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Ferro Marc. Le film, une contre-analyse de la société ?. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 28e année, N. 1, 1973.
pp. 109-124.
doi : 10.3406/ahess.1973.293333
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1973_num_28_1_293333
Le film, une contre-analyse
de la société?
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HISTOIRE NON ÉCRITE
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levski, chez Treitshke ou Seeley : il n'y a pas que la France qui « entre dans un
âge tricolore ». Les sources qu'utilise l'historien consacré forment, à cette date,
un corpus qui est aussi soigneusement hiérarchisé que la société à qui il destine
son ouvrage. Comme cette société, les documents sont divisés en catégories,
où l'on distingue sans effort des privilégiés, des déclassés, des roturiers, un
Lumpen. Benedetto Croce Га écrit : « l'Histoire est toujours contemporaine ».
Or, au début du xxe siècle, la hiérarchie de ses sources reflète des rapports de
pouvoir : en tête du cortège, prestigieuses, voici les Archives d'État, manuscrites
ou imprimées, documents uniques, émanant de sa puissance, de celle des
Maisons, Parlements, Chambres des comptes. Suit la cohorte des imprimés
qui ne sont plus secrets : textes juridiques et législatifs d'abord, expression du
pouvoir ; journaux et publications ensuite, qui n'émanent pas seulement de
lui, mais de la société cultivée tout entière. Les biographies, les sources d'histoire
locale, les récits de voyageurs, forment la queue du cortège ; vêtues de noir,
elles en sont le Tiers État. Donne-t-on foi à ces témoignages, ils occupent une
position qui est plus modeste dans l'élaboration de la thèse. L'Histoire est
comprise du point de vue de ceux qui ont pris en charge la société : hommes
d'État, diplomates, magistrats, entrepreneurs et administrateurs. Ils ont
précisément contribué à l'unité de la patrie, à la rédaction des lois sacrées^ qui
nous font libres, etc. A une date où la centralisation renforce le pouvoir de l'État,
des dirigeants de la capitale, où l'emprise du capitalisme gagne, où d'un côté
du Rhin, il s'agit de persuader au peuple que Berlin a la grandeur de Rome,
de l'autre côté du fleuve que Paris est une nouvelle Athènes, à cette date où
le conflit européen pointe, où la frénésie guerrière ou pacifiste gagne l'idéologie,
où le philosophe, le juriste, l'historien sont déjà mobilisés, de quelle utilité
à l'Histoire pourrait être le folklore, dont la survivance atteste précisément
que l'unification culturelle du pays n'est pas totalement achevée ; de quelle
utilité à l'Histoire pourrait être ce premier petit bout de film qui représente
Un train entrant en gare de La Ciotat ?
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de la firme qui les produit : Pathé, Fox, etc. 6. Ainsi, pour les juristes, pour les
gens instruits, pour la société dirigeante, pour l'État, ce qui n'est pas écrit,
l'image, n'a pas d'identité : comment les historiens pourraient-ils s'y référer,
même la citer ? Sans foi ni loi, orpheline, se prostituant au peuple, l'image
ne saurait être une compagne pour ces grands personnages que constituent la
Société de l'historien : articles de lois, traités de commerce, déclarations
ministérielles, ordres opérationnels, discours. En outre, comment se fier même
aux « Actualités » quand chacun sait que ces images, cette soi-disant représen
tationde la réalité, sont choisies, transformables, puisqu'on les assemble par
un montage non-contrôlable, un truc, un truquage. L'historien ne saurait
s'appuyer sur des documents de ce type-là. Chacun sait qu'il travaille dans
une cage de verre : « Voici mes références, voici mes preuves. » II ne viendrait
à l'idée de personne que le choix de ses documents, leur assemblage, la mise en
place de ses arguments est également un montage, un truc, un truquage. Avec
la possibilité de consulter les mêmes sources, les historiens ont-ils tous écrit
la même histoire de la Révolution ?
Cinquante ans ont passé. L'Histoire s'est transformée et le film est toujours
à la porte du laboratoire. Certes, en 1970, les « élites », les gens « cultivés » vont
au cinéma ; l'historien aussi, mais est-ce inconsciemment, il y va comme tout
le monde, seulement en spectateur. Entre-temps, la révolution du marxisme
est passée qui a métamorphosé les conceptions de l'Histoire. Avec lui une autre
méthode l'emporte, un autre système et une autre hiérarchie de sources égale
ment. Au-delà du pouvoir politique, l'historien marxiste cherche le fondement
du processus historique dans l'analyse des modes de production et de la lutte
des classes. Parallèlement les sciences sociales sont nées, fières de leurs méthodes.
Pourtant chez les marxistes comme chez les non-marcxistes, du vieux métier
d'historien quelques habitudes demeurent : l'adoption d'un mode privilégié
de mise en perspective, un principe de sélectivité des sources historiques.
Pourtant le métier change. En 1968, F. Furet écrit : « L'historien d'aujourd'hui
a cessé d'être l'homme-orchestre qui parle de tout à propos de tout, du haut
de l'indétermination et de l'universalité de son savoir : l'Histoire. Il a cessé
de raconter ce qui s'est passé, c'est-à-dire de choisir, dans ce qui s'est passé
ce qui lui paraît approprié à son récit, ou à son goût, ou à son interprétation.
Comme ses collègues des autres sciences humaines, il doit dire ce qu'il cherche,
constituer les matériaux pertinents à sa question, étaler ses hypothèses, ses
résultats, ses preuves, ses incertitudes » 7. Analysant les structures plus que les
événements, il s'intéresse aux permanences et mutations invisibles, à la longue
durée, celle-ci finissant par éclipser quelque peu les autres. Dès lors, les maté
riaux qui permettent de constituer les courbes longues, qu'il s'agisse de prix,
de séries démographiques, etc. constituent la proie préférée de l'historien. Il a ses
6. Seules deux contre-sociétés, les Nazis et les Soviets, indiquent au générique des
actualités le nom des opérateurs de prises de vues.
7. F. Furet, « Sur quelques problèmes posés par le développement de l'Histoire
quantitative », dans Social Science. Information sur les sciences sociales, 1968, pp. 71-83 ;
et du même, « Histoire quantitative et fait historique », dans Annales E.S.C., 1971,
n° 1, pp. 63-76.
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Dura Lex ►
1. Avant le drame
2. La garde
г
*IL
Illustration non autorisée à la diffusion
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8. Sur ces problèmes, voir en dernier lieu, J.-P. Lebel, Cinéma et idéologie, Éd. de la
Nouvelle Critique, Éditions Sociales, 1971, 230 p.
9. Rappelons les analyses d'Edgar Morin, Le cinéma et l'homme imaginaire, Éd. de
Minuit, Paris, 1956, 250 p., repris en édition de poche chez Gonthier, collection Médiations.
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Dura Lex
3. Le rêve
4. L'exécution
HISTOIRE NON ÉCRITE j
Le film, ici, n'est pas considéré d'un point de vue sémiologique. Il ne s'agit
pas non plus d'esthétique ou d'histoire du cinéma. Le film est observé, non
comme une œuvre d'art, mais comme un produit, une image-objet, dont les
significations ne sont pas seulement cinématographiques. Il ne vaut pas seu
lement par ce dont il témoigne mais par l'approche socio-historique qu'il autor
ise. Aussi l'analyse ne porte pas nécessairement sur l'œuvre en sa totalité ;
elle peut s'appuyer sur des extraits, rechercher des « séries », composer des
ensembles. La critique ne se limite pas non plus au film, elle l'intègre au monde
qui l'entoure et avec lequel il communique nécessairement.
Dans ces conditions, entreprendre l'analyse de films, de bouts de films, de
plans, de thèmes, en tenant compte, selon le besoin, du savoir et du mode
d'approche des différentes sciences humaines ne saurait suffire. Il faut appliquer
ces méthodes à chaque substance du film (images, images sonores, images
sonorisées) , aux relations entre les composants de ces substances ; analyser dans
le film aussi bien le récit, le décor, l'écriture, les relations du film avec ce qui
n'est pas le film : l'auteur, la production, le public, la critique, le régime. On
peut espérer ainsi comprendre non seulement l'œuvre mais aussi la réalité
qu'elle figure.
Au reste, cette réalité ne se communique pas directement. Les écrivains
eux-mêmes sont-ils pleinement maîtres des mots, de la langue ? Pourquoi en
serait-il autrement de l'homme à la caméra, qui, en outre, filme involonta
irement bien des aspects de la réalité. Ce trait est évident pour les images
d'actualité : la caméra doit filmer l'arrivée du roi Alexandre ; les assassins se
trouvent au milieu du public et la caméra enregistre, outre leurs gestes, le
comportement de la police, celui du public ; le document a aussi une richesse
et des significations qui, sur le moment, ne sont pas perçues. Ce qui est évident
pour les « documents », les actualités, n'est pas moins vrai pour la fiction. La
part d'inattendu, d'involontaire peut y être grande. Dans ce film de 1925, la
Vie dans un sous-sol, un couple consulte un calendrier mural pour calculer
la date à laquelle naîtra l'enfant attendu. Le calendrier, de type très courant,
porte la date de 1924 ; or il est déjà orné d'un grand portrait de Staline... Ces
lapsus d'un créateur, d'une idéologie, d'une société constituent des révélateurs
privilégiés. Ils peuvent se produire à tous les niveaux du film, comme dans sa
relation avec la société. Leur repérage, celui des concordances et discordances
avec l'idéologie, aident à découvrir le latent derrière l'apparent, le non-visible
au travers du visible. Il y a là matière à une autre histoire, qui ne prétend,
certes pas, constituer un bel ensemble ordonné et rationnel, comme l'Histoire ;
elle contribuerait plutôt à l'affiner, ou à le détruire.
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Les notations qui suivent portent sur des échantillons que, sans doute
arbitrairement, la tradition classe dans des genres différents : films de fiction,
actualités et documents, films politiques ou de propagande. Par commodité,
ils ont tous été choisis à l'intérieur d'un corpus relativement homogène, contem
porain de la naissance de l'U.R.S.S. (1917-1926) 10. Cette première approche
était nécessaire pour aborder le problème de la spécificité des genres cinéma
tographiques. On comprend que, tenu compte de cet objectif, elle ne couvre pas
un champ très large de l'histoire du cinéma ; au reste, dans cet article, l'étude
se limite à l'étude de films muets.
L'analyse d'un film de fiction, supposé éloigné du réel, Dura Lex, de Kule-
chov, permettra de proposer l'esquisse d'une méthode n.
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la porte, avec à son cou, la corde déchirée. Effrayés, les Nielsen suiverit des yeux
Michael Deinin qui s'en va au loin, dans la pluie et le vent ".
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Une comparaison entre la nouvelle de Jack London et l'œuvre de Kulechov
fait apparaître une première différence : dans l'Imprévu l'assassin est avide,
instable, alors que dans Dura Lex il est violent, certes, mais sympathique,
pitoyable. Alors que ses compagnons obsédés par l'or, vivent dans la fièvre,
il est seul à goûter aux joies de la nature, à y gambader avec son chien ; il se
baigne dans les torrents, joue de la flûte à ses moments perdus 13. Surtout, le
film montre qu'il est tenu dans une position inférieure par ses compagnons
d'origine sociale plus élevée ; il sert à table, fait la vaisselle, accomplit les tâches
domestiques, que, manifestement, les autres jugent indignes d'eux. De plus,
dans le film, il se trouve que c'est lui qui découvre le filon : son statut ne change
pas pour autant. Michael Deinin ne reçoit ni remerciements, ni marque d'estime.
Dans l'Imprévu, la cupidité le conduisait au crime ; elle n'intervient guère dans
Dura Lex où s'imprime la révolte d'un homme constamment bafoué, humilié.
Meurtrier par dignité, Deinin demeure prostré une fois son crime accompli. Son
visage s'illumine seulement le jour où ses gardiens l'invitent à leur table « pour
fêter un anniversaire ». Alors, comme dans un rêve, il raconte ce qu'avait été
son rêve : une fois devenu riche, revoir sa mère, lui montrer qu'il était digne
de son amour. Ce drame de la reconnaissance est aussi, dans Dura Lex, celui
d'un citoyen de statut inférieur. Pour le condamner, ses juges s'abritent derrière
la triple protection de la loi anglaise (il est irlandais), de la Bible protestante
(il est catholique) , de la menace du fusil (il est ligoté) . Le soi-disant respect des
formes de la Loi n'est ainsi que parodie de justice ; le même souci du confo
rmisme retarde l'exécution (on n'exécute pas le dimanche) et révèle l'hypocrisie
d'un milieu, d'une morale, d'une société. Toutes ces notations ne figurent pas
dans la nouvelle de Jack London où le respect des formes de la Loi est mis au
crédit des Nielsen ; inversement dans Dura Lex les réactions des Nielsen appa
raissent plus humaines lorsque, voulant venger leurs amis ou saisis par la peur,
ils envisagent de supprimer Deinin, que lorsque, s'en retenant, ils s'avisent de
jouer les justiciers. Désormais, ils ne sont plus eux-mêmes ; ils imitent les juges
récitent mécaniquement le code, appliquent aveuglément la Loi et les voilà,
transfigurés, dénaturés, déshumanisés, réduits à l'état de silhouette 14. La Loi
a légitimé un crime. D'autres différences entre le livre et le film aident à com
prendre la démarche de Kulechov. Dans l'Imprévu, le crime de Deinin est
bientôt connu de la communauté indienne voisine. Par hasard, Negook, un de
ses membres, est entré dans la cabane ; il a vu les cadavres et le sang. Les
apparences sont contre les Nielsen puisque Deinin est ligoté. Pour qu'il n'y ait
pas d'équivoque, que Deinin apparaisse bien avoir été jugé en équité, son
procès a lieu en public : des Indiens y assistent et même s'ils ne comprennent
pas la procédure, la cause est claire car Deinin raconte et reconstitue son crime.
Rien de tout cela dans Dura Lex. Le procès a lieu à huis clos et Deinin peut
à peine se défendre. Ainsi, alors que Jack London glorifiait Edith Nielsen qui
.12. Texte du synopsis repris, comme les suivants, de Lebedě v, traduction publiée
dans Le film muet soviétique, Catalogue de la Cinémathèque de Bruxelles, Cinémathèque
de Bruxelles, s.d.
13. Observation de M. F. Briselance.
14. Dans des plans tournés à contre-jour (observation de L. Grigoriadou-Caba-
gnols).
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veut juger Deinin, respecter la Loi, Kulechov montre que le soi-disant respect
de la Loi, purement parodique, est pire que la violence. Certaines procédures
sont tellement révoltantes que les juges eux-mêmes sont saisis par le délire :
après l'exécution, comme dans un cauchemar, les Nielsen revoient Deinin en vie,
scène qui n'est pas dans Jack London.
Ajouts, suppressions, modifications, inversions peuvent-ils être seulement
attribués au « génie » de l'artiste, n'ont-ils aucune autre signification ? Celle-ci
est révélée par un lapsus du réalisateur. Attentif dans les moindres détails
à situer son action en terre britannique, il ordonne le grand repas d'annivers
aire à la russe 15. Dès lors, il est clair que le complet retournement de sens
auquel a procédé Kulechov n'est pas fortuit et que l'ensemble de modifications
apportées au texte de Jack London forme un tout cohérent, même si l'artiste
n'en a pas conscience : sous le masque du Canada, se cache la Russie, l'U.R.S.S.
des premiers procès 16.
Ainsi, on comprend pourquoi le film reçut un accueil si peu enthousiaste de
la « critique ». Bien que la Pravda ait déclaré avoir vu dans Po Zákonu une
attaque contre la justice bourgeoise, la presse demeure réservée, jugeant la
démonstration « peu convaincante ». Elle n'avança pourtant aucune raison
explicite sinon que « l'œuvre obéissait trop à des motifs psychologiques ». Cette
raison a un sens si elle porte sur le récit de Jack London qui a pour, héroïne
Edith et pour objet d'analyser le comportement d'une jeune bourgeoise devant
les aléas et les imprévus de la vie ; mais l'explication porte à faux si elle concerne
le film. La Pravda estimait également que Dura Lex était « un projectile lancé
dans une voie inutile ». S'agissant, selon ce critique, d'un « procès de la justice
bourgeoise et de la pratique religieuse », son jugement peut surprendre : 1926 se
situe précisément à l'apogée de la campagne antireligieuse. Il s'interprète mieux
si l'on voit dans ce film une attaque contre n'importe quelle loi, contre n'importe
quelle procédure, contre n'importe quelle justice, même populaire, même sovié
tique. Le code et la Loi que les Nielsen répètent, les gestes qui se veulent ceux
des juges, constituent apparemment une parodie de la justice anglaise ; les
autorités soviétiques y ont senti la critique de leur propre pratique judiciaire
que cette œuvre dénonce au travers d'une « aventure au Canada ».
L'auteur en avait-il entièrement conscience, pouvait-il en faire état ? La
critique officielle pouvait-elle, voulait-elle voir clair et reconnaître ce qu'elle
avait vu au travers de ce qui lui était montré ? Double censure qui transcrit
une réalité demeurée non-visible au niveau du film, des textes écrits, des
témoignages. Zone de réalité historique, néanmoins, que les images aident
à découvrir, à définir, à délimiter.
Ainsi, parti d'un contenu apparent, ce western, l'analyse des images, la
critique des sources ont permis de repérer le contenu latent du film : derrière
le Canada se cache la Russie, derrière le procès de Deinin, celui des victimes de
la répression. L'analyse a permis également de découvrir une zone de réalité
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Société + Idéologie
Recherche des
-4-4- révélateurs
-и i
fiction
Zone de
Contenu Contenu réalité (sociale)
apparent latent non visible
?
image de
la réalité
It
Société +4-4-1-4
Idéologie î-
Procédure
Méthodes des
différentes
sciences humaines
non-visible. Dans cette société soviétique, le critique se cache les raisons véri
tables de son attitude (accord /désaccord) vis-à-vis du film. Le réalisateur
transpose (consciemment /inconsciemment) un récit dont il retourne entièr
ement(sans le dire, sans qu'on le dise, sans que nul veuille le voir). La signature
de Jack London sert d'assurance ultime, de « couverture », à Kulechov : l'année
précédente, les bolcheviks avaient largement diffusé la traduction d'un de ses
ouvrages de 1906 : Pourquoi je suis un socialiste 17.
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argent gagné dans l'indignité ». Bientôt, le père est envoyé « aux travaux forcés ».
Avec l'aide d'un camarade rallié lui aussi aux bolcheviks, sa fille essaie d'organiser
sa fuite à l'étranger. Mais le père, la mère, l'ami sont victimes de la provocation
montée par l'ancien valet ; ils sont découverts, arrêtés, fusillés.
b) Les détails du scénario, la mise en scène accentuent les traits de ce synopsis.
Chez les bolcheviks, régnent la promiscuité, la turpitude : « et ce sont ces gens-là
qui gouvernent ». Ils jettent à terre un chauffeur de maître, le rouent de coups,
prennent ses effets, le dévalisent, s'emparent de son automobile. Au commissariat,
qui est une vraie tabagie, l'alcool coule à flots ; les inspecteurs sont arrogants avec
les citoyens, veules avec leurs supérieurs ; la peur sue de toute part. Au camp de
travail, le responsable est un bourgeois rallié, il est d'autant plus intraitable avec
les victimes ; ce sadique « n'a aucun respect pour les cheveux blancs ni pour les
patriotes ». L'autre jeune bourgeois rallié est un félon ; il informe les bolcheviks
de ce que ses amis préparent. Au contact des bolcheviks on le voit se détériorer.
Chez les bourgeois, au contraire, ordre, honnêteté, droiture. Quand les jeunes
voyous s'installent chez lui, s'assoient à sa table, finissent son repas, le vieil homme
reste digne. Ce drame éprouve son épouse, qui s'évanouit. Après avoir maudit sa
fille, elle l'étreint quand celle-ci veut aider ses parents : jusqu'au bout, elle montrera
qu'elle est une bonne mère.
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22. Un inventaire des plans est en préparation. Un catalogue des plans se trouvant
en U.R.S.S. est accessible : Kino i Foto dokumenty po istorii velikovo oktjabrja, 191J-1920,
Moscou, 1958, 354 p. Les conditions de production sont exposées dans Jay Leyda, op. cit.
23. Le Premier Mai mis à part. Au reste, ce jour-là les manifestations n'eurent pas
lieu sur les Liteinij et Nevskij Prospekt mais sur la Place du Champ-de-Mars.
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plus les cortèges féministes que les délégations des femmes ouvrières : nomb
reuses sont aussi les délégations des nationalités (Bund, Dashnaks, etc.). La
fiction confirme : dans Octobre, d'Eisenstein (1926), le manifestant qui, en
février, hisse le drapeau sur la statue est une femme ; la masse qui suit brandit
des faux, des fusils, pas des marteaux. Par deux fois on voit ces faux, ces fusils.
Pour leur part les ouvriers n'apparaissent pas avant les manifestations de juillet
et pour la préparation de l'insurrection d'octobre. De fait, l'iconographie confirme
qu'entre février et octobre, la fête du travail du Ier mai et le 3 juillet mis à part,
la participation ouvrière aux manifestations et cortèges fut très minoritaire.
Voilà qui remet en cause une tradition solidement enracinée, qui ne connaiss
ait que les « manifestations de masses, ouvriers et soldats ». Les images incitant
à une vérification, on peut s'apercevoir qu'entre février et octobre, les activistes
qui firent irruption au siège du parti bolchevik pour l'obliger à prendre en
charge les manifestations d'avril, juin, juillet n'étaient jamais des ouvriers mais
bien des soldats. Au vrai, si les ouvriers ne manifestent pas dans le centre de
la ville, c'est simplement qu'ils accomplissent la révolution autrement. Pour la
plupart, ils occupent et gèrent les usines. Un film de fiction de Pudovkine
montre cet envers du problème : la Fin de Saint-Pétersbourg. On y voit qu'avant
février les ouvriers se réunissent à leur domicile ; l'usine est une forteresse
hostile où l'on va travailler, on en revient le soir ; aux autres heures de la
journée ou de la nuit ses alentours sont vides ; entre février et octobre, ce sont
les domiciles qui sont vides, car la vie s'est transportée à l'usine, devenue, avec
les rues avoisinantes, la cité bourdonnante et la demeure des travailleurs.
Le silence de la tradition sur cet aspect du mouvement révolutionnaire
s'explique. Pour l'historiographie bolchevik, noter la rareté des ouvriers dans
les manifestations de rues, l'expliquer par les occupations d'usine reviendrait
à admettre que les mesures prises ultérieurement pour mettre fin à la gestion
ouvrière allaient contre le sentiment général. En outre, la tradition marxiste
ne pouvait attribuer le succès des grandes manifestations de rues, en avril,
juin, etc. à ces soldats que le Dogme et la Loi définissaient comme des « paysans
en uniforme » u. Reconnaître le rôle d'avant-garde, même partiel, non des
ouvriers, mais des « paysans-soldats » serait revenu, cette fois, non plus à dis
qualifier les actes ultérieurs des bolcheviks, mais à mettre en cause le dogme
sur lequel ils fondaient leur légitimité.
Ces documents révèlent aussi l'extraordinaire popularité du soulèvement
commencé en février, la prise de conscience qui l'accompagne, la joie sans équi
voque d'être débarrassé de l'aristocratie. Comparés à des documents
d'avant 1917, les plans portant sur des manifestations font apparaître, concrè
tement, comment, peu à peu, la ville change de mains, signe de bouleversement
social qui sous-tend ses manifestations politiques. Les classes populaires ont
pris le pouvoir et ainsi Octobre apparaît comme une légitimation, non comme
un coup d'État ou un accident de l'histoire.
Ces trois exemples, choisis en Russie, montrent qu'un film quel qu'il soit
est toujours débordé par son contenu. Au-delà de la réalité représentée ils ont
24. A tort, comme il a été montré dans « Le soldat russe en 1917 », Annales E.S.C.,
1971, n° 1, pp. 14-39-
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permis d'atteindre, chaque fois, une zone d'histoire jusque-là demeurée cachée,
insaisissable, non-visible. Avec Selon la Loi, on repère les actes manques des
artistes, de la critique officielle : ils révèlent les interdits non-explicites des
débuts de la Terreur. Les actualités ont révélé à la fois la popularité d'Octobre
et mis à nu les aspects falsificateurs de la tradition historique alors que ces
actualités elles-mêmes, par la compréhension de l'événement qu'elles supposent,
masquent une partie de la réalité politique et sociale. La comparaison entre
les deux films de propagande a montré l'écart qui peut exister entre la réalité
historique saisie au niveau du vécu et sa mise en perspective. Elle montre aussi
comment une classe dirigeante a été chassée de l'Histoire.
Réunis, ces exemples, ces films, ont quelque peu démonté la mécanique de
l'histoire rationnelle. Leur analyse a aidé à mieux saisir la relation entre les
dirigeants et la société. Ce n'est pas dire que la vision rationnalle de l'Histoire
ne soit pas opératoire ; mais seulement rappeler que, pour ne rien laisser
échapper, l'analyse ne saurait, par le privilège accordé â une seule approche,
être totalitaire.
Marc Ferro,
École Pratique
VIe des
Section.
Hautes Études,
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