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Henrard Roger. La réception de Spinoza dans la littérature néerlandaise. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième
série, tome 88, n°80, 1990. pp. 504-523;
https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1990_num_88_80_6650
Résumé
En dépit de son rationalisme radical et de sa faible estime pour l'art, Spinoza a retenu l'attention des
poètes et des écrivains. Ce sont les romantiques allemands qui ont vu dans le spinozisme — à vrai
dire compris de manière très subjectiviste — une source d'inspiration. La réception de Spinoza dans la
littérature néerlandaise des XIXe et XXe siècles procède très différemment. Van Vloten, le célèbre
éditeur des œuvres complètes du philosophe, réduit le spinozisme à un vitalisme qui dispense du Dieu
chrétien. Cette interprétation naturaliste a fortement influencé les écrivains du tournant du siècle
comme Brouwer, Multatuli, Gorter (qui passera de Spinoza à Marx). Au début du XXe siècle, un
courant «spiritualiste» se dessine en réaction contre le positivisme et Spinoza est interprété cette fois
de manière idéaliste, notamment par Bierens de Haan, Van Schendel, Verwey, Van Eyck. Ces auteurs
introduisent le progrès dans la substance spinoziste avec cependant le risque de dérapage vers une
forme de national-socialisme comme en témoigne l'exemple de Carp. Il est à noter que depuis la fin de
la guerre 40-45, le spinozisme n'a plus eu d'influence sur la littérature néerlandaise, sans doute en
raison de l'existentialisme.
Le réception de Spinoza
dans la littérature néerlandaise*
sens, Dieu est donc corporel et idéel. Par ailleurs, ce Dieu, dont
l'essence implique l'existence et sans qui rien ne peut être ni être conçu,
agit d'après la seule nécessité de sa nature et est donc indifférent à
l'homme. C'est à celui-ci à faire seul la démarche vers Dieu en se
conformant en acte et en pensée à la loi divine, celle-ci n'étant pas
révélée, mais exclusivement accessible à la réflexion philosophique.
C'est la raison, dont aucune passion n'entrave plus l'action, qui dévoile
à l'homme son enracinement dans un monde parfait, dont la cohérence
est assurée par Dieu, causa sui et cause première de toutes choses. Cette
vision globale du monde arrimé par Dieu s'accompagne d'un sentiment
de joie et d'amour à l'égard de cette totalité divine, à laquelle l'homme
se sait intégré corporellement et intellectuellement. Si dans cette espèce
d'union mystique il prend conscience de sa toute-puissance, à l'égal de
Dieu, tout au long de son cheminement vers cet état de grâce, il
s'efforcera d'augmenter sa puissance d'agir en éliminant les sources de
tristesse et en recherchant ce qui porte à la joie. C'est dans cette optique
pragmatique que Spinoza envisage notamment la musique et le théâtre :
ils nous divertissent, nous procurent du plaisir et nous sont donc utiles.
Comme ses contemporains, Spinoza confère ainsi à l'art une fonction
psychologique, — qu'on se rappelle la catharsis dans la tragédie
classique — mais la beauté, qui est l'objectif de l'art classique, n'a aucune
essence, puisqu'elle est liée à une perception sensible de l'œuvre d'art.
On peut dès lors se demander comment un philosophe développant
un rationalisme radical a pu exercer une influence sur des artistes, par
nature réfractaires à l'abstraction philosophique, en particulier au
raisonnement géométrique de Spinoza. L'opposition entre philosophes
et poètes doit toutefois être nuancée. Tous les poètes, en effet, ne
partagent pas la même idéologie littéraire; parmi eux, on peut
distinguer grosso modo les réalistes, qui conçoivent l'art comme une
imitation, idéalisée ou non, de la nature, et les formalistes, qui considèrent
l'art avant tout comme création de formes, sans référence à quelque
réalité que ce soit. Tandis que ceux-ci plaident pour l'autonomie de l'art
et excluent toute ingérence de la philosophie, ceux-là peuvent puiser
leur inspiration dans la réflexion philosophique sur l'essence de cette
nature qu'ils veulent imiter. Cette activité intellectuelle ne pourra
cependant se traduire qu'en images, comme l'écrit très justement
A. Verwey, les «figures» de style étant l'apanage de la poésie. Mais
Spinoza récuse l'image, qui ne nous donne, selon lui, qu'une idée
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l'unique substance qui est Dieu. Spinoza l'a réellement illuminé et lui a,
du même coup, apporté la sérénité de l'âme. Dans les «poèmes spinozis-
tes» déjà cités (et repris dans De School der Poëzie), le moi apparaît
comme un malade qui revient insensiblement à la vie sous l'œil attentif
du philosophe ou d'un de ses messagers féminins, qui l'instruisent sur
les rapports de Dieu et de la nature. C'est d'ailleurs pendant cette
période qu'il traduit YÉthique, qui paraîtra en version néerlandaise en
1895.
Mais l'illumination dont nous venons de parler ne sera que de
courte durée (1891-1896). Spinoza l'a certes éclairé sur la condition
humaine, mais n'apporte aucune réponse à la question sociale, devenue
brûlante à la fin du siècle. Gorter, toujours épris de beauté, est attristé
au spectacle de ces villes «tentaculaires», autant de foyers de misères et
de souffrances, qu'il rêve de transformer en un éden. C'est tout
naturellement vers K. Marx qu'il se tourne maintenant, le prophète du paradis
terrestre. Au début, il croit pouvoir concilier Spinoza et Marx, à l'instar
de quelques philosophes marxistes tels que G.V. Plekhanov, mais y
renoncera rapidement, devenant un marxiste orthodoxe qui luttera
jusqu'à son dernier souffle, contre vents et marées, pour la réalisation
d'une vaste société sans classes. Ce rêve, plus esthétique que politique, il
le poétisera dans l'épopée lyrique Pan (1916), qui constitue
l'aboutissement de Mei (en ce sens que l'union du fini et de l'Infini qui était
impossible dans Mei, devient réalité dans Pan).
La traduction de Y Éthique par Gorter se situe dans une période
d'intense intérêt pour Spinoza. En 1898 paraît une nouvelle traduction
(qui sera rééditée en 1905) de la main de W. Meijer (1842-1926), un
autodidacte érudit, comme en suscita en grand nombre le xixe siècle.
D'origine luthérienne, Meijer perdit la foi dès la fin de l'adolescence et
découvrit plus tard en Spinoza le philosophe qui répondait le mieux à
ses options philosophiques. Soucieux de faire partager ses idées et de
contribuer à la promotion intellectuelle de la masse, il multiplie les
conférences dans les milieux les plus divers et fonde un Club Spinoza,
d'où allait naître en 1906 la Société de Philosophie. Au monde
scientifique il se signala surtout par sa traduction néerlandaise des œuvres
complètes de Spinoza, à l'exclusion de la grammaire hébraïque. Sur ses
instances, un de ses amis acheta en 1896 la maisonnette à Rijnsburg où
Spinoza vécut de 1661 à 1663, en promettant de la céder à l'association
«Het Spinozahuis» dès que celle-ci aurait été constituée, ce qui fut fait
en 1897; Meijer en fut le premier secrétaire, poste qu'il occupa jusqu'en
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12 «Un être en harmonie avec l'ordre du monde», J.D. Bierens de Haan, Ethica.
Beginselen van het zedelijk Zelfbewustzijn, La Haye, 1942, p. 163.
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comme l'Idée est une et indivisible, d'où cet appel répété à l'intégration,
intégration du corps et de l'âme, de l'instinct et de la raison, intégration
sociale, élargie à la communauté européenne à court ou moyen terme,
mondiale à long terme, et enfin intégration au Tout.
C'est de l'Absolu que l'artiste doit rendre témoignage. Comme cet
Absolu est certes le terme de notre cheminement terrestre, mais d'abord
et avant tout sa cause première, le moteur de la dynamique existentielle,
— les néo-idéalistes rejettent, tout comme Spinoza, le finalisme
aristotélicien, — l'artiste retourne volontiers aux sources primitives de l'art,
comme par exemple le mythe, ce récit qui nous parle d'êtres singuliers
pour exprimer des vérités universelles, cette narration fictive qui renvoie
à une réalité métaphysique. Le disciple de Verwey et son successeur à la
chaire de littérature néerlandaise à l'Université de Leyde, P.N. van
Eyck (1887-1954), est surtout connu par son vaste poème épico-lyrique
Medousa (1947), une adaptation idéaliste du mythe grec de Méduse. A
la fin du poème, la Gorgone apparaît comme la rédemptrice de
l'humanité, un double du Christ, mais un christ déchristianisé, dans la
mesure où elle ne s'apparente pas au Dieu trinitaire chrétien, mais n'est
que l'individuation exemplaire de l'Un, insondable Totalité qui englobe
tous les Dieux; Méduse est la lumière du monde, elle ouvre la
perspective d'une religion naturelle universelle, débarrassée de tout dogme.
Le mythe relève de l'imaginaire; est-on dès lors en droit de lui
reconnaître une fonction cognitive? Les idéalistes en sont convaincus, la
fiction référant à une réalité indicible; à l'opposé, les rationalistes, à la
suite de Spinoza, tiennent le mythe pour ce qu'il est, à savoir de la
fiction, de l'irréel, du non-vrai. Sans vouloir prendre parti, il faut bien
reconnaître que fonder la vérité sur du vécu, sur la subjectivité pure,
n'est pas sans danger; certes, les néo-idéalistes ne répudient pas la
raison, bien au contraire, ce n'est qu'en épuisant les ressources de la
raison discursive qu'ils prétendent éviter le dérapage dans l'irrationnel;
ne peut-on toutefois pas craindre que le moi ne prenne pour vrai que ce
qui convient à sa nature? L'anarchiste M. Stirner n'hésite d'ailleurs pas
à se faire dans Der Einzige und sein Eigentum le défenseur de cet
égoïsme :
«Das Gôttliche ist Gottes Sache, das Menschliche Sache des
Menschen. Meine Sache ist weder das Gôttliche noch das Menschliche
(...) sondera allein das Meinige (...) und sie ist einzig, wie ich einzig
bin»15.
15 «Le divin est l'affaire de Dieu, l'humain l'affaire de l'homme. Mon affaire n'est
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ni le divin ni l'humain (...) mais seulement mon affaire (...) et elle est unique, comme je
suis unique», M. Stirner, Der Einzige und sein Eigentum, Leipzig, 1892, p. 14.
16 Cf. le prospectus distribué au 1938 à l'occasion de la publication du premier
numéro du Spinozistisch Bulletin, publié par la section néerlandaise de la Societas
Spinozana.
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