Professional Documents
Culture Documents
FRANÇAIS
Rédaction
M. Cournarie
S. D’Espies
E. Ferracci
S. Kauffmann
J. Ledda
S. Ledda
M. Leroux-Baron
M. Thiéry
A. Witt
Coordination
Corinne Bara-Gallais
Rozenn Jarnouën
Les cours du CNED sont strictement réservés à l’usage privé de leurs destinataires et ne sont pas destinés à une utilisation collective.
Les personnes qui s’en serviraient pour d’autres usages, qui en feraient une reproduction intégrale ou partielle, une traduction sans
le consentement du CNED, s’exposeraient à des poursuites judiciaires et aux sanctions pénales prévues par le Code de la propriété
intellectuelle. Les reproductions par reprographie de livres et de périodiques protégés contenues dans cet ouvrage sont effectuées par
le CNED avec l’autorisation du Centre français d’exploitation du droit de copie (20 rue des Grands Augustins, 75006 Paris) © CNED 2016
SOMMAIRE
Général
FRANÇAIS
Le programme et l’organisation
de votre travail
Bonjour et bienvenue en classe de seconde
Vous entrez au lycée, en classe de seconde où vous allez découvrir et étudier des
textes qui compléteront votre première expérience de lecteur au collège. De la si-
xième à la troisième vous avez déjà voyagé en Littérature à travers les récits fon-
damentaux d’Homère à Virgile, les romans, les poèmes et les pièces de théâtre du
Moyen Âge à nos jours.
Présentation générale
Dans la continuité de l’enseignement qui a été donné au collège, il s’agit avant tout
d’amener les élèves à dégager les significations des textes et des œuvres. À cet
effet, on privilégie deux perspectives : l’étude de la littérature dans son contexte
historique et culturel et l’analyse des grands genres littéraires.
C’est en se fondant sur l’étude des textes et des œuvres que l’on donne aux élèves des
connaissances d’histoire littéraire. Ainsi se mettent en place peu à peu les repères
nécessaires à la construction d’une culture commune. On veille également à leur appor-
ter des connaissances concernant les grands genres littéraires et leurs principales
caractéristiques de forme, de sens et d’effets, afin de favoriser le développement
d’une conscience esthétique. Enfin, chaque objet d’étude doit permettre de construire
chez l’élève l’ensemble des compétences énumérées plus haut : compétences d’écri-
ture et d’expression aussi bien que de lecture, d’interprétation et d’appréciation.
Le programme fixe quatre objets d’étude qui peuvent être traités dans l’ordre sou-
haité par le professeur au cours de l’année. À l’intérieur de ce cadre, celui-ci organise
librement des séquences d’enseignement cohérentes, fondées sur une problématique
littéraire. »
Extrait du Bulletin officiel spécial n° 9 du 30 septembre 2010
Œuvres intégrales
Objets Problématique Activités interac-
Séquence GT/lectures cur- Fiches méthode Devoirs
d’étude Objectifs tives
sives
Le roman Séquence ▶ Approfondir votre ▶ Une œuvre ▶ Lectures ▶ La nouvelle, Devoir n° 3
et la 3 connaissance du mou- intégrale : cursives, bref histo-
vement littéraire et Balzac, Le Co- analytiques rique de ce Commentaire
nouvelle au littéraire
XIXe siècle : culturel du réalisme lonel Chabert genre litté-
▶ Entraînement
réalisme et raire
▶ Découvrir le roman- ▶ Un grou- à l’écrit : le
naturalisme tisme pement de commentaire ▶ Expliquer un
textes du littéraire texte des-
▶ Apprendre à expliquer XIXe siècle criptif
un texte descriptif ▶ Histoire des
▶ Une lecture arts ▶ Le commen-
cursive : Zola, taire littéraire
La Curée
▶ Le vocabulaire
de l’analyse
littéraire
1. Citation p. 82, Français, classes de seconde et de première, collection Lycée, Accompagnement des
programmes, Ministère de l’Éducation Nationale, CNDP.
2. Citation p. 83, ibid..
« Les extraits qui constituent les groupements de textes (cf. infra les corpus) ne font
pas obligatoirement l’objet d’une lecture analytique ; certains d’entre eux peuvent être
abordés sous la forme de lectures cursives, selon le projet du professeur. Les textes et
documents qui ouvrent sur l’histoire des arts ou sur les langues et cultures de l’Antiquité
pourront trouver leur place au sein des groupements : ils ne constituent pas nécessai-
rement un ensemble séparé.
Il est par ailleurs vivement recommandé de faire lire aux élèves, dans le cadre des grou-
pements de textes ou dans celui des projets culturels de la classe, des textes apparte-
nant à la littérature contemporaine. »
Extrait du Bulletin officiel spécial n° 9 du 30 septembre 2010
Votre cours comporte trois études d’œuvres intégrales et cinq lectures cursives
d’œuvres intégrales.
N’attendez pas le dernier moment pour vous procurer les œuvres au programme et
lisez-les avant de débuter la séquence où elles seront étudiées.
Titre Auteur
Pierrot (lecture cursive) Guy de Maupassant
L’ Affaire du chevalier de La Barre (lecture cursive) Voltaire
Le Colonel Chabert (œuvre intégrale) Honoré de Balzac
La Curée (lecture cursive) Émile Zola
Britannicus (lecture cursive) Jean Racine
L’École des femmes (œuvre intégrale) Molière
Les Femmes savantes (lecture cursive) Molière
Poèmes saturniens (œuvre intégrale) Paul Verlaine
2. Le cours
Il vous faudra apprendre à vous organiser seul dans la plupart des cas. Pour cela,
pensez d’abord à élaborer un planning en divisant le nombre de semaines dont vous
disposez sur l’année et le nombre de séquences que vous devrez étudier – le temps
et la quantité de travail peuvent être variables selon les cas.
Lisez et travaillez chaque ▶ Puis, rendez-vous sur cned.fr où vous retrouverez le cours
séquence du cours de ma- ainsi que des exercices à effectuer au fur et à mesure de
nière approfondie. votre progression dans la séquence.
▶ Lisez et relisez les textes à étudier en lecture analytique, allez sur cned.fr consul-
ter les questions posées et écouter la lecture à voix haute de ces textes pour vous
entraîner et retrouver le plaisir de lire !
▶ Réalisez par écrit les activités de lecture analytique de chaque texte. Faites de
même pour les activités portant sur des documents iconographiques, des re-
cherches documentaires sur Internet, ou encore, des textes complémentaires.
▶ Concernant les activités pour lesquelles vous devez fournir une réponse rédigée,
comparez votre texte avec les corrigés proposés en reprenant le texte support.
Observez bien ce que vous avez réussi et ce que vous devez approfondir et/ou
améliorer à l’avenir dans votre technique d’analyse.
▶ Puis, pour bien vous approprier le contenu du cours, préparez une fiche person-
nelle qui comprendra pour chaque lecture analytique les points importants à
retenir.
Pour ce faire, utilisez au choix :
– un cahier grand format 21 x 29,7 dans lequel vous matérialiserez les séquences
par des pages-titre et une chemise pour vos devoirs que vous conserverez avec
les corrigés correspondants
Si vous avez déjà effectué une partie de votre année de seconde dans un éta-
blissement scolaire avant de vous inscrire au Cned, vous ne travaillerez que les
objets d’étude que vous n’avez pas vus précédemment.
– des feuilles simples que vous rangerez séquence par séquence dans un classeur
avec six intercalaires (un pour chaque séquence de 1 à 6 et un pour les devoirs)
ou autant de chemises que de besoin.
Compétences visées
Dans la continuité du socle commun de connaissances et de compétences, les compétences visées
répondent directement à ces finalités.
Elles doivent donner lieu à des évaluations régulières par les professeurs, au cours et à la fin de
chaque étape de la formation, ce qui permettra de prévoir l’accompagnement, le soutien ou l’appro-
fondissement adaptés aux besoins des élèves - le but des exercices et des évaluations étant bien de
concevoir la mise en œuvre des programmes en prenant en compte la réalité des besoins de tous les
élèves pour les aider à progresser dans les apprentissages et les mener à la réussite.
Il s’agit de :
▶ Connaître quelques grandes périodes et les mouvements majeurs de l’histoire littéraire et cultu-
relle
– savoir situer les œuvres étudiées dans leur époque et leur contexte.
▶ Connaître les principaux genres auxquels les œuvres se rattachent et leurs caractéristiques
– percevoir les constantes d’un genre et l’originalité d’une œuvre
– être capable de lire, de comprendre et d’analyser des œuvres de genres variés, et de rendre
compte de cette lecture, à l’écrit comme à l’oral.
▶ Avoir des repères esthétiques et se forger des critères d’analyse, d’appréciation et de jugement
– faire des hypothèses de lecture, proposer des interprétations
– formuler une appréciation personnelle et savoir la justifier
– être capable de lire et d’analyser des images en relation avec les textes étudiés.
▶ Connaître les principales figures de style et repérer les effets rhétoriques et poétiques
– savoir utiliser ces connaissances pour dégager des significations et étayer un commentaire.
▶ Approfondir sa connaissance de la langue, principalement en matière de lexique et de syntaxe
– parfaire sa maîtrise de la langue pour s’exprimer, à l’écrit comme à l’oral, de manière claire, rigou-
reuse et convaincante, afin d’argumenter, d’échanger ses idées et de transmettre ses émotions.
▶ Acquérir des connaissances utiles dans le domaine de la grammaire de texte et de la grammaire
d’énonciation
– savoir utiliser ses connaissances grammaticales pour lire et analyser les textes.
▶ Connaître la nature et le fonctionnement des médias numériques, et les règles qui en régissent
l’usage
– être capable de rechercher, de recueillir et de traiter l’information, d’en apprécier la pertinence,
grâce à une pratique réfléchie de ces outils
– être capable de les utiliser pour produire soi-même de l’information, pour communiquer et argu-
menter.
Extrait du Bulletin officiel spécial n° 9 du 30 septembre 2010
Entraînement à l’oral
Les textes du cours étudiés en lecture analytique ont été enregistrés par des co-
L’icône placée à médiens professionnels afin de vous aider dans leur compréhension, et pour vous
gauche des textes sensibiliser à la lecture à voix haute.
vous signale qu’ils
ont été enregis- Écoutez attentivement leur lecture puis entraînez-vous à lire ces textes à voix haute,
trés. de manière expressive, en soignant votre diction. Une bonne lecture met en valeur
le sens : les textes enregistrés vous serviront de modèle.
19 Acte I, scène 1
Séquence 5 : 20 Acte II, scène 3
L’École des femmes :
une comédie classique 21 Acte III, scène 4
22 Acte V, scène 4
Séquence 1
Le roman et la nouvelle réalistes
au XIXe siècle
1 Objectifs
1
Chapitre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Propositions de lecture
Afin de vous forger une culture littéraire personnelle qui vous permettra
de mieux saisir le phénomène du réalisme dans son ensemble, nous vous
invitons à lire attentivement les extraits qui se trouvent dans la séquence,
mais aussi à étudier les documents iconographiques que nous avons rete-
nus. Nous vous invitons également à flâner dans la liste ci-dessous, et à lire,
pour le plaisir, certaines des œuvres suivantes :
– Stendhal, Le Rouge et le Noir.
– Honoré de Balzac, Le Père Goriot, Eugénie Grandet, Le Cousin Pons, Le Lys
dans la vallée, Illusions perdues, La Femme de trente ans.
– Gustave Flaubert, Madame Bovary, L’Éducation sentimentale, Trois contes.
– Prosper Mérimée, Mateo Falcone, Tamango.
– Émile Zola, Thérèse Raquin, L’Assommoir, Nana, Germinal, Au Bonheur des
Dames.
– Jules et Edmond de Goncourt, Germinie Lacerteux.
– Guy de Maupassant, Boule de suif et autres nouvelles, Bel-Ami, Une vie,
Pierre et Jean.
1
Chapitre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Objectifs d’apprentissage
Rendez-vous sur cned.fr pour regarder la vidéo de présentation du
chapitre 2.
© CNED
Pour apprendre
1
certaines pages de Madame Bovary (1857). L’observation des mœurs et leur resti-
tution romanesque font aussi partie de la technique du romancier réaliste. Après
Balzac, Stendhal et Flaubert, le réalisme tend vers le naturalisme avec Zola ou les
frères Goncourt. Maupassant observe, quant à lui, la société de son temps, mais
construit aussi ses récits fantastiques à partir de situations réalistes.
Pourtant, ce serait peut-être une erreur de considérer le réalisme comme une inven-
tion du XIXe siècle : en littérature, le réalisme existe bien avant Balzac et Stendhal.
On en trouve la trace dans les romans du XVIIe et du XVIIIe siècle. L’histoire de la
littérature admet cependant que le réalisme se développe de manière considérable
au XIXe siècle, c’est pourquoi on rattache le mouvement à cette époque. Le réalisme
puise, en effet, ses thèmes et ses centres d’intérêt dans le monde contemporain,
parmi lesquels la ville, la vie aux champs, les conditions de vie dans les différentes
classes sociales. En somme, le contexte social et historique est très prégnant
dans l’univers du récit réaliste. Selon toute évidence, le réalisme s’inspire d’une
réalité que le lecteur connaît et qu’il retrouve dans les romans qu’il lit. La prise en
compte du lecteur est donc importante car le roman réaliste et naturaliste lui tend
un miroir et l’invite à réfléchir aux problèmes de son temps. Quand Balzac décrit les
mœurs de bourgeois et d’aristocrates de province, il part d’éléments qui existent
réellement. Quand Zola décrit la vie du peuple dans L’Assommoir, il s’inspire direc-
tement des conditions sociales de son époque.
1
Cependant, romantisme et réalisme ne s’excluent pas, bien au contraire. Stendhal
le premier fournit une définition du roman réaliste : il définit en effet le roman
réaliste comme « un miroir que l’on promène le long d’un chemin » et qui reflète
une partie de la réalité. D’ailleurs, un écrivain comme Stendhal, dans son roman
Le Rouge et le Noir, raconte la vie passionnée de Julien Sorel, tout en instaurant un
cadre réaliste pour son récit : la vie politique sous la Restauration, les détails précis
sur la vie à Paris, sur l’empereur Napoléon, participent du réalisme de l’ensemble.
Le réalisme n’exclut donc pas d’autres registres ou d’autres esthétiques.
À partir des années 1850, le romancier Jules Champfleury propose une théorie
du réalisme dans le roman et dans la peinture. Il admire le peintre Gustave Cour-
bet et propose plusieurs études sur son art. Son idée est la suivante : la littérature
romanesque peut s’emparer de tous les sujets. Selon lui, le réalisme désigne sim-
plement la littérature du vrai, la volonté de reproduire le réel. L’on peut tenter de
définir le réalisme selon des critères thématiques, esthétiques, culturels ou même
idéologiques.
C’est donc dans les années 1850 que se développe une école littéraire réaliste dont
les théoriciens sont Champfleury et Duranty. Pour donner une assise théorique à
cette nouvelle école littéraire, on fait du réalisme une notion idéologique plus que
véritablement esthétique. En effet la définition du réalisme est une manière de
revendiquer une liberté littéraire : la prise en compte de la vie quotidienne de-
vient un objet littéraire mais refuse d’être le reflet, la copie ou la transcription
servile du réel. L’école réaliste s’affirme donc comme un véritable mouvement
littéraire, grâce à trois pivots forts :
– des textes théoriques (préfaces, manifestes, articles) ;
– le support médiatique que constitue la revue Le Réalisme ;
– le développement du mouvement littéraire dans son principal vecteur, le
roman.
1
– bas-fonds ; – bals, cafés, cabarets ;
– ateliers d’artisans ; – théâtres, opéras ;
– fermes et lieux agricoles ; – mansardes.
– boutiques des commerçants ;
Si les lieux sont si importants dans les récits réalistes, c’est qu’au tournant des an-
nées 1840-1850, on considère que l’environnement influe sur le comportement
des êtres humains. Ainsi, les décors de l’action romanesque sont soigneusement
décrits parce qu’ils permettent de comprendre les personnages, leur caractère,
leur motivation. Par exemple, l’incipit de La Maison du chat qui pelote de Balzac pro-
cède à la minutieuse description d’un bâtiment.
Ces décors privilégiés du récit réaliste sont étroitement liés à des thématiques
qu’on retrouve d’un roman à l’autre :
– l’ambition d’un(e) jeune provincial(e) qui monte à la capitale ;
– les tractations financières de la bourgeoisie ;
– le monde du prolétariat et des ouvriers ;
– la destinée des femmes ;
– le destin d’un personnage de seconde zone ;
– les conditions de vie dans les villes et dans les campagnes ;
– le monde journalistique et littéraire ;
– les conflits familiaux.
Tous ces thèmes ne sont pas indépendants les uns des autres et peuvent se croiser
dans le même roman ou la même nouvelle. Ainsi, Madame Bovary de Flaubert, ra-
conte non seulement le destin d’une jeune femme romanesque, mais décrit aussi
les mœurs de la Normandie des années 1840. On y rencontre toutes les figures qui
composent une petite ville de province. Les coutumes, les superstitions, les habitu-
des y sont décrites avec une précision minutieuse. On le voit, les principaux motifs
du réalisme (et du naturalisme) sont le plus souvent en lien avec des questions de
société. Ces choix thématiques expliquent aussi la part importante de la descrip-
tion dans les récits.
Le modèle biographique sert donc de cadre à bien des romans et nouvelles réa-
listes. Le lecteur est amené à suivre l’histoire d’un personnage inscrite dans une
certaine durée. Il peut s’agir de romans d’apprentissage : le lecteur découvre le
parcours d’un personnage qui, généralement, tente de s’élever dans la société,
avec plus ou moins de succès.
Les plus célèbres récits qu’on apparente au réalisme (ou au naturalisme) sont donc
des récits de vie qui s’enracinent dans la société du XIXe siècle.
1
2. L’effacement du narrateur
Le récit réaliste et naturaliste limite, du moins en apparence, les interventions de
l’auteur ; les romans sont écrits à la troisième personne. L’objectivité de la nar-
ration prime sur l’implication de l’auteur. Mais, en même temps, l’esthétique ré-
aliste se nourrit d’observations précises et d’une documentation détaillée. Un ro-
mancier réaliste, tel que Balzac ou Stendhal, est aussi un observateur très pointu
des faits de société. Ainsi, quand Balzac met en scène la vie d’un imprimeur dans
Splendeurs et misères des courtisanes, il s’appuie sur sa propre connaissance du
monde journalistique et de la vie parisienne. C’est pourquoi l’effacement de l’au-
teur est étroitement lié au travail du romancier réaliste, qui scrute la réalité de son
temps pour tenter de la restituer fidèlement au lecteur.
L’écriture d’un roman ou d’une nouvelle réaliste oblige l’écrivain à se documenter
précisément sur les histoires qu’il veut raconter. Ainsi, les romanciers réalistes et
naturalistes ont laissé un certain nombre de documents qui montrent leur méthode
de travail, par exemple la prise de renseignements précis sur des lieux ou la consti-
tution de fiches.
Pour conclure
À retenir
Le réalisme est un mouvement artistique qui cherche à créer un effet de véri-
té dans les œuvres d’art, romans, nouvelles et peinture.
Le romancier réaliste se veut un observateur objectif de la société de son
temps ; pour témoigner avec exactitude de cette réalité, il s’appuie sur sa
propre expérience et se documente précisément. La vie quotidienne, décor de
ces romans, est minutieusement décrite. Le personnage est très souvent au
centre de l’intrigue ; il est issu – la plupart du temps – d’un milieu modeste, et
sa destinée entraîne le lecteur dans un parcours de la société du XIXe siècle
dont le romancier décrit tous les aspects : ambition et déchéance, pouvoir
de l’argent, prostitution, conditions de travail du peuple. Le roman est, selon
Stendhal, « un miroir que l’on promène le long d’un chemin ».
Le roman réaliste s’affirme dès la première moitié du XIXe siècle avec Stendhal
et Balzac, mais il n’est théorisé qu’à partir des années 1850 : la vie quoti-
dienne devient un objet littéraire, mais l’œuvre d’art, roman ou peinture, re-
fuse d’être la simple copie du réel. La préoccupation esthétique reste bien
présente dans ces œuvres.
1
Fiche méthode
Histoire du roman
Roman et nouvelle
Romans et nouvelles se distinguent par leur longueur respective. Bien qu’il existe
des romans brefs (Adolphe de Benjamin Constant, par exemple), en général, la nou-
velle est brève et le roman connaît de plus amples développements. Cette structure
a des implications sur la manière de conduire les événements, de décrire les dé-
cors et de camper les personnages.
Roman et réalisme
Le XIXe est considéré comme l’âge d’or du roman français. Cette époque cor-
respond en effet à un moment unique de l’histoire littéraire où se rencontrent un
genre, un mouvement, et des artistes qui revendiquent une approche singulière
de la société. Alors que le romantisme passionné triomphe au théâtre et dans la
poésie, des artistes peintres et des romanciers proposent un autre regard sur la
réalité. Il s’agit de « décrire la société dans son entier, telle qu’elle est » confie
Honoré de Balzac, l’écrivain phare du mouvement réaliste, dans la Préface de La
Femme supérieure.
1
Donner l’illusion du vrai
L’écrivain réaliste a pour ambition de faire de son œuvre le reflet le plus exact du
monde qui l’entoure. « Un roman est un miroir que l’on promène le long d’un che-
min », écrit Stendhal dans Le Rouge et le Noir en 1830. L’écrivain réaliste multiplie
les effets de réel. Dès lors, la description minutieuse tient une large place à côté de
la narration. Le recours à un langage et à un registre adaptés à chaque personnage
concourt à cette illusion du vrai.
Romans et personnages
Longtemps assimilé à la figure du héros, le personnage est caractérisé, jusqu’au
XVIIe, par son caractère noble et valeureux. Dans La Princesse de Clèves de Madame
de Lafayette, les protagonistes sont encore des modèles de beauté et de vertu. Mais
à la fin du XVIIIe siècle, l’émergence du prolétariat avec la Révolution française et le
triomphe de la bourgeoisie après 1789, peuvent expliquer la naissance de nouveaux
héros. Le roman réaliste du XIXe siècle achève de démythifier le personnage en le
dotant d’une véritable épaisseur psychologique qui l’éloigne du « type ». Représen-
tatif de l’ensemble de la société, il favorise l’identification du lecteur confronté aux
mêmes situations et aux mêmes difficultés de l’existence, qu’il s’agisse du paysan,
de l’ouvrier ou du jeune ambitieux pressé de réussir.
Fiche méthode
La situation d’énonciation
Attention Définition
La situation d’énonciation correspond à la situation dans laquelle est produit un
Ne pas
énoncé oral ou écrit. Pour déterminer les conditions de la situation d’énonciation, il
confondre
convient de poser les questions suivantes :
la date de
publication – qui parle ? (l’énonciateur) – de quoi ? (thème de l’énoncé)
du texte – à qui ? (le destinataire) – pour quoi ? (la visée, l’intention)
écrit avec
– quand ? où ?
le moment
de son
énonciation. Caractéristiques de l’énoncé ancré
L’énoncé ancré implique une grande proximité entre le moment de l’énonciation et
les événements rapportés. Le repère temporel est le présent d’énonciation et les
autres temps sont choisis par rapport à ce moment de l’énonciation.
1
On trouve des énoncés ancrés dans les dialogues de théâtre, les lettres, les articles
de presse, les journaux intimes, etc.
Attention
Le passé simple est le temps de réfé-
Le présent de narration est également utilisé dans le rence.
récit pour mettre en valeur un fait, pour le rendre plus
On trouve des énoncés coupés dans les
« présent » à l’esprit du lecteur.
romans, les textes documentaires, les
Passé antérieur ....... Passé simple ....... (Futur du passé) ....... textes ou revues historiques.
Chapitre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Objectifs d’apprentissage
Pour apprendre
Consignes de travail
Lisez attentivement les cinq textes du corpus ; puis écoutez-les sur cned.fr. Ils
ont été enregistrés par des comédiens professionnels.
Ensuite relisez-les vous-même à voix haute.
Ce chapitre étant aussi l’occasion d’aborder l’apprentissage de la lecture
analytique, nous vous conseillons de vous reporter à la fiche méthode : « la
lecture analytique et sa mise en œuvre à l’oral », pour vous aider dans votre
travail.
Vous pourrez trouver cette fiche à la fin de ce chapitre.
A Lectures analytiques
Enr. 1 Texte 1
Mateo Falcone est l’une des nouvelles les plus célèbres de Mérimée. Elle décrit les
mœurs corses, que Mérimée avait étudiées. L’action se situe sous l’Empire, pendant les
guerres napoléoniennes. Nous vous invitons à lire l’incipit de cette nouvelle.
1
En sortant de Porto-Vecchio et se dirigeant au nord-ouest, vers l’intérieur de l’île,
on voit le terrain s’élever assez rapidement, et après trois heures de marche par
des sentiers tortueux, obstrués par de gros quartiers de rocs, et quelquefois cou-
pés par des ravins, on se trouve sur le bord d’un maquis très étendu. Le maquis
est la patrie des bergers corses et de quiconque s’est brouillé avec la justice. Il faut
savoir que le laboureur corse, pour s’épargner la peine de fumer son champ, met
le feu à une certaine étendue de bois : tant pis si la flamme se répand plus loin que
besoin n’est ; arrive que pourra ; on est sûr d’avoir une bonne récolte en semant sur
cette terre fertilisée par les cendres des arbres qu’elle portait.
Les épis enlevés, car on laisse la paille, qui donnerait de la peine à recueillir les
racines qui sont, restées en terre sans se consumer poussent au printemps sui-
vant, des cépées très épaisses qui, en peu d’années, parviennent à une hauteur de
sept ou huit pieds. C’est cette manière de taillis fourré que l’on nomme maquis.
Différentes espèces d’arbres et d’arbrisseaux le composent, mêlés et confondus
comme il plaît à Dieu. Ce n’est que la hache à la main que l’homme s’y ouvrirait un
passage, et l’on voit des maquis si épais et si touffus, que les mouflons eux-mêmes
ne peuvent y pénétrer. Si vous avez tué un homme, allez dans le maquis de Por-
to-Vecchio, et vous y vivrez en sûreté, avec un bon fusil, de la poudre et des balles,
n’oubliez pas un manteau bien garni d’un capuchon, qui sert de couverture et de
matelas. Les bergers vous donnent du lait, du fromage et des châtaignes, et vous
n’aurez rien à craindre de la justice ou des parents du mort, si ce n’est quand il vous
faudra descendre à la ville pour y renouveler vos munitions.
Mateo Falcone, quand j’étais en Corse en 18…, avait sa maison à une demi-lieue de
ce maquis. C’était un homme assez riche pour le pays ; vivant noblement, c’est-à-
dire sans rien faire, du produit de ses troupeaux, que des bergers, espèces de no-
mades, menaient paître çà et là sur les montagnes. Lorsque je le vis, deux années
après l’événement que je vais raconter, il me parut âgé de cinquante ans tout au
plus. Figurez-vous un homme petit, mais robuste, avec des cheveux crépus, noirs
comme le jais, un nez aquilin, les lèvres minces, les yeux grands et vifs, et un teint
couleur de revers de botte. Son habileté au tir du fusil passait pour extraordinaire,
même dans son pays, où il y a tant de bons tireurs. Par exemple, Mateo n’aurait
jamais tiré sur un mouflon avec des chevrotines ; mais, à cent vingt pas, il l’abattait
d’une balle dans la tête ou dans l’épaule, à son choix. La nuit, il se servait de ses
armes aussi facilement que le jour, et l’on m’a cité de lui ce trait d’adresse qui pa-
raîtra peut-être incroyable à qui n’a pas voyagé en Corse. À quatre-vingts pas, on
plaçait une chandelle allumée derrière un transparent de papier, large comme une
assiette. Il mettait en joue, puis on éteignait la chandelle, et, au bout d’une minute
dans l’obscurité la plus complète, il tirait et perçait le transparent trois fois sur
quatre.
1
Enr. 2 Texte 2
« Madame, voilà votre monsieur Pons, et en spencer encore ! vint dire Madeleine à
la présidente, il devrait bien me dire par quel procédé il le conserve depuis vingt-
cinq ans ! »
En entendant un pas d’homme dans le petit salon, qui se trouvait entre son grand
salon et sa chambre à coucher, madame Camusot regarda sa fille et haussa les
épaules.
« Vous me prévenez toujours avec tant d’intelligence, Madeleine, que je n’ai plus le
temps de prendre un parti, dit la présidente.
— Madame, Jean est sorti, j’étais seule, monsieur Pons a sonné, je lui ai ouvert la
porte, et, comme il est presque de la maison, je ne pouvais pas l’empêcher de me
suivre ; il est là qui se débarrasse de son spencer.
— Ma pauvre Minette, dit la présidente à sa fille, nous sommes prises, nous devons
maintenant dîner ici.
— Voyons, reprit-elle, en voyant à sa chère Minette une figure piteuse, faut-il nous
débarrasser de lui pour toujours ?
— Oh ! pauvre homme ! répondit mademoiselle Camusot, le priver d’un de ses dî-
ners ! »
Le petit salon retentit de la fausse tousserie d’un homme qui voulait dire ainsi : Je
vous entends.
« Eh bien ! qu’il entre ! dit madame Camusot à Madeleine en faisant un geste
d’épaules.
— Vous êtes venu de si bonne heure, mon cousin, dit Cécile Camusot en prenant un
petit air câlin, que vous nous avez surprises au moment où ma mère allait s’habiller. »
Le cousin Pons, à qui le mouvement d’épaules de la présidente n’avait pas échappé,
fut si cruellement atteint, qu’il ne trouva pas un compliment à dire, et il se contenta
de ce mot profond :
« Vous êtes toujours charmante, ma petite cousine ! »
Puis, se tournant vers la mère et la saluant :
« Chère cousine, reprit-il, vous ne sauriez m’en vouloir de venir un peu plus tôt que
de coutume, je vous apporte ce que vous m’avez fait le plaisir de me demander… »
Et le pauvre Pons, qui sciait en deux le président, la présidente et Cécile chaque fois
qu’il les appelait cousin ou cousine, tira de la poche de côté de son habit une ravis-
sante petite boîte oblongue en bois de Sainte-Lucie, divinement sculptée.
« Ah ! je l’avais oublié ! » dit sèchement la présidente.
Cette exclamation n’était-elle pas atroce ? n’ôtait-elle pas tout mérite au soin du
parent, dont le seul tort était d’être un parent pauvre ?
« Mais, reprit-elle, vous êtes bien bon, mon cousin. Vous dois-je beaucoup d’argent
pour cette petite bêtise ? »
Cette demande causa comme un tressaillement intérieur au cousin, il avait la pré-
tention de solder tous ses dîners par l’offrande de ce bijou.
1
« J’ai cru que vous me permettiez de vous l’offrir, dit-il d’une voix émue.
— Comment ! comment ! reprit la présidente ; mais, entre nous, pas de cérémo-
nies, nous nous connaissons assez pour laver notre linge ensemble. Je sais que
vous n’êtes pas assez riche pour faire la guerre à vos dépens. N’est-ce pas déjà
beaucoup que vous ayez pris la peine de perdre votre temps à courir chez les mar-
chands ?…
— Vous ne voudriez pas de cet éventail, ma chère cousine, si vous deviez en donner
la valeur, répliqua le pauvre homme offensé, car c’est un chef-d’œuvre de Watteau
qui l’a peint des deux côtés ; mais soyez tranquille, ma cousine, je n’ai pas payé la
centième partie du prix d’art. »
1. Parvenu : qui a atteint rapidement une importante situation sociale, sans en acquérir les manières,
le savoir-vivre.
Enr. 3 Texte 3
1
— Hélas ! monsieur, répondis-je humblement, j’ai sifflé comme je pouvais, me sen-
tant gai parce qu’il fait beau, et ayant peut-être mangé trop de mouches.
— On ne siffle pas ainsi dans ma famille, reprit mon père hors de lui. Il y a des siècles
que nous sifflons de père en fils, et, lorsque je fais entendre ma voix la nuit, apprends
qu’il y a ici, au premier étage, un vieux monsieur, et au grenier une jeune grisette,
qui ouvrent leurs fenêtres pour m’entendre. N’est-ce pas assez que j’aie devant mes
yeux l’affreuse couleur de tes sottes plumes qui te donnent l’air enfariné comme un
paillasse de la foire ? Si je n’étais le plus pacifique des merles, je t’aurais déjà cent
fois mis à nu, ni plus ni moins qu’un poulet de basse-cour prêt à être embroché.
— Eh bien ! m’écriai-je, révolté de l’injustice de mon père, s’il en est ainsi, mon-
sieur, qu’à cela ne tienne ! je me déroberai à votre présence, je délivrerai vos regards
de cette malheureuse queue blanche par laquelle vous me tirez toute la journée.
Je partirai, monsieur, je fuirai ; assez d’autres enfants consoleront votre vieillesse,
puisque ma mère pond trois fois par an ; j’irai loin de vous cacher ma misère, et
peut-être, ajoutai-je en sanglotant, peut-être trouverai-je, dans le potager du voisin
ou sur les gouttières, quelques vers de terre ou quelques araignées pour soutenir
ma triste existence.
— Comme tu voudras, répliqua mon père, loin de s’attendrir à ce discours ; que je
ne te voie plus ! Tu n’es pas mon fils ; tu n’es pas un merle.
— Et que suis-je donc, monsieur, s’il vous plaît ?
— Je n’en sais rien, mais tu n’es pas un merle.
Après ces paroles foudroyantes, mon père s’éloigna à pas lents. Ma mère se rele-
va tristement, et alla, en boitant, achever de pleurer dans son écuelle. Pour moi,
confus et désolé, je pris mon vol du mieux que je pus, et j’allai, comme je l’avais
annoncé, me percher sur la gouttière d’une maison voisine.
Enr. 4 Texte 4
Les femmes suivaient, couvertes de mantes noires à capuchon rabattu ; elles por-
taient à la main un gros cierge qui brûlait, et Charles se sentait défaillir à cette
continuelle répétition de prières et de flambeaux, sous ces odeurs affadissantes de
cire et de soutane. Une brise fraîche soufflait, les seigles et les colzas verdoyaient,
des gouttelettes de rosée tremblaient au bord du chemin, sur les haies d’épine.
Toutes sortes de bruits joyeux emplissaient l’horizon : le claquement d’une char-
rette roulant au loin dans les ornières, le cri d’un coq qui se répétait ou la galopade
d’un poulain que l’on voyait s’enfuir sous les pommiers. Le ciel pur était tacheté
de nuages roses ; des fumignons bleuâtres se rabattaient sur les chaumières cou-
vertes d’iris ; Charles, en passant, reconnaissait les cours. Il se souvenait de matins
comme celui-ci, où, après avoir visité quelque malade, il en sortait, et retournait
vers elle.
1
Le drap noir, semé de larmes blanches, se levait de temps à autre en découvrant la
bière. Les porteurs fatigués se ralentissaient, et elle avançait par saccades conti-
nues, comme une chaloupe qui tangue à chaque flot.
On arriva.
Les hommes continuèrent jusqu’en bas, à une place dans le gazon où la fosse était
creusée.
On se rangea tout autour ; et tandis que le prêtre parlait, la terre rouge, rejetée sur
les bords, coulait par coins, sans bruit, continuellement.
Puis, quand les quatre cordes furent disposées, on poussa la bière dessus.
Il la regarda descendre. Elle descendait toujours.
Enr. 5 Texte 5
Il s’appelait Loulou. Son corps était vert, le bout de ses ailes rose, son front bleu et
sa gorge dorée.
Mais il avait la fatigante manie de mordre son bâton, s’arrachait les plumes, épar-
pillait ses ordures, répandait l’eau de sa baignoire ;
Mme Aubain, qu’il ennuyait, le donna pour toujours à Félicité.
Elle entreprit de l’instruire ; bientôt il répéta : « Charmant garçon ! Serviteur, mon-
sieur ! Je vous salue, Marie ! » Il était placé auprès de la porte, et plusieurs s’éton-
naient qu’il ne répondît pas au nom de Jacquot, puisque tous les perroquets s’ap-
pellent Jacquot. On le comparait à une dinde, à une bûche : autant de coups de
poignard pour Félicité ! Étrange obstination de Loulou, ne parlant plus du moment
qu’on le regardait !
Néanmoins il recherchait la compagnie ; car le dimanche, pendant que ces demoi-
selles Rochefeuille, M. de Houppeville et de nouveaux habitués : Onfroy l’apothicaire,
M. Varin et le capitaine Mathieu, faisaient leur partie de cartes, il cognait les vitres
avec ses ailes, et se démenait si furieusement qu’il était impossible de s’entendre.
La figure de Bourais, sans doute, lui paraissait très drôle. Dès qu’il l’apercevait, il
commençait à rire, à rire de toutes ses forces. Les éclats de sa voix bondissaient
dans la cour, l’écho les répétait, les voisins se mettaient à leurs fenêtres, riaient
aussi ; et, pour n’être pas vu du perroquet, M. Bourais se coulait le long du mur,
en dissimulant son profil avec son chapeau, atteignait la rivière puis entrait par la
porte du jardin ; et les regards qu’il envoyait à l’oiseau manquaient de tendresse.
Loulou avait reçu du garçon boucher une chiquenaude, s’étant permis d’enfoncer
la tête dans sa corbeille ; et depuis lors il tâchait toujours de le pincer à travers sa
1
chemise. Fabu menaçait de lui tordre le col, bien qu’il ne fût pas cruel, malgré le
tatouage de ses bras, et ses gros favoris. Au contraire ! il avait plutôt du penchant
pour le perroquet, jusqu’à vouloir, par humeur joviale, lui apprendre des jurons.
Félicité, que ces manières effrayaient, le plaça dans la cuisine. Sa chaînette fut
retirée, et il circulait dans la maison.
Quand il descendait l’escalier, il appuyait sur les marches la courbe de son bec,
levait la patte droite, puis la gauche ; et elle avait peur qu’une telle gymnastique ne
lui causât des étourdissements. Il devint malade, ne pouvait plus parler ni manger.
C’était sous sa langue une épaisseur, comme en ont les poules quelquefois. Elle
le guérit, en arrachant cette pellicule avec ses ongles. M. Paul un jour, eut l’im-
prudence de lui souffler aux narines la fumée d’un cigare ; une autre fois que Mme
Lormeau l’agaçait du bout de son ombrelle, il en happa la virole ; enfin, il se perdit.
Elle l’avait posé sur l’herbe pour le rafraîchir, s’absenta une minute ; et, quand elle
revint, plus de perroquet ! D’abord, elle le chercha dans les buissons, au bord de
l’eau et sur les toits, sans écouter sa maîtresse qui lui criait :
— Prenez donc garde ! vous êtes folle !
Ensuite, elle inspecta tous les jardins de Pont-l’Évêque ; et elle arrêtait les pas-
sants.
— Vous n’auriez pas vu, quelquefois, par hasard, mon perroquet ?
À ceux qui ne connaissaient pas le perroquet, elle en faisait la description.
Tout à coup, elle crut distinguer derrière les moulins, au bas de la côte, une chose
verte qui voltigeait. Mais au haut de la côte, rien ! Un porte-balle lui affirma qu’il
l’avait rencontré tout à l’heure à Saint-Melaine, dans la boutique de la mère Simon.
Elle y courut. On ne savait pas ce qu’elle voulait dire. Enfin elle rentra épuisée, les
savates en lambeaux, la mort dans l’âme ; et, assise au milieu du banc, près de
Madame, elle racontait toutes ses démarches, quand un poids léger lui tomba sur
l’épaule, Loulou ! Que diable avait-il fait ? Peut-être qu’il s’était promené aux envi-
rons ? Elle eut du mal à s’en remettre, ou plutôt ne s’en remit jamais.
Lisez attentivement cette nouvelle de Maupassant plusieurs fois. Repérez les diffé-
rents personnages, les lieux de l’action et les principales péripéties.
à Henri Roujon
Mme Lefèvre était une dame de campagne, une veuve, une de ces demi-paysannes
à rubans et à chapeaux à falbalas, de ces personnes qui parlent avec des cuirs,
prennent en public des airs grandioses, et cachent une âme de brute prétentieuse
1
sous des dehors comiques et chamarrés, comme elles dissimulent leurs grosses
mains rouges sous des gants de soie écrue. Elle avait pour servante une brave
campagnarde toute simple, nommée Rose.
Les deux femmes habitaient une petite maison à volets verts, le long d’une route,
en Normandie, au centre du pays de Caux. Comme elles possédaient, devant l’habi-
tation, un étroit jardin, elles cultivaient quelques légumes.
Or, une nuit, on lui vola une douzaine d’oignons.
Dès que Rose s’aperçut du larcin, elle courut prévenir Madame, qui descendit en
jupe de laine. Ce fut une désolation et une terreur. On avait volé, volé Mme Lefèvre !
Donc, on volait dans le pays, puis on pouvait revenir.
Et les deux femmes effarées contemplaient les traces de pas, bavardaient, suppo-
saient des choses : « Tenez, ils ont passé par là. Ils ont mis leurs pieds sur le mur ;
ils ont sauté dans la plate-bande ».
Et elles s’épouvantaient pour l’avenir. Comment dormir tranquilles maintenant !
Le bruit du vol se répandit. Les voisins arrivèrent, constatèrent, discutèrent à leur
tour ; et les deux femmes expliquaient à chaque nouveau venu leurs observations
et leurs idées.
Un fermier d’à côté leur offrit ce conseil : « Vous devriez avoir un chien ». C’était
vrai, cela ; elles devraient avoir un chien, quand ce ne serait que pour donner l’éveil.
Pas un gros chien, Seigneur ! Que feraient-elles d’un gros chien ! Il les ruinerait en
nourriture. Mais un petit chien (en Normandie, on prononce quin), un petit freluquet
de quin qui jappe.
Dès que tout le monde fut parti, Mme Lefèvre discuta longtemps cette idée de chien.
Elle faisait, après réflexion, mille objections, terrifiée par l’image d’une jatte pleine
de pâtée ; car elle était de cette race parcimonieuse de dames campagnardes qui
portent toujours des centimes dans leur poche pour faire l’aumône ostensiblement
aux pauvres des chemins, et donner aux quêtes du dimanche.
Rose, qui aimait les bêtes, apporta ses raisons et les défendit avec astuce. Donc il
fut décidé qu’on aurait un chien, un tout petit chien.
On se mit à sa recherche, mais on n’en trouvait que des grands, des avaleurs de
soupe à faire frémir. L’épicier de Rolleville en avait bien un, tout petit ; mais il exi-
geait qu’on le lui payât deux francs, pour couvrir ses frais d’élevage. Mme Lefèvre
déclara qu’elle voulait bien nourrir un « quin », mais qu’elle n’en achèterait pas.
Or, le boulanger, qui savait les événements, apporta, un matin, dans sa voiture, un
étrange petit animal tout jaune, presque sans pattes, avec un corps de crocodile,
une tête de renard et une queue en trompette, un vrai panache, grand comme tout
le reste de sa personne. Un client cherchait à s’en défaire. Mme Lefèvre trouva fort
beau ce roquet immonde, qui ne coûtait rien. Rose l’embrassa, puis demanda com-
ment on le nommait. Le boulanger répondit : « Pierrot ».
Il fut installé dans une vieille caisse à savon et on lui offrit d’abord de l’eau à boire.
Il but. On lui présenta ensuite un morceau de pain. Il mangea.
Mme Lefèvre inquiète, eut une idée : « Quand il sera bien accoutumé à la maison, on
le laissera libre. Il trouvera à manger en rôdant par le pays ».
On le laissa libre, en effet, ce qui ne l’empêcha point d’être affamé. Il ne jappait
d’ailleurs que pour réclamer sa pitance ; mais, dans ce cas, il jappait avec achar-
nement.
Tout le monde pouvait entrer dans le jardin. Pierrot allait caresser chaque nouveau
venu, et demeurait absolument muet.
Mme Lefèvre cependant s’était accoutumée à cette bête. Elle en arrivait même à
l’aimer, et à lui donner de sa main, de temps en temps, des bouchées de pain trem-
pées dans la sauce de son fricot. Mais elle n’avait nullement songé à l’impôt, et
quand on lui réclama huit francs, - huit francs, Madame ! - pour ce freluquet de quin
qui ne jappait seulement point, elle faillit s’évanouir de saisissement.
1
Il fut immédiatement décidé qu’on se débarrasserait de Pierrot. Personne n’en
voulut. Tous les habitants le refusèrent à dix lieues aux environs.
Alors on se résolut, faute d’autre moyen, à lui faire « piquer du mas ».
« Piquer du mas », c’est « manger de la marne ». On fait piquer du mas à tous les
chiens dont on veut se débarrasser.
Au milieu d’une vaste plaine, on aperçoit une espèce de hutte, ou plutôt un tout petit
toit de chaume, posé sur le sol. C’est l’entrée de la marnière. Un grand puits tout
droit s’enfonce jusqu’à vingt mètres sous terre, pour aboutir à une série de longues
galeries de mines.
On descend une fois par an dans cette carrière, à l’époque où l’on marne les terres.
Tout le reste du temps elle sert de cimetière aux chiens condamnés ; et souvent,
quand on passe auprès de l’orifice, des hurlements plaintifs, des aboiements fu-
rieux ou désespérés, des appels lamentables montent jusqu’à vous.
Les chiens des chasseurs et des bergers s’enfuient avec épouvante des abords de
ce trou gémissant ; et, quand on se penche au-dessus, il sort une abominable odeur
de pourriture. Des drames affreux s’y accomplissent dans l’ombre.
Quand une bête agonise depuis dix à douze jours dans le fond, nourrie par les restes
immondes de ses devanciers, un nouvel animal, plus gros, plus vigoureux certaine-
ment, est précipité tout à coup. Ils sont là, seuls, affamés, les yeux luisants. Ils se
guettent, se suivent, hésitent, anxieux.
Mais la faim les presse ; ils s’attaquent, luttent longtemps, acharnés ; et le plus fort
mange le plus faible, le dévore vivant.
Quand il fut décidé qu’on ferait « piquer du mas » à Pierrot, on s’enquit d’un exécu-
teur. Le cantonnier qui binait la route demanda dix sous pour la course. Cela parut
follement exagéré à Mme Lefèvre. Le goujat du voisin se contentait de cinq sous ;
c’était trop encore ; et, Rose ayant fait observer qu’il valait mieux qu’elles le por-
tassent elles-mêmes, parce qu’ainsi il ne serait pas brutalisé en route et averti de
son sort, il fut résolu qu’elles iraient toutes les deux à la nuit tombante.
On lui offrit, ce soir-là, une bonne soupe avec un doigt de beurre. Il l’avala jusqu’à la
dernière goutte ; et, comme il remuait la queue de contentement, Rose le prit dans
son tablier. Elles allaient à grands pas, comme des maraudeuses, à travers la plaine.
Bientôt elles aperçurent la marnière et l’atteignirent ; Mme Lefèvre se pencha pour
écouter si aucune bête ne gémissait. - Non - il n’y en avait pas ; Pierrot serait seul.
Alors Rose, qui pleurait, l’embrassa, puis le lança dans le trou ; et elles se pen-
chèrent toutes deux, l’oreille tendue.
Elles entendirent d’abord un bruit sourd ; puis la plainte aiguë, déchirante, d’une
bête blessée, puis une succession de petits cris de douleur, puis des appels déses-
pérés, des supplications de chien qui implorait, la tête levée vers l’ouverture.
Il jappait, oh ! il jappait !
Elles furent saisies de remords, d’épouvante, d’une peur folle et inexplicable ; et
elles se sauvèrent en courant. Et, comme Rose allait plus vite, Mme Lefèvre criait :
« Attendez-moi, Rose, attendez-moi ! ».
Leur nuit fut hantée de cauchemars épouvantables. Mme Lefèvre rêva qu’elle s’as-
seyait à table pour manger la soupe, mais, quand elle découvrait la soupière, Pier-
rot était dedans. Il s’élançait et la mordait au nez.
Elle se réveilla et crut l’entendre japper encore. Elle écouta ; elle s’était trompée.
Elle s’endormit de nouveau et se trouva sur une grande route, une route intermi-
nable, qu’elle suivait ; Tout à coup, au milieu du chemin, elle aperçut un panier, un
grand panier de fermier, abandonné ; et ce panier lui faisait peur.
Elle finissait cependant par l’ouvrir, et Pierrot, blotti dedans, lui saisissait la main,
ne la lâchait plus ; et elle se sauvait éperdue, portant ainsi au bout du bras le chien
suspendu, la gueule serrée.
Au petit jour, elle se leva, presque folle, et courut à la marnière.
1
Il jappait ; il jappait encore, il avait jappé toute la nuit. Elle se mit à sangloter
et l’appela avec mille petits noms caressants. Il répondit avec toutes les in-
flexions tendres de sa voix de chien. Alors elle voulut le revoir, se promettant de
le rendre heureux jusqu’à sa mort.
Elle courut chez le puisatier chargé de l’extraction de la marne, et elle lui ra-
conta son cas. L’homme écoutait sans rien dire. Quand elle eut fini, il prononça :
« Vous voulez votre quin ? Ce sera quatre francs ».
Elle eut un sursaut ; toute sa douleur s’envola du coup.
« Quatre francs ! vous vous en feriez mourir ! quatre francs ! ».
Il répondit : « Vous croyez que j’vas apporter mes cordes, mes manivelles, et
monter tout ça, et m’en aller là-bas avec mon garçon et m’faire mordre encore
par votre maudit quin, pour l’plaisir de vous le r’donner ? fallait pas l’jeter. »
Elle s’en alla, indignée. - Quatre francs !
Aussitôt rentrée, elle appela Rose et lui dit les prétentions du puisatier. Rose,
toujours résignée, répétait : « Quatre francs ! c’est de l’argent, Madame ».
Puis, elle ajouta : « Si on lui jetait à manger, à ce pauvre quin, pour qu’il ne
meure pas comme ça ? ».
Mme Lefèvre approuva, toute joyeuse ; et les voilà reparties, avec un gros mor-
ceau de pain beurré.
Elles le coupèrent par bouchées qu’elles lançaient l’une après l’autre, parlant
tour à tour à Pierrot. Et sitôt que le chien avait achevé un morceau, il jappait
pour réclamer le suivant.
Elles revinrent le soir, puis le lendemain, tous les jours. Mais elles ne faisaient
plus qu’un voyage.
Or, un matin, au moment de laisser tomber la première bouchée, elles enten-
dirent tout à coup un aboiement formidable dans le puits. Ils étaient deux ! on
avait précipité un autre chien, un gros !
Rose cria : « Pierrot ! » Et Pierrot jappa, jappa. Alors on se mit à jeter la nour-
riture ; mais, chaque fois elles distinguaient parfaitement une bousculade ter-
rible, puis les cris plaintifs de Pierrot mordu par son compagnon, qui mangeait
tout, étant le plus fort.
Elles avaient beau spécifier : « C’est pour toi, Pierrot ! » Pierrot, évidemment,
n’avait rien.
Les deux femmes, interdites, se regardaient ; et Mme Lefèvre prononça d’un
ton aigre : « Je ne peux pourtant pas nourrir tous les chiens qu’on jettera là-de-
dans. Il faut y renoncer ».
Et, suffoquée à l’idée de tous ces chiens vivants à ses dépens, elle s’en alla,
emportant même ce qui restait du pain qu’elle se mit à manger en marchant.
Rose la suivit en s’essuyant les yeux du coin de son tablier bleu.
1
On peut distinguer deux sortes d’écrits d’invention :
1. ceux qui ont une visée argumentative : dialogue, éloge ou blâme, défense ou
accusation ;
2. les réécritures :
▶ Par imitation
– en reprenant un élément d’un texte étudié (écrire un texte reprenant par exemple
un procédé de style comme la métaphore filée, ou la morale d’une fable) ;
– en reprenant un genre et / ou un registre ;
– en imitant un style, écrire « à la manière de » (pastiches ou parodies).
▶ Par transposition
– du genre (ex : transformer un extrait romanesque en scène de théâtre) ;
– du registre (ex : réécrire une scène tragique dans le registre comique) ;
– du point de vue (ex : la même scène racontée par un autre personnage)…
▶ Par amplification
– en imaginant le début ou la suite d’un texte, en insérant un dialogue, une descrip-
tion, le développement d’une ellipse narrative.
Dans certains cas, la réécriture peut être associée à une visée argumentative.
1
Élaboration du plan
Même dans un sujet narratif ou descriptif, il faut élaborer un plan au brouillon :
– introduction (lieu, moment, personnage, objet du récit, circonstances particu-
lières).
– développement (péripéties).
– conclusion (réflexion ou impression d’ensemble).
Parfois, on omet l’introduction en vue d’un effet de surprise (ou, bien sûr, si l’on
rédige la suite d’un texte).
Rédaction
Dans ce type de sujet, la qualité de l’expression est très importante et fait partie
des critères de notation : orthographe et syntaxe correctes, précision, variété et
richesse du vocabulaire, aisance du style.
Rendez-vous sur
Prenons un exemple précis cned.fr ou dans votre
fascicule d'exercices
Thésée raconte à Ariane sa descente dans le labyrinthe et
pour effectuer l’activité n° 15 qui
sa rencontre avec le Minotaure dans un registre épique.
vous proposera la rédaction d’un
Vous présenterez ce récit sous la forme d’une nouvelle.
sujet d’invention.
a. Lecture des consignes
Il faut extraire du libellé certains éléments :
– Quel est le genre du texte à produire ? Ici : une nouvelle.
– Quelle est la situation d’énonciation ?
– Qui parle à qui ? Thésée s’adresse à Ariane.
– Où ? Soit en Crète, soit sur le bateau sur lequel ils s’enfuient.
– Quand ? Peu de temps après la mort du Minotaure.
– Quel est le registre ? Le registre épique.
– Quel est le thème ? La victoire de Thésée sur le Minotaure, dans le Laby-
rinthe.
c. Élaboration du plan
Dans un sujet d’invention, l’élaboration d’un plan au brouillon est indispen-
sable.
Voici comment pourrait s’organiser votre nouvelle.
1. Titre de la nouvelle.
2. Thésée laisse ses compagnons près de l’entrée du Labyrinthe et attache
l’extrémité de la bobine de fil.
3. Il descend dans le labyrinthe ; impressions et description.
4. Sa rencontre avec le Minotaure ; éventuellement dialogue.
5. Le combat avec le Minotaure ; éventuellement dialogue.
6. La remontée vers la sortie.
7. La sortie : la joie des Athéniens, le soulagement de Thésée.
1
Pour conclure
À retenir
Le roman et la nouvelle, récits de fiction, sont des genres qui prennent une
place centrale dans la littérature au XIXe siècle. Les romanciers réalistes ont
la volonté de faire vrai, le roman doit apporter au lecteur une représentation
du réel et lui permettre de mieux le connaître. Il ne s’agit plus seulement de
divertir, mais de proposer des lectures utiles.
Cependant ces romanciers se veulent aussi des artistes. Comme l’écrit Guy
de Maupassant, dans « Le Roman », publié en préface de son roman Pierre et
Jean : « Le réaliste, s’il est un artiste, cherchera, non pas à nous montrer la
photographie banale de la vie, mais à nous en donner la vision plus complète,
plus saisissante, plus probante que la réalité même. » Ainsi, Flaubert place
l’art avant tout : dans la scène de l’enterrement d’Emma (cf. texte 4), c’est l’es-
thétisme, la recherche de la perfection du détail et du style, qui prime.
1
Fiche méthode
Le texte narratif
Certaines connaissances sont nécessaires pour aborder un récit, qu’il s’agisse d’un
roman ou d’une nouvelle. Nous vous rappelons ici les principaux éléments pour
expliquer un texte narratif.
Le statut du narrateur
Distinction auteur/narrateur
Dans le cas précis du réalisme, il convient de distinguer l’auteur du narrateur.
L’auteur est celui qui écrit le roman ; on le nomme d’ailleurs volontiers le roman-
cier, ou le nouvelliste. Le narrateur est celui qui raconte l’histoire. Il peut s’agir d’un
personnage (intradiégétique) ou d’un narrateur externe (extradiégétique, narration
à la troisième personne). Dans les œuvres autobiographiques, auteur et narrateur
sont identiques.
1
Procédés modifiant le rythme du récit
Pour évaluer le rythme du récit, on compare le temps de l’histoire (temps des évé-
nements dans la fiction) et le temps de la narration (temps mis par le narrateur
pour raconter, mesurable en nombre de lignes, de paragraphes, de pages etc.).
– L’ellipse consiste à passer sous silence un moment de l’histoire. Elle est souvent
suivie d’une expression du type « Dix ans plus tard ». Il s’agit fréquemment de
mettre en valeur l’événement qui succède à l’ellipse.
– Le sommaire accélère le rythme du récit en résumant une partie de l’histoire. Le
temps de la narration est donc plus court que le temps de l’histoire : vingt ans
d’une vie rapportés en quelques lignes, par exemple.
– La scène vise une égalité de durée entre narration et fiction. Elle donne l’impres-
sion que l’histoire se déroule en temps réel. Elle se présente le plus souvent sous
forme d’un dialogue ou de paroles rapportées qui correspondent à un moment
important de l’histoire sur lequel le narrateur s’attarde en révélant les pensées
des personnages, en livrant des détails.
– Le ralenti enfle la narration grâce à des descriptions, des commentaires, des
impressions diverses dans le but de retarder l’information donnée au lecteur.
Fréquemment utilisée dans le récit fantastique, cette vitesse narrative participe
du suspense, lorsqu’un personnage est confronté à un danger imminent par
exemple.
– La pause suspend la narration. Le temps de l’histoire est alors quasi nul, il ne se
passe plus rien du point de vue des événements, mais l’auteur s’attarde sur la
description. On parle de pause descriptive. C’est le cas lorsqu’un auteur dresse
le portrait d’un personnage, par exemple.
Fiche méthode
Une lecture analytique est donc une manière méthodique de lire des textes, par
une démarche progressive capable de construire un sens.
1
À éviter On peut ainsi parler d’une « lecture problématisée », puisqu’il
s’agit de mener à bien, par une série de questions, un projet
Un défaut majeur à éviter : la pa- de lecture capable de parvenir à une interprétation. En effet,
raphrase. le texte est une construction, le résultat d’un travail sur
l’écriture : la lecture analytique a aussi pour but de montrer
La paraphrase consiste à répé- comment s’élaborent cette construction, cette création.
ter dans d’autres termes ce que
dit l’auteur. Pour éviter ce travers, Il s’agira ainsi de :
il faut interroger le texte par les – mettre en valeur les intentions de l’auteur (émouvoir,
questions « Pourquoi ? » et « Com- attrister, bouleverser, faire rire, horrifier, faire réfléchir, passer
ment ? » (la question « Quoi ? » un message, faire prendre conscience), ce qui aboutit à défi-
n’est qu’un point de départ). nir les registres d’un texte, à mettre en valeur ses enjeux
ou sa problématique ;
– mettre en valeur les procédés qu’il utilise pour parvenir à ce but : la structure,
les caractéristiques du discours, l’implication du locuteur, les procédés de style ;
– faire ressortir les effets que ces intentions provoquent chez le lecteur ; déga-
ger les idées et les innovations véhiculées par le texte.
Une lecture analytique aboutit à un exposé pourvu d’une introduction, d’un déve-
loppement, d’une conclusion.
▶ Étudier le paratexte
a. Repérer le nom de l’auteur, de l’œuvre, sa date de parution.
b. Bien lire le chapeau introductif donnant souvent les informations nécessaires
pour situer le passage.
▶ Identifier la nature du texte
a. Le genre. Rappel : les quatre grands genres sont la poésie, le roman, le théâtre,
la littérature d’idées. Il existe pour chacun de ces genres des sous-catégories :
nouvelle, conte, fable, chanson, autobiographie, correspondance…
b. Le type de discours : quel que soit son genre, le texte peut présenter, successive-
ment ou simultanément, un récit, une description, une réflexion.
c. La situation d’énonciation. Se pose alors la question suivante, souvent riche d’en-
seignement : le locuteur est-il impliqué dans son discours ?
d. Le registre du texte : un texte peut jouer sur différents registres ; l’analyse permet
souvent d’approfondir, de nuancer ou de corriger une première approche.
Ex : Un texte peut d’abord paraître surtout comique, et se révéler en fait nettement
polémique.
▶ Repérer les thèmes importants en identifiant, entre autres, les champs lexi-
caux. En effet, la présence d’un thème dans un texte est assurée par l’ensemble
des termes et expressions qui s’y rapportent. Plus le champ lexical est abondant,
plus le thème est important pour le propos de l’auteur.
▶ Rechercher le plan, la structure du texte.
L’analyse du texte
Elle se fait au moyen des outils d’analyse suivants :
– l’énonciation ;
– la focalisation ;
– le cadre spatiotemporel ;
– les figures de style (métaphore, antithèse, chiasme, etc.) ;
1
– la syntaxe (construction des phrases) et la ponctuation ;
– le rythme et les sonorités ;
– les registres.
Chapitre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Du réalisme au naturalisme
Objectifs d’apprentissage
Rendez-vous sur cned.fr pour regarder la vidéo de présentation du
chapitre 4.
© CNED
1
Pour apprendre
A Définir le naturalisme
Lisez ces trois textes d’Émile Zola :
Texte n° 1
Dans Thérèse Raquin, j’ai voulu étudier des tempéraments et non des caractères. Là
est le livre entier. J’ai choisi des personnages souverainement dominés par leurs
nerfs et leur sang, dépourvus de libre arbitre, entraînés à chaque acte de leur vie
par les fatalités de leur chair. […]
Émile Zola (1840-1902), préface de Thérèse Raquin (1867)
Texte n° 2
Je veux expliquer comment une famille, un petit groupe d’êtres, se comporte dans
une société, en s’épanouissant pour donner naissance à dix, à vingt individus qui
paraissent, au premier coup d’œil, profondément dissemblables, mais que l’ana-
lyse montre intimement liés les uns aux autres. L’hérédité a ses lois, comme la
pesanteur.
Je tâcherai de trouver et de suivre, en résolvant la double question des tempéra-
ments et des milieux, le fil qui conduit mathématiquement d’un homme à un autre
homme.
Zola, Préface de La Fortune des Rougon (1871)
Texte n° 3
Eh bien ! en revenant au roman, nous voyons également que le romancier est fait
d’un observateur et d’un expérimentateur. L’observateur chez lui donne les faits
tels qu’il les a observés, pose le point de départ, établit le terrain solide sur lequel
vont marcher les personnages et se développer les phénomènes. Puis, l’expéri-
mentateur paraît et institue l’expérience, je veux dire fait mouvoir les personnages
dans une histoire particulière, pour y montrer que la succession des faits y sera
telle que l’exige le déterminisme des phénomènes mis à l’étude. C’est presque tou-
jours ici une expérience « pour voir » comme l’appelle Claude Bernard. Le roman-
cier part à la recherche d’une vérité.
Zola, Le Roman expérimental (1880)
1
en découvrir les ressorts cachés : « posséder le mécanisme des phénomènes chez
l’homme, montrer les rouages des manifestations intellectuelles et sensuelles
telles que la physiologie nous les expliquera, sous les influences de l’hérédité et
des circonstances ambiantes, puis montrer l’homme vivant dans ce milieu social »
(Zola, Le roman expérimental). Ils décrivent les ravages de l’argent, de la misère
sociale, ils montrent la médiocrité de la vie quotidienne…
Les romanciers naturalistes n’hésitent pas à décrire la réalité sans aucune conces-
sion. Certains passages de leurs romans osent peindre une réalité sordide.
D’abord, elle avait eu besoin, pour boire, d’entraînement, de société, du choc des
verres, de l’excitation de la parole, de la chaleur des défis ; puis bientôt, elle était
arrivée à boire seule.
C’est alors qu’elle avait bu dans le verre à demi plein, remonté sous son tablier et
caché dans un recoin de la cuisine ; qu’elle avait bu solitairement et désespérément
ces mélanges de vin blanc et d’eau-de-vie qu’elle avalait coup sur coup jusqu’à
ce qu’elle y eût trouvé ce dont elle avait soif : le sommeil. Car ce qu’elle voulait ce
n’était point la fièvre de tête, le trouble heureux, la folie vivante, le rêve éveillé et
délirant de l’ivresse ; ce qu’il lui fallait, ce qu’elle demandait, c’était le noir bonheur
du sommeil, d’un sommeil sans mémoire et sans rêve, d’un sommeil de plomb
tombant sur elle comme un coup d’assommoir sur la tête d’un bœuf : et elle le
trouvait dans ces liqueurs mêlées qui la foudroyaient et lui couchaient la face sur la
toile cirée de la table de cuisine.
Dormir de ce sommeil écrasant, rouler, le jour, dans cette nuit, cela était devenu
pour elle comme la trêve et la délivrance d’une existence qu’elle n’avait plus le
courage de continuer ni de finir. Un immense besoin de néant, c’était tout ce qu’elle
éprouvait dans l’éveil. Les heures de sa vie qu’elle vivait de sang-froid, en se voyant
elle-même, en regardant dans sa conscience, en assistant à ces hontes, lui sem-
blaient si abominables !
Elle aimait mieux les mourir. Il n’y avait plus que le sommeil au monde pour lui faire
tout oublier, le sommeil congestionné de l’Ivrognerie qui berce avec les bras de la
Mort.
Là, dans ce verre, qu’elle se forçait à boire et qu’elle vidait avec frénésie, ses souf-
frances, ses douleurs, tout son horrible présent allait se noyer, disparaître. Dans
une demi-heure, sa pensée ne penserait plus, sa vie n’existerait plus ; rien d’elle ne
serait plus pour elle, et il n’y aurait plus même de temps à côté d’elle. « Je bois mes
embêtements, » avait-elle répondu à une femme qui lui avait dit qu’elle s’abîmerait
la santé à boire. Et comme dans les réactions qui suivaient ses ivresses, il lui reve-
nait un plus douloureux sentiment d’elle-même, une désolation et une détestation
plus grandes de ses fautes et de ses malheurs, elle cherchait des alcools plus forts,
de l’eau-de-vie plus dure, elle buvait jusqu’à de l’absinthe pure pour tomber dans
une léthargie plus inerte, et faire plus complet son évanouissement à toutes choses.
Elle finit par atteindre ainsi à des moitiés de journée d’anéantissement, dont elle ne
1
sortait qu’à demi éveillée avec une intelligence stupéfiée, des perceptions émous-
sées, des mains qui faisaient des choses par habitude, des gestes de somnambule,
un corps et une âme où la pensée, la volonté, le souvenir semblaient avoir encore
la somnolence et le vague des heures confuses du matin.
Jules et Edmond de Goncourt, Germinie Lacerteux, 1865, chapitre XXXIII.
Tous debout, les mains croisées sur le ventre ou rejetées derrière le dos, les bu-
veurs formaient de petits groupes, serrés les uns contre les autres ; il y avait des
sociétés, près des tonneaux, qui devaient attendre un quart d’heure, avant de pou-
voir commander leurs tournées au père Colombe.
« Comment ! c’est cet aristo de Cadet-Cassis ! cria Mes-Bottes, en appliquant une
rude tape sur l’épaule de Coupeau. Un joli monsieur qui fume du papier et qui a du
linge !... On veut donc épater sa connaissance, on lui paye des douceurs !
– Hein ! ne m’embête pas ! » répondit Coupeau, très contrarié.
Mais l’autre ricanait.
« Suffit ! on est à la hauteur, mon bonhomme… Les mufes sont des mufes, voilà ! »
Il tourna le dos, après avoir louché terriblement, en regardant Gervaise. Celle-ci se
reculait, un peu effrayée. La fumée des pipes, l’odeur forte de tous ces hommes,
montaient dans l’air chargé d’alcool ; et elle étouffait, prise d’une petite toux
« Oh ! c’est vilain de boire ! » dit-elle à demi-voix.
Et elle raconta qu’autrefois, avec sa mère, elle buvait de l’anisette, à Plassans. Mais
elle avait failli en mourir un jour, et ça l’avait dégoûtée ; elle ne pouvait plus voir les
liqueurs.
« Tenez, ajouta-t-elle en montrant son verre, j’ai mangé ma prune ; seulement, je
laisserai la sauce, parce que ça me ferait du mal. »
Coupeau, lui aussi, ne comprenait pas qu’on pût avaler de pleins verres d’eau-de-
vie. Une prune par-ci par-là, ça n’était pas mauvais. Quant au vitriol, à l’absinthe et
aux autres cochonneries, bonsoir ! Il n’en fallait pas. Les camarades avaient beau le
blaguer, il restait à la porte, lorsque ces cheulards1-là entraient à la mine à poivre2.
Le papa Coupeau, qui était zingueur comme lui, s’était écrabouillé la tête sur le
pavé de la rue Coquenard, en tombant, un jour de ribotte3, de la gouttière du n° 25 ;
et ce souvenir, dans la famille, les rendait tous sages. Lui, lorsqu’il passait rue Co-
quenard et qu’il voyait la place, il aurait plutôt bu l’eau du ruisseau que d’avaler un
canon gratis chez le marchand de vin. Il conclut par cette phrase :
« Dans notre métier, il faut des jambes solides. »
1
Gervaise avait repris son panier. Elle ne se levait pourtant pas, le tenait sur ses ge-
noux, les regards perdus, rêvant, comme si les paroles du jeune ouvrier éveillaient
en elle des pensées lointaines d’existence.
C À côté du naturalisme
À travers ce groupement de textes du XIXe siècle, nous verrons que selon leurs sen-
sibilités littéraires les auteurs peuvent mettre en avant différentes dimensions
(épique, symbolique, fantastique, poétique), pour traiter d’un même thème : la mort.
Groupement de textes
▶ La mort de Gavroche, dans Les Misérables, de Victor Hugo
▶ La mort du Voreux, dans Germinal, d’Émile Zola
▶ La mort de la chambre, dans « Véra », de Villiers de l’Isle-Adam
▶ « La Ballade chlorotique », in Le Drageoir aux épices de Huysman
1
poussa un cri ; mais il y avait de l’Antée3
dans ce pygmée4 ;
pour le gamin toucher le
pavé, c’est comme pour le géant toucher la terre ; Gavroche n’était tombé que pour se
redresser ; il resta assis sur son séant, un long filet de sang rayait son visage, il éleva
ses deux bras en l’air, regarda du côté d’où était venu le coup, et se mit à chanter :
Je suis tombé par terre,
C’est la faute à Voltaire,
Le nez dans le ruisseau,
C’est la faute à...
Il n’acheva point. Une seconde balle du même tireur l’arrêta court. Cette fois il s’abattit
la face contre le pavé, et ne remua plus. Cette petite grande âme venait de s’envoler.
Et, brusquement, comme les ingénieurs s’avançaient avec prudence, une su-
prême convulsion du sol les mit en fuite. Des détonations souterraines éclataient,
toute une artillerie monstrueuse canonnant le gouffre. À la surface, les dernières
constructions se culbutaient, s’écrasaient. D’abord, une sorte de tourbillon empor-
ta les débris du criblage et de la salle de recette. Le bâtiment des chaudières creva
ensuite, disparut. Puis, ce fut la tourelle carrée où râlait la pompe d’épuisement,
qui tomba sur la face, ainsi qu’un homme fauché par un boulet. Et l’on vit alors
une effrayante chose, on vit la machine, disloquée sur son massif, les membres
écartelés, lutter contre la mort : elle marcha, elle détendit sa bielle, son genou de
géante, comme pour se lever ; mais elle expirait, broyée, engloutie. Seule, la haute
cheminée de trente mètres restait debout, secouée, pareille à un mât dans l’oura-
gan. On croyait qu’elle allait s’émietter et voler en poudre, lorsque, tout d’un coup,
elle s’enfonça d’un bloc, bue par la terre, fondue ainsi qu’un cierge colossal ; et rien
ne dépassait, pas même la pointe du paratonnerre. C’était fini, la bête mauvaise,
accroupie dans ce creux, gorgée de chair humaine, ne soufflait plus de son haleine
grosse et longue. Tout entier, le Voreux venait de couler à l’abîme.
Tout à coup, le comte d’Athol tressaillit, comme frappé d’une réminiscence1 fatale.
— Ah ! maintenant, je me rappelle !... dit-il. Qu’ai-je donc ? - Mais tu es morte !
À l’instant même, à cette parole, la mystique veilleuse de l’iconostase2 s’éteignit.
Le pâle petit jour du matin, - d’un matin banal, grisâtre et pluvieux, - filtra dans
la chambre par les interstices des rideaux. Les bougies blêmirent et s’éteignirent,
laissant fumer âcrement leurs mèches rouges ; le feu disparut sous une couche de
cendres tièdes ; les fleurs se fanèrent et se desséchèrent en quelques moments ; le
balancier de la pendule reprit graduellement son immobilité. La certitude de tous
les objets s’envola subitement. L’opale3, morte, ne brillait plus ; les taches de sang
1
s’étaient fanées aussi, sur la batiste4, auprès d’elle ; et s’effaçant entre les bras dé-
sespérés qui voulaient en vain l’étreindre encore, l’ardente et blanche vision rentra
dans l’air et s’y perdit. Un faible soupir d’adieu, distinct, lointain, parvint jusqu’à
l’âme de Roger. Le comte se dressa ; il venait de s’apercevoir qu’il était seul. Son
rêve venait de se dissoudre d’un seul coup ; il avait brisé le magnétique fil de sa
trame radieuse avec une seule parole. L’atmosphère était, maintenant, celle des
défunts.
Comme ces larmes de verre, agrégées illogiquement, et cependant si solides qu’un
coup de maillet sur leur partie épaisse ne les briserait pas, mais qui tombent en une
subite et impalpable poussière si l’on en casse l’extrémité plus fine que la pointe
d’une aiguille, tout s’était évanoui.
1. réminiscence : souvenir.
2. iconostase : cloison décorée qui, dans les églises byzantines, sépare le chœur du reste de l’église ;
ici, il s’agit d’un reliquaire ancien qui décore la chambre de Véra.
3. opale : pierre précieuse d’un blanc laiteux aux reflets irisés chatoyants.
4. batiste : étoffe très fine, employée pour la lingerie.
Mollement drapé d’un camail1 de nuées grises, le crépuscule déroulait ses bru-
meuses tentures sur la pourpre fondante d’un soleil couchant.
Elle s’avançait lentement, souriant d’un sourire vague, balançant sa taille mince
dans une robe blanche piquée de pois rouges. Ses joues se tachaient par instants
de plaques purpurines2 et ses longs cheveux ondoyaient sur ses épaules, roulant
dans leurs flots sombres des roses blanches et des mauves.
Un peuple de jeunes gens et de jeunes filles la regardaient venir, fascinés par son
œil creux, par son rire maladif. Elle marchait sur eux, les étreignait de ses petits
bras et collait furieusement ses lèvres contre leur bouche. Ils haletaient et fris-
sonnaient de tout leur corps ; hors d’haleine, éperdus, hurlant de douleur, ils se
tordaient sous le vent de son baiser comme des herbes sous le souffle d’un orage.
Des mères désolées embrassaient ses genoux, serraient ses mains, pleuraient de
longs sanglots, et elle, impassible, pâle, l’œil fixe, plein de lueurs mouillées, les
mains moites, les seins dardant leurs pointes, les repoussait doucement et conti-
nuait sa route.
Une jeune fille se traînait à ses pieds, tenant sa poitrine à deux mains, râlant, cra-
chant le sang. Grâce ! criait-elle, grâce ! ô phtisie ! aie pitié de ma mère, aie pitié de
ma jeunesse ! Mais la goule3 implacable la serrait dans ses bras et picorait sur ses
lèvres de longs baisers.
La victime palpitait faiblement encore ; elle l’étreignit plus étroitement et choqua
ses dents contre les siennes ; le corps se convulsa faiblement, puis demeura froid,
inerte, et les joues se couvrirent de teintes glauques4, de vapeurs livides.
Alors la déesse voleta lourdement, de pâles rayons jaillirent de ses prunelles et
baignèrent de glacis bleuâtres les joues blanches de la morte.
Mollement drapé d’un camail de nuées grises, le crépuscule déroulait ses bru-
meuses tentures sur la pourpre fondante d’un soleil couchant.
1. camail : large vêtement de soie que portent les membres du clergé lors des cérémonies.
2. purpurines : de couleur pourpre.
3. goule : vampire femelle.
4. glauques : d’un vert blanchâtre ou bleuâtre.
1
Rendez-vous sur cned.fr ou dans votre fascicule d'exercices
pour effectuer les activités n° 5 à 11, qui porteront sur le grou-
pement de textes ci-dessus.
Pour conclure
À retenir
Le naturalisme, qui se développe en France de 1870 à 1890, est le nom qu’adoptent
pour caractériser leur conception du roman réaliste Zola, les frères Goncourt et
les écrivains du Groupe de Médan, qui compte un temps Maupassant.
Il s’agit, dans le roman et dans les arts, d’imiter la nature et de rendre compte
du réel avec une exactitude scientifique, à travers des sujets nouveaux qu’ils
se proposent de traiter.
Pour les naturalistes, une place importante doit en effet être accordée au
peuple, jusqu’alors souvent relégué au second plan dans les romans, et qui
devient pour eux le personnage central ; ce sera le cas dans Germinie Lacer-
teux (1865) des frères Goncourt, L’Assommoir (1876) ou Germinal (1885) de Zola,
œuvres qui reflètent les préoccupations sociales de ces écrivains.
Afin de rendre compte de la réalité, les naturalistes ont recours à une docu-
mentation exemplaire ; le narrateur veut adopter une démarche scientifique
et rester objectif ; leurs personnages sont soumis aux déterminismes sociaux
et à l’hérédité. Zola montre les problèmes liés à l’alcoolisme dans une même
famille, les Rougon-Macquart ; cet ensemble de romans, sous-titré : « Histoire
naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire », constitue une vaste
fresque sociale présentant tous les milieux.
Afin de restituer avec exactitude le langage des ouvriers, l’écrivain naturaliste
a très souvent recours au discours indirect libre, ce qui lui permet de mêler
récit et langage vrai, et de faire une œuvre littéraire.
Le courant naturaliste, présent non seulement dans le roman, mais aussi
dans le théâtre et dans la peinture, se retrouve dans toute l’Europe de la fin
du XIXe siècle et du début du XXe siècle. La peinture du français Caillebotte
influencera tout particulièrement l’école réaliste américaine et Hopper.
L’école naturaliste française se disloque très vite, dès 1884, après la publica-
tion de À rebours de Huysmans.
Le XIXe siècle ne se réduit pas aux écoles réalistes et naturalistes ; d’autres
écritures romanesques traversent la seconde moitié du siècle : épique et philo-
sophique chez Victor Hugo avec Les Misérables et L’Homme qui rit, fantastique
et symbolique chez Villiers de l’Isle-Adam, Barbey d’Aurevilly et Huysmans. Zola
lui-même écrit des pages très éloignées des intentions naturalistes qu’il affiche.
Cependant le courant réaliste s’illustrera jusqu’au milieu du XXe siècle avec le
succès populaire de cycles romanesques tels que Les Thibault, de Martin du
Gard, et Le Monde réel d’Aragon.
1
Fiche méthode
1
Chapitre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
À retenir
Le terme « roman » qui désigne de nos jours une œuvre narrative de fiction,
caractérisait au Moyen Âge ce qui n’était pas écrit en latin mais en langue
romane. En raison de cette origine populaire il a longtemps été considéré
comme un genre mineur condamné à se forger ses propres règles, jusqu’à ce
que le XIXe siècle en fasse un mode de transposition privilégié de la réalité et
de l’analyse de la société.
Parallèlement, c’est au XIXe siècle que le genre de la « nouvelle » (en ancien
français, novele signifie un événement que l’on raconte) connaît son âge d’or, la
nouvelle réaliste puisant son inspiration dans la multiplicité des faits divers.
Néanmoins ce n’est pas le XIXe siècle qui invente le réalisme, en effet, depuis
l’Antiquité il existe une tradition d’imitation de la réalité. Mais avec les boulever-
sements nés de la Révolution française et de l’Empire, l’observation de la société
et son analyse deviennent des sujets de roman. Ainsi des mouvements comme
le réalisme puis le naturalisme traduisent le souci des artistes de représenter
le réel et la nature humaine avec une précision presque scientifique.
En effet, la naissance du réalisme en littérature, courant porté en peinture
par Courbet, correspond au désir d’exprimer la réalité plus que de la copier.
Stendhal cherche avant tout à atteindre l’ « âpre vérité » à travers des romans
proches du modèle historique de la chronique. Quant à Balzac, il veut « concur-
rencer l’état civil » et observe le réel de façon méthodique pour créer un person-
nage non plus extraordinaire mais représentatif de son époque ou de sa classe
sociale. Le roman réaliste tel que le définit le journaliste Champfleury se fonde
donc sur une intrigue vraisemblable et sur l’expérience banale d’un personnage
populaire. L’ « illusion réaliste » vise ainsi à superposer presque exactement
le réel transposé dans le roman et la réalité visible par les lecteurs dans leur
vie quotidienne. Cependant, les romans réalistes ne veulent pas être la simple
copie du réel, et la dimension esthétique demeure au centre de ces œuvres.
Le naturalisme dont le mouvement est amorcé vers 1860 par les frères Gon-
court va se développer à l’initiative de Zola et dominer toute la fin du siècle. Il
s’agit de considérer le roman comme un laboratoire où le romancier expé-
rimente, documents à l‘appui, la double influence du milieu et de l’hérédité
sur un personnage donné. Le mouvement naturaliste bien qu’il ait influencé
de nombreux écrivains du XXe siècle ne survivra pas à Zola.
Approfondissement et soutien
Si vous avez rencontré des difficultés, rendez-vous sur cned.fr pour ef-
fectuer l’activité interactive n° 1 qui vous permettra de consolider vos
connaissances.
Si vous voulez aller plus loin, rendez-vous sur cned.fr pour effectuer
l’activité interactive n° 2.
1
Fiche méthode
La contre-attaque
L’art pour l’art est une doctrine esthétique du XIXe siècle qui fait de la perfection
formelle le but ultime de l’art ; ses principaux représentants sont Théophile Gau-
tier, Banville, Leconte de Lisle, Heredia. Beaucoup d’artistes s’élèvent contre cette
conception ; citons par exemple Duranty2 : « Dans le vrai utile, (le réalisme) cherche
une émotion qui soit un enseignement. »
2. La bataille du réalisme
L’offensive
D’abord le peintre Courbet3, devenu célèbre par le scandale avec l’Enterrement à
Ornans (1851) et ses Baigneuses (1853), a donné du prestige au réalisme, en parti-
culier grâce à l’Exposition Courbet de 1855.
1
En 1857, Champfleury publie Le Réalisme.
En 1856-1857, Duranty publie une revue qui dure six mois, Le Réalisme. C’est une
revue de combat qui attaque de manière virulente les Romantiques (Lamartine,
Musset, Hugo) ainsi que Théophile Gautier.
Signalons quelques publications réalistes secondaires de cette époque comme les
romans de Duranty qui s’attache aux caractères types d’Erckmann- Chatrian qui
écrit de façon très variée, mais toujours sur l’Alsace.
La contre-attaque
Il y a d’abord une réaction du pouvoir au nom de la morale : condamnation de Ma-
dame Bovary en 1857.
Il y a ensuite des écrivains qui considèrent que l’œuvre d’art est inséparable de
l’esthétique et du choix : Théodore de Banville dénonce le culte de la laideur de
certains réalistes.
D’autres, tel Daudet, posent la question de la copie servile du réel, affirmant que
là n’est pas l’art : « Champfleury aura beau faire des romans, il restera toujours un
auteur de pantomime : ses personnages n’ont que des gestes. » (Notes sur la Vie)
L’effritement
Le mouvement réaliste proprement dit se dissout en formes multiples. Seuls les
Goncourt qui sont de grands artistes se maintiennent dans cette voie et annoncent
le naturalisme, prolongement du réalisme autour d’un homme, Zola, et d’un em-
bryon d’école, le Groupe de Médan ; le naturalisme va durcir et systématiser le
réalisme.
Bilan du réalisme
Ouvrages théoriques
1856-1857 : revue Le Réalisme de Duranty
1857 : Le Réalisme de Champfleury
Écrivains représentatifs
Balzac, La Comédie humaine (1829-1848)
Stendhal, Le Rouge et le Noir (1830), La Chartreuse de Parme (1839)
Flaubert, Madame Bovary (1857), L’éducation sentimentale (1869)
→ On note l’échec relatif du réalisme : on a qualifié après coup Balzac,
Stendhal et Flaubert de réalistes.
Lieu symbolique
La propriété de Flaubert, en Normandie, Le Croisset.
Séquence 2
La critique sociale, du XVIIe siècle
au XVIIIe siècle
2 Objectifs
Textes et œuvres
▶ Un groupement de textes du XVIIe siècle au
XVIIIe siècle
2
Chapitre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Propositions de lecture
Afin de vous forger une culture personnelle qui vous permettra de mieux sai-
sir l’évolution de la critique sociale du XVIIe siècle au XVIIIe siècle dans son
ensemble, nous vous invitons à lire attentivement les extraits qui se trouvent
dans la séquence, mais aussi à étudier les documents iconographiques que
nous avons retenus. Nous vous invitons également à flâner dans la liste
ci-dessous, et à lire, pour le plaisir, certaines des œuvres suivantes :
▶ XVIIe siècle
– La Fontaine, Fables
– La Bruyère, Les Caractères
– Pascal, Pensées
– Molière, Les Précieuses ridicules, L’École des femmes, Tartuffe, Dom Juan,
Le Misanthrope…
▶ XVIIIe siècle
2
Chapitre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Objectifs d’apprentissage
Pour apprendre
2
De nombreux auteurs et philosophes se sont penchés depuis l’Antiquité sur la rhé-
torique et ses procédés, dans le but d’acquérir cette puissance du verbe – une arme
parfois redoutable –, n’oubliez pas qu’une argumentation bien menée et convain-
cante peut avoir une influence décisive ! Parmi ces auteurs, on retrouve les noms
d’auteurs grecs comme Démosthène (384-322 avant J.-C.), Isocrate (436-322 avant
J.-C.) et Aristote (384-322 avant J.-C.), ou romains comme Cicéron (106-43 avant J.
-C.) ou Quintilien (35-95 après J.-C.). Cicéron que vous avez découvert en début de
séquence a ainsi rédigé un traité de rhétorique intitulé De Oratore, sur l’art oratoire,
et le Brutus, brève histoire de l’art oratoire romain.
b. Trois finalités
Un texte peut avoir trois finalités :
▶ docere, c’est-à-dire convaincre, par la raison (grâce à l’emploi d’arguments lo-
giques, d’une construction rigoureuse du raisonnement…)
▶ placere (ou delectare), c’est-à-dire plaire : il faut que le destinataire ait du plaisir
à entendre ou à lire le texte, afin que son attention soit maintenue de l’introduc-
tion à la conclusion.
▶ movere, émouvoir : le recours à la raison du docere doit être complété par l’appel
aux émotions, aux sentiments… Il s’agit par ce moyen de persuader.
On constate donc que la rhétorique fait appel à la raison et à la logique, par l’usage
d’arguments, afin de convaincre. Cependant, il existe aussi une relation émotion-
nelle entre l’auteur et le destinataire : on doit aussi être séduit ou charmé par le
texte que l’on lit, c’est la persuasion. Raison et sentiments doivent donc être mobi-
lisés ensemble si l’on veut avoir toutes les chances d’emporter l’adhésion.
c. Trois genres
En ce qui concerne les discours, on en distingue trois genres :
▶ le genre judiciaire, lorsque le discours est prononcé dans le cadre d’un procès,
pour accuser (il s’agit alors du réquisitoire) ou défendre (il s’agit alors du plai-
doyer). C’est un discours orienté vers l’établissement de la vérité, du juste et de
l’injuste ;
▶ le genre délibératif, que l’on emploie dans les assemblées politiques ; il s’agit
le plus souvent de répondre à la question « que faire ? » : l’orateur conseille ou
déconseille sur les questions portant sur la vie de la cité ou de l’État. Ce type de
discours a donc pour but de décider des décisions à prendre et on y discute de
leur côté utile ou nuisible. C’est un discours orienté vers l’action ;
2
▶ le genre épidictique, qui est celui de l’éloge et du blâme. Il s’agit souvent de
discours d’apparat, comme les oraisons funèbres.
Selon les contextes, et selon ce dont on veut convaincre le destinataire, on n’aura
donc pas recours au même genre de discours.
Voici la présentation que fait Aristote dans sa Rhétorique des trois genres de discours,
et de leurs objectifs :
III. Il y a donc, nécessairement aussi, trois genres de discours oratoires : le délibératif, le
judiciaire et le démonstratif [c’est-à-dire l’épidictique]. La délibération comprend l’exhor-
tation et la dissuasion. En effet, soit que l’on délibère en particulier, ou que l’on harangue en
public, on emploie l’un ou l’autre de ces moyens. La cause judiciaire comprend l’accusation
et la défense : ceux qui sont en contestation pratiquent, nécessairement, l’un ou l’autre.
Quant au démonstratif, il comprend l’éloge ou le blâme. (…) V. Chacun de ces genres a un
but final différent ; il y en a trois, comme il y a trois genres. Pour celui qui délibère, c’est
l’intérêt et le dommage ; car celui qui soutient une proposition la présente comme plus
avantageuse, et celui qui la combat en montre les inconvénients. Mais on emploie aussi,
accessoirement, des arguments propres aux autres genres pour discourir dans celui-ci,
tel que le juste ou l’injuste, le beau ou le laid moral. Pour les questions judiciaires, c’est
le juste ou l’injuste ; et ici encore, on emploie accessoirement des arguments propres aux
autres genres. Pour l’éloge ou le blâme, c’est le beau et le laid moral, auxquels on ajoute,
par surcroît, des considérations plus particulièrement propres aux autres genres.
Aristote, Rhétorique, chapitres III et V.
2
Vous allez découvrir d’autres figures dans la suite de la séquence mais
aussi dans votre Annexe, à la rubrique Ressources du cours et des de-
voirs, sur cned.fr.
Pour conclure
À retenir
À travers ce chapitre, vous avez découvert les genres de l’éloquence et de la
rhétorique. Il s’agit en effet des fondamentaux nécessaires à l’étude des textes
argumentatifs. Éloquence et rhétorique sont indissociables pour construire un
discours capable d’emporter l’adhésion de son destinataire. Il faut pour cela
mettre en œuvre trois « facultés » essentielles : invention (choix des argu-
ments pour soutenir une thèse), disposition (organisation du texte) et élocu-
tion (style utilisé pour rendre le texte plaisant).
Afin de parvenir à son but, l’orateur choisira de faire appel soit à la raison
(docere) en présentant des preuves irréfutables, logiques développées dans
des arguments et illustrées par des exemples concrets pour convaincre, soit
à l’émotion, aux sentiments (movere) en utilisant les modalités injonctives
(impérative), interrogative ou exclamative ou des images fortes pour per-
suader, soit aux deux en même temps. Quoi qu’il en soit, il devra plaire (pla-
cere) à son auditoire s’il veut qu’il l’écoute.
Il adaptera aussi son discours en fonction du thème qu’il développera : judi-
ciaire dans le cadre du réquisitoire ou du plaidoyer, délibératif quand il s’agit
de débattre d’une question politique ou épidictique s’il veut faire l’éloge ou le
blâme d’un personnage, d’une institution…
Gardez ces éléments à l’esprit quand on vous demandera de rédiger une écri-
ture d’invention à visée argumentative ou une dissertation.
2
Chapitre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Objectifs d’apprentissage
Rendez-vous sur cned.fr pour regarder la vidéo de présentation du
chapitre 3.
© CNED
Pour apprendre
A Le contexte historique
Le classicisme est un mouvement littéraire qui se développe en France dans la
seconde moitié du XVIIe siècle entre 1661 et 1685, sous le règne de Louis XIV – vous
approfondirez la connaissance de ce mouvement dans la séquence 5.
De 1661 à 1685, la monarchie absolue se consolide. Le roi œuvre à concentrer entre
ses mains tous les pouvoirs afin d’assurer l’unité et la force de son royaume. Pour
y parvenir, il veille à ce qu’aucun ministre ne prenne trop d’importance. Le sort de
Fouquet, son puissant Ministre des Finances, va servir d’exemple. Fouquet a amas-
sé une immense fortune et a rassemblé autour de lui une véritable petite cour et,
rival du roi, il prend sous sa protection Molière et La Fontaine. Il s’est fait bâtir un
somptueux château près de Paris, Vaux-Le-Vicomte. En 1661, il donne des fêtes
magnifiques pour son inauguration en présence du roi, ce que ce dernier ne lui par-
donnera pas. Arrêté peu de temps après, il est accusé de dilapider l’argent de l’État
et est condamné, en 1664, à la prison à perpétuité.
Exercer un pouvoir fort, cela suppose de régner sur un pays uni et l’unité nationale
est directement liée à l’unité religieuse. Conscient de cet état de fait, Louis XIV es-
saie de diminuer l’emprise du pape sur le clergé français et de donner à l’Église une
orientation plus nationale. La puissance d’un pays est également liée à sa pros-
périté économique et Louis XIV charge son ministre Colbert de prendre les me-
sures nécessaires au développement de la France. Colbert encourage l’industrie,
le commerce, l’agriculture ; il fait construire des routes et des canaux. Il réorganise
les finances et fonde de nombreuses manufactures d’État, comme les manufac-
tures de meubles et de tapis des Gobelins. Par ailleurs, une grande puissance doit
aussi affirmer sa présence à l’extérieur. Louis XIV poursuit donc l’agrandissement
du territoire en annexant la Flandre (1668) et la Franche-Comté (1678). Enfin, le
rayonnement culturel fait partie de cette politique de grandeur. Le roi encourage,
par sa protection ou par l’octroi de pensions, les artistes qui lui conviennent, comme
2
Molière et Racine. Il poursuit sa politique de création d’académies destinées à sur-
veiller tous les domaines de l’activité intellectuelle et artistique.
Si le règne de Louis XIV séduit à ses débuts par les changements qu’il met en
œuvre, le nouveau régime se sclérose au fil des années. La Cour et son étiquette1
deviennent le symbole de ces rigidités. En voulant unifier la France, le pouvoir royal
a sombré dans des outrances : la répression contre les Protestants avec la révo-
cation de l’Édit de Nantes en 1685 en est un bon exemple. Autre exemple, la vie
sociale est de plus en plus normalisée, de plus en plus soumise à des règles. Toute
marginalité est refusée : ainsi la folie, jusque-là considérée avec indulgence, est de
plus en plus regardée comme une anormalité monstrueuse qui exclut de la com-
munauté humaine.
La génération d’écrivains qui apparaît à cette époque est associée à la gloire de
Louis XIV. Attachés à des règles d’écriture, attirés par l’absolu, ces écrivains s’aper-
çoivent avec quelque désenchantement des excès de l’absolutisme, excès sur le-
quel certains ont un regard très critique.
1. étiquette : cérémonial en usage dans une Cour, auprès d’un chef d’État.
2
20 Arrive en trois bateaux4 exprès pour vous parler ;
Car il parle, on l’entend ; il sait danser, baller5,
Faire des tours de toute sorte,
Passer en des cerceaux ; et le tout pour six blancs6 !
Non, Messieurs, pour un sou ; si vous n’êtes contents
25 Nous rendrons à chacun son argent à la porte.
Le Singe avait raison : ce n’est pas sur l’habit
Que la diversité me plaît, c’est dans l’esprit :
L’une fournit toujours des choses agréables ;
L’autre en moins d’un moment lasse les regardants.
30 Oh ! que de grands seigneurs, au Léopard semblables,
N’ont que l’habit pour tous talents !
La Fontaine, Fables, Livre IX
1. marquetée : rayée.
2. vergetée : qui est marquée de fines petites raies rougeâtres ou violacées.
3. Gille : nom d’un personnage populaire des théâtres de foire.
4. bateaux : c’est dire l’importance de la suite...
5. baller : exécuter un ballet.
6. blancs : pièces de monnaie (six blancs valent deux sous et demi).
2
Rendez-vous sur cned.fr ou dans votre fascicule d’exercices
pour effectuer les activités n° 5 et n° 6 vous qui vous permet-
tront de réaliser une lecture analytique de cet extrait.
ELMIRE
« Pour moi, je crois qu’au Ciel tendent tous vos soupirs,
Et que rien ici-bas n’arrête vos désirs.
5 TARTUFFE
L’amour qui nous attache aux beautés éternelles
N’étouffe pas en nous l’amour des temporelles ;
Nos sens facilement peuvent être charmés
Des ouvrages parfaits que le Ciel a formés.
10 Ses attraits réfléchis brillent dans vos pareilles ;
Mais il étale en vous ses plus rares merveilles ;
Il a sur votre face épanché des beautés
Dont les yeux sont surpris, et les cœurs transportés,
Et je n’ai pu vous voir, parfaite créature,
15 Sans admirer en vous l’auteur de la nature,
Et d’une ardente amour sentir mon cœur atteint,
Au plus beau des portraits où lui-même il s’est peint.
D’abord j’appréhendai que cette ardeur secrète
Ne fût du noir esprit1 une surprise adroite ;
20 Et même à fuir vos yeux mon cœur se résolut,
Vous croyant un obstacle à faire mon salut.
Mais enfin je connus, ô beauté toute aimable,
Que cette passion peut n’être point coupable,
Que je puis l’ajuster avecque2 la pudeur,
2
25 Et c’est ce qui m’y fait abandonner mon cœur.
Ce m’est, je le confesse, une audace bien grande
Que d’oser de ce cœur vous adresser l’offrande ;
Mais j’attends en mes vœux tout de votre bonté,
Et rien des vains efforts de mon infirmité ;
30 En vous est mon espoir, mon bien, ma quiétude,
De vous dépend ma peine ou ma béatitude,
Et je vais être enfin, par votre seul arrêt3,
Heureux si vous voulez, malheureux s’il vous plaît.
35 ELMIRE
La déclaration est tout à fait galante,
Mais elle est, à vrai dire, un peu bien surprenante.
Vous deviez, ce me semble, armer mieux votre sein,
Et raisonner un peu sur un pareil dessein.
Un dévot comme vous, et que partout on nomme…
40 TARTUFFE
Ah ! pour être dévot, je n’en suis pas moins homme ;
Et lorsqu’on vient à voir vos célestes appas,
Un cœur se laisse prendre, et ne raisonne pas.
Je sais qu’un tel discours de moi paraît étrange ;
45 Mais, Madame, après tout, je ne suis pas un ange ;
Et si vous condamnez l’aveu que je vous fais,
Vous devez vous en prendre à vos charmants attraits.
Dès que j’en vis briller la splendeur plus qu’humaine,
De mon intérieur vous fûtes souveraine ;
50 De vos regards divins l’ineffable douceur
Força la résistance où s’obstinait mon cœur ;
Elle surmonta tout, jeûnes, prières, larmes,
Et tourna tous mes vœux du côté de vos charmes.
Mes yeux et mes soupirs vous l’ont dit mille fois,
55 Et pour mieux m’expliquer j’emploie ici la voix.
Que si vous contemplez d’une âme un peu bénigne4
Les tribulations5 de votre esclave indigne,
S’il faut que vos bontés veuillent me consoler
Et jusqu’à mon néant daignent se ravaler,
60 J’aurai toujours pour vous, ô suave merveille,
Une dévotion à nulle autre pareille.
Votre honneur avec moi ne court point de hasard,
Et n’a nulle disgrâce à craindre de ma part.
Tous ces galants de cour, dont les femmes sont folles,
65 Sont bruyants dans leurs faits et vains dans leurs paroles,
De leurs progrès sans cesse on les voit se targuer ;
Ils n’ont point de faveurs qu’ils n’aillent divulguer,
Et leur langue indiscrète, en qui l’on se confie,
Déshonore l’autel où leur cœur sacrifie.
70 Mais les gens comme nous brûlent d’un feu discret,
Avec qui pour toujours on est sûr du secret :
1. du noir esprit : du diable. Le soin que nous prenons de notre renommée
2. avecque : avec. Répond de toute chose à la personne aimée,
3. par votre seul arrêt : par votre décision.
4. bénigne : douce, humaine. Et c’est en nous qu’on trouve, acceptant notre cœur,
5. tribulations : afflictions morales ici. 75 De l’amour sans scandale et du plaisir sans peur.
2
Écoutez le texte lu par un comédien, lisez-le ensuite vous-même à
voix haute.
Pour conclure
À retenir
Dans la caricature et les trois textes que vous venez d’étudier, les auteurs se
livrent à des dénonciations de vices (ou travers) qu’ils jugent condamnables.
Daumier dénonce la désinvolture des magistrats ; La Fontaine critique les
courtisans vaniteux et obsédés par leur apparence ; La Bruyère blâme le com-
portement inadapté d’Arrias en faisant de lui l’antithèse de l’honnête homme
et Molière s’attaque aux faux dévots. Dans tous les cas, il s’agit de critique
sociale – de catégories sociales, les magistrats, les nobles de la cour, ou de
dérives plus proprement religieuses – les faux dévots –, mais qui représentent
un danger pour la société, danger incarné par le désordre semé par Tartuffe
dans la famille d’Orgon.
Pour présenter sa critique, Daumier fait la caricature d’une cour de justice. La
Fontaine a recours à une fable en vers, donc à un récit plaisant qui présente
une morale. La Bruyère dresse un portrait sans concession d’Arrias, dans
lequel il ridiculise tous les pédants grossiers et vaniteux. Molière présente un
Tartuffe parfois ridicule, mais le plus souvent inquiétant dans sa pièce épo-
nyme. C’est par une voie indirecte que les différents auteurs du XVIIe siècle
(n’oubliez pas que Daumier est un graveur du XIXe siècle, il utilise par ail-
leurs une argumentation directe à travers la caricature : les caricatures au
XVIIe siècle étaient anonymes parce que censurées) dénoncent les défauts de
leurs contemporains bien que la voix de La Fontaine se fasse entendre plus
directement dans la moralité. La Bruyère, à travers son portrait en action, ex-
pose véritablement un comportement inadéquat en société : Arrias est érigé
en type même du pédant qui croit tout savoir sur tout et qui ne respecte pas
les règles de la conversation en monopolisant la parole. De même, Molière
fait de Tartuffe le type du dévot hypocrite, qui révèle par ses tirades ses pen-
chants plus charnels que spirituels. C’est donc par la bouche d’un des per-
sonnages que la critique s’exerce, car une attaque directe de l’auteur n’aurait
pas été supportée au XVIIe siècle, époque où la monarchie absolue de Louis
XIV contrôle toutes les productions artistiques et littéraires.
Dans la caricature et les trois textes, la critique vise des personnages – ma-
gistrats, courtisans, pédants, faux dévots – dont les défauts sont ridiculisés ;
les juges, le léopard, Arrias et Tartuffe par leur excès amusent, prêtent à rire
– ils sont ridicules, mais aussi dans le cas de Tartuffe un peu inquiétant –. On
appelle satire ces textes ou ces tableaux dont le rôle est d’amuser tout en sou-
lignant les faiblesses de la condition humaine et les misères de la vie sociale
(voir fiche méthode sur la satire).
2
Fiche méthode
1. Le discours narratif
– Il rapporte des faits, des événements, situés dans le temps.
– L’accent est mis sur les faits racontés, souvent au passé, parfois au présent. Un
narrateur organise le déroulement de l’histoire (le schéma narratif), un lieu et
une époque (ou plusieurs) la situent, des personnages la font progresser.
– Les marques principales du discours narratif sont les verbes d’action, les
adverbes, les indicateurs de temps...
2. Le discours descriptif
– Il donne à voir un lieu, un objet, un personnage : il situe les événements dans
l’espace.
– L’accent est mis sur la caractérisation des paysages, des êtres, des choses, sou-
vent à l’imparfait ou au présent.
– Les marques principales du discours descriptif sont les verbes d’état ou de per-
ception, un point de vue particulier à partir duquel on observe, des indicateurs de
lieu, toutes les tournures pouvant désigner ou qualifier.
3. Le discours explicatif
– Il vise à faire comprendre un phénomène ou une idée ; il impose la neutralité du
locuteur .
– L’accent est mis sur la cohérence et la compréhension de l’énoncé, souvent au
présent de l’indicatif. Des formes proches et associées sont le discours informa-
tif, qui donne des renseignements, et le discours injonctif, qui donne ordres et
conseils sans forcément les expliquer.
– Les marques principales en sont les mots de liaison logiques ou chronologiques,
les indicateurs de cause et de conséquence, tout ce qui peut aider à la clarté de
l’information.
4. Le discours argumentatif
– Il vise à convaincre ou à persuader un ou des destinataire(s) ; il situe les éléments
dans le domaine de la pensée.
– L’accent est mis sur la progression logique du raisonnement. La réflexion s’orga-
nise à partir de thèses, d’arguments et d’exemples.
– Les marques principales en sont l’emploi des 1re et 2e personnes, les indices
d’une prise de position du locuteur, les mots de liaisons logiques, tous les procé-
dés rhétoriques pour convaincre, émouvoir ou séduire l’interlocuteur ou le des-
tinataire.
2
Ces différentes formes de discours peuvent se mêler et se succéder dans un
même texte, qui peut par exemple d’abord présenter une visée explicative, puis
argumentative. Un discours narratif ou descriptif peut avoir également une visée
argumentative, comme c’est le cas par exemple pour les Fables de La Fontaine.
Chapitre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Objectifs d’apprentissage
Pour apprendre
2
diffusion du savoir. L’Encyclopédie, dirigée par Diderot et d’Alembert, est le meil-
leur symbole de cette volonté de rassembler toutes les connaissances disponibles
et de les répandre auprès du public éclairé.
Certains philosophes interviennent dans des affaires judiciaires (l’affaire Calas
présentée plus loin dans la séquence) et militent pour l’abolition des peines infa-
mantes, de la torture et de l’esclavage. Diffusées dans les salons, les cafés et les
loges maçonniques, les idées des Lumières sont consacrées par les œuvres des
philosophes, des écrivains et des savants. Les principaux représentants des Lu-
mières sont, en France, Montesquieu, Voltaire, Diderot, Jean-Jacques Rousseau,
les Encyclopédistes, Condillac, et Buffon.
Les philosophes dénoncent dans les religions et les pouvoirs tyranniques (cf.
texte de Candide pour la religion, de Montesquieu pour la religion et le pouvoir)
des forces obscurantistes responsables de l’apparition du mal dans un monde où
l’homme aurait dû être heureux : il s’agit donc de rechercher ici-bas le bonheur
individuel. Ces positions conduisent par exemple Voltaire à promouvoir une religion
déiste.
En matière politique, les Lumières font la critique de l’absolutisme et lui préfèrent
le despotisme éclairé en modèle de gouvernement. Il s’agit, au sein d’une société
aux fondements renouvelés, de favoriser le progrès économique et la diffusion de
l’enseignement, de combattre tous les préjugés pour faire triompher la raison.
Cette nouvelle vision de l’homme et du monde, qui témoigne d’un optimisme fon-
dé sur la croyance dans le progrès de l’humanité, les philosophes la défendent en
écrivains militants. Leur combat s’incarne dans la pratique de formes brèves, fa-
ciles à lire et susceptibles d’une vaste diffusion : lettres, contes, pamphlets… Les
registres employés sont souvent ceux qui vous ont été présentés dans cette sé-
quence : satirique, polémique et oratoire, tous trois adaptés à l’argumentation, à la
critique de l’ordre établi et à la littérature de combat.
2
Enr. 8 Rica à Ibben, à Smyrne1.
« (…) Ne crois pas que je puisse, quant à présent, te parler à fond des mœurs et
des coutumes européennes : je n’en ai moi-même qu’une légère idée, et je n’ai eu
à peine que le temps de m’étonner2. Le roi de France3 est le plus puissant prince
de l’Europe. Il n’a point de mines d’or comme le roi d’Espagne, son voisin ; mais il
a plus de richesses que lui, parce qu’il les tire de la vanité de ses sujets, plus iné-
puisable que les mines. On lui a vu entreprendre ou soutenir de grandes guerres,
n’ayant d’autres fonds que des titres d’honneur à vendre4 ; et, par un prodige de
l’orgueil humain, ses troupes se trouvaient payées, ses places munies, et ses flottes
équipées. D’ailleurs, ce roi est un grand magicien : il exerce son empire sur l’esprit
même de ses sujets ; il les fait penser comme il veut. S’il n’a qu’un million d’écus
dans son trésor, et qu’il en ait besoin de deux, il n’a qu’à les persuader qu’un écu
en vaut deux5 ; et ils le croient. S’il a une guerre difficile à soutenir, et qu’il n’ait
point d’argent, il n’a qu’à leur mettre dans la tête qu’un morceau de papier est de
l’argent6 ; et ils en sont aussitôt convaincus. Il va même jusqu’à leur faire croire
qu’il les guérit de toutes sortes de maux, en les touchant, tant est grande la force et
la puissance qu’il a sur les esprits.
Ce que je dis de ce prince ne doit pas t’étonner : il y a un autre magicien plus fort que
lui, qui n’est pas moins maître de son esprit qu’il l’est lui-même de celui des autres.
Ce magicien s’appelle le pape : tantôt il lui fait croire que trois ne sont qu’un7 ; que
le pain qu’on mange n’est pas du pain, ou que le vin qu’on boit n’est pas du vin8, et
mille autres choses de cette espèce.
Et, pour le tenir toujours en haleine et ne point lui laisser perdre l’habitude de croire,
il lui donne de temps en temps, pour l’exercer, de certains articles de croyance. Il y a
deux ans qu’il lui envoya un grand écrit qu’il appela Constitution9, et voulut obliger,
sous de grandes peines, ce prince et ses sujets de croire tout ce qui y était contenu.
Il réussit à l’égard du prince, qui se soumit aussitôt, et donna l’exemple à ses su-
jets ; mais quelques-uns d’entre eux se révoltèrent, et dirent qu’ils ne voulaient rien
croire de tout ce qui était dans cet écrit. Ce sont les femmes qui ont été les motrices
de toute cette révolte qui divise toute la cour, tout le royaume et toutes les familles.
Cette constitution leur défend de lire un livre que tous les chrétiens disent avoir été
apporté du ciel : c’est proprement leur Alcoran10 (…) ».
De Paris, le 4 de la lune de Rebiab, 2, 1712 (Juin).
2
C Entraînement à l’écrit : la dissertation (1)
Voici un sujet de dissertation :
Quel est, selon vous, l’intérêt d’argumenter de façon indirecte, par exemple à l’aide
de récits imagés ?
Pour répondre à cette question, vous prendrez appui sur les textes de la séquence
et sur les textes argumentatifs que vous avez lus ou étudiés.
Vous aurez reconnu les trois étapes de la rédaction d’un discours que nous avons
vues dans le Chapitre 1 de cette séquence : l’inventio, la dispositio, et l’elocutio !
▶ Nous allons suivre ces trois étapes, pour élaborer progressivement une dis-
sertation rédigée.
Pour conclure
À retenir
Comme vous avez pu le voir au cours de ce chapitre, les philosophes des Lu-
mières ont eu recours à la satire pour critiquer le pouvoir. Si le Portrait en pied
de Louis XIV âgé de 63 ans en grand costume royal, par Hyacinthe Rigaud, fait
l’éloge du roi en montrant sa puissance, la lettre XXIV des Lettres persanes de
Montesquieu critique ouvertement les excès du pouvoir royal et du pouvoir
papal. L’utilisation du regard de l’étranger présente un double avantage : il
contourne la censure et rend compte avec une naïveté pleine d’humour des
différents dysfonctionnements des lieux et des sociétés qu’il découvre. L’ob-
jectif est de permettre au lecteur de réfléchir sur le monde qui l’entoure et de
développer son esprit critique.
La satire est une arme très efficace pour mettre en lumière les ridicules, les
défauts des hommes et les excès du politique et du religieux. Dans le cadre de
l’argumentation indirecte, elle provoque l’intérêt du lecteur en le faisant sou-
rire, c’est-à-dire en lui plaisant. Il est alors placé dans une position favorable
pour accepter la critique et réfléchir aux problèmes soulevés.
2
Chapitre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Objectifs d’apprentissage
Pour apprendre
A Une arme : la littérature polémique
Né à Paris en 1694 dans une famille de commerçants récemment enrichis, Fran-
çois-Marie Arouet fréquente tôt les salons parisiens. Son insolence et son indépen-
dance d’esprit lui valent d’être emprisonné deux fois à la Bastille. Dès sa sortie de
prison, il adopte le pseudonyme de Voltaire. Sous cette nouvelle identité, il va s’at-
tacher à dénoncer et à combattre l’intolérance et l’obscurantisme sous toutes ses
formes, entre autres par les Lettres philosophiques (1734), puis Zadig ou la Destinée
(1748) et Micromégas (1752), qui sont deux de ses contes philosophiques. La tragique
nouvelle d’un tremblement de terre à Lisbonne (1755), qui a fait vingt-cinq mille
l’optimisme morts, émeut profondément Voltaire ; elle le pousse à attaquer
les tenants de l’optimisme* dans son Poème sur le désastre de
L’optimisme est une philosophie appréciée
par certains philosophes des Lumières, et
Lisbonne (1756) et dans Candide (1759). Voltaire meurt en 1778.
qui fut élaborée par Leibniz en 1710 dans Le texte ci-dessous est extrait du conte philosophique Candide
ses Essais de théodicée. Leibniz part du (chapitre VI, texte intégral).
principe de la perfection et de la bonté Le jeune Candide, dont le nom reflète l’âme crédule et naïve, vit
divine. D’après lui, rien ne peut être aussi dans le « meilleur des mondes possibles » chez son oncle, le
parfait que Dieu, donc le monde n’est pas baron de Thunderten-Tronckh. Notre héros mène une existence
parfait, or, comme Dieu est bon, le monde heureuse dans cet univers idyllique. Tout bascule le jour des
qu’il a créé est forcément le meilleur pos- premiers ébats de Candide et de Cunégonde, la fille du baron
sible. Cette théorie a ensuite été simpli- dont est amoureux Candide. La réaction du baron est brutale :
fiée et critiquée par Voltaire dans Candide Candide est banni et chassé de cet Éden. Il se retrouve dans
(dont le titre complet est d’ailleurs Candide
« le vaste monde », le monde réel, et connaît de nombreuses
ou l’Optimisme).
aventures, accompagné de Pangloss. Au large de Lisbonne,
leur navire subit une horrible tempête, dont Candide et Pan-
gloss réchappent par miracle. Dès leur arrivée à Lisbonne se produit un épouvantable
tremblement de terre. Candide et Pangloss participent aux opérations de sauvetage,
mais nos deux héros sont arrêtés pour propos subversifs2 et déférés à l’Inquisition.
2. subversifs : signifie « qui renverse, détruit l’ordre établi, qui est susceptible de menacer les valeurs reçues ». Les critiques faites
par les écrivains des Lumières à l’encontre du régime politique ou de l’Église seront très souvent perçues comme subversives.
2
« Comment on fit un bel auto-da-fé pour empêcher les tremblements de
Enr. 9
terre, et comment Candide fut fessé »
Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts de Lisbonne, les
sages du pays n’avaient pas trouvé un moyen plus efficace pour prévenir une ruine
totale que de donner au peuple un bel auto-da-fé1 ; il était décidé par l’université
de Coïmbre2 que le spectacle de quelques personnes brûlées à petit feu, en grande
cérémonie, est un secret infaillible pour empêcher la terre de trembler. On avait
en conséquence saisi un Biscayen convaincu d’avoir épousé sa commère3, et deux
Portugais qui en mangeant un poulet en avaient arraché le lard4 : on vint lier après
le dîner le docteur Pangloss et son disciple Candide, l’un pour avoir parlé5, et l’autre
pour avoir écouté avec un air d’approbation : tous deux furent menés séparément
dans des appartements d’une extrême fraîcheur, dans lesquels on n’était jamais in-
commodé du soleil ; huit jours après ils furent tous deux revêtus d’un san-benito, et
on orna leurs têtes de mitres de papier : la mitre et le san-benito6 de Candide étaient
peints de flammes renversées et de diables qui n’avaient ni queues ni griffes ; mais
les diables de Pangloss portaient griffes et queues, et les flammes étaient droites.
Ils marchèrent en procession ainsi vêtus, et entendirent un sermon très pathétique,
suivi d’une belle musique en faux-bourdon. Candide fut fessé en cadence, pendant
qu’on chantait ; le Biscayen et les deux hommes qui n’avaient point voulu manger
de lard furent brûlés, et Pangloss fut pendu, quoique ce ne soit pas la coutume.
Le même jour la terre trembla de nouveau avec un fracas épouvantable. Candide,
épouvanté, interdit, éperdu, tout sanglant, tout palpitant, se disait à lui-même : « Si
c’est ici le meilleur des mondes possibles, que sont donc les autres ? Passe encore
si je n’étais que fessé, je l’ai été chez les Bulgares. Mais, ô mon cher Pangloss ! le
plus grand des philosophes, faut-il vous avoir vu pendre sans que je sache pour-
quoi ! Ô mon cher anabaptiste, le meilleur des hommes, faut-il que vous ayez été
noyé dans le port ! Ô Mlle Cunégonde ! la perle des filles, faut-il qu’on vous ait fendu
le ventre ! ». Il s’en retournait, se soutenant à peine, prêché, fessé, absous et béni,
lorsqu’une vieille l’aborda et lui dit : « Mon fils, prenez courage, suivez-moi ».
Voltaire, Candide ou l’Optimisme, chapitre VI
1. auto-da-fé : le terme « auto-da-fé » (littéralement « acte de foi ») désignait à la fois la proclamation d’un
jugement prononcé par l’Inquisition et le châtiment qui lui faisait suite, le plus souvent la mort par le feu.
2. Coïmbre : ville du Portugal ; l’Université avait été fondée en 1307.
3. commère : l’Église catholique interdisait le mariage entre le parrain et la marraine (la commère) du
même enfant baptisé.
4. lard : la religion juive prescrit qu’on s’abstienne de manger du porc.
5. parlé : l’optimisme de Pangloss l’avait rendu suspect aux yeux de l’Inquisition, parce qu’il semblait
nier le dogme du péché originel.
6. san-benito : casaque jaune qui faisait partie des signes infâmants dont on affublait les condamnés.
2
suicide afin de préserver l’honneur familial. Mais la rumeur publique l’accuse d’avoir
assassiné son fils parce que ce dernier voulait se convertir au catholicisme. Jean Calas
et sa famille sont jetés en prison. Le Parlement de Toulouse condamne Jean Calas à
subir la question3 ordinaire et extraordinaire, à être rompu vif et jeté dans un bûcher.
Le malheureux est exécuté le 10 mars 1762. Convaincu de l’erreur judiciaire, Vol-
taire dénonce les travers de l’organisation judiciaire, et publie son célèbre Traité sur
la tolérance à l’occasion de la mort de Jean Calas (décembre 1763). Le 4 juin 1764, le
Conseil du Roi casse les jugements prononcés contre les Calas. Le 9 mars 1765, le
Parlement de Paris réhabilite Jean Calas et restitue ses biens à sa famille.
Ce n’est donc plus aux hommes que je m’adresse ; c’est à toi, Dieu de tous les êtres,
de tous les mondes et de tous les temps : s’il est permis à de faibles créatures per-
dues dans l’immensité, et imperceptibles au reste de l’univers, d’oser te demander
quelque chose, à toi qui as tout donné, à toi dont les décrets sont immuables comme
éternels, daigne regarder en pitié les erreurs attachées à notre nature ; que ces er-
reurs ne fassent point nos calamités. Tu ne nous as point donné un cœur pour nous
haïr, et des mains pour nous égorger ; fais que nous nous aidions mutuellement
à supporter le fardeau d’une vie pénible et passagère ; que les petites différences
entre les vêtements qui couvrent nos débiles1 corps, entre tous nos langages in-
suffisants, entre tous nos usages ridicules, entre toutes nos lois imparfaites, entre
toutes nos opinions insensées, entre toutes nos conditions si disproportionnées à
nos yeux, et si égales devant toi ; que toutes ces petites nuances qui distinguent les
atomes appelés hommes ne soient pas des signaux de haine et de persécution ; que
ceux qui allument des cierges en plein midi pour te célébrer supportent ceux qui se
contentent de la lumière de ton soleil ; que ceux qui couvrent leur robe d’une toile
blanche pour dire qu’il faut t’aimer ne détestent pas ceux qui disent la même chose
sous un manteau de laine noire ; qu’il soit égal de t’adorer dans un jargon formé
d’une ancienne langue2, ou dans un jargon plus nouveau ; que ceux dont l’habit est
teint en rouge ou en violet3, qui dominent sur une petite parcelle d’un petit tas de
la boue de ce monde, et qui possèdent quelques fragments arrondis d’un certain
métal4, jouissent sans orgueil de ce qu’ils appellent grandeur et richesse, et que les
autres les voient sans envie : car tu sais qu’il n’y a dans ces vanités ni de quoi envier,
ni de quoi s’enorgueillir.
Puissent tous les hommes se souvenir qu’ils sont frères ! Qu’ils aient en horreur la
tyrannie exercée sur les âmes, comme ils ont en exécration5 le brigandage qui ravit
par la force le fruit du travail et de l’industrie paisible ! Si les fléaux de la guerre
sont inévitables, ne nous haïssons pas les uns les autres dans le sein de la paix, et
employons l’instant de notre existence à bénir également en mille langages divers,
depuis Siam6 jusqu’à la Californie, ta bonté qui nous a donné cet instant.
Voltaire, « Prière à Dieu », Traité sur la tolérance, chapitre XXIII (texte intégral)
1. débiles : faibles.
2. ancienne langue : le latin, langue du catholicisme, par opposition aux langues nationales utilisées
dans d’autres religions.
3. violet : le rouge est la couleur des cardinaux ; le violet, celle des évêques.
4. métal : il s’agit des pièces d’or.
5. exécration : haine.
6. Siam : actuelle Thaïlande.
3. la question : la question était un supplice légal pratiqué avant la Révolution pour obtenir des aveux ou des informations.
2
Effectuez les activités n° 4 et n° 5 qui vous permettront de réali-
ser une lecture analytique de ce texte de Voltaire.
Pour la réaliser, il vous faudra vous appuyer sur la Fiche méthode : Les registres
satirique, polémique et oratoire.
C Lecture cursive :
Voltaire et l’affaire du chevalier de La Barre
En 1763, Voltaire, convaincu de l’innocence de Jean Calas (exécuté en mars 1762),
publie le Traité sur la tolérance, contre l’intolérance religieuse. Son combat aboutit à
la révision du procès et à la réhabilitation de Jean Calas. Il mobilise de nouveau son
énergie dans d’autres affaires (affaire Lally, affaire Sirven) pour dénoncer l’injus-
tice, notamment celle dont fut victime, à Abbeville, en 1765, le jeune chevalier de La
Barre, accusé sans preuves d’avoir profané un crucifix sur un pont et, au terme d’un
procès qui fut l’occasion d’un règlement de comptes, fut torturé, décapité et brûlé.
Comme on avait découvert parmi les livres dont il disposait chez lui le Dictionnaire
philosophique de Voltaire, ce qui le mettait en cause, il prit fait et cause pour le cheva-
lier de La Barre. C’est l’une des causes célèbres où s’illustra Voltaire comme d’autres
philosophes des Lumières pour lutter contre l’arbitraire de la justice à son époque.
Pour conclure
À retenir
Comme vous avez pu le voir au cours de ce chapitre, les philosophes des Lumières ont utilisé la
littérature comme une arme pour lutter contre l’obscurantisme. Dans le chapitre VI de Candide,
Voltaire dénonce le dogmatisme de l’Église en ridiculisant un auto-da-fé cruel et absurde. Il pour-
suit sa lutte contre le fanatisme dans son Traité sur la tolérance qu’il publie à l’occasion de la mort
de Jean Calas afin de réparer l’erreur judiciaire dont il a fait l’objet. Ce texte est aussi l’occasion
pour Voltaire de définir sa propre religion qu’est le déisme : religion non dogmatique, non méta-
physique, fondé sur des valeurs morales. Voltaire n’hésite pas à s’impliquer dans une autre affaire
tristement célèbre, marquée par l’injustice, la cruauté et le fanatisme : l’affaire du chevalier de La
Barre. Chacun des textes vus utilise un ou plusieurs des registres suivants : satirique, polémique
ou oratoire, dans une argumentation indirecte (Candide) ou directe (Traité sur la tolérance, lettres
concernant l’affaire du chevalier de La Barre) efficace pour persuader son destinataire.
2
Fiche méthode
2. Le registre polémique
Le registre polémique renvoie à l’af-
Exemple
frontement des idées à travers un
« Je hais les sots qui font les dédaigneux, les impuissants débat plus ou moins violent : de fait,
qui crient que notre art et notre littérature meurent de l’étymologie grecque du mot est « la
leur belle mort. Ce sont les cerveaux les plus vides, les guerre », polemos. Il s’agit dans ce re-
cœurs les plus secs, les gens enterrés dans le passé, qui gistre d’attaquer un comportement so-
feuillettent avec mépris les œuvres vivantes et tout enfié- cial, un mode de vie, les mœurs de ses
vrées de notre âge, et les déclarent nulles et étroites. » contemporains, les défauts et ridicules
Zola, Mes haines. d’une époque, d’une institution, d’une
œuvre, d’une personne… Il est donc
étroitement lié au discours argumenta-
tif, et cherche plus à persuader qu’à convaincre. La notion de ton est essentielle
dans ce registre : une argumentation calme et mesurée ne sera jamais assimilable
à une polémique, qui suppose donc un ton passionné ou véhément. Souvent utilisé
par les philosophes des Lumières, elle est aussi fréquemment employée dans la
littérature engagée. C’est le registre du pamphlet, des essais, des lettres ouvertes.
2
nir par le souci de persuader plus que de convaincre, sûr de faire partager l’émotion
– colère, indignation, pitié – par certaines ressources rhétoriques : les invocations,
les rythmes ternaires, les images saisissantes, l’ampleur de la phrase, le choix
d’images évocatrices, la prise à partie de l’auditoire (apostrophes, exclamations,
questions rhétoriques…). C’est le registre du plaidoyer, du réquisitoire, ou de l’oraison.
Chapitre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
À retenir
Cette séquence sur l’évolution de la critique sociale du XVIIe siècle au
XVIIIe siècle vous a permis de voir que les différents auteurs optent plus pour
une attaque indirecte pour susciter l’adhésion de leur lecteur. En effet, il
s’agit avant tout d’être éloquent, de retenir l’attention du lecteur en lui plai-
sant (chapitre 2). C’est ce que font les Fables de La Fontaine en mettant en
scène des personnages atypiques dans des récits brefs en vers qui illustrent
une morale. Tout comme lui, La Bruyère critique les vices et les défauts de
ses contemporains en mêlant plaisir et leçon morale dans une forme brève :
le portrait satirique. L’argumentation évite ainsi l’ennui d’un long traité et est
plus frappante à l’esprit du lecteur (chapitre 3). Ainsi la satire présente dans
les Fables de La Fontaine, dans les portraits de La Bruyère, dans Le Tartuffe de
Molière, à travers le regard naïf de l’étranger Rica dans Les Lettres persanes de
Montesquieu (chapitre 3 et 4) ou dans un conte philosophique comme Candide
de Voltaire (chapitre 5) permet de dénoncer efficacement un vice, les défauts
d’une société ou d’une institution par l’humour.
Vous avez vu aussi que les philosophes des Lumières ont mené différents
combats à l’aide de la littérature (arme efficace s’il en est, puisque leurs textes
ont conduit à un réveil des esprits et à la Révolution Française) contre les
excès du pouvoir royal et papal (Montesquieu, Les Lettres persanes), contre
l’obscurantisme, le dogmatisme religieux, le fanatisme et l’intolérance (Vol-
taire, Candide, Traité sur la tolérance, Dictionnaire Philosophique) et contre les
injustices flagrantes dont ont été victimes Jean Calas et le chevalier de La
Barre notamment au nom de la religion (chapitre 4).
Vous avez surtout vu qu’un texte argumentatif efficace se doit d’être éloquent,
que son auteur doit prendre le temps de bien le préparer pour intéresser son
destinataire tout en lui plaisant par un choix judicieux de la forme, du plan et
des mots qui composeront son texte. À vous de faire de même dans vos dis-
sertations !
2
Approfondissement et soutien
Si vous voulez aller plus loin, rendez-vous sur cned.fr les activités
n° 2 et n° 3. Elles vont vous permettre d’approfondir votre connais-
sance de Montesquieu et de Voltaire.
Séquence 3
Le Colonel Chabert :
les hommes et l’argent
Chapitre 1 Pour débuter votre séquence ................................................................................ 83
3 Objectifs
3
Chapitre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
3
Propositions de lecture
Afin de mieux connaître l’œuvre de Balzac, voici une liste d’ouvrages qui font
partie de La Comédie humaine.
3
Chapitre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Texte et contextes
Objectifs d’apprentissage
Pour apprendre
Dans cette biographie, nous allons mettre en valeur les liens entre la vie de l’écri-
vain et ce roman, ainsi que la place du Colonel Chabert dans son œuvre.
A Biographie de Balzac
1. Une enfance triste et une jeunesse ennuyeuse
Honoré de Balzac est né le 20 mai 1799, à Tours. Son père était beau-
coup plus âgé que sa mère, qui n’avait que vingt ans et qui s’est peu
occupée de lui. Il passe ses premières années à Saint-Cyr-sur-Loire,
chez une nourrice. À l’âge de huit ans, il est pensionnaire à Vendôme.
Il vit très mal cette période ayant l’impression d’être abandonné par sa
mère et, pour se consoler, il lit jour et nuit. À quinze ans, il déménage
pour Paris avec toute sa famille.
Après son bac, poussé par ses parents, il suit des études de droit qui
l’ennuient. C’est en travaillant comme clerc dans deux études pa-
risiennes (Guillonnet-Merville) qu’il découvre l’univers de la « chi-
cane »1. Il ne se trouvait pas à l’aise dans ce monde, mais ce milieu
a été un excellent terrain d’observation et son expérience transparaît
dans plusieurs de ses romans, dont Le Colonel Chabert, qui débute dans
une étude d’avoué. Le nom de Merville fait, d’ailleurs, fortement pen-
ser à celui de Derville. En connaisseur, il utilise le jargon des études
© akg-images parisiennes et en recrée l’atmosphère.
1. chicane : difficulté que l’on soulève dans un procès sur un point mineur de droit, pour embrouiller l’affaire.
3
2. Des débuts littéraires difficiles
Désireux depuis longtemps de se consacrer à la littérature, il obtient finalement
de ses parents l’autorisation de quitter le monde de la justice. En 1819, il loue une
mansarde, dans le quatrième arrondissement de Paris et suit des cours de philoso-
phie à la Sorbonne. Sa tragédie en vers, Cromwell, parue en 1820, est un échec et il
décide alors de s’essayer au genre romanesque. Il utilise des pseudonymes jusqu’à
la parution du roman Les Chouans, en 1829. En 1822, il devient l’amant de madame
de Berny qui est beaucoup plus âgée que lui. Son aide financière lui permet d’ache-
ter une petite imprimerie : il exerce ainsi les métiers d’éditeur, d’imprimeur et de
fondeur de caractères entre 1825 et 1827. Toutefois, il n’a pas le sens des affaires
et fait rapidement faillite. C’est à ce moment-là qu’il commence à se tuer au tra-
vail pour rembourser ses dettes, qui le poursuivront toute sa vie. Sa maison de
la rue Raynouard, à Paris, avait une porte de sortie à l’arrière, pour lui permettre
d’échapper à ses créanciers, dit-on. Le manque d’argent l’a préoccupé toute sa
vie et il a été d’autant plus sensible à la place prépondérante qu’il occupait dans la
société où il vivait. Attiré par le luxe, il mène une existence de dandy2, qui lui fait
dépenser plus qu’il ne gagne. Devenu peu à peu un auteur à la mode, il fréquente
la haute société parisienne, aussi bien les aristocrates que les grands bourgeois
des affaires. Il y rencontre aussi des anciens officiers de Napoléon, qui lui ra-
content des anecdotes qu’il exploite dans ses romans. Il possède un petit carnet
dans lequel il prend sans cesse des notes.
3. La Comédie humaine
La Physiologie du mariage, œuvre parue en 1830, est son premier succès ; il est enfin
accueilli non seulement par les éditeurs, journalistes et artistes de son temps mais
encore par la haute société. Il se consacre alors entièrement à ses romans, qu’il pu-
blie en feuilletons pour la plupart. La Peau de chagrin (1831) confirme son succès. Ce
roman fantastique et philosophique plaît. C’est à cette même époque qu’il entreprend
une longue correspondance avec une admiratrice polonaise, madame Hanska.
Ses nombreux romans sont le reflet de ses grandes préoccupations, qu’elles
soient historiques : Les Chouans (1829), philosophiques : La Peau de chagrin (1831),
sociales : Le médecin de campagne en (1833), scientifiques : La recherche de l’absolu
(1834), ou mystiques : Séraphita (1832). Il se consacre aussi à l’étude réaliste de
« scènes de la vie privée » où il peint des types humains et les mœurs de son temps
avec ses œuvres les plus célèbres comme Eugénie Grandet et Le Père Goriot (1835),
Le lys dans la vallée (1836), Les illusions perdues (1837) ou Le curé de village (1841).
En 1842, il pense réunir tous ses romans sous le titre de Comédie humaine, en
référence à l’œuvre de Dante Alighieri, La Divine Comédie, qui raconte le voyage
spirituel de l’auteur en Enfer, au Ciel et au Purgatoire, guidé par le poète latin, Vir-
gile. Mais ici, il ne s’agit pas de l’au-delà mais de la réalité de la société du début du
siècle. Balzac veut étudier la nature humaine et ses mœurs, dans son ensemble ;
toutes les catégories humaines et sociales y figurent : hommes et femmes, pro-
vinciaux et parisiens, paysans, bourgeois et aristocrates, hommes de justice et mi-
litaires, médecins et banquiers, repris de justice et prostituées. En 1842, il érige en
principe l’idée suivante : « il existera de tout temps des espèces sociales comme il
existe des espèces zoologiques ». Cette œuvre immense qu’il intitule La Comédie
humaine a pour but d’être une grande fresque réaliste de son temps. Il se flatte de
« faire (ainsi) concurrence à l’État Civil ». Cette œuvre est divisée en trois parties :
Études philosophiques, Études analytiques, Études de mœurs. Celles-ci sont elles-
mêmes divisées en six parties : Scènes de la vie privée, Scènes de la vie parisienne,
scènes de la vie de province, Scènes de la vie politique, Scènes de la vie militaire, Scènes
de la vie de campagne.
2. dandy : homme qui se pique d’une suprême élégance dans sa mise et ses manières (Définition du Robert).
3
Balzac veut comprendre et décrire tous les rouages de la société qui se révèle
fondée sur l’argent, l’énergie vitale, la volonté, les passions.
Avant ce grand rassemblement qui voulait « faire concurrence à l’état civil », Balzac
avait déjà eu l’idée de faire resurgir ses personnages d’un roman à l’autre. C’est
ainsi que l’on peut rencontrer Eugène de Rastignac, Vautrin ou les filles du père
Goriot dans Le Père Goriot, Illusions perdues, Splendeurs et misères des courtisanes.
Le personnage de Derville apparaît dans Gobseck (1830), César Birotteau (1837), Une
ténébreuse affaire (1841), Le Père Goriot (1935), Splendeurs et misères des courti-
sanes (1838-1844).
3
B Contexte historique et culturel de la vie de Balzac
3
C Deux mouvements littéraires importants au
XIXe siècle
Comme nous le voyons dans le tableau chronologique du point précédent, Balzac a
vécu et écrit en même temps que les grands auteurs romantiques français, comme
Victor Hugo, Alfred de Vigny ou Alfred de Musset. De plus, l’étude du Colonel Chabert
montre à quel point la nostalgie de l’épopée napoléonienne imprègne son œuvre. Le
colonel Chabert a une vision romantique du monde, qui ne correspond plus à son
époque. Or, nous l’avons vu dans la première séquence, Balzac est pourtant consi-
Stendhal déré, avec Stendhal*, comme un des premiers auteurs réalistes.
(1783-1842)
est un écrivain
français, auteur 1. Balzac et les romantiques
entre autres de
Lucien Leuwen, Au XIXe siècle, la France connaît un très grand nombre de changements de ré-
Le Rouge et gimes, souvent précédés d’un coup d’état ou d’une révolution. C’est une période
le Noir, La particulièrement troublée sur le plan politique (neuf régimes politiques différents
Chartreuse de entre 1789 et 1890). Ce trouble se manifeste dans la littérature et les autres arts. La
Parme. Dans ces littérature, comme tous les arts, suit en effet le cours de l’Histoire et son évolution
romans, l’auteur est influencée par le contexte historique et social dans lequel elle est née.
analyse avec
un grand souci Balzac, comme tous les grands artistes de la première moitié du XIXe siècle, est
de réel et de atteint du « mal du siècle » romantique dont l’une des grandes caractéristiques
vraisemblance la est la nostalgie d’un temps révolu, marqué par l’épopée napoléonienne. L’un des
psychologie des écrivains qui a sans doute le mieux montré ce qu’a ressenti toute une génération
personnages. Ils est Musset dans son roman autobiographique, La Confession d’un enfant du siècle,
sont aussi une paru en 1836. On y trouve le portrait de la première génération romantique, jeunes
critique de la gens fascinés par le souvenir de l’épopée napoléonienne. Celle-ci a bercé leur en-
société matéria-
fance de rêves exaltants de gloire.
liste et libérale
du début du Balzac a seize ans l’année de la bataille de Waterloo (1815) et cette défaite retentis-
XIXe siècle. sante est pour lui un désastre personnel. Il fait partie de ces jeunes gens, pleins
d’ardeur et d’idéaux, qui, pendant la période de la Restauration, ne se recon-
naissent pas dans ce monde nouveau. Ils jugent étriquées ces valeurs de l’autre
siècle. Ils ont l’impression d’être nés trop tôt ou trop tard et se sentent désœuvrés
et inutiles. Le présent les ennuie et les dégoûte.
La Restauration qui correspond à une période de transition est marquée par le re-
tour d’un ancien régime usé et moribond et par l’avènement d’une nouvelle so-
ciété ; celle-ci est caractérisée par la montée de la bourgeoisie qui a pris le pou-
voir économique. La recherche du profit et l’argent sont devenus les nouvelles
valeurs. C’est ce monde dominé par la cupidité que décrit Balzac dans La Comé-
die humaine, et Zola, plus tard, dans Les Rougon-Macquart. La génération des au-
teurs réalistes et naturalistes naît ainsi dans un monde où toutes les convictions se
trouvent ébranlées. Les pouvoirs traditionnels se sont effondrés, la religion, remise
en cause lors de la Révolution, n’est plus universellement reconnue comme une vé-
rité. Le statut de l’écrivain, lui aussi, a changé depuis l’époque classique, puisque la
littérature est devenue un gagne-pain soumis comme un autre aux lois du mar-
ché ; d’où ces romans qui paraissent en feuilletons pour permettre à leurs auteurs
de gagner leur vie.
3
telle qu’elle est. Il y a, dans cette nouvelle conception de la littérature, le début d’un
refus de l’idéalisme romantique.
Les écrivains ne sont plus des rêveurs, mais des observateurs. Cette attention
particulière au réel, ce souci de la description minutieuse d’une société et d’une
époque font de Balzac le précurseur du mouvement réaliste, qui sera développé
dans la deuxième partie du XIXe siècle et donnera naissance à un autre mouvement
qui en est le prolongement : le naturalisme.
Le roman réaliste et naturaliste cherche à épouser le plus possible la réali-
té. Maupassant écrit dans sa Préface de Pierre et Jean (1887) : « Le romancier
[...] qui prétend nous donner une image exacte de la vie, doit éviter avec soin tout
enchaînement d’événements qui paraîtrait exceptionnel. Son but n’est point de nous
raconter une histoire, de nous amuser ou de nous attendrir, mais de nous forcer à
penser, à comprendre le sens profond et caché des événements ».
La description romanesque
Dans le roman réaliste, les descriptions ont une fonction précise et ne sont jamais
de l’ordre du « décoratif ». Elles ancrent l’histoire dans une réalité précise : « Créer
l’atmosphère d’un roman, faire sentir le milieu où s’agitèrent les êtres, c’est rendre
possible la vie du livre » (Maupassant, Chroniques, « Romans », article paru dans Gil
Blas du 26 avril 1882). Les lieux décrits sont réels et décrits avec une telle préci-
sion que le lecteur contemporain peut aisément les reconnaître. Dans Le Colonel
Chabert, les descriptions de l’étude, du quartier et du logis du colonel obéissent à
cette volonté de vraisemblance romanesque.
3
Pour conclure
À retenir
Honoré de Balzac est né en 1799 et mort en 1850. Après des études de droit, il
se consacre à la littérature mais investit parallèlement dans une imprimerie,
découvrant ainsi le métier d’éditeur. Il fait faillite et connaît de grosses diffi-
cultés financières que seule l’écriture de romans-feuilletons (publiés dans les
journaux) permettra de contenir : il écrit donc énormément et s’épuise à cette
tâche, tout en menant une existence de dandy et en fréquentant la grande
bourgeoisie et l’aristocratie parisiennes. Petit à petit, il élabore un immense
projet, celui de réunir tous ses textes dans un ensemble, La Comédie humaine,
dont l’objectif serait d’embrasser tous les aspects de la société contempo-
raine. Ainsi, les personnages balzaciens prétendent « faire concurrence à
l’État civil » et doivent représenter les principaux types humains et sociaux,
tout comme on dresse la liste des espèces zoologiques. À terme, Balzac es-
père comprendre et décrire tous les rouages de la société, fondée sur l’éner-
gie vitale, l’argent, la volonté et les passions.
Le Colonel Chabert est la forme définitive d’un texte d’abord publié en 1832 puis
remanié et inséré dans la partie « Scènes de la vie privée » : ce roman s’inspire
des anciens officiers de Napoléon oubliés par la Restauration, après avoir été
des héros sur les champs de bataille.
Balzac ne se revendique d’aucun mouvement littéraire, mais se nourrit du
romantisme autant qu’il annonce ce que sera le réalisme. Il cherche à rendre
dans ses textes une réalité « plus vraie que nature » : c’est toute la société
de son époque qui revit. Il attache une grande importance aux descriptions, au
langage de ses personnages (révélateur d’une catégorie sociale propre) et se
nourrit de ses expériences autant que de ses observations.
3
Chapitre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Objectifs d’apprentissage
Pour apprendre
A Étude du titre
Comme nous l’avons vu dans la genèse de l’œuvre, Balzac a proposé deux autres
titres avant celui du Colonel Chabert. Une telle hésitation montre une progression
dans la conception de l’œuvre, le choix de ces titres révélant l’importance accordée
à tel ou tel aspect de l’œuvre. Le Premier, La Transaction, met l’accent sur l’intrigue
judiciaire, le second, La Comtesse à deux maris, sur le personnage de la comtesse,
le troisième fait du colonel le personnage central, et de sa triste vie le drame es-
sentiel du roman.
3
Rendez-vous sur cned.fr ou dans votre fascicule d’exercices
pour effectuer les activités n° 3 et n° 4.
3
Corse. Mais Colomba reste aux yeux du lecteur mystérieuse et fascinante. Le Colo-
nel Chabert, sans s’éparpiller dans des intrigues secondaires, dresse un tableau de
la société parisienne de la Restauration, décrit longuement certains lieux, comme
celui où vit le colonel ou l’étude de Derville.
Ainsi, la question n’est pas résolue. Mais, malgré toutes ces difficultés et ces ambi-
guïtés, nous avons choisi d’utiliser le terme de « roman » pour analyser Le colonel
Chabert.
Pour conclure
À retenir
Le Colonel Chabert a d’abord été intitulé « La transaction » ; l’accent était ain-
si mis sur l’aspect juridique de l’affaire, forçant Chabert à accepter un com-
promis. Or, comme le colonel finit par abandonner toutes ses revendications,
la transaction n’a plus lieu d’être. Balzac intitule alors l’œuvre « La comtesse
à deux maris », mettant en avant l’impasse juridique dans laquelle se trouve
la veuve Chabert en contractant ce second mariage. Le titre définitif retenu
par Balzac, Le Colonel Chabert, met ce personnage et sa quête au centre du
récit : paradoxalement, le titre évoque ce à quoi le héros finit par renoncer, son
identité.
Court roman ou nouvelle, ce livre s’étend sur la période de 1780 à 1840, mais
comporte une longue ellipse : une vingtaine d’années sont passées sous si-
lence avant la mort de Chabert. L’essentiel du récit se passe sous la Restaura-
tion et oppose cette société nouvelle à l’ancienne société de l’Empire à laquelle
le colonel appartient. L’auteur utilise le récit enchâssé (sorte de récit dans le
récit) et les analepses (retours en arrière) : par exemple, il donne la parole à
Chabert qui raconte lui-même son histoire.
Le narrateur joue avec les registres pathétique, tragique, fantastique et co-
mique, tout en théâtralisant certaines scènes : Balzac considère en effet que
le roman est un genre propre à englober toute la littérature.
3
Fiche méthode
Origine du genre
La nouvelle est un genre ancien, pratiqué en Chine dès le IXe siècle. En Europe, sa
vogue semble avoir commencé aux XIIe et XIIIe siècles. Le premier recueil français,
Les Cent Nouvelles (entre 1456 et 1467) s’inspire du Décaméron (1350-1355) de l’Ita-
lien Boccace. Les faits sont présentés comme réels et récents ; les anecdotes sont
amusantes, grivoises, et la nouvelle est contée par un narrateur, d’où un style oral.
Par la suite, au modèle italien se substitue un modèle Français : Les Nouvelles
exemplaires (1613) de Cervantès. Les nouvelles deviennent plus longues, le do-
maine psychologique est approfondi et le récit revêt des significations multiples
avec plusieurs niveaux de lecture possibles.
Évolution du genre
La nouvelle moderne est née avec la grande presse au XIXe siècle. Le journal a
imposé une longueur au texte : par exemple Kipling (1865-1936) disposait d’une
colonne un quart dans la Civil and Military Gazette. Le journal a aussi influé sur le
contenu même des nouvelles : l’écrivain a souvent été soucieux de ne pas déplaire
aux lecteurs du journal, il a suivi des modes.
Au XIXe siècle
Au XIXe siècle, on distingue deux grandes orientations :
▶ la nouvelle réaliste,
▶ la nouvelle fantastique qui arrive en France sous l’influence de la littérature
russe (Pouchkine, Gogol, Tourgueniev) et des Histoires extraordinaires de Poe
traduites en 1840 par Baudelaire.
Il n’est pas rare qu’un même écrivain pratique les deux genres, comme par exemple
Mérimée ou Maupassant. De plus, beaucoup de nouvelles sont difficiles à classer
car elles sont aux limites du vraisemblable, par exemple Les Diaboliques de Barbey
d’Aurevilly (1808-1889). Il s’ensuit qu’au XIXe siècle, il n’existe pas une distinction
nette entre « conte » et « nouvelle », d’autant qu’il y a toujours un narrateur : Mau-
3
passant parle indifféremment de « conte » ou « nouvelle » (Contes de la Bécasse,
1883). Au XXe siècle, ce sont les écrivains anglo-saxons qui ont dominé la nouvelle
(John Steinbeck, Ernest Hemingway, William Faulkner, etc.). Signalons aussi, plus
proches de nous, l’Italien Dino Buzzati et l’Argentin Jorge Luis Borges (1899-1986).
Chapitre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Objectifs d’apprentissage
Antoine-Jean Gros,
Napoléon 1er sur le
champ de bataille d’Eylau
© RMN/Daniel Arnaudet.
Charles Meynier,
Napoléon 1er visitant
le champ de bataille au
lendemain de la bataille
d’Eylau, le 9 février 1807.
Châteaux de versailles
et de Trianon.
© RMN-Grand Palais/
Gérard Blot/
Jean Schorman.
Pour apprendre
3
C Les lieux de l’échec
3
Pour conclure
À retenir
Dans les romans balzaciens, les lieux ne sont pas un simple décor : l’espace
décrit et reflète ce que sont et ce que vivent les personnages. Les lieux sont
donc en correspondance avec les personnages.
C’est d’abord l’errance qui marque la vie du colonel après la bataille d’Eylau :
chaque lieu traversé est marqué par la souffrance, entre hôpitaux et paille
d’une auberge. Il ne parcourt plus le monde pour le conquérir, mais pour se
reconquérir et cette fois, il échoue.
Les lieux parisiens contribuent à exclure Chabert : il ne reconnaît plus une
ville qui a changé. Les grands travaux de la Restauration ont supprimé des
rues, modifié des noms et ajouté des chaussées. Les modifications urbaines
sont le reflet des transformations sociales qui ont eu lieu en l’absence de
Chabert : il n’a donc plus sa place dans ce nouveau Paris. Le faubourg Saint
Marceau, traditionnellement appelé « terre des morts », est à l’image du colo-
nel qui s’y installe. Ce quartier s’oppose au faubourg Saint Germain, symbole
de réussite sociale où réside la comtesse Ferraud. L’étude de l’avoué Derville
est présentée comme un lieu de vie, d’observation et de justice. Mais, la saleté
qui domine cet espace annonce déjà la souillure morale que subira Chabert.
L’échec sera consommé à Groslay : c’est un véritable théâtre, fascinant et ar-
tificiel où Chabert réalise, derrière le décor et les masques, qu’il est au centre
d’une vaste farce.
Les derniers lieux sont à l’image de la déchéance du héros : l’antichambre
du greffe est comparée à un égout, comme un prolongement de l’étude de
l’avoué. Enfin, l’Hospice de la Vieillesse qui accueille les derniers jours de Cha-
bert fait écho à l’hôpital de sa naissance : parti de rien, il retourne au néant.
3
Chapitre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Objectifs d’apprentissage
3
Pour apprendre
3
D Le colonel Chabert : l’homme d’un passé révolu
Le Colonel Chabert est l’étrange histoire du retour d’un homme qu’on a cru mort et
dont le nom figure sur la liste des morts de la bataille d’Eylau. Ce qui peut paraître
étonnant et peut troubler d’emblée le lecteur est l’ambiguïté dans laquelle s’ins-
crit aussitôt le personnage : d’un côté, il a l’aspect d’un revenant, d’un mort vivant,
d’un autre côté, les gens qui l’entourent, ne croyant pas aux fantômes, se moquent
de lui quand il dit être Chabert, « le colonel mort à Eylau ». Son but est d’obtenir
l’annulation de son acte de décès, de revenir parmi les vivants, de se faire accepter
par eux. Mais le colonel, héros des guerres napoléoniennes, appartient désormais
réellement au monde des morts ; et son épouse, à l’image de la nouvelle société
cupide et corrompue qu’elle incarne, va tout entreprendre pour le faire retourner
dans ce tombeau duquel il a miraculeusement réchappé.
3
Pour conclure
À retenir
La quête qui occupe Chabert est celle de son identité : donné pour mort à Ey-
lau, il doit reconquérir son existence et se réapproprier son nom.
À l’origine, Chabert n’a ni nom, ni famille : enfant trouvé, il se donne pour père
symbolique Napoléon Ier, se nomme « Chabert, comte d’Empire » et reven-
dique le grade de général. Son rôle dans les armées napoléoniennes lui donne
identité et fierté. Or, le lecteur voit d’abord Chabert par les yeux des clercs, qui
le croient fou et qui doutent de son identité, voire de son existence. Passé pour
mort, Chabert ne semble plus avoir droit de cité. La folie dont on le soupçonne
le rend étranger aux autres et à lui-même : il finit par douter de sa propre
identité. La fosse d’Eylau devient sa mère symbolique et l’exclut du monde
des vivants. En outre, sa femme, comme sa propre mère, l’abandonne et veut
le voir disparaître.
Par deux fois, l’existence lui est refusée : à Eylau, puis à Paris, par la bureau-
cratie judiciaire. Il n’a plus les moyens de justifier de son identité et affirme
« je voudrais n’être pas moi ». Chabert prend conscience qu’il est exclu de
cette société et dépossédé de lui-même. Malgré tout, il tente de renaître : son
espérance et son désir de retrouver son identité le font vivre. Il s’appuie sur
son passé de militaire et d’époux, mais la société a changé et ses arguments
appartiennent à une époque révolue. Il se heurte à une société qui veut le voir
mort et à une justice qu’il ne comprend pas. Pour prouver son passé, il dé-
nonce les origines de la comtesse, qui, blessée, mettra tout en œuvre pour se
venger. C’est elle qui va le déposséder de lui-même, jusqu’à l’anéantir totale-
ment : Chabert donnerait sa vie pour la sauver. Mais lorsqu’il comprend qu’il a
été trahi, désespéré, il renonce définitivement à sa quête par dégoût et ne se
reconnaît plus dans son passé héroïque. Son désir de mourir et de revenir au
néant prend la place de son être. La quête se solde donc par un terrible échec
du héros.
L’énergie qui meut Chabert et lui a donné la force de survivre finit par le tuer :
son honnêteté, son intégrité, sa volonté se sont heurtées à l’hypocrisie sour-
noise de la comtesse. Le spleen qui l’emporte prend ses racines dans son
émotivité et sa naïveté, qualités devenues faiblesses : Chabert est un homme
trop pur pour survivre dans ce monde corrompu.
3
Fiche méthode
Dans votre parcours, vous aurez à analyser des extraits de romans que vous ne
connaissez pas, ou bien des extraits de romans lus en œuvre complète. Dans le pre-
mier cas, vous devrez vous appuyer sur les informations données par le paratexte,
c’est-à-dire toutes les informations qui se trouvent autour du texte (chapeau intro-
ductif, nom de l’auteur, titre de l’œuvre, date de sa publication). Dans le second cas,
vous pouvez vous aider du contexte et faire des parallèles entre cet extrait et ce que
vous avez déjà lu et vous interroger sur la fonction du passage à analyser dans le
roman ? Ainsi, Balzac est un écrivain du XIXe siècle et un écrivain réaliste. Il va donc
soigner la précision, le détail et vouloir créer un effet de réel. Demandez-vous si
c’est le cas dans le texte que vous avez à étudier. Mais il est aussi influencé par le
romantisme : vous devez vous poser la même question.
1. La lecture
Lisez le texte une première fois, sans vous poser de questions, juste pour le plaisir
de découvrir un texte. Puis lisez-le une seconde fois, en essayant d’en comprendre
le sens, et ainsi, plusieurs fois, en vous posant des questions, jusqu’à ce que se
dégagent de grandes lignes, puis peu à peu des détails. À la fin du travail, on a lu le
texte tellement de fois, qu’on doit quasiment le connaître par cœur, l’avoir en tête ;
cela vous prépare à la classe de première, et notamment à l’oral.
3
c. Quels sont les champs lexicaux dominants ?
Chapitre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Objectifs d’apprentissage
3
Pour apprendre
3
grands politiques en concevant leurs plans, en tâchant de deviner le secret des
cabinets ennemis. » Le narrateur omniscient fait entrer avec une extrême habi-
leté le lecteur en même temps dans la pensée de l’avoué et dans les desseins de
la comtesse : « Un coup d’œil jeté sur la situation de M. le comte Ferraud et de
sa femme est ici nécessaire pour faire comprendre le génie de l’avoué » (p. 94). Il
retrace, étape par étape, son parcours :
▶ étape 2 : « puis elle s’était plu à le croire mort à Waterloo ». Le verbe « plaire »
introduit une progression.
▶ étape 5 : la comtesse est certaine qu’il est vivant, mais elle l’espère malade ou
fou : « les souffrances, la maladie l’avaient peut-être délivrée de cet homme.
Peut-être était-il à moitié fou ». Grâce au discours indirect libre (répétition de
« peut-être »), le lecteur lit dans ses pensées, ses espérances. L’asile de Cha-
renton se profile alors, annonçant la triste fin du comte et du roman : « Charen-
ton pouvait encore lui en faire raison » (p. 99).
Tout cela, Derville le comprend très bien : « elle serait capable de vous faire tomber
dans quelque piège et de vous enfermer à Charenton », dit-il (p. 109). Rappelons
ce passage déjà cité : « Je veux, je ne veux pas de procès, je veux… » dit la com-
tesse. Derville lui coupe la parole et met en lumière ses vrais désirs : « Qu’il reste
mort » (p. 108). Pour réussir, elle possède plusieurs atouts : elle est belle, rusée,
sans scrupule ni pitié, excellente comédienne. Tout en elle est calculé : elle dispose
d’une beauté naturelle qu’elle sait mettre en valeur pour séduire ; mais cette sé-
duction est mise au service du vice.
3
« des fleurs curieuses (sont) plantées dans de magnifiques vases en porcelaine »
(p. 100). Elle-même est « enveloppée dans un élégant peignoir » (p. 100).
Le narrateur la décrit aussi comme une femme rusée, possédant « tact et finesse
dont sont plus ou moins douées toutes les femmes » (p. 96). Elle utilise cette ha-
bileté auprès de Delbecq : « elle avait su persuader à Delbecq… » (p. 96). Il devient
alors : « l’âme damnée de la comtesse » (p. 97). C’est là qu’on trouve utilisé le verbe
« manier » dans la phrase : « elle savait si bien le manier » (p. 96). Nous avons déjà
vu précédemment comment elle s’est enrichie. Le narrateur emploie à plusieurs
reprises le verbe « savoir » : il s’agit d’un savoir-faire : « savait si bien » « elle avait
su ». Elle a appris aussi à dissimuler : « avait enseveli les secrets de sa conduite
au fond de son cœur » (p. 97). Dans ce même passage, le narrateur parle de son
« avarice » (p. 97).
De plus, c’est une excellente comédienne. Elle joue la comédie auprès de Derville :
« parlez, dit-elle gracieusement » (p. 103). S’engage alors un véritable duel entre
eux. Mais c’est dans l’entrevue entre les deux époux que le caractère de la com-
tesse se manifeste le mieux. Et c’est là que se joue un véritable drame, aboutissant
à la destruction du colonel. Tout est calculé, mis en scène : la moindre parole, le ton,
les gestes, jusqu’au lieu où elle l’emmène, l’apparition finale de ses enfants. Elle
parvient aussitôt, dès le début, à apaiser le colonel qui est très troublé lorsqu’« il
descend lentement » l’escalier qui est « noir » comme ses pensées : « Perdu dans
des sombres pensées, accablé » (p. 110). Elle sait aussitôt comment l’attendrir
en le faisant revenir vers un passé heureux qu’il regrette. C’est pourquoi « elle lui
prend le bras comme autrefois », calcule son ton de voix « redevenue gracieuse ».
L’effet est immédiat, il est bouleversé : « L’action de la comtesse, l’accent de sa voix
(…) suffirent pour calmer la colère du colonel, qui se laissa mener » (p. 110). À par-
tir de ce moment, elle joue constamment la comédie. Lorsqu’ils s’installent dans le
coupé, le narrateur indique avec ironie qu’il « se trouva, comme par enchantement,
assis près de sa femme » (p. 110). Tout ce qui va se passer est calculé : les mots
qu’elle prononce comme « monsieur » de façon à troubler le colonel : « il fallait être
comédienne pour jeter tant d’éloquence, tant de sentiments dans un mot » (p. 111).
Les commentaires du narrateur mettent en valeur, avec lyrisme, le trouble du co-
lonel : « une de ces émotions rares dans la vie, et par lesquelles tout en nous est
agité… » (p. 110). Dans tout le passage, on trouve la métaphore filée de la comédie.
À plusieurs reprises, le narrateur omniscient se montre partial. S’il lit dans la pen-
sée de son personnage et juge la comtesse, c’est aussi pour montrer ses vices qui
sont, à ses yeux, les vices d’autres femmes « de son espèce ».
3
d’autres images : « Il existe à Paris beaucoup de femmes qui, semblables à la com-
tesse Ferraud, vivent avec un monstre moral inconnu, ou côtoient un abîme ; elles
se font un calus à l’endroit de leur mal, et peuvent encore rire et s’amuser » (p. 99).
3. inique : injuste.
3
Pour conclure
À retenir
Chaque personnage balzacien représente un « type » humain caractéristique.
Le comte Ferraud est un aristocrate habité par une ambition dévorante : il est
prêt à répudier sa femme pour s’assurer une position sociale meilleure. Il re-
présente donc le type social de l’opportuniste sous la Restauration.
La comtesse Ferraud, seul personnage féminin, est à l’origine de la « se-
conde » mort de Chabert : sans cœur, cupide et avare, elle n’a aucune pitié
pour Chabert. Elle est pourtant une ancienne prostituée qui a acquis sa for-
tune et sa place dans la société par son mariage avec Chabert sous l’Empire.
Lors de la Restauration, par son second mariage, elle intègre l’aristocratie et
s’adapte parfaitement à cette nouvelle société. Elle refuse donc catégorique-
ment de prendre le moindre risque avec le retour du colonel : consciente de
ses charmes, elle le manipule et le séduit pour obtenir ce qu’elle souhaite.
Excellente comédienne, rusée, elle n’est mue que par la soif de l’or. Elle sym-
bolise la femme ambitieuse et sans scrupule.
Derville, l’avoué, est un personnage central du roman. Intelligent, travailleur
acharné, respectueux et poli, généreux et clairvoyant, il sait s’adapter aux si-
tuations. Combatif et ambitieux, il fréquente, par son métier, la haute société
et se montre fin politique. Il sait lire au fond des âmes. Double du romancier,
il exprime ses analyses dans de longs monologues intérieurs. Parfois même,
il devient porte-parole de l’écrivain et plaide pour la vraisemblance roma-
nesque. Son objectif est de faire régner la justice, de protéger les faibles et les
bons. Mais, lucide, il sait que la justice ne permet à personne de se racheter.
Contrairement à Delbecq, il incarne le type de l’homme honnête et intègre.
3
Fiche méthode
Le commentaire littéraire
Attention, commenter n'est pas : L’épreuve porte sur un texte relevant des divers genres litté-
raires (poésie, théâtre, récit, littérature et idées…) Ce texte
▶ faire des considérations vagues à est accompagné de toutes les références et indications indis-
propos de l’auteur, avec, de temps pensables.
en temps, une référence au texte ;
Le commentaire est toujours organisé, composé : il faut donc
▶ paraphraser le texte, c’est-à-
dégager du texte deux ou trois points essentiels autour des-
dire en répéter le contenu en
quels s’ordonneront les remarques.
termes légèrement différents.
Le commentaire, dans les séries Il convient d’étudier simultanément le fond et la forme. Les
d’enseignement général, ne fait remarques relatives au style ou à la versification soulignent
pas l’objet d’un libellé particulier. toujours l’effet produit et sont indissociables de l’idée ou du
sentiment exposé.
Que faut-il entendre par « forme » ?
– l’étude du vocabulaire ;
– les procédés rhétoriques (ou procédés de style) ;
– la versification s’il s’agit d’un poème ;
– la syntaxe, surtout le jeu des personnes et des temps.
1. Travail préparatoire
Il vaut mieux commencer par regarder à quel genre littéraire et à quel type de texte
on a affaire (voir tableau page suivante).
→ Ce travail préparatoire permet d’éviter les omissions importantes.
2. Élaboration du plan
Votre commentaire doit s’articuler autour de deux ou trois axes qui correspondent
à une problématique qui sera indiquée très clairement dans l’introduction : « Nous
voulons montrer que l’auteur ou que le texte… », par exemple : « nous voulons mon-
trer que l’auteur transfigure la réalité », « nous montrerons que, sous ses appa-
rences réalistes, ce texte est fantastique»... Il ne suffit pas de trouver deux ou trois
grandes parties ; à l’intérieur de chacune, des sous-parties sont indispensables.
3
Ceci dit, le commentaire comporte toujours : ▶ une introduction,
▶ un développement,
▶ une conclusion.
3. L’introduction
Elle comporte trois parties :
▶ La présentation du texte
Quand on présente un texte, on indique :
– le nom de l’auteur, – la date de parution,
– le titre de l’œuvre, – le genre littéraire.
→ Ceci est toujours indiqué dans l’énoncé du sujet.
▶ Le contenu du texte
Le contenu du texte sera énoncé très brièvement, en une ou deux phrases ; on pré-
cisera le type du texte et, si nécessaire, le registre.
▶ L’annonce du plan
L’annonce du plan se fait en même temps que l’exposé de la problématique : « Nous
montrerons dans un premier temps que… puis que… ».
Elle est isolée du développement par deux lignes blanches.
4. La conclusion
Elle comporte deux parties :
▶ La récapitulation
Dans la récapitulation, on tente de préciser les qualités propres au texte en résu-
mant très brièvement le développement.
▶ L’ « ouverture » sur d’autres textes
Pour ce qui est de l’ouverture, on établira des rapports d’opposition ou de ressemblance
avec d’autres textes, d’autres auteurs ou d’autres mouvements littéraires. Quand il
s’agit d’un sujet de type bac, on fait une ouverture sur les autres textes du corpus.
Comme l’introduction, elle est isolée du développement par deux lignes blanches.
5. La rédaction du développement
▶ Les citations
Vous devez impérativement vous appuyer sur le texte ; aussi les citations se-
ront-elles nombreuses. Elles seront relativement courtes et exactes (toujours
entre guillemets). Elles doivent être bien intégrées à votre devoir. Amenées par
une phrase, elles doivent aussi être parfaitement compréhensibles. Enfin chaque
citation sera commentée, tant pour le fond que pour la forme (si possible).
▶ La rédaction proprement dite
– Sautez deux lignes entre l’introduction et le développement entre le développement
et la conclusion. Sautez une ligne entre chaque grande partie du développement.
– Quand vous abordez une grande partie du développement, annoncez-en ou rappe-
lez-en le contenu ; et à la fin de chacune, procédez à une récapitulation en une phrase.
– En passant d’une partie à l’autre, ménagez des transitions qui, en rappelant l’idée
directrice de la partie précédente dans un premier temps, annoncent ensuite
celle de la partie suivante.
– Chaque partie est subdivisée en sous-parties, qui se présentent sous la forme
de paragraphes. Chaque paragraphe comporte une phrase d’introduction et une
phrase de conclusion qui le relie au reste du développement. Pensez à utiliser
des connecteurs logiques qui mettront en valeur la structure de votre devoir.
Ainsi, votre devoir donnera l’impression de former un tout.
3
Chapitre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Objectifs d’apprentissage
Rendez-vous sur cned.fr pour regarder la vidéo de présentation du
chapitre 7.
© CNED
Pour apprendre
3
Pour conclure
À retenir
Dans les romans du XIXe siècle, l’argent est un thème récurrent. Dans cette
société en mutation, la bourgeoisie prend son essor et tire sa puissance so-
ciale des finances qu’elle détient. Cette évolution sociale amène les roman-
ciers à s’interroger sur la place de l’argent dans la vie de leurs personnages.
Dans Les Misérables, Hugo peint Thénardier, un homme sans scrupule, prêt à
détrousser les morts, jusque sur le champ de bataille. Le père Grandet, héros
balzacien représente le type de l’avare, enfermé dans sa soif d’or, possédé
par cette passion destructrice, insensible à la bonté de sa fille Eugénie. Thé-
nardier comme Grandet donne à l’argent une dimension sacrée : tous deux
semblent avoir vendu leur âme au diable. Dans Mateo Falcone de Mérimée,
Fortunato est un enfant qui cède à la tentation de l’argent, manipulé par un
adjudant sans scrupule. L’enfant voit la montre qu’on lui fait miroiter comme
un trésor : placé face à un dilemme, Fornutato hésite entre l’honneur et la
convoitise, mais se laisse emporter par la deuxième et trahit ainsi le soldat
qu’il cachait. Mathilde, l’héroïne de la nouvelle La Parure de Maupassant, ne
peut supporter l’inadéquation entre sa réalité et ses rêves : attirée par la ri-
chesse, fascinée par le luxe et l’apparence, elle ne parvient pas à apprécier
sa vie réelle, modeste et sans artifices, et ne peut être heureuse. La Curée de
Zola présente le parcours d’Aristide Rougon, devenu Saccard, qui s’enrichit par
son mariage puis par la spéculation et se retrouve pris au piège de sa passion
dévorante pour l’argent. Il n’éprouve même plus de jalousie face à sa femme
adultère, dès lors qu’elle participe à ses spéculations immobilières. Renée,
l’épouse délaissée, comprend qu’elle n’est plus qu’une « valeur dans le por-
tefeuille de son mari » et s’enfonce dans le remord et l’amertume nés de sa
relation incestueuse avec Maxime, son beau-fils.
Chacun de ces auteurs cherche ainsi à montrer comment l’argent corrompt
le rapport des personnages à la réalité : le goût des biens matériels finit par
primer sur ce qui devrait être l’essentiel, l’amour.
3
Chapitre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
À retenir
Dans cette séquence, l’étude du court roman Le Colonel Chabert vous a permis
de découvrir Honoré de Balzac dont le projet était de peindre une immense
fresque de la société de son temps dans la Comédie Humaine, un ensemble
de romans dont les personnages seraient récurrents. Son projet pharaonique
était ainsi de « faire concurrence à l’État civil » : il voulait créer par la littéra-
ture une société plus vraie que nature. Convaincu que l’espace de vie du per-
sonnage révèle son identité, Balzac s’attache à la description minutieuse des
lieux, des personnages, des métiers, des habitudes de chacun. Le personnage
balzacien représente un type social caractéristique du début du XIXe siècle.
Ainsi Chabert est-il le modèle du soldat napoléonien, intègre, honnête, mais
inadapté à la société post-napoléonienne où l’argent a pris la place de l’hon-
neur. Le récit confronte ainsi Derville et Chabert, des personnages mus par
leur foi en des valeurs d’un autre temps (honneur, travail, volonté, intégrité)
à la comtesse Ferraud et son mari, représentatifs d’une société où l’ambition
et l’opportunisme permettent toutes les trahisons. Le roman mêle différentes
modalités narratives (récit enchâssé, analepse, récit théâtralisé, association
de registres variés) pour mieux rendre compte de la mutation profonde de la
société du XIXe siècle. L’argent pour Balzac est l’énergie vitale qui meut la
société de son temps et les personnages qui l’habitent. Face à cette force, les
valeurs morales et les sentiments qui leur sont liés, n’ont plus aucun pouvoir
et excluent les êtres qui en sont imprégnés : Chabert ne pourra plus reprendre
sa place dans une société qu’il ne comprend plus et qui refuse de l’accueillir,
tandis que la comtesse, guidée par sa cupidité et son arrivisme, conservera sa
position sociale.
Approfondissement
Si vous voulez aller plus loin rendez-vous en ligne pour effectuer les
activités interactives n° 1 et n° 2. Elles vous permettront de lire des
extraits d’œuvres du XXe siècle, traitant de la problématique du rapport
des hommes à l’argent.
3
Fiche méthode
Analepse retour en arrière. Le récit, au lieu d’être linéaire ou chronologique, retourne dans le
passé, pour expliquer des événements ou affiner la psychologie d’un personnage.
Au cinéma, l’analepse s’appelle un « flashback ».
Asyndète absence volontaire de liaisons entre les phrases ou les propositions d’une même
phrase.
Ex : Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu.
Double au théâtre, la double énonciation existe lorsque les personnages, surtout dans les
énonciation scènes d’exposition, annoncent à leurs protagonistes, tel événement, passé ou fu-
tur. Cette annonce sert d’information à la fois aux autres personnages et aux spec-
tateurs. C’est ce que l’on appelle la double énonciation.
Ellipse dans une ellipse dans le temps est une absence de narration. Le temps de la narration
le temps est en général très court alors que le temps du récit couvre souvent plusieurs mois
voire plusieurs années. On peut trouver, par exemple : quelques années plus tard,
quelques mois après.
Éponyme un personnage est dit « éponyme » lorsque son nom constitue le titre de l’ouvrage
ou inversement. Outre Le Colonel Chabert, nous pouvons donner comme exemple
Phèdre et Andromaque de Racine.
Fantastique le fantastique se distingue du merveilleux des contes de fées, par l’apparition sou-
daine d’un événement étrange et inquiétant, dans un monde réel.
Hyperbole figure qui consiste à amplifier le sens d’un énoncé en présentant les choses bien
au-dessus ou bien au-dessous de ce qu’elles sont. Ex : Il est mort de fatigue.
Litote figure qui consiste à atténuer le contenu des propos pour, en fait, exprimer plus. Ex :
Ce n’est pas mauvais pour signifier C’est excellent.
Mise en abyme expression utilisée en peinture. Dans certains tableaux, le peintre introduit un mi-
roir qui reflète une partie du tableau. Le tableau apparaît donc en miniature à l’in-
térieur du tableau lui-même. Ce procédé se retrouve en littérature : l’écrivain insère
dans son récit un élément qui est le reflet du récit lui-même. L’exemple habituel est
la boîte de « vache qui rit », où le procédé est appliqué à l’infini : s’y trouve représen-
tée une vache qui a pour boucle d’oreille une boîte de « vache qui rit », dans laquelle
une vache a pour boucle d’oreille, etc.
Prétérition figure de style où l’on commence par indiquer qu’on ne veut pas exprimer ce qui est
néanmoins exposé dans la suite de la phrase ou du discours. Ex : Inutile de vous rap-
peler toute l’importance que j’accorde à ce projet ; je n’ai pas l’intention de vous raconter
que j’ai rencontré Pierre sortant du bar tôt ce matin.
3
Prolepse contrairement à l’analepse, la prolepse est un procédé narratif qui consiste, pour le
narrateur, à laisser entrevoir l’avenir, que ce soit un événement ou le dénouement
de l’intrigue.
Récit enchâssé un récit est dit « enchâssé » lorsqu’il fait partie d’un autre récit. Par exemple, un
personnage raconte une histoire à l’intérieur de laquelle un autre personnage ra-
conte une histoire. Les Mille et une nuits constitue l’un des plus célèbres des récits
enchâssés.
Récit rétrospectif cette sorte de récit, comme son nom l’indique, est un récit du passé. Le personnage
se retourne vers son passé pour le raconter.
Scène dans un roman, comme au théâtre, quand le temps du récit est égal au temps de la
narration, on parle de scène. Une scène est l’exact contraire de l’ellipse. Monolo-
gues ou dialogues y sont en général présents.
Théâtralisation il s’agit, dans un roman, de traiter une scène comme s’il s’agissait d’une représen-
tation théâtrale. Les indications du narrateur ressemblent à des didascalies et la
scène est en général très vivante.
Séquence 4
Tragédie et comédie au XVIIe siècle
4 Objectifs
4
Chapitre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Propositions de lecture
Afin de vous forger une culture littéraire personnelle qui vous permettra de
mieux saisir le phénomène du classicisme dans son ensemble, nous vous
invitons à lire attentivement les extraits qui se trouvent dans la séquence,
mais aussi à étudier les documents iconographiques que nous avons rete-
nus. Nous vous invitons également à flâner dans la liste ci-dessous, et à lire,
pour le plaisir, certaines des œuvres qui suivent.
▶ Tragédies
Racine, Andromaque
Andromaque, reine troyenne veuve d’Hector, est captive du roi grec Pyrrhus,
fils du grand Achille qui a vaincu le héros troyen. Astyanax, son fils, ne pour-
ra rester en vie que si sa mère épouse le roi Grec. Comment sortir de ce
dilemme ?
Racine, Phèdre
Phèdre, épouse de Thésée, tombe éperdument amoureuse d’Hippolyte, son
beau-fils. Comment sortir de cette passion dévorante et incestueuse ?
Corneille, Médée
Médée, la magicienne, répudiée par Jason, décide de se venger : elle pro-
voque la mort de sa rivale, mais n’est pas satisfaite. L’infanticide achèvera
sa vengeance…
Corneille, Le Cid
Rodrigue et Chimène s’aiment, mais leur union est contrariée : le père de
Rodrigue a été provoqué en duel par celui de Chimène. Rodrigue doit laver
l’affront de son père. Acceptera-t-il ce devoir ou choisira-t-il de préserver
son amour pour Chimène ?
4
▶ Comédies
Quelques pièces demandant une lecture plus rigoureuse (et vous prépa-
rant à la classe de première) :
Le Misanthrope
Alceste déteste ses congénères et la société dans laquelle il vit mais tombe
amoureux de Célimène. Quels compromis est-il prêt à faire pour séduire
cette jeune femme ?
Tartuffe
Tartuffe, faux dévot hypocrite, manipule Orgon, devient son directeur de
conscience et tente de séduire la femme de celui-ci.
Dom Juan
Don Juan, noble libertin, accumule les conquêtes amoureuses et délaisse
chaque femme aimée. Hypocrite, infidèle, blasphémateur, rien ne semble
l’arrêter.
4
Chapitre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Objectifs d’apprentissage
Pour apprendre
4
en particulier celles d’Aristophane, mettent en scène des événements de la vie de
la Cité. Les pièces ont alors une fonction satirique et obéissent à une composition
précise dont on retrouve la trace dans la comédie classique de la seconde moitié du
XVIIe siècle. Les comédies grecques n’hésitent pas à recourir à des plaisanteries
scabreuses ou scatologiques.
La comédie grecque évolue à partir du IVe siècle : ses décors et ses personnages
changent. Ainsi le lieu de l’action devient le plus souvent l’intérieur d’une maison
et l’intrigue suit une ligne plus cohérente que par le passé. Apparaissent aussi des
types et des situations qui sont ceux de la comédie classique :
– de jeunes héros veulent se marier mais leurs projets sont contrecarrés ;
– l’esclave (ancêtre du valet) est rusé et déjoue les pièges ;
– des personnages de fanfaron viennent égayer la pièce (soldat, cuisinier…).
Document 1
Plaute, La Marmite (acte I, scène I)
La Marmite (Aulularia) est l’une des pièces les plus célèbres de Plaute.
Euclion possède une marmite pleine d’or et craint qu’on ne la lui dérobe. Toute l’intrigue
est construite autour de cet objet. Il cherche un endroit pour la cacher, jusqu’à ce qu’on
la lui dérobe et qu’il entre dans une folie furieuse. La pièce comporte de nombreuses
scènes bouffonnes et utilise un comique souvent farcesque.
EUCLION. Allons, sors ; sors donc. Sortiras-tu, espion, avec tes yeux fureteurs ?
STAPHYLA. Pourquoi me bats-tu, pauvre malheureuse que je suis ?
EUCLION. Je ne veux pas te faire mentir. Il faut qu’une misérable de ton espèce ait
ce qu’elle mérite, un sort misérable.
STAPHYLA. Pourquoi me chasser de la maison ?
EUCLION. Vraiment, j’ai des comptes à te rendre, grenier à coups de fouet. Éloigne-
toi de la porte. Allons, par là (lui montrant le côté opposé à la maison). Voyez comme
4
elle marche. Sais-tu bien ce qui l’attend ? Si je prends tout à l’heure un bâton, ou un
nerf de bœuf, je te ferai allonger ce pas de tortue.
STAPHYLA, à part. Mieux vaudrait que les dieux m’eussent fait pendre, que de me
donner un maître tel que toi.
EUCLION. Cette drôlesse marmotte tout bas. Certes, je t’arracherai les yeux pour
t’empêcher de m’épier continuellement, scélérate ! Éloigne-toi. Encore. Encore.
Encore. Holà ! Reste-là. Si tu t’écartes de cette place d’un travers de doigt ou de
la largeur de mon ongle, si tu regardes en arrière, avant que je te le permette, je
te fais mettre en croix pour t’apprendre à vivre. (À part) Je n’ai jamais vu de plus
méchante bête que cette vieille. Je crains bien qu’elle ne me joue quelque mauvais
tour au moment où je m’y attendrai le moins. Si elle flairait mon or, et découvrait la
cachette ? C’est qu’elle a des yeux jusque derrière la tête, la coquine. Maintenant,
je vais voir si mon or est bien comme je l’ai mis. Ah ! Qu’il me cause d’inquiétudes
et de peines.
(Il sort.)
STAPHYLA, seule. Par Castor ! je ne peux deviner quel sort on a jeté sur mon maître,
ou quel vertige l’a pris. Qu’est-ce qu’il a donc à me chasser dix fois par jour de la
maison ? On ne sait, vraiment, quelle fièvre le travaille. Toute la nuit il fait le guet ;
tout le jour il reste chez lui sans remuer, comme un cul-de-jatte de cordonnier.
Mais moi, que devenir ? Comment cacher le déshonneur de ma jeune maîtresse ?
Elle approche de son terme. Je n’ai pas d’autre parti à prendre, que de faire de mon
corps un grand I, en me mettant une corde au cou.
Plaute, La Marmite.
La plus célèbre des farces médiévales, La Farce de Maître Pathelin (vers 1465),
présente ces caractéristiques thématiques. La pratique de la farce dure jusqu’au
XVIIe siècle, mais le genre est systématiquement associé au peuple, tandis que la
comédie en vers correspond aux classes moyennes (bourgeoisie) et la tragédie aux
élites. Molière bouscule cette hiérarchie en combinant dans son théâtre la triple
influence de la farce, de la comédie antique et de la commedia dell’arte :
– lazzi, (gestes et mimiques burlesques) ;
– plaisanteries grivoises ou scatologiques ;
– quiproquos ;
– bouffonneries.
4
Découvrir un exemple de farce médiévale
Document 2
La Farce de Maître Pathelin, anonyme
La Farce de Maître Pathelin, écrite vers 1460, constitue le plus célèbre exemple de
farce médiévale.
Dans l’extrait suivant, on découvre certains ressorts de la farce dont Molière et les au-
teurs de comédie au XVII e siècle feront profit. En effet, dans cette farce, les plus malins
ne sont pas ceux qu’on croit. Pathelin est un avocat sans cause, mais poussé par sa
femme Guillemette, il va voir un drapier pour refaire sa garde-robe. Il choisit des étoffes
et dit au drapier de venir se faire payer chez lui : le drapier vient au rendez-vous, mais
Pathelin et sa femme jouent aux mourants, ce qui fait fuir le drapier. Intervient alors
le personnage de l’Agnelet qui demande à Pathelin de le défendre car on a égorgé ses
moutons. Pour gagner le procès, Pathelin invente une ruse : le berger devra jouer au
simple d’esprit. Le stratagème fonctionne, et ils gagnent. Mais au moment de réclamer
son dû, Pathelin est dupé : au lieu de lui répondre, Agnelet se met à bêler !
Scène 10
PATHELIN, LE BERGER THIBAUD
Devant le tribunal.
4
Le Berger – Bée !
Pathelin – Tu fais le malin ! Et à qui donc penses-tu faire avaler tes salades ? Sais-tu
ce qu’il en est ? Désormais ne me rebats plus les oreilles de ton « bée », et paie-
moi !
Le Berger – Bée !
Pathelin – Ne serai-je pas payé d’une autre monnaie ? De qui crois-tu te jouer ? Moi
qui devais être si content de toi ! Eh bien, fais en sorte que je le sois !
Le Berger – Bée !
Pathelin – Me fais-tu manger de l’oie ? À part. Sacrebleu ! N’ai-je tant vécu que pour
qu’un berger, un mouton en habit, un ignoble rustre se paie ma tête ?
Le Berger – Bée !
Pathelin – N’entendrai-je rien d’autre ? Si tu fais cela pour t’amuser, dis-le, et ne
me force pas à discuter davantage ! Viens donc souper chez moi !
Le Berger – Bée !
Pathelin – Par saint Jean, tu as raison, les oisons mènent paître les oies. À part. Moi
qui me prenais pour le maître de tous les trompeurs d’ici et d’ailleurs, des escrocs,
des faiseurs de belles promesses à tenir au jour du jugement dernier, et voilà qu’un
berger des champs me surpasse ! Au berger. Par saint Jacques, si je trouvais un
sergent, je te ferais arrêter !
Le Berger – Bée !
Pathelin – Ah, oui ! Bée ? Que je sois pendu si je ne vais appeler un bon sergent !
Malheur à lui s’il ne te met pas en prison !
Le Berger, s’enfuyant – S’il me trouve, je lui pardonne !
La Farce de Maître Pathelin, anonyme.
▶ La farce : elle provoque le rire par des gestes et des situations triviales,
parfois grossières.
▶ La comédie de caractère : elle peint un type humain qui a un défaut particu-
lier qu’il fait subir à son entourage. Elle montre les travers et les ridicules.
▶ La comédie de mœurs : elle dénonce les travers d’une époque, d’une classe
sociale, d’une profession. Elle s’attaque aux valeurs figées et aux idées
toutes faites.
4
Ainsi, au XVIIe siècle, la comédie devient une arme pour dénoncer les travers et
les abus. Molière peint ainsi les ridicules dans des comédies satiriques pour criti-
quer certains éléments inhérents à la société de son temps, et qui sont encore d’ac-
tualité : les mariages forcés, les abus d’autorité, l’avarice, l’hypocrisie, etc. C’est
pourquoi l’un des buts avoués de la comédie consiste à « châtier les mœurs par le
rire » (« castigat ridendo mores »), c’est-à-dire faire prendre conscience au public
de certains comportements humains et sociaux en les distrayant. Telle est l’une des
stratégies de la comédie au XVIIe siècle.
La comédie au XVIIe siècle s’appuie sur des types de personnages : chaque type
correspond à un rôle précis, avec ses particularités psychologiques et dramatur-
giques. Voici un tableau récapitulatif qui vous permettra de reconnaître les princi-
pales caractéristiques et les fonctions de chaque type.
4
D Les différents ressorts de la comédie
Voici une classification traditionnelle qui vous permettra d’identifier les différents
types de comiques.
▶ Le comique de gestes : le comique provient des mimiques, des mouvements, des
attitudes physiques d’un personnage. Exemple : les bastonnades des Fourberies
de Scapin font partie du comique de gestes, influencé par la farce.
▶ Le comique de mots (ou de langage) : le comique provient d’une expression, d’un
jeu de mots, d’une façon de parler incongrue. Par exemple, dans Les Précieuses
ridicules, Cathos dit de son oncle : « Mon Dieu, ma chère, que ton père a la forme
enfoncée dans la matière », pour suggérer que Gorgibus est matérialiste.
▶ Le comique de situation : l’effet comique est engendré par une situation cocasse
ou inattendue. Par exemple, dans Tartuffe, Orgon est caché sous la table pendant
que son épouse Elmire est séduite par Tartuffe.
2. Le quiproquo
Le quiproquo est le principal ressort dramaturgique de la comédie. Le terme si-
gnifie en latin « quelqu’un pour/à la place de quelqu’un » (qui pro quo), c’est-à-dire
un « élément à la place d’un autre ». Par son étymologie, le mot quiproquo suggère
un désordre et fait intervenir un malentendu, source de comique.
4
Exemples et analyse d'un quiproquo
Molière, L’Avare (Acte II, sc. 3)
La Flèche bas, à Cléante, reconnaissant maître Simon. Que veut dire ceci ? Notre
maître Simon qui parle à votre père !
Cléante bas, à La Flèche. Lui aurait-on appris qui je suis ? et serais-tu pour nous
trahir ?
Maître Simon à Cléante et à La Flèche. Ah ! ah ! vous êtes bien pressés ! Qui vous
a dit que c’était céans ? (À Harpagon.) Ce n’est pas moi, Monsieur, au moins, qui
leur ai découvert votre nom et votre logis ; mais, à mon avis, il n’y a pas grand
mal à cela : ce sont des personnes discrètes, et vous pouvez ici vous expliquer
ensemble.
Harpagon. Comment ?
Maître Simon montrant Cléante. Monsieur est la personne qui veut vous emprun-
ter les quinze mille livres dont je vous ai parlé.
Harpagon. Comment, pendard ! c’est toi qui t’abandonnes à ces coupables ex-
trémités !
Cléante. Comment ! mon père, c’est vous qui vous portez à ces honteuses ac-
tions !
Maître Simon s’enfuit, et La Flèche va se cacher.
Commentaire
Cet extrait de L’Avare dévoile le fonctionnement du quiproquo dans la comédie.
Il s’agit ici d’un double quiproquo. Cléante, fils d’Harpagon, se trouve chez
maître Simon, un notaire, en compagnie de La Flèche. Cléante est venu dans
ces lieux pour emprunter de l’argent à un usurier dont il ignore l’identité. De
son côté, Harpagon est venu chez maître Simon pour prêter de l’argent à un
inconnu, mais en exigeant des taux exorbitants. Le quiproquo repose sur le
fait que le père et le fils ignorent qu’ils sont prêteurs et emprunteurs. Et le
comique repose sur les reproches qu’ils s’adressent l’un à l’autre quand ils
découvrent le pot aux roses. Rappelons qu’au XVIIe siècle, exercer l’usure est
très mal perçu moralement ; d’autre part, il ne convient pas à un fils de bour-
geois d’emprunter de l’argent, c’est également très mal jugé par la société.
Père et fils se prennent mutuellement en faute : derrière le comique de la
surprise, se cache donc une véritable réflexion sur le fonctionnement d’une
société, sur les plans matériel et moral.
4
Pour conclure
À retenir
La comédie du XVIIe siècle est l’héritière d’une longue tradition : elle puise ses
thèmes et ses procédés aussi bien dans les comédies latines et grecques de
l’antiquité (d’Aristophane à Plaute ou Térence), que dans les farces médié-
vales. Comme ses aînées, elle a donc une fonction satirique. Destinée à faire
rire le spectateur, elle cherche aussi à dénoncer nos travers et excès : il s’agit
de « corriger les mœurs par le rire » en montrant les défauts humains et les
abus de la société.
L’action se situe le plus souvent dans le cadre domestique (une maison), met
en scène des bourgeois ou des aristocrates secondés par leurs domestiques.
Les personnages s’inspirent souvent des types de la Commedia dell’arte ita-
lienne : un valet (ou une soubrette) rusé, malicieux et prêt à se déguiser ; un
barbon irascible, autoritaire et cupide ; un jeune premier (ou une jeune pre-
mière) prisonnier de l’autorité paternelle, beau et amoureux, prêt à suivre son
valet pour parvenir à ses fins.
La comédie utilise les principaux types de comique : de gestes (attitude phy-
sique et jeux de scène), de langage (jeux de mots et expressions inattendues),
de répétition (d’une expression, d’un geste, d’une situation), de caractère (ob-
sessions d’un personnage, manies) ou de situation (scène cocasse ou insolite).
Le quiproquo est un ressort fréquemment utilisé : le public, complice du dra-
maturge, sait quelque chose qu’un personnage ignore. De ce malentendu
naissent des situations inédites où méprise et tromperie sont sources de fous
rires.
4
Chapitre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Objectifs d’apprentissage
Pour apprendre
Mascarille. Il est vrai qu’il est honteux de n’avoir pas des premiers tout ce qui se
fait ; mais ne vous mettez pas en peine ; je veux établir chez vous une académie de
beaux esprits, et je vous promets qu’il ne se fera pas un bout de vers dans Paris que
vous ne sachiez par cœur avant tous les autres. Pour moi, tel que vous me voyez,
je m’en escrime un peu quand je veux ; et vous verrez courir de ma façon, dans les
belles ruelles de Paris, deux cents chansons, autant de sonnets, quatre cents épi-
grammes, et plus de mille madrigaux1, sans compter les énigmes et les portraits.
4
Magdelon. Je vous avoue que je suis furieusement pour les portraits : je ne vois rien
de si galant que cela.
Mascarille. Les portraits sont difficiles, et demandent un esprit profond : vous en
verrez de ma manière qui ne vous déplairont pas.
Cathos. Pour moi, j’aime terriblement les énigmes.
Mascarille. Cela exerce l’esprit, et j’en ai fait quatre encore ce matin, que je vous
donnerai à deviner.
Magdelon. Les madrigaux sont agréables, quand ils sont bien tournés.
Mascarille. C’est mon talent particulier ; et je travaille à mettre en madrigaux toute
l’Histoire romaine.
Magdelon. Ah ! certes, cela sera du dernier beau ; j’en retiens un exemplaire au
moins, si vous le faites imprimer.
Mascarille. Je vous en promets à chacune un, et des mieux reliés. Cela est au-des-
sous de ma condition, mais je le fais seulement pour donner à gagner aux libraires,
qui me persécutent.
Magdelon. Je m’imagine que le plaisir est grand de se voir imprimé.
Mascarille. Sans doute. Mais à propos, il faut que je vous dise un impromptu que je
fis hier chez une duchesse de mes amies que je fus visiter ; car je suis diablement
fort sur les impromptus.
Cathos. L’impromptu est justement la pierre de touche de l’esprit.
Mascarille. Écoutez donc.
Magdelon. Nous y sommes de toutes nos oreilles.
Mascarille. Oh ! oh ! je n’y prenais pas garde :
Tandis que, sans songer à mal, je vous regarde,
Votre œil en tapinois me dérobe mon cœur,
Au voleur ! au voleur ! au voleur ! au voleur !
Cathos. Ah ! mon Dieu ! voilà qui est poussé dans le dernier galant.
Mascarille. Tout ce que je fais a l’air cavalier, cela ne sent point le pédant.
Magdelon. Il en est éloigné de plus de deux mille lieues.
Les Précieuses ridicules, scène 9 (1659)
1. sonnets, épigrammes, madrigaux : sont des formes poétiques brèves. Le sonnet comporte deux
quatrains et deux tercets. L’épigramme est un petit poème satirique, alors que le madrigal exprime
une pensée ingénieuse et galante.
B La comédie du mariage
Enr. 15 Extrait n° 2 : Molière, George Dandin (Acte I, sc.4)
George Dandin (1668) est l’une des comédies les plus noires de Molière.
Dandin, un paysan enrichi, a épousé Angélique de Sotenville, une jeune aristocrate rui-
née. Ce mariage a permis à Dandin d’acquérir la noblesse, il est devenu Monsieur de
la Dandinière. De leur côté, Angélique et ses parents, ont pu renflouer leur situation
4
grâce à l’argent de Dandin. Ce mariage n’est pas heureux, Angélique se refuse à faire
un enfant à son mari et a un amant, Clitandre. Or, Dandin s’en est aperçu. Il s’en plaint
à ses beaux-parents qui refusent de le croire. Malgré le caractère dramatique de cette
situation, les dialogues comportent un certain nombre d’éléments comiques.
4
Cléante et le conflit éclate. Toinette, domestique de la famille, incarne le bon sens et
intervient dans le conflit entre le père et la fille. Argan vient d’annoncer à sa fille qu’il l’a
promise, il lui dépeint son futur, alors que celle-ci croit l’avoir déjà rencontré.
Scène V
ARGAN - ANGÉLIQUE - TOINETTE
(…)
4
D Pour aller plus loin…
1. Le théâtre, un texte destiné à être représenté
Corpus
▶ Marivaux, Les Fausses confidences (1737), Acte I, sc.2
▶ Beaumarchais, Le Barbier de Séville (1775), Acte I, sc.1
▶ Musset, On ne badine pas avec l’amour (1834), Acte I, sc.3
▶ Feydeau, Feu la mère de Madame (1908), Acte I, sc.2 (extrait)
Dorante. Ah ! te voilà ?
Dubois. Oui, je vous guettais.
Dorante. J’ai cru que je ne pourrais me débarrasser d’un domestique qui m’a in-
troduit ici, et qui voulait absolument me désennuyer en restant. Dis-moi, Monsieur
Rémy n’est donc pas encore venu ?
4
Dubois. Non, mais voici l’heure à peu près qu’il vous a dit qu’il arriverait. (Il cherche
et regarde.) N’y a-t-il là personne qui nous voie ensemble ? Il est essentiel que les
domestiques ici ne sachent pas que je vous connaisse.
Dorante. Je ne vois personne.
Dubois. Vous n’avez rien dit de notre projet à Monsieur Rémy, votre parent ?
Dorante. Pas le moindre mot. Il me présente de la meilleure foi du monde, en quali-
té d’intendant, à cette dame-ci dont je lui ai parlé, et dont il se trouve le procureur ;
il ne sait point du tout que c’est toi qui m’as adressé à lui, il la prévint hier ; il m’a
dit que je me rendisse ce matin ici, qu’il me présenterait à elle, qu’il y serait avant
moi, ou que s’il n’y était pas encore, je demandasse une Mademoiselle Marton. Voilà
tout, et je n’aurais garde de lui confier notre projet, non plus qu’à personne, il me
paraît extravagant, à moi qui m’y prête. Je n’en suis pourtant pas moins sensible
à ta bonne volonté, Dubois, tu m’as servi, je n’ai pu te garder, je n’ai pu même te
bien récompenser de ton zèle ; malgré cela, il t’est venu dans l’esprit de faire ma
fortune : en vérité, il n’est point de reconnaissance que je ne te doive !
Dubois. Laissons cela, Monsieur ; tenez, en un mot, je suis content de vous, vous
m’avez toujours plu ; vous êtes un excellent homme, un homme que j’aime ; et si
j’avais bien de l’argent, il serait encore à votre service.
Dorante. Quand pourrai-je reconnaître tes sentiments pour moi ? Ma fortune serait
la tienne ; mais je n’attends rien de notre entreprise, que la honte d’être renvoyé
demain.
Dubois. Eh bien, vous vous en retournerez.
Dorante. Cette femme-ci a un rang dans le monde ; elle est liée avec tout ce qu’il
y a de mieux, veuve d’un mari qui avait une grande charge dans les finances ; et tu
crois qu’elle fera quelque attention à moi, que je l’épouserai, moi qui ne suis rien,
moi qui n’ai point de bien ?
Dubois. Point de bien ! Votre bonne mine est un Pérou ! Tournez-vous un peu, que
je vous considère encore ; allons, Monsieur, vous vous moquez, il n’y a point de
plus grand seigneur que vous à Paris : voilà une taille qui vaut toutes les dignités
possibles, et notre affaire est infaillible, absolument infaillible ; il me semble que je
vous vois déjà en déshabillé dans l’appartement de Madame.
Dorante. Quelle chimère !
Dubois. Oui, je le soutiens. Vous êtes actuellement dans votre salle et vos équi-
pages sont sous la remise.
Dorante. Elle a plus de cinquante mille livres de rente, Dubois.
Dubois. Ah ! vous en avez bien soixante pour le moins.
Dorante. Et tu me dis qu’elle est extrêmement raisonnable ?
Dubois. Tant mieux pour vous, et tant pis pour elle. Si vous lui plaisez, elle en sera si
honteuse, elle se débattra tant, elle deviendra si faible, qu’elle ne pourra se soute-
nir qu’en épousant ; vous m’en direz des nouvelles. Vous l’avez vue et vous l’aimez ?
Dorante. Je l’aime avec passion, et c’est ce qui fait que je tremble !
Dubois. Oh ! vous m’impatientez avec vos terreurs : eh que diantre ! un peu de
confiance ; vous réussirez, vous dis-je. Je m’en charge, je le veux, je l’ai mis là ;
nous sommes convenus de toutes nos actions, toutes nos mesures sont prises ;
je connais l’humeur de ma maîtresse, je sais votre mérite, je sais mes talents, je
vous conduis, et on vous aimera, toute raisonnable qu’on est ; on vous épousera,
toute fière qu’on est, et on vous enrichira, tout ruiné que vous êtes, entendez-vous ?
Fierté, raison et richesse, il faudra que tout se rende. Quand l’amour parle, il est
le maître, et il parlera : adieu ; je vous quitte ; j’entends quelqu’un, c’est peut-être
Monsieur Rémy ; nous voilà embarqués, poursuivons. (Il fait quelques pas, et revient.)
À propos, tâchez que Marton prenne un peu de goût pour vous. L’Amour et moi nous
ferons le reste.
4
Extrait n° 2 : Beaumarchais, Le Barbier de Séville (Acte I, sc.2)
La pièce s’ouvre sur les retrouvailles fortuites du Comte Almaviva et de son ancien valet,
Figaro.
Le Comte, à part. Cet homme ne m’est pas inconnu.
Figaro. Eh non, ce n’est pas un abbé ! Cet air altier et noble…
Le Comte. Cette tournure grotesque…
Figaro. Je ne me trompe point ; c’est le comte Almaviva.
Le Comte. Je crois que c’est ce coquin de Figaro.
Figaro. C’est lui-même, Monseigneur.
Le Comte. Maraud ! si tu dis un mot…
Figaro. Oui, je vous reconnais ; voilà les bontés familières dont vous m’avez toujours
honoré.
Le Comte. Je ne te reconnaissais pas, moi. Te voilà si gros et si gras…
Figaro. Que voulez-vous, Monseigneur, c’est la misère.
Le Comte. Pauvre petit ! Mais que fais-tu à Séville ? Je t’avais autrefois recomman-
dé dans les bureaux pour un emploi.
Figaro. Je l’ai obtenu, Monseigneur ; et ma reconnaissance…
Le Comte. Appelle-moi Lindor. Ne vois-tu pas, à mon déguisement, que je veux être
inconnu ?
Figaro. Je me retire.
Le Comte. Au contraire. J’attends ici quelque chose, et deux hommes qui jasent sont
moins suspects qu’un seul qui se promène. Ayons l’air de jaser. Eh bien, cet emploi ?
Figaro. Le ministre, ayant égard à la recommandation de Votre Excellence, me fit
nommer sur-le-champ garçon apothicaire.
Le Comte. Dans les hôpitaux de l’armée ?
Figaro. Non ; dans les haras d’Andalousie.
Le Comte. riant. Beau début !
Figaro. Le poste n’était pas mauvais, parce qu’ayant le district des pansements et
des drogues, je vendais souvent aux hommes de bonnes médecines de cheval…
Le Comte. Qui tuaient les sujets du roi !
Figaro. Ah ! ah ! il n’y a point de remède universel ; mais qui n’ont pas laissé de gué-
rir quelquefois des Galiciens, des Catalans, des Auvergnats.
LE Comte. Pourquoi donc l’as-tu quitté ?
Figaro. Quitté ? C’est bien lui-même ; on m’a desservi auprès des puissances.
L’envie aux doigts crochus, au teint pâle et livide…
Le Comte. Oh ! grâce ! grâce, ami ! Est-ce que tu fais aussi des vers ? Je t’ai vu là
griffonnant sur ton genou, et chantant dès le matin.
Figaro. Voilà précisément la cause de mon malheur, Excellence. Quand on a rap-
porté au ministre que je faisais, je puis dire assez joliment, des bouquets à Chloris,
que j’envoyais des énigmes aux journaux, qu’il courait des madrigaux de ma façon ;
en un mot, quand il a su que j’étais imprimé tout vif, il a pris la chose au tragique
et m’a fait ôter mon emploi, sous prétexte que l’amour des lettres est incompatible
avec l’esprit des affaires.
Le Comte. Puissamment raisonné ! Et tu ne lui fis pas représenter…
Figaro. Je me crus trop heureux d’en être oublié, persuadé qu’un grand nous fait
assez de bien quand il ne nous fait pas de mal.
Le Comte. Tu ne dis pas tout. Je me souviens qu’à mon service tu étais un assez
mauvais sujet.
Figaro. Eh ! mon Dieu, monseigneur, c’est qu’on veut que le pauvre soit sans défaut.
Le Comte. Paresseux, dérangé…
Figaro. Aux vertus qu’on exige dans un domestique, Votre Excellence connaît-elle
beaucoup de maîtres qui fussent dignes d’être valets ?
4
Extrait n° 3 : Musset, On ne badine pas avec l’amour (Acte I, sc.3)
Camille et Perdican doivent être présentés l’un à l’autre pour être mariés. Le baron,
père de Perdican, a tout prévu et tout réglé. Mais ses plans sont réduits à néant car les
jeunes gens ont chacun leur propre conception du mariage. Camille, dont Dame Pluche
est la gouvernante, sort du couvent et rêve d’un amour idéal. Dans la scène suivante,
Dame Pluche et le Baron viennent d’assister à un échange assez désagréable entre Ca-
mille et Perdican : le mariage semble mal engagé. Dame Pluche dévoile son caractère
face au baron.
Le Baron. rentrant avec dame Pluche. Vous le voyez, et vous l’entendez, excellente
Pluche ; je m’attendais à la plus suave harmonie ; et il me semble assister à un
concert où le violon joue Mon cœur soupire, pendant que la flûte, joue Vive Henri
IV. Songez à la discordance affreuse qu’une pareille combinaison produirait. Voilà
pourtant ce qui se passe dans mon cœur.
Dame Pluche. Je l’avoue ; il m’est impossible de blâmer Camille, et rien n’est de
plus mauvais ton, à mon sens, que les parties de bateau.
Le Baron. Parlez-vous sérieusement ?
Dame Pluche. Seigneur, une jeune fille qui se respecte ne se hasarde pas sur les
pièces d’eau.
Le Baron. Mais observez donc, dame Pluche, que son cousin doit l’épouser, et que
dès lors…
Dame Pluche. Les convenances défendent de tenir un gouvernail, et il est malséant
de quitter la terre ferme seule avec un jeune homme.
Le Baron. Mais je répète… je vous dis…
Dame Pluche. C’est là mon opinion.
Le Baron. Êtes-vous folle ? En vérité, vous me feriez dire… Il y a certaines expressions
que je ne veux pas… qui me répugnent… Vous me donnez envie… En vérité, si je ne
me retenais… Vous êtes une pécore, Pluche ! je ne sais que penser de vous. (Il sort).
4
– Eh bien ! Quoi ? Quoi ? Qu’est-ce que ça prouve ? Je n’ai jamais contesté que tu
eusses une gorge rare ; mais entre le rare et l’unique il y a encore une marge.
Yvonne, tandis qu’Annette, en attendant la fin de leur discussion, est allée s’asseoir et
somnoler sur le siège près de la cheminée. – Ah ! Vraiment ? Eh ! bien ! désormais, tu
pourras en faire ton deuil de ma gorge !
Pour conclure
À retenir
Molière donne à la comédie ses lettres de noblesse : il utilise toutes les formes
de comique de l’onomastique à la situation cocasse et décalée, manie le qui-
proquo avec aisance, associe comédie de mœurs et comédie de caractère, et
mêle satire et franche gaieté. Ses personnages explorent les types issus de la
Commedia dell’arte et s’enrichissent : le valet (ou la soubrette) se révèle tour
à tour par sa ruse, son bon sens, sa capacité d’adaptation ; la jeune première
n’est pas toujours victime innocente, mais se montre parfois ridicule elle aus-
si (Cf. Les Précieuses ridicules) ; le barbon ridicule et obsessionnel se dévoile
parfois, touchant et pathétique (Cf. Georges Dandin). Par cette richesse et ces
innovations, il touche un public très large qui s’étend de la haute aristocratie
au peuple.
Ses successeurs reprennent ce goût pour la satire sociale. Au XVIIIe siècle,
Marivaux reprend le schéma traditionnel des amours contrariées, mais son
comique est plus implicite. En revanche, Beaumarchais retrouve la verve
satirique et la « franche gaieté » de Molière : les relations maître/valet re-
prennent une place centrale et permettent de rendre compte de l’évolution
d’une société qui chemine vers l’abolition des privilèges. Les thèmes du mari
trompé et de « l’arroseur arrosé » imprègnent les comédies des XIXe et XXe
siècles (comédie de boulevard par exemple) et le domestique reste un type
théâtral révélateur du ridicule de ses patrons.
Au fil des siècles, tout en évoluant dans ses thématiques, la comédie reste fon-
dée sur l’adage de Molière, « castigare ridendo mores » (corriger les mœurs
par le rire) : reflet d’une société, elle ne cesse d’en révéler les travers et les
excès.
4
Fiche méthode
4
2. La structure et la progression dramaturgiques
Une pièce de théâtre répond à une organisation précise et élaborée. On appelle la
structure dramaturgique la manière dont un auteur construit sa pièce et ses per-
sonnages, la manière dont il fait évoluer l’intrigue. Le tableau suivant vous rappelle
les grandes étapes dans la constitution d’une pièce classique.
Caractéristiques Fonctions
Le nœud de l’action (ou partie centrale) Dans la comédie, les péripéties peuvent
comporte les obstacles que les être nombreuses, et sont souvent
personnages doivent surmonter. l’occasion de coups de théâtre ou de
Le nœud et quiproquos.
les péripéties Ce sont les événements qui se
produisent entre le début et la fin
d’une pièce, modifient son cours et font
intervenir des éléments extérieurs.
Récapitulons
Voici une série de questions que vous pouvez vous poser en abordant une
scène de théâtre :
– Où se trouve l’extrait étudié ? Se situe-t-il au début, au milieu ou à la fin de
la pièce ?
– Quels sont les personnages présents dans la scène ? Quel rapport les relie ?
(maîtres/valets, père/fils ou fille, etc.)
– Dans quel décor la scène se déroule-t-elle ?
– À quelle forme de réplique théâtrale a-t-on affaire ?
– Quel est l’objet de l’échange ?
4
Chapitre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Objectifs d’apprentissage
Pour apprendre
A La tragédie grecque, source de la tragédie
française
C’est en Grèce, au VIe siècle avant J.-C., que naît le théâtre, à l’occasion de cérémo-
nies religieuses en l’honneur de Dionysos.
« Le théâtre grec, fête à laquelle participe la cité entière, est un spectacle complet
dans lequel le chant, la musique, et la danse occupent une part aussi large que la dé-
clamation. Les représentations théâtrales ont lieu dans la Grèce antique, deux fois par
an, pour les fêtes de Dionysos. Les spectacles se déroulent pendant trois jours, sous
la forme d’un concours où rivalisent trois auteurs dramatiques qui présentent cha-
cun dans une même journée, trois pièces suivies d’un drame satirique. Les citoyens
rassemblés viennent chercher au théâtre l’écho des questions politiques ou méta-
physiques qu’ils se posent. Elles sont abordées tantôt par le biais des malheurs qui
arrivent à des personnages mythiques, comme les tragédies d’Eschyle, de Sophocle
ou d’Euripide, tantôt directement comme le fait Aristophane dans ses comédies. »
M.-C. Hubert, Le Théâtre.
Les dramaturges du XVIIe siècle n’ont pas oublié le rôle prépondérant que tient la
tragédie dans la vie de la Cité. La tragédie grecque, selon Aristote dans son traité
La Poétique, est « l’imitation d’une action de caractère élevé… qui suscite terreur et
pitié et opère la purgation des passions (catharsis) propres à de telles émotions. »
Au Ve siècle avant Jésus-Christ, trois grands tragiques, Eschyle, Sophocle, Euri-
pide, ont chacun à leur manière fait évoluer le genre de la tragédie.
Ils ont dans leurs pièces fait intervenir de plus en plus de personnages : d’abord, un
seul acteur sur scène (le protagoniste), puis Sophocle introduisit un deuxième (le
deutéragoniste), puis Euripide un troisième (le tritagoniste). En alternance avec les
parties dialoguées, les parties dansées et chantées du chœur et les interventions
du coryphée, le chef de chœur, dans les épisodes (actes) font du théâtre grec un
spectacle complet, entre notre opéra et notre théâtre.
CNED SECONDE – FRANÇAIS 143
SÉQUENCE
4
Plus précisément, après un prologue servant d’exposition, a lieu l’entrée du chœur
(parodos) ; puis les spectateurs assistent à une alternance de d’épisodes dialogués
et de chants du chœur ; la tragédie se termine par la sortie du chœur (exodos).
Le théâtre grec, que ce soit dans ses textes comiques ou tragiques, a aussi fait
entrer en résonance le propos de l’intrigue et les préoccupations de la Cité. Dès
l’origine, la tragédie s’est dotée d’une fonction morale et didactique : en montrant
au public des destins de héros hors du commun, confrontés à la dureté du destin
ou à leurs propres démons, les tragédies grecques ont été les premières à utiliser
le théâtre comme un « miroir du monde ». Racine et Corneille, ainsi que d’autres
dramaturges moins connus, se sont inspirés de leurs pièces.
Les auteurs classiques ont souvent imité les pièces antiques. Voici deux versions du
mythe de Médée. La première est d’Euripide, la seconde de Corneille.
4
Jason
Ah ! c’est trop en souffrir ; il faut qu’un prompt supplice
De tant de cruautés à la fin te punisse.
Sus, sus, brisons la porte, enfonçons la maison ;
Que des bourreaux soudain m’en fassent la raison.
Ta tête répondra de tant de barbaries.
Médée, en l’air
dans un char tiré par deux dragons.
Que sert de t’emporter à ces vaines furies ?
Épargne, cher époux, des efforts que tu perds ;
Vois les chemins de l’air qui me sont tous ouverts1 ;
C’est par là que je fuis, et que je t’abandonne
Pour courir à l’exil que ton change m’ordonne.
Suis-moi, Jason, et trouve en ces lieux désolés
Des postillons pareils à mes dragons ailés.
Enfin je n’ai pas mal employé la journée
Que la bonté du roi, de grâce, m’a donnée ;
Mes désirs sont contents. Mon père et mon pays,
Je ne me repens plus de vous avoir trahis ;
Avec cette douceur j’en accepte le blâme.
Adieu, parjure : apprends à connaître ta femme,
Souviens-toi de sa fuite, et songe, une autre fois,
Lequel est plus à craindre ou d’elle ou de deux rois.
(À l’issue de cette tirade, Jason prononce un monologue désespéré et se tue.)
1. Médée s’enfuit pour toujours dans un char emporté par des dragons ailés.
4
1. La règle des trois unités
La règle des trois unités a pour but de créer une cohérence au niveau de l’action
et des personnages. Elle obéit donc à des règles précises. L’action doit se dérou-
ler dans un lieu unique (l’antichambre d’un palais dans la tragédie, une maison
bourgeoise dans la comédie, par exemple). L’unité de temps implique que l’action
s’inscrive dans une durée qui n’excède pas vingt-quatre heures. Plus la durée de
l’action se rapproche du temps de la représentation, plus on estime que la règle
est parfaite car la proximité entre le temps de la représentation et le temps de la
fiction augmente l’effet de vraisemblance.
Comment les dramaturges parviennent-ils à faire entrer l’intrigue dans l’unité spa-
tio-temporelle ?
▶ Les personnages se croisent dans un lieu unique mais ouvert (antichambre d’un
palais, lieu « neutre »).
▶ Tout n’est pas représenté : le dramaturge recourt aux récits, c’est-à-dire à des
tirades qui racontent ce qui s’est passé.
▶ Le dramaturge recourt à des ellipses : certains événements sont brièvement
évoqués, mais permettent de faire avancer l’intrigue.
▶ Les dramaturges adaptent les événements historiques aux nécessités de la fic-
tion.
Les dramaturges classiques se fixent pour règle de ne développer qu’une seule
action, c’est-à-dire une intrigue unique qui est le moins possible parasitée par des
éléments secondaires. L’intrigue est donc construite autour d’une action principale
et, quand des éléments interviennent au cours de l’histoire, ils doivent être ratta-
chés à l’intrigue principale. On a reproché à Corneille, par exemple, d’avoir multi-
plié les actions secondaires dans Le Cid, notamment dans les intrigues amoureuses
(histoire d’amour non réciproque entre l’Infante et Rodrigue, entre Chimène et Don
Sanche). À l’inverse, Bérénice de Racine présente une simplicité d’action extrême et
très peu d’éléments secondaires interviennent : Titus, empereur de Rome, épouse-
ra-t-il Bérénice, reine de Palestine ? Telle est l’intrigue de cette tragédie.
Les principales conséquences du respect des bienséances portent sur les éléments
suivants :
Visuellement Moralement
4
Ce souci d’ordre moral correspond à l’évolution de la société. Sous le règne de
Louis XIII, le cardinal de Richelieu impose une autorité politique forte : celle-ci doit
aussi s’exercer dans le monde des lettres (cf. la création de l’Académie française
en 1635). Par ailleurs, les bienséances correspondent aussi à la recherche du raf-
finement dans les spectacles, dans la langue employée et dans les pratiques artis-
tiques. Ce principe caractérise le classicisme, l’élégance s’accordant à son sens de
la mesure et de la sobriété.
3. La règle de vraisemblance
Les règles d’unité, de bienséance et de vraisemblance ont des conséquences im-
médiates sur la composition des pièces, sur le langage et sur la représentation.
La notion de vraisemblance dans ce système est centrale, c’est-à-dire qu’elle re-
quiert des actions qui peuvent être admises comme vraies sans être nécessaire-
ment réalistes. Il ne s’agit pas d’imiter la réalité (historique ou culturelle) mais de
créer toutes les conditions pour que les actions et le comportement des person-
nages soient crédibles pour le public. C’est pourquoi de nombreux éléments de la
dramaturgie classique sont des conventions, c’est-à-dire des éléments admis par
le public. Parmi elles, retenons les plus importantes :
– le récit ;
– le monologue ;
– la parole en vers.
4
Exemples de dilemme « cornélien »
▶ Dans Cinna de Corneille (1642), Auguste est tiraillé entre sa volonté de
vengeance et la clémence, qualité d’un grand souverain. Il apprend que
tout son entourage, à l’exception de sa femme Livie, souhaite sa perte. Cin-
na a été poussé par Émilie qui souhaite tuer Auguste, ce dernier ayant fait
exécuter son père. Mais Euphorbe révèle tous ces projets criminels à Au-
guste qui se trouve alors face à un dilemme : tuera-t-il ses ennemis ou leur
pardonnera-t-il, comme l’y encourage Livie ? Au moment où l’on pense que
l’empereur va faire tuer tous les ennemis qui en veulent à sa vie, il accorde
un pardon général et redonne à chacun ses anciennes prérogatives.
▶ Dans Andromaque de Racine (1667), Pyrrhus hésite entre sa fidélité aux
Grecs qui réclament la mort d’Astyanax, fils d’Andromaque, sa captive, et
son amour pour cette dernière, qui l’incite à la pitié.
L’action est donc centrée sur un conflit, généralement entre intérêt général
et bonheur personnel. Les personnages de tragédie, par leurs excès ou par
leur affrontement à des forces supérieures, sont ainsi les relais de la terreur
et de la pitié. À travers les épreuves qu’ils subissent, ils peuvent engendrer la
catharsis, c’est-à-dire la purgation des passions.
Dans l’idéal classique, la tragédie doit donc servir d’exemple au public pour le
rendre meilleur.
4
Pour conclure
À retenir
La tragédie est d’origine grecque : ce spectacle était donné dans le cadre de
fêtes religieuses en l’honneur du dieu Dionysos et avait déjà une fonction mo-
rale et didactique. Les citoyens venaient voir représentées sur scène leurs
préoccupations politiques ou métaphysiques.
Comme dans l’antiquité, au XVIIe siècle, la tragédie doit provoquer chez le
spectateur « terreur et pitié » et l’aider à « purger ses passions » (catharsis)
devant l’exemple qui lui est donné à voir : le spectacle montre des héros, de
haute naissance (personnages mythologiques ou historiques), aux prises avec
leur destin, luttant contre leurs propres passions, placés devant un dilemme
(choix impossible, en général entre bonheur personnel et devoir social). Tout
l’enjeu pour le dramaturge est donc de créer une pièce vraisemblable (dont les
actions soient cohérentes et crédibles), suivant des conventions obligatoires :
règle des trois unités (temps, action, lieu), respect des bienséances (absence
de violence, de sang, d’amour sur scène) et utilisation d’un langage raffiné et
versifié. L’action unique doit donc se dérouler sur vingt-quatre heures, en un
seul lieu (en général un palais ouvert aux allées et venues des personnages)
et tenir en cinq actes. Le récit est très présent et permet de rendre compte de
tout ce qui sort de ces conventions imposées (événement extérieur, mort d’un
personnage, acte violent, etc.). Le monologue est l’occasion pour le public de
partager les pensées intimes du héros. Enfin, le dénouement de la tragédie
est toujours malheureux : le destin est inéluctable, malgré les espoirs du hé-
ros.
4
Chapitre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Objectifs d’apprentissage
Andromaque de Ra-
cine, mise en scène
Muriel Mayette
(avec Cécile Brune et
Eric Ruff), 2010.
© Christophe Ray-
naud de Lage :
Comédie-Française.
4
Pour apprendre
A Cruels dilemmes
Enr. 17 Extrait n° 1 : Un dilemme moral - Corneille, Le Cid
Le Cid (1637) constitue un événement littéraire dans l’histoire du théâtre.
Corneille a osé un nouveau genre de tragédie, même s’il a déjà plusieurs pièces à son
actif.
Rodrigue aime Chimène et cet amour est réciproque. Mais une altercation oppose Don
Diègue, le père de Rodrigue, et Don Gomès, le père de Chimène, qui oblige le fils à pro-
voquer en duel le père de celle qu’il aime. Rodrigue lui obéit et tue Don Gomès. Chimène
peut-elle décemment aimer le meurtrier de son père ? Telle est l’expression du fameux
dilemme « cornélien » qui place le personnage dans une situation où il doit faire un
choix douloureux.
Dans cette scène, c’est la première fois que Rodrigue et Chimène se trouvent en pré-
sence devant le public. Pire, Rodrigue se présente l’épée à la main, arme qui a servi à
tuer Don Gomès.
4
Élève au Ciel ma gloire et plaigne mes ennuis,
Sachant que je t’adore et que je te poursuis4.
Va-t’en, ne montre plus à ma douleur extrême
Ce qu’il faut que je perde, encore que5 je l’aime.
Dans l’ombre de la nuit cache bien ton départ ;
Si l’on te voit sortir, mon honneur court hasard6.
La seule occasion qu’aura la médisance,
C’est de savoir qu’ici j’ai souffert ta présence :
Ne lui donne point lieu d’attaquer ma vertu.
Don Rodrigue
Que je meure !
Chimène
Va-t’en.
Don Rodrigue
À quoi te résous-tu ?
Chimène
Malgré des feux si beaux qui troublent ma colère,
Je ferai mon possible à bien venger mon père ;
Mais, malgré la rigueur d’un si cruel devoir,
Mon unique souhait est de ne rien pouvoir.
Don Rodrigue
Ô miracle d’amour !
Chimène
Mais comble de misères.
1. souffrir : permettre.
2. amant : amoureux
3. ta flamme : métaphore pour « ton amour ».
4. poursuivre : chercher à faire condamner en justice.
5. encore que : bien que.
6. hasard : danger.
4
À la fin de la pièce, après que Polyeucte aura choisi le martyre plutôt que la vie, Pauline
et Félix seront touchés par la grâce divine et se convertiront.
Acte IV, scène 3
Pauline, Polyeucte
Pauline
Que dis-tu, malheureux ? Qu’oses-tu souhaiter ?
Polyeucte
Ce que de tout mon sang je voudrais acheter.
Pauline
Que plutôt…
Polyeucte
C’est en vain qu’on se met en défense :
Ce Dieu touche les cœurs lorsque moins on y pense.
Ce bienheureux moment n’est pas encore venu.
Il viendra, mais le temps ne m’en est pas connu.
Pauline
Quittez cette chimère, et m’aimez.
Polyeucte
Je vous aime,
Beaucoup moins que mon Dieu, mais bien plus que moi-même.
Pauline
Au nom de cet amour, ne m’abandonnez pas.
Polyeucte
Au nom de cet amour, daignez suivre mes pas.
Pauline
C’est peu de me quitter, tu veux donc me séduire ?
Polyeucte
C’est peu d’aller au ciel, je vous y veux conduire.
Pauline
Imaginations !
Polyeucte
Célestes vérités !
Pauline
Étrange aveuglement !
Polyeucte
Éternelles clartés !
Pauline
Tu préfères la mort à l’amour de Pauline !
Polyeucte
Vous préférez le monde à la bonté divine !
Pauline
Va, cruel, va mourir ; tu ne m’aimas jamais.
Polyeucte
Vivez heureuse au monde, et me laissez en paix.
4
B Un dénouement inhabituel
Texte n° 3 : Jean Racine, Bérénice
L’intrigue de Bérénice (1671) est simple. Reine de Palestine, Bérénice aime Titus, em-
pereur de Rome et est aimée de lui ; le bruit court de leur mariage prochain. Mais les
lois romaines interdisent à un empereur romain d’épouser une reine étrangère : le sujet
tragique est tout entier dans le conflit entre le devoir politique et les sentiments per-
sonnels des protagonistes. Titus, prêt à renoncer à l’Empire et au pouvoir politique, se
laisse finalement fléchir par Bérénice qui prend la décision de le quitter, bien qu’elle
l’aime également passionnément. Chacun menace tour à tour de se suicider – Bérénice
si elle n’épouse pas Titus, Titus si Bérénice n’accepte pas de consentir à leur sépara-
tion –, mais la pièce se termine sans mort, choix esthétique audacieux pour une tragé-
die.
Dans cette dernière scène de l’acte V, Antiochus, roi de Commagène et ami du nouvel
empereur, amoureux secret de la reine, vient de prendre le risque d’avouer à Titus qu’il
était son rival silencieux tout en réaffirmant son désir de partir. Bérénice trouve dans
son amour pour Titus la force de renoncer à son bonheur et d’accepter la séparation,
elle retournera seule en Palestine, loin de Titus et sans Antiochus.
Bérénice, se levant.
Arrêtez, arrêtez1. Princes trop généreux,
En quelle extrémité me jetez-vous tous deux !
Soit que je vous regarde, ou que je l’envisage2,
Partout du désespoir je rencontre l’image,
Je ne vois que des pleurs, et je n’entends parler
Que de trouble, d’horreurs, de sang prêt à couler.
(À Titus.)
Mon cœur vous est connu, Seigneur, et je puis dire
Qu’on ne l’a jamais vu soupirer pour l’empire :
La grandeur des Romains, la pourpre des Césars,
N’a point, vous le savez, attiré mes regards.
J’aimais, Seigneur, j’aimais, je voulais être aimée.
Ce jour, je l’avouerai, je me suis alarmée :
J’ai cru que votre amour allait finir son cours.
Je connais3 mon erreur, et vous m’aimez toujours.
Votre cœur s’est troublé, j’ai vu couler vos larmes.
Bérénice, Seigneur, ne vaut point tant d’alarmes,
Ni que par votre amour l’univers malheureux,
Dans le temps que Titus attire tous ses vœux,
Et que de vos vertus il goûte les prémices4,
Se voie en un moment enlever ses délices.
Je crois, depuis cinq ans jusqu’à ce dernier jour,
Vous avoir assuré d’un véritable amour.
Ce n’est pas tout : je veux, en ce moment funeste,
Par un dernier effort couronner tout le reste :
Je vivrai, je suivrai vos ordres absolus.
Adieu, Seigneur, régnez ; je ne vous verrai plus.
(À Antiochus.)
Prince, après cet adieu, vous jugez bien vous-même
Que je ne consens pas de quitter ce que j’aime
Pour aller loin de Rome écouter d’autres vœux5.
Vivez, et faites-vous6 un effort généreux.
Sur Titus et sur moi réglez votre conduite :
4
Je l’aime, je le fuis ; Titus m’aime, il me quitte.
Portez loin de mes yeux vos soupirs et vos fers7.
Adieu. Servons tous trois d’exemple à l’univers
De l’amour8 la plus tendre et la plus malheureuse
Dont il puisse garder l’histoire douloureuse.
Tout est prêt. On m’attend. Ne suivez point mes pas.
(À Titus.)
Pour la dernière fois, adieu, Seigneur.
Antiochus
Hélas !
1. Histoire littéraire
La tragédie ne disparaît pas du paysage théâtral français après Racine et Corneille.
Bien au contraire, on continue d’écrire des pièces sur le modèle racinien. Ainsi,
Voltaire, auteur de Candide, est l’auteur de nombreuses tragédies néoclassiques
qui puisent leurs thèmes dans l’histoire antique. Toutefois, le genre s’épuise à force
d’être imité. À l’aube du XIXe siècle, le public commence à se lasser des tragédies
néoclassiques qui semblent fades à côté des modèles de Racine et de Corneille.
4
« Préface » de Cromwell, Victor Hugo explique que le drame est un genre hybride,
qui mêle la comédie et la tragédie. Sans exclure la tragédie, les dramaturges ro-
mantiques renouvellent en profondeur ses structures : certaines pièces aban-
donnent l’alexandrin ; les règles d’unité de lieu et de temps ne sont plus respec-
tées, la règle de bienséance non plus. Ainsi, dans son drame Lucrèce Borgia (voir
groupement de textes ci-après) qui est une réécriture du mythe des Atrides, Hugo
fait voyager les spectateurs de Venise à Ferrare dans une pièce en prose, et montre
un matricide sur scène. Bien qu’il ne respecte pas les règles de la tragédie clas-
sique, Victor Hugo donne à sa pièce un souffle tragique, puisqu’il montre comment
l’ironie du sort devient une fatalité sur le destin des personnages. Ce ne sont plus
les Dieux qui gouvernent le sort des hommes, mais leurs propres erreurs ou leur
aveuglement.
Victor Hugo défend la rime et le vers qu’il veut aptes à incarner le mélange des
genres et des registres par lequel se caractérise le drame romantique.
Document 1
La société, en effet, commence par chanter ce qu’elle rêve, puis raconte ce qu’elle
fait, et enfin se met à peindre ce qu’elle pense. C’est, disons-le en passant, pour
cette dernière raison que le drame, unissant les qualités les plus opposées, peut
être tout à la fois plein de profondeur et plein de relief, philosophique et pittoresque.
Du jour où le christianisme a dit à l’homme : « Tu es double, tu es composé de deux
êtres, l’un périssable, l’autre immortel, l’un charnel, l’autre éthéré, l’un enchaîné
par les appétits, les besoins et les passions, l’autre emporté sur les ailes de l’en-
thousiasme et de la rêverie, celui-ci enfin toujours courbé vers la terre, sa mère,
celui-là sans cesse élancé vers le ciel, sa patrie » ; de ce jour le drame a été créé.
Est-ce autre chose en effet que ce contraste de tous les jours, que cette lutte de
tous les instants entre deux principes opposés qui sont toujours en présence dans
la vie, et qui se disputent l’homme depuis le berceau jusqu’à la tombe ?
La poésie née du christianisme, la poésie de notre temps est donc le drame ; le
caractère du drame est le réel ; le réel résulte de la combinaison toute naturelle de
deux types, le sublime et le grotesque, qui se croisent dans le drame comme ils se
croisent dans la vie et dans la création. Car la poésie vraie, la poésie complète, est
dans l’harmonie des contraires.
Victor Hugo, préface de Cromwell, 1827.
Document 2
Si nous avions le droit de dire quel pourrait être, à notre gré, le style du drame, nous
voudrions un vers libre, franc, loyal, osant tout dire sans pruderie, tout exprimer
sans recherche ; passant d’une naturelle allure de la comédie à la tragédie, du su-
blime au grotesque : tour à tour positif et poétique, tout ensemble artiste et inspiré,
profond et soudain, large et vrai ; sachant briser à propos et déplacer la césure pour
déguiser sa monotonie d’alexandrin ; plus ami de l’enjambement qui l’allonge que
de l’inversion qui l’embrouille : fidèle de la rime, cette esclave reine, cette suprême
grâce de notre poésie, ce générateur de notre mètre ; inépuisable dans la varié-
té de ses tours, insaisissable dans ses secrets d’élégance et de facture ; prenant,
comme Protée1, mille formes sans changer de type et de caractère, fuyant la ti-
rade ; se jouant dans le dialogue ; se cachant toujours derrière le personnage ; s’oc-
cupant avant tout d’être à sa place, et lorsqu’il lui adviendrait d’être beau, n’étant
beau en quelque sorte que par hasard, malgré lui et sans le savoir ; lyrique, épique,
dramatique, selon le besoin ; pouvant parcourir toute la gamme poétique, aller de
haut en bas, des idées les plus élevées aux plus vulgaires, des plus bouffonnes aux
4
plus graves, des plus extérieures aux plus abstraites, sans jamais sortir des limites
d’une scène parlée ; en un mot, tel que le ferait l’homme qu’une fée aurait doué de
l’âme de Corneille et de la tête de Molière. Il nous semble que ce vers-là serait bien
aussi beau que de la prose.
Victor Hugo, préface de Cromwell (1827).
4
Document – Samuel Beckett, En attendant Godot (1953)
Corpus
Voici un dernier corpus que vous allez découvrir en lecture cursive :
▶ Victor Hugo, Hernani (1830)
4
Rendez-vous sur cned.fr ou dans votre fascicule d’exercices
pour effectuer l’activité n° 10 portant sur ces quatre textes.
4
Texte n° 2 : Victor Hugo, Lucrèce Borgia (1833)
Lucrèce Borgia est un des plus gros succès de la scène romantique. Dans ce drame,
Hugo raconte l’histoire d’un jeune homme qui cherche désespérément sa mère. Or
le public comprend très vite que cette femme est Lucrèce Borgia, dont la réputation
sanglante fait frémir l’Italie. Lucrèce a retrouvé ce fils qu’elle cherchait, mais n’ose lui
avouer qu’elle est sa mère, de crainte de susciter sa haine. Après bien des péripéties et
des renversements, la mère et le fils se retrouvent enfin seuls, dans la dernière scène
du drame.
4
Texte n° 3 : Jean Cocteau, La Machine infernale (1934)
La Machine infernale, créée en 1934 est une adaptation moderne du mythe d’Œdipe,
et de la pièce de Sophocle, Œdipe roi. Le jeune homme arrive à Thèbes, dévastée par
le Sphinx qui, chaque soir, pose une énigme que personne ne parvient à résoudre. Celui
qui sortira vainqueur de l’épreuve épousera la Reine Jocaste et deviendra roi. Un soir,
Œdipe croise le Sphinx qui pose sa question… Œdipe répond… la machine infernale est
enclenchée ! Dans l’extrait suivant, le Sphinx décrit sa puissance sur les Hommes grâce
à un langage poétique et imagé qu’on retrouve dans les films de Jean Cocteau.
LE SPHINX. Inutile de fermer les yeux, de détourner la tête. Car ce n’est ni par le
chant, ni par le regard que j’opère. Mais, plus adroit qu’un aveugle, plus rapide que
le filet des gladiateurs, plus subtil que la foudre, plus raide qu’un cocher, plus lourd
qu’une vache, plus sage qu’un élève tirant la langue sur des chiffres, plus gréé, plus
voilé, plus ancré, plus bercé qu’un navire, plus incorruptible qu’un juge, plus vorace
que les insectes, plus sanguinaire que les oiseaux, plus nocturne qu’un œuf, plus
ingénieux que les bourreaux d’Asie, plus fourbe que le cœur, plus désinvolte qu’une
main qui triche, plus fatal que les astres, plus attentif que le serpent qui humecte
sa proie de salive ; je sécrète, je tire de moi, je lâche, je dévide, je déroule, j’enroule
de telle sorte qu’il me suffira de vouloir ces nœuds pour les faire et d’y penser pour
les tendre ou pour les détendre ; si mince qu’il t’échappe, si souple que tu t’imagi-
neras être victime de quelque poison, si dur qu’une maladresse de ma part t’am-
puterait, si tendu qu’un archet obtiendrait entre nous une plainte céleste ; bouclé
comme la mer, la colonne, la rose, musclé comme la pieuvre, machiné comme les
décors du rêve, invisible surtout, invisible et majestueux comme la circulation du
sang des statues, un fil qui te ligote avec la volubilité des arabesques folles du miel
qui tombe sur du miel.
La Machine infernale, Jean Cocteau,© Éditions Grasset & Fasquelle, 1934.
4
Antigone
Comment vont-ils me faire mourir ?
Le Garde
Je ne sais pas. Je crois que j’ai entendu dire que pour ne pas souiller la ville de votre
sang, ils allaient vous murer dans un trou.
Antigone
Vivante ?
Le Garde
Oui, d’abord.
Un silence. Le garde se fait une chique.
Antigone
Ô tombeau ! Ô lit nuptial ! Ô ma demeure souterraine !.. (Elle est toute petite au milieu
de la grande pièce nue. On dirait qu’elle a un peu froid. Elle s’entoure de ses bras. Elle
murmure.) Toute seule.
Antigone, Jean Anouilh, © Éditions de La Table ronde, 1946.
4
Pour conclure
À retenir
Si les règles de la tragédie classique ont marqué l’identité du genre, elles ne
sont pas restées immuables. Corneille comme Racine les ont parfois contour-
nées pour renouveler le genre, mais ce sont surtout les Romantiques, menés
par Hugo, qui remettront en cause le carcan qu’elles imposent en créant le
drame romantique. La règle des trois unités notamment vole en éclats et
les dramaturges du XIXe s’attachent à conserver le registre tragique, sans la
forme de tragédie dans laquelle il était, selon eux, étouffé. Au XXe siècle, la
tragédie est renouvelée par la réécriture des mythes tragiques, mais une
grande liberté de ton et de texte permet aux pièces de rencontrer le succès
auprès du public contemporain. Peu à peu les frontières s’estompent et la
comédie peut devenir grinçante ou tragique, notamment avec le théâtre de
l’absurde, qui, sous des dehors rieurs et grotesques, met en avant la situation
tragique de l’être humain.
Le registre tragique conserve donc de la tragédie la réflexion sur la lutte dé-
sespérée de l’être humain contre un destin inéluctable ainsi que la conscience
aiguë d’une mort inévitable. Il s’insère maintenant dans différentes formes de
pièces, que nulle règle ne dirige : le dramaturge a ainsi une complète liberté.
4
Chapitre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
À retenir
Le théâtre, par son étymologie désigne un spectacle à voir. Vous garderez donc
en tête cette dimension essentielle lorsque vous étudierez un texte théâtral.
Au XVIIe siècle, peu de gens peuvent lire les pièces, mais la société tout en-
tière peut se rendre au théâtre. Les dramaturges écrivent donc leurs pièces en
pensant immédiatement à leur mise en scène.
Comédie et tragédie au XVIIe ont toutes deux une dimension didactique : s’il
doit plaire et émouvoir (placere et movere), le théâtre a aussi pour mission
d’éduquer (docere). Les règles instituées ont donc pour but de faciliter ce pro-
jet. La tragédie espère purger les passions humaines en en montrant sur
scène des exemples extrêmes. La comédie veut quant à elle amener le spec-
tateur à réfléchir sur ses agissements : en riant des excès d’un personnage,
il doit « châtier » (castigare) ses propres mœurs.
Approfondissement et soutien
Si vous avez rencontré des difficultés, rendez-vous sur cned.fr pour ef-
fectuer l’activité interactive n° 1 qui vous permettra de consolider vos
connaissances.
Si vous voulez aller plus loin, rendez-vous sur cned.fr pour effectuer l’activité
interactive n° 2.
4
Fiche méthode
Comédie et tragédie
Comédie Tragédie
Dans une maison, en ville. Parfois à la Lieu unique. L’antichambre d’un palais,
campagne. le plus souvent. Un lieu « neutre » où
Lieux de l’action On observe plusieurs lieux dans une peuvent se croiser tous les personnages.
même pièce. L’unité de lieu n’est pas
nécessairement respectée.
Faire rire, divertir le public. Mais aussi, Susciter la terreur et la pitié pour obtenir
selon la formule « castigat ridendo la purgation des passions. Moraliser le
mores », faire prendre conscience au public en lui montrant l’exemple d’une
Visée
public de la satire morale. Finalement, la grande souffrance.
comédie fait évoluer l’esprit critique du
spectateur.
4
Fiche méthode
Le vocabulaire du théâtre
Aparté réplique dite « à part » par un personnage, censée être entendue seulement par
les spectateurs, les autres personnages présents sur scène étant censés ne pas
l’entendre.
Commedia comédie italienne apparue au XVe siècle. Les acteurs y portent des masques
dell’arte pour incarner des personnages types (tel Arlequin). Ils improvisent des lazzis et
des saynètes sur des canevas bien connus.
Catharsis c’est-à-dire la purgation des passions (selon l’étymologie grecque « pureté »),
fonction théâtrale par laquelle le spectateur se retrouve « purgé » de ses vices
ou défauts en assistant au spectacle du malheur des héros mis en scène. Dans
l’idéal classique, la tragédie doit servir d’exemple au public pour le rendre meil-
leur.
Classicisme mouvement culturel et littéraire du XVIIe siècle, qui considère comme beau ce
qui est fondé sur l’alliance de la raison et du sentiment, le respect de la vraisem-
blance et des bienséances. Les thèmes sont souvent inspiré de l’Antiquité. En
art, la ligne droite et la symétrie sont privilégiées.
Coryphée chef du chœur dans la tragédie grecque. Il dialogue avec les acteurs.
Didascalie indication scénique donnée par l’auteur aux acteurs, fixant les noms des per-
sonnages, l’intonation des répliques, les gestes, les déplacements, ou encore
les décors.
Dilemme conflit intérieur vécu par un personnage lui imposant de choisir entre deux inté-
rêts opposés, l’amour et l’idéal politique ou la gloire, la famille ou la cité.
Double nature de l’énonciation au théâtre qui prend en compte deux destinataires, le(s)
énonciation personnage(s) et les spectateurs.
Drame (étymologiquement « action »). Genre théâtral du XIXe siècle, mêlant les re-
gistres comique et tragique.
Euphémisme figure de style visant à atténuer l’effet abrupt d’une réalité ou d’une idée.
Exemple : « il nous a quitté » pour « il est mort ».
Farce genre théâtral reposant sur un comique trivial, des effets grotesques ou bouf-
fons.
Hyperbole figure d’amplification ou d’exagération qui souligne ou met en relief une idée.
Exemple : « c’est à mourir de rire » plutôt que « c’est vraiment très drôle »
Lazzi(s) jeux de scènes, jeux de masque ou de mots improvisés pour faire rire dans la
commedia dell’arte.
4
Litote expression retenue qui dit le moins pour suggérer le plus. Ex : « Va, je ne hais
point ». (Corneille, Le Cid)
Scène unité de base des pièces du théâtre classique. Elle se définit par l’entrée ou la
sortie d’un personnage.
Tragique registre qualifiant un texte où l’enchaînement des faits voue le héros au malheur
et à la mort, sans autre issue possible.
Séquence 5
L’École des femmes :
une comédie classique
5 Objectifs
5
Chapitre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Propositions de lecture
Afin de vous forger une culture littéraire personnelle qui vous permettra
d’approfondir votre connaissance du théâtre et de la comédie au XVIIe siècle,
nous vous invitons à lire attentivement les deux pièces étudiées dans la sé-
quence, mais aussi à analyser les documents iconographiques que nous
avons retenus. Nous vous invitons également à flâner dans la liste ci-des-
sous, et à lire, pour le plaisir, certaines des œuvres suivantes.
▶ Sur le thème de la jeune fille naïve que l’amour rend avisée, voici
quelques suggestions de lectures :
– Le conte de La Fontaine, « Comment l’esprit vient aux filles ».
– Le Barbier de Séville, ou La précaution inutile, de Beaumarchais : un siècle
plus tard, une reprise au théâtre du motif de la jeune fille prisonnière d’un
barbon.
5
– Sur l’éducation des filles, dans Artamène ou le Grand Cyrus, Madeleine de
Scudéry présente ses positions sur l’accès des jeunes filles à l’éducation.
Vous pouvez lire ce texte dans certaines éditions de L’École des femmes
(voir le dossier) ou ici :
http://www.artamene.org (livre 10, chapitre 2, page 6970, puis déplier
pour lire la page en contexte)
– Le Tartuffe
– Le Misanthrope
– Les Femmes savantes
– Le Malade imaginaire
Filmographie
– Roberto Rossellini, La Prise du pouvoir par Louis XIV
– Ariane Mnouchkine, Molière
– Gérard Corbiau, Le Roi danse
La préciosité et le classicisme
Pour mieux connaître la préciosité, vous pouvez lire quelques-unes des poé-
sies d’Isaac de Benserade, contemporain de Molière, et poète très célèbre
à cette époque :
http://www.bmlisieux.com/curiosa/benserad.htm
5
Chapitre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Autour de Molière
Objectifs d’apprentissage
Rendez-vous sur cned.fr pour regarder la vidéo de présentation du
chapitre 2.
© CNED
Pour apprendre
A Biographie de Molière
Molière est un très grand dramaturge français, et vous avez certainement déjà lu
plusieurs de ses comédies. C’est pourquoi il est important que vous ayez quelques
connaissances essentielles sur sa vie, qui vous permettront de mieux comprendre
ses œuvres et de les replacer dans leur contexte historique.
Pour cela, je vous invite à faire des recherches sur la bio-
graphie du dramaturge sur Internet, en consultant plusieurs
sites – et pas seulement Wikipedia ! –, et à prendre des notes
sur ce qui vous semble important à retenir, avant de réaliser
l’activité suivante.
5
B Contexte historique
baroque Molière a vécu sous les règnes de Louis XIII et Louis XIV, au
Mouvement culturel marqué par la liberté cours desquels se sont épanouis les mouvements culturels
totale d’inspiration et de composition du baroque*, puis, du classicisme.
menant parfois à l’outrance ; au théâtre, Molière est lui-même un représentant du classicisme. Vous
c’est la tragi-comédie qui domine. trouverez une présentation détaillée de ce courant dans la
fiche méthode en fin de chapitre.
La vie culturelle est étroitement liée au contexte historique. Nous vous présentons
dans le tableau ci-après les aspects marquants du XVIIe siècle sur le plan politique,
religieux, économique, social et culturel.
Hostilités d’une bonne partie de Révoltes paysannes, Marqué par la Fronde, Guerres
la famille royale et de la grande puis émeutes et Louis XIV écarte incessantes :
aristocratie française, d’où Fronde des Princes l’aristocratie du pouvoir guerre de la ligue
de nombreuses manœuvres en 1663, s’entoure de d’Augsbourg (1688-
politiques pour affaiblir les (1650-1652), révolte bourgeois, comme 1697) et guerre
Politique aristocrates au profit du des derniers féodaux Colbert, et instaure un de succession
pouvoir royal. Longues guerres contre le pouvoir pouvoir personnel et d’Espagne (1701-
contre l’Espagne. centralisateur qui une monarchie absolue. 1714).
émerge et réduit leur Multiples réformes.
influence. Nombreux succès
militaires.
5
C L’esthétique classique en peinture et dans l’art
des jardins
5
Rendez-vous sur cned.fr ou dans votre fascicule d’exercices
pour effectuer l’activité n° 4 qui vous permettra de travailler sur
le classicisme dans les jardins du château de Versailles.
La lecture préalable de la Fiche méthode sur le classicisme à la fin de ce
chapitre peut vous aider à répondre aux questions.
Le château de Vaux-le-Vicomte
Vue aérienne du
château de Vaux-le-Vicomte.
© Roger-Viollet
Le château de Versailles
5
Sitographie
Pour approfondir votre connaissance des liens qu’entretient Louis XIV avec les
arts, et en particulier avec le théâtre, vous pouvez consulter les sites suivants :
5
Pour conclure
À retenir
Le XVIIe siècle est marqué par la mise en place de l’absolutisme royal par
la dynastie des Bourbons ; après Henri IV, Louis XIII et son ministre Richelieu
cherchent à affaiblir les aristocrates au profit du pouvoir royal. Sous la régence
d’Anne d’Autriche éclatent les troubles de La Fronde, qui laisseront le jeune Louis
XIV très hostile à la noblesse. Après la mort de Mazarin, qui reste son premier
ministre jusqu’à sa mort en 1661, Louis XIV décide d’assumer seul le pouvoir.
Pour domestiquer la noblesse, le roi va la faire vivre à sa cour, qui se doit
d’être la plus brillante. Les nobles se ruineront pour y vivre et dépendront
des pensions et des faveurs du roi. Il fait choix de la construction d’un palais
superbe, à Versailles, destiné à éblouir l’Europe ; ce château et ses jardins
seront la marque de la magnificence royale. Il prend pour emblème le soleil,
autour de qui tout doit tourner, et pour devise, Nec pluribus impar, qui signifie
que, comme le soleil, il se trouve au-dessus de tout.
La mise en espace des jardins, à la fois écrins du château et lieux de la prome-
nade royale, reflète la toute-puissance de Louis XIV, comme en témoignent les
statues d’Apollon et de sa mère Latone qui ornent les fontaines, les bassins et
le grand canal de Versailles.
À partir de 1630, le théâtre devient, comme le dit Corneille dans L’Illusion
comique, « Le divertissement le plus doux de nos princes, / Les délices du
peuple, et le plaisir des grands / ; il tient le premier rang parmi leurs passe-
temps ». La « Querelle du Cid » (1637-1640) aura pour résultat la codification
des règles du théâtre classique. Inspirées des auteurs de l’antiquité, notam-
ment d’Aristote et d’Horace, elles proscrivent le mélange des genres co-
mique et tragique tel qu’on le trouvait dans le théâtre baroque, et établissent
une hiérarchie qui place au sommet la tragédie classique. Comédie et tra-
gédie doivent se plier à des règles d’écriture, les règles de bienséance, de
vraisemblance et celles des trois unités (de temps, de lieu et d’action).
La création de l’Académie française par Richelieu, le puissant ministre du roi
Louis XIII, encourage les arts et le théâtre. Mazarin est un mécène et Louis XIV à
son tour favorisera et protègera les artistes qui le célèbrent ; il imposera aussi les
règles du classicisme dans les arts ; les jardins de Versailles en sont un exemple.
Ce siècle est aussi marqué par la préciosité, un mouvement né dans les sa-
lons de l’aristocratie au début du XVIIe siècle et qui continue tout au long du
siècle. Les précieuses veulent imposer la bienséance, le goût pour la litté-
rature et les arts, et un raffinement qui n’existait pas à la cour d’Henri IV.
Idéalistes en amour, elles préfèrent l’amour platonique au mariage, souvent
forcé à cette époque, et réfléchiront à l’éducation des jeunes filles. Pratiquant
l’art de la conversation, elles auront une grande influence sur la langue fran-
çaise qu’elles contribueront tout à la fois à normaliser et à enrichir. Les salons
précieux, fréquentés par tous les auteurs, sont les lieux où se fait, se lit et se
discute la littérature du XVIIe siècle.
5
Fiche méthode
Le classicisme
Définition
L’esthétique classique du XVIIe siècle se Naissance d’une notion
place dans la continuité de celle de la
Renaissance dont elle hérite des valeurs : laLe terme est tiré du latin classicus ; l’adjectif « classique »
recherche de l’harmonie, l’imitation de l’An-qualifiait dans la Rome antique la langue parlée par l’élite
tiquité, l’observation de la nature, et, dansintellectuelle et sociale, par opposition à la langue vulgaire,
les arts plastiques, le rendu de la perspec- la langue du peuple. Le terme « classique » apparaît à la Re-
tive, du modelé et de l’anatomie. Son idéal
naissance pour désigner, par opposition à l’art gothique, une
de beauté, par opposition au baroque, réside
esthétique définie d’après le modèle antique gréco-romain. À
dans l’ordre, la clarté et la symétrie.
la fin du XIXe siècle, ce sont les historiens de l’art qui donnent
son sens actuel à la notion de « classicisme » pour définir,
par opposition au « baroque », le courant qui s’est développé à partir de la fin du
XVIe siècle dans les arts plastiques, l’architecture, la littérature et la philosophie.
Contexte culturel
Le classicisme se diffuse au sein de la bourgeoisie et des aristocrates de moindre
rang – la haute aristocratie ayant été écartée par Louis XIV – pétris par la même
culture gréco-latine. Laissées sans instruction, mis à part quelques personnalités
d’exception – comme Mlle de Scudéry –, les femmes, créeront le courant précieux.
5
Les grands principes de l’esthétique classique
5
La querelle des Anciens et des Modernes est révélatrice d’une évolution qui mar-
quera la fin du classicisme et annoncera le siècle des Lumières. Les « Modernes »
(Perrault, Fontenelle) contestent cette toute-puissance des modèles antiques : s’ils
sont dignes d’admiration, disent-ils, le progrès de l’art et de la société oblige les
artistes à innover et à rechercher d’autres sources d’inspiration et de nouvelles
formes artistiques en accord avec leur temps. Le parti des Anciens (Boileau, La
Bruyère) ou parti des classiques rétorque que l’Antiquité gréco-latine est la seule
référence possible car elle a atteint la perfection et l’universel. La preuve en est la
durée de la renommée des auteurs de l’Antiquité.
2. La raison
L’art classique prétend se fonder sur la raison, dans un souci constant de lucidité et
d’analyse. S’il s’intéresse bien souvent aux passions et à l’irrationnel, il cherche à
les rendre intelligibles. On refuse donc le droit de juger à ceux chez qui la raison et
le jugement ne sont pas développés par l’habitude de la réflexion et par la culture
intellectuelle : les productions classiques s’adressent à un public cultivé. De cette
valeur accordée à la raison découlent plusieurs traits caractéristiques de l’esthé-
tique classique.
a. La codification
Sous l’autorité de la raison, s’érige un système très strict de règles dans chaque
genre. Les règles classiques sont les œuvres des doctes qui définissent les théories
du goût classique, à travers des lettres, des traités, des arts poétiques. Vaugelas et
Guez de Balzac légifèrent ainsi sur la bonne utilisation de la langue. Jean Chape-
lain et l’abbé d’Aubignac définissent les règles du théâtre classique. En musique et
dans les arts plastiques, les principes formels sont très contraignants et rigoureu-
sement défendus par les académies, créées pendant cette période. L’autorité des
Anciens repose donc désormais sur les théoriciens et les académiciens.
b. Vraisemblance et bienséance
Afin de montrer la réalité dans ce qu’elle a de rationnel et d’universel, l’art clas-
sique s’efforce d’être naturel, autrement dit de donner l’impression de la réalité
tout en évitant de choquer le public sur un plan moral ou esthétique.
c. Souci de clarté
De la même façon que la raison éclaire le jugement, l’art se doit d’éclairer l’enten-
dement. Ce souci de clarté se traduit en littérature, par le recours à un langage
simple et précis. Retenez les vers de Boileau qui synthétisent si bien cette idée :
« Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement / Et les mots pour le dire viennent
aisément. » (Art poétique)
5
Lisez cet extrait de Phèdre de Racine où l’héroïne éponyme de la pièce ouvre tout
entier son cœur à son beau-fils Hippolyte à qui elle vient d’avouer son amour. Ce
passage est une remarquable illustration de la doctrine classique « plaire, tou-
cher et instruire ». À la lecture de ce texte, vous éprouverez sans doute en effet à
la fois un plaisir esthétique, un sentiment de pitié pour l’héroïne tragique et de
l’aversion pour sa monstrueuse passion.
PHÈDRE
5
L’idéal classique ou la morale du « Grand
Siècle » : l’honnête homme
L’honnête homme (pluriel les « honnêtes gens ») est marqué par le sens de la
mesure et de l’élégance. Maître de soi et plein de finesse, cultivé et toujours dé-
sireux d’apprendre avec un esprit critique, il est ouvert, curieux, savant sans être
pédant, agréable et s’adapte sans hypocrisie à la société mondaine, puisque son
sens de la mesure lui fait connaître et accepter les faiblesses humaines.
Lisez ce portrait tiré des Caractères, œuvre dans laquelle le moraliste Jean de La
Bruyère stigmatise des défauts inconciliables avec l’honnêteté. Par inversion, vous
aurez un portrait de l’honnête homme !
Giton a le teint frais, le visage plein et les joues pendantes, l’œil fixe et assuré,
les épaules larges, l’estomac haut, la démarche ferme et délibérée. Il parle avec
confiance ; il fait répéter celui qui l’entretient, et il ne goûte que médiocrement tout
ce qu’il lui dit. Il déploie un ample mouchoir, et se mouche avec grand bruit ; il
crache fort loin, et il éternue fort haut. Il dort le jour, il dort la nuit et profondément ;
il ronfle en compagnie. Il occupe à la table et à la promenade plus de place qu’un
autre. Il tient le milieu en se promenant avec ses égaux ; il s’arrête, et l’on s’arrête ;
il continue de marcher, et l’on marche : tous se règlent sur lui. Il interrompt, il re-
dresse ceux qui ont la parole : on ne l’interrompt pas, on l’écoute aussi longtemps
qu’il veut parler ; on est de son avis, on croit les nouvelles qu’il débite. S’il s’assied,
vous le voyez s’enfoncer dans un fauteuil, croiser ses jambes l’une sur l’autre, fron-
cer le sourcil, abaisser son chapeau sur ses yeux pour ne voir personne, ou le rele-
ver ensuite, et découvrir son front par fierté et par audace. Il est enjoué, grand rieur,
impatient, présomptueux, colère, libertin, politique, mystérieux sur les affaires du
temps ; il se croit des talents et de l’esprit. Il est riche.
Jean de La Bruyère, « Des biens de fortune », Les Caractères, 1688.
Mémorisez cette phrase pour retenir le nom des grands auteurs classiques :
« Sur la racine de la bruyère, la corneille boit l’eau de la fontaine Molière ».
5
Chapitre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Objectifs d’apprentissage
Rendez-vous sur cned.fr pour regarder la vidéo de présentation du
chapitre 3.
© CNED
Pour apprendre
5
Autour des années 1630, certains dramaturges, en particulier Pierre Corneille,
veulent éloigner la comédie de la farce et de la commedia dell’arte et en faire une
véritable œuvre littéraire, au rebours de l’improvisation que supposent les deux
formes de comédie dominantes. Cette comédie des années 1630 est un genre
« moyen » qui associe un certain réalisme social et la stylisation (« beau » lan-
gage, « noble » conception de l’amour...).
À la date de L’École des femmes, Molière s’est illustré dans la farce avec La Jalousie
du Barbouillé (1646) et Le Médecin volant (1647). Il a composé des comédies de struc-
ture variable d’un, trois, ou cinq actes, en prose ou en vers, dans lesquelles il em-
Lazzi prunte aux lazzi* de la commedia dell’arte. L’Étourdi ou les contretemps et Le Dépit
(mot italien) amoureux comportent cinq actes et sont écrites en vers, comme le genre majeur de
plaisanteries la tragédie.
burlesques en Si L’École des femmes est considérée comme la première des « grandes comédies »
paroles ou en de Molière, ce n’est donc pas parce qu’elle est composée en alexandrins et se dé-
actions, jeux de
ploie sur cinq actes. Frustré de ne pouvoir briller dans le grand genre de la tragé-
mots, grimaces,
die, Molière s’est employé à donner à la comédie une dignité et une fonction sociale
gestes gro-
tesques. qui l’élèvent à un niveau proche de cette dernière, et ce souci l’a conduit dans les
faits à adopter les principes de l’esthétique et du théâtre classiques. Par la suite,
ses détracteurs – dont maints dramaturges jaloux de son succès – lui ont reproché
de transgresser ces règles, critique que personne n’aurait songé à adresser au su-
jet d’une farce, d’une commedia dell’arte ou d’une comédie privilégiant une intrigue
farcesque et la gestuelle comique. La querelle soulevée par L’École des femmes
s’explique donc paradoxalement par la rigueur, l’originalité et la qualité du travail
littéraire qui caractérisent cette œuvre, qui fait rire et édifie tout à la fois.
Pour mieux mesurer la richesse de la pièce, recensons d’abord les critiques qu’elle
a suscitées.
5
une prérogative de la tragédie. En outre, certaines répliques, d’Arnolphe surtout,
sont jugées tragiques et donc inadéquates dans une comédie. Ainsi en va-t-il,
pour Robinet, dans Le Panégyrique de l’École des femmes, de la proposition de se
tuer qu’Arnolphe fait à Agnès. Aux yeux de Boursault, la réplique d’Agnès – « le petit
chat est mort » – « ensanglante la scène », comme dans une tragédie. Enfin, c’est
le caractère « dramatique » de l’œuvre qui est tout simplement contesté, dans
la mesure où « il ne se passe point d’actions » et que « tout consiste en des récits
que viennent faire ou Agnès ou Horace » (propos tenus par le poète Lysidas dans La
critique de l’École des femmes, scène 6).
Dans la scène 6, Dorante soutient que la comédie est un genre plus difficile que
la tragédie car la seconde met en scène des héros légendaires, pour lesquels le
poète n’a « qu’à suivre les traits de [son] imagination », tandis que la première doit
« entrer comme il faut dans le ridicule des hommes » et pour cela les « peindre
d’après nature ». « On veut que ces portraits ressemblent ; et vous n’avez rien fait
si vous n’y faites reconnaître les gens de votre siècle. » À cela s’ajoute la nécessité
de « plaisanter » à partir de portraits ressemblants, autre difficulté, qui conduit
Dorante à cette conclusion : « c’est une étrange entreprise que celle de faire rire
les honnêtes gens ». Par l’intermédiaire de Dorante, Molière se montre également
sans équivoque sur la question du respect des règles :
« Vous êtes de plaisantes gens avec vos règles, dont vous embarrassez les igno-
rants et nous étourdissez tous les jours. Il semble, à vous ouïr parler, que ces règles
de l’art soient les plus grands mystères du monde ; et cependant ce ne sont que
quelques observations aisées, que le bon sens a faites sur ce qui peut ôter le plaisir
que l’on prend à ces sortes de poèmes [comiques] ; et le même bon sens qui a fait
autrefois ces observations les fait aisément tous les jours sans le secours d’Horace
et d’Aristote. »
Il va plus loin, donnant comme « la grande règle de toutes les règles », celle de
« plaire », et ajoutant : « si les pièces, qui sont selon les règles ne plaisent pas et
que celles qui plaisent ne soient pas selon les règles, il faudrait de nécessité que les
règles eussent été mal faites. » C’est dire combien la pratique prime sur la théorie
pour Molière !
Mais si Dorante condamne l’obsession de certains pour les règles, il n’en défend
pas moins la conformité de la pièce aux préceptes classiques, déclarant avec
aplomb : « et peut-être n’avons-nous point de pièce au théâtre plus régulière que
celle-là. » Voilà ainsi justifiée cette séquence et les analyses qui vont suivre sur le
respect des règles du théâtre et de l’esthétique classiques dans la pièce !
Sans anticiper sur votre étude, rapportons la réponse de Dorante concernant la
prévalence des récits sur l’action : « Premièrement, il n’est pas vrai de dire que
toute la pièce n’est qu’en récits. On y voit beaucoup d’actions qui se passent sur la
scène, et les récits eux-mêmes y sont des actions », d’autant qu’ils sont faits « in-
5
nocemment » à la « personne intéressée ». En assistant à la réaction d’Arnolphe,
le spectateur prend à la fois connaissance des actions qui ont eu lieu hors-scène
et voit en actes la joie ou le désespoir du protagoniste. Dorante justifie également
le comportement inconstant d’Arnolphe au nom du réalisme psychologique. Un
homme jaloux peut bien éprouver un « transport amoureux » tout autant qu’une
désillusion tragique. Ceci n’est pas en désaccord avec son caractère ridicule et la
forme de la comédie.
La façon dont le public doit recevoir la pièce est énoncée par Uranie, qui sert éga-
lement – quoique plus épisodiquement – de porte-parole au dramaturge. Ainsi
explique-t-elle admirablement que la comédie vise à une satire des vices et des
mœurs humains, et non à une caricature mordante d’un individu en particulier :
« Pour moi, je me garderai de m’en offenser et de prendre rien sur mon compte
de tout ce qui s’y dit. Ces sortes de satires tombent directement sur les mœurs, et
ne frappent les personnes que par réflexion. N’allons point nous appliquer nous-
mêmes les traits d’une censure générale […] Toutes les peintures ridicules qu’on
expose sur les théâtres doivent être regardées sans chagrin de tout le monde. Ce
sont miroirs publics, où il ne faut jamais témoigner qu’on se voie ; et c’est se taxer
hautement d’un défaut, que se scandaliser qu’on le reprenne. » Elle perçoit même
l’intérêt didactique de cette satire, invitant chacun à « profit[er] de la leçon ».
(scène 6)
En résumé, qu’est-ce qui fait de L’École des femmes une illustration de « la grande
comédie » ou de « la comédie classique » ?
▶ l’organisation de l’intrigue centrée sur le personnage d’Arnolphe, qui garantit
l’unité de l’action ;
▶ la complexité de caractère d’Arnolphe, qui évolue au cours de la pièce, à l’égal
d’Agnès d’ailleurs, tandis que, dans la farce, les personnages sont immuables ;
▶ la présence des récits qui créent l’action et assurent le respect de la bienséance
en tenant à distance les gestes et actions qui auraient pu choquer (scènes ga-
lantes entre Agnès et Horace, Horace assommé « à mort » par Georgette et
Alain) ;
▶ le fait que le comique naisse surtout du ridicule des caractères et plus rare-
ment d’une gestuelle et de plaisanteries gratuites, « faites pour rire ». Le co-
mique naît ainsi de la peinture « d’après nature » des caractères ;
▶ le souci de plaire, mais aussi d’instruire : Molière livre aux spectateurs, avec le
personnage d’Arnolphe, une leçon sur les effets délétères de la passion amou-
reuse et de la jalousie, et propose une réflexion sur la condition féminine.
5
On pourrait ajouter à cet inventaire la composition en cinq actes et en alexandrins
et le respect de la règle des trois unités, mais ces deux aspects sont beaucoup
plus accessoires : ils ne suffisent pas à créer la comédie classique.
C La structure de la pièce
Afin de mettre en évidence la structure de la pièce, nous vous proposons de complé-
ter le tableau suivant, il vous servira de support pour effectuer l’activité proposée.
1 2 3 4 1 2 3 4 5 1 2 3 4 5 1 2 3 4 5 6 7 8 9 1 2 3 4 5 6 7 8 9
Chrysalde
Arnolphe
Alain
Georgette
Agnès
Horace
Un notaire
Enrique
Oronte
5
Pour conclure
À retenir
L’École des femmes est une comédie, puisque son sujet en est léger et plai-
sant : le cocuage et les amours contrariées de deux jeunes gens. De nom-
breuses scènes amènent le spectateur à rire, et cet effet fut atteint, comme
l’atteste la gazette de Loret :
« On joua l’École des Femmes,
Qui fit rire Leurs Majestés
Jusqu’à s’en tenir les côtés. »
L’École des femmes respecte la règle des trois unités, d’action, de lieu et de
temps :
▶ Unité d’action : l’intrigue est resserrée sur la rivalité entre Horace et
Arnolphe : lequel des deux obtiendra d’épouser Agnès ? Cette rivalité est
connue du spectateur et d’Arnolphe, mais ignorée d’Horace, qui se mé-
prend sur l’identité du tuteur d’Agnès.
▶ Unité de lieu : tout se joue devant la maison où Arnolphe tient Agnès en-
fermée. Des récits, ceux d’Horace et d’Agnès, permettent au spectateur de
savoir ce qui s’est déroulé hors scène, avant le début de la pièce, ou entre
les actes.
▶ Unité de temps : tout se passe en vingt-quatre heures, depuis le matin où
Arnolphe, rentrant chez lui, annonce à Chrysalde son projet de mariage,
jusqu’au matin suivant où les deux jeunes amoureux seront réunis.
5
autres comédies de Molière, il ne joue pas le rôle d’aide aux jeunes amoureux,
bien au contraire. Leur rôle s’efface dans les deux derniers actes, où ils ne
sont plus que les gardiens d’Agnès.
Les amoureux, Agnès et Horace, ne sont jamais ensemble en scène, sauf bien
sûr dans la scène finale, qui voit leur réunion, et à l’acte IV, lorsqu’ils sont en
présence d’Arnolphe. Si Agnès est presque privée de parole dans les deux pre-
miers actes, ce n’est plus le cas dans le dernier acte. Horace et Agnès luttent
pour obtenir le droit de s’aimer, et leur présence devient très importante au
dernier acte.
Molière a choisi de ne pas montrer sur scène les rencontres des amoureux,
bien qu’elles soient essentielles à l’intrigue. Ce choix l’a amené à en faire les
récits. Pris en charge pour la plupart par Horace, ils répondent à un double
objectif : ils mettent le spectateur au courant du développement de l’intrigue,
mais surtout, comme ces récits sont faits à Arnolphe, ils ont une fonction co-
mique : le jaloux apprend ainsi, par son rival, que ses plans ont échoué.
Fiche méthode
5
Parnasse En 1674, au chant III de son Art poétique, Nicolas Boileau, dit « le législateur du
dans la mytholo- Parnasse* », va reprendre et résumer en des vers mémorables des règles déjà en
gie grecque, ce vigueur.
terme désigne le
lieu de résidence
d’Apollon et des Lisez ce passage concernant la tragédie : nous y avons surligné cer-
neuf Muses. Par taines de ces règles.
métonymie, il dé-
signe une assem-
blée de poètes.
5
Tirée des commentaires italiens de la Poétique d’Aristote et formulée à la Renais-
sance, puis éclipsée pendant la période baroque, cette règle s’est imposée dans le
théâtre classique après la fameuse « querelle du Cid » en 1636.
Une autre règle existe qui est celle de l’unité de ton : cette règle interdit qu’on
mêle les registres comique et tragique dans une même pièce.
▶ La bienséance dite « externe » vise, quant à elle, à ne pas choquer la sensibilité
ni les principes moraux du spectateur. Se trouvent ainsi bannis de la scène la
représentation d’actes violents (meurtres, suicides…), les allusions marquées
à la sexualité, à la nourriture, à la vie du corps en général, ainsi que les mots
grossiers, qui n’ont leur place que dans les farces. Les scènes trop violentes
font l’objet d’un récit : dans Phèdre, la mort d’Hippolyte sera racontée. Les récits
de ces scènes constituent de véritables morceaux de bravoure puisqu’ils doivent
toucher autant et même davantage que l’action représentée. Vous imaginez la
difficulté qu’ont rencontrée les dramaturges dans la composition des aveux
amoureux de Phèdre, de Bérénice ou tout simplement d’une jeune ingénue.
C’est, d’ailleurs, par souci des bienséances que Pierre Corneille révisa toutes
ses pièces après 1660 à l’occasion d’une réédition complète de son théâtre.
5
La vraisemblance
Suivant la même doctrine du placere (plaire), du docere (enseigner) et du movere
(toucher), il est nécessaire que le public tienne pour vraies les actions représentées
sur scène. Celles-ci doivent donc être vraisemblables, faute de quoi les spectateurs
ne prendront pas goût à la pièce et ne ressentiront pas les émotions escomptées et,
partant, n’en retireront pas non plus la portée didactique. Il est important de noter
que « vraisemblable » ne signifie pas « vrai », comme le précisent l’abbé d’Aubi-
gnac, puis Boileau :
La catharsis
Chapitre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Objectifs d’apprentissage
5
Pour débuter : Histoire des arts
Pour apprendre
A Étude de l’exposition
1. Lecture analytique (acte I, scène 1)
Nous allons découvrir les caractéristiques de la scène d’exposition, à travers l’étude
de la première scène de L’École de femmes.
5
2. Chrysalde, le « raisonneur »
Dans L’École des femmes, Chrysalde incarne la morale du juste milieu, de « l’hon-
nête homme », homme de bonne compagnie qui s’efforce de faciliter les relations
sociales. Il essaie de prévenir et raisonner Arnolphe en ami pour lui éviter des in-
fortunes et des déconvenues. Sur le plan dramatique, il représente la norme qui
permet de mesurer la folie d’Arnolphe qu’il juge d’ailleurs « malade ». Il a aussi un
rôle dramaturgique important car il apporte la contradiction, la contestation et
permet la relance des arguments développés par le personnage d’Arnolphe. Le
dialogue progresse alors et le spectateur peut pénétrer plus avant dans les obses-
sions du barbon.
5
Écoutez la scène 4 de l’acte V (vers 1566 à 1611)
Enr. 22
lue par des comédiens, puis relisez la scène vous-
même à voix haute.
Effectuez l’activité interactive n° 8, elle vous permettra de réa-
liser une première approche du texte. Puis l’activité n° 9 qui
vous permettra d’en effectuer une lecture analytique.
5
Pour conclure
À retenir
L’École des femmes repose sur deux ressorts dramatiques :
Le premier, pose la question de savoir s’il est possible de se marier et de
n’être pas trompé. Cette question est un très ancien ressort comique, que
l’on rencontre chez Rabelais, avec le personnage de Panurge, ainsi que dans
les farces et la commedia dell’arte. Arnolphe est le premier des « extrava-
gants », des « fous » que représenteront les grandes comédies de Molière ;
sa folie est de vouloir à toutes fins se marier, alors même qu’il craint d’être
trompé. Arnolphe, dont le nom est celui du saint patron des cocus, décide donc
d’épouser une très jeune fille élevée en recluse dans l’ignorance la plus totale :
il veut « épouser une sotte pour n’être point sot ».
Le second ressort dramatique de la pièce est le quiproquo : Horace ignore
que M. de la Souche, le tuteur d’Agnès et Arnolphe, l’ami de son père, ne sont
qu’une seule et même personne. Il se confie donc à Arnolphe et lui demande
conseil. Le jaloux doit supporter le récit des amours d’Agnès et d’Horace ; et
bien qu’il pense pouvoir déjouer les plans des amoureux, puisque Horace les
lui confie, il est toujours mis en échec, à la plus grande joie du spectateur.
5
Chapitre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
À retenir
En 1662, Mazarin est mort depuis un an et Louis XIV accède au pouvoir ab-
solu ; il écarte la noblesse du pouvoir, s’entoure de bourgeois et instaure un
pouvoir personnel et une monarchie absolue.
Le XVIIe siècle est marqué par le triomphe du théâtre à partir des années
1630 ; après la création en 1634 par Richelieu de l’Académie française s’ins-
taure un mécénat de la part des ministres Richelieu et Mazarin, puis du roi
Louis XIV. Le roi favorise les arts et les sciences, ce qui donne lieu à l’apo-
gée du classicisme. La construction du château et des jardins de Versailles
va créer un cadre pour les divertissements royaux, regroupant auprès du roi,
architectes, sculpteurs, peintres, musiciens, et surtout auteurs dramatiques.
Les salons précieux sont un lieu privilégié du raffinement des mœurs, de la
réflexion sur l’éducation des femmes, des arts et de la littérature. C’est là
que la langue française trouvera sa forme classique.
Entre théâtre et salons s’élaborent les règles du classicisme, qui reposent sur
la symétrie et l’harmonie et que l’on retrouve dans tous les arts français de la
seconde moitié du XVIIe siècle, peinture, architecture et musique.
Lorsque Molière crée L’École des femmes, en décembre 1662, il n’a jusqu’alors
écrit que des farces ou de courtes comédies inspirées de la commedia dell’arte.
Cette pièce sera la première de ses grandes comédies, écrites en cinq actes
et en alexandrins.
Le sujet (deux amoureux contrariés par un barbon jaloux) est traditionnel. Le
thème – le cocuage - est certes l’occasion de quelques grivoiseries, mais Mo-
lière en fait une pièce qui amène à une réflexion sur le mariage et l’éducation
des filles. Le personnage d’Arnolphe est obsédé par sa « folie » du mariage
et du cocuage, devenu amoureux ridicule, il devient un miroir où l’on peut ob-
server les défauts du genre humain ; ceci fait de cette pièce une comédie de
mœurs. En outre, sa composition en cinq actes, son écriture en alexandrins et
le respect des règles du théâtre classique en font une pièce d’un genre nou-
veau, que l’on appellera « la grande comédie ».
Arnolphe – joué par Molière – est le premier d’une série d’ « extravagants »
des grandes comédies ; après lui viendront Orgon entiché de son Tartuffe, le
misanthrope Alceste amoureux d’une coquette, le Bourgeois qui veut être
gentilhomme, jusqu’à Argan, le malade imaginaire. Jouet de sa manie, Ar-
nolphe veut à toutes fins se marier alors qu’il ne craint rien tant que d’être
cocu. Agnès, la naïve ingénue, sotte car élevée dans l’ignorance, devient avisée
grâce à l’amour. Horace, son amoureux, prend pour confident son rival et crée
ainsi une situation dramatique pleine de rebondissements. Enfin Chrysalde,
l’ami d’Arnolphe, représente la voix de la raison.
Si L’École des femmes présente quelques traits de la farce, grâce au couple
de serviteurs et aux allusions grivoises des deux premiers actes, elle repose
surtout sur le comique de situation créé par le ressort dramatique du qui-
proquo. Enfin, par le portrait du ridicule Arnolphe, elle est une comédie de
mœurs, qui a pour but de corriger par le rire les défauts humains.
5
La pièce connaît dès sa première représentation un grand succès, d’autant
plus qu’elle est jouée trois semaines plus tard devant le roi et la famille royale.
Les critiques qui lui sont adressées sont habilement reprises par Molière dans
deux courtes pièces, La Critique de l’École des femmes et L’Impromptu de Ver-
sailles, qui seront aussi jouées devant le roi et la cour, assurant définitivement
son succès et sa faveur auprès du roi.
Cette comédie inaugure la série des grandes comédies de Molière (telles
que Le Tartuffe, Le Misanthrope, Les Femmes savantes, Le Malade imaginaire) et
fonde la comédie classique.
Approfondissement et soutien
Séquence 6
La poésie, du romantisme au surréalisme
6 Objectifs
Fiches méthode
Textes et œuvres ▶ Identifier le registre lyrique
6
Chapitre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Propositions de lecture
Afin de vous forger une culture personnelle qui vous permettra de mieux
saisir l’évolution de la poésie du XIXe siècle au XXe siècle, nous vous invitons
à lire attentivement les textes qui se trouvent dans la séquence. Nous vous
invitons également à flâner dans la liste ci-dessous, et à lire, pour le plaisir,
l’une des œuvres suivantes :
6
Chapitre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Objectifs d’apprentissage
Pour apprendre
6
On regrette un temps passé qui a fui. Les poètes romantiques revisitent certains
lieux communs, déjà présents dans la poésie du XVIe siècle :
– la jeunesse qui a fui ;
– le regret ;
– la perte de la femme aimée ;
– l’appel du lointain.
3. L’appel du Lointain
Cet idéalisme des poètes de la première moitié du XIXe siècle va également se ma-
nifester dans le thème du voyage et de l’exotisme. On cherche alors à restituer
une atmosphère orientale ou orientalisante. L’étranger attire les poètes roman-
tiques parce qu’il permet d’explorer de nouveaux paysages intérieurs. Victor Hugo,
dans l’un de ses plus fameux recueils, Les Orientales, s’ingénie à associer la forme
des vers à celles des minarets orientaux. Ainsi, les « Djinns » sont des poèmes en
forme de tours, comportant des vers très courts qui imitent cette forme architec-
turale propre à l’Orient. Ce travail formel s’accompagne d’une véritable curiosité
pour les mœurs exotiques. La poésie décrit des coutumes et des habitudes de vie
qui dépaysent le lecteur. L’appel du lointain correspond donc à un besoin d’éva-
sion dont s’empare la poésie romantique. Mais cette intrusion de l’exotisme dans la
poésie correspond aussi à un idéal politique. Ainsi, dans son recueil Les Orientales,
Hugo rend hommage à la Grèce et exprime son philhellénisme2. Il témoigne aussi
de sa ferveur pour un grand poète que les romantiques français admirèrent : Lord
Byron. Sous un registre légèrement différent, Musset publie Les Contes d’Espagne
et d’Italie en 1830. Comme le titre l’indique, le poète situe sa poésie dans le cadre
chatoyant de deux pays méditerranéens. Ce choix lui permet d’exploiter certains
clichés esthétiques, c’est-à-dire des images connues des lecteurs et qui renvoient
aux mœurs italiennes ou Françaises.
4. Poésie et fantaisie
La poésie romantique ne se limite pas à la voix prophétique du poète ni à l’expres-
sion lyrique. Une autre tendance de la poésie romantique est plus fantaisiste et plus
ironique. Les écrivains qu’on appelle les « petits romantiques » par comparaison
aux « grands » (Hugo, Lamartine, Vigny) s’amusent avec les thèmes de prédilection
du romantisme et parfois les tournent en dérision.
6
Rendez-vous sur cned.fr ou dans votre fascicule d’exercices
pour effectuer les activités 2 à 4. Pour réaliser l’activité n° 4,
vous devez prendre connaissance de la Fiche méthode « Identi-
fier le registre lyrique ». La maîtrise de cette fiche méthode est indispensable
pour lire et comprendre les poèmes que vous allez étudier dans cette séquence.
Enr. 23 Fantaisie
6
15 Que dans une autre existence peut-être2,
J’ai déjà vue… et dont je me souviens3 !
(…)
71 Dieu le veut, dans les temps contraires,
Chacun travaille et chacun sert.
Malheur à qui dit à ses frères :
Je retourne dans le désert !
Malheur à qui prend ses sandales
Quand les haines et les scandales
Tourmentent le peuple agité !
Honte au penseur qui se mutile
Et s’en va, chanteur inutile,
Par la porte de la cité !
Le poète en des jours impies
Vient préparer des jours meilleurs.
ll est l’homme des utopies ;
Les pieds ici, les yeux ailleurs.
C’est lui qui sur toutes les têtes,
En tout temps, pareil aux prophètes,
Dans sa main, où tout peut tenir,
Doit, qu’on l’insulte ou qu’on le loue,
Comme une torche qu’il secoue,
Faire flamboyer l’avenir !
6
91 Plus d’une âme inscrit en silence
Ce que la foule n’entend pas.
Il plaint ses contempteurs frivoles ;
Et maint faux sage à ses paroles
Rit tout haut et songe tout bas !
(…)
277 Peuples ! écoutez le poète !
Écoutez le rêveur sacré !
Dans votre nuit, sans lui complète,
280 Lui seul a le front éclairé.
Des temps futurs perçant les ombres,
Lui seul distingue en leurs flancs sombres
Le germe qui n’est pas éclos.
Homme, il est doux comme une femme.
Dieu parle à voix basse à son âme
Comme aux forêts et comme aux flots.
6
3. Musset ou le lyrisme du cœur au cœur
Rolla est un long poème de 784 vers qui À 22 ans, Musset écrivait « Je suis venu trop tard dans un
obtint un succès considérable et où Mus- monde trop vieux » (Rolla*). Alfred de Musset est né en 1810,
set conte l’histoire de Jacques Rolla, le il est issu d’une génération d’artistes née pendant l’épopée
plus grand débauché de Paris. L’écrivain napoléonienne, il éprouve donc le sentiment d’être arrivé trop
y règle ses comptes avec les philosophes tard pour être un héros. C’est ce que le poète rappelle aussi
du siècle précédent, accusés d’avoir hâté
dans les premières pages de son roman La Confession d’un
la disparition de la foi et l’avènement de
enfant du siècle (1836), expliquant que les jeunes de sa géné-
la volupté sans amour, et d’être ainsi les
responsables du désespoir sans fond qui ration sont voués à souffrir du « mal du siècle » qui consiste
explique l’époque et ses infamies. À tra- en une sorte de spleen4 et de mal-être dont ils ne peuvent
vers ce poème, Musset tente de réaliser, s’extraire. Au retour d’une fête chez des amis, Musset écrit
non sans une certaine grandiloquence, le ce poème : il n’a que trente ans et dresse un bilan pathétique
portrait d’une génération empêtrée dans de sa vie.
ses contradictions et qui finit par croire
que, le bonheur étant devenu impossible,
il ne reste que l’ivresse ou le suicide. Tristesse
4. spleen : état affectif, plus ou moins durable, de mélancolie sans cause apparente et pouvant aller de l'ennui, la tristesse vague
au dégoût de l'existence.
6
Un rêve
J’ai rêvé tant et plus, mais je n’y entends note. Pantagruel, livre III.
Il était nuit. Ce furent d’abord, — ainsi j’ai vu, ainsi je raconte, — une
abbaye aux murailles lézardées par la lune, — une forêt percée de sentiers
tortueux, — et le Morimont1 grouillant de capes et de chapeaux.
Ce furent ensuite, — ainsi j’ai entendu, ainsi je raconte, — le glas funèbre
d’une cloche auquel répondaient les sanglots funèbres d’une cellule, —
des cris plaintifs et des rires féroces dont frissonnait chaque fleur le long
d’une ramée, — et les prières bourdonnantes des pénitents noirs qui
accompagnent un criminel au supplice.
Ce furent enfin, — ainsi s’acheva le rêve, ainsi je raconte, — un moine
qui expirait couché dans la cendre des agonisants, — une jeune fille qui
se débattait pendue aux branches d’un chêne, — et moi que le bourreau
liait échevelé sur les rayons de la roue.
Dom Augustin, le prieur défunt, aura, en habit de cordelier2, les honneurs
de la chapelle ardente ; et Marguerite, que son amant a tuée, sera ensevelie
dans sa blanche robe d’innocence, entre quatre cierges de cire.
Mais moi, la barre du bourreau s’était, au premier coup, brisée comme
un verre, les torches des pénitents noirs s’étaient éteintes sous des torrents
de pluie, la foule s’était écoulée avec les ruisseaux débordés et
rapides, — et je poursuivais d’autres songes vers le réveil.
Aloysius Bertrand, « Un Rêve », Gaspard de la Nuit.
Fantaisies à la manière de Callot et de Rembrandt (1842, posthume)
6
Rendez-vous sur cned.fr ou dans votre fascicule d’exercices
pour effectuer l’activité n° 10 qui portera sur le poème et le des-
sin d’Aloysius Bertrand.
Pour conclure
À retenir
Les textes et les tableaux qui composent ce chapitre vous auront permis de
découvrir les multiples facettes du romantisme. D’abord, les romantiques
sont tournés vers leur « moi » intérieur dont ils sondent les profondeurs et
dont ils écoutent les états d’âme (Friedrich peint la contemplation d’un ab-
solu, Nerval écrit un texte plein de nostalgie, Lamartine exprime de manière
élégiaque la douleur qui s’attache à une perte, Musset compose un poème-
bilan pathétique). Ainsi, pour les poètes romantiques l’important est de rendre
compte de son expérience intime par le biais du registre lyrique, mais ils se
sentent aussi investis d’une mission sacrée : poètes prophètes, ils doivent
« préparer des jours meilleurs » et « faire flamboyer l’avenir » (Hugo, « Fonc-
tions du poète »). Ils portent donc un regard sur leur siècle et n’hésitent pas à
s’engager dans de véritables combats (Byron combat auprès des grecs contre
l’envahisseur turc). Mais il ne faut pas oublier que les romantiques, à l’instar
de Byron, sorte de modèle incontournable, rêvent d’exotisme et de dépayse-
ment. Enfin, les poètes romantiques sont à l’origine d’une véritable révolution
littéraire en renouvelant des formes désuètes comme l’ode, ou le sonnet et
en créant de nouvelles formes poétiques comme le poème en prose (Aloysius
Bertrand).
Fiche méthode
6
Ce qu’il faut repérer :
Exemple
Du temps que j’étais écolier,
Je restais un soir à veiller
Dans notre salle solitaire.
Devant ma table vint s’asseoir
Un pauvre enfant vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.
Alfred de Musset,
Nuit de décembre (1835), première strophe
Commentaire :
Le début du poème de Musset évoque une expérience vécue ou rêvée par
le poète. L’omniprésence des marques de la première personne traduit la
subjectivité de la pensée et du souvenir.
Exemple
Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !
Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours !
Alphonse de Lamartine,
Méditations poétiques (1820)
Commentaire :
Dans cette strophe, les exclamations expriment à la fois l’exaltation du
poète et son sentiment d’impuissance face au temps qui passe.
6
Exemple
Nous avons écouté, retenant notre haleine
Et le pas suspendu. – Ni le bois, ni la plaine
Ne poussaient un soupir dans les airs ; seulement
La girouette en deuil criait au firmament.
Car le vent, élevé bien au-dessus des terres,
N’effleurait de ses pieds que les tours solitaires,
Et les chênes d’en bas, contre les rocs penchés,
Sur leurs coudes semblaient endormis et couchés.
Alfred de Vigny, « La Mort du loup »,
Les Destinées (1864)
Commentaire :
Dans ce poème, la nature entoure les protagonistes désignés par le pronom
« nous ». Le réseau lexical dévoile en effet sa très forte présence dans le
poème. Le caractère agité du paysage traduit l’inquiétude des deux prome-
neurs et leur isolement aussi. La nature est personnifiée, semble respirer
autour des personnages.
Exemple
Le temps ne viendra pas pour guérir ma souffrance,
Je n’ai plus d’espérance ;
Mais je ne voudrais pas, pour tout mon avenir,
Perdre le souvenir !
Marceline Desbordes-Valmore, « Le Souvenir »,
Élégies et romances (1819)
Commentaire :
Dans ce poème, la poétesse semble plongée dans son passé amoureux,
comme le suggère l’entrelacement des réseaux lexicaux de l’amour et du
regret. L’exclamation qui referme la strophe sur le mot « souvenir » indique
bien toute l’importance des regrets dans l’univers de la femme et de la poé-
tesse.
6
Fiche méthode
Éléments de versification
La poésie crée un langage original tout en s’appuyant parfois sur certaines règles.
On distingue ainsi la poésie régulière de la poésie libre. Jusqu’à la fin du XIXe siècle,
la poésie est le plus souvent de forme régulière. Avec le XXe siècle, les formes libres
se développent. Les éléments suivants vous permettront de réviser les principaux
éléments relatifs à la versification française.
A Le vers
À l’origine, le vers est destiné à être chanté et suit la mesure. L’unité de mesure
du vers français est la syllabe. On retiendra trois manières de rythmer le vers :
▶ les rimes indiquées par le même son à la fin du vers ;
▶ les accents : ce sont des marques qui accentuent certains mots plutôt que
d’autres, selon la place qu’ils occupent dans le vers ;
▶ les pauses : ce sont des coupes dans le vers qui isolent des groupes de syllabes.
Notions à retenir Soient les vers suivants à lire ainsi (ce sont
des heptasyllabes) :
▶ Les syllabes terminées par un e muet s’élident de-
Le Vierge, le vivac(e) et le bel aujourd’hui
vant un mot commençant par une voyelle ou un [h]
Va-t-il nous déchirer avec un coup d’ail(e) ivre
muet. Cela signifie qu’il ne faut pas prononcer le e.
Ce lac dur oublié que hante sous le givre
▶ Les syllabes terminées par un e sont vocaliques Le transparent glacier des vols qui n’ont
devant un mot qui commence par une consonne ou pas fui.
par un [h] aspiré. Contrairement à la langue orale Stéphane Mallarmé, Poésies
et quotidienne où le plus souvent les e sont élidés.
Seuls les e finaux, de Vierge (v.1), de que
▶ Le e muet ne compte jamais à la fin d’un vers. Il ne
hante (v.3) sont vocaliques. Tous les autres
compte pas à l’intérieur d’un mot s’il est précédé sont muets, soit parce qu’ils sont suivis d’une
d’une voyelle : le dénuement, le dévouement, etc. voyelle, soit parce qu’ils sont situés à la rime.
6
2. Comment mesurer un vers ?
En fonction de son nombre de syllabes, un vers sera d’un mètre différent. Un vers
est terminé par le retour à la ligne suivante. Il est également terminé par la rime.
Le vers suivant commence par une majuscule. Il existe des mètres pairs et impairs.
Selon leur nombre de syllabes, les vers portent des noms différents :
– monosyllabe (un vers d’une syllabe) ;
– dissyllabe (un vers de deux syllabes) ;
– trisyllabe (un vers de trois syllabes) ;
– quadrisyllabe (un vers de quatre syllabes) ;
– pentasyllabe (un vers de cinq syllabes) ;
– hexasyllabe (un vers de six syllabes).
La poésie classique admet très rarement des vers de moins de sept syllabes (hep-
tasyllabes), préférant plutôt les vers de huit (octosyllabes), dix (décasyllabes) ou
douze syllabes (alexandrins).
3. Enjambement et rejets
Ces termes désignent les différences qui peuvent exister entre la longueur d’un
vers et la phrase. En effet, un vers ne correspond pas nécessairement à une phrase.
▶ L’enjambement
Il y a enjambement lorsque la phrase ne s’arrête pas à la fin du vers, mais dé-
borde jusqu’à la césure ou à la fin du vers suivant. Il marque un mouvement qui
se développe, un sentiment qui s’amplifie, l’expression d’un sentiment qui dure.
La construction syntaxique (structure de la phrase) a des incidences poétiques
(effet produit sur le lecteur).
Exemple : Nous avons aperçu les grands ongles marqués
Par les loups voyageurs que nous avions traqués.
Alfred de Vigny, Les Destinées, « La mort du loup »
▶ Le rejet
Quand un ou deux mots de la phrase sont placés au début du vers suivant.
Les poètes ne s’autorisaient l’expansion sur le vers suivant qu’exceptionnelle-
ment à des fins expressives.
Exemple : Et dès lors, je me suis baigné dans le poème
De la mer, infusé d’astres et lactescent
Rimbaud, Poésies, « Le bateau ivre »
Lorsqu’il est situé à la fin du vers précédent, c’est un contre-rejet.
B Le rythme
▶ La coupe dans un vers est représentée par le signe /, la césure est matérialisée
par // car c’est une coupe majeure dans un vers de plus de huit syllabes. La cé-
sure divise le vers en deux hémistiches.
6
Le rythme binaire a souvent une valeur affective, il traduit des émotions qui n’ar-
rivent pas à se poser, qui sont extériorisées par jets.
▶ Le rythme ternaire découpe le vers en trois mesures égales. Il exprime l’ordre,
l’équilibre. Il est très employé en poésie car il exprime une certaine harmonie,
une régularité.
Exemple : Je marcherai / les yeux fixés / sur mes pensées. 4/ 4/ 4
Victor Hugo, Les Contemplations, « Demain, dès l’aube »
▶ Un vers a un rythme décroissant quand les segments se font de plus en plus
courts. Ce rythme marque le déclin, la chute, l’idée d’un abaissement ou d’une
fin.
C La rime
La rime – répétition d’un son identique en fin de vers – peut être définie selon sa
nature et sa disposition.
La strophe constitue un groupe de vers décidé selon l’agencement des rimes : dis-
tique (deux vers), tercet, (trois vers), quatrain (4), quintil (5), sizain (6), huitain (8),
dizain (10).
6
Chapitre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Le mouvement parnassien
Objectifs d’apprentissage
Rendez-vous sur cned.fr pour regarder la vidéo de présentation du
chapitre 3.
© CNED
Pour apprendre
6
2. La recherche formelle, ou le culte du Beau
Les parnassiens accordent un soin particulier à la création des poèmes : technique et
exigence esthétique sont deux principes fondamentaux. Le travail, le labeur patient du
poète, sont valorisés en opposition à l’inspiration qui jaillirait soudain (« Ah ! frappe-toi
le cœur, c’est là qu’est le génie », écrit Musset dans l’un de ses poèmes). C’est pourquoi
le processus de la poésie est souvent comparé à celui de l’orfèvre ou du sculpteur qui
prend le temps de façonner son œuvre. Les poètes parnassiens sont très soucieux des
contraintes de la poésie, de la rime à de la versification. Ils respectent les formes fixes
et les règles de la poésie classique (voir fiche méthode « Éléments de versification »).
La poésie parnassienne recherche l’impassibilité, et donc rejette le lyrisme subjec-
tif, les élans enthousiastes et déraisonnables des romantiques. Le « je » n’a donc
plus la même signification pour les parnassiens que pour les romantiques. La poé-
sie ne doit pas laisser s’exprimer des sentiments ni les états d’âme du poète. C’est
pourquoi les parnassiens tentent de mettre à distance tout excès de sensibilité en
choisissant des thèmes « impassibles » : l’exotisme, le monde antique, les objets
d’art, etc. Tout ce travail formel a pour but d’accéder à un idéal de beauté et de per-
fection. La poésie parnassienne possède donc un caractère élitiste, elle ne s’adresse
qu’à un cercle d’initiés qui savent en apprécier la beauté et les mystères. Leconte de
Lisle écrit à propos de la poésie parnassienne : « L’art, dont la Poésie est l’expression
éclatante, intense et complète, est un luxe intellectuel, accessible à de très rares
esprits. » Ainsi, bien que le Parnasse refuse à la poésie un quelconque message
politique, la posture des poètes parnassiens suggère un mépris de la bourgeoisie,
des valeurs matérielles. C’est donc une manière de s’engager en se désengageant.
Enr. 25 La Rose-thé
6
20 Son frais éclat devient commun.
Il n’est pas de rose assez tendre
Sur la palette du printemps,
Madame, pour oser prétendre
Lutter contre vos dix-sept ans.
Pour conclure
À retenir
Dans ce chapitre, vous avez appris ce qui oppose fondamentalement les par-
nassiens aux romantiques. En effet, les poètes du Parnasse Contemporain re-
fusent tout épanchement lyrique, s’attachent au culte de la beauté et de la
forme tout en prônant la doctrine de l’art pour l’art selon laquelle la poésie,
et plus largement la littérature, n’ont pour but qu’elles-mêmes. Le texte de
Gautier en est un exemple puisqu’il y renouvelle les motifs pétrarquistes tout
en appliquant les règles du Parnasse : il y dresse le portrait de deux beautés
(la Rose et la femme sont au centre du texte), sans jamais s’impliquer de façon
lyrique, dans un poème de forme régulière.
Chapitre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
6
Pour apprendre
6
souhaite créer. Il oppose ainsi la « Nuance » à la « Couleur », privilégiant la pre-
mière, au nom des demi-teintes et des ambiances. À cet égard, on a parfois qualifié
la poésie de Verlaine d’impressionniste. Son but consiste à évacuer les obligations
liées à la rime, et à se contenter d’une rime suffisante, pourvu qu’elle chante bien.
Enfin, Verlaine rejette l’idée d’une poésie engagée ou à message.
Art poétique
6
3. Le symbolisme, courant culturel
Le symbolisme est un mouvement artistique qui a donné lieu à des créations pictu-
rales de première importance. Comme nous l’avons vu, le progrès de la science, le
développement de l’industrie et de la technicité, la fièvre du commerce et la nais-
sance du socialisme ont entraîné la formation du naturalisme littéraire et du réa-
lisme artistique qui aboutira à l’obsession de la lumière vraie de l’impressionnisme.
Mais ces progrès et ces mutations ont suscité aussi une angoisse profonde sur le
sens de la vie et le destin de l’homme, un besoin spirituel, renforcé par la déchris-
tianisation. Un symbole peut être une forme plastique, un mot ou une phrase mélo-
dique, mais il signifie toujours un contenu qu’il transcende. Jailli spontanément de
l’inconscient, il éclaire soudain l’intelligence et lui manifeste la réalité invisible. La
vérité qui se cache derrière les apparences est donc pour les symbolistes un thème
fréquemment traité, comme l’antagonisme qui prévaut entre le vice et la vertu. La
solitude et la mort, ou le fantastique et l’imaginaire sont avec la femme des sujets
régulièrement abordés dans leur peinture. Le bien et le mal sont symbolisés par des
fleurs, et les paysages composés par leur esprit imaginatif entraînent l’observateur
dans des contrées surnaturelles, où les animaux subissent des métamorphoses
étonnantes. Ces idées vont influencer des peintres français : Gustave Moreau, Pierre
Puvis de Chavannes, Odilon Redon, Paul Gauguin, etc., mais aussi européens.
6
littéraire grandit, et il est élu « Prince des poètes » en 1893. En 1896, plusieurs
milliers de personnes assistent à ses obsèques. Ses principales œuvres sont des
recueils poétiques : Poèmes saturniens (1866), Fêtes galantes (1869), La Bonne chan-
son (1870), Romances sans paroles (1874), Sagesse (1881), Jadis et Naguère (1884),
Amour (1888), Parallèlement (1889), Bonheur (1891). D’autres recueils, publiés du
vivant de Verlaine ou après sa mort, sont d’une importance moindre.
6
compétences en termes de versification. Le découpage en sections peut faciliter
votre appropriation du recueil. En effet, vous pouvez retenir les poèmes de chaque
section, concentrée autour d’une thématique spécifiée dans le titre. Conçu comme
un vaste ensemble constitué de sous-ensembles, le recueil obéit à sa logique
propre. Pour comprendre cette « logique » et entrer dans l’univers de Verlaine, rien
ne remplace plusieurs lectures.
Poèmes saturniens
▶ Prologue ▶ Caprices (jusqu’à « Monsieur Prud-
homme »)
▶ Mélancholia
▶ Autres poèmes (de « Initium à « La mort
▶ Eaux-fortes de Philippe II »)
▶ Paysages tristes ▶ Épilogue
6
Le registre du recueil est dans son ensemble lyrique et même élégiaque, avec des
pointes d’humour nostalgique, notamment dans les derniers poèmes du recueil.
Les plus célèbres poèmes, qu’on rencontre souvent dans les manuels scolaires,
ont cette teinte mélancolique propre à Verlaine. C’est sa signature poétique. Ainsi
« Nevermore », « Après trois ans », « Chanson d’automne » portent la marque d’une
indicible nostalgie et d’une musique qui font l’originalité poétique de Verlaine.
6
Rendez-vous sur cned.fr pour effectuer l’activité interactive
n° 6, elle vous permettra de réaliser une première approche du
poème. Puis l’activité n° 7 qui vous permettra d’en réaliser une
lecture analytique.
2. L’inspiration picturale
Dédiée au poète François Coppée, la section « Eaux-Fortes » compte cinq poèmes
parmi lesquels « Effet de nuit ». Le titre nous renvoie d’emblée à l’inspiration pic-
turale de Verlaine, puisqu’on emploie volontiers cette expression pour évoquer la
peinture flamande du XVIIe siècle, en particulier celle de Rembrandt. Mais Verlaine
se situe également dans le sillage de Baudelaire pour qui l’eau-forte est la tech-
nique picturale la plus proche de la poésie. Ici Verlaine crée un paysage inquiétant,
plongeant son lecteur dans les ténèbres du Moyen Âge. Par ce biais, Verlaine rend
hommage à Saturne, planète de la mélancolie et de la douleur. À bien des égards,
« Effet de nuit » dévoile la part la plus sombre de l’imagination de Verlaine, mais
montre aussi qu’il se situe dans le sillage des écrivains romantiques qui puisèrent
dans les thèmes médiévaux leur inspiration poétique.
Effet de nuit
6
Pour conclure
À retenir
À l’issue du parcours consacré aux Poèmes saturniens, on retiendra plusieurs
éléments concernant le recueil de Verlaine. Tout d’abord, il se caractérise par
son inspiration musicale et picturale. Ensuite, si Verlaine recourt aux formes
classiques, tel le sonnet, il introduit également des formes personnelles, mé-
langeant diverses formes poétiques et il travaille à une nouvelle versification,
fondée sur un riche travail sur les sonorités. Par ailleurs, on peut remarquer la
présence du poète dans son œuvre avec des nombreux poèmes écrits à la pre-
mière personne. Chaque section possède son identité, marquée par la peinture
ou par l’expérience autobiographique. Pour compléter votre lecture, nous vous
conseillons de feuilleter les recueils ultérieurs de Verlaine, pour voir notamment
comment le poète approfondit son travail sur la versification et sur le rythme :
parcourez Fêtes galantes ou La Bonne Chanson. On se souviendra enfin que les
Poèmes saturniens ont été tirés à moins de 500 exemplaires. Ils n’ont pas été per-
çus par les critiques littéraires de l’époque comme un « événement littéraire »,
mais comme un recueil parmi d’autres. Au XXe siècle au contraire, ce recueil
est considéré comme l’une des œuvres majeures de la littérature française,
Verlaine ayant su créer un langage neuf avec des moyens poétiques nouveaux.
Chapitre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Avant-garde et surréalisme :
révolutions poétiques
Objectifs d’apprentissage
Rendez-vous sur cned.fr pour regarder la vidéo de présentation du
chapitre 5.
© CNED
Pour apprendre
6
largement influer ceux de la modernité poétique. Apollinaire, ami des peintres et
des artistes, va en effet promouvoir cette nouvelle esthétique qui s’appuie sur les
théories de Paul Cézanne. Or sa défense du cubisme repose sur une idée très neuve
qui va influer sur la notion même d’inspiration poétique. Pour Apollinaire en effet, il
faut détruire la notion de « Dieu » et cesser de vouer un culte à la Nature (il s’op-
pose en cela aux principes du romantisme). Il faut être de son temps et admettre la
modernité dans la poésie. La formule de Baudelaire qui définit les poètes comme
« peintres de la vie moderne » traduit bien ce goût de la modernité et l’influence
des arts picturaux. Ces idées neuves ont des implications immédiates dans la poé-
sie dont les motifs et les thèmes évoluent :
– présence des découvertes techniques dans la poésie ;
– hommage rendu à la photographie, au cinéma (arts qui incarnent un monde nou-
veau) ;
– négation de Dieu et des grands principes idéalistes ;
– la nature est déconstruite et représentée par fragments.
1. Biographie d’Apollinaire
Guillaume Apollinaire (1880-1918) est le fils d’un officier italien et d’une Fran-
çaise. Cette dernière s’installe à Paris en 1889. Apollinaire travaille pour subvenir
aux besoins de la famille et, en 1902, il est précepteur en Allemagne où il s’éprend
d’une jeune gouvernante, Annie Playden, qui le laissera finalement « mal-ai-
mé ». De retour à Paris, il travaille comme employé de banque, tout en publiant
des contes et des articles dans des revues. 1907 marque un tournant : installé à
Montmartre, le poète noue une liaison avec le peintre Marie Laurencin, quitte la
banque pour se consacrer à l’écriture et anime la vie culturelle comme poète et
critique d’avant-garde, proche des peintres cubistes (Braque, Derain et Picasso).
En 1913, il connaît la consécration avec la publication d’Alcools. Ce recueil consti-
tue une véritable révolution poétique. Malgré la diversité de ses sources d’inspira-
tion, ce recueil trouve sa cohérence dans sa tonalité nostalgique et dans le réseau
de ses images : le motif lyrique traditionnel de l’amour perdu est renouvelé par
l’esthétique de la surprise et par les innovations formelles. En effet, Apollinaire
y propose une poésie libre et libérée des carcans de la rime et de la prosodie. Il
élimine la ponctuation, choisit des mètres variables et explore des thématiques
modernes : la ville, la guerre. Mais il s’inscrit aussi dans la tradition lyrique qui
célèbre l’amour et la femme aimée. En novembre 1914, Apollinaire s’engage dans
la Grande Guerre sans cesser d’écrire, en particulier des Calligrammes et des
poèmes inspirés par de nouvelles amours, Lou et Madeleine. Réformé à la suite
d’une blessure, il s’emploie activement à Paris à promouvoir un « esprit nouveau »
dans l’art. En 1917, Apollinaire assiste au ballet Parade composé par son ami Érik
Satie, sur un livret de Jean Cocteau, dans des décors de Picasso. Il est frappé par
ce spectacle qui pour lui incarne l’esprit nouveau. À la suite de ce spectacle, il
écrira : « Cette tâche surréaliste que Picasso a accomplie en peinture, [...] je m’ef-
force de l’accomplir dans les lettres et dans les âmes ». À bien des égards, on peut
donc considérer Apollinaire comme l’un des précurseurs du surréalisme, et plus
généralement le père de la poésie moderne. Son œuvre, souvent lyrique, s’inspire
aussi bien d’éléments prosaïques (la vie à la ville, les épisodes de la guerre) que
de souvenirs intimes, souvent liés à une douleur amoureuse. Il meurt en 1918,
emporté par la grippe Française.
6
2. Innovations prosodiques d’Apollinaire
Les Poèmes à Lou ont été écrits pendant la première Guerre mondiale, entre octobre
1914 et la fin de septembre 1915, et publiés à titre posthume en 1956. Apollinaire
y choisit des formes poétiques variées, et alterne l’emploi rigoureux des mètres
traditionnels et des vers libres jusqu’aux calligrammes (poèmes qui forment un
dessin). Les Poèmes à Lou sont adressés à la femme aimée, ils décrivent la guerre
et constituent parfois des lettres-poèmes. Avec « Il y a », Apollinaire procède à une
énumération descriptive, originale et inventive.
Enr. 26 Il y a
6
Écoutez le poème lu par un comédien, lisez-le ensuite vous-
même à voix haute.
Effectuez l’activité interactive n° 2, elle vous permettra de réa-
liser une première approche du poème. Puis l’activité n° 3 qui
vous permettra d’en réaliser une lecture analytique.
C Le surréalisme
1. Principes du surréalisme
Le mot « surréalisme » apparaît pour la première fois sous la plume de Guillaume
Apollinaire. Le mouvement surréaliste se développe au lendemain de la première
Guerre mondiale. Il va durablement influencer la poésie et les arts, au-delà de la
seconde Guerre mondiale et jusqu’à nous. Inspiré par les découvertes de la psycha-
nalyse par Freud, le surréalisme explore les zones de l’inconscient, tentant de faire
émerger dans la poésie des images insolites. Pour cela, il recourt à l’écriture auto-
matique, technique qui consiste à écrire le plus vite possible, sans qu’intervienne la
logique ou la raison, toutes les images qui affleurent à la conscience du poète. Pour
réaliser cet acte poétique, le poète doit se mettre en état hypnotique. C’est pourquoi
les surréalistes auront souvent recours à l’hypnose, mais aussi aux drogues pour
accéder à un nouveau niveau de conscience et à de nouvelles facultés poétiques.
L’une des applications de l’écriture automatique se manifeste dans les « cadavres
exquis » : il s’agit de jeux poétiques qui consistent à écrire des phrases composées
par plusieurs personnes, sans que chacun sache ce que l’autre a écrit précédem-
ment. Le recueil Champs magnétiques (1919) de Philippe Soupault et André Bre-
ton s’inspire directement de cette technique ludique d’écriture poétique. L’écriture
automatique et les « cadavres exquis » produisent une impression de nouveauté
absolue et de jamais vu. Ces techniques libèrent l’imagination et renouvellent les
images poétiques.
Exemple de « cadavre exquis » : « Le cadavre – exquis – boira – le vin – nouveau ».
André Breton est considéré comme le chef de file du surréalisme et son principal
théoricien. Il pose les bases de l’esthétique surréaliste dans le premier Manifeste
du Surréalisme, publié en 1921 :
Sur le plan formel, les principes surréalistes ont les conséquences suivantes :
– déstructuration du vers ;
– absence de rimes ;
– recours au vers libre ;
– images sans apparente logique ;
– thèmes du rêve et de l’inconscient ;
– éclatement des formes fixes ;
6
– écriture à quatre mains (voire davantage) ;
– esthétique de la cruauté et de la violence.
Les surréalistes les plus célèbres (Louis Aragon, Paul Éluard, Philippe Soupault,
Antonin Artaud, Pierre Reverdy), après avoir souscrit aux idées de Breton, s’en
éloigneront progressivement pour suivre une voie plus personnelle, qui renoue
parfois avec l’engagement et le lyrisme de la poésie romantique. Les apports de la
poésie surréaliste sont considérables. En libérant le vers et l’inspiration de siècles
de contraintes formelles et morales, les poètes surréalistes ont révolutionné l’écri-
ture poétique. Leurs idées influent sur les grands poètes de la seconde moitié du
XXe siècle : Yves Bonnefoy, André du Bouchet ou Eugène Guillevic.
2. Expériences du surréel
Voici le dernier groupement de textes de la séquence : il est constitué de trois
poèmes surréalistes pour lesquels vous aurez à répondre à un jeu de questions
puis à une question sur corpus.
Effectuez l’activité n° 4.
6
b. Robert Desnos, « Un jour qu’il faisait nuit », Corps et biens
Robert Desnos (1900-1945) rejoint le mouvement surréaliste au début des années
vingt. Son inspiration est à la fois fantaisiste et grave. S’il participe d’abord aux ex-
périmentations des surréalistes, il s’en détache rapidement et rompt notamment
avec André Breton qui veut le « convertir » au communisme. Desnos s’adonne alors
à la poésie, mais aussi à la chanson où il excelle. Son recueil Corps et Biens, qui
regroupe des poèmes écrits dans les années 20 et 30, dévoile la puissance d’ima-
gination du poète, qui se souvient ici des jeux surréalistes, et en particulier des as-
sociations incongrues de mots que permettent les « cadavres exquis ». Déporté par
les nazis pour fait de résistance, Robert Desnos meurt du typhus (comme beaucoup
de déportés) à la libération des camps, en 1945.
Effectuez l’activité n° 5.
6
suite la compagne de Salvador Dali, il vit avec Nusch qui meurt brutalement en
1946. Ses dernières années, il les passe avec Dominique, avant de mourir en 1952,
terrassé par une crise cardiaque. Ses recueils poétiques sont imprégnés de sa vie
amoureuse, à l’image de Capitale de la douleur, l’un de ses plus célèbres recueils,
d’inspiration surréaliste.
D Entraînement à l’écrit
Pour terminer cette séquence, nous vous proposons une évaluation finale sous
forme de devoir bilan autocorrectif comprenant trois exercices écrits dont vous
avez fait l’apprentissage méthodologique au long de l’année scolaire.
Conseils méthodologiques
Nous vous conseillons de revoir au préalable les fiches méthode suivantes :
« Répondre aux questions sur corpus », « Le commentaire », « La disserta-
tion » et « L’écriture d’invention » selon vos besoins et difficultés.
Relisez également les appréciations générales en en-tête de copie et les an-
notations portées par votre professeur correcteur sur les devoirs que vous
avez rendus afin d’en tirer profit pour ce dernier exercice.
Imposez-vous de travailler en quatre heures pour réaliser ce devoir autocorrectif.
Confrontez enfin votre travail avec le corrigé proposé à la suite du sujet.
6
Sujet de devoir bilan
Corpus
Texte A ▶ Alphonse de Lamartine, « Chant d’amour I », Nouvelles méditations
poétiques (1823)
Texte B ▶ Arthur Rimbaud, « Roman », Poésies (1870)
Texte C ▶ André Breton, « L’Union libre », Clair de terre (1931)
Texte D ▶ Paul Éluard, « Ses yeux sont des tours de lumière… », L’Amour la
poésie (1929)
Chant d’amour I
Naples, 1822.
Si tu pouvais jamais égaler, ô ma lyre,
Le doux frémissement des ailes du zéphyr
À travers les rameaux,
Ou l’onde qui murmure en caressant ces rives,
5 Ou le roucoulement des colombes plaintives,
Jouant aux bords des eaux ;
Si, comme ce roseau qu’un souffle heureux anime,
Tes cordes exhalaient ce langage sublime,
Divin secret des cieux,
10 Que, dans le pur séjour où l’esprit seul s’envole,
Les anges amoureux se parlent sans parole,
Comme les yeux aux yeux ;
Si de ta douce voix la flexible harmonie,
Caressant doucement une âme épanouie
15 Au souffle de l’amour,
La berçait mollement sur de vagues images,
Comme le vent du ciel fait flotter les nuages
Dans la pourpre du jour :
Tandis que sur les fleurs mon amante sommeille,
20 Ma voix murmurerait tout bas à son oreille
Des soupirs, des accords,
Aussi purs que l’extase où son regard me plonge,
Aussi doux que le son que nous apporte un songe
Des ineffables bords !
25 Ouvre les yeux, dirais-je, ô ma seule lumière !
Laisse-moi, laisse-moi lire dans ta paupière
Ma vie et ton amour !
Ton regard languissant est plus cher à mon âme
Que le premier rayon de la céleste flamme
30 Aux yeux privés du jour.
6
Texte B Arthur Rimbaud, « Roman », Poésies (1870)
Roman
I
On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.
– Un beau soir, foin des bocks et de la limonade,
Des cafés tapageurs aux lustres éclatants !
5 – On va sous les tilleuls verts de la promenade.
Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin !
L’air est parfois si doux, qu’on ferme la paupière ;
Le vent chargé de bruits - la ville n’est pas loin -
A des parfums de vigne et des parfums de bière…
10 II
– Voilà qu’on aperçoit un tout petit chiffon
D’azur sombre, encadré d’une petite branche,
Piqué d’une mauvaise étoile, qui se fond
Avec de doux frissons, petite et toute blanche…
Nuit de juin ! Dix-sept ans ! - On se laisse griser.
15 La sève est du champagne et vous monte à la tête…
On divague ; on se sent aux lèvres un baiser
Qui palpite là, comme une petite bête…
III
Le cœur fou Robinsonne à travers les romans,
20 Lorsque, dans la clarté d’un pâle réverbère,
Passe une demoiselle aux petits airs charmants,
Sous l’ombre du faux col effrayant de son père…
Et, comme elle vous trouve immensément naïf,
Tout en faisant trotter ses petites bottines,
25 Elle se tourne, alerte et d’un mouvement vif…
– Sur vos lèvres alors meurent les cavatines…
IV
Vous êtes amoureux. Loué jusqu’au mois d’août.
Vous êtes amoureux. - Vos sonnets La font rire.
30 Tous vos amis s’en vont, vous êtes mauvais goût.
– Puis l’adorée, un soir, a daigné vous écrire… !
– Ce soir-là, ... - vous rentrez aux cafés éclatants,
Vous demandez des bocks ou de la limonade…
– On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans
35 Et qu’on a des tilleuls verts sur la promenade.
29 septembre 1870.
L’Union libre
Ma femme à la chevelure de feu de bois
Aux pensées d’éclairs de chaleur
À la taille de sablier
Ma femme à la taille de loutre entre les dents du tigre
5 Ma femme à la bouche de cocarde et de bouquet d’étoiles de dernière grandeur
Aux dents d’empreintes de souris blanche sur la terre blanche
À la langue d’ambre et de verre frottés
Ma femme à la langue d’hostie poignardée
À la langue de poupée qui ouvre et ferme les yeux
6
10 À la langue de pierre incroyable
Ma femme aux cils de bâtons d’écriture d’enfant
Aux sourcils de bord de nid d’hirondelle
Ma femme aux tempes d’ardoise de toit de serre
Et de buée aux vitres
15 Ma femme aux épaules de champagne
Et de fontaine à têtes de dauphins sous la glace
Ma femme aux poignets d’allumettes
Ma femme aux doigts de hasard et d’as de cœur
Aux doigts de foin coupé
20 Ma femme aux aisselles de martre et de fênes
De nuit de la Saint-Jean
De troène et de nid de scalares
Aux bras d’écume de mer et d’écluse
Et de mélange du blé et du moulin
25 Ma femme aux jambes de fusée
Aux mouvements d’horlogerie et de désespoir
Ma femme aux mollets de moelle de sureau
Ma femme aux pieds d’initiales
Aux pieds de trousseaux de clés aux pieds de calfats qui boivent
30 Ma femme au cou d’orge imperlé
Ma femme à la gorge de Val d’or
De rendez-vous dans le lit même du torrent
Aux seins de nuit
Ma femme aux seins de taupinière marine
35 Ma femme aux seins de creuset du rubis
Aux seins de spectre de la rose sous la rosée
Ma femme au ventre de dépliement d’éventail des jours
Au ventre de griffe géante
Ma femme au dos d’oiseau qui fuit vertical
40 Au dos de vif-argent
Au dos de lumière
À la nuque de pierre roulée et de craie mouillée
Et de chute d’un verre dans lequel on vient de boire
Ma femme aux hanches de nacelle
45 Aux hanches de lustre et de pennes de flèche
Et de tiges de plumes de paon blanc
De balance insensible
Ma femme aux fesses de grès et d’amiante
Ma femme aux fesses de dos de cygne
50 Ma femme aux fesses de printemps
Au sexe de glaïeul
Ma femme au sexe de placer et d’ornithorynque
Ma femme au sexe d’algue et de bonbons anciens
Ma femme au sexe de miroir
55 Ma femme aux yeux pleins de larmes
Aux yeux de panoplie violette et d’aiguille aimantée
Ma femme aux yeux de savane
Ma femme aux yeux d’eau pour boire en prison
Ma femme aux yeux de bois toujours sous la hache
60 Aux yeux de niveau d’eau de niveau d’air de terre et de feu
André Breton, « L’Union libre » (extrait), recueilli dans Clair de Terre.
© Éditions GALLIMARD.
« Tous les droits d’auteur de ce texte sont réservés. Sauf autorisation, toute uti-
lisation de celui-ci autre que la consultation individuelle et privée est interdite ».
www.gallimard.fr
6
Texte D Paul Éluard, « Ses yeux sont des tours de lumière… »,
L’Amour la poésie (1929)
6
55 Tout le soleil sur la terre
Sur les chemins de ta beauté
[…]
XXIX
Il fallait bien qu’un visage
60 Réponde à tous les noms du monde.
Paul Éluard, « Premièrement » in L’Amour la poésie.
© Éditions GALLIMARD. « Tous les droits d’auteur de ce texte sont
réservés. Sauf autorisation, toute utilisation de celui-ci
autre que la consultation individuelle et privée est interdite ».
www.gallimard.fr
Questions (8 points)
Lisez attentivement les poésies suivantes et répondez aux questions.
1. Quelle est la thématique commune aux quatre poèmes ? Voyez-vous des simili-
tudes dans la manière de la traiter ? (2 points)
2. En quoi la forme des vers influe-t-elle sur la représentation des sentiments ?
(3 points)
3. Quelle est la place du poète dans ces textes ? (3 points)
1. Dissertation
Dans « La Nuit de mai » (1835), Alfred de Musset écrit :
« Les chants désespérés sont les chants les plus beaux,
Et j’en sais d’éternels qui sont de purs sanglots. »
De nombreux poètes, tels que Baudelaire, Musset, Rimbaud ou Apollinaire ont ex-
primé la douleur dans leurs œuvres. Pensez-vous comme Musset que seule la poé-
sie née de la douleur soit belle ? La fonction de la poésie revient-elle à exprimer les
sentiments déchirants de l’être humain ? Pour répondre à cette question, vous vous
appuierez sur les textes du cours, sur ceux du corpus, ainsi que sur vos connais-
sances personnelles dans le domaine de la poésie.
2. Écriture d’invention
Dans une lettre que vous adressez à un(e) ami(e), vous lui expliquez en quoi la
poésie est un support privilégié pour exprimer le sentiment amoureux. Pour écrire
cette lettre, vous utiliserez à la fois les textes du corpus et vos lectures person-
nelles. Vous veillerez à respecter la forme épistolaire et à vous impliquer person-
nellement dans les appréciations et les commentaires que vous proposez à votre
interlocuteur (-trice). Des conseils de méthode vous sont fournis entre crochets au
fil du devoir corrigé.
3. Commentaire
Vous ferez le commentaire du poème « Roman » d’Arthur Rimbaud.
6
Correction
Proposition de réponses
1. La thématique commune aux quatre poèmes est l’amour, décliné de manière
très différente de Lamartine à Éluard. C’est un lieu commun de la poésie, et
cependant chacun des poètes lui donne un contour original. On peut néan-
moins observer des traits communs dans la manière d’exprimer ce senti-
ment universel, commun à tous les hommes. Le premier concerne la place
du lyrisme que chaque poète accorde à son texte. En s’impliquant dans leurs
vers, les poètes fournissent une vision subjective de l’amour. Ainsi, Lamar-
tine exprime le désir de ne faire qu’un avec son aimée, comme en témoigne
l’image de la symbiose :
« Tandis que sur les fleurs mon amante sommeille,
Ma voix murmurerait tout bas à son oreille
Des soupirs, des accords […] »
2. La forme des vers a des implications sur la manière dont les poètes repré-
sentent et mettent en scène les sentiments. Le corpus, qui suit une chronolo-
gie qui va du XIXe siècle romantique au début du XXe siècle marqué par le sur-
réalisme, trahit un affranchissement progressif à l’égard de la versification.
Si Lamartine et Rimbaud utilisent encore l’alexandrin, Breton l’abandonne
tout à fait, privilégiant le vers libre. Éluard présente son poème en plusieurs
temps et recourt, lui aussi au vers libre. On peut donc établir, a priori, une
certaine différence entre les deux poètes du XIXe siècle et les poètes surréa-
listes dans la manière de représenter les sentiments grâce à la versification.
Lamartine et Rimbaud restent dans un certain « réalisme » du cœur ; les
images qu’ils inventent sont compréhensibles et suivent un vers régulier ;
ce n’est plus le cas des surréalistes qui, dans leurs vers libres, inventent des
images étonnantes, à l’instar de l’énumération leitmotiv à laquelle se livre
6
Breton tout au long du poème : « Ma femme à…/ Ma femme au…/ Ma femme
aux… ». Celui-ci fait le portrait de la femme qu’il aime, recourant tantôt à des
images de douceur, tantôt à des images de violence, alternance et antago-
nisme qui décrivent, peut-être, les ambiguïtés de la passion. Dans les quatre
poèmes cependant, les vers, fussent-ils libres ou réguliers, sont adressés à
une femme aimée, même si dans le cas de Rimbaud, l’adresse est plus impli-
cite et moins perceptible.
3. Dans les quatre poèmes, la place du poète est centrale. Il est au cœur de son
univers et des situations qu’il dépeint. On le note tout d’abord par la présence
de pronoms personnels ou d’éléments qui renvoient au « je » poétique.
Alphonse de Lamartine et André Breton emploient la première personne du
singulier, inscrivant explicitement leur présence dans leurs vers : « Laisse-
moi, laisse-moi lire dans ta paupière, Ma vie et ton amour ! » écrit Lamartine,
dévoilant de manière ostensible et éloquente sa présence lyrique. On peut
parler d’omniprésence du « je » dans le poème d’André Breton qui rappelle sa
présence de manière récurrente grâce à l’anaphore « Ma femme ». On perçoit
également la présence de Rimbaud et d’Éluard dans leurs poèmes, même
si le « je » du scripteur n’apparaît pas. C’est que leur poésie est tournée
vers l’extérieur, vers l’épisode raconté par Rimbaud, vers l’amour décrit par
Éluard. Même s’ils s’effacent derrière leur poème, Rimbaud et Éluard restent
très présents comme le signalent les marques de la subjectivité qui jalonnent
leurs poèmes. Dans le cas de Rimbaud, on peut même dire que l’emploi du
« vous » équivaut à un « je » travesti. Quant au poème d’Éluard, l’emploi
du « vous » dans le vers 34 « Ils (= les mots) ne vous donnent plus à chan-
ter » procède d’une appréciation subjective donc exprimée personnellement.
Les quatre poèmes, quatre éloges de l’amour, ne cessent de rappeler, grâce
à des procédés différents, l’implication du poète dans l’univers qu’il décrit.
Cette présence subjective ne donne que plus de force au discours lyrique et
aux images qu’il crée.
1. Dissertation
Conseils méthodologiques
Quand vous vous trouvez face à une question qui implique une réponse telle
que « oui » ou « non », il faut être vigilant : la question est trop tranchée pour
y répondre sans nuance. Une telle question invite à un plan plutôt dialectique
qui suivrait la logique suivante :
I. Certes la souffrance est une source d’inspiration féconde.
II. Mais la poésie ne se nourrit pas seulement de douleurs.
III. Finalement, le poète ne doit-il pas dépasser ses émotions pour les trans-
cender grâce à un nouveau langage ?
6
Proposition de rédaction
Le plan du devoir est indiqué dans la marge pour vous aider à suivre la progression
logique.
Introduction Depuis son origine, la poésie a souvent été associée à la douleur ou à l’expression de
la peine. Orphée, figure mythologique qui incarne le premier poète, pleure la mort
d’Eurydice, sa bien-aimée, en chantant sur sa lyre. Une telle représentation de la
poésie perdure encore aujourd’hui, nourrie du souvenir de la poésie romantique.
On est même tenté de s’interroger sur la nature de l’inspiration poétique : faut-il
que le poète soit nécessairement dans la souffrance pour écrire de manière
remarquable, pour puiser en lui les images les plus fortes et les plus belles ?
C’est ce que suggère Musset quand il écrit, dans la « Nuit de mai » : « Les chants
désespérés sont les chants les plus beaux, /Et j’en sais d’éternels qui sont de
purs sanglots. » Faut-il s’en tenir à cette vision de la poésie ? D’autres émotions,
d’autres événements ne peuvent-ils pas nourrir l’imaginaire des poètes ? Pour
répondre à ces questions, il s’agira dans un premier temps de constater qu’en
effet la souffrance et la douleur figurent parmi les sources privilégiées de
l’inspiration poétique. Mais il conviendra ensuite de nuancer ces analyses, en
montrant que la poésie obéit à d’autres émotions et répond à d’autres fonctions
que celle d’exprimer le pathos (mot grec signifiant souffrance, passion). Ainsi,
une troisième et dernière partie cherchera à montrer que l’essentiel du travail
poétique s’élabore autour du langage, fût-il celui de la souffrance.
I. La poésie, Musset a raison de considérer que la douleur crée des vers inoubliables. Depuis
expression l’Antiquité en effet, la poésie est intrinsèquement associée à la perte d’un être
d’une douleur (ou d’une entité abstraite), ainsi qu’au malheur. Prométhée, Orphée, en défiant
les dieux ont été frappés d’un destin funeste.
1. Origines Cette origine de la poésie, entourée de larmes et de souffrances, s’est pérennisée
mythiques à travers les siècles. C’est pourquoi les poètes, y compris ceux du XXe siècle, se
sont intéressés au mythe d’Orphée, le premier des « poètes maudits ». Ainsi,
Jean Cocteau a souvent évoqué cette figure mythique dans sa poésie, et lui a
même rendu hommage au cinéma dans Le Testament d’Orphée. On retrouve ce
souffle de l’inspiration antique dans le poème de Lamartine (texte A) qui prend la
forme d’un hymne à la nature et à la vie. On voit ainsi que l’origine antique de la
poésie inspirée perdure à travers les siècles.
2. Des thèmes Si la souffrance fait bon ménage avec la poésie, c’est qu’elle explore des
universels thématiques qui traversent les siècles et les mouvements culturels. La rupture
qui inspirent amoureuse, par exemple, a inspiré aussi bien Pierre de Ronsard que Guillaume
les poètes Apollinaire ou Paul Éluard. Parce qu’elle concerne tous les hommes, la souffrance
de la perte de l’être aimé invite à un langage universel. Source de lyrisme, la
thématique de l’amour déçu, et même de l’amour perdu, trouve un espace
privilégié dans les vers de la poésie. À certaines époques de l’histoire littéraire,
les poètes en ont même fait leur principale inspiration. C’est le cas des poètes
de la période romantique qui, en exaltant les sentiments intimes, ont tenté de
creuser leur plaie pour mieux en faire ressortir le lyrisme. Ainsi, les Méditations
de Lamartine, Les Rayons et les Ombres ou Les Contemplations de Victor Hugo
sont des recueils construits autour de l’idée d’une perte, d’une grande douleur.
Mais l’expression de la douleur n’est pas le propre de la poésie romantique. Le
poète surréaliste Paul Éluard, lorsqu’il perd brutalement sa compagne Nusch
lors d’un accident de voiture, écrit un bref recueil intitulé Le Temps déborde : il se
plonge dans sa douleur pour en tirer des images d’une grande beauté, telles que
« Le temps déborde », « Voici le jour en trop » ; ou encore « Notre amour si léger
prend le poids d’un supplice ». Grâce à ces exemples, on ne peut qu’adhérer
à la formule de Musset qui considère comme les plus beaux les vers les plus
désenchantés.
6
3. La souffrance Si la désespérance crée les plus beaux chants, c’est qu’elle résulte de la
stimule nécessité d’une expression personnelle de la douleur. Le poète dispose en effet
l’écriture d’un langage à part pour exprimer ses émotions. Il leur confère une dimension
poétique, universelle en quoi chacun peut se reconnaître. Les plus célèbres poèmes de
le travail du langue française évoquent un événement douloureux, voire tragique. Le poème
langage de Victor Hugo, « Demain, dès l’aube », exprime ainsi la douleur d’un père qui
se rend sur la tombe de sa fille. Ce poème fait en effet allusion à un événement
tragique de la biographie du poète, la mort par noyade de sa fille Léopoldine.
C’est pourquoi Musset a raison de constater que les plus belles images poétiques
naissent d’un grand chagrin. Lui-même en a fait l’expérience après sa rupture
avec George Sand, quand il écrit « Les Nuits », cycle de quatre grands poèmes
lyriques où le poète exprime sur le mode élégiaque ses inquiétudes intimes et
ses regrets passés. Dans le poème d’André Breton, « L’union libre » (texte C),
on peut lire certaines images de douleur et d’inquiétude cristallisées autour de
la femme dépeinte dans les vers. Force est donc de constater que l’expérience
personnelle de la douleur est un thème poétique qui inspire tous les poètes et
toutes les époques, permettant ainsi un renouvellement de l’expression lyrique.
II. La poésie Ce serait une erreur de croire que la poésie n’est engendrée que par la douleur
n’a pas pour et ne produit que des textes à la teneur élégiaque ou tragique. La poésie obéit
seule fonction à d’autres souffles et à d’autres nécessités. Elle peut exprimer un engagement,
d’exprimer ou bien, à l’inverse se suffire à elle-même. Musset réduit donc un peu la poésie
la souffrance quand il considère que seule la poésie désespérée crée de beaux vers.
1. La révolte et De fait, la poésie peut également exprimer une révolte ou un engagement. Il
l’engagement n’est pas nécessaire de souffrir pour écrire des vers, mais parfois de réagir face
à une situation révoltante ou injuste. Dans Les Châtiments, par exemple, Victor
Hugo attaque Napoléon III qu’il surnomme « Napoléon le petit » et stigmatise ses
agissements politiques. Tout le recueil est construit de manière à faire la satire
et la critique du second Empire. À d’autres périodes de l’histoire, la poésie entre
en jeu et dénonce la barbarie de la guerre ou son iniquité. Pendant la première
Guerre mondiale, Guillaume Apollinaire écrit une partie des Poèmes à Lou alors
qu’il est au front. Il dénonce les atrocités de la guerre, tout en exprimant à
celle qu’il aime ses sentiments personnels. On voit à travers cet exemple que
la poésie lyrique n’exclut pas un regard critique que le poète peut porter sur le
monde qui l’entoure. Enfin, l’engagement des poètes de la Résistance contre
l’ennemi dévoile ainsi un rapport non plus douloureux ou lyrique à la poésie,
mais l’utilisation du vers comme arme contre l’injustice.
2. L’humour, Par ailleurs, la poésie peut aussi exprimer le contraire de la douleur : le rire,
la chanson l’humour. Contrairement à ce qu’écrit Musset, les vers amusants ou burlesques
ne signifient pas que le poète a écrit avec facilité. La poésie peut en effet
exprimer les choses et les situations amusantes de la vie, sans pour autant être
destinée aux enfants. La poésie des poètes baroques, tels que Vincent Voiture ou
Mathurin Régnier, comporte de nombreux jeux de mots qui distraient le lecteur
et l’amusent. Plus proche de nous, la poésie de Jacques Prévert est connue
pour ses vers cocasses. Et dans une certaine mesure, les inventions langagières
de Robert Desnos, par exemple, peuvent faire sourire par leur incongruité. On
ne peut donc pas totalement adhérer à la proposition de Musset, puisque les
poètes peuvent aussi exercer leur talent dans le domaine de l’humour ou du
divertissement. Ainsi, l’une des formes de la poésie, la chanson, nuance aussi
l’idée selon laquelle la poésie n’est belle que lorsqu’elle est triste. L’abondance
de sa production le prouve : il n’est besoin que de citer des auteurs compositeurs
comme Serge Gainsbourg, Nino Ferrer ou Georges Brassens qui ne se sont pas
limités à une veine lyrique.
3. Pas de Pour d’autres poètes enfin, la poésie ne doit ni laisser s’exprimer des sentiments
fonction : douloureux, ni même professer un quelconque engagement politique ou
l’art pour l’art idéologique. C’est le cas en particulier des partisans de « L’Art pour l’Art »,
tels que Gautier ou Verlaine, pour qui la poésie doit respecter une certaine
6
impassibilité. Les poètes du Parnasse, Leconte de Lisle ou José-Maria de Hérédia,
choisissent des thèmes où ils n’ont pas à impliquer de sentiments personnels,
créant une distance entre leurs émotions intimes et leur travail poétique. Il est
donc possible de créer des vers d’une rare perfection, sans que la douleur ou
la souffrance n’intervienne. On peut le constater dans les sonnets de Stéphane
Mallarmé, ou dans « Le Rêve du jaguar » de Leconte de Lisle, poème qui décrit
un jaguar endormi. Le choix de certains sujets poétiques a pour but de limiter les
effusions de sentiments personnels.
III. La poésie Le poète est avant tout l’inventeur d’un langage nouveau qui n’appartient qu’à
exerce lui. Au-delà des souffrances ou des douleurs qu’exprime la poésie, il s’agit pour
un charme en l’artiste de créer un monde qui « charme », c’est-à-dire qui séduise ou envoûte
inventant un par son rythme, sa musicalité.
langage nouveau
1. Les charmes Si la poésie exerce une sorte de charme sur celui qui la lit, qu’elle soit élégiaque
rythmiques ou humoristique, c’est qu’elle est d’essence magique, voire mystérieuse. C’est
de l’écriture pourquoi on utilise souvent l’expression « chant poétique » ou « voix du poète »,
poétique l’enchantement et la voix renvoyant au sortilège, à l’incantation. Ce don que
possède la poésie repose principalement sur un travail du rythme et sur le
choix de mots évocateurs. Comme dans le domaine de la magie, l’enchantement
poétique repose en effet sur le rythme. De la même manière, la beauté d’un
poème se fonde sur un rythme qui a des effets sur le lecteur et l’auditeur – on
se souviendra ici que la poésie était d’abord chantée, dans le cadre de rites
religieux. L’alexandrin, par exemple, permet un savant travail sur le rythme,
selon qu’on découpe le vers en deux, trois, quatre et même six moments, créant
ainsi une modulation de rythme. L’emploi du vers, au théâtre, chez Racine par
exemple, participe de la musique de la tragédie : on entend la musique des vers ;
dans certains cas, la musique crée le sens, non les mots qui composent le vers.
Certains poètes, tels que Verlaine et Apollinaire, sont particulièrement appréciés
pour leur sens musical aigu. Tel vers d’Apollinaire envoûte le lecteur parce
qu’il crée des sonorités qui charment par leur pouvoir : le poème « Clotilde »,
par exemple, repose sur un travail musical extrêmement élaboré, comme en
attestent les deux premières strophes du poème :
« L’anémone et l’ancolie
ont poussé dans le jardin
où dort la mélancolie
entre l’amour et le dédain »
Cet exemple trahit une recherche musicale autour de la rime et du rythme.
L’absence de ponctuation, les sonorités qui se répondent à l’intérieur des vers
créent un effet d’enchantement. Dans ce cas, le travail poétique transcende
souffrances et douleurs, tout en se fondant sur une symbolique florale, grâce
aux termes choisis.
2. Le pouvoir En outre, le choix des mots, à l’image du travail du rythme, donne son identité
des mots à la poésie et la définit peut-être davantage que la douleur ou la souffrance.
Les mots ont en effet leur secret, dès lors qu’ils entrent dans le vers, leur
signification première est bouleversée, et le sens connoté peut prendre le pas sur
le sens dénoté. La poésie revivifie le sens des mots en leur ouvrant de nouveaux
horizons : un tel travail du lexique est propre à exprimer douleurs et peines,
joies et bonheurs, sous une forme nouvelle. Par exemple, dans « Le Bateau
ivre », Rimbaud utilise des mots connus de tous, mais leur rencontre crée un
sens nouveau qui parfois nous échappe. La recherche des mots rares fait aussi
partie du travail du poète qui utilise toutes les potentialités de la poésie. C’est
pourquoi Stéphane Mallarmé est considéré comme un poète « difficile » car il
fait entrer dans son vers des mots peu employés ou tombés en obsolescence.
Dans le sonnet en « X », le poète joue avec les sonorités des mots rares, créant
un univers enchanteur et inconnu :
6
« Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx,
L’Angoisse, ce minuit, soutient, lampadophore,
Maint rêve vespéral brûlé par le Phénix
Que ne recueille pas de cinéraire amphore. »
Conclusion Ce serait finalement une erreur de croire que « seuls les chants désespérés sont
les chants les plus beaux ». La poésie est un domaine très riche qui dépasse la
seule expression de sentiments intimes et douloureux. En fait, la poésie est un
langage universel qui permet d’exprimer toutes sortes d’émotion et même de
jouer avec le langage sans chercher à retranscrire des sentiments ou des états
d’âme. Cependant, quand Musset écrit cette formule dans « La Nuit de mai »,
il fait écho à la poésie de son temps, la poésie romantique. Chaque période de
l’histoire littéraire a en effet défini la poésie en fonction de ses propres critères
et de ses propres aspirations. La poésie du XXe siècle, en remettant en cause la
notion « d’inspiration poétique », a cherché à réinventer le lyrisme, quitte à le
briser, sans vraiment parvenir à revenir sur ce qui fait l’essence d’une poésie : le
rapport d’un artiste à l’écriture.
2. Écriture d’invention
Ma chère Ophélie,
Tu sais que je poursuis toujours les lectures que tu m’as conseillées il y a un mois,
et j’avoue que je savoure de plus en plus la poésie, notamment parce qu’elle ex-
prime, de manière singulière, les sentiments les plus intimes de l’être humain. Je
lis les poètes des XIXe et XXe siècles, et je m’aperçois que, malgré des différences,
on trouve certaines thématiques communes entre leurs œuvres. Tu me demandais,
dans ta dernière lettre, quelle était pour moi l’originalité de la poésie par rapport
à d’autres formes d’expression littéraires ; je crois que je peux aujourd’hui te ré-
pondre. En effet, la poésie me paraît un vecteur privilégié pour exprimer ses senti-
ments, notamment les émotions amoureuses. J’ai lu récemment que l’origine de la
poésie remonte à Orphée, personnage mythique qui aurait charmé les dieux pour
ramener sa bien-aimée, Eurydice, des Enfers.
6
[Ce premier paragraphe situe précisément l’échange épistolaire et l’objet de la lettre. Il
reprend les termes du sujet, tout en signalant le rapport de complicité qui existe entre
les interlocuteurs. Cette complicité permettra ensuite de respecter une des consignes
du sujet qui vous invite à vous impliquer personnellement dans le contenu du propos.
En outre, des éléments de ce paragraphe indiquent que les deux interlocuteurs se
connaissent et ont déjà parlé de poésie. Cet élément permet de rendre plus plausibles
les allusions qui seront faites aux exemples poétiques.]
Cette légende associe d’emblée l’amour à la poésie, même si dans le cas d’Orphée
et d’Eurydice, l’issue de leur passion est tragique. Je crois néanmoins que la poésie
est souvent associée au chant d’amour, même si c’est pour exprimer la douleur
d’avoir perdu un être cher. On pourrait d’ailleurs rapprocher le mythe d’Orphée de
l’expérience que le poète Paul Éluard a fait de l’amour et de la mort. Dans un de ses
poèmes, « Le Temps déborde », il décrit la douleur d’avoir perdu celle qu’il aimait.
On voit bien dans ses vers que seule la poésie parvient à exprimer l’inexprimable.
On pourrait d’ailleurs établir une lignée de poètes qui, depuis la Renaissance, se
sont situés dans le sillage d’Orphée en chantant l’amour et en déplorant la perte
de l’être aimé. Ronsard, Du Bellay, les poètes romantiques, Verlaine, Apollinaire et
de nombreux poètes du XXe siècle ont exploré ces territoires de l’amour meurtri. Je
pourrais te citer plusieurs exemples, mais j’en retiendrai deux qui m’ont beaucoup
frappé. Le premier est celui du poète romantique italien Giacomo Leopardi (1798-
1837) ; il s’agit d’un poème qui s’intitule Amour et Mort (Amor e Morte). La poétesse
que tu apprécies beaucoup, Marceline Desbordes-Valmore a même consacré des
vers au poète italien, et je ne résiste pas à l’envie de te recopier le premier quatrain :
« Il est de longs soupirs qui traversent les âges
Pour apprendre l’amour aux âmes les plus sages.
Ô sages ! De si loin que ces soupirs viendront,
Leurs brûlantes douceurs un jour vous troubleront »
C’est intéressant de voir comment la poétesse française reprend le thème de
l’amour, tout en rendant hommage au poète italien ; j’ai lu sur un site consacré à la
poésie romantique que les poètes de la génération de Musset et de Desbordes-Val-
more ont beaucoup admiré Leopardi… Mais je suis bavard, et je reviens à l’objet de
cette lettre : la poésie comme moyen privilégié d’exprimer le sentiment amoureux.
Je remarque, dans les poésies que j’ai lues, que chaque poète cherche un langage
pour exprimer les sentiments. C’est la raison pour laquelle la poésie amoureuse
est riche sur le plan de l’invention des métaphores, des comparaisons et des analo-
gies. J’ai été surpris (et charmé) par le poème d’Apollinaire « Il y a » ; pour exprimer
ses sentiments, le poète semble témoigner de tout ce qu’il voit autour de lui. Le
spectacle de la guerre rencontre ses préoccupations personnelles, et l’on ressent,
à la lecture du poème, comment il parvient à exprimer à la fois son désarroi et
son attachement pour sa destinataire. L’effet de répétition en début de vers donne
l’impression que le poète veut partager son expérience avec celle qu’il aime. Les
images qu’il énumère sont étonnantes, parce qu’elles se succèdent, comme les
images d’un rêve :
6
« Il y a dans mon porte-cartes plusieurs photos de mon amour
Il y a les prisonniers qui passent la mine inquiète »
Je trouve que ces deux vers sont très beaux parce que l’image de la lumière éclaire,
en quelque sorte, le visage qui est décrit. Éluard semble redistribuer les éléments
d’un blason (tu sais, les petits portraits que tu m’as faits lire) pour lui donner une
forme nouvelle. Cette fois, ce n’est pas l’amour tragique qui est décrit, mais un
amour qui inspire l’idée d’apaisement et de profondeur. C’est un peu ce qu’on
ressent aussi à la lecture du poème de Lamartine écrit à Naples en 1822. Le ly-
risme, commun aux deux auteurs, dévoile la singularité de chaque amour à tra-
vers des métaphores originales. La métaphore filée qu’emploie Lamartine entre
l’amour et la voix, suggère un climat d’élévation et de bonheur :
« Si de ta douce voix la flexible harmonie,
Caressant doucement une âme épanouie
Au souffle de l’amour,
La berçait mollement sur de vagues images,
Comme le vent du ciel fait flotter les nuages
Dans la pourpre du jour »
Ces deux poètes, Lamartine et Éluard, prouvent que l’expression amoureuse re-
pose souvent sur un lyrisme très personnel qui fait entendre la voix du poète.
Au fond, ce qui est paradoxal avec la poésie amoureuse, c’est que le poète confie au
monde un sentiment intime, que lui seul peut comprendre parce que chaque his-
toire d’amour est unique. C’est donc un mélange d’intimité et d’universalité qui fait
que la poésie est vraiment le moyen privilégié pour exprimer ses sentiments. Tu as
remarqué en effet que la poésie amoureuse implique souvent la présence du « je »
dans les poèmes. Le ton de confidence et parfois même d’autobiographie permet
aux poètes, du moins je le crois, d’exprimer plus intensément leur « état » face aux
sentiments amoureux. Il y a un poème de Musset que j’aime bien, qui se trouve dans
les Poésies complètes que tu m’as prêtées. Il exprime de manière simple l’implica-
tion du poète dans son expérience amoureuse, soit-elle heureuse ou malheureuse.
« J’ai dit à mon cœur, à mon faible cœur :
N’est-ce point assez d’aimer sa maîtresse ?
Et ne vois-tu pas que changer sans cesse,
C’est perdre en désirs le temps du bonheur ?»
CNED SECONDE – FRANÇAIS 247
SÉQUENCE
6
Je trouve que le questionnement, associé à la présence du « je » du poète donne plus
de vérité à l’expression des sentiments. On a l’impression que le poète se parle à lui-
même, mais qu’il s’adresse aussi à tous ceux qui le liront, créant une connivence avec
le lecteur inconnu. Tu ne trouves pas que la poésie est la seule (avec la correspon-
dance, peut-être), à pouvoir créer ce rapport d’intimité entre le lecteur et le poète.
J’ai un autre exemple, celui d’Apollinaire. Dans son poème « Le Pont Mirabeau », il
décrit un amour qui est parti, en rapprochant ce départ de la Seine qui coule sous les
ponts de Paris. Il me semble que le récit de l’expérience amoureuse, quand le poète
décide de s’y impliquer, rend encore plus vrais et plus touchants ses vers :
« L’amour s’en va comme cette eau courante
L’amour s’en va
Comme la vie est lente
Et comme l’Espérance est violente
Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure »
J’adore ces vers parce qu’ils mêlent un sentiment très intime et une grande musi-
calité ! Au fond, tu me demandais ma définition du lyrisme, eh bien je crois que le
lyrisme, c’est la rencontre entre l’expression du sentiment amoureux, l’expérience
du poète et le pouvoir envoûtant de la musique des vers. Qu’en penses-tu ? Tous les
vers que j’ai cités dans cette lettre mettent en avant la part autobiographique. Je
me demande jusqu’à quel point la poésie amoureuse n’a pas une fonction cathar-
tique pour l’artiste. En exprimant leurs sentiments, les poètes s’en délivrent tout
en les livrant aux lecteurs. C’est une manière de partager et de dire l’inexprimable
d’un sentiment que chacun rencontre dans sa vie.
[Dans ce troisième volet de la lettre, l’épistolier explique en quoi la poésie est le lieu
d’une expression intime, extrêmement personnelle. Mais en même temps, il aboutit à
l’une des fonctions de la poésie, qui consiste à exprimer par la voix d’un seul, ce que
chaque lecteur peut ressentir. Après cette démonstration, le correspondant écrit une
formule de clôture et de politesse, en citant un dernier exemple…]
Voilà, ma chère amie, ce que je peux répondre à ta question sur la poésie amou-
reuse. Je te remercie encore pour les livres que tu m’as prêtés. J’aimerais bien que
tu me donnes ton avis sur les Poèmes saturniens de Verlaine. Lui aussi est un maître
dans l’expression des sentiments intimes. Mais, contrairement aux romantiques, il
décrit l’amour par petites touches pleines de délicatesse. C’est sur cette note ver-
lainienne que je referme ma lettre. J’espère que tu trouves un peu de temps pour te
balader et rêver, un recueil poétique à la main, naturellement !
Amicales pensées,
Guillaume
3. Commentaire de texte
Conseils méthodologiques
▶ « Roman » est l’un des plus célèbres poèmes de Rimbaud. On y découvre
le jeune poète, le poète adolescent tel qu’il est entré dans la légende, avec
sa chevelure en bataille et ses semelles de vent. Même s’il est important
de connaître ces images de Rimbaud, il convient de ne pas faire une lecture
uniquement autobiographique du poème.
▶ Le commentaire vous invite à proposer une lecture personnelle et cohé-
rente, en vous appuyant sur un repérage précis.
▶ Vous serez notamment attentif au jeu des pronoms, en observant le « point
de vue adopté ». Étant donné qu’il s’agit d’un poème, vous serez également
sensible aux jeux des sonorités et à la manière dont les rimes, les strophes
créent une atmosphère singulière.
6
Plan Introduction
I. La révélation d’un adolescent
1. La jeunesse
2. La nature
3. L’ivresse des sens
II. La rencontre amoureuse
1. Le jeune homme et les jeunes filles
2. L’aventure amoureuse
III. Humour, lucidité et ironie
1. Humour et autodérision
2. La portée satirique
3. Le retour au réel
Conclusion
Introduction « Roman », écrit en 1870 par le jeune Arthur Rimbaud, propose d’emblée au
lecteur un titre provocateur : le poète écrit le « roman » de son adolescence, et
il faut comprendre le mot « roman » au sens propre comme au figuré. Le genre
du roman raconte des histoires, peint des personnages, décrit leurs mœurs et
campe une intrigue avec des actions principales et secondaires. Mais un roman,
c’est aussi une histoire qu’on s’invente, et parfois un mensonge. Le poème décrit
des scènes tirées de la vie d’un adolescent ; construit en chiasme, il s’ouvre et se
referme sur un vers presque identique. Ce vers nous renseigne sur le contenu du
poème – l’épisode de la vie d’un jeune homme de dix-sept ans – répété comme une
formule cyclique qui évoque la construction d’un roman, avec son début et sa fin.
Le cadre, les personnages, Rimbaud fait défiler sous les yeux de son lecteur une
véritable scène, composée et cohérente. Mais dans ce poème, Rimbaud se dévoile
aussi à travers l’histoire qu’il raconte. Il s’agira donc dans un premier temps de
découvrir le portrait d’un adolescent, avant d’étudier l’enthousiasme et l’appel à la
vie qu’exprime le poème, pour terminer par l’étude de la lucidité et de l’ironie de
ce célèbre poème.
I. La révélation Le premier vers renseigne d’emblée le lecteur sur l’âge du protagoniste, le cadre,
d’un adolescent l’atmosphère. Le pronom personnel sujet « on » de la formule « On n’est pas
sérieux… », bien qu’il ait une valeur générale, renvoie immanquablement au poète
et peut être lu comme un jeu. Rimbaud fait découvrir à son lecteur le portrait d’un
adolescent, et, plus généralement de l’adolescence.
1. La jeunesse Le poème est traversé par le motif de la jeunesse et de l’alacrité. La répétition
de « dix-sept ans » dans le premier vers et dans l’avant-dernier insiste sur l’âge
du jeune homme, âge qui sert de cadre « moral » à la description. Dix-sept ans,
c’est le moment de la découverte de la vie, de la curiosité, des désirs. Ainsi, les
couleurs du poème évoquent la naissance et le printemps : « les tilleuls verts »
(v.4), dont les feuilles sont même d’un vert tendre, suggèrent cette montée de la
sève, associée traditionnellement à la jeunesse. D’ailleurs la référence aux arbres
est explicitement reprise par la métaphore de la « sève » au vers 14, qui exprime
l’irrésistible besoin de liberté de cette jeunesse insouciante.
L’insouciance, en effet, fait partie de la jeunesse, et elle est présente durant tout le
poème, comme en témoigne la ponctuation qui crée un effet de mouvement et de
liberté (vers 12 à 16), comme le suggère également les saisons du printemps et de
l’été. L’exclamation « Nuit de juin ! » connote cette idée de liberté et de douceur, ce
que confirme d’ailleurs l’expression appuyée « l’air est parfois si doux », la mise en
relief de l’adjectif « doux » suggérant un attrait irrésistible, une liberté à laquelle
on ne peut que céder. C’est encore le qualificatif « doux » qui est employé pour
décrire le « frisson » ; antéposé au substantif « frisson », il est mis en relief et fait
écho à la précédente occurrence du même qualificatif. C’est donc une atmosphère
de liberté qui plane sur ce roman d’un printemps, une ambiance insouciante où
6
tout semble permis aux adolescents. Cette impression de liberté est confirmée par
le cadre de l’action, et par la présence concrète et symbolique de la nature. Celle-ci
accompagne en effet les mésaventures du poète, mais elle est également présente
de manière plus métaphorique.
2. La nature Cette impression de liberté est confirmée par le cadre de l’action, et par la présence
concrète et symbolique de la nature. Celle-ci accompagne en effet les mésaventures
du poète, mais elle est également présente de manière plus métaphorique. Bien
que la « promenade » (v.32) et les « pâles réverbères » (v.18) décrivent un cadre
urbain (une promenade est une rue assez large plantée d’arbres), le lecteur a
l’impression que la nature est omniprésente. Elle l’est d’abord par la présence
heureuse des tilleuls, dont le parfum agréable embaume les marcheurs. La
répétition de l’adjectif « bon » dans le vers 5 « Les tilleuls sentent bon dans les
bons soirs de juin ! » associe la présence végétale au moment de la journée : c’est
« le soir » en effet que les arbres et les plantes en général libèrent leur parfum,
lorsque la chaleur tombe et qu’une légère humidité se fait sentir. La répétition
suggère donc un ravissement des sens. La présence des arbres suggère également
un climat agréable et protecteur, une nature bienfaisante. La répétition du mot
« tilleul » insiste d’ailleurs sur le périmètre assez réduit de l’action : « on va sous
les tilleuls » comme on va vers un rituel auquel la nature participe. La nature qui
s’enracine comme les arbres s’élève aussi vers le ciel, comme le donne à penser la
métaphore du baiser qui « palpite comme une petite bête ».
3. L’ivresse Dans « Roman », tous les sens sont en émoi, ce qui provoque un double état
des sens d’enthousiasme et d’ivresse. Tous les sens sont en effet convoqués et stimulés.
La vue est « accrochée » par des couleurs contrastées et des éclats : « lustres
éclatants » (v.3), « vert » (v.4), « azur » (v.10), « blanche » (v.12). Ces couleurs
indiquent à la fois une scène nocturne, mais aussi l’acuité visuelle du principal
protagoniste, capable d’apercevoir de loin « un tout petit chiffon » (v.9). L’odorat
est également très présent comme si l’adolescent humait toutes les fragrances
de cette nuit de juin. La répétition du terme « parfum » exprime clairement que
ce sont des odeurs agréables et plaisantes, ce que confirme l’odeur des tilleuls.
Or ces parfums ont des effets enivrants, issus de « la vigne » et de « la bière »
(v.8). La présence explicite de l’alcool suggère un parfum délicat de distillation.
À ces parfums s’ajoutent des notations auditives. Celles-ci sont particulièrement
suggestives car elles isolent en quelque sorte le poète qui perçoit de loin, comme
l’indique « le vent chargé de bruits », et la précision entre tirets – « la ville n’est
pas loin ». Les bruits précisent donc le cadre. Sans être dans une zone rurale, le
« on » du poème n’est pas non plus vraiment dans un monde urbain. Il est à part,
s’est éloigné, comme le suggèrent les perceptions auditives. On pourrait même
entendre la voix du poète, bien qu’elle soit évoquée au discours indirect dans la
dernière strophe : « vos sonnets La font rire » (v.26) laisse imaginer le poète en
train de lire ; « vous rentrez aux cafés éclatants,/ Vous demandez des bocks ou de la
limonade… », précisent les derniers vers (v.29-30), montrant à la fois le personnage
et suggérant la commande qu’il passe à voix haute. Toutes les notations auditives
confèrent un certain réalisme au poème, tout en l’ancrant dans une forme de vérité
subjective : le lecteur « entend » à travers l’oreille du protagoniste de dix-sept
ans. Enfin, le dernier sens convoqué est le toucher, suggéré le « vent » (v.7) et
le « frisson » (v.12) qui semblent glisser sur la peau des personnages comme un
onguent bienfaisant. La présence de tous ces éléments sensoriels crée une sorte
d’ivresse qu’indique la divagation du poète : « on divague ; on se sent sur les lèvres
un baiser » (v.15). Cet abandon des sens est plaisant, heureux et accompagne la
découverte de l’amour.
II. La rencontre Le poème de Rimbaud est un roman d’amour. Le poète met en scène des jeunes
amoureuse filles, des jeux de séduction, et les épisodes romanesques qui s’ensuivent. Cette
présence de l’amour dans le poème correspond bien à la découverte de la vie d’un
adolescent.
6
1. Le jeune Rimbaud dresse le portrait des jeunes filles, portrait plus physique que moral. L’on
homme comprend en effet que si le personnage masculin se décide à quitter « les bocks
et les jeunes et la limonade » (v.30), c’est pour se livrer au jeu de l’amour et du hasard, et se
filles rendre dans un lieu privilégié, dédié à la rencontre amoureuse (sous les tilleuls).
La « promenade » est en effet un espace de balades, d’échanges furtifs et donc un
territoire d’observation privilégié. Implicitement, Rimbaud décrit le déplacement du
poète dans les deux premiers quatrains : il a quitté l’estaminet pour la promenade,
comme s’il avait pris la décision de passer à l’acte, et de se lancer dans les galanteries.
Sa posture est donc d’abord celle d’un observateur en quête d’une bonne fortune.
C’est ce qu’indique la formule présentative du vers 9 « Voilà qu’on aperçoit un tout
petit chiffon », comme si le personnage avait repéré de loin la présence féminine
s’approcher. Sans être précisément décrite, la jeune fille existe aux yeux du poète
grâce à des éléments de son vêtement, décrit par la métaphore filée du second
quatrain : chaque élément qui la compose, « un tout petit chiffon d’azur sombre »,
« piqué d’une mauvaise étoile », « doux frissons » peut suggérer successivement
un foulard bleu foncé attaché avec une broche clinquante, et une robe dont les
froissements (le mot est proche phonétiquement de « frissons ») mettent en éveil
les sens du poète.
2. L’aventure Cette première vision a pour effet de décupler le désir de séduire et de plaire.
amoureuse L’image du « baiser qui palpite comme une petite bête » (v.16) suggère tout
ensemble le cœur qui bat la chamade, et un chatouillis, une envie qui démange
et contre laquelle on ne peut pas lutter. C’est pourquoi la seconde apparition
féminine coïncide avec la révélation de l’amour. Le champ lexical du sentiment
amoureux (« Vous êtes amoureux » (v.25), « charmants » (v.19), « lèvres », « un
baiser » (v.15), « l’adorée » (v.28)) confirme la présence d’un jeu de séduction qui
s’accomplit dans cette « nuit de juin ». Ce jeu avec le sexe opposé repose sur des
mouvements rapides et fugaces. Le poète se prend aux filets des « petits airs
charmants » : un regard ou un sourire transporte le poète extrêmement réceptif
à toute sollicitude extérieure. Aussi brève que rapide, la rencontre met le poète
en émoi, comme le suggère le superbe néologisme « le cœur fou Robinsonne »,
le verbe « robinsonner » étant créé à partir du nom Robinson (Crusoé), héros
de Daniel Defoe parti en mer à l’aventure. La découverte que décrit Rimbaud
est en effet une aventure, une véritable traversée, avec ses péripéties et ses
moments forts. Cette impression d’aventure est confirmée par la construction
des strophes ; Rimbaud recourt aux enjambements et aux rejets pour suggérer
un mouvement.
Ainsi, dans la troisième strophe, l’enjambement des vers 11-12 :
« Piqué d’une mauvaise étoile, qui se fond
Avec de doux frissons, petite et toute blanche… »
crée l’impression de suivre le regard du poète. Rimbaud montre un adolescent
qui s’affranchit et utilise un alexandrin libéré des règles habituelles (hémistiche à
la césure) et déplace les accents. Le titre « Roman » se justifie alors pleinement.
Comme dans un roman, le héros vit une scène de « première rencontre », s’oppose
à la volonté d’un père (« sous l’ombre du faux-col effrayant de son père », v.20).
Mais comme dans un vrai roman, les péripéties se succèdent ; ainsi Rimbaud
suggère tout un jeu de séduction de la part de la jeune fille qui fait « trotter ses
petites bottines » (v.22) : son pas est suggéré ici par l’allitération en [t] qui imite
le bruit des talons. Or la jeune fille, sans doute plus expérimentée, se moque de
son soupirant : « vos sonnets La font rire » (v.26). Amoureux « naïf », le poète
n’en est pas moins exalté, comme l’indique la répétition anaphorique aux v.25-
26 « Vous êtes amoureux », renforcée par l’image triviale mais amusante « loué
jusqu’au mois d’août » (v.26), qui indique que tout le temps du protagoniste sera
désormais occupé par l’amour. L’on comprend enfin dans l’avant-dernière strophe
la dimension autobiographique de ce roman, puisque le jeune « héros » écrit des
« sonnets », ce que fit aussi Rimbaud à ses débuts. Tous ces éléments confèrent au
poème une dynamique heureuse et plaisante qui fait de la rencontre amoureuse un
moment délectable, et de la jeunesse une époque insouciante.
6
III. Humour, Mais peut-on se prendre et se laisser prendre au jeu de la séduction ? Le poème
lucidité de Rimbaud, loin de se limiter à la description d’un adolescent en vacances qui
et ironie découvre l’amour, ne manque ni d’humour, ni d’ironie, ni même d’une certaine
lucidité face au devenir amoureux. Si le détour d’un regard devient bouleversement
pour celui qui le reçoit, la distance humoristique permet de relativiser l’histoire,
car comme le rappelle le poète à la fin de ce roman miniature : « On n’est pas
sérieux quand on a dix-sept ans ».
1. Humour et Le personnage masculin, le héros du « Roman » qu’invente Rimbaud n’est pas
autodérision vraiment un héros. Si l’on admet l’idée selon laquelle le poète s’est mis en scène
dans ses vers, on constate un sens de l’autodérision très marqué. D’abord cet
auteur de sonnets manque totalement d’expérience : Rimbaud semble décrire
« une première fois » et une décision dans l’expression « Foin des bocks et de la
limonade » (v.2) ; la jeunesse du personnage, qui semble avoir trouvé le courage
d’aller à la promenade dans les bocks de bière, en fait une figure à la fois attachante
et gauche. Cette maladresse s’exprime dans le regard que la jeune fille porte sur lui.
L’emploi du qualificatif « naïf » attribut du pronom « vous », confirme la maladresse
inexpérimentée du jeune homme, et implicitement sa virginité. La naïveté est en
outre une caractéristique qu’on applique habituellement aux enfants, mais pas aux
hommes. L’adolescent veut jouer au grand mais ne connaît pas tous les codes de la
séduction. Rimbaud ne manque donc pas d’humour dans l’autoportrait qu’il peint
en filigrane à travers son poème.
2. La portée La crainte d’être maladroit plonge l’adolescent dans le royaume des chimères.
satirique Ainsi le vers « Le cœur fou Robinsonne à travers les romans » montre le poète
lecteur qui cherche dans la fiction romanesque un miroir à sa propre aventure : ce
décalage peut faire sourire et trahit à nouveau le sens de l’humour de Rimbaud.
Cet humour est également perceptible jusque dans la composition des strophes.
On remarque ainsi dans l’avant-dernière strophe, outre une répétition, la présence
de propositions brèves construites sur un schéma syntaxique identique : « Tous vos
amis s’en vont, vous êtes mauvais goût » (v.27). La régularité de ce vers, dont la
césure se fait à l’hémistiche, indique les conséquences immédiates de cet amour
naïf, illustrant l’adage populaire selon lequel « l’amour rend bête ». C’est finalement
un personnage attachant mais décalé que peint Rimbaud, moqué par la jeune fille,
mais aussi raillé par ses amis qui jugent son attitude grotesque : « vous êtes mauvais
goût ». Le changement de pronom (le poème passe de « on » à « vous ») correspond
au changement d’état du poète. Cette modification dans le système pronominal
participe à l’ironie sous-jacente du poème. On peut donc déceler une visée satirique
dans « Roman » qui, tout en décrivant avec enthousiasme la rencontre amoureuse,
dénonce certains comportements d’amoureux éplorés et de chevaliers servants.
Rimbaud ne se moque-t-il pas d’une façon d’aimer « romantique » où l’amant écrit
des poèmes et ne se consacre qu’à l’élue de son cœur ?
3. Le retour au Si le désir amoureux répond à un besoin de découverte, il aboutit implicitement à
réel un échec, traité dans « Roman » sur le mode burlesque et cocasse, sans tragédie
et sans larme. On peut en effet interpréter le retour de la même situation à la fin
du poème comme le retour du personnage à ses premières activités, signalant
implicitement l’échec de la relation amoureuse. Rimbaud recourt en effet à une
ellipse narrative (comme dans un vrai roman) entre l’avant-dernière et la dernière
strophe. Le personnage revient à ses fréquentations masculines habituelles des
cafés : le temps des nuits folles a passé et le dernier vers n’a plus le même accent
que lors de sa première occurrence : il ressemble davantage à un regard sur le
passé et se colore dès lors d’une certaine nostalgie. « On n’est pas sérieux quand
on a dix-sept ans » porte en soi les échecs amoureux. La diérèse sur « sérieux »
traduit l’insistance sur cet âge incertain et naïf, fait d’illusions, d’erreurs et de
maladresses. Cette fois, dans le dernier vers, après l’expérience racontée, le pronom
« on » prend une valeur et une signification plus universelle, dans lesquelles tout
lecteur peut se reconnaître. Comme dans la vie, les amours d’été de l’adolescent
sont sans lendemain, chacun retourne à sa vie. Chaque adolescent est un Robinson
6
Crusoé en puissance, pendant les mois d’inactivité scolaire de l’été : à l’époque de
Rimbaud, les élèves étaient en vacances en juin et reprenaient les cours en août. La
présence de ces deux mois dans le poème ouvre et ferme la parenthèse des mois
de liberté. « Roman » est finalement l’histoire simple d’un adolescent en vacances
qui sait que ce temps ne durera pas et profite pleinement de la vie. C’est en ce sens
qu’on peut interpréter les nombreux points de suspension du poème : Rimbaud
peint un moment « en suspens », entre l’enfance et la vie adulte, entre la fin des
cours et la reprise du travail après les semaines dédiées au sentiment amoureux.
Conclusion Dans ce poème, Rimbaud évoque avec grâce et juvénilité les premiers émois
d’un adolescent qui découvre l’amour. Le choix d’appeler son poème « Roman »
se justifie dès lors par la succession des aventures qui ramènent le poète à son
point initial. S’agit-il d’un poème autobiographique ? Selon toute évidence, il est
issu de l’expérience de Rimbaud, une expérience poétique qui rappelle l’un de ses
principes : « le dérèglement des sens ». Ce n’est donc pas un poème de la rencontre
unique, mais une sorte d’expérimentation humaine et poétique. Ici tout est simple
et agréable ; l’amour se résume à un baiser. Point de descriptions longues comme
dans un roman, mais des visions fugitives, des points de suspension qui laissent au
lecteur la possibilité d’imaginer une suite à ces robinsonnades adolescentes.
Pour conclure
À retenir
Dans ce chapitre, vous avez vu que la poésie se renouvelle profondément au
XXe siècle. En effet, il ne s’agit plus du lieu de l’épanchement lyrique ou du
culte du Beau mais du lieu de l’exploration du langage poétique. Ainsi, des
poètes tels qu’Apollinaire, Cocteau, Desnos ou Éluard inventent de nouvelles
formes poétiques. Apollinaire n’hésite pas à supprimer tout signe de ponc-
tuation de ses textes. Cocteau dévoile le caractère merveilleux du sommeil,
moment où se forment les histoires les plus extraordinaires mais aussi mo-
ment d’abandon total, proche de la mort. Desnos compose des textes surpre-
nants, proches de « cadavres exquis ». Comme Éluard, il emploie le vers libre
dans des poèmes de forme libre. Ainsi les vers n’obéissent à aucune règle ap-
parente : très souvent pas de rimes (mais des assonances et allitérations), pas
de nombre de syllabes fixe. La spatialité du poème, c’est-à-dire son organi-
sation sur la page, la disposition des mots (du matériau linguistique), participe
à la construction du sens. En conclusion, ce qui fait l’essence de la poésie n’est
plus une forme rigide, soumise aux règles de versification, mais la création
d’un langage nouveau, doté d’une musique et d’un rythme particuliers.
6
Fiche méthode
La poésie suit tantôt des règles, tantôt se montre totalement libre dans sa versifica-
tion. On appelle formes fixes les poèmes qui obéissent à des règles de versification
précises, tandis que les formes libres suivent l’inspiration et l’imagination du poète,
sans se soucier de contraintes formelles.
1. Le sonnet
Inventé par le poète Italien Pétrarque, le sonnet est composé de deux quatrains et
de deux tercets.
Les poètes du XVIe siècle l’ont souvent employé, tels Ronsard et du Bellay. C’est
l’une des formes poétiques les plus employées, y compris au XXe siècle.
Le sonnet présente des rimes embrassées dans les deux premiers quatrains, mais
dans les deux tercets, les rimes deviennent suivies ou croisées. Le sonnet est com-
posé de vers en alexandrins, décasyllabes ou octosyllabes.
Exemple
Jusqu’à présent, lecteur, suivant l’antique usage,
Je te disais bonjour à la première page.
Mon livre, cette fois, se ferme moins gaiement ;
En vérité, ce siècle est un mauvais moment.
Tout s’en va, les plaisirs et les mœurs d’un autre âge,
Les rois, les dieux vaincus, le hasard triomphant,
Rosalinde et Suzon qui me trouvent trop sage,
Lamartine vieilli qui me traite en enfant.
La politique, hélas ! voilà notre misère.
Mes meilleurs ennemis me conseillent d’en faire.
Être rouge ce soir, blanc demain, ma foi non.
Je veux, quand on m’a lu, qu’on puisse me relire.
Si deux noms, par hasard, s’embrouillent sur ma lyre,
Ce ne sera jamais que Ninette et Ninon.
Alfred de Musset, « Sonnet au lecteur » (1850)
Les poètes du XXe siècle parodieront ou feront exploser cette forme fixe de la poé-
sie, comme Apollinaire dans « Les Colchiques ».
2. La ballade
La ballade est née au Moyen Âge. Elle comporte trois strophes en octosyllabes ou
décasyllabes puis la moitié d’une strophe (un quatrain) qu’on appelle envoi. L’envoi
désigne le destinataire de la ballade. Chaque strophe s’achève par un même vers,
qui constitue un refrain. La ballade obéit à la règle rimique suivante : ABABBCBC.
6
3. Le rondeau
Le rondeau est également issu de la poésie du Moyen Âge. Il compte quinze, treize
ou douze vers. Il ne comporte que deux rimes, réparties en strophes fixes : un qua-
train, un tercet, un quintil (5 vers). Le premier vers réapparaît sous la forme d’un
refrain à la fin de la deuxième et de la troisième strophe. Le schéma de la rime
peut suivre deux directions : ABBA+ABA+ABBAA ou bien CDCD+DCC+DCDCC. Le
rondeau est écrit en octosyllabes.
Exemple
Le temps a laissé son manteau
De vent, de froidure et de pluie,
Et s’est vêtu de broderie,
Du soleil luisant, clair et beau.
Il n’y a ni bête ni oiseau
Qu’en son jargon ne chante ou crie :
Le temps a laissé son manteau
Rivière, fontaine ou ruisseau
Portent en livrée jolie
Goutte d’argent, d’orfèvrerie ;
Chacun s’habille de nouveau :
Le temps a laissé son manteau.
Charles d’Orléans (orthographe modernisée),
Œuvres poétiques.
Le travail des formes libres porte principalement sur une recherche de la disposi-
tion des vers sur la page :
– calligrammes (vers qui forment un dessin) ;
– vers uniques sur la page ;
– déconstruction du vers (vers de mètres irréguliers, retraits importants) ;
– travail de la métaphore, jeux avec les figures de style ;
– recherche de la disposition originale.
Exemple
J’ai joué sur la pierre
De mes regards et de mes doigts
Et mêlées à la mer,
S’en allant sur la mer,
Revenant par la mer,
J’ai cru à des réponses de la pierre.
Eugène Guillevic, Carnac (1961)
6
Le poème en prose
Le poème en prose emprunte ses caractéristiques esthétiques à la poésie comme
à la prose. Il ne se présente pas sous une forme versifiée, ne présente pas de re-
tour à la ligne, mais comporte de nombreux procédés qui appartiennent à la poésie
en vers : anaphores, jeux avec les sonorités, travail du rythme. Le poème en prose
obéit souvent à une logique interne, centrée sur une thématique, un élément des-
criptif ou narratif.
Exemple
Aloysius Bertrand, « Ondine », Gaspard de la Nuit
«… Je croyais entendre
Une vague harmonie enchanter mon sommeil
Et près de moi s’épandre un murmure pareil
Aux chants entrecoupés d’une voix triste et tendre. »
(Ch. Brugnot, Les Deux Génies)
« Écoute ! - Écoute ! - C’est moi, c’est Ondine qui frôle de ces gouttes d’eau les
losanges sonores de ta fenêtre illuminée par les mornes rayons de la lune ; et
voici, en robe de moire, la dame châtelaine qui contemple à son balcon la belle
nuit étoilée et le beau lac endormi.
« Chaque flot est un ondin qui nage dans le courant, chaque courant est un
sentier qui serpente vers mon palais, et mon palais est bâti fluide, au fond du
lac, dans le triangle du feu, de la terre et de l’air.
« Écoute ! - Écoute ! - Mon père bat l’eau coassante d’une branche d’aulne
verte, et mes sœurs caressent de leurs bras d’écume les fraîches îles d’herbes,
de nénuphars et de glaïeuls, ou se moquent du saule caduc et barbu qui pêche
à la ligne ! »
Sa chanson murmurée, elle me supplie de recevoir son anneau à mon doigt
pour être l’époux d’une Ondine, et de visiter avec elle son palais pour être le
roi des lacs.
Et comme je lui répondais que j’aimais une mortelle, boudeuse et dépitée, elle
pleura quelques larmes, poussa un éclat de rire, et s’évanouit en giboulées qui
ruisselèrent blanches le long de mes vitraux bleus.
6
Chapitre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
À retenir
Dans cette séquence, vous avez vu que l’écriture poétique évolue considé-
rablement entre le XIXe et le XXe siècle. Cette évolution commence avec le
romantisme qui se vit comme une rupture poétique et se manifeste par un
affranchissement des règles. Le poète romantique partage ses sentiments
les plus profonds avec son lecteur, il rêve d’idéal et, tel un prophète, semble
communiquer avec Dieu. Le Parnasse est créé en réaction contre les excès
lyriques du romantisme : la poésie devient alors objective et non plus per-
sonnelle, impassible et non plus passionnée. Puisque la poésie ne doit plus
être lyrique, elle devient essentiellement descriptive et refuse un art engagé.
Les parnassiens prônent le culte de la forme, plus rigoureuse qu’auparavant.
Vient ensuite le symbolisme qui refuse la logique matérialiste et la croyance
au progrès au profit d’un désir de vie intérieure ou de solitude qui seules per-
mettent l’accès au mystère de l’être, à l’au-delà du rêve et aux universelles cor-
respondances. Le symbolisme s’affirme comme traduction, déchiffrement
des signes, des idées d’un autre monde indéfini fondant une esthétique de la
suggestion et de l’ambiguïté, voire d’une nécessaire et angoissante obscuri-
té. Dernière étape d’une véritable révolution poétique, le surréalisme s’avère
pluriel dans ses manifestations artistiques, la poésie en est bien le centre de
gravité, qui se reflète et se diffracte en diverses formes d’expression : porte
ouverte à l’imprévu, lieu d’éclosion du « stupéfiant image » et mode d’être au
monde. Les jeux surréalistes où « les mots font l’amour » (Breton) et dont le
plus célèbre demeure le cadavre exquis, deviennent le réservoir d’expérimen-
tations de nouvelles formes de langage. Les poètes se libèrent donc de toutes
les contraintes de la métrique traditionnelle en créant des textes où le langage
se renouvelle et devient l’essence même de la poésie.
Approfondissement et soutien
Si vous voulez aller plus loin rendez-vous en ligne pour effectuer les
activités interactives n° 1 et n° 2.