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† Odile Redon

À Jean Dévisse
In: Médiévales, N°31, 1996. pp. 5-6.

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Redon Odile. À Jean Dévisse. In: Médiévales, N°31, 1996. pp. 5-6.

doi : 10.3406/medi.1996.1362

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/medi_0751-2708_1996_num_15_31_1362
Médiévales 31, automne 1996, pp. 5-6

Odile REDON

À JEAN DEVISSE

Jean Dévisse, né le 14 novembre 1923, est décédé le mercredi 17 juillet


1996. Depuis plusieurs années la mort était sa compagne, affrontée, doublée,
trompée par l'art du Scorpion, toujours familière. Il a dû enfin prendre le
temps de mourir, renonçant aux pages qu'il n'avait pas encore écrites, lais
sant les thèses qu'il devait encore lire, quand les collègues et les élèves sont
ailleurs, pendant les « vacances ». Ultime malice.
Ni l'homme ni son œuvre ne tiendraient en deux pages (ni en cent).
Est-il nécessaire de rappeler l'exceptionnel parcours de Jean Dévisse : le
changement de cap avec la « découverte » de l'Afrique en 1958, après plu
sieurs années d'enseignement en France et de recherche appliquée à l'his
toire du Haut Moyen Âge européen ? La fidélité aussi, car le choix africain
n'a pas signifié abandon : la thèse sur Hincmar de Reims a mûri en Afrique
et a été publiée en 1976 ; les élèves médiévistes n'ont pas perdu leur maître.
Fidélité ou mémoire : il partait sans abandonner. Il a quitté l'université
de Vincennes - qui est devenue Paris VIII - mais il est resté près de nous.
En histoire sa pensée a relié des lieux et des temps qui semblaient les uns
aux autres étrangers mais qu'il soumettait au même impérieux questionne
ment. Ses amis ont donc pu sans extravagance lui dédier un ouvrage intitulé
Les assises du pouvoir. Temps médiévaux, territoires africains, PUV, Saint-
Denis, 1994.
Les questions étaient posées aux écrits, aux pierres, à la mémoire : sur
quoi se fonde l'exercice du pouvoir ? Comment une culture s'invente-t-elle
en un lieu, s'impose-t-elle ici ou ailleurs, survit-elle ou meurt-elle ? Où finit
le Semblable, où commence l'Autre ? Réponses constamment remises à
l'épreuve des enquêtes historiques et archéologiques : trouvées dans le sel,
l'or et l'eau comme dans les rapports de solidarité familiale ou tribale ou
dans les formes du politique et du religieux.
J'ai relu l'article intitulé : « Que faire du "Moyen Age" ? », que Jean
Dévisse avait écrit en 1984 pour le n° 7 de Médiévales : Moyen Âge, mode
d'emploi. Fort de la diversification de ses points de vue, il mettait en cause
la pertinence de la « découpe Moyen Age, ve-xvc siècles », même pour
l'Europe occidentale qui l'a fabriquée au xvine siècle. Il démontrait que la
conception du temps courant d'une origine ou création vers le progrès ou
le Jugement est plus chrétienne et occidentale que strictement médiévale.
Ramenant l'attention sur le point élémentaire et capital des subsistances, et
O.REDON

de là sur les rapports de force entre les producteurs et les possesseurs du


sol et sur les phases de la capitalisation, il rappelait que les processus de
transformation en ce domaine sont longs, décalés, impossibles à maîtriser à
l'intérieur d'un « Moyen Âge ». Il montrait la permanence en Occident du
modèle monarchique imposé par le christianisme depuis le vif siècle. Il
voyait au xnr siècle la naissance du sentiment de supériorité des Occident
aux, justifié d'abord par le choix de Dieu, puis conforté par les réussites
économiques, techniques, scientifiques, et étayé par l'idée de progrès. « Sans
aucun doute, concluait-il, cette conscience de supériorité que rien ne justifie
constitue-t-elle notre principal problème culturel et politique, face aux autres
mondes, en cette fin du xxe siècle ». Constatant que « le Moyen Âge est le
lieu d'enracinement chronologique de la plupart des traditions dont nous
(les Occidentaux) vivons encore », il appelait à un « effort critique » relatif
à ces héritages, indispensable selon lui pour libérer notre analyse du monde
actuel. L'écho de cet appel trouve une certaine sonorité, relu dans les jours
étonnants de la commémoration du baptême de Clovis.
Charge contre les idées reçues, balayage magistral des champs de l'his
toire et des temps de l'humanité, conscience politique, dans une cité qui
avait pour lui la dimension du monde, nord et sud. Ses amis reconnaissent
dans cet article bref l'homme qu'ils ont connu. Comme d'autres grands
« ancêtres » (il assumait ce « titre ») il a renouvelé la preuve que la plus
exigeante érudition loin d'empêcher étaye l'engagement dans les combats
humains.
Nous avons souhaité dédier à Jean Dévisse ce numéro de Médiévales,
qui au hasard des dates mais non des sujets a été pensé par ses élèves,
Stéphane Lebecq et Régine Le Jan : « La mort des grands » pour la mort
d'un grand - notre ami.

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