You are on page 1of 10

26 12 2008 | David Rabouin

Entre Deleuze et Foucault : Le jeu du désir et du pouvoir

Critique, juin-juillet 2000, 637-638

S’il fallait aujourd’hui raconter le mythe de la naissance d’Eros, un esprit peu chagrin pourrait être
tenté de traduire ironiquement Penia par Demande et Poros par Offre. Eros, fils de la Demande et de
l’Offre, n’est-ce pas tout ce qu’il nous reste à dire du désir ? Portés par le discours ambiant, par la
douceur réconfortante de l’esprit « fin de siècle », nous pourrions alors nous amuser à entendre que les
servants libertaires du dieu Désir ont fait le lit du capitalisme sauvage, que l’économie libidinale s’est
coulée sans heurt dans le Grand Marché planétaire etc. etc. Une histoire serait close, un rêve éteint, et
sans trop de regrets qui plus est. Cela, bien sûr, nous éviterait de nous chagriner à poser d’autres
questions plus embarrassantes, notamment celle de savoir qui tient ce discours et pourquoi. Cela nous
éviterait surtout de revenir sur un chapitre de l’histoire de la philosophie clos avant d’avoir été ouvert.
Car reste encore à comprendre aujourd’hui ce qu’a signifié l’intrusion brusque du Désir dans le
discours philosophique - et sa toute aussi brusque occultation dont nous faisons, c’est le cas de le dire,
les frais.

Pour raviver un peu l’étrangeté de cette irruption, il n’est pourtant que de se tourner vers une histoire
plus ancienne. Sur les traces du désir, notre course serait brève, car il est évidemment faux que la
philosophie s’en soit toujours préoccupée. Où que le regard porte, il ne pourra qu’enregistrer la
diversité des noms de ce que nous désignons aujourd’hui comme Le désir : Eros, epithumia, hormè,
appetitus, libido, cupiditas, concupiscentia, conatus, endeavour, appetite, lust, Sehnsucht, Wunsch,
Wille, Begierde, inclination, souhait, élan etc. Chacun reconnaîtra les siens. Mais où reconnaître notre
insaisissable démon ? S’il est toujours possible d’exhumer chez Platon une pensée du désir, le prix
excessif en sera de ranger sous un même concept des réalités que précisément il distingue : l’epithumia
du Philèbe, celle bien différente du Phédon, le thumos de la République ou l’ephiestai du Phèdre, l’eros
du Banquet etc. Autre exemple de cette difficulté : Spinoza, le premier à être crédité d’avoir vu que « le
désir est l’essence de l’homme ». Car la lecture moderne nous fait inscrire dans ce désir ce qu’il ne
porte pas : le ça, le flux, la force inconsciente qui fait persévérer dans l’être - qui s’appelle proprement
conatus, par différence avec une cupiditas inévitablement liée à la représentation consciente et, surtout,
avec le triste desiderium [1]. Il y a là plus qu’une question de mots. Car le conatus spinoziste en réfère
à celui de Hobbes qui à son tour se réclame explicitement de l’hormè aristotélicienne - lignée assez
différente de celle de l’epithumia dont on pourra toujours dire, après Kant, qu’elle trouve son unité
négative dans son rapport au plaisir. Si la conception spinoziste ne perd rien de son originalité dans ce
jeu de renvois, elle y laisse un peu de son effet de rupture spectaculaire ; elle amène surtout à se
demander s’il est intéressant d’importer dans une réflexion commune sur l’élan, l’impulsion les
surdéterminations modernes du mot désir. Laissons donc ces raccourcis aux manuels de philosophie,
bien obligés de recourir à ce genre de subterfuge, et posons, quant à nous, une hypothèse salutaire pour
qui cherche aujourd’hui à savoir quelle place le désir pourrait tenir dans la pensée : il faut regarder
comment il y est entré.

  1  
L’ENTRÉE DU DÉSIR

Une supposition sensée, et assez communément admise, consiste à lier l’entrée du désir dans le
discours à un événement relativement récent : l’invention de la psychanalyse. Cela expliquerait
pourquoi il nous est pratiquement impossible aujourd’hui de ne pas associer désir et sexualité. Cela
expliquerait aussi pourquoi nous pensons conatus ou hormè, ancêtres de la « pulsion inconsciente »,
sous l’appellation anachronique de désir. Avec Freud se produirait cette entrée par effraction : une
vérité pourrait enfin être dite sur le désir. Il deviendrait alors non pas une parmi les passions de
l’homme, mais l’objet privilégié d’articulation d’un discours de vérité. Si d’autres avaient
abondamment parlé du désir, ils ne lui avaient pourtant pas donné cette place centrale qui lui était dès
lors reconnue. Ou s’ils l’avaient fait, pensons à la « volonté » de Schopenhauer à laquelle Freud se
réfère à l’occasion, c’était plus à la manière d’un présupposé ontologique général qu’à la manière d’un
objet d’études spécifiques. Notre siècle, inauguré par la (fausse) date de publication de L’interprétation
des rêves serait donc celui du Désir, comme on a dit tout aussi rapidement qu’un autre fut celui de la
Raison. Juste retour des choses.

Pourtant à bien y regarder, la psychanalyse naissante parle peu du désir. Si scandale il y a, d’après son
créateur, c’est moins de faire entrer le désir dans le discours que d’y introduire l’inconscient. C’est à lui
plus qu’au désir que la parole est donnée. Si « le rêve est la réalisation d’un désir », comme le répète le
Français avec complaisance, l’Allemand dit Wunsch, souhait. Si nous partons à la recherche de
« l’homme de désir », nous trouverons en fait des « types libidinaux » et les configurations afférentes
de l’omniprésente libido. Le désir du pénis est Neid, envie, et ce qui nous pousse à agir Trieb, pulsion.
Rien d’étonnant donc à ce que le fameux Vocabulaire de Laplanche et Pontalis s’esquive habilement
lorsqu’il s’agit de définir un hypothétique pôle d’unité de ces concepts : « il y a, dans toute conception
de l’homme, des notions trop fondamentales pour pouvoir être cernées ; incontestablement, c’est le cas
du désir dans la doctrine freudienne ». Incontestablement.

Mais le sentiment persiste : on ne peut guère s’empêcher de croire que la psychanalyse traite
explicitement du désir, qu’elle ne parle que de lui, qu’elle nous donne même le droit de le faire parler.
Cette impression n’est pas trompeuse dès lors qu’on s’oriente non vers l’œuvre de Freud, ni même vers
celle de ses premiers disciples, mais vers la dernière grande médiation par laquelle elle nous a été
transmise et à laquelle reste attaché le nom de Jacques Lacan. Si nous avons l’illusion rétrospective,
surtout en France, que la doctrine freudienne tourne autour du désir, c’est précisément parce que Lacan
a opéré son fameux « retour à Freud » par ce décisif recentrement.

Un point de départ est donc mis à notre disposition : la doctrine lacanienne est une pensée du désir.
Mieux, elle ne s’autorise que d’investir ce centre. Cet appel au désir à un moment précis de notre
histoire culturelle - pas à Vienne, pas en 1900 - est fondamentale pour comprendre la manière dont la
philosophie, surtout la philosophie française, s’en est prise en retour à ce rusé démon. Mais avant
d’envisager cette réaction, il reste encore un mystère à éclaircir : si le « retour à Freud », par le biais du
désir, apparaît aujourd’hui en décalage avec un discours qui justement évite ce centre et
périodiquement tourne autour, d’où vient cette exigence de recentrement ? Peut-on dire qu’elle fut un
coup de force opéré par le malin génie de Lacan ? Assurément non, et Lacan ne s’est jamais caché en
ce point de ce qu’il héritait. Proche de Bataille, auditeur de Kojève, interlocuteur
d’Hyppolite…comment ne pas voir que le désir occupe une place centrale chez Lacan parce qu’il

  2  
reconduit les attendus d’une philosophie alors dominante, celle de Hegel (du moins tel qu’il a été lu par
ces auteurs) ? Il n’est que de faire résonner les formules de deux penseurs aussi opposés que Sartre et
Lacan pour s’en apercevoir. Au-delà de tout ce qui oppose la lecture existentialiste de la lecture
structuraliste, une même manière d’envisager les problèmes : le désir est fondamentalement (« a
priori » ou « structuralement ») manque à être [2]. Michel Foucault marque bien cette évidence pour les
penseurs de sa génération lorsqu’il rappelle que « Sartre et Lacan ont été des contemporains alternés.
Ils n’ont pas été ensemble contemporains l’un de l’autre. Chaque fois que l’un faisait un pas, c’était en
rupture avec l’autre, mais pour reprendre le même type de problèmes » [nous soulignons] [3]. Même
type de problème et même rencontre dans la distance avec Bataille : « l’objet du désir sensuel est par
essence un autre désir », à quoi répond la célèbre formule lacanienne : « le désir est désir de l’Autre ».
Le primat de l’Autre, comme ce par rapport à quoi mon désir se constitue dans l’interdit, gouverne
l’inscription du désir comme manque dans l’horizon d’une lutte pour la reconnaissance. Telle est la
manière, hégélienne assurément, dont le désir entre sur la scène.

Ces différentes positions ne sont évidemment pas convoquées ici pour leur détail, mais pour esquisser
un certain « champ de problématisation ». Au milieu des années 60, la psychanalyse lacanienne, elle-
même associée, à tort ou à raison, à la vague « structuraliste », pousse le désir sur le devant de la scène.
Or, sur le fond, la description qui est alors proposée ne semble nullement rompre avec les attendus du
précédent discours dominant. Dans toutes ces configurations, le désir est pensé sur le mode du
« manque à être », de la constitution du sujet comme distance de soi à soi - immanquablement inscrit
dans un rapport premier à l’Autre comme ce qu’il m’est interdit d’être (une chose, une autre liberté, le
Père etc.).

Les choses s’aggravent, si l’on peut dire, avec Mai 68. Le désir descend dans la rue et y perd quelques
plumes. Reprenant les slogans situationnistes, les manifestants réclament : vivre sans temps morts, jouir
sans entraves. Cela, sur fond de mouvements de libération à travers le monde, notamment outre-
Atlantique. Ici encore la référence dominante, quand il y en a, reste fortement hégélienne. Avec les
penseurs du soi-disant « freudo-marxisme » notamment, c’est toujours le primat de la répression qui est
posé pour être « dépassé ». C’est l’appel à la jouissance comme consommation libératoire d’une
aliénation première. L’analyse marxiste de l’exploitation semble alors parfaitement accordée à
l’analyse psychanalytique de l’interdit dont elle se fait parfois l’alliée. Il n’y a d’ailleurs rien
d’étonnant, pour reprendre une de nos questions inaugurales, à ce que cette « culture » se soit coulée
sans heurt dans le moule de la Société de Consommation, et rien de très original à le proclamer
désormais [4].

Nous parvenons ainsi à une situation courante dans l’histoire des idées : des lignes opposées en
apparence se rejoignent en fait au même foyer. À la faveur d’un mouvement « culturel » plus friand de
slogans que d’analyses, elles finissent par constituer un champ d’interprétations qui ressemble
étrangement à une doxa comme on disait en Grec, à une idéologie comme on disait alors. Pensé dans
les termes de la responsabilité chez Sartre, de la transgression chez Bataille, de la structure chez Lacan,
de la libération chez Marcuse ou de la jouissance chez Reich, le désir ne semble pouvoir accéder à
l’intelligibilité que dans l’assurance d’un sol ferme : le rapport premier à ce à quoi il n’a pas droit
d’être (l’interdit, la loi, le réprimé, l’Autre, le bourgeois gros plein d’être, bref, pour parodier Sarte :
papa). Bien sûr, cette doxa ne fut pas le fait de ces auteurs, dont la pensée est évidemment plus
complexe et nuancée, pas plus qu’elle ne fut le fait d’une avant-garde théorique du mouvement de Mai
  3  
qui n’avait cure du « freudo-marxisme », mais elle s’y installa néanmoins sans rencontrer d’obstacles
insurmontables. Rien d’étonnant donc à ce que cette situation ait pu paraître étouffante, et dangereuse :
dans l’effervescence de surface, rien n’avait été crée, aucun effort n’avait été fait pour comprendre
cette intrusion de « l’homme de désir ».

LE DÉSIR SEVENTIES ?

Face à ce discours dominant et dominateur, au moins deux réactions nouvelles se manifestèrent. L’une
a consisté à soupçonner plus largement tout discours légitimant, celui des pensées systématiques ou
structuralistes en particulier. Elle a rappelé, s’il le fallait, que « dépasser » une domination pour
simplement prendre sa place, ne faisait que reconduire immanquablement le mécanisme de domination.
Dépasser ne pourrait donc se faire que dans la relève du rapport dominant-dominé en tant qu’il se
soutient d’une opposition qu’il faut questionner - et qu’on pourra donc non pas détruire, mais s’efforcer
de saper : faire foisonner les langues, jouer les structures les unes contre les autres. L’autre voie a
consisté à critiquer de front une conception faussée du désir et à tenter de faire valoir une autre ligne de
fuite contre le « champ de problématisation » alors régnant. Avec le recul, nous pouvons tenir qu’elle
fut peut-être une des dernières tentatives pour produire en France, face aux positions léguées par la
tradition, une pensée ontologique originale.

La première position ne nous occupera pas ici pour deux raisons. D’une part, ce discours qui dialogue
dans les marges de la philosophie, notamment avec la psychanalyse au sujet du désir, est aujourd’hui
sinon florissant, du moins vivant ; il participe d’une histoire qui s’écrit encore sous nos yeux sous le
chef de la « post-modernité ». Il n’y a donc nul besoin de le perpétuer, puisqu’il se perpétue très bien
tout seul. D’autre part, ce discours ne s’autorise de la philosophie que dans la mesure où il en célèbre la
fin, la « clôture ». Or il nous semble qu’un problème aujourd’hui pourrait être de ne pas accepter trop
vite de déclarer la philosophie close, d’ouvrir au contraire le champ des possibles. Ce sera notre
deuxième hypothèse : non seulement, on tiendra que la philosophie du désir est un événement récent,
qui ne se comprend que par rapport à notre présent en même temps qu’elle nous enjoint à le penser ;
d’autre part, on tiendra qu’elle a été l’une des dernières tentatives pour produire un discours
philosophique, sinon ontologique, qui ne se contente ni de ressasser une doctrine ancienne, ni de se
complaire à célébrer sa clôture. À quoi nous pouvons ajouter : et il n’appartient qu’à nous de savoir si
ce discours restera lettre morte, si nous nous joindrons au cortège des penseurs nécrophiles, ou s’il est
encore besoin d’en colporter une parole vive et sous quelle forme.

Si cette tâche ne tient qu’à nous, c’est qu’elle ne semble guère pouvoir tenir à d’autres. D’autres se
chargeraient plutôt qui de l’enterrer avec le reste de la philosophie, qui de l’ignorer parce que
définitivement « continentale », qui de la déclarer obsolète et ridicule. Dans un pamphlet bien senti,
mais évidemment non exempt des défauts du genre, Dominique Lecourt a rappelé naguère combien
cette dernière conception semblait aujourd’hui prévaloir en France . Ironie des ironies, une philosophie
comme la philosophie française, recroquevillée sur l’histoire comme sur son dernier et inexpugnable
bastion, est incapable de comprendre sa propre histoire et se contente de mythes habilement forgés.
Elle fourmille d’érudits, sauf lorsqu’il s’agit de savoir ce que son passé récent lui a légué à penser.
Dans ce domaine, c’est plutôt la légende familiale qui règne. D’où l’essor du mythe qui consiste à
associer la pensée du désir aux roaring seventies : du côté théorique au structuralisme et à la « mort du
sujet », du côté idéologique au « freudo-marxisme » de la fin des années 60. La brève esquisse qui

  4  
précède n’a d’autre but que de rappeler, puisqu’il le faut, à quel point elle s’est précisément construite
en partie contre ces tendances. Cette résistance fut marquée par deux gestes philosophiques qui se sont
orientés, de manières très différentes quoiqu’apparemment complices, vers le désir. Le premier peut
être lié symboliquement à la publication aux éditions de Minuit en 1972 de L’anti-Oedipe de Gilles
Deleuze et Félix Guattari. Le second, à la publication aux éditions Gallimard en 1976 du premier tome
de L’histoire de la sexualité de Michel Foucault : La volonté de savoir.

Une précision néanmoins : pourquoi associer Foucault à la pensée du désir, alors qu’il semble assez
réticent à utiliser ce terme ? Si l’on en croit Deleuze, « réticent » est même un euphémisme : « la
dernière fois que nous nous sommes vus, Michel me dit, avec beaucoup de gentillesse et affection, à
peu près : je ne peux pas supporter le mot désir ; même si vous l’employez autrement, je ne peux pas
m’empêcher de penser ou de vivre que désir=manque, ou que le désir se dit réprimé » . Mais il ne
faudrait pas croire ici à un rejet pur et simple, car ce désir-manque qui lui répugne tant et dont il voit
bien que Deleuze cherche justement à le destituer, Foucault n’a d’autre but avoué que de le penser :

L’étude des modes selon lesquels les individus sont amenés à se reconnaître comme sujets sexuels me
faisait beaucoup plus de difficultés. La notion de désir ou celle de sujet désirant constituait alors sinon
une théorie, du moins un thème théorique généralement accepté. Cette acceptation même était étrange
(…). En tout cas, il semblait difficile d’analyser la formation et le développement de l’expérience de la
sexualité à partir du XVIIIème siècle, sans faire à propos du désir et du sujet désirant, un travail
historique et critique. Sans entreprendre, donc, une « généalogie ».

On ne saurait mieux marquer la nécessité de penser le désir face à ce qui constituait alors « sinon une
théorie, du moins un thème théorique généralement accepté », si bien que Foucault peut présenter son
dernier travail comme une « histoire de l’homme de désir ». Mais, alors que Deleuze cherche à créer un
concept qui soit capable de résister à la doxa ambiante, Foucault accepte le rabattement du désir sur la
sexualité, son identification au manque, son lien intrinsèque à l’interdit, pour mieux s’en déprendre par
« un travail historique et critique ». Deux stratégies opposées, deux conceptions différentes de la
philosophie (créer des concepts/diagnostiquer le présent), assurément ; mais qui ne s’en rejoignent pas
moins sur la tâche à accomplir : destituer la représentation hégélienne, elle-même dernier avatar d’une
certaine pensée chrétienne du désir, et dont la psychanalyse, à son discours défendant, semble perpétuer
jusqu’à nos jours le « champ de problématisation ».

Cette rencontre entre les deux penseurs, déjà ancienne, mais révélée alors dans sa profondeur
complexe, a pu sembler curieuse. En un sens, elle est toujours un peu gênante. Pourtant elle eut lieu et
elle soutiendra notre troisième hypothèse : ce qu’il nous faut penser du désir ne se donne pas dans un
corps de doctrines, mais en ce lieu problématique où se rencontrent deux pensées assez radicalement
divergentes. Cette rencontre est due à une exigence commune, ressentie depuis longtemps, mais qui se
précise dans une urgence - celle d’une pensée du désir comme lieu moderne d’articulation de
l’ontologie, de la politique et de l’éthique, qu’il nous faut à notre tour rappeler.

UNE RENCONTRE

Sur quoi Deleuze et Foucault se sont-ils rencontrés ? D’abord, sur la valeur de leurs approches
respectives - ce qui, rappelons-le, n’allait pas de soi. Les formules sont célèbres et trop souvent

  5  
répétées. On se salue ; mais de loin, car il ne faut pas cacher ce que cet éloge peut porter de
malentendus : Deleuze se précipite sur L’archéologie du savoir pour lire sous les « énoncés » les
premiers pas d’une théorie des multiplicités, des singularités et des « milieux de dispersion » ; Foucault
ouvre sa lecture de Logique du sens sur la stratégie mise en œuvre pour renverser le platonisme
considéré comme procédure d’exclusion, et voit en Différence et répétition le patient travail d’un
généalogiste nietzschéen traquant « toute une foule de petites impuretés » . On s’entend sur la nécessité
de démonter les verrouillages hégéliens et de s’éloigner du structuralisme, mais chacun retrouve
d’abord chez l’autre sa propre voie de sortie : la pensée du milieu interprète dans son lexique la pensée
du dehors, et réciproquement. Il n’y d’ailleurs rien à dire là-contre, sinon qu’il ne faut pas accepter avec
trop de candeur ces beaux éloges et leur répétition. Y voir d’abord ce que dira Deleuze : la
reconnaissance d’une cause commune . Si bien que le respect perdurera alors même que les pensées de
l’un comme de l’autre se détourneront des concepts célébrés alors avec faste (les simulacres, l’espace
discursif etc.).

Avec l’accent mis sur « l’homme de désir » , la rencontre change de nature, car les deux penseurs se
retrouvent cette fois sur le même terrain. Ils l’ont d’abord expérimenté dans le voisinage du texte
nietzschéen, puis dans la lutte politique. Ils en discutent à l’occasion :

Ce jeu du désir, du pouvoir et de l’intérêt est encore peu connu. Il a fallu longtemps pour savoir ce que
c’était que l’exploitation. Et le désir, ç’a été et c’est encore une longue affaire. Il est possible que
maintenant les luttes qui se mènent, et puis ces théories locales, régionales, discontinues, qui sont en
train de s’élaborer dans ces luttes et font absolument corps avec elles, ce soit le début d’une découverte
de la manière dont s’exerce le pouvoir.

Tel est finalement le départ qui les unit : contre toute apparence, le désir n’a pas été pensé, ou à peine.
Il n’a pas été pensé par Freud, nous l’avons vu, mais pas plus par Lacan ou Bataille. Rabattu sur
l’intérêt (par le marxisme) ou sur l’interdit (par la psychanalyse), le désir n’a pas su affronter
directement son réel interlocuteur : l’exercice du pouvoir. Cette idée, qui nous semble aujourd’hui
typique de l’approche foucaldienne, est alors attribuée par Foucault à… Deleuze : « Si la lecture de vos
livres (…) a été pour moi si essentielle, c’est qu’ils me paraissent aller très loin dans la position de ce
problème : sous ce vieux thème du sens, signifié, signifiant, etc., enfin la question du pouvoir ». Chez
l’un comme chez l’autre, cette découverte marque une rupture renouvelée avec la psychanalyse et
l’urgence d’un nouveau type de question. Pourquoi cette évolution ? Mai 68 y a certainement été pour
quelque chose. Deleuze le rappelle dans Pourparlers, et justement à propos de Foucault : « Oui, il y a
radicalisation : 68 fut la mise à nu de tous les rapports de pouvoir, partout où ils s’exerçaient, c’est-à-
dire partout ». Cela dit, il ne faut pas exagérer une évolution qui traduit en fait des positions définies
depuis longtemps. Nos deux servantes thraces, rustres comme il se doit, se moquent depuis longtemps
de ceux qui tombent dans les puits, le cœur empli d’admiration pour le ciel étoilé au-dessus d’eux (et la
loi morale en eux).

Mais si les deux philosophes se rencontrent, plus que jamais, sur une cause commune, ils n’en sont pas
moins irréductiblement distants : Foucault ne peut pas supporter le mot désir, et Deleuze rétorque :
« moi, à mon tour, je ne supporte guère le mot "plaisir" ». Puis de préciser : « c’est autre chose qu’une
question de mots ». Voilà ce que personne ne veut entendre. Une parole vive que nous pouvons
colporter : c’est autre chose qu’une question de mots. Pour les tenants de la « pensée 68 » un tel

  6  
désaccord est en effet plus que gênant. Sur quoi les deux philosophes s’entendent-ils donc ? Pour ne
pas perdre trop de temps à critiquer toutes les âneries inventées pour faire tenir le mythe d’une doxa du
désir (libertaire ?) qui en aurait simplement remplacé une autre (structuraliste ?), nous rappellerons
simplement ce fait élémentaire : il n’y a pas, sur le désir, de thèses communes à Deleuze et Foucault.
S’il y a une « pensée du désir », elle se joue ailleurs, et s’il faut encore en persuader, nous ajouterons
simplement ces quelques mots :

G. Raulet : (…) Il me semble que vous admettez tout à fait une certaine parenté avec Deleuze, jusqu’à
un certain point. Est-ce que cette parenté irait jusqu’à la conception du désir deleuzien ?

M. Foucault : non, justement pas.

Une autre parole vive, sèche, discrète : non, justement pas. Si les deux penseurs s’entendent, c’est donc
moins sur une conception commune que sur la destitution d’un ancien champ de problèmes et sur la
nécessité d’en instaurer de nouveaux. Ils se rencontrent non sur un dogme assuré, mais sur un même
refus et sur un ensemble de nouvelles questions à poser. En voici, pour mémoire, une esquisse :

1. Un même refus : la condition d’intelligibilité du désir n’est pas l’interdit. Si le désir est effectivement
pris dans des dispositifs, des agencements, ces formes du pouvoir ne sont pas réductibles à des
systèmes répressifs. Quelle nouvelle conception du pouvoir peut nous permettre de penser ce rapport ?

2. La question politique n’est donc pas : comment éviter que les tyrans prennent le pouvoir (et qu’ils
interdisent trop ou mal, c’est-à-dire qu’ils nous répriment), mais comment éviter de désirer la tyrannie ?
Car nous désirons la tyrannie et ce désir n’est lié à l’attrait de l’interdit et de la transgression que dans
la mesure où nous ne laissons plus notre désir advenir que sous cette forme.

3. C’est certainement un des lieux où a régné depuis le plus profond malentendu . On pourrait le
désigner par la question : qu’est-ce que le fascisme ? Est-il une répression qui pèse sur les « libertés
individuelles », avec le secours de la fameuse « aliénation », que des « Lumières » se chargeront de
lever par leur bienveillante « Raison » ? Ou est-il une tendance inhérente à notre problématisation
moderne du rapport entre désir (identifié au sujet comme « assujetti ») et pouvoir (identifié à la loi) - si
bien que nous nous trouvons condamnés à désirer le pouvoir ?

4. Si l’interdit n’est que le nom par lequel nous laissons le pouvoir investir notre désir - c’est la
« nouvelle hypothèse » qui vient contrer « l’hypothèse répressive » - la possibilité d’une vie non
fasciste sera donc suspendue à la question : comment penser le désir sans la Loi et le pouvoir sans le
Roi (ou le Père, ou l’État etc.) ? Comment, en d’autres mots, reconstituer le sujet dans l’effondrement
de son désir ? Ici encore, le plus profond malentendu semble avoir régné.

5. Or, sous cette hypothèse, la philosophie ne pourra plus s’exposer sur le mode pastoral de la
« direction de conscience » sans reconduire précisément l’exercice qu’elle cherche à questionner. Quel
type de « Lumière » (ou d’« intellectuel ») peut-on dès lors représenter, lorsque l’on a commencé par
constater « l’indignité de parler pour les autres » ? Comment échapper à l’exercice du pouvoir ? C’est
ici qu’il faut rappeler le renversement ironique que propose Foucault et qui pourrait tout aussi bien
s’appliquer à lui-même : « en rendant un modeste hommage à St François de Sales, on pourrait dire que
L’anti-Oedipe est une Introduction à la vie non fasciste » .

  7  
6. Autant Deleuze et Foucault sont distants dans leurs manières de penser le désir, autant ils se
rejoignent ici dans une manière de déclarer non pas « l’exercice philosophique », mais ce qui a été
désigné disciplinairement par « philosophie », comme clos. Ce que dit Foucault de L’anti-Oedipe fait
écho au mouvement d’ouverture de La volonté de savoir : « il ne faut pas chercher une "philosophie"
dans cette extraordinaire profusion de notions nouvelles et de concepts surprises : L’anti-Oedipe n’est
pas un Hegel clinquant. La meilleure manière, je crois, de lire L’anti-Oedipe, est de l’aborder comme
un "art", au sens où l’on parle d’"art érotique". (…) Comment introduit-on le désir dans la pensée, dans
le discours, dans l’action ? Comment le désir peut-il et doit-il déployer ses forces dans la sphère du
politique et s’intensifier dans le processus de renversement de l’ordre établi ? Ars erotica, ars
theoretica, ars politica ».

7. D’où la nouvelle maxime où s’installe la pensée du désir : « ne tombez pas amoureux du pouvoir »,
strict envers du point de départ politique kantien, et de sa reprise moderne par la psychanalyse (ou la
« philosophie du droit ») : le désir du maître - désir dont le vrai problème n’est pas qu’il existe, mais
qu’il est présenté comme naturel. Ainsi apparaît la dernière question, celle par laquelle il faut
(re)commencer : y a-t-il, finalement, une naturalité ou une spontanéité du désir ? Car il s’agit moins, on
l’aura compris, de récuser le lien du désir au manque et à l’interdit que de rapporter ce lien à un certain
dispositif. En ce sens, d’ailleurs, Deleuzeet Foucault sont rien moins que « libertaires » : il n’y a pas de
spontanéité d’un désir qui est toujours déjà pris dans des agencements - on pourrait même aller jusqu’à
dire qu’ils inventent ici une nouvelle position d’anarchisme non-libertaire.

SORTIE DE SCÈNE ?

Il ne serait guère difficile de montrer que les philosophes français d’aujourd’hui (les « nouveaux
nouveaux philosophes » ?) ont fait, pour leur grande part, l’économie de ces questions. Certes, le désir
n’est pas absent de leur réflexion. On s’entend toujours pour opposer l’Amour au tragique du Désir. On
rejoue, dans d’autres lexiques, Agapè et Philia contre Eros. On se préoccupe d’autant plus de ce
mystérieux Eros « à géométrie variable », caractéristique du repli individualiste contemporain. On
rappelle le Plaisir comme provocation jubilatoire à toute conception morose du désir. Non qu’il
s’agisse d’amalgamer des réponses qui, à l’évidence, s’opposent. Non qu’il s’agisse de dire qu’elles se
valent et qu’il n’y a pas de différence entre moralisme et amoralisme, matérialisme et idéalisme. Mais
si ces différentes manières de célébrer Eros se ressemblent étrangement et nous laissent souvent déçus
sur la rive, c’est plutôt par les questions auxquelles elles tentent de répondre. L’ancien « champ de
problématisation » semble s’être reformé sans grandes difficultés, parfois très explicitement. Peut-être
ne faut-il pas s’en inquiéter. Peut-être la philosophie est-elle à ce point détachée du présent qu’elle doit
se contenter de répéter toujours les mêmes questions…et les mêmes réponses. Le point de départ de la
« pensée du désir » fut néanmoins strictement opposé à cette figure de la philosophia perennis et de
l’intellectuel total : le « jeu du désir, du pouvoir et de l’intérêt est encore peu connu etc. ».

Aussi peut-on avoir envie, aujourd’hui encore, de résister à la « philosophie » et se refuser à faire du
Hegel clinquant.

Il ne serait pas plus difficile de montrer que la psychanalyse n’a souvent gardé des critiques qui lui ont
été faites que l’aspect le plus « simpliste » , qu’elle se préoccupe plus, désormais, de disputer avec « la
science » ou avec le « cognitivisme » qu’avec la philosophie . Ici encore, on semble être revenu en

  8  
deçà. Bien sûr, une recherche attentive trouverait, là aussi, nombre de réflexions sur la nature du désir.
L’ambivalence portée par la doctrine freudienne, et perpétuée par Lacan, entre le primat de la pulsion et
le primat de l’Autre est toujours à l’ordre des questions. Mais il semble que la seule alternative soit de
savoir si on est pour ou contre . On entend rarement, pour ne pas dire jamais, l’écho d’un
questionnement qui porterait sur la possibilité de penser les rapports désir-pouvoir en dehors de cette
ambivalence historique.

Aussi peut-on avoir envie, aujourd’hui encore, de résister à la « psychanalyse » et de penser


l’émergence de « l’homme du désir ».

***
On a voulu faire de la « pensée du désir » une sorte de doxa triomphante sous le prétexte qu’elle avait
pénétré des cercles ordinairement étanches à la réflexion philosophique. Deleuze et Foucault furent
stigmatisés comme autant de gourous et cette diabolisation permit de justifier un mépris affiché pour
cette maladie infantile de la philosophie. Contre cette « mode » passagère, revenons aux valeurs sûres :
au mieux Kant, au pire Nietzsche. Mais c’est entretenir beaucoup d’illusions sur la manière dont l’un et
l’autre de nos prétendus « maîtres penseurs » se sont accommodés de leur succès. Après 1976, Foucault
entre dans une crise profonde qui l’amène à une réorientation profonde de son travail. Quant au succès
de L’anti-Oedipe, on ne peut pas dire que Deleuze en ait tiré grand orgueil :

L’anti-Oedipe est après 68 : c’était une période de bouillonnement, de recherche. Aujourd’hui il y a une
très forte réaction. C’est tout une économie du livre, une nouvelle politique, qui impose le conformisme
actuel. Il y a une crise du travail, une crise organisée, délibérée. Au niveau des livres comme à d’autres
niveaux. Le journalisme a pris de plus en plus de pouvoir sur la littérature (…). C’est vraiment l’année
du patrimoine, à cet égard L’anti-Oedipe a été un échec complet (« Entretien 1980 »)

Comment, nous demandions-nous, colporter aujourd’hui la parole vive d’une pensée du désir ?
Certainement pas en la présentant comme une « bonne parole ». Les disciples sont ici aussi dangereux
que les détracteurs et le style prophétique n’a assurément servi personne. Deleuze disait souvent que la
philosophie n’est jamais critique (positive ou négative) des réponses, activité bête s’il en est, mais
critique des problèmes . Foucault ne concevait pas autrement son travail : « c’est bien la tâche d’une
histoire de la pensée, par opposition à l’histoire des comportements ou des représentations : définir les
conditions dans lesquels l’être humain « problématise » ce qu’il est, ce qu’il fait et le monde dans
lequel il vit » . Penser consiste moins, dans l’un et l’autre cas, à disputer à l’infini sur des thèses
convenues (Désir vs Amour, Eros vs Agapè, Plaisir vs Manque) qu’à évaluer des problèmes - fût-ce
pour constater que certains sont encore intéressants. Abandonnant toute prudence, nous irons donc
jusqu’à dire, pour clore ce sombre bilan, qu’en ce qui concerne le désir, les problèmes sont aujourd’hui
plus intéressants que jamais.

Alors sommes-nous aujourd’hui capables d’entendre qu’Eros est né un soir d’ivresse de l’union contre-
nature de Poros et de Penia et non de leur opposition ? Pouvons-nous entendre qu’il est toujours
« contre-nature » ? Voulons-nous comprendre qu’il est ce qui fait le lien, l’entre-deux, le mi-lieu où
s’instaure le sens - c’est-à-dire, rappelle Platon, qu’il emploie à philosopher tout le temps de sa vie - et
non le valet assujetti d’un maître reconnaissant ? Sommes-nous capables de mettre en question ce lieu
du sens qui nous laisse déboussolés au point aveugle où nos anciennes questions s’évanouissent ? Ou

  9  
allons-nous continuer, nous aussi, à laisser Eros dehors ?

David Rabouin - mars 2000.

Notes
[1] Ethica III, prop.IX, scolie : « entre l’appétit (appetitus) et le désir (cupiditas) il n’y a pas de
différence, sinon que le désir se rapporte généralement aux hommes en tant qu’ils sont conscients de
leurs appétits, et c’est pourquoi on peut le définir ainsi : le Désir est l’appétit avec la conscience de
l’appétit ». Et définition des affects XXXII : « le Regret (desiderium) est le Désir ou Appétit d’être
maître d’une chose ».

[2] Par exemple : L’être et le néant, Tel-Gallimard, 1990, p. 624-628 et Ecrits, "la direction de la cure",
Seuil, 1966, pp. 627-630.

[3] « Toute la démarche de Lacan : reprendre le paysage philosophique qui lui avait été commun avec
Sartre (Lacan a été hégélien, et Hyppolite a participé a son séminaire) » (cité par D. Éribon, Michel
Foucault et ses contemporains, Fayard, 1994, p.262).

[4] Voir l’ironique constat d’une « consommation devenue révolutionnaire », dressé dès 1972 par Guy
Debord lors de la dissolution de l’Internationale situationniste (Fayard, 1998).

  10  

You might also like