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« BECOME THE MEDIA! » : DE L'HACKTIVISME AU WEB 2.

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Raphaël Josset

De Boeck Supérieur | « Sociétés »

2014/2 n° 124 | pages 55 à 64


ISSN 0765-3697
ISBN 9782804190163
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Raphaël Josset, « « Become The Media! » : de l'hacktivisme au web 2.0 », Sociétés


2014/2 (n° 124), p. 55-64.
DOI 10.3917/soc.124.0055
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Dossier

« BECOME THE MEDIA! » :


DE L’HACKTIVISME AU WEB 2.0

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Raphaël JOSSET *
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« Car ce nouveau monde de l’âge numérique porte autant de promesses


que de nouvelles formes d’abrutissement et de contrôle sophistiqué. »
Ariel Kyrou, Révolutions du Net

Le rôle clé joué par internet et les « réseaux sociaux » (Facebook, Twitter, etc.)
dans les mouvements de protestation contemporains (« Printemps arabe », Turquie,
Brésil, Ukraine, France, mouvance conspirationniste, etc.) a remis sur le devant de
la scène la vieille question de la réappropriation démocratique des technologies
médiatiques et de leurs potentialités fondamentalement émancipatrices pour l’être
humain. Comme au début des années 1990 avec la fin de la guerre froide, cer-
tains voyant même, non sans raison, dans ces usages média-activistes de masse
la preuve de l’émergence d’un nouveau monde libéré du carcan des anciennes
formations de pouvoir. Peut-être pourrait-on y voir une illustration de la fameuse
formule, quelque peu hégélienne, du poète Hölderlin, « là où croît le péril, croît
aussi ce qui sauve », que proposa de méditer Martin Heidegger dans ses interroga-
tions sur la question de la technique 1. Mais ce faisant, et afin de se prémunir d’une
conception trop manichéenne de l’Histoire, il serait peut-être également judicieux
d’inverser la formule en se demandant si là où croît ce qui sauve, ne croît pas aussi
un nouveau péril.

* Docteur en sociologie de la Sorbonne. Chercheur au CeaQ, il enseigne à l’Université


d’Évry-Val-d’Essonne.
1. M. Heidegger, « La question de la technique », in Essais et conférences (1958), Gallimard,
coll. Tel, Paris, 1980.

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56 « Become The Media! » : de l’hacktivisme au web 2.0

Brave New World


S’enthousiasmant à la fin des années 1980 pour les valeurs libertaires et contre-
culturelles des mouvements de dissidence des pays de l’Est, l’Américain Timothy
Leary, figure du psychédélisme des années 1960, déclarait, dans un texte inti-
tulé « Bienvenue dans un monde nouveau », que «  la société de l’information
post-politique que nous sommes en train d’élaborer ne fonctionne pas sur des
principes d’obéissance et de conformité aux dogmes. Elle se fonde sur la pen-
sée individuelle, la compétence scientifique, l’échange quasi instantané d’infor-
mations, l’ingéniosité, la créativité. La société du futur ne peut continuer à faire
grise mine à l’imagination. Au contraire, ces individus créatifs et non conformistes,
capables de sauter à pieds joints par-dessus les frontières, sont les piliers mêmes de
la cyberculture 2. » Bien entendu, on est plus proche ici d’une logique incantatoire
que d’une véritable analyse sociologique. Néanmoins, c’est bien un ensemble de

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tendances émergentes (la vision post-politique et transnationale, la désobéissance,
le non-conformisme, l’échange, la créativité, l’ingéniosité, le rôle de l’imagination)
issues des valeurs propres à la contre-culture que pointe ici Timothy Leary, mettant
en avant un paradigme individualiste free-lance, rebelle et prométhéen. Ce semble
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bien en effet être quelques aspects de la nouvelle subjectivité caractéristique des


jeunes « générations numériques » émergeant aujourd’hui de la société globale des
réseaux que mettait en avant l’auteur avant même la naissance effective du world
wide web et de l’internet grand public.
Il y avait donc quelque chose de visionnaire dans cette déclaration sur l’émer-
gence d’un « monde nouveau » formulée à la fin des années 1980 à l’occasion
d’un commentaire sur les mouvements de dissidence d’une jeunesse en quête de
liberté dans les régimes dictatoriaux des pays d’Europe de l’Est. Mouvements qui,
selon l’auteur, s’inspiraient de l’expérience de la dissidence de la jeunesse occiden-
tale propagée par les médias électroniques (radio, télévision) dans les décennies
précédentes. Pour T. Leary, en effet, ce sont déjà ces médias qui auraient permis
à l’idéal bohème de la contre-culture de se répandre dans le monde entier à la
vitesse de la lumière, faisant de ses partisans les premiers citoyens du « village
global » annoncé, dans les années 1960, par le théoricien de la communication
et des médias Marshall McLuhan 3 dont il fut un fervent adepte. Les mutations
cognitives et sensorielles étant chez ce dernier cause et effet de l’évolution tech-
nologique des sociétés humaines, T. Leary va jusqu’à affirmer que ce sont « les
signaux électroniques, tels qu’ils ont été analysés par McLuhan, [qui] ont conduit
à la génération Woodstock et à la destruction du mur de Berlin » 4. Adoptant une

2. T. Leary, « Bienvenue dans un monde nouveau », in Chaos et cyberculture, Éditions


du Lézard, Paris, 1996.
3. « Le premier apologiste du spectacle, qui paraissait l’imbécile le plus convaincu de son
temps », selon Guy Debord qui à la veille de la chute du mur de Berlin dans ses Commen-
taires sur la société du spectacle (Gallimard, Paris, 1988) rappelait que les villages « ont
toujours été dominés par le conformisme, l’isolement, la surveillance mesquine, l’ennui, les
ragots », pointant ainsi quelques caractéristiques de la « planète spectaculaire ».
4. T. Leary, « Bienvenue dans un monde nouveau », op. cit.

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posture néo-darwinienne, plus qu’une simple révolution politique il voit surtout


dans cet événement une évolution culturelle marquée par l’émergence d’une
nouvelle espèce (les « jeunes ») soumise, comme l’aurait dit McLuhan « à l’in-
fluence contagieuse des “Mêmes”, véhiculés par les radios pirates, les reportages
d’actualité, le rock, les séries télé, toutes choses qui leur sont transmises par les
chaînes américaines ou japonaises » 5. Les « Mêmes », selon la proposition de
Richard Dawkins, étant l’équivalent des gènes dans le champ social, ils seraient
donc facteurs de mutation culturelle, marquée ici par l’émergence d’un pouvoir
jeune fondé sur la communication, la transmission d’idées et d’attitudes nouvelles.
Toutes choses ayant favorisé le développement d’un mouvement de libre-pensée
et de libre parole qui naîtrait dès qu’un nombre suffisant de jeunes disposeraient
d’appareils électroniques. « Dans chaque pays, les étudiants et les intellectuels
qui ont posé les jalons de la liberté avaient pris l’habitude d’utiliser les appareils

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électroniques et les ordinateurs numériques pour penser par eux-mêmes, fabriquer
leurs propres mythes et communiquer aux autres leur ferveur iconoclaste 6. » Les
nouveaux médias cybernétiques de l’âge de l’information postindustriel ont donc
formé un environnement de signaux numériques (« l’électro-sphère ») qui constitue
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l’habitat de la nouvelle espèce, les créatifs citoyens du village global, aux potenti-
alités libérales adogmatiques désormais en lutte contre les appareils de pouvoirs
monopolistiques surplombants des forces conservatrices de l’Ancien Monde cher-
chant à manipuler et contrôler l’esprit des individus. C’est donc en quelque sorte
une réplique de l’éternelle querelle des anciens et des modernes 7 qui se rejouait
là dans ces mouvements de dissidence contre-culturelle portés par la jeunesse du
monde entier qu’animent les potentialités créatrices des nouvelles technologies.
Tout en affirmant le rôle précurseur des esprits libres que furent les écrivains et
poètes anticonformistes de la « beat generation » dans les années 1950, T. Leary
reconnaît d’ailleurs qu’il s’agit d’une constante de l’histoire occidentale qu’il fait
remonter ici à « Hermès Trismégiste et inclut Socrate, Paracelse, la Renaissance,
Voltaire, Emerson, Thoreau, le dadaïsme, Gurdjieff et Crowley » 8. En bon repré-
sentant de « l’idéologie californienne » 9 ayant fusionné libéralisme économique et
anti-autoritarisme libertaire de la philosophie hippie, il en vient à conclure que ce
sont les sociétés high-tech japonaises et de la Silicon Valley qui « sont en train de
libérer le monde en inondant le marché d’outils électroniques ». En donnant aux
individus les armes par lesquelles ils s’émancipent du joug de l’ancien ordre du
monde qui fut pendant quarante ans sous le contrôle des gouvernements sovié-
tiques et américains, la fabrication et la diffusion de matériels et de logiciels à bas

5. Ibid.
6. Ibid.
7. Sur quelques autres aspects média-activistes de celle-ci, voir notre article « L’éternelle
querelle des anciens et des modernes », Les Cahiers européens de l’imaginaire, « Le fake »,
n° 6, CNRS Éditions, Paris, 2014.
8. T. Leary, « Bienvenue dans un monde nouveau », op. cit.
9. R. Barbrook, A. Cameron, « L’idéologie californienne », Hermès revue critique, n° 5,
automne-hiver 1999.

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prix seraient donc un facteur de progrès essentiel. Ils favorisent l’évolution cultu-
relle, si ce n’est la mutation anthropologique, en permettant à la nouvelle espèce
des « cybernautes » d’expérimenter massivement des réalités alternatives, de créer
et transmettre librement ses propres « Mêmes » ainsi que ses propres mensonges et
« contre-vérités, face aux mensonges institutionnels ».

L’ère postmédia sous la loi du code


Au tout début des années 1990, Félix Guattari prévoyait quant à lui l’émergence
d’une subjectivité post-médiatique « consistant en une réappropriation individuelle
collective et un usage interactif des machines d’information, de communication,
d’intelligence, d’art et de culture » 10 dans un contexte de convergence, un pro-
cessus encore en devenir de « jonction entre la télévision, la télématique et l’in-

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formatique », alors que le câblage et le satellite devront alors bientôt permettre
« de zapper entre 50 chaînes, tandis que la télématique nous donnera accès à
un nombre indéfini de banques d’images et de données cognitives ». C’est alors
qu’avec ce renversement du pouvoir mass-médiatique surplombant, vertical, uni-
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latéral, les attitudes de passivité ainsi que le caractère de suggestion et d’hypno-


tisme qu’il engendrait devraient aller en s’estompant. Par conséquent, il voyait
dans le déploiement d’une multitude de « pratiques moléculaires alternatives »
issues de cette « réappropriation », la possibilité de faire exploser comme un pare-
brise fissuré le pouvoir grandissant de l’ingénierie logicielle qui pour le coup ne
déboucherait pas « nécessairement sur celui de Big Brother ».
Rappelons tout d’abord rapidement que Félix Guattari avait lui-même déjà
largement expérimenté dès les années 1970 ce type de « pratiques moléculaires
alternatives » par réappropriation et/ou détournement des technologies au ser-
vice des luttes, de la dissidence et de la subversion, notamment avec une « radio
pirate » en Italie (Radio Alice) dans la mouvance autonome, révolutionnaire et
anticapitaliste, puis avec le mouvement des « radios libres » en France et enfin
avec l’avènement du Minitel. Des pratiques qui, avec le développement du « world
wide web », se sont par la suite déployées dans l’« hacktivisme » électronique de
l’internet militant, principalement d’obédience libertaire, et la « création collabo-
rative » autour du mouvement des logiciels libres, l’Open Source, le Copyleft, les
réseaux P2P, les nouveaux médias communautaires alternatifs au service des luttes
comme Indymédia dont la devise « Don’t hate the media, become the media »
(slogan emprunté au chanteur punk américain Jello Biafra, leader du label Alter-
natives Tentacles) résume quasiment à lui seul toute cette problématique. Le tout
étant principalement lié à la nébuleuse altermondialiste dans sa lutte contre la
globalisation soumise au monopole dévastateur des multinationales. Il s’agit alors
de développer une sorte de « guérilla de communication » menée par les multi-
tudes comme biopuissance d’une multiplicité rhizomatique contre le biopouvoir

10. Cf. F. Guattari, « Vers une ère postmédia », Terminal, n° 51, octobre-novembre 1990.

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de l’Empire 11 multipolaire, déterritorialisé et décentralisé, caractéristique du capita-


lisme de l’ère des machines de troisième espèce (informatiques et cybernétiques).
Mais, ainsi qu’il a pu être dit de Walter Benjamin qu’il péchait « par excès d’op-
timisme » 12 – à propos de son fameux essai des années 1930 où il faisait un assez
juste pronostic des tendances évolutives de l’art, de la culture, de la technique et de
la politique tout en posant la problématique de la réappropriation par les masses
des nouvelles techniques de reproduction et de diffusion que sont par exemple la
photographie, la radio et le cinéma perçues comme évolution/développement des
forces productives 13 –, on peut faire la même remarque à propos de ce pronostic de
Félix Guattari concernant l’avènement d’une subjectivité post-médiatique capable
de faire éclater le pouvoir grandissant de l’ingénierie logicielle et d’échapper aux
nouvelles modalités postmodernes de la société de contrôle cybernétique.
En effet, pour Benjamin, l’art de masse, essentiellement le cinéma, pouvait et

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devait même devenir un art de rassemblement des masses par lequel le prolétariat
pourrait développer son attitude « progressiste » en regard de sa propre émancipa-
tion révolutionnaire, en somme développer sa « conscience de classe » en réussis-
sant à conjuguer plaisir du spectacle, jouissance esthétique de la distraction pure
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et expertise critique. La critique de cinéma devant rejoindre la critique sociale et


inversement. C’est pourquoi Benjamin en appelait à la politisation révolutionnaire
de l’art de masse par opposition à l’esthétisation de la politique culminant dans la
guerre impérialiste 14 que pratiquait alors le fascisme conformément aux concep-
tions futuristes portées par Marinetti qui tirait de la guerre la « satisfaction artistique
d’une perception sensible modifiée par la technique ». Toutes choses faisant que
l’humanité pouvait aussi désormais se donner en spectacle à elle-même et vivre sa
propre destruction comme une jouissance esthétique de tout premier ordre.
Ainsi, comme le disait Jean Baudrillard dans une pertinente réflexion autour
de la grande illusion et l’impasse des stratégies prétendument « subversives » de
réappropriation et de détournement des médias par les mouvements contesta-
taires, cette pensée rationaliste (telle qu’exprimée de manière similaire par Benja-
min, Brecht, Enzensberger, penseurs marxistes, à propos des nouveaux médias de
leur époque) « n’a pas renié la pensée bourgeoise des Lumières, elle est l’héritière
de toutes ses conceptions sur les vertus démocratiques (ici révolutionnaires) de la
diffusion des Lumières » 15. Le texte de Benjamin, en effet, est une des premières
grandes contributions à une réflexion sur « les effets de démocratisation produits

11. À ce propos cf. T. Negri, M. Hardt, Empire, coll. Essais, Exils, 2000. Et le site de la
revue Multitudes qui en prolonge les analyses, http://www.multitudes.net.
12. Cf. Ch. Lasch, Culture de masse ou culture populaire ?, Climats, Paris, 2001.
13. Cf. W. Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1936),
Allia, Paris, 2003.
14. « La guerre impérialiste est une révolte de la technique, qui réclame, sous forme de
“matériel humain”, la matière naturelle dont elle est privée par la société », ibid.
15. Cf. J. Baudrillard, « Requiem pour les media », in Pour une critique de l’économie
politique du signe, Gallimard, Paris, 1972.

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par les moyens de communication de masse » 16 et, d’une certaine manière, inau-
gure également le débat polémique sur l’avènement de la « culture de masse » et
sa (re)production industrielle qui triompheront donc réellement, au niveau pla-
nétaire, après la Seconde Guerre mondiale à laquelle d’ailleurs ni Benjamin ni
Marinetti ne survivront. Mais l’on voit bien rétrospectivement qu’avec l’avènement
de cette « culture mass-médiatique » 17 l’esthétisation de la politique l’a largement
emporté sur la politisation révolutionnaire de l’art qui lui-même aujourd’hui se
tient beaucoup plus à l’avant-garde du capitalisme qu’ailleurs. La « révolte de la
technique », qui réclame son « matériel humain » que mentionnait Benjamin, ne
cesse de prendre de l’ampleur et la satisfaction d’une perception sensible modifiée
par des technologies d’origine militaire et guerrière (cybernétique, internet, GPS,
réalité augmentée, etc.) recouvre désormais toute la surface du monde ; l’huma-
nité se donne bien en spectacle à elle-même et fait régulièrement de sa propre

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destruction une jouissance esthétique de premier ordre. Et que l’on soit passé à
une « culture multimédiatique de masse » tout à fait caractéristique de cette « ère
post-média » dont Félix Guattari annonçait la venue n’y change rien.
C’est précisément ce « devenir média » de la masse – ainsi que le préconisait
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à sa façon Enzensberger sur le modèle de la Free Press Underground de la contre-


culture américaine – qui était au cœur de la réflexion de Jean Baudrillard en ce
début des années 1970. Globalement, il s’agissait comme toujours de briser le
monopole des pouvoirs médiatiques surplombants par réappropriation, détour-
nement et expérimentations, de « démocratiser » les technologies d’information et
de communication, d’actualiser leurs virtualités et donc de discuter de la propriété
(sociale ou privée) des moyens sans jamais mettre en question la nature et l’es-
sence même de ces technologies et interroger ce que recouvrent précisément ces
notions d’information et de communication. En ce sens, nous dit Jean Baudrillard,
« McLuhan, qu’Enzensberger méprise en le traitant de ventriloque, est beaucoup
plus proche d’une théorie lorsqu’il dit que “le medium est le message” (sinon que,
totalement aveugle à la forme sociale [...], il exalte les media et leur message pla-
nétaire avec un optimisme tribal délirant). Medium is Message n’est pas une propo-
sition critique, mais, sous sa forme paradoxale, elle a valeur analytique, alors que
l’ingénuité d’Enzensberger sur “la nature structurelle des media”, telle “qu’aucun
pouvoir ne peut se permettre de libérer leur potentialité”, en se voulant révolution-
naire, n’est que mystique. Mystique d’une prédestination socialiste des media 18. »
Quoi qu’il en soit, ce dont il s’agit là encore finalement pour Jean Baudrillard,
avec cette « réappropriation », ce « devenir-media » de la masse et cette « démo-
cratisation » des dispositifs d’informations et de communication, c’est du déploie-
ment toujours plus important d’un macrosystème technique, d’un maillage global
comme dispositif de socialisation forcée par dressage à la discipline inconsciente

16. Ch. Lasch, Culture de masse ou culture populaire ?, op. cit.


17. J. Baudrillard, « La culture mass-médiatique », in La société de consommation (1970),
Gallimard, coll. Folio essais, Paris, 1996.
18. J. Baudrillard, « Requiem pour les media », op. cit.

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d’un code, c’est-à-dire – à l’instar du système électoral ou de la consommation –


d’imposition de règles du jeu (ici de la communication) et d’intériorisation de ces
règles comme subtil mode de mobilisation et de contrôle social. Le medium – ou le
code, le modèle, la forme, le canal, le dispositif, la technique – est donc le véritable
message, indépendamment des contenus qui n’en sont que l’alibi. Il influe direc-
tement sur nos modes de perception sensibles, modifie nos rapports à l’espace et
au temps et par conséquent nos modes d’être-au-monde. En l’occurrence, « ce qui
est médiatisé, ce n’est pas ce qui passe par la presse, la TV, la radio : c’est ce qui
est ressaisi par la forme/signe, articulé en modèles, régi par le code » 19. La réap-
propriation du code ne jouant donc là au final que comme « reproduction élargie
du système » sous couvert de nouvelles modalités. C’est pourquoi il ne faut jamais
sous-estimer la capacité de ce système à intégrer les innovations (même et peut-
être surtout si elles se veulent « révolutionnaires ») a fortiori si celui-ci fonctionne sur

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les principes d’interaction, de réversibilité, de participation et de feed-back comme
c’est d’ailleurs le cas aujourd’hui beaucoup plus qu’hier.

Innovation ascendante
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Ainsi donc, « l’éthique hacker », l’utopie cyberpunk et les expérimentations cyber-


culturelles, les trouvailles de l’« hacktivisme » électronique et de l’« internet mili-
tant », du mouvement des logiciels libres, l’Open Source, l’Open Publishing, le P2P,
le Wi-Fi, les média-tactiques alternatives, collaboratives et communautaires elles-
mêmes, c’est-à-dire en somme toutes ces « pratiques moléculaires alternatives »
que Félix Guattari appelait de ses vœux pour renverser le pouvoir grandissant de
l’ingénierie logicielle et les nouvelles modalités de la « société de contrôle » ont pour
la plupart, dans ce qu’elles avaient d’original et novateur, été absorbées et recy-
clées par celle-ci et les industriels pour donner naissance dans la première décennie
du XXIe siècle à ce que l’on a pu appeler les nouveaux « agencements post-média-
tiques » du web 2.0. C’est-à-dire toutes ces nouvelles applications de l’internet dit
« participatif » et « collaboratif » basé sur le principe du « contenu généré par les
utilisateurs ». Ce qui précisément, on l’aura remarqué, était bien l’idée de « l’open
publishing » (publication libre) proposé par le réseau international des sites Indy-
media 20 dans l’esprit du partage horizontal de l’information, en vue de favori-
ser l’auto-organisation des groupes et des individus constitués en « machines de
guerre » contre l’axiomatique mondiale exprimée par les États pour reprendre une
terminologie deleuzo-guattarienne. Un web 2.0 dit « participatif » et « collaboratif »
donc, où effectivement, convergence numérique aidant, la masse est devenue son
propre média (MySpace, Facebook, YouTube, Twitter, Wikis, blogs et autres appli-
cations), engendrant à leur tour de nouveaux usages qui inspirent également de
nouveaux produits, services et dispositifs reconfigurant de fond en comble notre

19. Ibid.
20. Créé en 1999 pour couvrir les manifestations de Seattle contre les réunions de l’OMC
et du FMI. https://www.indymedia.org.

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rapport au monde et nos relations sociales, tout en développant de nouveaux


marchés ainsi que de nouveaux « business models » (management 2.0, marke-
ting 2.0, « gratuité », « co-création de valeur », etc.) qui incarnent des changements
de paradigmes économiques par où se joue la mutation du capitalisme. Car, en
effet, force est de constater que les principes du « participatif », du « collaboratif »,
de la « coopération » et du « partage » sont aujourd’hui devenus les principaux
éléments d’un nouvel esprit du capitalisme de l’ère 2.0 fonctionnant par « boucles
de récupération » 21 et recyclage écosystémique des singularités comme moteur et
dynamique de l’innovation (technologique, économique, culturelle, sociale, etc.).
C’est en quelque sorte ce qui se présente plus communément aujourd’hui sous
l’appellation d’« innovation ascendante » consistant justement pour les entreprises
et/ou les institutions à observer, et même à favoriser, les pratiques de réappropria-
tion, investissement, exploration, détournement, expérimentation par les « usagers/

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consommateurs » des produits, services et technologies dans le but de réintégrer
les éventuelles micro-inventions et les « usages innovants » dans leur propre pro-
cessus de création et développement industriel, commercial, technocratique, etc.
C’est une dynamique qui s’appuie sur la compréhension des comportements que
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permettent en l’occurrence la « sociologie des usages » et notamment les travaux


de Michel de Certeau sur ce qui constitue en quelque sorte les « arts de faire
avec » 22. Recherche qui se voulait au départ un travail de compréhension, et en
premier lieu de mise en valeur, des arts de vivre la société de consommation, par
élaboration de « lignes de fuite » (Deleuze et Guattari) pourrait-on dire, c’est-à-dire
plus particulièrement des ruses subtiles, des tactiques de résistance, de contourne-
ment, détournement, réappropriation, braconnage, dissimulation, en somme toute
la multitude de pratiques inventives et créatives qui se disséminent dans la banalité
du quotidien des usagers/consommateurs et que la rationalité occidentale, selon
les mots de l’auteur, aurait eu trop tendance à occulter. Et d’une certaine manière
on pourrait voir dans ce travail de Michel de Certeau la saisie de l’essence même
de la notion anglo-saxonne de « hacking », de son esprit ou de son éthique, mais
élargie ici à l’ensemble de la société.
Quoi qu’il en soit, on le voit bien, ce dont il s’agit avec « l’innovation ascen-
dante » mise en œuvre dans le nouveau paradigme économique des entreprises les
plus à l’avant-garde du capitalisme c’est de capter/capturer la puissance créatrice
de la socialité de base, l’énergie et le vitalisme qui émergent de ce que Michel
Maffesoli appelle la « centralité souterraine » 23. Et dans le même ordre d’idées se
développe aujourd’hui dans les milieux du marketing et du management, par le
biais des différentes plates-formes multimédias de la société en réseaux, le « crowd-
sourcing » (approvisionnement par la foule) qui consiste pour une entreprise, là
encore, à faire « participer » et « collaborer » directement la foule des internautes

21. Cf. L. Boltanski, È. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, nrf essais,
Paris, 1999.
22. M. de Certeau, L’invention du quotidien. 1. Arts de faire, Gallimard, Paris, 1990.
23. M. Maffesoli, Le temps des tribus : le déclin de l’individualisme dans les sociétés post-
modernes (1988), La Table Ronde, coll. La petite vermillon, Paris, 2000.

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Raphaël JOSSET 63

comme usagers/consommateurs à la recherche et au développement de nouveaux


produits et services, à apporter des améliorations, etc.

Sociétés de contrôle : la condition post-orwellienne


Enfin, toutes choses, on le voit, mettent en œuvre un processus communicationnel
global s’appuyant sur des dispositifs de feed-back et des mécanismes circulaires
tout à fait caractéristiques des boucles causales rétroactives qui furent à la base
de la modélisation des systèmes cybernétiques dont la finalité, rappelons-le, est
le contrôle par autorégulation comme mode de management et de gouvernance.
Des systèmes de contrôle et de gouvernance de l’ère des machines de troisième
espèce qui se déploient sur toute l’étendue de la vie quotidienne par le biais de la
globalisation d’un mégaréseau engagé dans un processus matriciel. Une « matrice

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communicationnelle », un maillage systémique à vocation ubiquitaire qui tend par
ailleurs à rendre obsolètes les modèles panoptiques de surveillance hypercentralisés
et transcendants de type orwellien qu’incarne la fameuse figure de « Big Brother » 24.
Car, en effet, ce à quoi on a de plus en plus nettement affaire aujourd’hui, c’est à un
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processus de capillarisation du contrôle en quelque sorte, qui tend par là à devenir


totalement immanent au champ social. Comme le remarquait déjà pertinemment
Jean Baudrillard au début des années 1970, « même à long terme, l’impossibilité
des mégasystèmes policiers signifie simplement que les systèmes actuels intègrent
en eux-mêmes, par le feed-back et l’autorégulation, ces métasystèmes de contrôle
désormais inutiles. Ils savent introduire ce qui les nie comme variables supplémen-
taires. Ils sont la censure dans leur opération même : pas besoin de métasystème.
Ils ne cessent donc pas d’être totalitaires : ils réalisent en quelque sorte l’idéal de ce
que l’on peut appeler un totalitarisme décentralisé 25. »
F. Guattari reconnaissait dans son texte annonçant l’avènement d’une subjecti-
vité post-médiatique que toutes les anciennes formations de pouvoir et leurs façons
de modéliser le monde avaient été déterritorialisées. C’est ainsi, disait-il, que « la
monnaie, l’identité, le contrôle social passent sous l’égide de la carte à puce » 26.
Dans le même sens, G. Deleuze parlait alors de l’avènement des « sociétés de
contrôle » informatisées comme installation progressive d’un nouveau régime de
domination, fluide, ouvert, modulaire et à géométrie variable où les individus
deviennent des « “dividuels” et les masses, des échantillons, des données, des mar-
chés où des “banques” » 27. À l’heure de la réflexion sur les Big data, le « business
model » d’internet et des réseaux sociaux, le traçage, le profilage et la surveillance
généralisée de tout un chacun par algorithmes interposés montrent bien la perti-
nence des indications de Deleuze sur le « nouveau monstre » tendant à remplacer

24. Cf. George Orwell, 1984 (1949), Gallimard, coll. Folio, 1990.
25. J. Baudrillard, « Requiem pour les media », op. cit.
26. F. Guattari, « Vers une ère post-média », op. cit.
27. G. Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », in Pourparlers (1990), Édi-
tions de Minuit, Paris, 2003.

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64 « Become The Media! » : de l’hacktivisme au web 2.0

les processus disciplinaires de la modernité. Indications faisant ainsi également


signe vers les périls inhérents au nouvel ordre cybernétique mondial en émergence.

Bibliographie
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1996.
Baudrillard J., Pour une critique de l’économie politique du signe, Gallimard, Paris, 1972.
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2003.
Boltanski L., Chiapello È., Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, nrf essais, Paris,
1999.

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de Certeau M., L’invention du quotidien. 1. Arts de faire, Gallimard, Paris, 1990.
Debord G., Commentaires sur la société du spectacle, Gallimard, Paris, 1988.
Deleuze G., Pourparlers (1990), Éditions de Minuit, Paris, 2003.
Guattari F., « Vers une ère postmédia », Terminal, n° 51, octobre-novembre 1990.
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Heidegger M., Essais et conférences (1958), Gallimard, coll. Tel, Paris, 1980.
Josset R., « L’éternelle querelle des anciens et des modernes », Les Cahiers européens de
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Lasch Ch., Culture de masse ou culture populaire ?, Climats, Paris, 2001.
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Maffesoli M., Le temps des tribus : le déclin de l’individualisme dans les sociétés postmo-
dernes (1988), La Table Ronde, coll. La petite vermillon, 2000.
Negri T., Hardt M., Empire, traduit de l’américain par Denis-Armand Canal, Exils,
coll. Essais, Paris, 2000.
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