswagen de Resende, au Brésil, qui
n’emploie aucun ouvrier directement, mais regroupe sous son toit des « coopératives ouvrières »
qui ne sont pas soumises au droit social commun.
28. La Corée du Sud représentant l’exception la plus notable.
LES LIMITES DE L’ÉCONOMIE INFORMELLE… 209

au contraire. La dite mondialisation, j’en conviens plus que tout autre, est avant
tout destructrice : destruction des forêts de Bornéo et des poissons péruviens,
de quelques centaines de millions d’enfances et de pas mal de liens commu-
nautaires, de savoir-faire et d’envies de faire. Sans doute aussi la « mondialisa-
tion libérale » représente-t-elle un saut qualitatif par rapport au bon vieux
capitalisme dans le sens de la destruction, et le discours de Marx sur le carac-
tère progressiste de la société bourgeoise tient de moins en moins la route.
Mais tout cela n’apporte pas grand-chose si l’on ne situe pas le lieu où émergerait
(aussi peu probable cela soit-il) l’hypothèse d’une alternative.

LE CADAVRE DE L’ÉTAT BOUGE ENCORE

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Les débats sur le caractère « bon » ou « mauvais » de la mondialisation, et
le fait de savoir si elle est mauvaise dans son essence ou dans ses formes, sont
pour le moins confus. Le résultat de cette confusion est le caractère purement
moral des positions en présence; les uns nous disent : « Voulez-vous donc que
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les populations du tiers monde continuent de mourir de faim, de s’étriper, d’op-


primer les femmes, etc., au nom de la préservation de supposées valeurs que la
mondialisation détruirait? Inventons une autre forme de mondialisation, certes;
mais ne voyons pas que les méfaits dont la mondialisation serait la cause. » Les
autres rétorquent : « Avec ce type de raisonnement, le pire est toujours sûr. Le
réformisme en matière de mondialisation n’est qu’un alibi grossier. Il faut plus
que jamais refuser non seulement la mondialisation libérale, mais tout ce dont
elle est le paroxysme, en particulier le développement. » Tout cela risque de
tourner au bavardage.
Pour sortir de la morale et de l’imprécation, un principe analytique de base
est de centrer l’attention sur les formes et les médiations. Et en la matière, on
ne peut pas dire que le débat sur la mondialisation libérale présente une grande
rigueur. Je ne développerai cette remarque acide qu’à un propos : celui de la
question de l’État dans ses rapports avec l’informalité.
Les positions morales sur la mondialisation reposent en effet toujours sur
la constitution de celle-ci en sujet. Il y a dix ans, on affirmait : « Les marchés
veulent que… »; on nous dit maintenant : « La mondialisation veut que…. ».
Or la mondialisation ne veut rien. Les marchés non plus, d’ailleurs (les firmes
peut-être, mais ce n’est pas la même chose). La mondialisation n’est que la
forme générale d’un ensemble de processus : mondialisation des flux finan-
ciers, des normes économiques, de la circulation des marchandises, des moyens
de communication, des produits culturels et des manières de pensée, des normes
sociales, etc. La liste peut être allongée à l’infini. Il conviendrait au minimum,
avant tout débat moral, d’écrire cette liste, et pour chaque ligne de la liste,
d’examiner la pertinence des épithètes que l’on accole à la mondialisation.
Par exemple, s’il semble raisonnable de parler de « mondialisation financière
libérale », il n’est pas sûr que le qualificatif « libéral » soit le meilleur pour
caractériser la mondialisation des normes de comportement ou des formes de
210 L’ALTERÉCONOMIE

hiérarchie dans l’entreprise, dès lors qu’il s’agit plus de dispositifs de pouvoir
que de laisser-faire.
Mais le plus important n’est pas là. Le débat sur la (les) mondialisation(s)
me semble évacuer la question essentielle des médiations. Le monstre mondia-
lisation semble s’abattre directement sur des individus, ou des communautés,
et imposer avec hargne ses normes comportementales, sa pollution et sa culture
délétère. Or cela ne se passe pas comme ça. Ce qui se passe, ce sont d’abord
des faits, et la question de « l’autre mondialisation » passe d’abord par l’examen
de la réversibilité de ces faits.
Ces faits paraissent bien prosaïques et d’un examen fastidieux aux essayistes.
En matière économique, ce sont des abaissements de droits de douane, des chan-
gements de taux de réserve bancaires obligatoires, des adhésions à des conven-
tions internationales sur les normes ISO. Ce sont des autorisations aux firmes

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transnationales de réexporter leurs profits, de polluer (au besoin en achetant
des « droits à polluer »), de ne pas payer les charges sociales. Ce sont égale-
ment des pratiques non réglementaires : tolérance vis-à-vis du non-respect du
droit social, cécité opportune concernant des flux de capitaux plus ou moins
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sales. Tous ces faits économiques impliquent l’État, le plus souvent très direc-
tement. Il en va aussi de certains faits non économiques : la mondialisation de
l’accès à certains éléments de la « culture occidentale » via les paraboles ou
Internet ou, dans un autre domaine, la diffusion de règles de « bonne gouver-
nance » émises à Washington mettent en jeu des États.
On se trouve alors dans cette situation un peu paradoxale où les discours
emphatiques et globaux sur la mondialisation reposent sur l’idée (implicite ou
non) que celle-ci affaiblit, lamine ou fait disparaître les États. Or les États sont
parties prenantes, et sont dans certains cas les agents essentiels de la mondiali-
sation ou du moins des faits dans lesquels on voit des conséquences de la mon-
dialisation (et qui en sont plutôt les éléments constitutifs). Si l’on prend des
illustrations dans le champ du travail et des politiques sociales, cela est évident.
Par exemple, l’Argentine avait jusqu’en 1991 le droit du travail qui, parmi les
pays « du Sud », garantissait le mieux la stabilité des salariés et leur accès à la
protection sociale. L’ouverture libérale en matière de commerce extérieur a été
très brutale, et très liée au « plan de convertibilité », et la précarisation du tra-
vail au milieu des années quatre-vingt-dix a été plus rapide que n’importe où
dans le monde. Mais l’ouverture libérale a également été très rapide au Brésil
(en 1991-92). Pourtant la précarisation du travail y a été beaucoup moins
rapide qu’en Argentine (il faut dire que le degré d’informalité était au départ
nettement plus élevé), et les dépenses sociales ont beaucoup moins baissé au
Brésil (elles y ont même globalement augmenté dans les années quatre-vingt-
dix) qu’en Argentine. Pour interpréter ces différences (et bien d’autres encore),
on ne peut se satisfaire de voir dans Menem et Cardoso des espèces de pantins
manipulés par la mondialisation. L’État a une épaisseur, et il n’est pas seulement
une chambre d’enregistrement des réquisits de la mondialisation.
Les critiques « développementistes » de la « mondialisation libérale » repo-
sent généralement sur le postulat selon lequel l’État minimum serait a priori
LES LIMITES DE L’ÉCONOMIE INFORMELLE… 211

pour les libéraux la forme la meilleure d’État. Autrement dit, la mondialisation


libérale ne pourrait demander aux États qu’une chose : se suicider le plus vite
possible. D’où l’apparente connivence qu’ils dénoncent entre les apologistes de
la mondialisation libérale et les « anti-développementistes »; pour ces derniers,
l’État, vecteur des « valeurs occidentales », précipiterait et encouragerait la mon-
dialisation. Partis de deux prémisses opposées, les deux courants se rejoindraient
dans l’anti-étatisme.
Or ces deux attitudes sont déjà dépassées de longue date; et les institutions
internationales (PNUD, Banque mondiale, BIT, voire FMI) ont une longueur
d’avance. À coup de « bonne gouvernance », de promotion du « développe-
ment humainement soutenable », elles ont bâti une nouvelle théorie de l’État.
Bien sûr, cette vision de l’État est très instrumentale29. Mais elle situe bien le
lieu où sont les enjeux. On peut par exemple, rêver d’un système éducatif qui

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ne fera que fournir le nombre de diplômés strictement conforme aux besoins
des investisseurs; on peut aussi rêver d’un système éducatif dont la tâche serait
de former des citoyens éclairés, responsables et critiques. Une fois dissipées
les illusions des deux côtés (la possibilité d’un système purement marchand,
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orienté par la demande des entreprises d’un côté; la possibilité d’un système
éducatif « libre », réseau d’écoles « alternatives » autogérées de l’autre), le lieu
où se noue la question est clairement désigné : l’État, ou plus largement le poli-
tique (autrement dit : comment faire que la question politique de l’éducation
entre dans le champ que constitue l’État ?). Et ça, les institutions de Bretton
Woods l’ont compris depuis au moins une dizaine d’années; quand elles parlent
de « restaurer l’État », elles parlent sérieusement.
Si l’on revient à l’économie informelle, la question n’est alors plus celle de
savoir si elle constitue une alternative, tout à la fois à la mondialisation, au déve-
loppement et à l’État. L’économie informelle est une création de l’État, même
si c’est par défaut. Ce sont des choix politiques qui l’ont engendrée, et non une
tradition séculaire pervertie par le développement. Qu’il s’agisse du petit for-
geron sénégalais ou du cacique de la drogue mexicain, leur informalité est connue,
voulue, instrumentalisée. Ce n’est que dans de très rares cas30 que l’argument
« technique » (policier, militaire et judiciaire) est pertinent pour faire valoir la
permanence de l’informalité (d’ailleurs, quand on enjoint aux municipalités de
se financer elles-mêmes, elles trouvent brusquement, de Niamey à Calcutta, le
moyen de percevoir taxes de place et patentes).
Il faut donc s’interroger sur la conjonction d’intérêts qui a fait que, dans
chaque cas, le compromis politique au sein de l’État a joué en faveur du main-
tien de l’informalité, vue comme une mise à l’écart du droit et des normes éta-
tiques. Les éléments d’explication sont nombreux et combinés différemment
dans chaque cas : rôle de la tolérance dans le maintien de relations clientélistes
et dans la légitimation de l’absence de contrôle des (grandes) firmes qui ne

29. Cf. par exemple le titre, et le contenu, du « Rapport sur le développement dans le monde
2002 » de la Banque mondiale : Des institutions pour les marchés.
30. L’alliance FARC-narcotrafiquants en Colombie par exemple.
212 L’ALTERÉCONOMIE

respectent pas le droit; rétrocession corruptive d’une partie des impôts et taxes
non perçus; intérêts directs des hommes politiques et administrateurs dans l’éco-
nomie informelle; coût excessif (comparé au bénéfice politique) de la répres-
sion; rôle de l’économie informelle dans la limitation de la contestation sociale31 ;
rôle de l’économie informelle dans la limitation de la contestation politique
(quand on travaille treize heures par jour, ça fatigue!). L’examen de ces élé-
ments ne permet pas de voir dans l’économie informelle une autre économie,
ou une autre société. En revanche, il permet bien de situer le lieu où se trouvent
les enjeux. Si la mondialisation a fait basculer des entreprises « formelles » du
côté d’une informalité de fait, c’est bien parce que le poids de certains des élé-
ments cités plus haut s’est accru, ou que leur combinaison s’est modifiée. Tel
ou tel groupe d’intérêts a pu voir s’accroître son pouvoir au sein de l’État, tel
acteur (les syndicats par exemple) a pu y voir son influence décliner, etc. Bref,

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l’État est bien le lieu où est créé l’informel, y compris les formes d’informel
qui apparaissent comme les plus an-étatiques.
C’est en même temps au moyen de l’État et à travers lui que la mondiali-
sation distribue ses effets, de façon extrêmement différenciée selon les pays et
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les époques. L’époque actuelle apparaît très paradoxale, puisqu’on assiste à


une pression très forte des firmes « du Nord » pour une poursuite de la libéra-
lisation des échanges et en même temps à une très forte « demande d’État » de
la part de ces mêmes firmes. Ce paradoxe n’a rien d’une utopie, puisqu’il est
incarné en Chine. La Chine et l’Afrique sahélienne apparaissent alors comme
deux cas polairement opposés de modes de « gouvernement32 » de cette « sorte
de complexe constitué par les hommes et les choses » [Foucault, 1994, p. 643].
D’un côté, la promotion par l’État de l’absence de droit social dans de vastes
zones franches, mais aussi l’organisation par l’État des mouvements migratoires,
le contrôle policier, la politique urbaine. De l’autre côté, des États incapables
de toute politique de création d’emplois, qui tirent leur légitimité de leur non-
intervention dans le fonctionnement de l’économie informelle, mais qui sont
contradictoirement obligés d’intervenir sur elle, pour de simples raisons fiscales.
Entre ces deux cas de figure extrêmes, il en existe de nombreux autres. En
Amérique latine, particulièrement, devant la croissance du chômage, l’incapa-
cité de l’État à assurer lui-même la fourniture de certains services publics urbains,
mais – en même temps – l’impossibilité politique de continuer à laisser la bride
sur le cou à l’informel33, un nouveau type de « gouvernement de l’informel »
voit le jour. Il ne s’agit plus, comme dans les vingt années passées, de balancer
entre deux attitudes; la première pouvant être résumée par cette formule : « Puisque

31. C’est là tout le thème du « rôle de l’économie informelle comme substitut à la protection
sociale », long débat – ce fut le cheval de bataille de l’UNICEF, du PNUD, puis de la Banque
mondiale dès la fin des années quatre-vingt – que je ne développerai pas ici. Disons seulement que,
depuis 2000, ces mêmes institutions commencent à déchanter.
32. Au sens que Michel Foucault avait développé dans « La gouvernementalité » [1994,
p. 635-657].
33. À la fois à cause de la baisse d’efficacité politique du type de clientélisme que cette tolérance
fondait et pour limiter les dérives mafieuses qui s’ancraient dans l’informel.
LES LIMITES DE L’ÉCONOMIE INFORMELLE… 213

ce en quoi nous avons cru ne marche pas, croyons en ce en quoi nous ne croyions
pas : l’informel »; et la seconde : « Puisque nous, l’État, sommes incapables –
de créer des emplois, de créer des revenus, d’assurer une protection sociale –,
ce qui est notre contraire, l’informel, en sera capable ». Ces deux formules, qui
résument la « connivence » évoquée plus haut entre « anti-développementistes »
et libéraux, sont de plus en plus caduques. Mais s’en débarrasser nécessite une
multiplicité de compromis politiques autour de questions précises telles que :
comment intégrer les informels dans un système de protection sociale qui les
inscrive dans le registre du droit, et non dans celui de la faveur [cf. Lautier,
Marquès-Pereira, Salama, 2002]? Comment produire des services publics à tra-
vers une combinaison de l’intervention de « coopératives informelles » et de
l’administration locale? Comment s’appuyer sur l’économie informelle pour
restaurer une dynamique de croissance sur la base du marché intérieur? Comment

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gérer des quartiers entiers où l’absence d’effectivité du droit a laissé place à un
pouvoir mafieux qui, lui, a su organiser l’informel? Etc.
Ce type de questions ne se pose pas qu’au Brésil de Lula, mais à la grande
majorité des gouvernements du Sud. Il met en évidence un dernier paradoxe :
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la prolifération de l’informalité, accentuée par la mondialisation, remet la


question du gouvernement au centre du débat social. Et une dernière ambiguïté :
« la mondialisation » ou du moins les firmes les plus internationalisées34 ne
sont pas les dernières à voir dans la question de l’informalité un enjeu politique
majeur. Mais enjeu ne veut pas dire alternative.

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34. Comme en témoigne le soutien du grand patronat de São Paulo à Lula lors de la campagne
électorale d’octobre 2002 et l’afflux de délégations des multinationales à Porto Alegre trois mois
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214 L’ALTERÉCONOMIE

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