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LES COULEURS
À Laurent P.
GILLES PARIS
G.P.

INVENTER
LES COULEURS
Dessins
Aline Zalko

© Gallimard Jeunesse, 2019


Giboulées sous la direction de Colline Faure-Poirée et Hélène Quinquin Gallimard Jeunesse Giboulées
J’
habite avec papa à Longjumeau.
M. Gaillard, mon prof d’histoire,
dit que ma ville était autrefois
un modeste bourg gallo-romain.
Mon meilleur ami, Gégé, pense qu’As-
térix y a passé son enfance. Souvent,
Gégé raconte n’importe quoi pour ou-
blier que son papa est parti avec ma
maman, très loin, en Thaïlande, parce
que la vie y est moins chère et la mer
plus belle qu’à Longjumeau. Faut dire
que l’eau brune du lac ne donne pas
franchement envie de s’y baigner. Peut-
être même que si nous n’étions pas les
meilleurs amis du monde, Gégé et moi,
maman serait encore là, criant sur papa
qui rentre de l’usine et s’affale sur le
canapé, sa canette de bière écrasée

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dans la main, regardant le plafond


comme seule issue. Des fois, au fond
de la poubelle, je trouve des bouts de
cartes postales déchirées que je recolle
pendant les cours de M. Hélicidine, le
prof de math, qui raconte des tas de
trucs pas intéressants du tout. Il me
manque toujours un bout de la carte
et je ne comprends pas tout ce qu’a
écrit maman. Elle parle du prix du
kilo de tomates et du poisson tout frais
qui coûte que dalle et du soleil qui
entre par sa fenêtre le matin comme
un doux réveil qui ne lui écorche pas
les oreilles. C’est vrai qu’il sonne fort
le réveil à papa. Y’a que lui pour ne
pas l’entendre. À chaque fois, je bondis
hors de mon lit, je lui prépare son café,

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À
un peu grognon d’être debout, les che- 7 h 30, je suis à l’école, bien avant
veux coiffés par le vent du sommeil. tout le monde. Papa me fait un
Je prends un sac plastique et j’y mets signe de la main et s’en va dans
toutes les canettes mortes et le conte- sa voiture verdâtre qui fume au-
nu de son cendrier qui déborde de tant que lui. Jérôme, un des anima-
partout. Après je me glisse entre ses teurs du service Enfance de la Ville,
bras de papa et je m’endors un peu. m’installe devant un bureau et je peux
Pas trop longtemps, sinon papa arrive dessiner une bonne heure avant que
en retard à l’usine et moi à l’école, et Gégé ne déboule avec sa maman, pres-
ça barde pour nous deux. sée de vendre ses croissants et ses
pains au chocolat au supermarché du
centre-ville. J’adore dessiner. Je mets
de la couleur partout. Des visages
noirs comme ceux de Fatou ou de
Firmin, jaunes pour les jumelles Chan
et Cui, et café au lait pour Abdallah
et Antar. Les feuilles des arbres sont
violettes, la mer est blanche, et ma

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maison arc-en-ciel, avec le soleil rouge


qui entre par ma fenêtre comme un
doux réveil qui me réchauffe. Jérôme
regarde mes dessins et dit : « Mais les
feuilles des arbres sont vertes, Hippo.
La mer est bleue et le soleil jaune. »
Je ne réponds pas. Je regarde Jérôme
et je le plains. Il paraît qu’il vit au dou-
zième étage d’un immeuble, tout au
fond d’un couloir où le chien du voisin
aime bien pisser sur son paillasson.
Un jour, je l’ai dessiné sur un cheval
fou, comme on en voit dans les rodéos.
Jérôme tenait d’une main son chapeau
et, de l’autre, les rennes de l’animal
qui soufflait fort par ses narines
géantes. Une fumée bleue le protégeait
comme un bouclier. Au moins, mon

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