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Revue Philosophique de Louvain

La réception de Spinoza dans la littérature néerlandaise


Roger Henrard

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Henrard Roger. La réception de Spinoza dans la littérature néerlandaise. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième
série, tome 88, n°80, 1990. pp. 504-523;

https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1990_num_88_80_6650

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Abstract
In spite of his radical rationalism and his slight esteem for art, Spinoza has been studied by poets and
writers. It was the German Romantics who found a source of inspiration — in fact in a highly subjective
manner — in the thought of Spinoza. The reception of Spinoza in Dutch literature of the 19th and 20th
centuries was very different. Van Vloten, the famous editor of the complete works of the philosopher,
reduces Spinoza's thought to a kind of vitalism that dispenses with the Christian God. This naturalist
interpretation strongly influenced authors at the turn of the century such as Brouwer, Multatuli, Gorter
(who was to turn from Spinoza to Marx). At the start of the 20th century a «spiritualist» trend came into
being as a reaction against positivism, and Spinoza was interpreted this time in an idealist manner,
notably by Bierens de Haan, Van Schendel, Verwey, Van Eyck. These authors introduce progress into
Spinoza's substance with the risk, however, of sliding into a kind of national-socialism, as witnessed by
the example of Carp. It is noteworthy that Spinoza has exercised no influence on Dutch literature since
the 1940-45 war, doubtless because of existentialism. (Transl. by J. Dudley).

Résumé
En dépit de son rationalisme radical et de sa faible estime pour l'art, Spinoza a retenu l'attention des
poètes et des écrivains. Ce sont les romantiques allemands qui ont vu dans le spinozisme — à vrai
dire compris de manière très subjectiviste — une source d'inspiration. La réception de Spinoza dans la
littérature néerlandaise des XIXe et XXe siècles procède très différemment. Van Vloten, le célèbre
éditeur des œuvres complètes du philosophe, réduit le spinozisme à un vitalisme qui dispense du Dieu
chrétien. Cette interprétation naturaliste a fortement influencé les écrivains du tournant du siècle
comme Brouwer, Multatuli, Gorter (qui passera de Spinoza à Marx). Au début du XXe siècle, un
courant «spiritualiste» se dessine en réaction contre le positivisme et Spinoza est interprété cette fois
de manière idéaliste, notamment par Bierens de Haan, Van Schendel, Verwey, Van Eyck. Ces auteurs
introduisent le progrès dans la substance spinoziste avec cependant le risque de dérapage vers une
forme de national-socialisme comme en témoigne l'exemple de Carp. Il est à noter que depuis la fin de
la guerre 40-45, le spinozisme n'a plus eu d'influence sur la littérature néerlandaise, sans doute en
raison de l'existentialisme.
Le réception de Spinoza
dans la littérature néerlandaise*

Si l'on en croit le romancier hollandais contemporain W.Fr.


Hermans, toute littérature digne de ce nom est philosophie, dans la mesure
où elle «montre»1 le monde tel qu'il est réellement, c'est-à-dire un
chaos inextricable. Son nihilisme l'apparente à A. Schopenhauer et Fr.
Nietzsche, qui contestent la prétention de la philosophie pure à
conceptualiser la nature et à dégager le sens de la vie. Selon ces deux
philosophes allemands, celle-ci ne se laisse enserrer dans quelque
système de pensée que ce soit; elle transcende la raison et ne se révèle qu'à
travers l'art, dont le matériau est, tout comme la vie, le sensible, le
concret.
A l'antipode de ces philosophes, qui associent art et philosophie, se
situent la majorité des philosophes qui, à la suite de Platon, tout en
reconnaissant l'utilité de l'art en général et de la poésie en particulier,
leur refusent toute fonction cognitive, la recherche du vrai étant du
ressort exclusif de la philosophie, dont l'objet est le réel et non la
fiction. C'est entre autres la position de Spinoza, qui ne voit de salut
pour l'homme que dans la pensée: comprendre la nature, en saisir les
lois immuables, en réaliser l'unité fondamentale, voilà la clef du
bonheur, auquel tout homme aspire; ce bonheur est en effet lié à la
possession d'un bien impérissable, qui ne peut être que la substance
infinie que Spinoza appelle Dieu. Cet Absolu n'est cependant pas le
Dieu chrétien, personnel et providentiel, mais une substance dont
l'essence est constituée d'une infinité d'attributs, dont l'entendement
humain n'en connaît que deux, à savoir l'étendue et la pensée. En ce

* Ce texte a fait l'objet d'une communication à la Société philosophique de Louvain


(18 novembre 1987). Pour de plus larges développements, on consultera du même auteur
Wijsheidsgestalten in dichterwoord, onderzoek naar de invloed van Spinoza op de neder-
landse literatuur, Assen, Van Gorcum, 1977.
1 Hermans reprend à son compte la distinction établie par Wittgenstein entre ce qui
peut se «dire» et ce qui ne peut que se «montrer».
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sens, Dieu est donc corporel et idéel. Par ailleurs, ce Dieu, dont
l'essence implique l'existence et sans qui rien ne peut être ni être conçu,
agit d'après la seule nécessité de sa nature et est donc indifférent à
l'homme. C'est à celui-ci à faire seul la démarche vers Dieu en se
conformant en acte et en pensée à la loi divine, celle-ci n'étant pas
révélée, mais exclusivement accessible à la réflexion philosophique.
C'est la raison, dont aucune passion n'entrave plus l'action, qui dévoile
à l'homme son enracinement dans un monde parfait, dont la cohérence
est assurée par Dieu, causa sui et cause première de toutes choses. Cette
vision globale du monde arrimé par Dieu s'accompagne d'un sentiment
de joie et d'amour à l'égard de cette totalité divine, à laquelle l'homme
se sait intégré corporellement et intellectuellement. Si dans cette espèce
d'union mystique il prend conscience de sa toute-puissance, à l'égal de
Dieu, tout au long de son cheminement vers cet état de grâce, il
s'efforcera d'augmenter sa puissance d'agir en éliminant les sources de
tristesse et en recherchant ce qui porte à la joie. C'est dans cette optique
pragmatique que Spinoza envisage notamment la musique et le théâtre :
ils nous divertissent, nous procurent du plaisir et nous sont donc utiles.
Comme ses contemporains, Spinoza confère ainsi à l'art une fonction
psychologique, — qu'on se rappelle la catharsis dans la tragédie
classique — mais la beauté, qui est l'objectif de l'art classique, n'a aucune
essence, puisqu'elle est liée à une perception sensible de l'œuvre d'art.
On peut dès lors se demander comment un philosophe développant
un rationalisme radical a pu exercer une influence sur des artistes, par
nature réfractaires à l'abstraction philosophique, en particulier au
raisonnement géométrique de Spinoza. L'opposition entre philosophes
et poètes doit toutefois être nuancée. Tous les poètes, en effet, ne
partagent pas la même idéologie littéraire; parmi eux, on peut
distinguer grosso modo les réalistes, qui conçoivent l'art comme une
imitation, idéalisée ou non, de la nature, et les formalistes, qui considèrent
l'art avant tout comme création de formes, sans référence à quelque
réalité que ce soit. Tandis que ceux-ci plaident pour l'autonomie de l'art
et excluent toute ingérence de la philosophie, ceux-là peuvent puiser
leur inspiration dans la réflexion philosophique sur l'essence de cette
nature qu'ils veulent imiter. Cette activité intellectuelle ne pourra
cependant se traduire qu'en images, comme l'écrit très justement
A. Verwey, les «figures» de style étant l'apanage de la poésie. Mais
Spinoza récuse l'image, qui ne nous donne, selon lui, qu'une idée
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confuse des choses. Devons-nous en conclure que même la littérature


réaliste est réfractaire à la philosophie réaliste?
En principe: oui. Et les rares artistes qui ont voulu transposer
YÉthique en termes poétiques ont échoué dans leur entreprise; leur
œuvre est certes édifiante, mais ne suscite aucune émotion poétique.
Dans ses Poèmes spinozistes H. Gorter reprend les thèmes essentiels de
YÉthique, mais les coule dans des images souvent peu appropriées et qui
n'en respectent pas l'esprit. P.S.A. van Limburg Brouwer est, dans son
roman Akbar, certes respectueux de la morale spinoziste, mais pèche
par une schématisation abusive des personnages et un manque de
tension narrative; par ailleurs, la conception de Dieu qu'il y développe
prend une coloration positiviste et évolutionniste. L'altération de la
pensée de Spinoza est tout aussi évidente chez les poètes qui ont
vraiment la fibre poétique, mais chez la plupart, c'est cette fois
l'idéalisme qui donne le ton. Voilà, en fait, posé le problème de la réception
de Spinoza, qui fera l'objet de cet article.

De son vivant, Spinoza jouissait aux Pays-Bas et à l'étranger de


l'estime d'un petit cercle d'amis; le pouvoir religieux et civil, de même
que les milieux universitaires le tenaient pour un contestataire d'autant
plus dangereux qu'il travaillait dans l'ombre et en silence. Après sa
mort, ses idées alimentèrent la discussion dans de petits cercles d'initiés
qui, par crainte des autorités, n'osaient pas déployer leur activité au
grand jour. Nous trouvons un écho de ces discussions dans le roman à
clefs satirique d'un auteur anonyme, mais généralement identifié comme
étant J. Duijkerius, dont la première partie Het Leven van Philopater
parut en 1691 et la seconde, Vervolg van 't Leven van Philopater, en
1697. Mais c'est P. Bayle, lequel passa les vingt-cinq dernières années de
sa vie à Rotterdam, qui, dans son Dictionnaire historique et critique
(1695-1697), allait fixer l'image de Spinoza telle qu'elle s'impose tout au
long du XVIIIe siècle, celle d'un athée vertueux. Bayle présente Spinoza
comme étant celui qui le tout premier érigea l'athéisme en système ; tout
en reconnaissant son intégrité morale, il s'insurge contre sa tentative
d'assimiler la foi à la science. Cette accusation d'athéisme, nous la
trouvons par exemple sous la plume du théologien hollandais B.
Nieuwentijt, qui écrit à l'intention des disciples du philosophe, ces
«ellendige ongodisten» (ces misérables athées), son ouvrage
apologétique Het regt Gebruik der Wereldbeschouwingen, ter overtuiginge van
ongodisten en ongelovigen (1717), Encore à la fin du siècle, dans le
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roman épistolaire bien connu De Historié van Mejuffrouw Sara Burger-


hart (1782), les auteurs, B. Wolff et A. Deken, faisant incidemment
allusion à Spinoza, en parlent comme d'un «brave homme», tout en
ajoutant «en dépit de son athéisme».
L'athéisme, entendons par là la négation d'un Dieu personnel,
sinon providentiel, du moins créateur, étant encore mal jugé au xvme
siècle, on comprend la réflexion de P. Hazard dans La crise de la
conscience européenne :
«Les audaces de l'Aufklârung, de l'époque des lumières,
apparaissent pâles et menues, à côté des audaces agressives du Tractatus
theologico-politicus, à côté des audaces vertigineuses de Y Éthique»2 .
Il n'est dès lors pas surprenant, comme le remarque P. Vernière3, que
les Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Diderot et autres encyclopédistes,
bien qu'ils connaissent Spinoza, le citent rarement, de crainte que ce
compagnonnage ne nuise à leur crédibilité.
Si les auteurs français que nous venons de citer développent un
rationalisme critique, qui mine progressivement les fondements de
l'Ancien Régime, en Allemagne le Sturm und Drang anticipe le
romantisme, tournant franchement le dos au rationalisme et à l'esthétique
français. F.H. Jacobi, G.E. Lessing et J.G. Herder lisent intensément
Spinoza qui, à leurs yeux, redynamise la nature, dévitalisée par le
rationalisme, et exalte le sentiment religieux. Peu soucieux des
problèmes formels, qui constituent pourtant l'épine dorsale du classicisme, ils
n'attachent guère d'importance à la méthode axiomatique appliquée
avec une rigueur extrême par le philosophe et ne retiennent de Y Éthique
que la soif de Dieu, qui serait à l'origine de cette construction
géométrique.
Plus tard, les romantiques allemands tels que F.W.J. Schelling et F.
Schleiermacher n'hésiteront pas à ranger Spinoza parmi les mystiques,
interprétant abusivement l'amour intellectuel de Dieu comme l'abandon
du moi à l'«Urgrund», le principe premier de toutes choses. Alors que
Spinoza objective Dieu en le déterminant formellement et conceptuelle-
ment, ces romantiques le subjectivisent, Dieu se confondant avec
l'expérience intime que l'individu en fait. Pour ces romantiques, Dieu se vit,
mais ne peut être dé-fini, toute définition impliquant une limitation,

2 P. Hazard, La crise de la conscience européenne, Paris, 1935, p. 470.


3 Cf. P. Vernière, Spinoza et la pensée française avant la Révolution, Paris, 1954,
p. 493.
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donc de la négativité, ce qui est incompatible avec la notion spinoziste


d'Absolu, qui n'est que positivité. A Spinoza ils attribuent gratuitement
cette expérience du divin, telle qu'elle leur apparaît dans la dernière
partie de V Éthique, tout ce qui précède n'étant à leurs yeux qu'une
justification a posteriori.
Mais franchir la distance qui sépare le moi du non-moi, assimiler
l'objet au sujet n'est pas le fait du scientifique, qui ne peut analyser un
phénomène qu'en l'objectivant, comme l'indique le terme allemand qui
désigne l'objet: der Gegenstand, ce qui est en face du sujet et lui est donc
étranger. Le refus de l'objectivation est le fait du poète qui, par
l'imagination, associe ce qui a été dissocié par la raison. On comprend
dès lors que le Dieu des romantiques, cet Être indéfinissable, ne pourra
être révélé que par la poésie, seule capable par son pouvoir symbolique,
— suivant le sens étymologique du mot symbole, — de jeter un pont
entre le fini et l'Infini, le physique et le méta-physique, le multiple et
l'Un. C'est ce que nous fait saisir F. Novalis dans son roman posthume
Heinrich von Ofterdingen (1802), qui est une apologie de la poésie,
comme l'avait été au siècle précédent l'œuvre du théoricien italien J.B.
Vico et comme le sera l'essai de P.B. Shelley A Defence of Poetry
(1821). Au siècle de Spinoza, l'art était un délassement, la poésie un
ornement, la beauté une affection, le poète un artisan, tandis que le
philosophe détenait orgueilleusement le monopole de la vérité. A
l'époque romantique, Dieu se fait chair dans la poésie, la beauté devient
l'expression de la perfection divine, le poète devient l'artiste inspiré, le
prêtre de l'Absolu, réfractaire à la technique artisanale, à l'ombre
duquel le philosophe exerce son activité raisonneuse.
A l'une ou l'autre exception près, les romantiques hollandais
ignorent l'Allemagne. Novalis restera longtemps un inconnu, tout
comme Schleiermacher. Son porte-parole, W. Bilderdijk, est un farouche
adversaire de la philosophie et n'écrit que sous l'emprise de la passion.
Ce n'est qu'à la fin du siècle, sous l'impulsion de Verwey, que cette
conception de la poésie trouve sa voie dans la littérature néerlandaise.
Schleiermacher ne fut découvert en Hollande que vers 1 840 par un
candidat théologien, J. van Vloten (1818-1883), un des premiers lecteurs
hollandais, sinon le premier, des Hallische Jahrbùcher , la revue dans
laquelle s'exprime le renouveau théologique allemand. Van Vloten est
tout de suite favorablement impressionné par un article de D.F. Strauss
qui confronte Scheiermacher et K. Daub en insistant sur le rôle eminent
joué par Spinoza dans le développement de la philosophie allemande.
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C'est ainsi qu'il est conquis à la fois par Schleiermacher et Strauss et


devient avide d'approfondir l'œuvre de Spinoza. Il tiendra plus tard4 les
deux premiers pour les «fossoyeurs» du christianisme (ce qui à ses yeux
est un éloge). Schleiermacher réduit en effet le christianisme à un
sentiment, à une manière de vivre la nature5, tandis que Strauss
considère l'Évangile comme un mythe, une œuvre de fiction traduisant
davantage l'état d'âme des évangélistes que la réalité objective du
Christ, et nie du même coup la matérialité de la résurrection, sur
laquelle saint Paul bâtit la foi chrétienne. Van Vloten qualifie Strauss
de dernier théologien chrétien, car si celui-ci continue à défendre les
vérités éternelles du christianisme, il ne peut empêcher que la foi
chrétienne, déjà déstabilisée par le subjectivisme religieux, ne soit
soumise au siège de la critique scientifique des Écritures, par ailleurs
déjà amorcée par Spinoza deux siècles plus tôt.
On a deviné que Van Vloten est pris par un courant de pensée dit
«moderne» et que ses études théologiques l'ont conduit à l'anti-théo-
logie. Il abjure le Dieu chrétien, une chimère à ses yeux, et, mû par un
anticléricalisme rabique, en arrivera à bannir le terme même de Dieu du
vocabulaire, lui substituant celui de Vie, qui apparaîtra d'ailleurs dans
le titre de la revue De Levensbode, qu'il fonde en 1 865 et dans laquelle il
ridiculise à loisir les «derniers» (!) chrétiens, les «Sinterklaaschriste-
nen», et répand un spinozisme adapté, comme il l'écrit en toutes lettres,
à son temps, c'est-à-dire épuré du mot Dieu, susceptible, selon lui, de
prêter à confusion. A Spinoza il consacre une étude, parue en 1862 et
rééditée en 1871, dont le titre ne laisse planer aucun doute sur son
intention: Baruch d'Espinoza. Zijn leven en zijn werk in verband met
zijnen en onzen tijd. Mais qu'est-ce que cette Vie, qui prend dans son
interprétation de Y Éthique le relai de Dieu? C'est une représentation de
la nature considérée non dans sa diversité mais dans son unité, celle-ci
reposant sur un déterminisme sans faille. Le deus sive natura qui a fait
couler tant d'encre, Van Vloten l'interprète dans un sens restrictif,
limitant la nature à la natura naturata, où matière et pensée sont régies
par le principe de causalité. Comme on le voit, Van Vloten ne se
contente pas de modifier la terminologie de Spinoza, il en falsifie en

4 Cf. J. van Vloten, Paulus en Schleiermacher, Stichter en Sloper des Kristendoms,


in: De Levensbode, 1867.
5 Schleiermacher, Ueber die Religion. Reden an die Gebildeten unter ihren Verâch-
tern, Hambourg, 1958 (lère éd., 1793). C'est dans cet ouvrage que l'auteur déclare «Mir ist
ailes Wunder» (pour moi tout est miracle), cf. p. 65-66.
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outre la philosophie même, réduisant les attributs de la substance à


deux, — ce qui ouvre la voie à l'interprétation marxiste, qui ne retient
plus que la matière comme attribut de la substance, — faisant table rase
de la science intuitive, opposant à la méthode deductive la méthode
expérimentale chère aux positivistes, sécularisant l'amour intellectuel de
Dieu, qui devient dans l'optique de Van Vloten un simple agir inspiré
par l'amour de la vie. Bref, Van Vloten donne une interprétation
naturaliste de la philosophie de Spinoza, ainsi qu'il ressort clairement
de la définition qu'il donne de son concept de vie: «Het onbegonnen en
oneindig zelfstandig bestaan» (l'existant autonome incréé et infini) ou
encore «het oneindig verband aller dingen» (l'enchaînement infini de
toutes choses).
Cette interprétation, il la défendit avec une passion et un fanatisme
peu conciliables avec le calme serein de Spinoza, jetant l'anathème sur
tous ses contradicteurs. Il se fit, faut-il le dire, plus d'ennemis que
d'amis et connut par ailleurs de nombreux déboires dans sa double
carrière de professeur et de journaliste. Il n'empêche que c'est grâce à
lui que Spinoza, le seul philosophe hollandais de format international,
fut remis à l'honneur dans son pays. Van Vloten lui consacra, outre
l'étude mentionnée plus haut, de nombreux articles dans De Levensbode
et d'autres revues auxquelles il collabora occasionnellement. En 1862 il
publia la traduction latine du Korte Verhandeling van God de Mensch en
deszelfs Welstand, dont deux manuscrits venaient d'être découverts par
un antiquaire d'Amsterdam. Dès 1871 il conçut le projet d'élever, à
l'occasion du 200e anniversaire de la mort de Spinoza, une statue à sa
mémoire à proximité de l'immeuble où il mourut en 1677. Il put réaliser
ce projet grâce aux fonds recueillis aux Pays-Bas et à l'étranger;
l'inauguration du monument ne put toutefois avoir lieu qu'en 1880.
Avec le solde de la somme récoltée il put financer la publication d'une
nouvelle édition latine des œuvres complètes de Spinoza6, la première
depuis celle de C.H. Bruder, parue à Leipzig en 1843-46.
A la décharge de Van Vloten, il faut préciser que la plupart des
philosophes hollandais de son temps, comme lui gagnés au positivisme,
déformaient la pensée de Spinoza dans le sens naturaliste. C'est le cas
notamment du professeur J.P.N. Land, qui collabora avec lui à la mise
au point de l'édition des œuvres complètes de Spinoza dont nous

6 Benedicti De Spinoza Opera Quotquot Reperta Sunt, La Haye, 1882-1883.


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venons de parler, et de M. CL. Lotsy, dont l'étude sur la philosophie de


Spinoza7 a la même coloration naturaliste.
De tous ces spinozistes c'est Van Vloten qui aura le plus d'impact
sur la jeune génération, qui ne connaîtra souvent Spinoza qu'à travers
le prisme de Van Vloten. En partie sous son influence, plus d'un
écrivain va se détourner de l'Église Réformée, en dépit des efforts de la
théologie «libérale» pour concilier science et foi. C. Busken Huet et A.
Pierson, théologiens de formation, renonceront à exercer leur ministère
et se consacreront entièrement aux belles lettres, qu'ils enrichiront de
brillants essais, critiques et études, dans lesquels Spinoza ne passe pas
inaperçu, même s'ils se sont séparés de Van Vloten, dont ils finissent
par désapprouver le fanatisme. Les véritables admirateurs de Van
Vloten sont C. Vosmaer, P.S.A. van Limburg Brouwer et Multatuli.
Particulièrement révélateur de l'éthique spinoziste est Akbar (1872),
le seul roman de Brouwer, dans lequel celui-ci trace l'évolution morale
du héros, au début soumis à l'emprise de la passion, puis, éclairé par la
raison, réalisant la valeur de l'amour et de la générosité. Le roman, qui
se déroule en grande partie à la cour de l'empereur mongol Akbar, est
émaillé de nombreuses discussions philosophiques entre l'empereur et
ses proches collaborateurs, qui portent le sceau du Spinoza conçu par
Van Vloten. Nous l'avons dit au début de ce texte: Akbar est un
mauvais roman, qui ne fut d'ailleurs guère apprécié par la critique et ne
connut une réédition que soixante-dix ans plus tard. Brouwer était
davantage penseur qu'artiste, tout comme Vosmaer et Pierson.
Le seul artiste véritable de cette génération est Multatuli, qui range
Spinoza parmi les tout grands philosophes. Il ne l'a manifestement pas
lu, son appréciation s'appuyant sur l'étude de Van Vloten, avec qui il
était lié d'amitié. Multatuli est un artiste, mais qui se veut aussi
philosophe, publiant une somme d'aphorismes et de récits sous le titre
présomptueux d'Idées; il remue effectivement une foule d'idées, qui lui
sont inspirées par l'observation des mille et un menus faits de la vie
quotidienne, mais il ne développe aucun système de pensée. C'est un
farouche adversaire de toute systématisation, celle-ci faisant violence,
selon lui, à la réalité et traduisant une volonté de puissance
incompatible avec un humanisme véritable, — Nietzsche ne dira rien d'autre!
Rejetant toutes les abstractions, il s'affirme paradoxalement naturaliste
contre le naturalisme, chrétien contre le christianisme, libéral contre le

7 CL. Lotsy, Spinoza's Wijsbegeerte, Amsterdam, 1878.


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libéralisme, littérateur contre la littérature. Ces paradoxes, qui dénotent


une personnalité déchirée entre raison et sentiment, réalisme et
romantisme, trouvent leur expression poétique dans le célèbre roman Max
Havelaar (1861), dont l'unité formelle repose sur la binarité, ainsi que
dans une multitude d'aphorismes, caractérisés eux-mêmes par le
contraste entre une expression lapidaire et imagée et un contenu
conceptuel extensible à l'infini.
Le naturalisme trouve son expression poétique la plus parfaite
dans la poésie impressionniste, dont les tenants sont groupés autour de
la revue De Nieuwe Gids, qui voit le jour en octobre 1885, d'où le nom
de «Tachtigers» (ceux de quatre-vingts) donné à ces poètes, nés dans les
années 1860, en pleine effervescence naturaliste, et arrivés à maturité
dans les années 1880, à savoir J. Perk, W. Kloos, Fr. van der Goes, A.
Verwey et Fr. van Eeden. A l'exception de ce dernier, tous sont
originaires d'Amsterdam et y ont fréquenté le gymnase, où enseignait
entre autres W. Doorenbos, un professeur attachant, le type même du
libéral: un anticlérical, adversaire déclaré de toute contrainte, de tout
conformisme et du traditionalisme sclérosé; un esprit critique, qui
maniait volontiers le paradoxe; un homme cultivé, bien au fait de
l'actualité philosophique et littéraire et un des permiers lecteurs de
Nietzsche aux Pays-Bas. Son biographe, C.G.L. Apeldoorn, écrit à son
sujet :
«Doordat verschillende jongeren zich tot hem aangetrokken voel-
den, kwamen zij ook onderling nader tot elkaar; en door eigen voor-
beeld stimuleerde hij de ontwikkeling van het individualisme bij de
aankomende generatie » 8 .
Individualistes, les «Tachtigers» le sont, et renégats, à l'image de
leur mentor culturel. Quant à leur modèle poétique, c'est Multatuli,
celui qui avait «naturalisé» le langage poétique et osé réaffirmer les
droits de la poésie à une époque dominée par le prestige de la science.
Tout comme les positivistes revendiquaient l'autonomie de la science,
seule capable d'accéder à la vérité, les «Tachtigers» vont défendre
l'autonomie de l'art, dont l'objectif sera, selon la formule bien connue
de Kloos, «de allerindividueelste expressie van de allerindividueelste
emotie»9. Eux aussi sont obnubilés par la vérité, mais conçue ici
8 «Plusieurs jeunes se sentant attirés par lui se rapprochèrent les uns des autres; par
son propre exemple il stimula le développement de l'individualisme chez la génération
montante», C.G.L. Apeldoorn, Dr Willem Doorenbos, Den Helder, 1948, pp. 257-258.
9 «L'expression la plus individuelle de l'émotion la plus individuelle».
Le réception de Spinoza dans la littérature néerlandaise ,513

comme l'adéquation parfaite de la forme au contenu (suivant la


formule bien connue «vorm en inhoud zijn één»10. Nous voilà bien
éloignés de Spinoza, qui n'accorde aucun crédit aux impressions,
lesquelles laissent l'homme passif, livré au contingent. Mais les «Tachti-
gers» ne se préoccupent pas de philosophie, de morale ou de politique;
ce qu'ils recherchent avant tout, c'est la beauté de l'expression poétique.
L'exemple le plus frappant nous est fourni par H. Gorter (1864-
1927), l'auteur du poème épico-lyrique Mei (1889), dont le premier
vers: «Een nieuwe lente, een nieuw geluid»11 annonce le renouveau de
la poésie, qui se veut, à l'exemple de P. Verlaine, «de la musique avant
toutes choses». L'élément musical, déjà prépondérant dans Mei, va
encore s'accentuer dans le recueil Verzen (1890), où les multiples
sensations du poète (d'où l'épithète «sensitivistes» accolée à ces Verzen
par la critique) sont traduites dans une langue dépouillée de
signification et réduite en quelque sorte à l'état de nature, de signifiant pur.
Mais l'excès nuit en tout, et Gorter en devient conscient. Ses
débordements sensuels et poétiques le laissent insatisfait; la nature lui apparaît
comme un agglomérat d'éléments disparates, comme un chaos, ce qui
éveille en lui des doutes sur la validité de sa perception de cette nature,
et des inquiétudes sur sa transposition poétique: une poésie où le mot
n'est plus que chair est-elle encore de la poésie? Une poésie qui se
confond avec la musique peut-elle encore s'appeler poésie? La beauté
peut-elle être dissociée de la vérité? A ces interrogations, Gorter répond
négativement; la beauté n'étant pas l'attribut du chaos, il comprend la
nécessité d'une réflexion philosophique, lui permettant de donner un
sens à sa vie et du même coup un supplément d'âme à la chair poétique.
C'est alors qu'il se tourne vers Spinoza, qui n'est pas un inconnu
pour lui: une thèse annexe à sa thèse doctorale porte en effet sur une
proposition de Y Éthique. Pourquoi Spinoza? Parce que ce philosophe
ne lui impose ni contrition, ni repentir, ni expiation; Gorter n'a en effet
commis aucune faute : en cédant à la sensualité, il n'a fait que respecter
la loi naturelle; il n'en a simplement pas compris la portée réelle. La
relecture de Y Éthique va lui faire voir la nature avec d'autres yeux;
guidé cette fois par la raison, il va en découvrir la parfaite ordonnance,
tout ce qui existe à nos yeux n'étant que des modes de l'étendue et de la
pensée, c'est-à-dire de deux attributs parmi l'infinité d'attributs de

10 «Forme et fond sont un».


11 «Un printemps nouveau, un son nouveau».
514 Roger Henrard

l'unique substance qui est Dieu. Spinoza l'a réellement illuminé et lui a,
du même coup, apporté la sérénité de l'âme. Dans les «poèmes spinozis-
tes» déjà cités (et repris dans De School der Poëzie), le moi apparaît
comme un malade qui revient insensiblement à la vie sous l'œil attentif
du philosophe ou d'un de ses messagers féminins, qui l'instruisent sur
les rapports de Dieu et de la nature. C'est d'ailleurs pendant cette
période qu'il traduit YÉthique, qui paraîtra en version néerlandaise en
1895.
Mais l'illumination dont nous venons de parler ne sera que de
courte durée (1891-1896). Spinoza l'a certes éclairé sur la condition
humaine, mais n'apporte aucune réponse à la question sociale, devenue
brûlante à la fin du siècle. Gorter, toujours épris de beauté, est attristé
au spectacle de ces villes «tentaculaires», autant de foyers de misères et
de souffrances, qu'il rêve de transformer en un éden. C'est tout
naturellement vers K. Marx qu'il se tourne maintenant, le prophète du paradis
terrestre. Au début, il croit pouvoir concilier Spinoza et Marx, à l'instar
de quelques philosophes marxistes tels que G.V. Plekhanov, mais y
renoncera rapidement, devenant un marxiste orthodoxe qui luttera
jusqu'à son dernier souffle, contre vents et marées, pour la réalisation
d'une vaste société sans classes. Ce rêve, plus esthétique que politique, il
le poétisera dans l'épopée lyrique Pan (1916), qui constitue
l'aboutissement de Mei (en ce sens que l'union du fini et de l'Infini qui était
impossible dans Mei, devient réalité dans Pan).
La traduction de Y Éthique par Gorter se situe dans une période
d'intense intérêt pour Spinoza. En 1898 paraît une nouvelle traduction
(qui sera rééditée en 1905) de la main de W. Meijer (1842-1926), un
autodidacte érudit, comme en suscita en grand nombre le xixe siècle.
D'origine luthérienne, Meijer perdit la foi dès la fin de l'adolescence et
découvrit plus tard en Spinoza le philosophe qui répondait le mieux à
ses options philosophiques. Soucieux de faire partager ses idées et de
contribuer à la promotion intellectuelle de la masse, il multiplie les
conférences dans les milieux les plus divers et fonde un Club Spinoza,
d'où allait naître en 1906 la Société de Philosophie. Au monde
scientifique il se signala surtout par sa traduction néerlandaise des œuvres
complètes de Spinoza, à l'exclusion de la grammaire hébraïque. Sur ses
instances, un de ses amis acheta en 1896 la maisonnette à Rijnsburg où
Spinoza vécut de 1661 à 1663, en promettant de la céder à l'association
«Het Spinozahuis» dès que celle-ci aurait été constituée, ce qui fut fait
en 1897; Meijer en fut le premier secrétaire, poste qu'il occupa jusqu'en
Le réception de Spinoza dans la littérature néerlandaise 51 5

1921. Cette association, qui compte actuellement plus de 400 membres,


fêtera donc bientôt son 100e anniversaire. Présidée aujourd'hui par le
professeur H. de Dijn, elle reste très dynamique et publie chaque année
deux fascicules reprenant le texte des communications présentées aux
assemblées générales de printemps et d'automne. Revenons-en aux
traductions de YÉthique. Une troisième, réalisée par J.C. Logeman,
parut en 1902, mais ne connut guère le succès des deux précédentes.
Ces années sont aussi marquées par un important revirement
idéologique. Les positivistes, qui prétendaient par la science disposer de
la nature au plus grand profit d'une humanité enfin libérée de Dieu et
de ses substituts métaphysiques, n'ont pas répondu à l'attente qu'ils
avaient suscitée. Pour le commun, déterminisme est synonyme de
fatalité et de résignation; quant à l'intellectuel, il se sent brimé dans son
activité créatrice; il s'est épuisé dans un interminable travail d'analyse,
qui n'a encore débouché sur aucune synthèse, la réalité apparaissant de
plus en plus clairement comme une totalité indivisible. D'autre part, le
positivisme, enté sur le multiple et le quantifiable, a introduit le ferment
conflictuel dans la théorie de l'évolution (que l'on songe à Ch. Darwin).
C'est d'ailleurs cette idée que Marx étend à la société en déclarant que
bourgeoisie et prolétariat sont appelés à se livrer une lutte sans merci.
Pour parer au danger que lui fait courir l'internationale socialiste, la
bourgeoisie va tenter de «récupérer» le prolétariat en dématérialisant le
travail et en faisant prendre conscience au prolétaire de sa dignité de
travailleur; le problème social est ainsi détourné de l'économique vers le
psychologique. A la lutte des classes, un nouveau courant va opposer la
«communauté» sociale, ce qui est commun à tous ses membres, quelle
que soit leur condition sociale, étant l'appartenance à une seule et
même famille spirituelle. Le grand mot est lâché: l'esprit, qui libère tout
en unifiant, prenant ainsi le contre-pied de la matière aliénante. En
Allemagne prend naissance la Geistesgeschichte, qui présente l'histoire
(«die Geschichte») comme l'actualisation de l'Esprit («der Geist»)
éternel dans le monde temporel. En psychanalyse, S. Freud, le scien-
tiste, va céder le pas à C.G. Jung, qui introduit la notion d'inconscient
collectif, à coloration religieuse; il influencera notamment la poétesse
Henriette Rolant Holst, qui évoluera du marxisme au socialisme
religieux et réformiste.
Qu'est-ce en fait que cet Esprit? Selon H. Bergson, il s'agit d'une
force énergétique indéfinissable, donc inaccessible à l'entendement, qui
conditionne toute l'évolution; c'est l'«élan vital», que le philosophe
516 Roger Henrard

français associe à la vie, la liberté, l'activité créatrice. Le philosophe


hollandais J.D. Bierens de Haan parle de «l'Idée», dont l'être est aussi
mystérieux et insaisissable que celui de l'élan vital, mais dont nous
éprouvons sans cesse le dynamisme sous la forme d'un influx vital qui
nous pousse à l'action. Le poète Verwey, qui se situe dans la ligne de
Bierens de Haan, utilise indifféremment les termes d'«Idée», de «Vie»,
ou tout simplement de «Dieu».
Bierens de Haan (1866-1943) fit des études de théologie, mais
n'exerça le ministère pastoral que cinq ans, avant de se consacrer
exclusivement à la philosophie, attiré avant tout par Spinoza et Kant,
ultérieurement par Fichte et Hegel. Rejetant tout dogmatisme religieux
et toute morale imperative, il ne retient de sa formation religieuse que la
conviction intime d'être intégré dans un Tout, une «Gestalt», c'est-à-
dire une structure qui est, par nature, autre chose et plus que la somme
de ses parties, ce «plus» étant l'Esprit qui donne la vie et anime toutes
choses. En fait, Bierens de Haan spiritualise la religion, substituant à la
connaissance des dogmes la conscience et l'expérience individuelles de
Dieu, source unique de toute vie. Il n'est dès lors pas surprenant que
dans YÉthique son intérêt se soit porté sur la dernière partie, là où
Spinoza reconnaît que l'homme fait, de son vivant, l'expérience de
l'immortalité, dès l'instant où l'esprit humain se confond dans l'amour
intellectuel de Dieu, avec la pensée divine. Si Bierens de Haan associe,
comme Spinoza, le bonheur suprême à l'amour de Dieu conçu comme
«een zijn in overeenstemming met de Wereldorde»12, il conteste à
Spinoza le droit de définir Dieu. Nous y avons déjà fait allusion à
propos des romantiques allemands : toute dé-finition implique une
finitude, ce qui est contraire à l'essence même de l'In-fini. Comme le
champ d'action de la raison est limité au relatif, c'est-à-dire à ce qui est
par ses dé-terminations spatiales et temporelles «en relation» et donc
mesurable, Dieu est nécessairement transcendant à la raison et requiert
la foi. Raison et foi ne s'opposent toutefois pas, — S. Thomas n'est pas
démenti ! — elles se complètent : la foi n'intervient qu'au moment où la
raison prend spontanément conscience de ses limites et en appelle aussi
naturellement à une faculté supra-rationnelle. Tandis que la raison
s'applique à démêler le réseau d'interconnexions qui constitue le monde

12 «Un être en harmonie avec l'ordre du monde», J.D. Bierens de Haan, Ethica.
Beginselen van het zedelijk Zelfbewustzijn, La Haye, 1942, p. 163.
Le réception de Spinoza dans la littérature néerlandaise 517

phénoménal, la foi vit Dieu et saisit du même coup l'unité essentielle de


la création, l'harmonie entre l'Idéel et le réel, le fini et l'Infini.
Nous constatons que Bierens de Haan ne retient pas l'étendue
comme un attribut de Dieu, et il en est parfaitement conscient; son
projet est, en effet, de «Spinoza's leer te vernieuwen en te verrui-
men»13. Il le fait en combinant la méthode hégélienne avec le monisme
spinoziste, en introduisant le mouvement dialectique dans l'immanence
divine, d'où le terme employé de «dynamisch monisme». Dieu est agir
infini ; cet agir ne peut s'actualiser que dans et au travers de la matière,
c'est-à-dire l'antithèse de l'esprit; s'il y a opposition formelle entre
matière et esprit, essentiellement ils sont un, puisque la matière est de
«l'esprit fait chair». Cette opposition doit être surmontée, pour que
l'esprit retrouve sa pureté originelle et puisse perpétuer son éternel
dynamisme. Tout ce qui est temporel est appelé à disparaître; tôt ou
tard la chair périra, mais auparavant elle aura été purifiée par l'esprit et
soumise en douceur à sa volonté, ce qui revient à dire que l'homme
renoncera naturellement aux biens temporels (argent, honneurs,
puissance), bref à tout ce que convoite le moi corporel, pour se consacrer
entièrement et gratuitement à sa vocation, au sens étymologique du
mot. S'opposant ici à Spinoza, Bierens de Haan introduit une
distinction entre «het natuurbestaan» (l'existence naturelle) et «het geestesle-
ven» (la vie spirituelle); dans la première, l'homme se laisse entraîner
par ses passions; dans la seconde, l'Idée prend conscience d'elle-même
et l'entraîne à rechercher la Vérité au plan de la connaissance et la
Justice au plan éthique. Alors que chez Spinoza le conatus se rapporte
aussi bien au corps qu'à l'âme, chez Bierens de Haan l'âme devient une
instance dirigiste et la vie un combat entre le moi empirique et le moi
transcendantal, l'homme devenant co-acteur dans la lutte que mène
l'Idée pour redevenir elle-même.
Comme l'a montré de façon convaincante S. Vanderlinden elle-
même14, cet idéalisme est brillamment illustré par A. van Schendel
(1874-1946) dans ses romans dits hollandais, parce qu'ils ont pour cadre
la Hollande profonde, calviniste et sombre. Ses héros, qu'il suit à la
trace de la naissance à la mort, sont tous, sans exception, des margi-

13 «Renouveler et approfondir la doctrine de Spinoza», Innerlijk Perspectief.


Bloemlezing uit het werk van dr. J.D. Bierens de Haan. Samengesteld door Drs J.G. van
der Bend, Assen, 1966, p. xin.
14 S. Vanderlinden, De dansende Burger. A. van Schendels sociale Visie, Louvain-
la-Neuve, 1980.
518 Roger Henrard

naux, qui se moquent des normes bourgeoises et n'ont de cesse de


réaliser les valeurs qu'ils ont intériorisées: le travail, la responsabilité
personnelle, l'esprit d'entreprise, la générosité, le sens du devoir. Au
plan social, leur vie apparaît comme un échec: ils meurent comme ils
sont nés, sans gloire ni fortune, et souvent dans le même environnement
spatial, ce qui soutient la structure cyclique de ces romans, la
transposition littéraire du mouvement dialectique dans la philosophie
néo-idéaliste. Heurs et malheurs, ils les acceptent avec sérénité, sans jamais
exploser de joie ou verser un pleur. Ils poursuivent inlassablement leur
chemin, laissant «les morts enterrer leurs morts», vers une fin qu'ils ne
se sont pas fixée, mais vers laquelle les pousse une sorte de nécessité,
qu'ils ressentent toutefois comme liberté. Les circonstances agissent
certes sur leur moi empirique, mais n'altèrent nullement leur moi
profond, qui semble invulnérable. En fait, bien qu'ils soient d'une
discrétion totale sur ce point, ils sont animés d'une foi naturelle «qui
renverse les montagnes» et les immunise contre l'adversité. Ils parlent
peu, mais agissent; c'est dans l'action, et une action tout à fait
désintéressée que se matérialise cette foi en la Vie, qui les conduit
progressivement vers la mort, ressentie non comme une délivrance, une
fin, mais comme l'accomplissement ultime d'une mission et le retour à
la Mère-Nature, une tendre Mère, qui ne cesse d'engendrer.
Si ces romans sont depouvus de toute prétention philosophique,
— le récit n'est jamais prétexte à des digressions philosophiques, — il
s'en dégage une philosophie idéaliste, ou plutôt un art de vivre de type
idéaliste, car les héros de Van Schendel ne sont pas des initiés, qui ont
été préparés à leur mission ; ce sont des gens simples, plutôt des manuels
que des intellectuels, qui n'ont fréquenté ni le catéchisme ni le gymnase,
qui n'ont aucune notion de philosophie ou de théologie, mais qui
actualisent spontanément et inconsciemment la philosophie développée
méthodiquement par Bierens de Haan.
La philosophie conçue comme un art de vivre, c'est ainsi que
l'envisage Bierens de Haan, qui reconnaît tout ce que la pensée
néoidéaliste doit à la réflexion des poètes symbolistes, ceux qui ont d'abord
goûté à l'impressionisme. Déjà dans le premier numéro du Tijdschrift
voor Wijsbegeerte, dont il est l'un de co-fondateurs, il lance un
plaidoyer pour un rapprochement entre art et philosophie. C'est en
valorisant l'imagination symbolique que la philosophie peut dépasser le
scientisme, qui tue la vie; le vrai philosophe pense en vivant ou, selon
l'expression de D. de Rougemont, «pense avec les mains», refusant de
Le réception de Spinoza dans la littérature néerlandaise 519

scinder la sagesse de la vie, l'idéel du réel, la pensée de l'action. D'autre


part, c'est en prenant appui sur la philosophie que l'art trouve sa place
dans la vie et dans la communauté sociale; le poète ne peut jouer
gratuitement avec les mots, comme si l'art était un domaine privilégié,
détaché du Tout; au service de la Vie, mais au moyen de son matériau
propre, à savoir l'image symbolique, celle qui fait la jonction entre le
relatif et l'Absolu, il s'appliquera à visualiser le plus adéquatement
possible le monde tel qu'il est essentiellement et de toute éternité.
Le poète par excellence qui répond au souhait de Bierens de Haan
est Verwey (1865-1937), dont la revue De Beweging est tout un
programme: la vie est «mouvement», dynamisme, travail. A l'instar de
Shelley, il se fait le défenseur inlassable de la poésie, s'opposant de la
sorte au socialiste Van der Goes. L'un et l'autre partent d'une idée
maîtresse, celle de progrès, inconnue de Spinoza; la polémique surgit à
propos des moyens à mettre en œuvre pour promouvoir le progrès.
Verwey met ses espoirs dans une communauté sociale enracinée dans la
conscience individuelle d'une Vie supra-individuelle, dont le monde
phénoménal n'est que la face visible; Van der Goes, au contraire, rejette
toute idée de transcendance et veut transformer le contexte
socio-économique, la conscience individuelle n'étant que le reflet de la conscience
collective, la conscience de classe. Verwey est également soucieux
d'améliorer la condition matérielle du prolétariat, mais non par des
mesures coercitives ni, a fortiori, par l'action révolutionnaire; le progrès
social doit jaillir spontanément d'un élan de la conscience. Nous
retrouvons ici Spinoza, qui fut avec Goethe, un autre admirateur du
philosophe, et Hegel le maître à penser de Verwey. L'homme n'est
vraiment humain qu'à la condition de n'être inféodé à aucune idéologie,
à aucun parti politique, à aucune confession religieuse, de n'être soumis
à aucune pression extérieure, d'être libre au sens où l'entend Spinoza.
L'homme libre est guidé par la raison et, ajoute Verwey, éclairé par la
foi en la Vie, une foi qui ne se conceptualise pas, mais qui se vit et ne
peut s'exprimer que par la poésie. Comme un chacun, le poète est doué
d'imagination, cette faculté qui nous permet de saisir d'un seul regaTft*
au delà des antagonismes apparents, l'unité du Tout; mais de plus, par
sa maîtrise du verbe, il nous fait partager sa vision et nous aide à
comprendre et à aimer la vie et à agir conformément aux données de la
conscience morale dûment éclairée. Puisque le monde phénoménal est la
manifestation défigurée de l'Idée, tous nos efforts doivent tendre à
éliminer cette anomalie et faire en sorte que le monde empirique soit un
520 Roger Henrard

comme l'Idée est une et indivisible, d'où cet appel répété à l'intégration,
intégration du corps et de l'âme, de l'instinct et de la raison, intégration
sociale, élargie à la communauté européenne à court ou moyen terme,
mondiale à long terme, et enfin intégration au Tout.
C'est de l'Absolu que l'artiste doit rendre témoignage. Comme cet
Absolu est certes le terme de notre cheminement terrestre, mais d'abord
et avant tout sa cause première, le moteur de la dynamique existentielle,
— les néo-idéalistes rejettent, tout comme Spinoza, le finalisme
aristotélicien, — l'artiste retourne volontiers aux sources primitives de l'art,
comme par exemple le mythe, ce récit qui nous parle d'êtres singuliers
pour exprimer des vérités universelles, cette narration fictive qui renvoie
à une réalité métaphysique. Le disciple de Verwey et son successeur à la
chaire de littérature néerlandaise à l'Université de Leyde, P.N. van
Eyck (1887-1954), est surtout connu par son vaste poème épico-lyrique
Medousa (1947), une adaptation idéaliste du mythe grec de Méduse. A
la fin du poème, la Gorgone apparaît comme la rédemptrice de
l'humanité, un double du Christ, mais un christ déchristianisé, dans la
mesure où elle ne s'apparente pas au Dieu trinitaire chrétien, mais n'est
que l'individuation exemplaire de l'Un, insondable Totalité qui englobe
tous les Dieux; Méduse est la lumière du monde, elle ouvre la
perspective d'une religion naturelle universelle, débarrassée de tout dogme.
Le mythe relève de l'imaginaire; est-on dès lors en droit de lui
reconnaître une fonction cognitive? Les idéalistes en sont convaincus, la
fiction référant à une réalité indicible; à l'opposé, les rationalistes, à la
suite de Spinoza, tiennent le mythe pour ce qu'il est, à savoir de la
fiction, de l'irréel, du non-vrai. Sans vouloir prendre parti, il faut bien
reconnaître que fonder la vérité sur du vécu, sur la subjectivité pure,
n'est pas sans danger; certes, les néo-idéalistes ne répudient pas la
raison, bien au contraire, ce n'est qu'en épuisant les ressources de la
raison discursive qu'ils prétendent éviter le dérapage dans l'irrationnel;
ne peut-on toutefois pas craindre que le moi ne prenne pour vrai que ce
qui convient à sa nature? L'anarchiste M. Stirner n'hésite d'ailleurs pas
à se faire dans Der Einzige und sein Eigentum le défenseur de cet
égoïsme :
«Das Gôttliche ist Gottes Sache, das Menschliche Sache des
Menschen. Meine Sache ist weder das Gôttliche noch das Menschliche
(...) sondera allein das Meinige (...) und sie ist einzig, wie ich einzig
bin»15.

15 «Le divin est l'affaire de Dieu, l'humain l'affaire de l'homme. Mon affaire n'est
Le réception de Spinoza dans la littérature néerlandaise 521

Le dérapage dans l'irrationnel, auquel nous venons de faire


allusion, s'est produit en Allemagne, lorsque A. Rosenberg publie en 1930
son Mythus des XX Jahrhunderts, qui deviendra la bible du national-
socialisme. Il s'agit aussi d'un mythe, comme Medousa, mais tandis que
Van Eyck fait référence à une «communauté cosmique», Rosenberg se
sert du mythe du sol et du sang pour promouvoir un nationalisme
agressif; comme le montre H. Rauschning dans ses Gespràche mit Hitler
(1940), ce mythe n'est que l'expression du ressentiment, de la haine et
de la volonté d'expansion territoriale. Le socialisme nationaliste a
triomphé en Allemagne, mais a aussi trouvé un écho dans la plupart des
démocraties occidentales, notamment aux Pays-Bas. Dans son ouvrage
Van Despotie tot Vrijheid (1937), J.H. Carp développe une conception
prétendument spinoziste de l'histoire en montrant qu'un socialisme
coulé dans un moule nationaliste est la forme d'État qui s'inscrit
logiquement dans le devenir historique. Ce Carp n'était rien moins que
le président de la section néerlandaise de la Societas Spinozana fondée
en 1920 par L. Brunschwicg, C. Gebhardt et W. Meijer, et le
commissaire de la Domus Spinozana, une fondation chargée de la restauration
et de l'entretien de la maison de La Haye où mourut le philosophe.
Alors que Het Spinozahuis était ouverte à toutes les tendances, les
Spinozistes groupés autour de Carp défendaient exclusivement
l'interprétation idéaliste de YÉthique, reléguant l'interprétation rationaliste au
rayon des «antiquités»16.
La défaite du national-socialisme sonna le glas de l'idéalisme, sous
quelque forme qu'il se présentât. Verwey, dont les derniers écrits
contenaient une condamnation sans équivoque du nazisme, était décédé
en 1937; Bierens de Haan mourut pendant la guerre, en 1943. Quant à
Carp, il eut des comptes à rendre après la libération ; il fut démis de ses
fonctions de commissaire de la Domus Spinozana, dont la gestion fut
confiée à son adversaire idéologique, G.W. van der Tak, par ailleurs
secrétaire de Het Spinozahuis. La fondation Domus Spinozana fut
dissoute en 1972 et son patrimoine légué à Het Spinozahuis, qui est
depuis la fin de la guerre la seule association spinoziste aux Pays-Bas.
Spinoza reste toujours d'actualité, du moins dans le monde philo-

ni le divin ni l'humain (...) mais seulement mon affaire (...) et elle est unique, comme je
suis unique», M. Stirner, Der Einzige und sein Eigentum, Leipzig, 1892, p. 14.
16 Cf. le prospectus distribué au 1938 à l'occasion de la publication du premier
numéro du Spinozistisch Bulletin, publié par la section néerlandaise de la Societas
Spinozana.
522 Roger Henrard

sophique, ainsi qu'en témoignent d'une part l'abondance des colloques


et symposia consacrés à l'un ou l'autre aspect de son œuvre, d'autre
part le prolifération en Europe et ailleurs d'associations ayant pour but
de promouvoir l'étude de l'homme et de son œuvre. Par contre, son
impact sur la littérature contemporaine est pratiquement nul, celle-ci
ayant pris une tout autre orientation: l'engagement existentialiste
d'abord, ensuite la psychanalyse freudienne et l'écriture elle-même, en
un mot la négativité. Si l'on songe que Spinoza ne reconnaît que la
positivité, on comprend qu'il ne soit plus que très occasionnellement
source d'inspiration pour les artistes.

Rue Dehin, 9 Roger Henrard.


B-4000 Liège.
Le réception de Spinoza dans la littérature néerlandaise 523

Résumé. — En dépit de son rationalisme radical et de sa faible


estime pour l'art, Spinoza a retenu l'attention des poètes et des
écrivains. Ce sont les romantiques allemands qui ont vu dans le spinozisme
— à vrai dire compris de manière très subjectiviste — une source
d'inspiration. La réception de Spinoza dans la littérature néerlandaise
des xixe et xxe siècles procède très différemment. Van Vloten, le célèbre
éditeur des œuvres complètes du philosophe, réduit le spinozisme à un
vitalisme qui dispense du Dieu chrétien. Cette interprétation naturaliste
a fortement influencé les écrivains du tournant du siècle comme
Brouwer, Multatuli, Gorter (qui passera de Spinoza à Marx). Au début du
xxe siècle, un courant «spiritualiste» se dessine en réaction contre le
positivisme et Spinoza est interprété cette fois de manière idéaliste,
notamment par Bierens de Haan, Van Schendel, Verwey, Van Eyck.
Ces auteurs introduisent le progrès dans la substance spinoziste avec
cependant le risque de dérapage vers une forme de national-socialisme
comme en témoigne l'exemple de Carp. Il est à noter que depuis la fin
de la guerre 40-45, le spinozisme n'a plus eu d'influence sur la
littérature néerlandaise, sans doute en raison de l'existentialisme.

Abstract. — In spite of his radical rationalism and his slight


esteem for art, Spinoza has been studied by poets and writers. It was
the German Romantics who found a source of inspiration — in fact in
a highly subjective manner — in the thought of Spinoza. The reception
of Spinoza in Dutch literature of the 19th and 20th centuries was very
different. Van Vloten, the famous editor of the complete works of the
philosopher, reduces Spinoza's thought to a kind of vitalism that
dispenses with the Christian God. This naturalist interpretation
strongly influenced authors at the turn of the century such as Brouwer,
Multatuli, Gorter (who was to turn from Spinoza to Marx). At the
start of the 20th century a «spiritualist» trend came into being as a
reaction against positivism, and Spinoza was interpreted this time in an
idealist manner, notably by Bierens de Haan, Van Schendel, Verwey,
Van Eyck. These authors introduce progress into Spinoza's substance
with the risk, however, of sliding into a kind of national-socialism, as
witnessed by the example of Carp. It is noteworthy that Spinoza has
exercised no influence on Dutch literature since the 1940-5 war,
doubtless because of existentialism. (Transi, by J. Dudley).

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