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Assia Djebar et Leila Sebbar: Une Approche Polyphonique
Assia Djebar et Leila Sebbar: Une Approche Polyphonique
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Assia Djebar et Leila Sebbar: Une Approche Polyphonique

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La romancière, historienne et cinéaste algérienne Assia Djebar et la romancière et nouvelliste Leïla Sebbar, fille d'un père algérien, instituteur de français en exil linguistique, et d'une mère française, institutrice de français en exil géographique, travaillent minutieusement les structures et les sonorités de la langue française pour y inscrire les autres langues et voix qui les hantent. Assia Djebar veut donner une place à sa véritable langue maternelle, le tamazight. Elle veut donner aussi chair et consistance à la langue de sa famille algérienne, l'arabe dialectal féminin, ainsi qu'à l'arabe classique, qui, pour elle, est la langue des carrefours, et non pas la langue morte des fanatiques. Leïla Sebbar, qui n'a pas appris l'arabe algérien car son père voulait protéger ses enfants des horreurs de la guerre d'Algérie, veut faire résonner dans ses textes cette langue omniprésente malgré son absence.

Die algerische Autorin, Historikerin und Cineastin Assia Djebar und Leïla Sebbar, Tochter eines algerischen Vaters, Französischlehrer im sprachlichen Exil, und einer französischen Mutter im geografischen Exil, setzen sich intensiv mit der Form, den Strukturen und Klangmustern des Französischen auseinander, um Raum zu schaffen für die anderen Sprachen und Stimmen, die sie geprägt haben. Assia Djebar gibt so der Berbersprache als verdrängter Muttersprache ihren Platz zurück. Ebenso verleiht sie dem dialektalen Arabischen der Frauen Ausdruck, sowie dem klassischen Arabischen, das für sie die Sprache der Poesie ist und nicht die tote Sprache religiöser Eiferer. Leïla Sebbar, der es nicht vergönnt war, den arabischen Dialekt zu erlernen, da ihr Vater sie so vor dem Grauen des algerischen Unabhängigkeitskrieges zu bewahren glaubte, möchte in ihren Texten vor allem ihre Vatersprache erklingen lassen, die als Musik ständig präsent ist, trotzdem ihre Syntax, Semantik und Morphologie ihr einst verschlossen blieben.
LanguageFrançais
Publishertredition
Release dateJul 5, 2021
ISBN9783347159068
Assia Djebar et Leila Sebbar: Une Approche Polyphonique

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    Book preview

    Assia Djebar et Leila Sebbar - Roswitha Geyss

    1. Introduction

    « Je ne suis pas une odalisque. »¹ C’est ce que dit Shérazade à Julien qui s’enthousiasme pour la peinture orientaliste, qui admire les femmes orientales et algériennes dont il cherche les représentations de brocante en brocante, et qui, pour cela, cherche aussi inconsciemment à « enfermer » la fille qu’il aime dans le cadre étroit du tableau orientaliste. Mais Julien, est-il seulement capable de voir que sa compagne n’est pas une molle idole, mais un être vivant et contradictoire ? Shérazade a toutes les raisons d’en douter, c’est pourquoi elle déchire non seulement toutes les photos qu’il a prises d’elle, mais elle lui laisse aussi le message avec lequel nous avons commencé cette introduction : « Je ne suis pas une odalisque. » Message simple, bref, mi-ironique, mi-sévère, auquel souscriront sans doute aussi les deux auteures qui se trouvent au centre de notre travail de recherche: Assia Djebar et Leïla Sebbar.

    En effet, nous allons voir au cours de ce travail d’analyse que le bilinguisme et le plurilinguisme littéraire ne se manifestent pas seulement par l’apparition de mots arabes ou bien berbères dans le texte français, mais aussi par un travail minutieux de la forme, c’est-à-dire des structures et des sonorités de la langue française. Assia Djebar et Leïla Sebbar éprouvent la volonté tenace d’inscrire leurs multiples appartenances et les différentes langues qui façonnent leur identité dans leur langue d’écriture, le français. Ainsi, nous allons voir qu’elles « pensent » la langue française dont elles travaillent autant le fond que la forme. Cette « surconscience linguistique » qui est assez vive chez Assia Djebar et Leïla Sebbar, se trouvera au centre du premier chapitre de notre travail de recherche ; en fait, nous émettons l’hypothèse selon laquelle il faut d’abord redéfinir voire remettre en question le concept du bilinguisme et du plurilinguisme tant social que littéraire ainsi que la notion de francophonie, pour pouvoir apprécier l’œuvre littéraire des deux auteures avec tous ses soubresauts, ses vertiges, ses abîmes, ses spirales et ses cercles². Grâce à ces redéfinitions, nous apporterons la preuve que non seulement l’œuvre littéraire et filmique d’Assia Djebar, mais aussi les textes de Leïla Sebbar sont plurilingues, même si Leïla Sebbar ne maîtrise qu’une seule langue, le français.

    Ensuite, nous proposerons d’analyser quelle place les différentes langues qui sont présentes en Algérie, occupent dans l’œuvre des deux auteures. Nous avons décidé de suivre l’ordre chronologique pour ce qui est de l’apparition des différentes langues en Afrique du Nord. Cela veut dire que nous commencerons notre étude par une analyse détaillée des rapports qu’Assia Djebar entretient avec le berbère. En effet, le berbère était déjà parlé au Maghreb longtemps avant l’arrivée des Arabes au VIIe siècle. Dans ce contexte, c’est l’image de l’aïeule et de la mère qui nous intéressera particulièrement: le berbère est la langue de la mère d’Assia Djebar, mais, encore enfant, celle-ci a refoulé ses origines berbères pour plusieurs raisons psychologiques et pour échapper à l’aphasie cruelle dans laquelle la mort de sa sœur l’a jetée. Ajoutons que le roman Vaste est la prison (1995) se caractérise par une présence forte de la mère et de l’aïeule qui font partie des « fugitives et ne le sachant pas ».

    Ensuite, nous situerons l’œuvre des deux auteures dans le contexte linguistique de l’Algérie, puisque nous soutenons la thèse selon laquelle aucun texte littéraire n’est un fragment isolé. Il est nécessairement en rapport avec ce qui l’entoure. Nous proposons quatre schémas différents qui tentent de rendre compte de la situation des langues dans le pays natal des deux écrivaines: la diglossie, la triglossie, le continuum linguistique et les rapports langue-domination. Nous discuterons de ces schémas afin de démontrer leurs mérites, mais aussi afin de démasquer leurs insuffisances. Nous mettrons davantage l’accent sur les insuffisances de ces schémas traditionnels ; nous voulons démontrer ainsi l’importance primordiale de remettre même les concepts les plus réfléchis constamment en question, puisque cette critique et autocritique seules seront capables de garantir la souplesse nécessaire pour s’approcher d’une réalité aussi instable et fluctuante que l’est la situation des langues dans des pays plurilingues.

    Après cette analyse de la situation linguistique en Algérie, nous continuerons d’analyser quelle place les langues occupent dans l’œuvre des deux écrivaines. Ainsi, nous interrogerons l’œuvre d’Assia Djebar et de Leïla Sebbar sur la présence de l’arabe tant classique que dialectal. En ce qui concerne le français, ce sera l’image du père qui se trouvera au centre de notre analyse: c’est le père qui a libéré Assia Djebar en la conduisant à l’école interdite, et c’est le père qui a coupé Leïla Sebbar de l’arabe en « l’enfermant » dans la « citadelle de la langue française » pour la protéger ainsi de la violence du système colonial et de l’horreur de la guerre d’indépendance.

    La coexistence de plusieurs langues dans un texte ainsi que l’ancrage d’un individu plurilingue dans plusieurs cultures très souvent antagonistes peuvent entraîner des phénomènes psychiques désagréables. Ainsi, nous avons décidé d’aborder aussi les troubles psychiques auxquels les individus plurilingues peuvent être confrontés, tels que la schizophrénie, néanmoins sans oublier qu’une vie à la lisière de plusieurs langues et cultures peut aussi être enrichissante dans le sens où l’individu peut avoir la « bonne distance » à l’égard de toutes les cultures qui façonnent son « Moi ». La question de la double identité dans la littérature algérienne de langue française est un sujet tout particulièrement fascinant, puisque la littérature maghrébine francophone continue à être bien vivante malgré les indépendances des trois pays du Maghreb et les politiques d’arabisation mises en œuvre.

    Le dernier chapitre sera consacré à une analyse assez détaillée de la « graphie » et de « l’autobiographie » telles qu’elles sont pratiquées par les deux auteures. Nous avons décidé de diviser ce chapitre en quatre parties qui sont indissolublement liées l’une à l’autre et qui constituent le « nœud inextricable » de la littérature maghrébine féminine, c’est là, dans cette zone de l’entre-deux, de « l’entre-des », que tout se joue en profondeur : (1) l’opposition entre l’oralité et l’écriture, (2) le regard, le voile et le phénomène du dévoilement, (3) la violence de l’autobiographie et (4) l’écriture contre l’oubli.

    ¹     Sebbar, Leïla : Shérazade, 17 ans, brune, frisée, les yeux verts. Paris: Stock, 1980, p. 206.

    ²     cf. aussi: Sebbar, Leïla : « La jeune fille au gilet rouge dans Babel ». http://clicnet.swarthmore.edu/leila_sebbar/virtuel/gilet.html.

    2. Bilinguisme et plurilinguisme littéraire³

    « D’une langue à l’autre, Babel en spirale, la boue éclabousse le pantalon noir bouffant, le gilet rouge bondit de Tokyo à Bamako, d’Alger à Berlin, de Moscou à Téhéran, Pékin, New-York, Dakar, Alexandrie, Paris… La confusion des langues où les mots se heurtent, où le sens se perd dans les rires. »⁴

    Nous avons décidé de commencer notre étude par une citation de Leïla Sebbar puisque aucune paraphrase n’aurait pu mieux rendre compte de la motivation de l’écriture d’Assia Djebar et de Leïla Sebbar. Ainsi, ce qui est typique pour les textes des deux auteures, c’est le vif plaisir qu’elles éprouvent en définissant et redéfinissant sans cesse le rapport qu’elles entretiennent avec leur langue d’écriture, le français, et avec toutes les langues qui, connues ou non connues, mais quand même jamais effacées, façonnent leur identité. Mais pour mieux comprendre les ambiguïtés, les vertiges, les « spirales » et les soubresauts de l’écriture d’Assia Djebar et de Leïla Sebbar, il nous faut d’abord remettre en question deux concepts classiques qui se trouvent à la base de leur travail créatif, à savoir celui du bilinguisme et du plurilinguisme littéraire, ainsi que la notion de « francophonie ».

    2.1 « Babel en spirale » : Assia Djebar, Leïla Sebbar et leur(s) langue(s)

    Contrairement à l’opinion largement répandue selon laquelle « (…) la caractéristique du bilingue est qu’il possède une compétence semblable dans deux langues distinctes, donc une compétence très élevée dans les deux et qu’il peut en conséquence les utiliser en toutes circonstances, avec la même facilité et une efficacité comparable »⁵, nous sommes profondément persuadées que seule une définition beaucoup plus souple qui rompt avec cette vision rigide du bilinguisme et du plurilinguisme, est propice à rendre compte du phénomène. Notons que la constitution d’une identité est toujours un processus très dynamique, ouvert et souple ; une définition rigide se trouve donc en totale contradiction avec l’esprit même de l’identité humaine. Ainsi, M. Siguán et W. F. Mackey, tout en se référant dans un premier stade à cette définition rigide du bilinguisme pour s’approcher du phénomène, soulignent clairement que dans la pratique, ce bilinguisme parfaitement équilibré n’existe pas⁶, puisqu’il est difficile de trouver un individu qui possède le même niveau de compétences dans deux langues distinctes. En même temps, il est tout à fait impossible de trouver un individu qui utilise deux langues dans les mêmes situations et avec la même fréquence ; un individu bilingue se sert d’une langue dans certaines circonstances et avec certaines personnes, tandis qu’il se sert de l’autre langue dans des circonstances d’une tout autre nature et avec d’autres personnes, ce qui provoque nécessairement un déséquilibre dans l’usage des langues.⁷ Pour parler d’un bilinguisme parfaitement équilibré, il faudrait que l’individu ait acquis les langues dès la petite enfance, qu’il ait grandi dans une famille qui parle et valorise les deux langues, qu’il ait reçu une éducation scolaire bilingue, qu’il reste dans sa vie postérieure en contact avec les sociétés qui parlent les deux langues, et qu’il se sente intégré aux deux cultures qui s’expriment à travers elles.⁸ Il est indispensable de définir et même de redéfinir le terme « bilinguisme » pour éviter qu’on parle seulement du bilinguisme au cas où un être humain maîtrise parfaitement deux langues.⁹ Il ne faut surtout pas exagérer le rôle que joue la maîtrise « parfaite » de deux langues pour le bilingue, puisque le bilinguisme a plusieurs degrés. Le concept du bilinguisme « (…) recouvre des réalités linguistiques de forme différente, allant du sabir indigent, peu respectueux de la grammaire et de la morphologie du vocabulaire emprunté, au bilinguisme le plus achevé qui suppose, selon les nécessités du discours, la pratique sûre, correcte et distincte des deux langues. »¹⁰ C’est cette définition du phénomène qu’Abdelmalek Sayad propose dans son article intitulé « Bilinguisme et Éducation en Algérie » (1967). Il conclut : « Toutes ces formes s’ordonnent en un continuum linguistique qui ne se laisse pas découper sans quelque arbitraire. »¹¹ Cette redéfinition du bilinguisme et du plurilinguisme rend aussi indispensable une redéfinition du plurilinguisme littéraire: il ne s’agit pas d’un phénomène extraordinaire qui se rencontre uniquement dans les textes de quelques surdoués qui ont écrit en plusieurs langues, parce qu’ils ont un niveau très élevé dans toutes les langues qui façonnent leur identité ; en effet, ces auteurs sont assez peu nombreux.¹² Le plurilinguisme littéraire étudie la présence de plusieurs langues dans un texte qui, du premier coup d’œil, se présente à nous comme monolingue ; cette présence va des citations au jeu avec les allitérations et les assonances. C’est ce deuxième aspect qui est tout particulièrement fascinant à examiner et qui nous intéressera au cours de ce mémoire.

    Notons que ni Assia Djebar, ni Leïla Sebbar n’ont eu la chance de jouir de ces conditions parfaites que citent M. Siguán et W. F. Mackey, mais que, au contraire, des coupures et des « fêlures » caractérisent les rapports qu’elles entretiennent avec les langues qui, de loin ou de près, façonnent leur identité. Afin d’illustrer notre hypothèse, nous proposons dans un premier stade d’aborder la question de l’acquisition des langues dès la petite enfance au sein de la famille ; le bilinguisme parfaitement équilibré se caractérise par le fait que la famille parle et valorise les deux (ou les trois…) langues. Or, ni dans la famille d’Assia Djebar, ni dans l’entourage familial de Leïla Sebbar, ce n’était le cas: c’est ainsi que les auteures ont perdu une langue sans que les traces de cette langue ne s’effacent complètement, situation qui est particulièrement déprimante, mais aussi enrichissante pour les deux écrivaines. Assia Djebar grandit dans un entourage arabophone ; c’est la raison pour laquelle le son de la langue arabe et plus particulièrement de l’arabe féminin entre profondément en elle et influence par la suite son travail tant littéraire que cinématographique. Ainsi, nous allons voir au cours de ce travail de recherche, que, tout en rejetant l’arabe masculin que l’État algérien veut introduire dans tous les domaines au détriment du français, mais aussi des langues parlées, Assia Djebar est fascinée de cet arabe des femmes, si bien qu’elle retourne au milieu des années 1970 dans la région de son enfance, le Mont Chenoua, afin de parler avec les femmes de la tribu de sa mère, les Beni Menacer. Le résultat de ce travail d’écoute est son magnifique film La Nouba des femmes du Mont Chenoua (1978) qui témoigne des souffrances des « mater dolorosa » algériennes pendant la guerre d’indépendance. Ce film, grâce à l’intensité des images et l’alternance des paroles arabes des dames du Mont Chenoua et des paroles françaises de Lila, l’héroïne du film, fascine le public, si bien qu’il est couronné du Prix de la critique internationale-Biennale de Venise (1979). Son travail cinématographique la relance, après un silence d’une dizaine d’années, sur les voies de l’écriture: ainsi, nous allons voir que grâce aux entretiens avec les paysannes honorables et courageuses du Mont Chenoua, Assia Djebar redécouvre le « sujet collectif », le « nous qui inclut les sœurs » et qui remplace dans son grand roman autobiographique L’Amour, la fantasia (1985) le « je » qui paraît indécent dans la culture algérienne traditionnelle à laquelle Assia Djebar fait, malgré sa formation à l’école française et ses séjours en France et aux États-Unis, toujours partie et qu’elle, une femme de sensibilité maghrébine, ne veut ni ne peut renier ; c’est ce « sujet collectif » qui lui permet enfin l’autobiographie en français, dans la langue de l’ancien colonisateur. Mais l’arabe parlé et surtout l’arabe des femmes qui a été parlé et valorisé dans son entourage familial n’est pas la seule langue qui influence son travail littéraire ; en effet, le berbère occupe aussi une place importante dans son œuvre, mais une place autre que celle de l’arabe et du français. Assia Djebar a été coupée du berbère par le refus de sa mère de sauvegarder cette langue des montagnes après son installation en ville avec sa mère ; refus qui s’explique par le fait que le berbère était pour Bahia en première instance la langue du deuil: séparée des montagnes de son enfance, séparée de son père à cause du divorce de sa mère, séparée de sa sœur aimée Chérifa à cause de sa mort précoce de la fièvre typhoïde, la jeune Bahia est contrainte de traverser un silence affreux et de renier le berbère afin de pouvoir continuer à vivre, en dépit de tout. Néanmoins, Assia Djebar est toujours hantée par le son de la langue berbère, de cette langue « du roc et du socle »¹³, le berbère est pour elle sa « langue de souche »¹⁴, cette langue qu’elle ne parle pas est pour elle « la forme même où, malgré moi et en moi, je dis « non » : comme femme, et surtout, me semble-t-il, dans mon effort durable d’écrivain. »¹⁵ Cela explique pourquoi la langue berbère se trouve – littéralement ! – au centre de son roman Vaste est la prison (1995) où elle fait sa propre anamnèse: dans la première partie à caractère nettement autobiographique intitulée « L’effacement dans le cœur », la narratrice avoue être tombée amoureuse d’un homme qui n’est point son mari ; dans la seconde partie intitulée « L’effacement sur la pierre » elle se consacre à l’Histoire du Maghreb en retraçant les circonstances dans lesquelles a eu lieu le déchiffrement de l’alphabet libyque ; enfin, dans la troisième partie du roman qui porte le titre « Un silencieux désir », elle parle des femmes qui ont dit « non », et qui se transmuent en « fugitives » : « fugitives et ne le sachant pas ».

    On peut tracer un parallèle entre le sort d’Assia Djebar et celui de Leïla Sebbar. Leïla Sebbar a été coupée de l’arabe algérien, la langue de son père, puisque celuici a refusé que ses enfants apprennent sa langue à lui. Le français est donc sa seule langue, sa langue maternelle. On décèle dans l’œuvre de Leïla Sebbar la forte volonté de faire savoir à ses contemporains qu’elle n’est pas seulement « française », mais que le français, qui est sa seule langue, est pour elle une sorte de « terrain neutre » et qu’elle tente de fabriquer de l’autre dans le français. « Ainsi l’écrivain invente dans sa ou ses langues ce qu’il n’a pas connu, ce qu’il croit avoir perdu. Il faut donc que de l’autre traverse la/les langues, de l’écrit. »¹⁶ C’est la façon dont Régine Robin résume cette volonté de l’écrivain d’inscrire l’altérité dans sa langue. À cet égard, il est intéressant de constater que l’arabe restera pour Leïla Sebbar une langue inconnue puisqu’elle a compris qu’elle a besoin de cette langue étrangère mais aussi paternelle ; elle sait que cette « langue absente » est la seule à être capable, par sa « présence dans l’absence », d’éveiller chez elle le vif désir de faire un travail d’écrivain.¹⁷ Régine Robin propose un terminus assez intéressant qui rend compte de ce phénomène: elle parle de « contre-langue ».¹⁸ Cela veut dire que les écrivains qui ne peuvent sortir d’une langue « disent l’autre de cette langue », ils créent une « contre-langue », c’est à-dire qu’ils font migrer les langues dans leur Langue. Les raisons de cette fixation de l’écrivain à une seule langue peuvent être diverses: dans le cas d’Assia Djebar qui ne maîtrise pas la langue berbère, mais qui cherche néanmoins à témoigner de cette « première langue » dans ses textes, il s’agit de raisons tant familiales (divorce de sa grand-mère, mort de Chérifa, silence de sa mère qui refoule le berbère pour se protéger des souvenirs terribles…) que sociales (en ville, le berbère est considéré comme le « parler rude des montagnes », ce qui favorise une dévalorisation de la langue aux yeux de ses propres usagers…). En ce qui concerne son choix du français comme langue d’écriture et son « incapacité émotive » d’écrire en arabe (idée qu’elle caressait néanmoins dans les années 1970), il nous faut surtout citer la politique d’arabisation massive entreprise par l’État algérien depuis 1962 et « l’arabe de plomb » qu’on cherche à introduire dans tous les domaines et avec lequel Assia Djebar n’arrive pas à s’identifier. Quant au sort de Leïla Sebbar qui a été « coupée » de la langue arabe, il s’agit surtout de raisons politiques: ainsi, le père voulait protéger ses enfants de la réalité cruelle de la guerre d’indépendance et des atrocités commises de part et d’autre ; il croyait y parvenir seulement en coupant sa fille curieuse Leïla de la langue de son peuple.

    Constatons qu’afin de sortir de cette impasse, Assia Djebar et Leïla Sebbar « brisent » leur français pour y inscrire toutes les langues qui, connues ou non connues, mais toutefois jamais oubliées, constituent leur identité : le français devient donc un « terrain neutre », une « contre-langue » où se font entendre l’altérité et l’étrangeté. La langue étrangère intervient dans le texte, mais de façon plus ténue : élément morphologique ou syntaxique, détour, citations, lettre, réécriture.¹⁹ En écrivant dans un français riche et somptueux, Assia Djebar réussit finalement à inscrire le son de sa langue maternelle dans la chair de la langue française. Le magnifique poème « Sistre »²⁰ dans le roman L’Amour, la fantasia (1985) en est la preuve ; c’est grâce à ce langage incroyablement riche en jeux de mots, en allitérations et en assonances qu’elle peut finalement surmonter l’aphasie amoureuse: elle peut désormais, grâce au son de la langue maternelle dans la pâte de la langue française, dire et écrire l’amour en français, la langue des anciens colonisateurs et de la terreur d’hier. En même temps, en donnant une voix aux femmes combattantes de la guerre d’indépendance d’hier et aux victimes des années de l’intégrisme (cf. le bouleversant récit Le Blanc de l’Algérie (1996) et le recueil Oran, langue morte (1997)), Assia Djebar tente de se rapprocher des lamentations et du cri: la langue est blessée, « morte », tandis que la voix reste bien vivante. Un peut tracer un parallèle intéressant entre l’œuvre d’Assia Djebar et celui de Leïla Sebbar. Tandis que dans les textes d’Assia Djebar résonnent les voix des femmes algériennes, mais aussi des hommes qui sont confrontés aux atrocités incroyables des intégristes (cf. Le Blanc de l’Algérie), dans les textes de Leïla Sebbar se font entendre les voix des jeunes des banlieues françaises. Un trait typique de son œuvre est la présence du jargon des jeunes, de l’argot dans les textes qui alterne avec le français correct et standard chez le narrateur ou chez les personnages affectés, ayant du pouvoir. Témoin notamment la trilogie de Shérazade (1980-1985-1991) (cf. « On fera un braquage là aussi. (nous soulignons) »²¹ ; « Ça me fout la rage, Pierrot tu as vu… j’ai la mort… attends. (nous soulignons) »²²). Loin de toute dénonciation de la situation difficile dans laquelle vivent les jeunes, Leïla Sebbar, sans intervenir dans la fiction, réussit, par ce flottement habile entre les différents registres du français, à donner une voix à ceux qu’on n’écoute guère dans la société française, et à « transcrire » leur quête identitaire. À cet égard, il est important d’ajouter que le plurilinguisme littéraire repose, selon Bakhtine, sur trois notions distinctes : « « l’hétéroglossie » ou diversité des langues, « l’hétérophonie » ou diversité des voix (le registre du polyphonisme), et l’hétérologie » ou diversité des langages sociaux, des niveaux de langue. »²³ Cela nous permet de tirer la conclusion suivante :

    « L’écrivain est toujours confronté à du pluriel, des voix, des langues, des niveaux, des registres de langue, de l’hétérogénéité, de l’écart, du décentrement alors même qu’il n’écrit que dans ce qui, sur le plan sociologique, se donne comme une langue. »²⁴

    Notons qu’un individu qui dispose de plusieurs langues choisit celle dans laquelle il veut s’exprimer non pas objectivement, mais encore plus grâce aux sentiments et émotions que cette langue seule est capable d’éveiller en lui. En dehors de toute argumentation scientifique, les individus polyglottes, mais aussi les femmes et les hommes qui apprennent une langue étrangère, peuvent très bien définir les « sentiments » qu’ils éprouvent en employant telle ou telle langue. Ils s’appuient pour cela sur le son de la langue, sur les particularités de l’articulation qui suscitent chez l’individu des sentiments intéressants non seulement quand il parle, mais aussi quand il écoute et qui font que cette langue n’est comparable à aucune autre langue. Cela entraîne qu’un individu peut aimer une langue à un tel point qu’il passe son temps en écoutant les locuteurs sans même comprendre ce qu’ils disent.²⁵ Ainsi, Leïla Sebbar aimait écouter les femmes algériennes qui bavardaient le soir sur les terrasses :

    « Les femmes se parlaient dans le soir, fort, toujours. Je les entendais. Des voix sonores, violentes, les enfants tardaient pour l’eau, le pain… les mères attendaient, ils désobéissaient et les coups ne les corrigeaient pas. Plus loin, il y avait moins de colère, les femmes parlaient entre elles, les enfants n’étaient pas là, les petits, tout petits contre leurs corps, tranquilles, heureux, alors elles bavardaient et du balcon les voix paraissaient douces, jeunes, rieuses. »²⁶

    Afin d’inscrire les caractéristiques de l’arabe dans son français, Leïla Sebbar recourt souvent au langage du corps qui est le plus capable de rendre compte de la tendresse qu’elle associe à cette langue. Témoin notamment son roman Parle mon fils, parle à ta mère (1984), mais aussi son récit Je ne parle pas la langue de mon père (2003). Dans l’œuvre de Leïla Sebbar, le langage du corps sert surtout à « dire » la tendresse, la sympathie et l’amour (notamment sororal ou maternel). Dans son récit autobiographique Je ne parle pas la langue de mon père, l’écrivaine parle d’une cousine sourde-muette, Aouicha :

    « On allait à Ténès chez la mère de mon père dans la maison où elle habitait avec ses filles veuves et une petite-fille sourde-muette, la plus bavarde, la plus tendre, elle nous embrasse comme les enfants qu’elle n’aura pas, elle touche ma mère, ses bras, ses mains, en poussant des petits cris heureux, les vieilles tantes la grondent gentiment (…). C’est elle qui parle, on n’entend qu’elle qui admire, s’étonne, questionne mon père qui lui répond dans sa langue, ni l’arabe ni le français (…). (nous soulignons) »²⁷

    Leïla Sebbar décrit la jeune fille sourde-muette comme « la plus bavarde » qui « parle », qui « admire », « s’étonne », qui « questionne » son père. Dans le roman Parle mon fils, parle à ta mère (1984), la mère qui parle à son fils mutique accompagne ses mots de gestes tendres, mais contraignants, puisqu’elle veut qu’il rompe enfin le silence et qu’il lui parle, comme autrefois: elle prend le fils par le bras, elle le secoue doucement, elle prend son menton pour qu’il lève la tête et la regarde, elle veut voir ses yeux.²⁸ Le fils observe attentivement les gestes de la mère. Il trouve ses mains très belles ; il ne cherche pas à les éviter comme l’expression de ses yeux, au contraire: elles sont « (…) brunes, potelées mais longues. Quand elle lui prenait le visage dans ses mains, il tenait tout entier dans les paumes lisses et fermes. Il a toujours aimé les mains de sa mère, il les regarde il les trouve aussi belles. »²⁹ Le fils observe les gestes de la mère qui prépare du thé à la menthe, puisque ce sont les mêmes depuis toujours : « mesurer la quantité de feuilles de thé vert dans la paume, il remarque le henné sur les mains de sa mère, de belles mains à la fois fines et potelées ; le jeter dans la théière d’argent ; l’ébouillanter plusieurs fois ; vider l’eau chaude qui a lavé le thé, en tenant haut la théière ; couper et compter les feuilles fraîches de la menthe ; les ajouter au thé vert au fond de la théière ; ébouillanter à nouveau, en faisant tourner le contenu dans les deux sens ; vider l’eau une dernière fois, avant de sucrer et de verser l’eau qui bout, jusqu’au bord de la théière ; laisser infuser ; enfin servir et s’assurer que le thé a la couleur chaude et dorée qui convient, sinon il faut tout recommencer. »³⁰ Quant aux cheveux de la mère, le fils se souvient de ses caresses quand elle les dénouait le soir dans la chambre des enfants :

    « Ses cheveux sont noirs et longs retenus sur la nuque par une barrette, en torsade. Le soir, elle les dénoue dans la chambre des enfants, pour l’histoire. Quand elle l’embrassait dans son lit, les cheveux de sa mère qui se penchait vers lui l’enveloppaient comme un rideau, de chaque côté du visage. Elle remuait la tête pour que les cheveux chatouillent ses joues ; il riait, prenait des mèches épaisses dans ses mains pour jouer – Encore, Imma, encore, reste Imma, reste (…) »³¹

    Leïla Sebbar réussit à inscrire « la tendresse arabe » (c’est ce qu’elle associe à cette langue et ce qui constitue pour elle le « fond » de cette langue) dans le français. La tendresse qu’elle éprouve pour l’arabe et qu’elle associe à cette langue est d’autant plus remarquable que ses sœurs et elle étaient aussi confrontées à un arabe hostile et brutal, qui transparaissait dans la langue des garçons qui injuriaient les « trois petites Françaises » sur le chemin d’école.

    Selon M. Siguán et W. F. Mackey, la deuxième caractéristique du bilinguisme équilibré est que l’individu reçoit une éducation scolaire bilingue. Une fois de plus, des ruptures se font sentir dans la biographie d’Assia Djebar et de Leïla Sebbar. Quant à Leïla Sebbar, nous avons déjà constaté qu’elle a été coupée par l’arabe, sa « langue paternelle », par le silence acharné de son père. En ce qui concerne Assia Djebar, notons que sa situation est encore plus complexe. Elle fréquentait non seulement l’école française, mais aussi l’école coranique. Dans l’œuvre d’Assia Djebar, on trouve une évocation particulièrement tendre de l’école coranique. L’école coranique n’est pour elle pas le lieu de cruautés incroyables commises par « l’honorable maître d’école » (afin de garder le terme ironique et amer de Driss Chraïbi³²), mais elle est pour elle plutôt associée à des souvenirs d’enfance assez tendres qui sont liés au personnage de la mère. C’est sa mère, qui a une bonne formation en arabe, qui insiste à ce que sa fille apprenne aussi l’arabe classique, le Coran. De six à onze ans (pendant qu’elle allait à l’école primaire à Mouzaïa) elle faisait donc partie de deux mondes opposés. Dans le chapitre intitulé « L’école coranique » de son roman L’Amour, la fantasia, elle se souvient des fêtes que sa mère improvisait en son honneur lorsqu’elle avait été louée par le maître qui, afin de récompenser les enfants sages, ornait leur planche d’arabesques : « Ma mère et la « nounou » villageoise, qui nous était une seconde mère, osaient pousser alors le « you you » presque barbare. Cri long, saccadé, par spasmes roucoulants et qui, dans cet immeuble pour familles d’enseignants, toutes européennes excepté la nôtre, devait paraître incongru, un vrai cri de sauvage. »³³ Dans son interview avec Lise Gauvin, elle évoque d’abord l’école primaire française « qui se trouvait en face de la maison. Au début, j’y allais avec mon père et puis après, j’y allais et j’en revenais seule »³⁴. Suit une description de l’école coranique, de l’arrière-boutique du boulanger que les parents ont louée comme lieu d’enseignement, du maître d’école qui « avait une allure d’Arabe traditionnel, avec son bâton », des problèmes que posait la position du corps – les enfants doivent s’asseoir en tailleur, mais la petite porte une jupe -, des punitions (« Le maître tapait sur les doigts des récalcitrants – nous les filles, nous étions quand même un peu préservées (…). »³⁵). Mais le plus important de ses souvenirs, c’est le lavage de la planche qui prend presque des allures d’une « purification » symbolique :

    « J’ai appris l’arabe avec un roseau et de l’encre. On écrivait sur une planche et après on apprenait par cœur. (…) Et ce qui m’est resté de frappant, c’est qu’il fallait qu’on lave chacun sa planche et laver la planche, cela voulait dire qu’on avait tout dans la tête, donc qu’on pouvait l’effacer. »³⁶

    La différence de pédagogie entre les deux systèmes scolaires est criante ; ce qui la renforce encore, c’est que l’enfant côtoie les deux mondes au cours d’une seule journée : « Dans la même journée, j’étais dans cette école française ; puis dès que je rentrais à la maison, je prenais mon goûter et je courais chez le maître coranique. Là, j’apprenais comme si j’étais au XIIe siècle. J’apprenais sans comprendre, dans une liturgie pareille à celle qu’on a dû connaître, jusqu’à maintenant je pense, dans les médinas marocaines. »³⁷, constate-t-elle.

    Dans une interview, Assia Djebar souligne qu’en sixième, elle a demandé de faire de l’arabe comme langue étrangère. Les années qu’elle a passées à l’école coranique et surtout son entourage familial arabophone ont éveillé chez elle le vif désir d’approfondir ses connaissances d’arabe classique. Ce petit incident reflète l’attitude qui règne dans la société coloniale: l’arabe, d’ailleurs langue de la culture algérienne, est marginalisé et seulement enseigné dans les écoles en tant que « langue étrangère » (et cela dans un pays où la langue maternelle de la grande majorité de la population est l’arabe parlé !). D’ailleurs, il faut dire que même dans les lycées où les élèves ont la possibilité de choisir l’arabe, cette option n’est souvent que purement théorique. Cela veut dire qu’en argumentant avec le budget restreint et l’intérêt faible que les élèves européens apportent à l’arabe, la direction de l’établissement peut s’opposer aux demandes d’élèves dits « musulmans » d’apprendre l’arabe. Cela est arrivé à Assia Djebar: la directrice de l’internat à Blida est venue lui dire qu’elle ne mobiliserait pas un professeur d’arabe que pour elle. Ainsi, la fille a dû se contenter d’apprendre l’anglais et le latin, mais elle n’a pas appris l’arabe. Elle décrit sa situation comme suit : « Quand vous êtes en colonisation, il est évident que si vous continuez vos classes, la langue dominante, c’est celle qui va vous ouvrir des portes… Ce n’est pas un choix que vous faites. »³⁸ Néanmoins, dans l’interview avec Lise Gauvin elle avoue qu’elle a enfin eu la possibilité d’apprendre l’arabe en troisième. Mais il est clair que cela ne suffit pas. C’est pour cela qu’elle dit que son bilinguisme « boite des deux jambes » :

    « Quand j’ai dit que je boîtais (sic !) des deux jambes, je voulais dire que je possédais le français comme langue de pensée, et non comme langue d’intériorité et d’affectivité. Il me semblait par contre que j’aurais pu être une poétesse en langue arabe. »³⁹

    Enfin, chez l’individu parfaitement bilingue, le sentiment d’intégration aux sociétés et cultures qui parlent les langues, est assez vif et dépourvu d’ambiguïtés.⁴⁰ Concernant nos deux auteures, nous pouvons tout de suite constater que leur situation n’est pas aussi simple et que les sentiments qu’elles attachent aux différentes langues qui façonnent leur identité ainsi qu’aux différents pays qu’elles ont habités ou habitent, sont souvent ambigus. L’individu bilingue évolue dans une société concrète ; ainsi, les circonstances sociales, les fonctions que les langues assument dans la société, jouent un rôle de première importance.⁴¹ C’est la raison pour laquelle nous avons décidé de consacrer un assez long chapitre à la situation linguistique en Algérie, dans lequel nous proposerons quatre concepts différents qui rendent compte de la complexité de la situation: la diglossie, la triglossie, le continuum linguistique et les rapports langue-domination.⁴² C’est la société qui décide si la langue est un moyen de communication, si elle constitue en première instance un lien avec les autres individus, ou si l’emploi d’une langue entraîne, au contraire, le risque inouï de rupture et de perte. Il en résulte le grand danger de la schizophrénie (« schizo » en grec désigne « fendu »). Ainsi, nous avons aussi consacré un chapitre à ces troubles psychiques.⁴³ Ces troubles résultent du fait que les cultures ont souvent tendance à s’enfermer dans un égoïsme de plomb en exaltant orgueilleusement leurs spécificités et en s’écartant des autres. La société algérienne actuelle est traversée par le fossé profond qui sépare les arabisants, qui sont pour l’implantation de l’arabe dans tous les domaines et qui critiquent sévèrement le maintien du français dans l’administration et les sciences, puisque cette langue représente pour eux en première instance un moyen d’oppression culturelle, et les francisants, qui, en revanche, sont attachés au français et influencés par les valeurs occidentales que cette langue véhicule. À cet égard, il est remarquable que la compréhension mutuelle soit assurée par la traduction.⁴⁴ Ce processus est parfois très difficile à réaliser, mais il reste néanmoins, malgré les difficultés qu’on peut rencontrer, toujours possible ; mais est-il toujours souhaitable ? Notons que pour les auteurs polyglottes, le choix de la langue d’écriture est souvent le fruit d’un long processus de maturation. Chacune des langues qui sont à la disposition de l’écrivain est porteuse de valeurs et de connotations socioculturelles qui peuvent échapper à l’individu mais qui jouent un rôle de première importance lorsqu’il écrit pour être publié et lu. Un auteur polyglotte a la chance suprême d’atteindre, par le choix de sa langue d’écriture, une communauté beaucoup plus vaste, ou même de s’adresser à un autre univers culturel.⁴⁵ C’est le cas des auteurs maghrébins de langue française. À cet égard, il est intéressant de remarquer que ces auteurs ne sont, en général, pas traduits en arabe, ils restent les « étrangers ». Leur situation est d’autant plus paradoxale qu’ils revendiquent, malgré l’emploi du français, aussi leurs racines arabes… Dans les chapitres suivants qui seront consacrés aux différentes langues qui sont présentes en Algérie et dans les œuvres des deux auteures, et surtout dans le dernier chapitre que nous avons décidé de consacrer à une étude approfondie de l’écriture, de la graphie et de l’autobiographie, nous allons voir que non seulement l’œuvre d’Assia Djebar, mais aussi celui de Leïla Sebbar sont exemplaires de cette volonté forte des écrivains d’origine algérienne de rester proches de « leur » peuple.

    Nous aimerions dire, en guise de conclusion, que le bilinguisme et le multilinguisme peuvent être vécus par l’individu comme enrichissants, si les langues lui donnent la chance d’entrer en contact avec plus d’une culture et d’une communauté linguistique, mais aussi comme conflictuels, si les langues le séparent d’une société ou d’une communauté. Nous proposons de terminer ce chapitre par un extrait tiré du roman L’Amour, la fantasia d’Assia Djebar, qui reflète tout l’amour, toute l’admiration de l’auteure pour l’arabe classique qu’elle ne maîtrise pas à un niveau satisfaisant, mais qui est néanmoins, tout comme le berbère qu’elle ne parle pas et l’arabe féminin qu’elle parle et admire, présent dans ses textes (cf. Loin de Médine (1991)), qui sont pour cela plurilingues :

    « Inscrite partout en luxe de dorures, jusqu’à nettoyer autour d’elle toute autre image animale ou végétale, l’écriture, se mirant en elle-même par ses courbes, se perçoit femme, plus encore que la voix. Elle souligne par sa seule présence où commencer et où se perdre ; elle propose, par le chant qui y couve, aire pour la danse et silice pour l’ascèse, je parle de l’écriture arabe dont je m’absente, comme d’un grand amour. »⁴⁶

    2.2 Penser la langue: l’Algérie francisée et l’Algérie francophone ou les limites du terme « écrivain francophone »

    Nous avons décidé d’intituler doublement ce chapitre. Ainsi, dans notre titre, il est d’abord question de l’Algérie francophone, donc de ce grand pays en Afrique du Nord où la langue française continue, même aujourd’hui, après plus de quarante ans d’indépendance, à jouer un rôle important dans l’administration, l’économie et les sciences, et où le français est pour cela parlé par une partie non-négligeable de la population (et cela malgré la politique d’arabisation parfois excessive menée par l’État depuis l’indépendance). C’est ce pays avec toute sa richesse, toutes ses langues et ses cultures, toutes ses traditions millénaires, mais aussi ce pays incroyablement pauvre, qui est déchiré par des problèmes sociaux graves (analphabétisme, chômage, exode rurale, émancipation difficile de la femme…), par des conflits tantôt larvés, tantôt violents, mais toujours linguistiques, qui se trouve au cœur de l’œuvre d’Assia Djebar ; c’est aussi l’Algérie que Leïla Sebbar décrit dans sa nouvelle « La jeune fille au balcon » (1997). Notons toutefois qu’il est, dans notre titre, aussi question de l’Algérie francisée. Le deuxième terme rend compte de l’histoire coloniale troublée du pays. Cette distinction est justifiée, d’autant plus que le français était loin d’être parlé par toute la population algérienne, et cela malgré la désarabisation et la francisation de l’Algérie. À cela plusieurs raisons: d’une part, il faut citer l’opposition acharnée des Algériens à l’école du « diable », d’autre part, il ne faut pas oublier non plus l’opposition non moins acharnée des colons français à la scolarisation des « indigènes ». Paradoxalement, ce n’est qu’après l’indépendance de l’Algérie en 1962 que le français, grâce à l’école obligatoire et gratuite, s’étend de plus en plus, si bien qu’il est admissible de dire que l’Algérie est aujourd’hui un pays francophone, bien qu’elle ne fasse toujours pas partie de la francophonie. En même temps, il est remarquable que la littérature algérienne de langue française continue à être bien vivante, malgré les nouvelles générations d’auteurs qui ont grandi en Algérie indépendante et qui maîtrisent pour cela l’arabe écrit. On la croyait longtemps le résultat direct de la désarabisation des Algériens qui, même s’ils bénéficiaient d’un enseignement élémentaire ou même supérieur, n’étaient alphabétisés qu’en français et disposaient donc seulement du français comme langue d’écriture. Mais l’évolution rapide de la littérature maghrébine d’expression française surtout après les indépendances du Maroc, de la Tunisie et de l’Algérie, prouve bel et bien que le choix d’une langue d’écriture est aussi le résultat d’un processus de maturation et de réflexion, et ne dépend pas seulement des politiques linguistiques dans le pays ; parfois, la littérature peut aussi « contredire » ou « subvertir » cette politique quand elle se sert de la langue dominante pour revendiquer les droits des dominés…

    Les dernières décennies n’ont pas seulement montré la vivacité inouïe de la littérature francophone, mais aussi la nécessité primordiale de redéfinir voire de remettre en question le terme « écrivain francophone ». En ce qui concerne le français, il y a deux aspects à distinguer. Premièrement, le français est la langue de l’État français ; notons toutefois que la France est un pays plurilingue, et que toute vision d’homogénéité culturelle ou linguistique est trompeuse. Deuxièmement, il ne faut pas négliger non plus que le français est aussi parlé dans quelques pays de civilisation analogue (Belgique, Suisse romande, Québec etc.) et que le français est la langue privilégiée dans de nombreuses régions du monde (Afrique, Antilles…).⁴⁷ Le français, c’est donc l’ensemble des pratiques parlées et écrites, partout où cette langue est enseignée et / ou utilisée dans le monde. Cet ensemble n’est pas limité aux frontières politiques de la nation française. On pourrait définir cet espace comme étant celui de la francophonie ; ajoutons que nous insistons sur le conditionnel puisque, comme nous avons déjà souligné, l’Algérie est sans aucun doute un pays où le français occupe une place privilégiée dans les sciences, l’économie et l’administration, mais néanmoins sans que ce pays fasse partie de la francophonie. Le mot « francophonie » apparaît vers 1880 pour désigner la zone d’influence de la France en Afrique, à la suite du partage colonial intervenu après le Congrès de Berlin (1885). Employé par Onésime Reclus, ce terme sert dans ce premier stade à classer les populations du globe sur le critère de la langue parlée dans la famille et dans les relations sociales. Un francophone est donc quiconque parle habituellement le français, au moins dans certaines circonstances de la communication, comme langue première ou seconde. Le terme « francophonie » se répand à partir des années 1960, grâce à une série d’articles d’auteurs appartenant à la communauté des anciennes colonies françaises, qui sont publiés dans la revue Esprit. La francophonie est un concept géolinguistique (cf. le Grand prix de la francophonie), culturel, géopolitique… Dans le langage courant, le terme « écrivain francophone » désigne donc les auteurs qui ont grandi dans les anciennes colonies françaises, dont la langue maternelle n’est pas le français, mais qui, pour des raisons diverses, ont opté pour le français comme langue d’écriture. Selon cette définition, l’écrivain francophone s’opposerait à l’écrivain français qui écrit dans sa langue maternelle, le français. Néanmoins, ce schéma rigide peut être facilement remis en question. Pour rapprocher ces deux pôles antagonistes et surtout pour rompre avec ce classement rigide qui tend à faire des écrivains francophones des « symboles » d’une lente ouverture de la vie culturelle française parce qu’ils sont de plus en plus estimés en France, Assia Djebar, une écrivaine algérienne francophone, souligne qu’elle a écrit son roman autobiographique L’Amour, la fantasia (1985) afin de comprendre quelle place le français occupe dans son œuvre littéraire et cinématographique et pourquoi elle est « écrivain français »⁴⁸ ; à cet égard, il est remarquable que cette grande auteure francophone qui a été récemment élue à l’Académie française, n’ait pas besoin du terme « francophone » pour analyser sa pratique de la langue et pour se positionner dans le paysage littéraire contemporain : « Après tout, je suis… j’ai pas besoin de dire francophone, je suis écrivain français, alors que je suis Algérienne de père et de mère. »⁴⁹ déclare-t-elle dans le film de Kamal Dehane. L’écrivaine lucide et modeste dont la « seule activité consiste à écrire »⁵⁰ et qui, pour cela, ne se veut pas voir admirer comme un « symbole », écrit certes dans la langue de Molière qui n’est pas sa langue maternelle, mais qui est néanmoins et irréversiblement devenue sa « langue paternelle », un espace neutre où se font entendre les voix des autres femmes et où elle peut retrouver la solidarité avec les autres femmes qui rend enfin possible le dévoilement de la subjectivité.⁵¹ Elle décrit sa motivation comme suit : « Comme tous les écrivains, j’utilise ma culture et je rassemble plusieurs imaginaires. »⁵²

    Assia Djebar l’a dit fort bien: un écrivain rassemble forcement plusieurs imaginaires. C’est « l’imaginaire des langues » qui rend la vieille distinction entre la littérature française et la littérature francophone caduque. Dans Introduction à une Poétique du Divers, Édouard Glissant souligne que l’écrivain contemporain ne peut plus écrire de façon monolingue, même s’il ne connaît qu’une seule langue. L’écrivain écrit désormais en présence de toutes les langues du monde, parce qu’ « (o)n est obligé de tenir compte des imaginaires des langues. »⁵³ Ces constats sont valables pour tous les écrivains, mais tout particulièrement pour ceux qui « appartiennent à des zones culturelles où la langue est (…) une langue composite. »⁵⁴ Cela concerne en première instance les langues créoles qui sont nées de la colonisation et fragiles ; ces langues composites s’opposent aux langues ataviques qui ont eu le temps, à travers conflits et accords, de s’établir. Néanmoins, le « tourment de langage »⁵⁵ frappe aussi les écrivains issus de pays où deux ou plusieurs langues ataviques s’opposent et où l’une domine l’autre. C’est le cas de l’Algérie: l’arabe classique et le français sont des langues ataviques. Ils se trouvent en conflit parfois larvé, parfois violent, depuis la conquête coloniale de l’Algérie par les soldats français au XIXe siècle: tantôt c’est le français qui domine l’arabe (ce fut le cas en Algérie coloniale, mais c’est aussi le cas en Algérie indépendante si l’on pense à la prédominance du français dans l’administration, les nouvelles sciences et l’économie), tantôt c’est l’arabe qui domine le français (domination qui est encouragée par la politique d’arabisation massive et excessive entreprise par le jeune État depuis 1962 et que les arabisants veulent passagère, puisqu’ils veulent arriver à l’unification linguistique totale du pays). Dans le cas où une langue domine l’autre, ajoute-t-il, « le ressortissant de la langue dominée est davantage sensible à la problématique des langues. »⁵⁶ Ainsi, Assia Djebar est très sensible à la question des langues ; son œuvre est à considérer comme « exemplaire du travail de création » et comme un œuvre où « la quête de la parole identitaire rejoint (…) le souci de toute recherche d’art : inventer une langue ».⁵⁷ Lise Gauvin parle du « surconscience linguistique » de l’écrivain qu’elle décrit comme suit :

    « Pour ces écrivains en effet, écrire devient alors un véritable « acte de langage », car le choix de telle ou telle langue d’écriture est révélateur d’un « procès » littéraire plus important que les procédés mis en jeu. Plus que de simples modes d’intégration de l’oralité dans l’écrit, ou que la représentation plus ou moins mimétique des langages sociaux, on dévoile ainsi le statut d’une littérature, son intégration/ définition des codes et enfin toute une réflexion sur la nature et le fonctionnement du littéraire. »⁵⁸

    Notons que « l’imaginaire de l’homme a besoin de toutes les langues du monde ».⁵⁹ Cela veut dire que dans la culture maghrébine en général et dans la culture algérienne en particulier, l’imaginaire de l’individu et de l’écrivain a besoin de l’arabe classique, de l’arabe parlé, du berbère et du français. Certes, la société algérienne se caractérise par le fait qu’il y a maintenant une langue dominante (= l’arabe classique) et des langues dominées (le français qu’on cherche à remplacer dans tous les domaines par l’arabe, l’arabe parlé qu’on considère comme une dégradation de la langue pure et unique du Coran, et le berbère) ; mais toutes ces langues « sont finalement solidaires ».⁶⁰ Glissant souligne qu’il n’a jamais pu accepter « la sorte de vague ralliement qu’est la francophonie »⁶¹ : et, vraiment, ce terme devient d’autant plus obsolète qu’un homme ou une femme originaire de l’Algérie qui écrit en français a besoin de l’arabe classique, de l’arabe parlé (et de l’arabe féminin lorsqu’il s’agit d’une femme), du berbère (= les langues du milieu dont il ou elle est issu/ e) et de la présence de toutes les langues du monde. La thèse initiale d’Édouard Glissant selon laquelle un écrivain, même s’il ne maîtrise qu’une seule langue, écrit toujours en présence de toutes les langues du monde et tient compte de l’imaginaire des langues ce qui veut dire qu’il ne peut, pour cela, pas écrire un texte de manière monolingue,⁶² nous permet non seulement d’apprécier le travail créateur d’Assia Djebar, mais aussi celui de Leïla Sebbar. En effet, elle n’a qu’une seule langue, le français, mais tout comme Assia Djebar, elle rassemble aussi plusieurs imaginaires: l’imaginaire français (l’imaginaire des intellectuels français qui sont très engagés dans les questions de société, l’imaginaire des universitaires qui ont une connaissance approfondie de la littérature française et coloniale, l’imaginaire des jeunes et des jeunes des banlieues…) et l’imaginaire arabe. Comme nous allons le montrer au cours de ce travail de recherche, l’arabe est pour elle non seulement une langue presque « sacrée », une langue avec des qualités surnaturelles et magiques, mais aussi la langue de la beauté, la langue de la séduction et de la brutalité, et une langue vivante que rien ne peut arrêter.⁶³ Son œuvre est plurilingue, car « le multilinguisme ne suppose pas la coexistence des langues ni la connaissance de plusieurs langues mais la présence des langues du monde dans la pratique de la sienne ».⁶⁴ Il est important de faire une distinction nette entre la langue dont on use et le langage « c’est-à-dire le rapport aux mots, qu’on construit en matière de littérature et de poésie ».⁶⁵ L’art de la conteuse algérienne est fait de recours à la tradition pour légitimer l’évocation du sort personnel et le dévoilement de la subjectivité, d’évocations d’Allah (cf. « (…) ô mon Prophète, mon doux Sauveur ! »⁶⁶), de silences et de cris (cf. « De la longue durée de la torture et des sévices, ne te dire que le noir qui m’enveloppait. »⁶⁷), de paroles tendres (cf. « Mon oiseau mort, ô mon œil ouvert malgré la nuit ! »⁶⁸) et d’une sécheresse émotive pour se préserver des souffrances (cf. « Fille de ma tribu maternelle, lève-toi ! Tu ne peux garder ainsi, dans tes bras, l’agneau de Dieu plus longtemps ! »⁶⁹). Toutes ces particularités sont consubstantielles au langage qui court à travers les langues du Maghreb, arabe, français, berbère, et qui convoque les langues en « un point focal, un lieu de mystère ou de magie où, se rencontrant, elles se « comprennent » enfin. »⁷⁰ Ce langage est capable de « bâtir des ponts » entre les différentes poétiques qui peuvent même être opposées ou en conflit ; ainsi, la conteuse algérienne se sert de procédés qui ne sont pas typiques pour la poétique de la langue française. Les procédés dont se sert l’écrivain francophone sont multiples : « elles vont de l’intégration de mots étrangers à la création lexicale en passant par la traduction « en simultané ». Il parlera de greffes et de mémoire des langues, de sens connotés et dénotés, de rythmes aptes à rendre des éléments de cultures dont il sait par ailleurs qu’elles demeureront à tout jamais intraduisibles ou souterraines. »⁷¹ Le plurilinguisme dans le texte est le résultat direct de ce langage qui bâtit des ponts, mais il s’agit d’un plurilinguisme beaucoup moins évident. Ainsi, il est facile de repérer des mots arabes ou berbères (ou même, en ce qui concerne la littérature marocaine de langue française, des mots espagnols⁷²) dans un texte français, tandis qu’il peut être très difficile de comprendre et d’apprécier le travail de l’écrivain sur la structure du langage, sur les sonorités du langage. Nous proposons deux exemples afin d’illustrer notre hypothèse :

    (1) tournure arabe dans le texte français: l’altérité est facilement reconnaissable « Elle ne souffre plus ! Allah Akbar ! (« Dieu est grand ! ») soupire-t-il. »⁷³

    (2) jeu avec la structure de la langue arabe (en prose rimée = typique pour l’arabe) : plus difficilement reconnaissable

    « Cette chambre où entrent les fils de la Révolution deviendra verte, verte, verte, comme une pastèque fermée, et ses murs, un jour, ruisselleront tout entiers de vapeur de rosée ! » Voici que moi aussi, comme les ombres du rêve, je m’exprime en prose rimée ! »⁷⁴

    Certes, chaque écrivain doit réinventer la langue ; mais notons toutefois que le besoin de travailler sur la langue est particulièrement vif chez les « écrivains francophones hors de France »⁷⁵ (afin d’emprunter le terme assez prudent de Lise Gauvin), qui ont grandi ou continuent à vivre dans des pays plurilingues souvent profondément marqués par les signes de la diglossie qui oppose la langue du peuple qui n’existe que dans l’oralité à la langue du pouvoir. Tout cela nous permet de dire que la notion de « littérature francophone » ou bien d’ « écrivain francophone » est une généralisation qui n’est pas apte à rendre compte de la diversité des situations spécifiques avec lesquelles les écrivains doivent « travailler ». Il faut donc redéfinir le terme « écrivain francophone » afin d’éviter les clichées: ainsi, la situation du Marocain Driss Chraïbi ou de Tahar Ben Jelloun se distingue de la situation de l’Algérienne Assia Djebar, de l’Algérien Kateb Yacine, de même que leur situation se distingue complètement de celle d’Aimé Césaire ou de Léopold S. Senghor. Lise Gauvin résume la problématique comme suit :

    « (…) j’ai cru nécessaire d’entendre les écrivains eux-mêmes et leur ai proposé d’identifier le type de rapports qu’ils entretiennent avec la ou les langues qu’ils ont croisées. Se révèle ainsi un nouvel aspect de l’imaginaire francophone, non plus celui des généralités abusives mais celui des singularités et des tensions créatrices de langages. Car la notion même de francophonie ou d’écrivain francophone devient suspecte dès qu’on cherche à masquer sous une étiquette commode – le fait d’écrire en français – les conditions et conditionnements qui interagissent sur l’une ou l’autre des situations spécifiques. »⁷⁶

    Ce qui rend le terme « écrivain francophone » tout particulièrement suspect, c’est qu’il a tendance à exclure les écrivains de France eux-mêmes.⁷⁷ Leïla Sebbar a donc raison de proposer de classer la littérature par ordre alphabétique :⁷⁸ enfin, c’est le meilleur classement, puisque cela rendrait évident que les différentes littératures ne constituent pas des mondes hermétiquement fermés sur eux-mêmes, mais qu’elles forment un ensemble indissociable, et qu’elles s’influencent réciproquement. C’est ce travail constant sur la langue, cette surconscience linguistique, qui constitue la base inébranlable des littératures universelles, et qui est un trait déterminant de la littérature francophone. Lise Gauvin constate qu’il vaudrait mieux désigner l’écrivain francophone sous le nom de francographe.⁷⁹ Ce terme est justifié, d’autant plus que les écrivains se servent du français comme langue d’écriture, tandis qu’ils parlent arabe, créole… dans leur milieu familial. L’écrivain francophone ou le « francographe » - pour recourir au terme de Lise Gauvin –

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