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LE 18 AVRIL 2019
PR EMIER
CHAPITR E
::
Conception et réalisation graphique : Esther Szac
Composition des portraits typographiques, mise en page,
création du système d'écriture des Furtifs et dessin de ses caractères...
© Tous droits réservés.
::
Illustration de couverture : Stéphanie Aparicio
::
Cet ouvrage a été composé avec les caractères « Garamond Premier Pro » de Robert Slimbach,
« Rotis » de Otl Aicher, « Thesis » de Luc(as) de Groot. Les informations éditoriales
sont composées dans le caractère « LaVolte », police exclusive dessinée par Laure Afchain
© Tous droits réservés.
::
© Éditions la Volte — 2019
Dépôt légal avril 2019
i.s.b.n. : 978-2-37049-074-2
Numéro 0-69
::
Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute
représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de
l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants
du Code de la propriété intellectuelle.
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CHAPITRE 1
Le Blanc
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LES FURTIFS
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Le Blanc
— Ça reste une chasse en huis clos, évidemment. Mais nous tenons à ce
qu’elle soit réaliste. Si un jour tu chasses en meute, l’ouvreur t’aidera
aussi…
La porte s’efface dans le mur. Un bond – je suis dans la salle – la porte siffle
dans mon dos. Close. J’attends le verdict…
« Pas de fuite à signaler ! Le furtif est toujours dedans ! » tonne une voix de
nulle part. « Compte à rebours », enchaîne la voix d’Arshavin.
« Chasse Lorca Varèse lancée ! »
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Le Blanc
— C’est une facilité qui sert surtout le furtif. Il sait que le regard du
chasseur va suivre les lignes malgré lui, qu’il sera pré-guidé. Il ne peut
pas rêver plus prévisible !
— Les ronds par contre, c’est une innovation. Curieux de voir ce qu’il
va en faire…
Je me loge dans l’angle OS pour avoir la porte dans mon champ de vision.
Le carré de vitre qui troue sa partie supérieure est la seule surface distinctive
de la salle : ça m’aide à reposer le regard et ça me rassure. Calé dans mon
angle, je regarde le plafond droit à ma verticale puis la totalité du cube
blanc, tacheté de croix, qui s’étend devant moi. Rien, bien sûr. Sans parler
du silence, presque insultant.
Il est dedans. Je veux bien les croire, putain. Mais où ?
Ça pourrait être une farce. Un bizutage de fin de formation. Mon champ
de vision couvre 180° à l’horizontal et 120° à la verticale. Quand je regarde
la salle, posté dans l’angle, j’ai l’impression panoptique de tout couvrir – et
cependant je laisse de courtes plages hors champ – sol, côté, plafond – où
le furtif se cache. « L’angle mort est leur lieu de vie » – c’est la première
chose qu’on nous apprend. Je pense à Sahar, j’aimerais qu’elle soit là, avec
les jurés, avec Arshavin et qu’elle ravale sa phrase qui me dévore depuis des
mois : « Vos furtifs sont des artefacts de capteurs ; c’est juste un fantasme
de grands gosses… Jamais ça ne nous ramènera Tishka… ». Du haut de ses
quatre ans, Tishka savait, elle, que ça existe. Si j’échoue là, je ne pourrai
jamais te le prouver, Sahar, je ne serai jamais chasseur, je ne pourrai jamais
te rapporter cette preuve indiscutable qui ferait tout basculer. Qui ferait
qu’on serait deux, à nouveau, pour la chercher.
— Cinquante minutes, Lorca ! cingle le haut-parleur.
Sous le coup de fouet, j’attaque mes déplacements sur le damier en mode tour
d’un jeu d’échecs, puis en mode fou, avec des voltes vives à chaque change-
ment de direction et des regards précis et balayants – haut-bas, droite-gauche
– en décalé, la nuque jamais dans l’axe du tronc. Aucune chance de le voir
avec une technique aussi rationnelle, aussi anticipable pour lui, mais ce n’est
pas le but : le but est d’acculer le furtif dans des angles morts puis d’avuer
ces zones d’un coup d’œil pour l’obliger à bouger par bonds, à se fatiguer, à
trahir sa présence. Le cube commence enfin à vibrer. De très légers bruits de
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Ça fait déjà vingt-cinq minutes que je cours, saute, bloque mes genoux pour
décadencer ma marche et me casse la nuque à tourner la tête par à-coups
brusques, comme un oiseau svelte que je ne suis pas. Je sens mes cervicales
racler et mes chevilles qui enflent à force de changer d’appui, sans cesse,
sans cesse. À cause des cris que le furtif jette, pour brouiller mon écoute,
j’ai une amorce de mal de crâne. Mes yeux me brûlent de fixer le vide blanc
moucheté de croix sans rien y voir d’autre que du vide blanc. Moucheté de
croix. L’évidence est que je suis pas au niveau physiquement – je le prends
en pleine gueule. À quarante-trois ans, je suis trop vieux pour être chasseur,
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Le Blanc
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qui font notre quotidien d’humains et dont les furtifs, on le sait, sont des
collectionneurs involontaires et des mimes fulgurants de sorte qu’ils sont
capables de ventriloquer à la volée n’importe quel moteur, sonnerie de por-
table, crissement de pneu et freinage, klaxon ou corne de bus, s’il faut attirer
votre regard à l’opposé d’où il traverse.
J’ouvre les yeux plusieurs fois, au hasard, sans me laisser héler ou happer par
un bruit qui m’aimante, sans chercher à suivre le trottinement des pattes qui
crépite de mur en mur à une vitesse telle que les courses successives semblent
simultanées – ou provenir de plusieurs animaux à la fois tandis qu’il n’y en
a qu’un. Enfin sans doute qu’un !
— C’est assez splendide… Vous enregistrez, n’est-ce pas ?
— Ce qui est impressionnant à l’écoute, même quand on en a l’habi-
tude, comme moi, c’est qu’il se sert beaucoup des réverbérations, du
déphasage, de la réfraction et de la diffraction, des interférences de
la salle close, avec des effets de superposition et de battements, de la
distorsion involontaire, du moiré, du bruit blanc, des ondes station-
naires… C’est tout bonnement vertigineux… Aucun animal connu,
même les oiseaux virtuoses, ne sait faire ça.
— Le pire est qu’il reste, pour l’instant, en mode joueur, si je puis dire.
S’il voulait, il pourrait développer des attaques soniques, par infra
ou ultrasons.
— Pourquoi il ne le fait pas ? Il est attaqué, non ? Il risque sa vie, il le
sait. Si Lorca le voit, il est mort… Pourquoi il ne contre-attaque pas ?
— Un tir d’ultrason ciblé suffirait…
— Bien sûr… On se le dit à chaque fois. Ça reste une énigme. Nous
travaillons dessus depuis huit ans et on ne comprend toujours pas.
— Il est pacifiste en quelque sorte… Peut-on dire ça ?
— C’est une vision très anthropomorphique… Quand un furtif assi-
mile un chien, il peut l’amputer d’une patte en deux temps trois
mouvements, pour la réassembler dans son corps. C’est une forme
d’agression, très cruelle en un sens. Pour le moins d’hyperprédation.
— À cette nuance que le furtif ne tue jamais : il fait vivre. Il métamor-
phose, oui, mais toujours pour créer quelque chose de vivant…
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tous les points du cube, par salves, comme s’il voulait me cribler de balles
soniques ou me faire danser en levant les pieds au milieu d’un saloon de wes-
tern. Je n’ai plus l’esprit à quadriller, alors je passe au niveau trois de la tac-
tique de traque, celle des trajets en spirale et de la valse, dont Arshavin nous
a enseigné qu’elle était la meilleure façon de prétendre couper la trajectoire
toujours changeante d’un furtif. Et je ne fixe plus de zones précises : j’adopte
le regard flou, la visée flottante. Je dessine des arabesques avec ma pupille, je
vagabonde avec mes prunelles et mes pieds selon la technique supérieure du
chasseur soûl, et le temps s’écoule, et ça ne marche pas. Pas plus. Pas mieux.
Avec de surcroît la sensation crasse de faire n’importe quoi et de dilapider
le peu de chance qu’il me reste de le clairvoir. Quand soudain…
— Merde, regardez ça ! Regardez où il est !
Il y a quelque chose sur mon dos. Entre mes omoplates. L’adrénaline gicle
dans mon sang. Je plie le bras derrière ma nuque et j’arrive à l’effleurer du
bout des doigts, mon dieu. C’est chaud, fourré et doux comme un pelage
de chat. Ça frétille tel un colibri. C’est calme et incroyablement véloce à
la fois, hypranerveux et zen, je n’arrive pas à trouver l’image en moi, cette
sensation que ça me donne et la forme que je sens que ça a. Il est là. C’est
tout. Je le touche et je ne peux pas l’attraper, ni l’agripper, il me manque
quelques centimètres, une once de souplesse du bras que je n’ai plus, et
c’est comme s’il le savait pertinemment. Je sens sa truffe sur mon cou, il me
hume ou me lèche, je frissonne des pieds à la tête, ça pourrait presque être
un bisou. L’instant d’après, il est reparti.
Et je me dis que c’est fini.
J’ai eu ma chance, il me l’a donnée. Je ne l’ai pas prise.
Sahar ne me croira jamais.
Vidé, je vais me placer mur sud et je regarde la porte en face de moi. La
sortie. Cinq minutes coulent à pic.
— Compte à rebours : quinze minutes !
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Des leurres visuels qu’utilisent les furtifs, la formation nous a tout appris. Les
illusions géométriques – de grandeur, de courbure, d’angle, de perspective
– avec les figures de Müller-Lyer, de Poggendorff, l’illusion de Titchener ;
les illusions de couleurs et de contraste avec ce foutu échiquier d’Adelson
et la grille d’Hermann ; les illusions subjectives de Kanizsa ou de Kennedy ;
les illusions de mouvement, l’effet phi, la persistance rétinienne positive et
négative ; les illusions artistiques et même culturelles ; les stéréogrammes…
Et bien sûr le camouflage et le mimétisme environnemental. À l’examen
d’optique furtive, j’ai eu la note maximale.
Aujourd’hui pourtant, je regarde, je regarde droit devant moi, je scrute la
vitre et je ne vois absolument rien. Rien d’autre qu’un carreau en verre secu-
rit cerné d’un cadre d’aluminium, avec la vague amorce du couloir d’accès
que l’on voit à travers, fondu dans un reflet fade de la salle.
Sans lâcher la porte des yeux, j’avance d’un pas. Un aboiement de rottweiler
jaillit sur ma droite, très fort, très proche de mes mollets. Je tremble ; je ne
dévie pas. Dans mon dos gronde le moteur d’un camion, qui accélère… Le
camion pile à m’en strier les tympans. Tu m’auras pas. Encore un mètre.
Fixe Lorca, fixe. Les cris éclatent et sifflent, ils montent du sol avec des
bruits d’insecte disproportionnés, de marais qui grouille et de crotales qui
crissent entre mes pieds. Ils tombent du plafond en plaques de plâtre. Mais
le pire est cette nuée de guêpes à un mètre de ma tête qui grésille avec un
réalisme insupportable et qui me demande un effort suprahumain pour ne
pas lever les yeux. Pour tenter d’atténuer le vacarme, je mets mes mains sur
mes oreilles, en vain : la plupart des sons que génère le furtif passent par
conduction osseuse. Tu l’as appris, connard.
À trois mètres, à présent, de la vitre – je me tiens. En toute probabilité, le
furtif est étalé sur la porte à la manière d’une raie manta, protégé d’une peau
mimétique blanche, argent et grise. Les yeux sont peut-être les quatre vis du
cadre d’aluminium. À cette distance, un simple cillement, un simple coup
d’œil hors champ et je le perds. Il le sait. Je le sais. Il a retourné sa tactique
en m’étouffant d’une gangue de silence, qu’il perce d’alarmes, tout à trac,
d’appels, troue de klaxons, criards, sans aucun rythme, à l’improviste. No
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way : j’ai verrouillé mon cerveau reptilien quelque part dans un coffre d’os
doublé en granit au fin fond de ma boîte crânienne. Tout ce qui reste encore
en moi d’animal s’est vrillé en un câble de métal dans mon nerf optique. J’ai
abandonné mon corps souple. Je suis un pur œil de férocité fixe. Encore un
pas, Lorca. Tu vas le voir. tu vas le voir !
— Il y est, il y est… Il va le faire ! chapeau !
— Un sacré mental, ton protégé, Arshavin ! J’aurais jamais tenu avec
ces guêpes.
— Ce n’est pas fait, messieurs. Ne nous emballons pas…
Le cadre d’aluminium est d’un pouce trop épais. Aux angles, les vis chatoient.
Elles sont comme huilées ou humides… : des yeux !
Une fraction de seconde. Le temps que mon cerveau établisse que c’étaient
des yeux vivants qui me regardaient. La stupéfaction que j’ai ressentie, le
furtif l’a vue, l’a sue. Sans doute l’avait-il anticipée, même. Les quatre yeux
se sont pétrifiés immédiatement. Ils sont tombés en billes de verre au sol
et j’ai été tellement surpris que je les ai regardés rouler sur le béton blanc
sans comprendre que je venais de rater le reste du corps, que le furtif s’était
déjà projeté ailleurs, oiseau ou gecko, qui sait ? pour fuster loin de la vitre
et s’abriter hors de portée.
— Tout est à refaire…
— Le furtif a donné ses yeux pour sauver le reste du corps. C’était la
meilleure feinte possible, acculé comme il l’était. Lorca n’aurait
jamais détourné le regard sinon : il fallait que quelque chose de
visible bouge. Sa rétine s’est jetée dessus, avidement. Elle n’atten-
dait que ça.
— Je suis désolé, je ne suis que psychologue, pas éthologue. Pourtant
il y a une chose que je n’arrive définitivement pas à comprendre :
comment le furtif peut-il savoir qu’il est vu ?
— Vraiment vu ? Pas seulement regardé ?
— Oui. Et comment se fait-il qu’avec son intuition, il ne sache pas que
nous le regardons depuis une heure par caméra interposée ? Qu’il
ne comprenne pas qu’il est vu, précisément, et que par conséquent
il n’adopte pas le principe de sauvegarde général de l’espèce, à savoir
se céramifier, ce qui rend toute étude physique impraticable ?
— Il sait pertinemment qu’il est observé. Aucun doute là-dessus.
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— Il va lui falloir un peu de temps pour reformer ses yeux, d’autant qu’il
n’a rien dans le cube à métaboliser. Il va devoir procéder par automor-
phose. Pour s’orienter et bouger, il va donc certainement se guider au
son, aux mouvements de l’air que tu provoques en te déplaçant, à ta
chaleur. À mon avis, il est quasiment aveugle pour l’instant, même
s’il doit avoir quelques cellules photosensibles encore actives. Il est
handicapé, donc profites-en si tu peux.
— ok. Merci. Je vais quadriller en hexagone.
— Une dernière suggestion, Lorca, si je puis me permettre : oublie la
technique.
Je me suis assis au milieu de la salle. Et j’ai posé mes mains au sol, bien à plat,
en fermant les paupières et en ouvrant grandes mes narines, lâchant du bout
du nez un souffle de petit buffle. J’ai hissé les pavillons de mes oreilles et
laissé ma peau à nu, offerte comme l’eau d’un lac, à l’infime rafale. Pourquoi
j’ai choisi cette voie ? la plus passive, la plus en dedans ? Plutôt que d’enga-
ger cette traque méticuleuse et féroce que me suggérait mon stress, sur un
furtif que je savais en outre mutilé ? Les mots d’Arshavin ? Mon intuition ?
L’intuition qu’ainsi, j’allais enfin basculer dans son monde ?
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Puis le blanċ –
, ‘ ‘ ’
‘ , ‘ ‘ ‘ , ‘ ’’ , ‘’ ’ ,
Dans la marmelade, j’ai des trouées, des bribes, je naġe… Retard sur tout ċe
qu’on me dit… Je reċonnais le visaġe fin d’Arshavin… reprends ċonsċienċe…
par ġros morċeaux de réel… Ċomme si un teċhniċien reċâblait mes neurones
lobe après lobe, nonċhalamment… À travers les nappes de brouillard, qui
s’éċlairċissent mal, je métabolise que j’ai les mains ċrispées sur une sorte dė
sċulpture foutraque, en ċéramique brune, que je ċaresse maċhinalement…
— C’est ça… le furtif ?
— C’est lui. Enfin… c’est ce que tu en as fait.
— Ce que… j’en ai… fait ?
— Sa pétrification si tu préfères. Tu l’as tué en plein mouvement.
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… Le furtif est entré dans mon champ de vision, plein axe, à la vitesse
d’une mangouste foudroyée. C’est la seule chose dont je me souvienne
absolument. Les jurés m’ont dit, plus tard, et je l’ai vu sur les images cap-
tées par les caméras, qu’il s’est pétrifié sous mon regard, selon la stratégie
sempiternelle de l’espèce, et que son corps, à cause de la vitesse acquise, a
roulé-boulé sur toute la largeur du mur en esquissant un glyphe élégant et
définitif, que les cryptographes ont ajouté à leur banque de données sans
y comprendre que pouic – sinon qu’il s’agit d’une forme de testament
éclair, dessiné quelques centièmes de seconde avant le suicide consenti
du furtif, et qui doit signifier quelque chose de vital pour l’espèce – un
message, une alarme, un cri peint à corps levé, avec du sang. Certains gly-
phiers pensent que ça s’adresse à nous, possiblement. D’autres qu’il s’agi-
rait d’une forme d’idéogramme instinctif, réflexe. Ou d’une trajectoire
de survie. Ou d’une signature cinétique, moins visuelle que rythmique,
moins peinte que tracée pour faire piste, pour laisser ouvert un cercle de
feu final. On n’en sait rien. Pour l’examen, j’ai passé des journées fébriles
à étudier un à un les deux cent dix-huit céliglyphes répertoriés à ce jour
par l’armée. (Le mien est le deux cent dix-neuvième, je n’en reviens pas.)
Je sais juste qu’aucune toile, qu’aucun dessin humain ne m’a jamais fait
cette impression de vitalité ultime. De motu proprio sidéral en train de se
faire, d’être fait & refait sans cesse, ici, sous les yeux qui le regardent et le
relancent à la prunelle.
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Avant même de me doucher, la première chose que j’ai faite a été d’ouvrir la
bouche et de me regarder dans la glace. Sur le pourtour de ma langue, il y a
l’empreinte, crue, des canines et des molaires dans la chair, des hématomes
sévères dans l’épaisseur du steak et du sang noirci. Avec la décompression,
la douleur se réveille, plus insistante, plus nette.
La douche est comme un bain vertical. La tension dégouline sur mon torse
et mes hanches et part dans le siphon.
Je me suis habillé en tenue d’apparat, boots tactiles, pantalon de camou-
flage et chemise mimétique, avec le béret assorti des apprentis-chasseurs,
que j’enfilais pour la dernière fois. À nouveau, j’ai regardé dans la glace. Ce
que j’y vis ne ressemblait à rien : un civil déguisé, avec un visage hagard de
post-épileptique qui secouait ses synapses dans le vide, comme un grelot.
Lorsque je suis sorti du cube, j’ai avancé en fantôme sur la passerelle qui
relie le pôle Corps au pôle Esprit du complexe, selon la classification antique
d’Arshavin. Et je me suis arrêté. Pour prendre du recul.
La passerelle surplombe les places, le petit lac et les caillebotis mobiles qui
distribuent les accès vers les dortoirs, les salles de cours, la cantine et le
café, les technograppes bleues, les labos. Comme chaque début de semaine,
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Arshavin a déplacé le café, réorienté les caillebotis, fait bouger les places et
les bancs, décalé les arbres et allongé un peu le lac en abaissant les bondes. Il
a fait couvrir quelques verrières, en a découvert d’autres, incliné les rampes
d’accès, condamné des portes et des porches et réaffecté sans doute un ou
deux dortoirs en sites de chasse, laissant exprès une signalétique contradic-
toire. C’est toujours le Récif (Recherches, Études, Chasse et Investigations
Furtives), c’est toujours là que se forme l’élite des chasseurs, c’est toujours la
même vocation pédagogique et militaire bien que ce ne soit jamais, d’une
semaine sur l’autre, la même architecture, jamais la même implantation du
bâti et des places, jamais les mêmes cheminements, la même répartition
programmatique, jamais la même distribution entre espace intime et public,
volume clos et entr’ouvert, entre chaleur et fraîcheur, pénombre et lumière,
porosité des coursives et barrières physiques. Ainsi l’a voulu Feliks Arsha-
vin. Ainsi l’a-t-il imposé, surtout, au mépris des pressions, à une hiérarchie
militaire marmoréenne qui s’était d’abord crispée sur les surcoûts induits
par une architecture dynamique et mobile avant de comprendre qu’elle
était la plus pertinente façon de former de futurs chasseurs à affronter leurs
proies : en les immergeant dans un environnement incertain et chaotique,
dans un monde métamorphique tout sauf inerte, tout sauf routinier et fixé
une fois pour toutes.
Quand je regarde le Récif, chaque lundi matin, de cette passerelle que
j’adore, ce que j’admire n’est pas l’inventivité d’Arshavin ni son intelligence
indiscutable de l’espace, c’est que le résultat porte toujours – quelque sau-
vage et haché, quelque contre-intuitif ou contre-routinier soit-il – sa grâce.
D’une certaine manière, lui si secret, si agile dans ses esquives sociales, livre
chaque semaine, en trois dimensions et sur cinq mille mètres carrés, le por-
trait de son humeur mentale – parfois rigoriste, parfois joueuse – toujours
destinée à nous fouetter l’habitude et le sang.
— Alors ? hèle une voix en contrebas.
C’est Saskia. La traqueuse phonique des Têtes chercheuses, avec son éternel
bonnet violet qui couvre ses systèmes d’écoute, sa voix de sable et sa curiosité
riche. L’une de mes rares amies au Récif.
— Alors quoi ? réponds-je à la masse.
— T’es fier ?
— Ah… Ben je l’ai eu !
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Ça commence fort.
— Vous l’avez côtoyé pendant dix-huit mois, poliment, dans nos tech-
nograppes et nos amphis, au dortoir ou au mess. Vous l’avez rudoyé
sur les champs de traque où chacun de ses écarts lui a valu une balle
sonique. Vous l’avez ciblé dans le chaos de nos hangars en le bizutant
à l’ultrason. Vous avez même pensé le dominer avec vos sarcasmes,
vos rodomontades de gros bras, votre ironie jeune, votre supériorité
au triple saut ou à la course. Vous avez cru le choyer avec vos gestes
de soutien un rien condescendants, votre humour de chambrée, votre
respect, souvent équivoque, pour son âge. Mais qui a cru, sincère-
ment, parmi vous, qu’il ferait un jour partie des nôtres ? qu’il aurait
la trempe pour capturer un furtif et vous l’amener entier, là, sur ce
pupitre ? Qui ?
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À leur mine, vide ou béate, il est manifeste que les trois quarts de l’assemblée
ont décroché. Entre deux têtes, Saskia me sourit, complice. Elle se régale.
Agüero l’ouvreur de sa meute et Nèr, son traqueur, étouffent un rire et
scandent discrètement chaque salve d’Arshavin avec un geste qui signifie :
« Bam, prenez ça dans la tronche ! »
Derrière ėux, je suis soudain happé par une voix malsaine, ċelle d’un offiċier
qui lâċhe (il est pourtant à quinze mètres, faċile, et je suis ċarrément surpris
de pouvoir l’entendre ċhuċhoter, à son voisin, d’aussi loin, ċomme si mon
oreille disċriminait le son sur une minusċule fenêtre de tir) : « Ċette tafiole
de ċivil est une taupe, ċomme Arshavin. »
J’ai un aċċès de vertiġe et je sens, d’un ċoup, un flux de haine, liquide ėt
ġlaċée, qui part de l’offiċier malsain et vient me rinċer la ċouenne. Je fais
deux pas ėn avant, Saskia me redresse de la main, aveċ disċrétion, un peu
inquiète, Arshavin s’arrête quelques seċondes puis, voyant que je tiens le
ċhoċ, il reprend aveċ la même aisanċe :
— Le Chasseur qui écoute ne bouge plus. Il n’en a plus besoin. Puisque
tout bouge, fantastiquement, dans ce qu’il est devenu apte à éprouver.
Et ce qu’il éprouve, il l’éprouve sur toute la surface de sa peau, par
chaque nerf qui s’électrise, par ses os qui vibrent ; il l’éprouve dans
sa lymphe et son sang, comme une minuscule marée qui monte et
se retire ; il le vit dans ses poumons, dans sa rate ou son foie – par
n’importe quel organe. Puisque chaque mouvement, chaque volte du
furtif lui devient sensible, hors de toute vision. Même pas au-delà :
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Parmi tous ceux qui sont venus me féliciter, peu ont mérité que je m’en
souvienne. Une nuée de politesses fades, de tapes sur l’épaule et de phrases
en contreplaqué débitées en planches de quatre secondes. Par contre, je me
souviens très bien de Hernán Agüero, de sa petite masse explosive et trapue
qui a bousculé sans égard les soldats qui encombraient l’estrade. Je me sou-
viens de sa voix rauque piquetée d’accents argentins, de ses cheveux bruns
en torche, coiffés à l’arrache. Je me souviens surtout de son visage ouvert et
franc, très agréable, de la bouche duquel est sorti, en quelques mots bruts,
mon avenir proche :
— Tu commences avec nous cette semaine, mec. Chasse urbaine. Dans
un squat. La branlette dans les cubes blancs, c’est fini ! Tu vas décou-
vrir la vraie traque. Le bonheur ! Tu connais déjà Saskia, voici Nèr, le
traqueur que toute l’armée nous envie…
— Enchanté, Nèr…
— Salut.
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Agüero m’a pris dans ses bras, d’un seul bloc, et son geste était à la fois
simple, plein, spontané et beau. Un pur geste d’accueil. Et d’amitié.