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Chercher dans l’altérité, chez l’Autre qu’on domine et qu’on détruit, les
voies de sa propre rédemption est un thème banal de la philosophie occiden-
tale. Cela passe par la culpabilisation et l’affirmation de la nécessité d’expier
etc.). Embrasser la cause des victimes, certes; mais le risque est alors grand
que « la cause des exclus se voie identifiée à l’opération théorique de la démys-
tification qui montre, de toute excellence, qu’elle n’est rien d’autre que cela :
une fantasmagorie du cerveau où se reflètent les rapports sociaux » [Rancière,
1983, p. 301]. En d’autres termes, la dénonciation des méfaits commis par ce
« nous » qui change de visage au gré des modes (le colonialisme, l’impéria-
lisme, le développement, la mondialisation) se doit de montrer qu’elle est autre
chose qu’une « fantasmagorie du cerveau »; que l’autre est (encore, et pour
peu de temps) bien là, dans sa positivité, ses valeurs, et que, pour peu qu’on
cherche bien et qu’on se hâte, il y a là de quoi fonder sinon un modèle alter-
natif, du moins les linéaments d’une autre pensée que l’on pourrait proposer
au débat.
Mais le risque est alors grand pour ceux qui, croyant (sincèrement peut-être)
qu’ils comprennent cet Autre que l’Occident néglige ou extermine, de ne faire,
au nom même de leur empathie supposée, que perpétuer une constante de cette
pensée occidentale qu’ils dénoncent. Tzvetan Todorov [1982, p. 308] soulignait
ce paradoxe : « Depuis cette époque [l’aube du XVIe siècle], et pendant près de
trois cent cinquante ans, l’Europe occidentale s’est efforcée d’assimiler l’autre,
de faire disparaître l’altérité extérieure, et a en grande partie réussi à le faire.
Son mode de vie et ses valeurs se sont répandus sur le monde entier; comme le
voulait Colon, les colonisés ont adopté nos coutumes et se sont habillés. Cet
extraordinaire succès est dû, entre autres, à un trait spécifique de la civilisation
occidentale, qu’on avait longtemps pris pour un trait de l’homme tout court, son
épanouissement chez les Occidentaux devenant alors la preuve de leur supé-
riorité naturelle : c’est, paradoxalement, la capacité des Européens à comprendre
les autres. » Bref, à tant vouloir comprendre (ou expliquer, si l’on se targue
d’avoir déjà compris) ces « autres », ne risque-t-on pas d’offrir à la « civilisa-
tion occidentale » (la mondialisation?) les dernières armes qui lui manquaient?
LES LIMITES DE L’ÉCONOMIE INFORMELLE… 199
3. On nomme ainsi en Amérique latine les capitaux étrangers placés à très court terme et
extrêmement volatils qui sont la principale source d’instabilité financière et de vulnérabilité
macro-économique.
4. Cf. Doeringer, Piore [1985]. On pourrait grossièrement résumer ce dualisme ainsi : si je peux
définir un « segment primaire » du marché du travail comme étant formé d’hommes blancs, qualifiés,
syndiqués, salariés dans de grandes entreprises, alors les femmes, les Noir(e)s, les non-syndiqués
et les travailleurs des PME forment un segment secondaire.
5. On en trouve une expression synthétique dans le même ouvrage de Serge Latouche : « Il
n’est donc possible de saisir l’hétérogénéité concrète de l’informel comme une totalité cohérente
au niveau abstrait que si on saisit le formel dans sa pertinence théorique. L’informel est bien un cas
de délinquance envers la raison économique. Il est l’autre de la grande société » [Latouche, 1991,
p. 116].
6. J’ai développé cette question dans divers textes, dont L’économie informelle dans le tiers
monde [1994].
7. Gödel n’était, à ma connaissance, ni plus ni moins occidental que Descartes.
LES LIMITES DE L’ÉCONOMIE INFORMELLE… 201
(ensemble des non-théorèmes) n’est pas l’espace positif (ensemble des théo-
rèmes) d’un système formel8 ». Bien sûr, ce raisonnement n’a pas été mené à
propos des questions de mondialisation, ou même des sciences sociales; mais
il a un très haut degré de généralité. Il invalide la plupart des modes de pensée
qui sont dualistes au nom de l’évidence intuitive et qui, sous couvert d’un ratio-
nalisme indiscutable, relèvent plutôt de la pensée magique. Une traduction, dans
le domaine qui nous occupe ici, pourrait être : si l’économie ou la société for-
melles se définissent par un ensemble cohérent et articulé de caractéristiques
(peut-être détestables), l’ensemble des choses sociales (informelles) qui ne
présentent pas ces caractéristiques n’ont aucune raison de former un ensemble
cohérent et articulé. Remplaçons « formelle » par « occidentale », et allons
plus loin : s’il y a une société occidentale (sans doute détestable), il n’y a pas
de « société non occidentale ». L’alternative n’est pas dans l’Autre. C’est,
8. Hofstadter [1985, p. 77 et 82]. L’auteur ajoute que « ce résultat est d’une profondeur égale
à celle du théorème de Gödel ».
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plus qu’un des quatre « étages » de l’économie informelle qui soit porteur d’al-
ternative. Ce qui semble spécifier cet « étage », c’est l’importance des « réseaux »,
des « grappes de reliés11 » qui semble spécifier n’importe quel type de capita-
lisme contemporain. L’auteur me trouverait certainement bien malhonnête,
puisque j’ai oublié de dire que les acteurs de cet « étage » sont petits et afri-
cains (de l’Ouest). Mais cela leur confère-t-il une « autre altérité » (si je puis
dire) que celle que présenteraient ceux qui sont un peu moins petits et un peu
moins africains (de l’Ouest) et qui pourtant agiraient en réseaux et en grappes,
« sur le modèle de la famille selon la logique clanique, avec des mères sociales
et des aînés sociaux » [ibid., p. 176], de la famille de Wendel au « cartel de
Cali »? Il n’y aurait plus alors qu’un argument : si cette œconomie néoclanique est
porteuse d’altérité, d’un autre modèle (et pas seulement d’autres valeurs), c’est
parce qu’elle est exemplaire. Non pas qu’elle le veuille (on ne choisit pas d’être
un exemple; ou alors, en général, ça rate). Non pas que certains individus ou
même des milliers d’individus le veuillent (on ne crée pas des exemples; ou
alors, il faut avoir le pouvoir, et cela s’appelle de la propagande, ce qui n’est ni
dans les intentions ni dans les possibilités de quelque anti-utilitariste que ce
soit). Cette exemplarité de l’œconomie néoclanique ne pourrait alors provenir
que de la conjonction de trois facteurs : il n’y a à l’évidence pas d’autre possi-
bilité (y compris le maintien de l’ordre existant); il y a une très forte capacité
de diffusion de ce « modèle » (indépendamment de l’adhésion subjective à
celui-ci); il y a des forces sociales (acteurs, mouvements… sociaux) qui pro-
meuvent ce modèle et le reproduisent en dehors de ses conditions d’apparition.
9. Comme tant d’autres, j’ai moi-même disserté sur ce sujet [cf. Lautier, 2000].
10. Nous sommes quelques-uns à avoir fait ce choix de ne guère nous intéresser aux déboires
de la sidérurgie lorraine ou aux succès d’Airbus.
11. Ibid., p. 175. On retrouve tout le vieux langage de l’économie industrielle d’Alfred Marshall.
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de faits qu’on pourrait citer à l’appui de cette vision qu’on pourra juger pessi-
miste, ou peut-être condescendante : des paysans sans terre brésiliens, après un
combat héroïque et solidaire, obtiennent enfin un titre de propriété pour la terre
qu’ils ont occupée et n’ont de cesse de vendre cette terre au plus vite et au plus
offrant; des responsables d’associations qu’ils ont formées pour pallier la déser-
tion des services publics dans la banlieue de Dakar se retrouvent (par la grâce
d’un changement politique et de la Banque mondiale) au sommet du pouvoir
local, « nouvelles élites », mais élites quand même. La si séduisante solidarité
communautaire africaine est de plus en plus avant tout une obligation de soli-
darité : cotisations pour les mariages, les naissances, les funérailles, l’accueil
de jeunes parents sans emploi, etc. À celui qui conserve quelques ressources ne
reste qu’une solution : la fuite, l’individualisation [cf. Marie, 1998]. Et le désir
ou le projet, si souvent mis en exergue, des salariés du tiers monde de créer une
micro-entreprise pour échapper aux conditions de travail et aux bas salaires n’est
le plus souvent en aucune manière le désir (ou le projet) d’une autre société
(encore moins d’une autre mondialisation). Il s’agit en général soit du désir
d’une « liberté » de micro-entrepreneur, d’échapper à la hiérarchie, à la disci-
pline, mais de façon purement individuelle13, soit d’une stratégie pour sortir, au
moins à travers ses enfants, des couches les plus basses du salariat pour rejoindre
les couches élevées, via le passage par l’école privée14. L’économie informelle
n’a, le plus souvent, rien de solidaire ni de joyeux : on s’y assassine souvent
(les pauvres sont plus souvent tués par d’autres pauvres que par des riches ou
des flics15), on s’y vole et on s’y viole, on y est humilié et parfois asservi16.
Ces faits ne prouvent rien en eux-mêmes, ou du moins pas plus que les faits
qu’on interprète dans l’autre sens : il est également vrai que les pauvres rigo-
lent souvent dans les banlieues d’Afrique, d’Amérique latine ou d’Asie (comme,
d’ailleurs, dans les banlieues françaises). Il est vrai aussi qu’ils s’entraident (plus
que dans les banlieues françaises, et sans doute plus que dans les usines fran-
çaises), soit au sein de la famille élargie, soit au niveau du quartier (qu’il s’agisse
des mutirões brésiliens, particulièrement actifs dans « l’autoconstruction col-
lective », généralement sur des terrains « envahis », ou des comedores popu-
lares qui ont fleuri dans le Chili de Pinochet et que la crise argentine a remis au
goût du jour). Mais de là à penser qu’il y aurait là les germes d’une autre éco-
nomie, voire d’une autre société et d’une autre mondialisation, il y a un pas que
¤ pour s’établir comme vendeur ambulant ou taxi n’était en rien le désir de bouleverser l’ordre
social. Simplement (de façon majoritaire), ils expliquaient que cette activité « informelle » leur
permettait, au prix de longs horaires de travail, d’avoir des revenus environ doubles de leur salaire
antérieur, et ainsi de payer l’école privée à leurs enfants pour qu’ils deviennent « ingénieur[s],
technicien[s], “professionnel[s]” », etc. Et Manoel Malaguti de conclure : « L’indépendance affirmée
reflète le désir de la dépendance dorée des couches élevées du salariat. Elle est le cri de douleur de
l’amant refoulé. »
15. J’ai eu connaissance de l’histoire d’un vendeur de mouchoirs en papier (des « Lotus », là-
bas) à un carrefour d’Abidjan, handicapé, qui a été assassiné parce qu’il ne voulait pas céder sa
place. C’est moins spectaculaire que la guerre des gangs de narcotrafiquants, mais plus fréquent.
16. Il est significatif que la plupart de ceux qui vantent les vertus de l’économie informelle
oublient que la première forme d’emploi féminin non agricole, et de très loin, n’est pas l’industrie,
l’artisanat ou le commerce, mais la domesticité, totalement ou très majoritairement « informelle ».
Par exemple, au Brésil (qui n’est pas le pays le moins industrialisé du monde), en 1999 on comptait
4 960 000 femmes employées domestiques; par comparaison, il y avait 1 857 000 femmes employées
dans l’industrie de transformation. Et la domesticité est rarement synonyme de « joie de vivre »
[cf. à ce propos Destremau, Lautier, 2002].
LES LIMITES DE L’ÉCONOMIE INFORMELLE… 205
raisons théoriques.
17. Je pense particulièrement au remarquable ouvrage de John Harriss, que je citerai longuement :
« A close examination of the burgeoning literature shows, however, that elaboration of the idea of
“social capital” has mystified rather than clarified. It systematically evades issues of contexte and
power. […] This mystification serves the political purpose of depoliticizing the problems of poverty
and social justice and, in elevating the importance of “voluntary association” in civic engagement,
of painting out the need fort political action. “Social capital” is thus a weapon in the armoury of
the “anti-politics machine” » [Harriss, 2002, p. 12].
206 L’ALTERÉCONOMIE
le « tourisme équitable »). Pour ce type d’économie informelle, il n’y a que deux
possibilités de survie : ou bien la « déconnexion » complète, telle que la prô-
nait Samir Amin au début des années soixante-dix (ou du moins des droits de
douane extrêmement élevés). Ou bien qu’il n’y ait pas d’importateurs (libanais
ou pas) – autrement dit, que ce pays ou ce marché n’intéressent pas le capitalisme
mondialisé.
Il ne faut cependant pas trop noircir le tableau. Il y a bien des « activités
informelles qui marchent »; en revanche, il n’y a que très peu de « filières infor-
melles qui marchent ». Ce qui marche, on peut le trouver dans l’exemple, pré-
cisément, des ramasseurs de déchets (papiers, métaux), notamment au Brésil.
Ils ont, dans de multiples cas, réussi à s’organiser en coopératives et à sortir de
la tutelle des mafieux du recyclage, à négocier des contrats avec les mairies (qui
les appellent souvent « techniciens de l’environnement » et admettent qu’ils por-
18. Je nuancerai cependant ce point : dans certains cas, un peu inquiétants pour le passager,
on a l’impression qu’il n’y a plus aucune pièce d’origine.
19. Presque partout, une grande partie des produits de la pêche, de l’élevage souvent, beaucoup
moins de produits céréaliers ou de boissons. Pour l’anecdote : j’ai, il y a bien longtemps, été frappé –
en Afghanistan – par la couleur bleue d’une boisson vendue dans sa bouteille et avec sa capsule
d’origine, ce qui montre qu’il n’est pas facile de faire du Coca-Cola informel.
20. Dont, en France, celle du DIAL (Groupement d’intérêt scientifique : développement et
insertion internationale); ces études ont, en particulier, été menées par François Roubaud sur le
Cameroun et Madagascar.
LES LIMITES DE L’ÉCONOMIE INFORMELLE… 207
services publics) en cas de crise longue. En Amérique latine (où le « taux d’in-
formalité21 » est notablement plus faible), l’économie informelle montre une
dépendance encore plus forte vis-à-vis de l’économie formelle : elle devient de
plus en plus « procyclique »; et non seulement elle n’arrive plus à créer des
emplois compensant la perte d’emplois formels (ce qui fait que le taux de chô-
mage croît très rapidement dans les années quatre-vingt-dix, en particulier en
Argentine, en Colombie ou dans de grandes villes comme São Paulo), mais ces
emplois sont eux-mêmes de plus en plus précaires et offrent des revenus très
inférieurs au seuil de pauvreté.
On en revient à ces débats qui ont précédé de quelques années la naissance
de l’expression de « secteur informel22 », débats lancés par certains écono-
mistes marxistes latino-américains (José Nun et Anibal Quijano sont les plus
connus) : comment penser la fonction sociale de tous ces gens (un ou deux mil-
les recherches sur l’économie informelle se sont bâties à partir d’un consensus
réunissant les institutions internationales (BIT, Banque mondiale, PNUD, FMI)
et les organismes de coopération bilatérale d’un côté, les ONG et les penseurs
critiques de toutes sortes de l’autre côté, autour d’un objectif : montrer que « les
informels » servent à quelque chose. Bien sûr, ce « à quelque chose » a beau-
coup varié dans le temps, selon les organisations et les individus : à créer un tissu
de petites entreprises dynamiques; à créer des emplois; à créer des revenus,
même bas; à créer du « lien social » ou de la solidarité. On a tout espéré, et essayé
pas mal de choses (l’appui à la formation de coopératives, le micro-crédit, la for-
mation…). Même si les dysfonctionnements, les gâchis et les effets pervers ont
été nombreux23, il y a quand même des choses qui marchent, des success stories
soigneusement mises en valeur par la Banque mondiale et les ONG.
Mais qu’en tirer? L’Afrique est de plus désertée par les investissements et
parmi ceux qui se rencontrent à Davos, elle n’intéresse plus personne, d’autant
plus que l’épuisement des rentes aiguise conflits armés et guerres civiles, plu-
tôt dissuasifs24. L’Amérique latine est de plus en plus « volatile » et fragile, et
21. Tel que le mesurent les appareils statistiques, et donc très imparfaitement, à travers la part
de la population active qui est occupée dans le travail indépendant ou les micro-entreprises de moins
de 11 personnes.
22. Née en 1972 dans le rapport du Bureau international du travail sur le Kenya.
23. Au-delà des détournements et du fait qu’une grande partie des ressources s’est retrouvée
plutôt dans les poches des « experts en informel » que dans celles de ces derniers, les problèmes
les plus graves me semblent être les deux suivants : le coût de la création « d’emplois informels »
est, contrairement aux attentes, extraordinairement élevé; et les « aides » vont principalement à
ceux qui s’en tiraient déjà le mieux.
24. Sans parler du SIDA : plutôt que de plaider en faveur d’un abaissement du prix des traitements
pharmaceutiques, les firmes étrangères quittent massivement certains pays (Ouganda, Zambie,
Afrique du Sud) devant la catastrophe démographique annoncée (et la pénurie prévisible de personnel
qualifié).
208 L’ALTERÉCONOMIE
les contrecoups de la crise asiatique de 1997 au Brésil ont détruit dix fois plus
d’emplois que n’en ont contribué à créer tous les plans « d’aide au secteur infor-
mel ». On pourrait dire la même chose d’une grande partie de l’Asie (Indonésie,
Philippines, Thaïlande…) avec deux exceptions de taille (un tiers de l’huma-
nité) : l’Inde et la Chine. L’Inde probablement parce qu’elle est la moins
« mondialisée » des économies et qu’elle poursuit cahin-caha son petit bon-
homme de chemin25 ; la Chine parce que le régime a choisi la pire forme « d’in-
formalisation » : celle de la déréglementation complète des relations de travail
dans des zones franches gigantesques et barbares.
Le « modèle chinois », qui reprend des éléments du « modèle des maqui-
ladoras » mexicaines, fait figure d’exemple26 ; mais ce dont il est l’aboutisse-
ment, la déréglementation totale du travail, « l’informalisation du formel », a
gagné le monde entier bien avant que l’attention se polarise sur la Chine.
25. Parsemé de quelques massacres inter-religieux assez épouvantables cependant [cf. Heuzé,
2003].
26. Et est de plus en plus imité, en pire. Le Bangladesh, par exemple, est devenu la première
source d’approvisionnement des États-Unis en T-shirts et chemises, et réinvente les « couvents de
soyeux », avec des salaires encore plus bas que les salaires chinois. Dans le même sens, les
maquiladoras d’Amérique centrale commencent (en mettant à profit le plan Puebla Panama) à
concurrencer victorieusement celles du nord du Mexique, « trop chères ».
27. Parfois, ruse de l’histoire, en mettant à profit des formes juridiques dérogatoires censées
favoriser le « tiers secteur », comme dans le cas de l’usine Volkswagen de Resende, au Brésil, qui
n’emploie aucun ouvrier directement, mais regroupe sous son toit des « coopératives ouvrières »
qui ne sont pas soumises au droit social commun.
28. La Corée du Sud représentant l’exception la plus notable.
LES LIMITES DE L’ÉCONOMIE INFORMELLE… 209
au contraire. La dite mondialisation, j’en conviens plus que tout autre, est avant
tout destructrice : destruction des forêts de Bornéo et des poissons péruviens,
de quelques centaines de millions d’enfances et de pas mal de liens commu-
nautaires, de savoir-faire et d’envies de faire. Sans doute aussi la « mondialisa-
tion libérale » représente-t-elle un saut qualitatif par rapport au bon vieux
capitalisme dans le sens de la destruction, et le discours de Marx sur le carac-
tère progressiste de la société bourgeoise tient de moins en moins la route.
Mais tout cela n’apporte pas grand-chose si l’on ne situe pas le lieu où émergerait
(aussi peu probable cela soit-il) l’hypothèse d’une alternative.
hiérarchie dans l’entreprise, dès lors qu’il s’agit plus de dispositifs de pouvoir
que de laisser-faire.
Mais le plus important n’est pas là. Le débat sur la (les) mondialisation(s)
me semble évacuer la question essentielle des médiations. Le monstre mondia-
lisation semble s’abattre directement sur des individus, ou des communautés,
et imposer avec hargne ses normes comportementales, sa pollution et sa culture
délétère. Or cela ne se passe pas comme ça. Ce qui se passe, ce sont d’abord
des faits, et la question de « l’autre mondialisation » passe d’abord par l’examen
de la réversibilité de ces faits.
Ces faits paraissent bien prosaïques et d’un examen fastidieux aux essayistes.
En matière économique, ce sont des abaissements de droits de douane, des chan-
gements de taux de réserve bancaires obligatoires, des adhésions à des conven-
tions internationales sur les normes ISO. Ce sont des autorisations aux firmes
sales. Tous ces faits économiques impliquent l’État, le plus souvent très direc-
tement. Il en va aussi de certains faits non économiques : la mondialisation de
l’accès à certains éléments de la « culture occidentale » via les paraboles ou
Internet ou, dans un autre domaine, la diffusion de règles de « bonne gouver-
nance » émises à Washington mettent en jeu des États.
On se trouve alors dans cette situation un peu paradoxale où les discours
emphatiques et globaux sur la mondialisation reposent sur l’idée (implicite ou
non) que celle-ci affaiblit, lamine ou fait disparaître les États. Or les États sont
parties prenantes, et sont dans certains cas les agents essentiels de la mondiali-
sation ou du moins des faits dans lesquels on voit des conséquences de la mon-
dialisation (et qui en sont plutôt les éléments constitutifs). Si l’on prend des
illustrations dans le champ du travail et des politiques sociales, cela est évident.
Par exemple, l’Argentine avait jusqu’en 1991 le droit du travail qui, parmi les
pays « du Sud », garantissait le mieux la stabilité des salariés et leur accès à la
protection sociale. L’ouverture libérale en matière de commerce extérieur a été
très brutale, et très liée au « plan de convertibilité », et la précarisation du tra-
vail au milieu des années quatre-vingt-dix a été plus rapide que n’importe où
dans le monde. Mais l’ouverture libérale a également été très rapide au Brésil
(en 1991-92). Pourtant la précarisation du travail y a été beaucoup moins
rapide qu’en Argentine (il faut dire que le degré d’informalité était au départ
nettement plus élevé), et les dépenses sociales ont beaucoup moins baissé au
Brésil (elles y ont même globalement augmenté dans les années quatre-vingt-
dix) qu’en Argentine. Pour interpréter ces différences (et bien d’autres encore),
on ne peut se satisfaire de voir dans Menem et Cardoso des espèces de pantins
manipulés par la mondialisation. L’État a une épaisseur, et il n’est pas seulement
une chambre d’enregistrement des réquisits de la mondialisation.
Les critiques « développementistes » de la « mondialisation libérale » repo-
sent généralement sur le postulat selon lequel l’État minimum serait a priori
LES LIMITES DE L’ÉCONOMIE INFORMELLE… 211
orienté par la demande des entreprises d’un côté; la possibilité d’un système
éducatif « libre », réseau d’écoles « alternatives » autogérées de l’autre), le lieu
où se noue la question est clairement désigné : l’État, ou plus largement le poli-
tique (autrement dit : comment faire que la question politique de l’éducation
entre dans le champ que constitue l’État ?). Et ça, les institutions de Bretton
Woods l’ont compris depuis au moins une dizaine d’années; quand elles parlent
de « restaurer l’État », elles parlent sérieusement.
Si l’on revient à l’économie informelle, la question n’est alors plus celle de
savoir si elle constitue une alternative, tout à la fois à la mondialisation, au déve-
loppement et à l’État. L’économie informelle est une création de l’État, même
si c’est par défaut. Ce sont des choix politiques qui l’ont engendrée, et non une
tradition séculaire pervertie par le développement. Qu’il s’agisse du petit for-
geron sénégalais ou du cacique de la drogue mexicain, leur informalité est connue,
voulue, instrumentalisée. Ce n’est que dans de très rares cas30 que l’argument
« technique » (policier, militaire et judiciaire) est pertinent pour faire valoir la
permanence de l’informalité (d’ailleurs, quand on enjoint aux municipalités de
se financer elles-mêmes, elles trouvent brusquement, de Niamey à Calcutta, le
moyen de percevoir taxes de place et patentes).
Il faut donc s’interroger sur la conjonction d’intérêts qui a fait que, dans
chaque cas, le compromis politique au sein de l’État a joué en faveur du main-
tien de l’informalité, vue comme une mise à l’écart du droit et des normes éta-
tiques. Les éléments d’explication sont nombreux et combinés différemment
dans chaque cas : rôle de la tolérance dans le maintien de relations clientélistes
et dans la légitimation de l’absence de contrôle des (grandes) firmes qui ne
29. Cf. par exemple le titre, et le contenu, du « Rapport sur le développement dans le monde
2002 » de la Banque mondiale : Des institutions pour les marchés.
30. L’alliance FARC-narcotrafiquants en Colombie par exemple.
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respectent pas le droit; rétrocession corruptive d’une partie des impôts et taxes
non perçus; intérêts directs des hommes politiques et administrateurs dans l’éco-
nomie informelle; coût excessif (comparé au bénéfice politique) de la répres-
sion; rôle de l’économie informelle dans la limitation de la contestation sociale31 ;
rôle de l’économie informelle dans la limitation de la contestation politique
(quand on travaille treize heures par jour, ça fatigue!). L’examen de ces élé-
ments ne permet pas de voir dans l’économie informelle une autre économie,
ou une autre société. En revanche, il permet bien de situer le lieu où se trouvent
les enjeux. Si la mondialisation a fait basculer des entreprises « formelles » du
côté d’une informalité de fait, c’est bien parce que le poids de certains des élé-
ments cités plus haut s’est accru, ou que leur combinaison s’est modifiée. Tel
ou tel groupe d’intérêts a pu voir s’accroître son pouvoir au sein de l’État, tel
acteur (les syndicats par exemple) a pu y voir son influence décliner, etc. Bref,
31. C’est là tout le thème du « rôle de l’économie informelle comme substitut à la protection
sociale », long débat – ce fut le cheval de bataille de l’UNICEF, du PNUD, puis de la Banque
mondiale dès la fin des années quatre-vingt – que je ne développerai pas ici. Disons seulement que,
depuis 2000, ces mêmes institutions commencent à déchanter.
32. Au sens que Michel Foucault avait développé dans « La gouvernementalité » [1994,
p. 635-657].
33. À la fois à cause de la baisse d’efficacité politique du type de clientélisme que cette tolérance
fondait et pour limiter les dérives mafieuses qui s’ancraient dans l’informel.
LES LIMITES DE L’ÉCONOMIE INFORMELLE… 213
ce en quoi nous avons cru ne marche pas, croyons en ce en quoi nous ne croyions
pas : l’informel »; et la seconde : « Puisque nous, l’État, sommes incapables –
de créer des emplois, de créer des revenus, d’assurer une protection sociale –,
ce qui est notre contraire, l’informel, en sera capable ». Ces deux formules, qui
résument la « connivence » évoquée plus haut entre « anti-développementistes »
et libéraux, sont de plus en plus caduques. Mais s’en débarrasser nécessite une
multiplicité de compromis politiques autour de questions précises telles que :
comment intégrer les informels dans un système de protection sociale qui les
inscrive dans le registre du droit, et non dans celui de la faveur [cf. Lautier,
Marquès-Pereira, Salama, 2002]? Comment produire des services publics à tra-
vers une combinaison de l’intervention de « coopératives informelles » et de
l’administration locale? Comment s’appuyer sur l’économie informelle pour
restaurer une dynamique de croissance sur la base du marché intérieur? Comment
BIBLIOGRAPHIE
34. Comme en témoigne le soutien du grand patronat de São Paulo à Lula lors de la campagne
électorale d’octobre 2002 et l’afflux de délégations des multinationales à Porto Alegre trois mois
plus tard.
214 L’ALTERÉCONOMIE
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