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BÂTIR
SUR BOULLEI
. DIDIER LAROQUE
Une première version de ce texte est disponible depuis décembre 2006 sur
le site Internet des éditions Verdier.
Disproportion
Au premier regard, le spectateur des projets est frappé par la
disproportion qu'il rencontre. Une sorte d'ébriété de l'esprit archi-
tectural classique. Les édifices sont gigantesques en regard des
hommes auxquels ils se destinent, qui ont l'air d'infimes insectes.
Le gigantisme de Boullée se lie à l'idée de merveille, au sens que
donne à ce mot la théorie de l'architecture au XVIIIe siècle.
Quelques traités relatent l'histoire universelle sous la forme d'un
catalogue de merveilles ; ainsi YEntwurf einer historischen
Architektur de Fischer von Erlach, publié à Vienne en 1721, et le
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Sur BouTlée
Nudité
II est inutile de souligner combien l'ascendant de Palladio
fut considérable sur les architectes dits « révolutionnaires », mais
il convient de remarquer que les projets de Boullée imitent sur-
tout une qualité aussi éminente que discrète du modèle vicentin.
La disproportion pour laquelle sont réputés les dessins de
Boullée procède en effet d'une reproduction augmentée de ce
que Renato Cevese (5) puis André Chastel ont distingué chez
Palladio comme nudité. Dans son article « Le "nu" de Palladio » (6),
Chastel montre clairement que la caractéristique majeure de l'ar-
chitecture édifiée par Palladio est un accent de nudité : une surface
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Sur Boullée
Ou encore :
« Dans plusieurs de mes projets : dans celui d'un palais situé à
Saint-Germain-en-Laye ; dans celui d'une métropole ; dans celui du céno-
taphe de Newton. J'ai tâché [de] mettre en œuvre tous les moyens que
m'offraient la nature et l'art pour présenter en architecture le tableau du
grand. (9) »
Etienne Louis Boullée, Projet de cénotaphe pour Newton ("1784), vue extérieure. OBnF
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Extase de la liberté
Le Cénotaphe pour Newton (1784) porte la nudité à une
expression intense. Un éclat concave de blancheur hyperbolique
dont l'une des premières palpitations est peut-être le point d'aveu-
glement des paysages du Lorrain, l'avenir la décomposition lumi-
neuse de Turner et la sensibilité au défaut d'objet chère à
Malevitch. La nudité ne se communique pas ainsi qu'une proféra-
tion silencieuse zénithale, mais en une manifestation du Rien.
Cette sphère incarne le sens même du mot sublime « flottant en
l'air » ou reposant sur son propre centre, expression de la causa
sui et de la liberté ex nihilo. Elle dérive probablement de la tholos
antique, qui était une image du monde. Il y avait pour le monde
romain un point d'ordre et un lieu de communauté essentiels au
cœur brûlant perpétuel du temple de Vesta. Les bâtisseurs romans,
les architectes des XVe et XVIe siècles recueillent cette forme, ils y
enclosent un martyrium, puis un simple vide ; - Palladio en fait un
lieu domestique à la Rotonda. La rotonde humaniste paraît une
terre vidée de son feu central : la puissance de la flamme qui
créait la proximité divine et la cohésion civique, celle de la relique
qui remplissait un rôle semblable sont remplacées par un vide cir-
culaire. La rotonde des Lumières se fera d'un arrangement appuyé
et, résultat de cette insistance, deviendra sphère vers la fin du siècle
(projet de Boullée, projet de Ledoux destiné à abriter des gardes
ruraux, Maison d'un cosmopolite de Vaudoyer). On interprète
assez couramment les sphères des architectes « révolutionnaires »
de la façon critique dont nous avons déjà fait état - complétons-la.
Les sphères mettraient en évidence le deuil de l'ordre. Ainsi Jean-
Marie Pérouse de Montclos regarde-t-il le Cénotaphe tel un gigan-
tesque point final de l'architecture classique (11) et Hans Sedlmayr
y discerne-t-il l'expression de l'instabilité morale et spirituelle qui
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