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Architecture domestique et « vie privée »

des élites de l’Afrique romaine


L’apport des travaux d’Y. Thébert
et l’historiographie récente
( 1985-2003 )

Jean-Pierre Guilhembet

et
En relisant « L’architecture domestique
en Afrique romaine  »

Roger Hanoune

3
Facteur de renouveau historiographique, la contribution d’Yvon Thébert à l’Histoire de la

n °
vie privée, dirigée par Philippe Ariès, Georges Duby et Paul Veyne (1985), a proposé de
l’architecture domestique des élites une analyse, motivée par les vestiges
archéologiques de l’Afrique du nord et nourrie d’une réflexion théorique et globale sur

2 0 0 5 ,
les sociétés de la Méditerranée antique, dont sont dégagés ici les fondements
méthodologiques et les thèses essentielles.

h i s t o i r e ,
L a contribution d’Yvon Thébert au premier tome, dirigé par Paul Veyne, de
l’Histoire de la vie privée patronnée par Philippe Ariès et Georges Duby, est un mémoire
d’une centaine de pages de texte, doté d’un très important apparat graphique ou
photographique. Il a été rédigé et mis au point en  et publié au dernier trimestre
de . Intitulé « Vie privée et architecture domestique. Le cadre de vie des élites
africaines », il comporte trois subdivisions, respectivement consacrées à la nature de
&

Jean-Pierre Guilhembet est maître de conférences à l’École normale supérieure - Lettres et Sciences
Humaines de Lyon.
Roger Hanoune est maître de conférences à l’université Charles De Gaulle-Lille  (UMR HALMA ).
A f r i q u e

. Le texte de cet article reprend pour l’essentiel celui de l’intervention prononcée le mercredi  juin
, lors de la journée d’étude en hommage à Yvon Thébert, tenue à l’Université Paris VII. Nous
avions alors convenu avec R. Hanoune qu’il se chargeait des aspects spécifiquement archéologiques.
Nous n’avons pas pris en compte F. Ghedini et al. (, avec d’innombrables références à « l’essai
stimulant » d’Y. Thébert, « référence incontournable », et une préface de P. Gros qui met en
perspective l’historiographie récente) et Hales ( : , « c'est grâce au travail de Thébert sur les
maisons d'Afrique du nord qu'on est le mieux à même de comprendre la maison romaine comme
phénomène impérial plutôt qu'italien »), parus ultérieurement.
. Y. Thébert (). Réédition du volume en format de poche, dans la collection Points Seuil, en ,
avec une illustration succincte.
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l’architecture domestique des classes dirigeantes africaines, aux composantes de la


maison des notables africains, et au fonctionnement de la domus. Le chapeau de
présentation rédigé par Paul Veyne, fort laudatif, donne le ton d’emblée : « Il nous
semble que cette étude est très neuve ». Manifestement, l’auteur du Pain et du cirque
a été intéressé par une approche centrée sur les fonctions, l’art et la vie de la maison
– et non pas principalement sur sa matérialité. Il précise d’ailleurs, dans un entretien
paru à la fin de l’année  : « Un archéologue comme Yvon Thébert […] a bien compris
que l’important n’était pas dans la place des murs, mais dans la façon dont [la] maison
était vue, comment on y circulait, comment le Romain y vivait ». Le susnommé aurait
très certainement récusé le terme « archéologue » comme définition absolue et exclusive
de son identité – et ce d’autant plus que la phrase exprime bien, dans ses sous-
entendus, les rapports subtils et délicats de P. Veyne et de l’archéologie. Il aurait à coup
sûr souhaité préciser qu’il n’avait jamais rencontré « le Romain », mais qu’importe…
À la vérité, ce qui avait incité P. Veyne à confier cette section à cet « archéologue »,
c’était la lecture de l’article sur la romanisation et la déromanisation de l’Afrique, paru
quelques années plus tôt dans les Annales, dont on retrouve, en filigrane, dans
l’Histoire de la vie privée, la solide réflexion, théorisée et ainsi explicitée au préalable,
sur la position des élites africaines au sein de l’Empire. La seconde caractéristique de
l’étude – à savoir une sensibilité spécifique, voire exacerbée, à la circulation à
l’intérieur de l’espace domestique, et pas seulement aux cohérences et échos du décor
ou aux perspectives visuelles, plus classiquement étudiées – procède, elle, de
l’expérience du spécialiste de l’architecture thermale, second champ de recherches de
prédilection de l’auteur, dont la réflexion sur les maisons de prestige de l’Afrique
romaine a marqué une étape.

Une contribution à replacer dans les prémices du renouveau


des recherches historiques sur la maison romaine

M esurer l’importance de cette contribution oblige à la replacer, au moins en


quelques paragraphes, dans le contexte des travaux sur les résidences urbaines
antiques produits au début des années . Comme le souligne Simon Ellis dans la
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préface de son livre de , si en , il y avait très peu de savants travaillant sur la
maison ou des thèmes d’histoire sociale connexes, « à la fin des années quatre-vingt,
étaient parus des articles d’Andrew Wallace-Hadrill, d’Yvonne [sic] Thébert et de
[lui]-même ». Malgré cette fâcheuse féminisation du prénom, le diagnostic
historiographique est assez juste.

. P. Veyne (éd.) ( : ).


. P. Veyne ( : ).
. Y. Thébert (). Sur cet article, voir les analyses développées ici même par A.E. Veïsse et
M. Sebaï.
. S. Ellis ( : VII). Voir trois bilans historiographiques successifs et complémentaires :
R. Hanoune (), J-P. Guilhembet () et P. Allison ().
73 Architecture domestique et « vie privée » des élites de l’Afrique romaine

Ce sont surtout les publications archéologiques qui dominent alors ; les synthèses
ne sont pas légion, la dernière en date, celle de Mac Kay, en , n’a vraiment
satisfait personne. Les études d’architecture domestique restent principalement
centrées sur Pompéi et les villes campaniennes, les efforts demeurent tournés vers
l’élaboration de typologies. On insiste beaucoup, au sein de ces dernières, sur les
domus à double atrium de Pompéi et l’on y voit volontiers, et avec insistance, le signe
d’une bipartition de l’espace domestique en deux zones, publique et privée. On vient
enfin d’introduire, dans le panorama sociologique des résidences, des considérations
intéressantes sur les maisons « atypiques », c’est-à-dire en fait sur les logements des
couches moyennes et populaires, auxquelles les fouilleurs consacrent désormais plus
d’attention, un peu partout dans l’Empire romain.
Les travaux essentiels qui, dans la seconde moitié des années , relancent et
renouvellent l’intérêt de l’analyse historique de l’architecture domestique, sont ceux
d’Yvon et d’A. Wallace-Hadrill, singulièrement le gros article de ce dernier sur « la
structure sociale de la maison romaine », suivi d’analyses thématiques, fondées sur
l’exploitation d’un échantillon de maisons pompéiennes. On relèvera d’emblée que ces
deux études sont clairement focalisées sur les « riches demeures urbaines  » : il me
semble que l’on observe là une tendance dominante des années /, avec un retour,
au centre des recherches, de la « maison noble », qu’elle soit à atrium ou non. La
concomitance des deux publications – ou plutôt sans doute la quasi simultanéité des
deux rédactions , car il faudrait sinon supposer que les Anglo-Saxons découvrent A
History of Private Life en  seulement – est manifeste. Si l’on tente d’en composer
un diptyque, que retenir de la confrontation ? En première approche, la démarche de
l’historien britannique semble similaire à celle du chercheur français : partant des
relations entre maison et statut, il propose des pistes d’interprétation des maisons
romaines, en s’appuyant sur un carré sémiotique simple, construit selon deux axes de
différenciation, une fois rejetées les différenciations de « genre » (homme/femme) et
d’âge (jeunes/vieux), à savoir les axes public/privé, puissant/humble. Il décortique lui
aussi le langage du public et du privé, avant de proposer des réflexions sur l’articulation
de la maison. Si le cheminement est parfois dissemblable, comme nous aurons
l’occasion de l’observer, aucune divergence sensible n’est à relever  et les conclusions
communes sont multiples et substantielles, notamment les quatre suivantes :
– le refus d’accepter une conception bipartite ou bipolaire de l’espace domestique
en partie privée et partie publique,

. A.G. Mac Kay ().


. Voir le bilan minutieux dressé en  par R. Hanoune ( : -).
. A. Wallace-Hadrill ().
. Y. Thébert ( : ).
. A. Wallace-Hadrill ( :  n. ) le signale en note.
. « An excellent discussion of the North Africa material that reaches similar conclusions to the present
study » précise A. Wallace-Hadrill ( :  n. ), ce que confirment de nombreux renvois
introduits dans les notes de la version publiée en  de l’article de .
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– l’importance reconnue à la circulation des modèles et des formes, voire aux


citations pures et simples, entre architecture publique et constructions privées, selon
une thématique déjà mise en valeur quelques années auparavant, entre autres par
F. Coarelli,
– le rôle décisif qu’il faut restituer aux tissus et tentures dans la plasticité des
espaces domestiques, malgré les rares traces matérielles de ces dispositifs qui peuvent
servir à fragmenter les pièces, canaliser les circulations, etc.,
– la nécessité de reconnaître à la domus une cohérence structurelle, due pour une
large part à son utilisation comme lieu de rituels sociaux : impossible de se borner à
y repérer une simple juxtaposition aléatoire d’éléments hétérogènes.
Cette convergence d’ensemble suggère fortement qu’à travers l’étude des
résidences africaines, c’est bien plus qu’une classique monographie régionale qui est
donnée. C’est évidemment ce qui est posé dès l’introduction : « en concentrant nos
efforts sur un secteur géographique précis, il sera possible de saisir des principes
généraux valables à l’échelle de l’Empire et des particularités régionales, au demeurant
secondaires, mais qui permettent de mieux appréhender les réalités quotidiennes  ».
Nous allons y revenir, car il ne s’agit pas là d’une assertion purement rhétorique – et
encore moins d’une allégation oiseuse ou commerciale destinée à justifier le seul
chapitre « provincial » du volume –, mais il importe d’abord de dégager les apports
essentiels et les caractéristiques méthodologiques de cette ambitieuse synthèse sur les
maisons nobles de l’Afrique romaine.

Positions de l’étude : une maison à géométrie variable

Sans entrer aucunement dans le détail des chapitres et des analyses


archéologiques ou architecturales, deux éléments semblent particulièrement notables,
du point de vue de la démarche et des conclusions.
Le premier est la façon de résoudre la sempiternelle question du rapport entre le
corpus textuel et les données archéologiques – problème récurrent à coup sûr, mais
domaine dans lequel l’avancée est sans doute la plus nette durant les dernières
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décennies, à partir des doutes méthodiques et des premières propositions de René


Rebuffat dans les années  . Dès l’introduction, le discours de la méthode est
parfaitement clair : « nous partirons avant tout des réflexions que suggèrent les
vestiges ». Ces derniers ayant été soumis à d’indispensables opérations de classement
et de recoupement, « ce sont ces données archéologiques concrètes qui,
éventuellement, susciteront les textes littéraires […] et non l’inverse ». Ces énoncés
liminaires  sont accompagnés de deux remarques complémentaires. La première
déplore la sous-exploitation des auteurs africains en matière d’architecture

. Y. Thébert ( : ).


. Voir R. Hanoune ( : ).
. Y. Thébert ( : ).
75 Architecture domestique et « vie privée » des élites de l’Afrique romaine

domestique et propose d’y remédier en recourant principalement à Apulée


– l’Apologie et les Métamorphoses – et à Augustin – les Confessions surtout, mais aussi
quelques Sermons –, et secondairement à Tertullien. On peut incidemment rappeler
que le corpus augustinien s’est enrichi, depuis le début des années , grâce aux belles
découvertes de Johannes Divjak et de François Dolbeau, de nouvelles lettres et de
nouveaux sermons, et signaler qu’une lecture attentive y trouvera certainement des
notices à intégrer au corpus de l’architecture domestique .
La seconde rappelle, de manière classique, que « les textes […] interprètent la vie
privée autant qu’ils témoignent sur elle ». Cette position seconde des sources
littéraires est d’ailleurs justifiée par la volonté de rupture avec une « vision trop
littéraire et trop idéalisée » et, pour tout dire, mythifiée de l’Antiquité. Elle repose sur
le souci permanent de proposer un décryptage serré, voire soupçonneux, des
présupposés idéologiques des auteurs antiques, dont les œuvres disent en fait autre
chose que ce que nous croyons y trouver à la première lecture et visent un objet réel
bien différent de leur sujet apparent . On relèvera que, tout au contraire, la démarche
d’A. Wallace-Hadrill prend pour point de départ l’analyse idéologique des textes, les
discours sur l’aedificatio et la luxuria ou sur l’instrumentalisation de la résidence dans
la vie politique. Pour l’historien britannique, qui considère que « l’interprétation de
l’espace social » est essentielle, le rôle des sources écrites est, à rebours, fondamental :
ce sont ces dernières qui l’amènent à questionner les traces matérielles, ou, plus
exactement, qui guident le questionnement.
Non sans un certain paradoxe, le travail d’Y. Thébert subit, en ce domaine, les
critiques de Penelope Allison, spécialiste des maisons pompéiennes, dans un Bericht
publié dans l’American Journal of Archaeology  et particulièrement rigoriste sur l’usage
combiné des sources matérielles et écrites. L’étude est épinglée – elle n’est pas la
seule ! – pour son placage vitruvien, pour son usage imprudent de la nomenclature
issue du traité de l’architecte de la fin de la République et du début du Principat. Il
est vrai qu’à plusieurs reprises, le traité de Vitruve, De architectura, est évoqué, pour
éclairer des considérations générales ou à l’appui d’analyses particulières. Toutefois la
typologie architecturale usitée dans l’Histoire de la vie privée est le plus souvent
exprimée en français. Une chambre à coucher est appelée ainsi et non cubiculum, or
l’on sait bien que les vraies difficultés commencent quand un terme latin est employé
et que le lecteur ne sait plus identifier le référent auquel il renvoie, les occurrences du
mot dans la littérature antique ou bien, par commodité de langage, la seule réalité
architecturale, trop souvent supposée univoque. De surcroît, le vocabulaire latin est
en général corroboré par des citations des auteurs africains. On conviendra qu’il faut

. Ainsi, par exemple, le sermon de Mayence  évoque un paterfamilias donnant audience dans un
atrium, à proximité d’une peinture le représentant sur une tabula ; le passage est commenté par
R. Robert ( : -). Voir désormais F. Ghedini et al., vol.  ( : -), qui ne semble
pas toutefois avoir exploité ces sources supplémentaires.
. Y. Thébert ( : ) et cf. Y. Thébert ( : -).
. P. Allison ().
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incontestablement se méfier de la prégnance, voire de l’omniprésence, du lexique


vitruvien, qu’il est impératif de prendre encore plus de distance avec les usages
courants de la littérature archéologique, mais il y a dans ces attaques quelque chose
de l’ordre du faux procès. En vérité, le seul terme qui pourrait poser problème est
celui d’atrium : comme le relève P. Allison, le critère de désignation peut-il reposer sur
la similitude ou non avec le modèle campanien considéré comme « la » maison à
atrium par excellence ? Certainement pas, mais ne faut-il pas aussi laisser une part de
libre arbitre aux textes des auteurs africains, qui certes ne reflètent pas nécessairement
les usages courants, mais n’emploient pratiquement jamais atrium ? . Tout cela
mérite assurément quelque clarification, mais, là encore, ne paraît pas de nature à
fausser le raisonnement historique, en raison de la forte corrélation entre sources
littéraires et analyse architecturale.
Le second enseignement qui, avec le recul, semble fondamental est la manière de
penser et de formuler les différenciations internes de l’espace domestique. Bien
entendu, il n’est pas possible de faire l’impasse sur des formulations comme la
« pluralité » des niveaux ou une « gamme » de modalités de la vie privée ou la diversité
des « degrés d’opacité » de l’espace domestique… Ces tournures ou périphrases  sont
communes à toute la littérature spécialisée et elles reflètent les spécificités de la
résidence urbaine des notables de l’Empire romain et la nature particulière de la vie
publique antique. Le passage le plus significatif est celui où, en quelques lignes , est
soulignée la nécessité de replacer la vie de la domus dans les rythmes temporels de la
vie des élites : les heures de la journée qui modifient sensiblement l’accessibilité de la
maison avec un jeu sur les entrées principales ou secondaires , le volume et la
sociologie des gens extérieurs accueillis dans l’espace domestique, les changements
saisonniers, le calendrier annuel de la vie électorale de la cité… Cette considération
toute simple, quasi tautologique, ce paramètre obvie, permet en effet de suggérer un
schéma de fonctionnement de la domus beaucoup plus concret et opératoire que la
notion de « spectre qui s’étend du complètement public au complètement privé » ou
d’« un langage architectural et décoratif qui cherche à établir des positions relatives
sur l’étendue du spectre  ». Il est nécessaire de relever, poursuit A. Wallace-Hadrill
D o s s i e r

dans la même veine, que « l’ambiguïté [des différenciations internes de la maison


romaine] ne relève pas d’une confusion vitruvienne ; elle repose sur la structure de la
maison des couches supérieures romaines elle-même ». Toutefois, s’il s’agit bien d’une
interface entre public et privé, de connotations plus ou moins marquées des
différentes pièces, à un instant donné, les clivages sont indubitablement nets, les
coupures et les interdits parfaitement lisibles à l’intérieur de la domus, qu’ils soient

. Ibid., p.  et Y. Thébert ( : ).


. Y. Thébert ( : respectivement  et ).
. Ibid., p. .
. Ibid., p. .
. A. Wallace-Hadrill ( :  =  : ).
77 Architecture domestique et « vie privée » des élites de l’Afrique romaine

provisoirement matérialisés par des fermetures de portes, des poses de tentures ou des
paravents, ou des esclaves placés aux endroits-clés sur les itinéraires de circulation .
C’est cette géométrie variable qu’il faut tenter de restituer, puis de comprendre, pour
se représenter la place de la résidence urbaine dans la définition et l’expression des
rapports sociaux de hiérarchie, de dépendance ou de parité. On notera que cette prise
de position contre une structure spatiale domestique pensée sans coupures nettes et
radicales, s’apparente, mutatis mutandis, au rejet, formulé ailleurs, de la conception
sociologique de Moses Finley, elle-même issue de certains courants de la sociologie
américaine, et fondée sur une conception spectrale des choses, sans dialectique ni
antagonismes.
Au-delà de ces apports décisifs dans le champ de l’analyse historique de
l’architecture domestique, on repère, au fil de la lecture, plusieurs autres orientations
ou convictions historiographiques chères à l’auteur, nullement affadies ou dévoyées
dans une contribution destinée à un public beaucoup plus large que celui des seuls
archéologues et antiquisants.

Des constantes historiographiques : une étude désenclavée,


une coupe horizontale en Afrique

L a façon de penser et d’écrire l’histoire qu’affectionnait, pratiquait et enseignait


l’auteur se retrouve, sans difficulté et sans surprise, dans au moins quatre traits
distinctifs de cet essai sur les maisons africaines de prestige.
Tout d’abord, l’impérieuse nécessité de faire précéder l’analyse d’un préambule
théorique, c’est-à-dire de considérations portant ici d’une part sur les rapports entre
l’architecture domestique et la notion de vie privée, d’autre part sur l’historicisation de
la vie privée elle-même. On peut même dire que le premier chapitre, sous le titre
générique de « nature de l’architecture domestique », est en fait un avant-propos
méthodologique où sont posés fermement quelques prolégomènes : « le privé comme
produit des rapports sociaux » ; le souci de définir, à la suite de Vitruve, l’espace
domestique comme « produit social » ; la volonté de reconnaître comme seul objet
pertinent de l’analyse historique l’articulation des deux sphères, publique et privée ; le
souci de poser la définition de ces dernières en écartant tout risque d’anachronisme ou
de téléologie, par exemple en se fourvoyant dans une hypothétique quête de
l’émergence de la notion bourgeoise du privé. C’est pour cela que l’expression « vie
privée » doit être maintenue entre guillemets, moins pour rappeler l’évidente ambiguïté
de la notion que pour suggérer que la cohérence d’ensemble du volume, malgré la
volonté de ses concepteurs, est peut-être plus faible qu’il n’y paraît à première lecture.

. À ce propos, si le rôle de la familia, de tout le personnel servile, est longuement illustré à partir des
sources littéraires (p. ), il n’est plus suffisamment évoqué quand il s’agit d’énumérer les modes de
compartimentation des espaces de la domus : il suffit de relire le Satiricon pour s’en convaincre.
Jean-Pierre Guilhembet & Roger Hanoune 78

Cependant, si un certain nombre de références théoriques ou comparatistes


apparaissent au fil du texte, elles sont finalement très peu nombreuses à être énoncées.
Erving Goffman est donné au départ, mais tout à fait discrètement, comme sociologue
de référence. Il est vrai que les analyses de ce « microsociologue » qui s’intéresse à la vie
sociale telle qu’elle s’organise à l’intérieur d’un immeuble ou d’un établissement public,
son interprétation théâtrale des rapports interpersonnels au quotidien, qui distingue
façade, scène et coulisse, ou l’accent mis sur la part prise par les pratiques et les
conduites dans la définition des statuts ne peuvent que séduire l’historien qui dissèque
le comportement des aristocraties de l’Empire romain. En effet, si son approche ne vise
pas à chercher une théorie générale du monde social, l’objet de l’auteur n’est pas
l’individu – ou même les individus – mais bien les interactions entre les différents
éléments d’un système, et, pour le dire vite, le fonctionnement de la société. Le lecteur
constatera cependant que cette autorité ne réapparaît plus explicitement par la suite .
Quelques belles formules d’Alain Corbin, tirées du livre Le Miasme et la jonquille.
L’odorat et l’imaginaire social, XVIII e-XIX e s., paru en , servent à illustrer les réalités de
la chambre à coucher ou à appuyer l’esquisse de l’histoire des latrines dans l’Antiquité
tardive , mais le refus de toute histoire linéaire du privé étant fortement exprimé, le
risque d’anachronisme est toujours souligné. Si l’on ajoute une brève comparaison avec
les hôtels des notables de la France moderne, pour insister sur les différences , ce sont
là les seules remarques « analogiques » explicitement formulées. Au demeurant, c’est ce
qui permet ici à l’auteur d’éviter les foudres de P. Allison . A. Wallace-Hadrill, au
contraire, subit pleinement la critique, lui qui a assorti son article de plans d’hôtels du
xviiie s. et qui s’appuie à l’occasion sur le texte de l’Encyclopédie. Les dangers de
« l’analogie moderne » sont dus, selon l’archéologue pompéianiste, au fait que celle-ci
permettrait d’éluder ou d’éclipser l’analyse des vestiges matériels romains : les textes
anciens et l’Ancien Régime français se substitueraient à l’explication des
comportements dans la maison pompéienne. L’approche des maisons africaines qui a été
retenue permet d’échapper à cet anathème, en raison du cheminement choisi, comme
nous l’avons dit, des vestiges vers les textes.
En troisième lieu, s’impose l’exigence de jouer sur les échelles, spatiales et temporelles,
D o s s i e r

pour dépasser tout enfermement préjudiciable dans des séries de monographies


consacrées à un seul bâtiment, ou, au mieux, à un îlot. La domus, même et surtout dans
une étude synthétique, ne peut être abstraite du quartier et de la ville, et de l’histoire de
la ville dont elle est partie prenante. L’histoire de la « vie privée » est histoire de la ville et
histoire sociale tout court ; elle ne saurait être statique, malgré la tradition « antiquaire »
qui domine, trop souvent encore, le champ de la « vie quotidienne ».

. Ibid., p.  et p.  n. . Voir Javeau ( : -), qui cite Goffman : « Je tiens personnellement
que la société vient en premier lieu en toutes choses et que les engagements de tout individu
viennent en second lieu ».
. Ibid., p.  et .
. Ibid., p. .
. P. Allison ( : -).
79 Architecture domestique et « vie privée » des élites de l’Afrique romaine

Enfin, selon Yvon Thébert, il ne faut pas craindre de recourir à la notion


d’« architecture internationale  », pour rappeler qu’aucune parcelle de la
Méditerranée ne peut être abstraite de la koinè culturelle dont elle fait partie, bien
avant l’unification romaine du mare nostrum. Symptôme d’un attachement profond
à une histoire unitaire de la Méditerranée, une telle approche repose sur une
conviction non moins fondamentale  : l’analyse des sociétés ne doit pas se cantonner
à des coupes « verticales » qui isolent, en fait arbitrairement – ou en tout cas, quand
on y regarde de près, bien plus souvent à partir de préjugés hérités du XIXe s. qu’en
fonction des réalités historiques – des peuples auxquels on prête volontiers, ou
inconsciemment, une essence, voire une âme ou un génie, forcément inaltérable et
invariante. En se focalisant sur l’Afrique du nord, le dessein n’est absolument pas
d’isoler, à travers l’architecture domestique, facilement tenue pour l’un des meilleurs
révélateurs de la quintessence d’un peuple, une hypothétique « authenticité
africaine ». Tout au contraire, il s’agit de saisir comment un groupe social déterminé,
les élites, procède à des emprunts sélectifs, à des adaptations raisonnées au sein des
archétypes et des normes qui leur sont procurés par la culture gréco-romaine : ainsi le
péristyle est-il implanté en terre d’Afrique, mais pas l’atrium, et l’architecture
domestique n’y est pas « un simple sous-produit de l’architecture italique  ». Pour le
résumer en une phrase, le modèle sous-jacent est le suivant : Rome ne romanise
personne, elle propose et les classes dirigeantes locales disposent. Ces dernières
s’accordent avec le pouvoir romain, selon des modalités variables dans les différentes
régions de l’Empire, pour assurer et proroger l’ordre social existant. Dans le cadre
urbain, la domus est l’un des moyens de mettre en espace la position éminente de son
propriétaire, de marquer, par la maîtrise du sol urbain et le recours aux formes
architecturales et artistiques les plus prestigieuses, l’ascendant du dominus et de sa
famille sur la société poliade, éventuellement de suggérer sa place dans les hiérarchies
qui transcendent l’échelon local. C’est l’un des lieux où s’expriment et se réaffirment
régulièrement l’ordre social et les rapports de domination, où se mettent en scène les
solidarités des notables et leur rapport à la collectivité dont ils sont les gouvernants.
Sont ainsi illustrées et avérées, dans le contexte africain, « l’homogénéité sociale
et […] la complicité politique des élites méditerranéennes  » sous la domination de
Rome, mais l’Empire romain n’est lui-même qu’un moment de la grande histoire de
la Méditerranée, et l’intégration de l’Afrique à cette dernière remonte à l’époque
hellénistique , au temps de Carthage et des royaumes numides, même si c’est
seulement à partir de la seconde moitié du IIe s. après J.-C. que l’Afrique devient le
pôle majeur du monde méditerranéen. Au regard de l’architecture domestique
comme d’un point de vue général, il y a donc plusieurs « africanités » consécutives

. Y. Thébert ( : -).


. Synthétisée dans Y. Thébert ( : -).
. Y. Thébert ( : ,  et -).
. Ibid., p. -.
. Ainsi l'introduction du péristyle date-t-elle du iiie s. avant n.è. (ibid. p. ).
Jean-Pierre Guilhembet & Roger Hanoune 80

ou concomitantes , plusieurs « africanisations » de l’architecture domestique


méditerranéenne si l’on veut, qui correspondent aux phases de l’histoire, mais les
contacts culturels ne sont jamais des facteurs explicatifs de l’évolution des sociétés
locales. En dernière instance, ce sont les besoins des élites africaines qui
conditionnent les partis architecturaux et les choix de ces dernières sont révélateurs,
successivement, de leur degré d’intégration aux pôles les plus dynamiques du bassin
méditerranéen. À plusieurs reprises, est donc vigoureusement repoussée toute
explication par le provincialisme, ou par les contraintes climatiques .
On l’aura compris, une telle conception propose donc une approche « horizontale »
de la formation sociale du monde romain ; elle pose les prémisses d’une analyse historique
des résidences urbaines des notables sur une très vaste échelle. Sans nier toute spécificité
locale ou particularisme provincial, ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement l’examen
d’une oligarchie africaine et de ses stratégies spatiales, mais l’établissement d’une grille
susceptible de permettre de repérer ensuite des faciès et des rythmes régionaux, d’évaluer
et de comparer des degrés différents de dynamisme. Il s’agit donc d’un travail ouvert et
modélisateur et non pas d’une monographie à rayon réduit – et le maître d’œuvre de
l’Histoire de la vie privée ne s’est pas fourvoyé en l’insérant dans un volume dont les autres
contributions ont des titres qui, eux, ne dissimulent pas leur portée générale.

Une contribution insérée dans une œuvre à succès : quel impact ?

D e tous les écrits publiés par Yvon Thébert, son essai sur les résidences
africaines est, à coup sûr, celui qui a connu la plus grande diffusion internationale :
Paul Veyne rappelle, dans Le quotidien et l’intéressant, que l’Histoire de la vie privée
« a fait best-seller en Amérique du Nord et du Sud  ». Chacun sait qu’en dehors du
continent américain, elle a aussi fait l’objet de multiples traductions .
Inutile de dire, dans ces conditions, que ce travail est référencé ou cité dans toutes
les études spécialisées sur l’architecture domestique et qu’il n’est pas réaliste de vouloir
étudier sa réception dans le détail. Après avoir relevé que quelques pages en ont été
sélectionnées par Eva d’Ambra pour son anthologie Roman Art in Context  et rappelé
D o s s i e r

l’importance de la synthèse magistrale procurée par Pierre Gros pour tous les aspects
proprement architecturaux , l’on ne peut que s’en tenir à de brèves remarques

. Contrairement à l’ouvrage consacré aux thermes – Y. Thébert () –, l’étude des domus africaines
n’entre cependant pas dans le détail d’une analyse régionale de l’Afrique du nord.
. Y. Thébert ( : respectivement p.  et p. ).
. P. Veyne ( : ).
. En revanche, les recensions ne semblent pas avoir été si nombreuses que cela, en tout cas dans les
revues dévolues aux études antiques : l’Année philologique est d’un piètre secours pour les repérer. De
toute manière, les maisons africaines n’occupant que moins d’un sixième du volume, elles n’ont
guère dû retenir l’attention dans les comptes rendus de format classique.
. E. d’Ambra ().
. P. Gros ().
81 Architecture domestique et « vie privée » des élites de l’Afrique romaine

relatives à deux productions récentes – observations succinctes mais finalement


révélatrices de l’intérêt et de l’enjeu de l’étude des domus africaines. La première
est la copieuse synthèse consacrée par Annapaola Zaccaria Ruggiu à « espace
public et espace privé dans la ville romaine », qui contient de multiples références
à l’œuvre d’Yvon Thébert . On en retiendra surtout que, pour elle, la validité des
conclusions est susceptible d’être extrapolée à d’autres régions du monde romain
et qu’elle est donc encline à conférer une valeur de portée générale à cette
monographie régionale, signant ainsi son adhésion à la conception de la nature de
l’Empire romain dont nous avons rappelé plus haut les grandes lignes. La position
du livre Roman housing de Simon Ellis est un peu différente. Sur les trois
références qu’il contient, la plus significative est celle qui s’efforce de défendre la
notion d’architecture vernaculaire ou de style provincial, en notant que « l’Afrique
était soumise à une très forte influence romaine, mais, même-là, il y avait des
styles provinciaux » et que la notion d’architecture internationale n’est pertinente
que pour les habitations des élites sociales  : la notation n’est certes point inexacte,
mais elle revient à proférer une périssologie qui ne prend pas en compte la
réflexion sous-jacente, et en revient au pseudo-concept d’influence, dont la
faiblesse n’est plus à démontrer. Au-delà de cette observation ponctuelle, l’on
ajoutera que la conception d’ensemble de l’ouvrage trahit tout à la fois les
ambitions du programme des années  et la difficulté de donner une synthèse qui
englobe l’ensemble du monde romain et la diversité sociale des résidences :
l’enrichissement des questionnements introduits, pour une large part, par Yvon
Thébert et A. Wallace-Hadrill hypothèque la possibilité d’une synthèse organique.
De fait, cette étude quelque peu brinquebalante dans sa conception et dans son
plan tente-t-elle au moins d’intégrer, non sans mal, les dimensions nouvelles de la
recherche – au risque de ne pas y parvenir pleinement.
Quelles que soient les inévitables discussions ponctuelles ou les relectures
architecturales qui s’imposent fatalement un jour ou l’autre, l’ampleur des vues
constitue à coup sûr l’apport principal d’Yvon Thébert au mouvement des études
relatives à l’architecture domestique antique. À travers et par-delà le laboratoire
dressé dans le cadre privilégié offert par l’Afrique du nord romaine, sa recherche
embrasse l’ensemble de l’Empire et insère son objet dans une chronologie longue, de
l’hellénisme à l’Antiquité tardive. L’on aura compris qu’il ne s’agit pas ici d’une
simple question d’amplitude du champ d’étude : l’analyse de l’architecture
domestique de prestige est une clé qui permet de saisir et de comprendre la position

. A. Zaccaria Ruggiu (). L’index, qui inclut les auteurs modernes, permet de repérer onze renvois
à Y. Thébert (). Ils reprennent toutes les facettes de la recherche présentée dans l’Histoire de la
vie privée : exemples précis (empiètement d’une maison sur l’espace public, construction d’une
muraille pour valoriser un quartier…) mais aussi considérations méthodologiques (sur le rapport
public/privé notamment) ou références à Augustin.
. S. Ellis ( : ). Les deux autres références concernent, respectivement, l’absence de maison à
atrium en Afrique, et l’identification dominus-héros sur le décor des mosaïques (pour souligner la
concordance de vues avec ses propres travaux).
Jean-Pierre Guilhembet & Roger Hanoune 82

de l’Afrique dans l’histoire de la Méditerranée antique. Les noces d’archéologie et


histoire, dont les bans ont été si souvent publiés à la porte de tant de chapelles, ont
bien été célébrées dans les domus africaines en .
Jean-Pierre Guilhembet

En relisant « l’architecture domestique


en Afrique romaine »

L a relecture du chapitre de l’Histoire de la Vie privée, « Vie privée et architecture


domestique en Afrique romaine » (t. , , p. -, notes p. -,  fig.),
ramène d’abord le souvenir vivace d’un camarade très cher , mais aussi la certitude
que ce texte reste, après vingt ans, important et instructif : une sorte de classique.

Comme Y. Thébert, j’ai appartenu à un milieu et à une époque où la doctrine


sur les maisons romaines d’Afrique provenait du livre de Robert Étienne sur le
Quartier nord-est de Volubilis () : cet ouvrage (malgré des essais curieux de
reconstitution de la psychologie des propriétaires) a marqué l’histoire de
l’architecture domestique. Il y avait aussi deux articles de René Rebuffat qui
recueillaient les plans des maisons à péristyle (MEFR ,  et , ). Et il y
avait surtout au début des années  l’enseignement de Gilbert Picard à Paris, et
son cours sur la maison romaine.
Quand, une vingtaine d’années plus tard, est paru le chapitre de l’Histoire de la vie
privée, précédé de deux pages de Paul Veyne (p. -, consacrées à la maison
romaine en général, avec une intéressante réflexion sur le « luxe de l’espace inutile »),
il m’a alors semblé comme à beaucoup d’autres que, au-delà des publications
d’édifices individuels (par exemple celles de Louis Foucher, de G. Picard lui-même ou
D o s s i e r

toutes celles que l’on pouvait commencer à repérer dans les volumes du Corpus des
mosaïques de Tunisie), on avait là un texte qui serait un nouveau fondement.
On y trouvait en effet une introduction générale, trois chapitres et une petite
conclusion de deux pages. La première (p. -), très ferme, fixait le cadre et le
style de l’étude en orientant la présentation de la maison romaine vers la recherche
« des principes généraux valables à l’échelle de l’Empire, et des particularités
régionales, au demeurant secondaires… » (p. ), en optant pour la réduction à
l’Afrique et à l’« habitat urbain des classes dirigeantes » ou des notables africains, le

. Depuis -, j’ai été, avec Albéric Olivier, le collaborateur d’Yvon Thébert pour l’étude de
l’insula de la Chasse à Bulla Regia, où nous avons vécu ensemble de nombreux mois dans le fort
byzantin. Tout (caractère, idées, goûts) nous séparait, rien n’a pu nous empêcher d’être de véritables
camarades, avec, de ma part, une admirative estime.
83 Architecture domestique et « vie privée » des élites de l’Afrique romaine

tout dans une lecture politique, à la façon de Vitruve et de Marx, de cette architecture
selon « la formation sociale considérée » (« l’espace domestique est un produit social »,
p. ), en utilisant toute la documentation possible (les textes – surtout Apulée – et
les ruines – surtout celles de Bulla Regia –), sans déformations idéalisante ou
hypercriticiste. Les trois chapitres étaient consacrés d’abord aux principes généraux
(« Nature de l’architecture domestique des classes dirigeantes » p. -), puis aux
parties de la maison (« Espaces privés et publics : les composantes de la domus » p. -
), et enfin à l’articulation des espaces (« Fonctionnement de la domus » p. -).

Ce qui me frappe toujours, à la relecture de cette monographie, c’est d’abord


évidemment la justesse, l’érudition profonde et la richesse d’information, même sur
des points de détail qui m’avaient échappé à première lecture et que j’ai été surpris de
retrouver : par exemple l’importance du vestibule d’accès, confirmée par l’atriolum de
la maison au dauphin de Vaison ou le vestibule « corinthien » de la maison des dieux
océans de St Romain-en-Gal (p. ), ou un développement sur les viviers et le
poisson dans la maison et son décor (à propos des maisons de Castorius ou de
Bacchus à Djemila, ou à Timgad aussi : p. ) ; même les édifices à auges sont
évoqués au détour d’une analyse sur les distribution de sportules (p.  pour
Djemila).
En second lieu, évidemment aussi, ce sont les analyses ou lectures archéologiques
et architecturales ; c’est le cas, entre tant d’autres, de l’étude des sous-sols de Bulla
Regia : il ne faut pas y voir le fruit d’une architecture vernaculaire, « une architecture
sans architecte », remarque très utile qui tord le cou aux assimilations entre ces sous-
sols et les habitats troglodytes des Matmata (p. ) ; ils ne sont pas plus explicables
mécaniquement par le climat ou par la présence d’une école locale d’architecture
(p. , contrairement à une opinion plus ancienne) ; Yvon Thébert a essayé de
trouver une solution urbanistique : le manque d’espace au centre de la ville, tout
comme Vitruve expliquait la poussée de l’insula romaine en hauteur. On pourrait
citer aussi l’analyse des empiétements des maisons particulières sur l’espace public des
rues (p. ).
En troisième lieu, ce qui impressionne toujours, c’est la lecture politique et
historique globalisante, qui cherche sans cesse à dépasser la documentation terre-à-
terre : ici aussi, mille exemples seraient à citer sur « la dimension idéologique très
frappante » de l’architecture privée et la « stratégie spatiale » des élites urbaines
(p. ). Ce sont souvent des synthèses époustouflantes et éblouissantes, comme celle
qui (p. ) permet de mettre en rapport le dépeçage du péristyle, la
compartimentation des espaces et la construction de thermes et de latrines au Bas-
Empire, et de les présenter comme un trait « de la nouvelle image de la personne en
construction au Bas-Empire. Hiérarchisation des rapports, divinisation des pouvoirs,
pudeur personnelle sont différents aspects d’un même problème dont une des modalités
les plus saisissables est la régression de la rationalité et du corps nu au profit du mystère
sous toutes ses formes ».
Jean-Pierre Guilhembet & Roger Hanoune 84

Enfin, on appréciera toujours les réussites d’expression (ou les provocations


verbales) qui vont de pair avec la vigueur des convictions : « le cœur pétrifié des
vieilles cités » (p. ) ou, sur la vie corporelle (p. ) : « La stricte codification des
cérémonies qui se déroulent dans le cadre sacralisant des basiliques privées et la
diffusion de bains et de latrines domestiques ont la même cause ».

Comme je l’ai dit en commençant, je me suis toujours disputé avec notre ami et
je prends pour moi les critiques contre les hypercriticistes ou ceux qui reculent devant
les envolées interprétatives. Bien qu’il ne soit plus là pour se défendre, je me
permettrai encore de renâcler devant certains passages de L’architecture domestique.
On peut glisser sur quelques erreurs de fait . Sur le fond, évidemment l’histoire
de l’architecture domestique a continué à se faire, jusqu’au traitement que P. Gros lui
a réservé dans le récent tome ii de son Architecture romaine () ; mais ce n’est pas
sur des développements nouveaux qu’on trouvera à redire au texte de .
Ce sont d’abord quelques interprétations que je trouve forcées, et qui traduisent
surtout la subtilité de l’auteur : ainsi à propos du quartier nord-est de Volubilis, où la
fortification de Marc Aurèle devient « le fruit d’une spéculation immobilière qui a
ainsi valorisé ce secteur afin d’y implanter de luxueuses demeures » (d’ailleurs, toutes
ne sont pas luxueuses : et il y a des boutiques et ateliers) ; « le domaine du privé »
s’annexerait ainsi « ce qui autrefois n’aurait pu être que le fruit d’une décision
collective » ; mais rien n’est dit sur l’imposante avenue à colonnade ou sur la décision
impériale de construire la muraille (p. ). Ailleurs l’auteur suppose volontiers des
intentions d’un raffinement dont on peut douter (p. , les rattrapages de plans
comme de « subtiles distorsions » à Nabeul ; p. , les entrecolonnements latéraux
du péristyle de la maison de Vénus à Volubilis « annoncent les trois accès de la salle
à manger » ; p. , le propriétaire de la maison de la procession dionysiaque, n’ayant
pas eu l’autorisation de chasser le lion, aurait fait représenter des combats d’animaux
entre eux).
On s’étonne aussi de quelques manques dans la problématique : ainsi il n’y a
presque rien sur la question des fausses maisons, interprétées comme des scholae, qui
pourtant faisait déjà rage, à part quelques mots justes (p. -) pour rétablir la
D o s s i e r

lecture de la maison des Asclepieia d’Althiburos : mais la maison de Carthage où


G. Picard voyait une schola du culte impérial (pourtant illustrée à la fig. ), la maison
de la procession dionysiaque avec la lecture cultuelle de L. Foucher ne sont pas
discutées.
Yvon Thébert, dans son texte, a manifesté assez peu d’intérêt pour la diversité
architecturale : il évacue les maisons rurales (p. ) malgré le domaine du seigneur
Julius (pourtant analysé historiquement p. ), ou le bel exemple du castellum du

. Ainsi : p. , Ennius est connu directement et non via Apulée ; p. , à propos de l’absence d’atrium
en Afrique, l’auteur ne tient pas compte qu’il y a d’autres atria que le toscan ou le tétrastyle (le
testudinatum par exemple) ou que sous l’Empire, chez Apulée, « atrium » veut dire « salle à
colonnes » et traduit notre péristyle.
85 Architecture domestique et « vie privée » des élites de l’Afrique romaine

Nador qui serait allé dans son sens. Rien sur le stibadium (malgré les représentations
de mosaïque), ni pour des péristyles à viridarium enfoncé par rapport aux portiques,
bien attestés dans le Sahel (El Jem, Uzitta), mais aussi à Bulla Regia même, à quelques
mètres au nord des thermes memmiens !
Plus curieux et paradoxal encore : on ne trouve rien sur l’habitat pauvre (si bien
visible sur les plans des quartiers de Thuburbo Maius dans les volumes du Corpus
des mosaïques de Tunisie) ; et pourtant il y a à Bulla Regia des maisons moyennes
(n° , , ) ou humbles, par exemple les chambrettes en enfilade de la maison .
Enfin je ne suis toujours pas convaincu par l’analyse de l’origine des sous-sols
d’habitation si originaux de Bulla Regia : les élites « stagnent dans le cadre des
vénérables murailles » (p. ) et le creusement serait la solution à la pression foncière.
Certes le site, au débouché d’une petite vallée, est difficile et dangereux, mais la
pénurie de terrain en centre-ville est sujette à caution. Pour le dire rapidement, je
reste persuadé de deux choses : d’abord que le creusement ornemental est bien plus
répandu qu’il ne semble (de Mérida à de nombreuses cités d’Afrique, et en particulier
à la belle maison près du théâtre à Sabratha) et qu’il est d’inspiration hellénistique (on
peut voir les nécropoles de Paphos et d’Alexandrie, en forme de maisons
souterraines) ; et d’autre part qu’à Bulla Regia il y a eu, dans quasiment tous les cas,
creusement préalable d’une citerne, dont l’habitat souterrain commence par exploiter
l’implantation. Quelle que soit la valeur de ces remarques, je persiste à penser
qu’Yvon Thébert a trop vite évacué la tradition artistique et le précédent technique,
au profit d’une explication finalement très mécaniste (une fois n’est pas coutume !).

Au total, comme on peut le voir dans ces quelques remarques, L’architecture


domestique reste un texte de grand poids, et éminemment vivant : qui a connu Yvon
le retrouve avec émotion dans toutes ces pages, sûr qu’il aurait aimé que l’on continue
à ferrailler avec lui !

Roger Hanoune

Abstract
The contribution of Yvon Thébert to the Histoire de la vie privée edited by Philippe
Ariès, Georges Duby and Paul Veyne in  was a factor in renewing historiography. It
has offered to the elite’s domestic architecture an analysis, motivated by archaeological
remains from North Africa and nourished by a theoretical and global reflection on the
societies of the Ancient Mediterranean world, from which are outlined the
methodological basis and essential thesis.
Jean-Pierre Guilhembet & Roger Hanoune 86

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