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UNIVERSITE PARIS 8 – VINCENNES-SAINT-DENIS

U.F.R. Pouvoir, Administration, Echanges (PAE)

N° attribué par la bibliothèque

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THESE

pour obtenir le grade de

DOCTEUR DE L'UNIVERSITE PARIS 8

Discipline : Science Politique

présentée et soutenue publiquement

par

Ermal Hasimja

Le 14.12.2006

Titre :

Les défis de la représentation démocratique en Albanie

Directeur de thèse :

Yves Sintomer

JURY

M. A. Brossat President:……………………………………….
M. M. Kullashi
M. L. Blondiaux
M. J.M. Domaldon
M. Y Sintomer
Avant-propos

J’ai réalisé ce travail parallèlement à des engagements professionnels et dans les conditions
d’un vide de recherches sur le domaine que j’explore dans le cas de l’Albanie. D’où
l’importance de l’aide et du soutien de plusieurs personnes que je tiens à remercier
sincèrement. Premièrement, mon directeur de thèse, Yves Sintomer, pour sa patience,
l’encouragement et ses remarques cruciales. Ensuite, mes amis ou collègues Adri Nurellari,
Henri Çili, Blendi Kajsiu, Robert Rakipllari, Artan Fuga, Elvis Hoxha, Spartak Ngjela,
Mentor Nazarko, Teuta Starova, Bashkim Gjergji pour toutes les conversations qui m’ont aidé
à mieux développer les outils d’analyse. Encore, Denis Maureny, qui a sacrifié une partie de
ses vacances pour la rédaction linguistique du texte.
Et surtout ma femme et ma collègue, Miliana Balla, pour son aide, consultation et
encouragement irremplaçable.

2
TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION 4
Les problèmes de la représentation politique 4
Organisation du travail 4
Défis méthodologiques 6

1. LE CONTEXTE HISTORIQUE ET L’ARCHEOLOGIE DE L’ESPACE PUBLIC 9


1.1 L’archéologie de l’espace public: l’expérience délibérative communautaire 9
1.2 Les premières expériences de la représentation (1912-1939) 22
1.3 La représentation sous la dictature 29
1.4 Les débuts de la représentation démocratique 31

2. DYNAMIQUES SOCIALES ET STRUCTURATIONS 35


2.1 Une société sans classes? 37
2.2. Groupes, identités et conflits sociaux 57
2.3 Barrières à la démocratisation et légitimité représentative 79
2.4 L’identité Kosovare et Çam: How to become Kosovar or Çam in 10 easy steps? 109
2.5 Roms et Egyptiens - L'alchimie sociale à l'albanaise 116
2.6 Onomastique et politique - pourquoi je ne m'appelle pas Besim 123
2.7 Culture, économie et représentation 130

3. MODELES DESCRIPTIFS, NORMATIFS ET CONTRAINTES EMPIRIQUES 152


3.1 La représentation est-elle compatible de la démocratie ? 152
3.2 Les différentes approches sur la représentation : Qu’est-il est représenté?
Comment? 158
3.3 Les modèles de représentation des minorités et des catégories marginalisées 180
3.4 Une conception basique de la représentation 193
3.5 Critères de la représentation démocratique 222

4. REPRESENTATION, INFLUENCES ET DELIBERATION 228


4.1 Caractéristiques de la délibération publique en Albanie 228
4.2 Généalogie et modus operandi des élites: autoritarisme et Représentation interne 234
4.3 Les médias : pluralisme et catégories marginalisées 244
4.4 Rationalité, choix et clientélisme 253
4.5 Le rôle de la société civile 259
4.6 Représentation et institutions internationales 261
4.7 Système électoral et vote stratégique 264

5. Conclusion 269

Bilbiographie 273

Annexes 285

3
INTRODUCTION

Les problèmes de la représentation politique

Les théories de la représentation politique renvoient souvent aux théories de la démocratie.


C’est pourquoi il n’est pas possible d’aborder la représentation sans se situer par rapport à une
certaine conception de la démocratie. Le but de ce travail n’est pas simplement de présenter
un tableau descriptif de la représentation politique en Albanie. Dans ce cas, il suffirait
d’assembler les éléments plus significatifs empiriques. Mais le but central est bien d’analyser
les problèmes et les défis de la représentation démocratique. Comment 140 personnes peuvent
représenter démocratiquement 3,5 millions d’Albanais ? Que représentent-elles précisément
d’eux ? Quelles sont les difficultés qui aliènent la représentation et minent la légitimité de la
démocratie ? Dans quelles conditions optimales il y a représentation démocratique ? Quel est
le rôle de la délibération?
Ce sont quelques unes des questions centrales auxquelles je vais essayer de répondre dans ce
travail. Les questions ne sont pas nouvelles, mais certaines des réponses que je propose, le
sont. Mon but est d’aller au-delà des perceptions communes des problèmes de la
représentation et de leurs sources. Ces perceptions trouvent leur inspiration dans des analyses
journalistiques publiées pour la plupart dans les quotidiens de Tirana, car jusqu'à présent la
science politique albanaise n’a pas pu faire face aux défis empiriques ou théoriques qu’elle
devrait affronter.
L’importance de ces questions devient plus évidente du fait qu’elles sont rarement posées de
manière sérieuse dans l’espace public. Je ne parle pas ici seulement du manque de recherches
dans ce domaine. Les débats de l’espace public sont pris dans l’agenda quotidien de la
politique des partis et tendent souvent à faire paraître comme “luxueux” la discussion de telles
questions de manière plus ou moins scientifique.

Organisation du travail
Dans le chapitre “Archéologie de l’espace public” j’analyse les fondements historiques de
l’espace public albanais. Il ne s’agit pas de donner un compte rendu chronologique, mais de
comprendre les traits principaux de la politique albanaise (au sens large du terme). Je
n’utiliserai pas cette analyse pour tirer des arguments historicistes, mais pour mieux éclairer
les phénomènes ou les institutions contemporaines démocratiques vis-à-vis des traditions.
J’essaye de construire, dans le cas albanais, un lien entre le potentiel démocratique et les
limites du langage politique.

4
Le chapitre “Dynamiques sociales et modes de représentation” est consacré à l’interaction
entre les dynamiques sociales en Albanie et les modalités de représentation politique. Les
dynamiques sociales sont considérées comme déterminantes dans les processus de la
représentation, mais le cas albanais présente plusieurs spécificités. Il s’agira donc d’établir
comment la structuration de la société albanaise influence les jeux politiques. L’hypothèse
centrale émise est que, contrairement aux modèles qui la conçoivent comme descriptive ou
catégorielle, la représentation politique en Albanie échappe à cette structuration et se construit
sur d’autres éléments, dont une partie est simplement endémique. Les jeux de pouvoir et
l’intentionnalité des acteurs sont beaucoup plus utiles pour expliquer la représentation
albanaise que les éléments classiques construits sur les rapports structurels sociaux. Cette
hypothèse est située et dynamique ; elle sert à rendre compte du présent et non à prévoir le
futur. L’analyse passe obligatoirement par les modalités de structuration des groupes et des
identités collectives (afin d’illustrer l’analyse, la population des Roms est prise comme
exemple concret). Contrairement aux modèles qui expliquent les attitudes et les
comportements politiques par des variables culturelles, je construis l’hypothèse d’une
motivation essentiellement économique. Avec le même souci du concret, j’aborde également
le clivage électoral entre le sud et le nord d’Albanie ; un clivage expliqué jusqu’à présent par
des variables culturelles et surtout axiologiques. J’essaye d’argumenter sur l’hypothèse que
les électeurs n’utilisent les valeurs que comme instruments cognitifs et non comme des
finalités en soi. Cette explication économiste est soutenue par la mise en valeur de la
compatibilité substantielle entre conditions socio-économiques et comportements électoraux.
En jetant la base d’une conception alternative de la représentation, il s’agit de fournir les
preuves d’une tendance naturelle vers l’universalisation de l’offre politique des partis.
Le chapitre “Représentation : modèles descriptifs, normatifs et contraintes empiriques”
est centré sur une question fondamentale, celle de penser une représentation politique qui soit
en même temps compatible avec les principes de la démocratie (je reprends sa signification
étymologique originale) et les limites posées par la réalité politique. Les auteurs
contemporains partent généralement de conceptions de la représentation comme “standing
for” et/ou “acting for”. Dans les deux cas (et leurs nombreuses versions) cela suppose que
l’on représente des individus, des intérêts, des opinions ou des perspectives sociales. Pour ma
part, je considère que vue de cette manière, la représentation perd son caractère démocratique.
Si l’essence de la démocratie est l’exercice du pouvoir par les citoyens, les élus ne
représentent pas des individus (ou leurs intérêts, opinions et perspectives sociales) mais leur
décision de choisir un projet politique par le vote ; une décision soumise à l’épreuve de la
délibération avant le vote et au cours de la réalisation du projet. Par projet politique je

5
comprends un programme cohérent et les ressources humaines associées qui vont le réaliser.
J’essaye de montrer les avantages de cette conception : elle est compatible avec le principe
fondamental de la démocratie (le pouvoir reste au demos), elle peut être constatée dans la
réalité politique et échappe au particularisme de la représentation des intérêts ou des
catégories (pour ne mentionner que les plus importants). Contrairement aux modèles
minimalistes de la démocratie (d’où il est possible de tirer des modèles minimalistes de la
représentation), je considère que l’exercice du pouvoir des citoyens ne se termine pas le jour
des élections. Au contraire, la délibération, ouverte et constante, influence directement et
sensiblement l’implémentation du projet politique choisi ou des changements rendus
souhaitables par la suite.
Après avoir défini les critères d’une représentation démocratique, j’analyse, au cours du
chapitre “Représentation, influences et délibération”, les problèmes et les défis de la
représentation en Albanie selon les diverses catégories : fonctionnement des médias,
formation et activité des élites, société civile, groupes d’intérêts, institutions internationales et
instrumentalisation des systèmes électoraux. Je consacre une attention spéciale à un des
problèmes majeurs de la représentation et de la démocratie albanaise, celui du clientélisme. La
conception de la représentation que j’ai développée, permet de séparer les motivations
clientélistes de celles, légitimes électorales, ce qu’il n’est pas possible de faire avec les autres
conceptions de la représentation. J’essaye de montrer que les problèmes principaux de la
représentation en Albanie, à part le clientélisme, sont générés par les relations entre le
gouvernement et les médias, l’échec des médias publiques à encourager la participation des
groupes marginalises à la délibération, la médiocrité d’élaboration de projets politiques, une
influence parfois néfaste des institutions internationales et les problèmes du système électoral.

Défis méthodologiques
Le premier dilemme méthodologique que j’ai dû affronter est personnel. En effet, au début de
l’année 2005 j’ai accepté de faire partie d’un organisme consultatif politique auprès du Parti
Démocratique d’Albanie (PD), le Comité d’Orientation des Politiques, dont la tâche était
d’établir le programme du futur gouvernement dans l’hypothèse où ce parti, à l’époque dans
l’opposition, réussissait à gagner les élections législatives de l’été 2005.
Durant cinq mois j’ai dirigé, à l’intérieur de ce Comité, la commission des Elections et des
Relations Publiques.
Parallèlement, j’ai dirigé la campagne électorale du candidat démocrate à la députation,
Spartak Ngjela, tout en étant le porte-parole du PD durant cette campagne.

6
La victoire du Parti Démocratique acquise, Sali Berisha, nommé Premier Ministre en tant que
chef dudit parti, m’a fait la proposition (acceptée) de diriger les relations publiques du
gouvernement d’Albanie avec la double fonction de Directeur du Département des Relations
Publiques et Conseiller du Premier Ministre pour les Medias (j’assistais hebdomadairement
au conseil des ministres au titre de la première fonction).J’ai quitté ces fonctions en avril 2006
pour pouvoir continuer et terminer le travail que je présente ci-après.
La tradition de la société civile albanaise veut que la politique soit complètement séparée de
l’activité universitaire ou civique. Il est admis généralement que la société civile doit être
indépendante ou impartiale. Contrairement à cela, j’ai toujours cru que “l’impartialité”
idéologique des individus n’est pas seulement impossible (chacun de nous à ses propres idées
ou convictions politiques), mais aussi trompeuse et souvent hypocrite. Elle est surtout un
reflet, au moins en Albanie, de la dépendance de la société civile envers les institutions
internationales. Etre impartial, signifie avoir plus de chances d’être financé par des
organisations non-gouvernementales ou supra -gouvernementales internationales telles que la
Commission Européenne, l’OSCE, le PNUD, etc.
Du point de vue de ce travail je considère mon expérience politique comme une source
essentielle de mes connaissances empiriques. Elle m’a aidé à comprendre le fonctionnement
des mécanismes politiques à l’intérieur des partis ou du gouvernement qui sont difficilement
visibles dans l’espace public. J’ai pu constater la logique des acteurs politiques, les problèmes
des relations inter - institutionnelles et le marchandage quotidien qui font les fondements de la
realpolitik. J’ai pu comprendre et participer à la préparation d’un projet politique avec tous les
problèmes qui y sont liés et tester également les réactions des électeurs à chaque élément de
communication politique. Il est évident qu’une partie de mon raisonnement dans ce travail
découle de la compréhension développée au cours de cette expérience, même s’il n’est pas
possible d’utiliser toute l’information concrète ici pour des raisons évidentes. De mon point
de vue méthodologique, la meilleure manière pour donner un sens à la réalité politique est de
tenter de comprendre la rationalité et l’intentionnalité des acteurs politiques. Les éléments de
cette rationalité et l’intentionnalisme qui en découlent sont des instruments beaucoup plus
puissants et efficaces que toute explication holiste qui implique des déductions structurales ou
fonctionnalistes. Elles priment aussi sur les explications historicistes et axiologiques.
Le deuxième problème est la rareté des sources de données empiriques sur l’Albanie. Il y a
très peu d’enquêtes empiriques sur la politique et encore moins sur les comportements
politiques. Les premiers sondages sérieux et professionnels ont été réalisés pendant la
campagne électorale de 2005. Ajoutons que, faute de tradition scientifique et d’un marché
bien établi, la méfiance est la règle quant au professionnalisme de ces sondages. En tant que

7
nouvel outil pour mesurer les attitudes et comportements politiques, les sondages sont
également utilisés lors des campagnes électorales pour créer ce qu’on appelle “l’effet de
locomotive”1 ou pire encore pour justifier par avance un résultat manipulé2. La même absence
est valable au niveau des recherches et des études. Certaines organisations non-
gouvernementales ont pu produire quelques publications intéressantes, mais non suffisantes à
ce jour. Dans le domaine restreint de la représentation, le vide est complet. Les seules thèses
présentées parviennent au public via la presse écrite. Or, elles ne sont ni scientifiques, ni
complètes. Il s’agit surtout de fragments composés en fonction d’un contexte particulier. La
“crise de la représentation” est souvent évoquée, mais cela peut tout dire. Les institutions
internationales produisent régulièrement des rapports analytiques sur la situation politique,
mais ces derniers sont plus adaptés à des besoins bureaucratiques et politiques. La littérature
internationale sur la question de la représentation permet d’investiguer les domaines potentiels
de recherche. Elle suggère des hypothèses intéressantes concernant des problèmes réels dans
des pays qui ont eu des expériences similaires. Evidement, tout pays à ses propres
caractéristiques et les analogies ne sont pas toujours possibles, mais certains problèmes
semblent avoir une portée universelle. J’ai donc exploré les analyses des expériences
similaires en tenant compte du contexte spécifique albanais.
J’ai utilisé le matériel disponible en fonction de son caractère tout en prenant bien garde de
séparer les données empiriques factuelles de celles susceptibles d’être influencées par des
intentionnalités stratégiques. Les discours, les programmes ou les déclarations des politiciens
et des élus ne peuvent pas être considérées comme sources de factualité, mais ils sont
indispensables à l’analyse des comportements et des stratégies politiques. Le bas niveau de
sophistication du discours politique (par rapport aux pays de longue tradition démocratique)
met en évidence plus facilement les idées, les positions et même les motivations explicites et
implicites des acteurs politiques.

1
L’effet de locomotive se base sur la tendance psychologique des électeurs indécis de voter pour ceux qu’ils
prévoient comme les futurs vainqueurs. La notion a été introduite par Berelson et Lazarsfeld. Berelson, Bernard
R. & Lazarsfeld, Paul F. & McPhee, William N. (1986). Voting: A Study of Opinion Formation in a Presidential
Campaign. University Of Chicago Press, Chicago.
2
Un sondage réalisé par le mouvement Mjaft pendant la campagne de 2005, a été l’objet de telles accusations :
fabriquer un résultat qui correspondrait aux manipulations électorales des socialistes. Le sondage en question
donnait le PD et le PS dans des positions quasiment égales électorales, ce qui était largement contredit par les
autres sondages.

8
1. LE CONTEXTE HISTORIQUE ET L’ARCHEOLOGIE DE L’ESPACE PUBLIC

1.1 L’archéologie de l’espace public: l’expérience délibérative communautaire


« L’archéologie » de l’espace public albanais (1912-1924) décèle immédiatement plusieurs
éléments importants. Avant tout, une contradiction frappante entre les modes d’organisation
politique des Albanais qui, jusqu'à la déclaration de l’indépendance (1912) de l’Empire
Ottoman, entretiennent deux traditions différentes, une locale et une centralisatrice.
Commençons avec l’organisation centralisatrice. Les rapports avec la Porte Sublime ont été
objet d’interprétations qui visent surtout à leur donner un sens spécifique ou à les forcer de
servir d’illustration à des schémas idéologiques. La meilleure manière de décortiquer ces
efforts est d’analyser même superficiellement les programmes d’histoire officiels du système
éducatif Albanais actuel. Ces livres nous présentent le tableau d’une lutte quasi-folklorique et
perpétuelle de libération « nationale » contre l’Empire. A part les incohérences historiques
grossières3 ils cachent une réalité bien plus complexe, dévoilée par les témoignages
récemment publiés d’acteurs de l’époque. Ces témoignages offrent une vision moins
intéressée des rapports entre Albanais et Administration turque, ou du moins offrent une
pluralité de visions intéressées, souvent contradictoires. Je reviendrai à ce sujet plus tard.
La tardiveté de leur publication nous renvoie à un autre problème d’interprétation
consciente, visible surtout dans les textes scolaires, académiques et littéraires. Le régime
communiste Albanais (1944-1991) a constamment réinventé l’histoire pour la forcer à
s’adapter à une explication idéologique globale. Cette réécriture de l’histoire a été faite avec
la facilité typique qui peut caractériser la production d’une fiction cinématographique. Ainsi,
certains événements ou personnages ont été trouvés encombrants, certains autres ont été
dépoussiérés et promus du grotesque au sublime national, et d’autres encore ont été refaits ou
créés ex nihilo. Comme on le verra plus tard les relations des Albanais avec l’Empire Ottoman
sont des relations classiques colorées de résistance et de soumission, révolte et symbiose,
chantage et clientélisme.
Revenons maintenant à l’organisation politique communautaire Albanaise4. Son
analyse est importante car elle peut permettre de comprendre la généalogie des rapports que

3
On étend, par exemple, l’intentionnalisme nationaliste jusqu’au moyen age, en oubliant que le nationalisme
comme sentiment et idéologie n’a pu voir le jour avant la fin du XVIII siècle.
4
Il n’a pas vraiment de sens de parler d’Albanie administrativement avant 1912, mais seulement d’Albanais.
L’Albanie reconnue par les Grandes Puissances après les deux guerres balkaniques, ne couvre que 40% de la
population estimée des Albanais à l’époque. Le reste de la population vivra désormais au-delà des frontières, en
Grèce, au Kosovo (annexé par la Serbie en 1913), au Monténégro et en Macédoine.

9
les Albanais entretiendront avec des organisations étatiques (surtout celles représentatives).
S’il est vrai que ces formes d’organisation communautaire ont presque complètement
disparues, l’influence qu’exerce une mentalité corrélative communautaire dans le
comportement des individus ou des collectivités dans le nouvel espace public et politique
démocratique peut toutefois être saisie. Les 15 dernières années ont fait surgir de nouvelles
attitudes ou conceptions, concernant les relations de l’individu avec le pouvoir étatique ou
communautaire, qui défient les ambitions de la jeune démocratie Albanaise.
Jusqu’en 1912 les territoires Albanais sont intégrés dans les unités administratives
ottomanes. Cependant une partie des régions albanaises réussissent à garder une autonomie
plus ou moins substantielle en assurant l’auto-gouvernance à travers le droit coutumier5. Ce
privilège d’auto-gouvernance semble venir de l’impossibilité de diriger pour l’administration
centrale, voire de son inutilité dans ces régions. Il correspondait à une certaine tolérance de la
Sublime Porte surtout vis-à-vis des populations non musulmanes. Ces « rajas » chrétiens
habitaient une bonne partie de ces régions autonomes. Ils payaient une taxe spéciale
d’appartenance religieuse, mais n’étaient pas forcés (non systématiquement ou violemment)
de se convertir. Les recherches sur les communautés régies par le droit coutumier donnent
l’impression erronée qu’elles sont surtout chrétiennes (catholiques). Cela n’est évidemment
pas vrai, car l’aspect religieux ne semble pas être un variable différentiateur. L’illusion est
notamment créée par le fait que les meilleures recherches faites dans ces domaines ont eu
pour espace d’étude les régions catholiques de Mirdita et Dukagjin ou l’organisation politique
coutumière était plus facilement visible et mieux conservée. En plus l’homogénéité religieuse
est mieux conservée.
Les recherches historiques montrent cependant que la logique émanant de
l’organisation politique communautaire est plus ou moins présente sur l’ensemble des
territoires Albanais, indépendamment de la reconnaissance d’un degré d’autonomie par
l’administration de l’Empire. Ainsi, lors des assemblées importantes historiques la
représentation des différentes régions se fait plus ou moins sur les mêmes principes. Les
représentants sont généralement les chefs locaux qui fondent leur légitimité sur une
reconnaissance communautaire, qui va de pair souvent avec un statut aristocratique. La
possession aussi d’un statut politique reconnu par l’administration de l’Empire n’est qu’une
conséquence des rapports communautaires de pouvoir et non pas sa cause6. L’organisation
politique locale de ces régions autonomes présente plusieurs spécificités qui peuvent être

5
Il s’agit des régions de Mbishkodra, Dukagjini, Mirdita, Dibra, Çermenika, Shpati, Himara, Labëria, Suli, etc.
6
Ainsi, le capitaine (le chef régional) de Mirdita a la fin du XIXème, est Preng Dodë Biba, un catholique qui a
reçu le statut de « pasha » par la Porte.

10
importantes car elles peuvent servir à « mettre en situation » la généalogie de l’espace public
Albanais en nous aidant à comprendre ses problèmes et caractéristiques.
Je fonde cette analyse sur quelques suppositions :
a) le mode d’organisation communautaire par le droit coutumier, au-delà des
caricatures nationalistes, dévelopementalistes ou culturalistes, peut avoir gardé une certaine
influence dans les rapports des Albanais à l’espace public et aux structures étatiques7,
b) un retour plus en arrière dans le temps relativiserait la recherche et irait dans le sens
de la spéculation ethnologique,
c) à une époque de grands bouleversements sociaux, politiques et économiques, il est
plus logique de rétrécir le cercle des recherches dans le passe récent,
d) une partie du droit coutumier a été relativement bien recueilli et même publié,
souvent accompagné de matériel empirique et historique.
La première caractéristique de l’organisation politique par le droit coutumier est la
gouvernance par le droit coutumier souvent connu sous la forme du « Kanun », un mot
d’origine grecque, repris par les ottomans qui lui donnent le sens de « loi ». Le contexte
culturel Albanais lui donne un sens plus fort. Le Kanun8 n’est pas une loi parmi d’autres, il est
la Loi. De ce point de vue il est plus proche du sens de constitution (mais le dépasse comme
on le verra), sens que différents auteurs Albanais lui ont accordé volontiers, dans leur effort de
trouver l’attestation d’une culture institutionnelle développée9. Cet effort est censé
contrecarrer les thèses qui voient les territoires Albanais comme un règne apolitique ou les
communautés Albanaises comme incapables d’édifier des constructions étatiques. La seule
valeur de ce débat est d’animer les passions nationalistes (pro ou contre albanaise) afin de les
rendre partie prenante des débats régionaux balkaniques. Comme dans le cas de
l’interprétation des mythes (le sport préféré de la péninsule), ou la réécriture intéressée de

7
Presque oublié pendant le régime communiste, le Kanun a retrouvé une partie de son éclat notamment lors des
premières années de la Transition. Cet essor peut être expliqué avec le vide laissé par le changement de régime.
Ce qui est pourtant nouveau, est le fait que le Kanun resurgit surtout grâce à l’explosion du phénomène de la
« vendetta » et qu’une bonne partie de ses préceptes sont transformés par les acteurs mêmes.
8
La publication de 1933 du Kanun de Lekë Dukagjin représente l’avantage d’un usage à deux niveaux: des
textes constitutifs du code, premièrement, mais aussi, par le biais des notes de l’auteur du recueil, du sens que ce
dernier donne à ces textes, sans même fournir de commentaires détaillés.
9
Le Kanun existe en plusieurs versions similaires en différentes régions de l’Albanie, indépendamment de la
religion dominante locale. Le plus célèbre de ces Kanun est celui de Lekë Dukagjin qui couvre les régions de
Dukagjin et Mirdita. Sa célébrité est due surtout à la publication en 1933 par un prêtre catholique, Gjeçovi
Shtjefën (Kanuni i Lekë Dukagjinit, Kuvendi, 1999) et aussi aux maintes expéditions ethnologiques organisées
notamment par des chercheurs Autrichiens lors de la première moitié du XXème siècle.

11
l’histoire, l’analyse de l’organisation commune des Albanais offre un terrain « scientifique »
très fertile pour ceux qui veulent voir les Albanais comme des individus incapables de bâtir un
État, ou au contraire, pour ceux qui veulent voir dans la culture Albanaise un effort continu
vers une construction politique « moderne ».
Ces termes ne sont évidemment pas neutres. Ils font partie du langage des grands
débats nationalistes10. Ce qu’on essaye de nous expliquer dans les textes des auteurs Albanais
est que le Kanun, et le mode d’organisation politique qui lui correspond, sont le résultat d’une
construction paraétatique qui est censée remplacer un État qu’on ne peut pas construire dans
les conditions d’une occupation étrangère qui dure depuis des siècles. Or une analyse plus
minutieuse et un changement de point de vue peuvent nous permettre de se rendre compte que
cette thèse est facile et romantique d’autant qu’elle est fausse. Elle a été avancée avec grande
rigueur lors de la Renaissance Albanaise et a pris sa forme la plus « scientifique » au début du
XXe siècle. Une des analyses les plus marquantes de cette époque est celle de Gjergj Fishta11.
Dans une échelle « pessimiste » à 5 catégories des civilisations, il positionne la gouvernance
par le Kanun dans la troisième, celle des peuples qui « dans l’obscurité d’esprit où les ont
induit des conditions difficiles » (Fishta, 1999) ont tout laissé à l’initiative individuelle, et où
l’autorité n’a plus guère de pouvoir qu’à travers les jugements et médiations des conflits. Cela
ne l’empêche pas de voir dans le droit coutumier une quasi-constitution ; une définition qui ne
cache pas la volonté d’association avec une structure pré - étatique.
Fishta, un franciscain célèbre pour ses poèmes et ses écrits politique, n’a pas de doutes
sur le sens universel du progrès politique humain. Sa classification politique a comme point
de repère la culture « chrétienne - occidentale » et se termine par ce qu’il appelle « des
sauvages ». Son analyse traduit plus ou moins le sens de l’interprétation généralisée des
auteurs Albanais, qui pour la plupart écrivent sous la pression d’une quête de légitimité du
nouvel Etat nation. Ce point de vue est politiquement correct pour l’époque (années 20-30). Il
a le mérite d’unifier plus ou moins tous les penseurs de la modernité Albanaise. Cependant,
cette perspective figée de l’analyse sociologique nous cache l’essence de la réalité dans ce
type d’espace public communautaire. Une analyse plus profonde de l’organisation politique
communautaire révèle une logique qui s’est développée très loin des interprétations
idéologiques.
Plusieurs analyses ethnologiques et sociologiques montrent qu’il est erroné d’évaluer
le développement de la politique de ces communautés en tenant comme destination finale

11
Fishta Gjergj, Parathane. Randsija e foklores komtare. (Dans: Kanuni i Lekë Dukagjinit), Kuvendi, 1999.

12
l’État, c'est-à-dire d’adopter une vision ethnocentrique du progrès politique12. Il semble plutôt
qu’au lieu de penser à une construction étatique ou pré – étatique, les communautés de ces
régions ont plutôt tenté de l’éviter, comme Clastres avait pu le constater chez les tribus
amazoniennes :
« Political power as coercition (or as the relation of command/obedience) is not the
only model of true power, but simply a particular case, a concrete realization of political
power in some cultures, in Western cultures for instance…13 ”
Si cette logique est poussée plus loin on peut même penser qu’en vérité la notion
d’Etat n’est jamais passée dans l’horizon du pensable politique. Cependant cette deuxième
possibilité apparaît comme moins plausible. Plusieurs aspects de l’organisation montrent que
les penseurs du droit coutumier et de cette organisation politique communautaire étaient en
contact constant avec les structures et la pensée étatique, ce qui est tout a fait logique. Le
Kanun de Lekë Dukagjini reflète l’influence du droit romain et même des éléments de
l’organisation des cités grecques14. Les villes côtières Albanaises, organisées sur les
fondements de « statuts » étaient construites sur le modèle politique des cites italiennes et
plusieurs d’entre elles étaient dominées par Venise. Dans certaines autres régions,
l’administration turque avait déjà tenté d’y entrer, mais avait finalement renoncé, préférant
probablement laisser ces régions (souvent montagneuses) à leur propre destin.
La comparaison avec le modèle analysé par Clastres révèle que le cas de ces régions
est relativement incomplet, mais même dans ce cas, la volonté d’éviter une structure
autonome politique est assez visible dans l’organisation. Il est clair qu’il n’existe pas de
détenteur d’un monopole de la violence légitime. On y trouve certes des structures qui
ressemblent à des tribunaux. Elles sont même objet d’élaborations minutieuses. Les « juges »
sont habituellement les plus anciens, ceux qui peuvent faire prévaloir leur expérience et leur
maturité. Or, contrairement au schéma classique, il n’y a pas de passage du pouvoir juridique
à un autre type de pouvoir ou encore moins à une domination. Il n’y a pas de police ou de
prison. Le pouvoir et même la violence légitime résident au sein de la communauté. Ainsi, les
15
condamnations sont exécutées par la communauté. L’exécution du coupable ne se fait pas

12
Lévi-Strauss Claude, Anthropologie structurale deux. Plon, 1973.
13
Clastres Pierres, Society Against the State. Zone Books, New York, 1989, page 22.
14
Il faut toutefois noter que le Kanun présente des traits très anciens. Gjeçovi, lui-même, n’hésite pas à comparer
plusieurs articles du Kanun avec le Manusmriti, le fameux code ancien hindou. Ceci parallèlement à des
comparaisons assez convaincantes avec le droit romain ou celui des cités grecques.
15
Les crimes les plus graves, ceux qui nuisent au fonctionnement de la communauté, sont punis par elle dans sa
totalité. Par exemple l’assassin du prêtre est exécuté par le village tout entier. Les membres de sa famille

13
« au nom du peuple » ; elle se fait par le peuple. L’analogie de situation peut s’apercevoir
avec le fameux tableau du meurtre collectif de César, en dépouillant cet événement de son
contenu moral et en le considérant d’un point de vue politique.
Dans les deux cas, l’exécution collective est complètement inclusive. Dans le village
alpin Albanais elle peut inclure la famille du coupable ; au Sénat Romain elle s’achève par
l’apparition de Brutus. Sans la famille du coupable ou de Brutus, l’exécution perd de son
sens ; avec eux elle prend la forme d’une reconstitution du politique par la société ou par la
communauté toute entière. Sans eux ces exécutions sont condamnées à être de simples actes
de punition ou de vengeance. Car le dictateur potentiel ou le malfaiteur des montagnes est
coupable d’avoir mis en question l’ordre normal politique. (Freud avait déjà nuancé un
élément libidinal dans les meurtres (exécutions) collectives16 chez des tribus africaines. Peut-
on voir dans ces exécutions une sorte de catharsis ou une exécution des pulsions anti-
communautaires extériorisées ?) Une chose est sûre : ce spectacle communautaire n’est pas
fait seulement pour la victime, mais surtout pour les spectateurs et pour les exécutants aussi.
La communication et la reproduction du politique à ce niveau se fait non seulement
par le langage, mais aussi par les actes qui font partie du code. L’étiquetage et
l’accompagnement par des phrases rituelles servent à les intégrer plus facilement dans les
catégories compréhensibles du code, surtout pour ceux qui doivent apprendre17.
Ce fonctionnement a trois conséquences :
- Premièrement il évite l’appropriation de la violence légitime par des individus ou un
groupe, même de manière contrôlée.
- Deuxièmement, il transfère le pouvoir de la Loi sur chaque individu.
- Troisièmement, il garde l’unité interne de la communauté. La participation totale de tous
dans l’exécution des fonctions publiques ne permet pas facilement une atomisation.
L’individu ne peut avoir l’impression de « subir » la communauté, car il fait partie
intégrale de toutes les fonctions qu’elle exerce. L’aristocratie héréditaire existe minimalement

prennent partie aussi à l’exécution. Lors de crimes plus graves encore, des représentants de plusieurs tribus sont
choisis pour entreprendre l’exécution ou pour la destruction rituelle des propriétés du malfaiteur.
16
Freud Sigmund (1970), Totem e Tabu, Newton Compton editori, Roma.
17
Nous retrouverons cette volonté de communiquer par les actes même de nos jours surtout dans des situations
extrêmes. En 1993, l’espace public se voit offrir l’exécution de deux frères coupables d’un meurtre familial à
Fier. Ce sera un des actes de communication qui feront la réputation de gardien de l’ordre public du président de
l’époque, Sali Berisha. Ce sera aussi un aspect de la communication qui s’intégrera assez aisément dans les
nouvelles stratégies de relations publiques.

14
sous la forme d’une dynastie, comme celle des Gjomarkaj à Mirdita. Le « bajraktar 18» n’a
pourtant aucun trait du prince européen, hormis une partie de la fonction de tribunal suprême
et ultime et le commandement de l’armée. Devant le Kanun, il est égal à tous les autres.
Un autre aspect intéressant est le manque de mécanismes propres de régénération. Les
changements opérés dans le droit coutumier semblent très modestes et ont surtout la forme de
petites adaptations économiques. Il a changé autant que les conditions de vie dans les régions
qu’il couvrait : soit très peu. Une raison importante peut être trouvée dans sa dimension
transcendantale. Le droit coutumier est fondé sur des valeurs concrètes telles que l’honnêteté,
l’égalité et la dignité humaine. Ces valeurs ne sont pas objet de débat car elles représentent
l’essence même de ce droit. Elles sont tout à fait compatibles avec un mode de
fonctionnement non étatique et leur rejet mettrait en question les fondements de la vie en
commun.
Le rôle de l’Eglise (dans le cas des régions catholiques) est celui d’un renforcement de
la légitimité de l’organisation et aussi des principes et valeurs communautaires. Comme dans
le cas du chef de la communauté, le clergé n’a accumulé aucun pouvoir différent de celui du
spirituel, sauf un rôle de prestige dans le cas des témoignages lors des procès juridiques. Le
caractère transcendantal des préceptes religieux va de pair avec le caractère moral a priori du
droit communautaire.
Du point de vue économique, les différentiations importantes semblent inexistantes.
L’isolation et les conditions de vie en sont une raison. La structure familiale en est une autre
également. Les témoignages du début siècle parlent de familles composées de 20 à
100 personnes. Les récits ethnologiques des années 90 parlent encore de familles qui
réunissent jusqu'à 40 personnes sous le même toit. La famille est dirigée par un père
autoritaire et regroupe souvent plusieurs frères. C’est un barrage optimal communautaire
contre des institutions ou modes d’organisation concurrentes socio-politiques. Ce modèle a
servi de base anthropologique à des thèses semblables à celle avancée par Emmanuel Todd19.
Or la thèse de Todd sur la compatibilité de certaines structures familiales avec des régimes
spécifiques politiques ne peut pas être confirmée en Albanie. Selon le schéma de Todd, la
structure de la famille exogame égalitaire communautaire, qui est aussi celle de la famille
Albanaise (russe, chinoise, etc.), favorise l’installation de régimes autoritaires. Il est vrai que

18
Le terme vient du turc “bajrak” qui signifie drapeau. Le « bajraktar » était le chef d’une unité communautaire
contenant plusieurs tribus. Le représentant des Gjomarkaj était le grand bajraktar, et il représentait toute la région
de Mirdita à l’extérieur. Il faut ajouter que cette représentation concernait toujours des cas de conflits ou de
guerre.
19
Todd Emmanuel, La diversité du monde. Famille et modernité. Seuil, 1983.

15
ces deux structures correspondent en Albanie durant tout le XX siècle, mais le passage de
structures familiales à une tendance de support pour les structures institutionnelles autoritaires
ou communistes ne va pas de soi.
Le schéma de Todd échoue à expliquer pourquoi ce sont précisément les régions
communautaires du nord, le règne absolu de la famille exogame égalitaire, qui étaient les
foyers d’une résistance acharnée au nouveau régime communiste à la fin de la Deuxième
Guerre Mondiale et même des premières manifestations qui ont précipité sa chute en 1990.
D’un point de vue plus radical on peut aussi considérer que les rapports entre structures
familiales et étatiques restent même en dehors du champ d’analyse d’une telle thèse, puisque
les logiques du fonctionnement de la famille et des structures du pouvoir communautaires
sont clairement opposées. Le chef du clan, typiquement le “bajraktar” ne possède dans les
rapports politiques rien de semblable avec le pouvoir du père dans la famille. Le premier n’a
qu’un rôle technique de stratège ou de juge, tandis que le second est le seul à décider de tout
dans son domaine. Reste cependant à vérifier si, malgré l’inutilité de cette approche
d’association des structures, on peut cerner une association entre les rapports aux valeurs
morales communautaires et celles proclamées au niveau politique de l’État moderne. Cette
thèse, déjà proposée en Albanie, est fondée sur une certaine régularité de distribution du vote
dans l’axe nord-sud, un axe de différentes nuances axiologiques communautaires aussi.
J’expliquerai plus tard, au cours de ce travail, comment les individus originaires de ces
régions utilisent les jugements en valeur de manière instrumentale (cognitive) et non pas
terminale (comme une fin en soi).
Ce type de famille autoritaire est exogame aux limites de la légende. Des
communautés entières régionales ne permettaient pas des mariages entre leurs habitants car
elles étaient supposées être crées par des descendants d’une même famille. L’héritage se fait
de manière égalitaire entre les fils, tandis que les femmes en sont exclues. Les femmes n’ont
aucun rôle au dehors du foyer. Ce modèle n’encourage pas vraiment les différentiations.
D’autres éléments intéressants sont à considérer. Par exemple, le Kanun interdit les prêts à
intérêt. L’adoption d’une critique de domination se révèle difficile par le fait même que
l’organisation communautaire rend pratiquement impossible soit les différentiations socio-
économiques, soit la domination politique fondée sur des différentiations possibles. Il faut
toutefois limiter l’analyse géographiquement, car les différentiations sont visibles dans les
autres régions albanaises administrées directement par la Porte.
Mais revenons à l’analyse de ces communautés traditionnelles. Ce contexte général
peut nous permettre de mettre en situation le fonctionnement de cet espace public archaïque
qui est illustré par l’institution classique de l’assemblée. Le terme albanais est « kuvend » et il

16
embrasse la signification d’assemblée d’une manière très spéciale, car il est en même temps
une institution, un lieu et un espace de délibération. Son rôle est extrêmement important. Il est
l’institution et l’espace politique par excellence. Sa connotation est directement liée à la
délibération, à tel point que ce nom a servi de racine au verbe « kuvendoj », difficile à traduire
correctement, mais qui correspond à l’action de communication interactive et de la
délibération.
Le « kuvend » est également un lieu. D’ailleurs il ne peut avoir lieu que dans des
endroits bien précis répertoriés dans le Kanun. Il peut rassembler les représentants de niveaux
différents (un parallèle archaïque de la dualité des chambres législatives modernes) ou même
tous les « hommes » selon le principe de « un homme par maison ». Tous les participants ont
droit à la parole et personne ne peut interrompre l’autre, indépendamment de son statut social.
L’insulte au « kuvend », ou l’usage d’une arme,20 est punie par toute la collectivité réunie.
Toutes les précautions sont prises pour assurer son bon déroulement. Cependant, cette forte
institutionnalisation de la délibération n’a rien d’un espace public ou politique autonome. Le
langage utilisé en est le premier témoin. Le Kanun prévoit souvent des phrases entières qui
servent de modules prédéfinis de communication ou de délibération. Ces phrases sont forgées
du même vocabulaire moral qui sert de fondement à l’organisation communautaire. Ce
langage sert à délimiter l’espace de délibération et aussi l’espace des possibilités politiques. Il
est métaphorique mais simple, et se repère toujours aux principes fondamentaux21.
Comme dans le cas de la démocratie directe athénienne, certains membres de la
communauté n’ont pas accès libre au « kuvend ». Les femmes sont généralement exclues, sauf
en cas de témoignage. Les jeunes hommes aussi. Mais il n’y a pas d’exclusions sur des
critères de richesse. Le pauvre et le riche sont considérés égaux. Le fonctionnement de la
délibération au « kuvend » suit les mêmes principes que le fonctionnement de la justice
communautaire. Il peut d’ailleurs avoir la même fonction. La délibération rend possible un
déploiement direct du pouvoir par l’individu (à travers le langage. Le principe d’égalité quasi-
absolue dans la délibération ou les dimensions généralisantes de la participation au
« kuvend » mettent en évidence, comme dans la participation à la justice exécutée, une
orientation vers l’intégration totale de l’individu dans le jeu communautaire. Il n’y a pas de
20
Le Kanun prévoit que tous les participants doivent venir armes dans le “kuvend”. On remarque le parallèle
frappant entre parole et arme (« La langue est faite de chair, mais casse des os », Kanuni, Fjala, page 58.). Toutes
deux sont obligatoirement présentes dans la délibération, mais doivent être utilisées d’une manière bien définie
par le code.
21
Si les représentants du “peuple” ne sont pas d’accord avec les “anciens” au cours d’un “kuvend”, il doivent
utiliser l’expression “Les pieds sont étrangers, la tête est à nous ». Une phrase qui est censée leur rappeler une
certaine opposition par rapport au coût élevé d’une décision de leur part.

17
place ici pour la représentation. Soit dans les tâches judiciaires, soit lors de la délibération, la
représentation est rendue inutile, car elle est en contradiction directe avec ce principe
primordial d’organisation qui est l’individualisation intégrante du pouvoir en chaque individu.
La représentation est inutile aussi du fait que la production du code communicationnel et du
pouvoir symbolique est contrôlée par tous et très difficilement transformable ou appropriable
par des spécialistes sous la forme d’un monopole. La délibération par formules pré-établies
empêche la possibilité de monopolisation du langage politique. Ces formules maintiennent sa
signification à portée de la compréhension et de l’usage de tous.
Le résultat recherché est l’engagement de l’individu dans la reproduction du politique
dans tous les niveaux. Il ne doit pas être exclu ; au contraire, il doit être en même temps
législateur, juge, policier et ainsi de suite. Toute cette activité se déroule dans un espace bien
défini par une « grammaire » de la pensée établie selon les principes et les valeurs
transcendantales. La caractéristique principale de cette grammaire est que ses principes ne
peuvent pas être objet de la délibération ; ils ne peuvent pas être transformés et évidemment il
n’y a pas de sens ici de parler ni de voile d’ignorance, ni d’une délibération libre d’opérer
entre les limites de la facticité et la validité. Dès lors, le politique se borne à adapter le factuel
aux principes constitutifs codifiés. Suivant une logique déjà connue dans d’autres domaines
de la pensée classique européenne, la délibération est sensée entreprendre cette adaptation,
puisque ces hommes au « kuvend » doivent faire usage de toute leur sagesse et rationalité
pour découvrir à travers elles la meilleure manière d’être en accord avec le code général
communautaire. Un impératif catégorique ne serait pas nécessaire, car les points de repère
sont immuables et la raison ne peut servir que pour aller vers eux. Le fait que cette démarche
soit assez mécanique montre en vérité la priorité du rôle de l’intégration participative
individualisée de la délibération par rapport à cet autre rôle plutôt secondaire.
La parole réapparaît encore une fois à un autre niveau du projet de l’intégration
participative communautaire dans la notion de « besa ». Ce terme spécifique albanais est
impossible à traduire et il convient plutôt de le périphraser surtout parce qu’il prend des
différentes connotations en fonction de différentes situations. Une première traduction
simpliste serait « la parole donnée ». « Besa » est lié au terme « besim » qui lui-même a deux
sens (foi et confiance). Un des usages les plus courants de cette notion juridique est faite
pendant les procédures de la « gjakmarrje22. L’assassin peut demander une « besa » de

22
En albanais “gjakmarrje” signifie “prise de sang” dans une traduction mot à mot. Le terme le plus proche, mais
encore pas très précis, est peut-être « bloodfeud » en anglais. Le terme « gjakmarrje » est malheureusement
traduit pas « vendetta » (en italien vengeance). La « gjalkmarrje » fait partie des processus qui renvoient
l’exécution de la justice au niveau individuel. Qui pourrait mieux faire justice que celui qui a perdu injustement

18
24 heures et même de 30 jours, ce qui signifie qu’on lui donne la parole (la garantie) de ne pas
le toucher durant ce période. Le premier acte qu’il doit faire est de participer au deuil de la
famille de sa propre victime. La « besa » peut jouer un rôle important dans les assemblées
générales lorsque toutes les familles engagées dans des cas de « gjakmarrje » décident de se
donner la « besa » pour des raisons supra-locales, souvent régionales ou même nationales.
Ainsi, au début des années ’90 la population entière du Kosovo (où le droit coutumier à
également une certaine influence sur les mentalités) a décidé de se donner la « besa », donc de
suspendre et ensuite même résilier toutes les hostilités à cause du danger qui apparaissait à
l’horizon sous la forme du personnage de Milosevic.
La notion de « besa » nous permet de saisir une autre dimension de la grammaire de la
pensée communautaire. Au-delà de sa fonctionnalité juridique, elle a deux fonctions
principales :
- Premièrement elle individualise le pouvoir communautaire et transforme l’individu
dans un engrenage de son mécanisme vital en dépassant toute possibilité d’une
autonomisation des compétences juridiques.
- Deuxièmement, elle établit un code de communication qui est en même temps un code
de fonctionnement des relations communautaires. La communication est ici à son état pur.
Les procédures de l’accord de la « besa » sont en fait des rituels communicationnels (entre
l’assassin ou ses intermédiaires, et la famille de la victime) construits sur une phraséologie
bien précise codifiée même dans les textes du Kanun. Le sens de la communication dépasse
l’interaction téléologique, car les mots et les phrases préconstruites servent surtout à la
reproduction des liens communautaires (négatifs dans ce cas). Ils sont chargés d’un sens qui
risque d’échapper à l’observation passive.

un proche ? Cette question est posée par Gj.Fishta, mais suivant la logique générale de l’intégration participative,
la « gjakmarrje » ne peut être vue que comme un mécanisme extrême qui va dans ce sens précis. « Reprendre le
sang » d’un proche n’est pas en faite le résultat d’une délégation du pouvoir communautaire pour manque de
moyens exécutifs. La famille de la victime n’a pas simplement le droit de « prendre le sang », mais surtout le
devoir de le faire. Celui qui ne le fait pas reçoit tous les objets par la main gauche (la main impropre qui prend,
mais ne donne pas) et si possible sous le genoux, un autre symbole dramatique d’humiliation.
La famille de la victime peut pardonner (jugé comme un signe de noblesse) ou tuer l’assassin, mais elle ne peut
ni oublier, ni déléguer la tâche justicière. La communauté s’assure du bon fonctionnement non simplement en
mettant l’individu face au pouvoir, mais on le mettant face à lui-même. Un individu qui viole les lois positives
dans nos sociétés modernes risque tout au plus d’aller en prison, tandis que l’individu de ce type de communauté
perd automatiquement son appartenance à la communauté de ses semblables et son appartenance à la catégorie
des « hommes », ceux auxquels « Dieu a donné deux centimètres d’honneur sur le front ».

19
Cette puissante volonté de préciser les détails du code trahit une peur de
« libéralisation » du langage dont le moindre des maux aurait été la « babélisation » de la
communication et le pire, la destruction du code et par conséquent la destruction même de la
grammaire constitutive communautaire. Le langage n’est plus un medium matérialisant la loi ;
il est la Loi, qui émane du corps même de l’individu. Pour le dire à la manière de
Wittgenstein : les limites de ce langage sont aussi les limites de ce monde politique. Ce
complexe de « libéralisation » des phrases est semblable à la terreur que suscite la
« libéralisation » du rire (dans la fiction d’un livre disparu d’Aristote) qu’Umberto Eco a
présenté dans « Il nome della rosa23». L’analogie est complétée par le fait que les deux
modèles, religieux et moral, tentent de conserver un code inchangeable.
Le premier livre publié en langue Albanaise en 1555, un recueil liturgique écrit par
Gjon Buzuku, un prêtre catholique du nord Albanie est une excellente métaphore du
fonctionnement de ces codes de communication. Le livre commence par une célèbre phrase
en albanais fossile enseignée et apprise par cœur dans les cours d’histoire et de littérature dans
les écoles élémentaires : U Dom Gjoni, biri i Bdek Buzukut, tue u kujtuom shumë herë se
gjuha jonë nukë kish gjo të të ndigluom nse shkruomit shenjtë, nse dashunit nse botëse, sanë,
desha me u dedigune përsa mujta me ditune, me zbritunë pak mendetë e atyne që
ndiglojinë..24." qui découvre l’intention de l’auteur de présenter pour la première fois en
albanais des textes liturgiques. Cette initiative a été naïvement interprétée dans une
atmosphère d’intentionnalisme nationaliste. Mais elle peut être appréciée d’un point de vue
métaphorique ou presque comme une initiative de codification additive du langage des
communautés albanaises auxquelles le texte était censé être utile.
La re-codification de la langue officielle albanaise en 1972 va dans le même sens. Elle
est construite sur le dialecte tosk (langage du sud), même si la majorité des albanais parlent le
gheg (langage du nord). L’accusation ordinaire faite aux communistes (majoritairement du
sud) est d’avoir construit une langue sur l’image de leur dialecte. Or cette démarche
linguistique peut être vue comme une démarche de transformation finale du monde politique
albanais qui avait été démarrée avec l’introduction forcée d’une terminologie empruntée au
sociolecte communiste de l’époque. Une bonne partie de la terminologie politique de l’époque
venait surtout du français, langue dans laquelle plusieurs dirigeants albanais, y compris le
dictateur Hoxha, avaient fait leurs études et leur apprentissage communiste. Le dialecte gheg

23
Eco, Umberto (2000). Il nome della rosa. Bompiani.
24
“...Je suis Dom Gjoni, fils de Bdek Buzuku. Tenant compte du fait qu’il n’y a pas d’ecrits sacres dans notre
langue, j’ai voulu m’engager, pour autant que je puisse, a proposer quelques mots a ceux qui veulent
entendre...”

20
était de l’autre coté le fondement de la langue officielle de la monarchie ainsi que le dialecte
de ces régions autonomes du nord que ni l’Empire Ottoman, ni la Monarchie Albanaise
n’avaient pas pu intégrer. Les communistes Albanais n’ont pas vraiment voulu imposer un
dialecte, mais plutôt s’en sont servi pour créer un sociolecte.
Le processus de la codification de la communication politique par le langage est mis
en évidence plus encore par le fait que, malgré 5 siècles d’occupation turque, la politique
albanaise n’a rien gardé de la terminologie politique de l’Empire, ce qui témoigne aussi d’une
influence historique de l’idée de l’Occident sur les projets albanais. Le caractère récent de
l’influence française ou encore italienne n’est pas un argument contredisant convaincant, car
le langage politique albanais garde aussi des termes empruntés au latin. Le code linguistique
ottoman a disparu en même temps que les institutions qui animaient son espace public.
Le parcours de l’histoire politique albanaise est aussi et surtout le parcours d’une
transformation des codes de communication. Quelle est l’importance de cette vision
rétrospective sur ces communautés gouvernées par le droit coutumier ? Par leur mode de
fonctionnement « atypique » elle nous aide à s’interroger sur la nature de la communication,
les influences des comportements traditionnels dans des conditions nouvelles, ou encore les
limites des formes modernes de l’organisation politique. Cette modalité de fonctionnement de
la délibération a l’avantage de nous dévoiler, à partir d’un point de vue « exotique », les
difficultés rencontrées par une démocratie délibérative.
Le modèle empirique de la communication réglé par le Kanun met en évidence, certes
dans une situation extrême et peu vécue de nos jours, le rôle de la production symbolique. Ce
cas particulier ethnologique échappe pourtant au modèle bourdieusien de la domination par le
monopole de la production symbolique, car la production du code symbolique n’est pas
monopolisée ici par une classe, des spécialistes ou une institution25. La communication est
forgée sur les principes égalitaires communautaires ainsi que sur le produit direct d’une
reproduction constante par chaque individu.
Une autre hypothèse plus directe peut être avancée sur les capacités des individus de
ces communautés à déchiffrer les nouveaux codes de communication lorsqu’ils sont
confrontés à l’espace public de la démocratie représentative et à étendre le champ des
possibilités politiques parallèlement à cette transformation de leur grammaire sociale.
Le premier contact avec ces nouveaux codes est venu très récemment avec la chute du
communisme. La réalité d’une représentation démocratique voit le jour pour la première fois
en 1991. Un des constats facilement visibles pendant toutes ces années est un clivage entre les
tendances du vote du sud, urbanisé, et du nord traditionnel. Pourrions-nous y voir le résultat
25
Bourdieu Pierre (2001), Langage et pouvoir symbolique. Editions du Seuil, Paris.

21
de l’affrontement ou de l’adaptation du code communautaire avec les nouveaux codes de la
transition démocratique? (Par exemple, lors de l’analyse du phénomène de clientélisme
politique on abordera les conséquences des transformations du code politique communautaire
sur cette modalité importante de la politique moderne). Une analyse plus détaillée d’une
longue série de facteurs nous permettra de donner une réponse à cette question. Un premier
constat semble certain préalablement : le fonctionnement de la représentation en Albanie a la
forme d’une équation à plusieurs variables ce qui rend difficile la mise en évidence du rôle
précis d’une seule variable. Bien que, comme dans le cas de ces organisations
communautaires il faut bien définir les limites géographiques et historiques. L’organisation
communautaire autonome a été un phénomène localisé et limité, même si une bonne partie
des régions albanaises montrent des caractéristiques semblables de fonctionnement. Plus on
avance dans le temps, plus on constate aussi la transformation des codes de communication et
d’organisation ou même leur abandon total. La pression du régime communiste y est pour
beaucoup, car la logique politique de ce régime est en contradiction profonde avec la logique
de ces organisations.
La délibération réglée par le droit coutumier peut aussi nous aider à percevoir les défis
du fonctionnement de l’espace public moderne. Elle pose surtout, même si c’est dans des
conditions ethnologiques en voie d’extinction, la question des limites définies par les codes
symboliques. Ces limites peuvent être produites de manières conscientes dans le cadre de la
construction concurrentielle des rapports de pouvoir symboliques, mais aussi de manière
automatique, conditionnées par les dysfonctions des relations et des reproductions des élites.
De ce point de vue le fonctionnement normal de l’espace public est une fonction directe du
degré d’ouverture de la communication. Cependant, il n’est guère possible de songer à une
ouverture idéale, mais seulement optimale. Le critère principal d’évaluation de cette ouverture
ne peut pas être fondé sur des principes purement normatifs idéalisants. Il doit mettre l’accent
surtout sur la multiplicité ou le pluralisme de ces codes et notamment sur l’appropriation par
l’élite au pouvoir des « moyens de production » sous la forme d’un monopole de codification.
En 15 ans de transition l’Albanie a déjà parcouru un long chemin et l’espace public actuel n’a
rien à voir avec celui de 1991. La transformation constante du langage politique en est la
meilleure preuve.

1.2 Les premières expériences de la représentation (1912-1939)

Les premières expériences de la représentation se référent à la représentation des


territoires Albanais au parlement turc. Les députés albanais à Istanbul constitueront en même

22
temps le moteur de la construction de l’Etat-nation albanais en 1912, y compris Ismail bey
Vlora, chef du premier gouvernement albanais. Lors de leur activité à Istanbul, ces députés
sont surtout engagés dans des jeux de pouvoir internes de l’Empire en tentant d’identifier et
de soutenir les courants qui semblent plus favorables à leurs idées autonomistes et ensuite
indépendantistes. Ce niveau de la représentation devient important pour cette recherche
surtout au moment de leur activité en Albanie (ou plutôt de leur retour en Albanie). Leur
élection est évidemment censitaire. Ce sont presque tous des aristocrates de l’Empire, anciens
gouverneurs de provinces ottomanes comme le Liban ou la Palestine, anciens ministres,
anciens militaires de carrière, mais avant tout les héritiers de grandes familles aristocratiques
albanaises.
Cette aristocratie avait perdue une bonne partie de son influence dans l’Empire et
également dans les territoires qu’elle administrait. Ce processus avait été lancé par les
réformes ottomanes du milieu du XIXe siècle, réformes auxquelles l’aristocratie albanaise
s’était opposée militairement. On peut considérer ce processus d’inflation aristocratique
comme le début de leur engagement pour la production concrète des projets nationalistes. Les
documents historiques montrent clairement leur engagement dans la création de l’Etat-nation.
Le divorce avec l’Empire a coïncidé avec les premiers pas de l’industrialisation, une phase
entamée ou terminée depuis longtemps en Europe occidentale, voire dans plusieurs pays
voisins. L’Albanie gardait encore les caractéristiques d’une économie agraire.
Si la plupart des théories du nationalisme donne une place fondatrice aux rapports
socio-économiques et surtout à l’industrialisation, dans le cas de l’Albanie, l’aspect politique
est aussi très important26. Premièrement parce que l’industrialisation n’a pas encore déployé
toute sa force universalisante et homogénéisante. Deuxièmement parce que l’émiettement de
l’Empire fait surgir l’urgence d’un repositionnement des élites albanaises par rapport à leur
position dans l’administration de l’Empire, mais aussi par rapport à des relations prévisibles
dans les nouvelles réalités qui se dessinent dans les Balkans.
La solidification des Etats-nations voisins (les serbes, les grecs, les monténégrins, et
les bulgares ont déjà, ou presque, leurs états), presse l’aristocratie albanaise d’abandonner la
défense d’une symbiose ultérieure avec l’Empire et de se précipiter vers la construction d’un
Etat-nation indépendant. Plusieurs raisons expliquent ce développement tardif, mais la
principale de celles-ci est le terrain difficile sur lequel un imaginaire nationaliste devra être
créé. Les albanais sont de quatre confessions différentes (catholiques au nord, orthodoxes au
sud et musulmans et bektashis un peu partout) contrairement par exemple aux Serbes ou aux

26
Gellner Ernest (1990), Nations et nationalisme. Paris, Payot.

23
Grecs chez lesquels l’homogénéité ethnique va de pair avec une Eglise Autocéphale. Une
partie des régions albanaises est plutôt hostile à des constructions centralisantes.
L’exemple parfait est la région catholique de Mirdita qui n’hésite pas à proclamer une
République indépendante au cœur du nouvel Etat lors d’une aventure sécessionniste
encouragée et financée par les Serbes27. Ces régions sont autant étrangères à l’administration
de la Porte qu’elles peuvent l’être pour ce nouvel Etat Albanais (Cette opposition est restée en
vigueur dans un decrescendo jusqu'à la fin des années ’40, et pour arriver à son terme le
régime communiste a dû entreprendre une centralisation forcée qui prenait souvent les traits
d’une occupation militaire. Il faut ajouter que dans le cas de la résistance au communisme, ces
régions étaient également motivées par leur hostilité à ces idées nouvelles « rouges ». Au
niveau de la représentation cela est parfaitement compréhensible. On leur demande
d’abandonner leur organisation sociopolitique et d’accepter sans condition un mode de vie
incompréhensible dans lequel ils devront déléguer tout leur pouvoir à un organisme central
qui s’appelle le Parti Communiste. L’ancienne délibération communautaire n’a rien de
commun avec cette vision communiste qu’ils jugent dangereuse ne serait-ce parce qu’elle
vient de Russie).Les futurs citoyens Albanais sont eux-mêmes partagés dans leurs sentiments
d’appartenance. Un recensement de l’époque montre qu’une partie d’entre eux se déclarent
turcs sans pour autant nier d’être aussi des albanais, puisque pour eux, être turc signifie être
musulman. Les témoignages de l’époque montrent clairement que le sentiment nationaliste est
encore à cuisiner28. E. bey Vlora, témoin et acteur de ces jours, remarque l’absence totale de
ce sentiment chez les couches populaires au moment où ces aristocrates cherchent à les rallier
à la nouvelle vision nationaliste, contrairement à ce qu’on a l’habitude de voir dans les livres
officiels d’histoire.
Le travail de production de l’Etat-nation est titanesque dans ces conditions, même s’il
avait déjà pris une certaine perspective au milieu du XIX siècle. Il suit cependant le schéma
classique29. Les derniers affrontements - avant ceux militaires - avec la Porte concernent la
question de l’ouverture des écoles albanaises. Ces écoles ont une importance multiple. Elles
doivent non seulement entreprendre l’homogénéisation de ces communautés ou territorialités
disparates albanaises en forgeant un code commun de communication qui devra être le socle
du futur espace politique endogame, mais aussi un facilitateur de la mobilité sociale et de la
nationalisation des connaissances.

27
Frashëri Mehdi (2005), Kujtime. OMSCA, Tiranë.
28
Vlora Eqrem bej (2003), Kujtimet. Shtëpia e Librit dhe e Komunikimit.
29
Anderson Benedict (1991), The immagined communities. Reflections on the Origin of the Spread of
Nationalism. Verso, London.

24
La communication contextuelle et cloîtrée de ces communautés doit donc disparaître.
Elle doit être remplacée par une communication « sémantique » qui rend possible l’unification
complète culturelle et politique. L’adoption de l’alphabet latin en 1908 avait entamé un
mouvement à triple portée : la création d’une base différenciatrice par rapport aux alphabets
grec ou cyrillique voisins (expansionnistes à cette époque), la production d’une langue
pouvant servir de fondement pour une communication entre les quatre religions, et le
positionnement volontaire idéologique par rapport à un sens spécifique du progrès qui passait
par l’occidentalisme comme alternative choisie face à l’orientalisme30. Les écoles doivent
aussi préparer les futurs citoyens, mais aussi le futur marché du travail qui doit faire face aux
besoins croissants des changements structurels économiques.
Le premier espace public véritable en Albanie se construit par l’effort nationaliste.
Pour la première fois, l’aristocratie encourage une nouvelle forme de communication qui est
faite pour réunir et homogénéiser au-delà de la codification traditionnelle qui accompagnait la
stratification de la société albanaise. Ce sera un des derniers actes de son existence politique.
Aux débuts des années ’20 l’Albanie présente les traits caractéristiques d’une profonde
transition sociale. L’aristocratie qui avait guidé la création de l’Etat-nation est le témoin d’une
première crise de la nouvelle représentation. Elle est en proie à une contradiction
insupportable entre le poids du passé et de nouvelles règles de fonctionnement de l’espace
public qu’elle a contribué à établir. Un siècle et demi de réformes et de changements
structurels l’ont affaibli. Et actuellement elle est la victime de sa propre action, car le nouvel
espace politique national qu’elle a construit sort désormais de son monopole et devient une
propriété nationale.
L’aristocratie contrôlait l’espace public par le monopole de la production de
l’idéologie nationaliste. Dans cette entreprise elle se voulait représentative de tout le peuple.
Une fois cet espace construit elle est condamnée à le partager. Les nouveaux concurrents ne
viennent plus d’Istanbul, mais sont locaux. Avant, ces concurrents ne pouvaient pas être des
acteurs de l’espace public de l’Empire à cause du cens social. Les représentants Albanais au
parlement turc venaient tous de familles aristocrates. Cette règle existait de facto. Elle
traduisait l’organisation hiérarchique traditionnelle des Albanais. Une fois ce cens levé, les

30
La plupart des familles aristocrates envoyaient leurs enfants étudier en Europe Occidentale, surtout en
Autriche et en France, parallèlement à la destination classique, Istanbul. Cette dernière a cessé d’être vue comme
source d’éducation avec le développement de l’idéologie nationaliste et on assiste au contraire à un volontarisme
qui continue de nos jours et qui essaye de produire une image occidentale du pays. Le sujet et le complexe de
l’orientalisme ont été notamment traités par Enis Sulstarova (2006), Arratisje nga liria. Orientalizmi shqiptar
nga Naimi te Kadareja. Tiranë, Dudaj.

25
nouveaux venus ont la possibilité d’une revanche ou simplement de faire valoir leurs intérêts.
A en croire les mémoires des protagonistes de l’époque, l’aristocratie a trop misé sur l’inertie
des couches sociales et leur conservatisme. Or très vite les milieux urbains et même ceux de la
diaspora commencent à produire de forts mouvements contestataires, voire révolutionnaires.
L’effacement des relations avec l’Empire influence aussi les changements structurels,
car il touche aux transformations du statut social de groupes entiers, mais aussi du statut
économique. E. bey Vlora estime à un millier le nombre de jeunes albanais engagés dans les
rangs de l’armée ottomane (sous une forme de mercenariat) rien que dans la région de Vlora.
Ce contingent assurait un certain niveau de vie. Ce qui était également le cas avec dans
d’autres domaines de l’administration et ceci dans les mêmes dimensions. Apparaissent alors
pour la première fois des groupes révolutionnaires ou de radicaux de tout genre qui voient
chez l’aristocrate l’ancien monde qui doit être aboli. Un monde qui rendait impossible la
mobilité sociale, mais aussi le développement idéologique et économique.
On verra aussi apparaître un leader d’un type nouveau : populiste, pragmatique, prêt à
négocier avec le passé et à parler le langage à la mode. Sorti des rangs de l’aristocratie
moyenne Ahmet bey Zogu, premier ministre, président et finalement Roi, est un symbole en
lui-même de la politique moderne albanaise. Contesté par les aristocrates, chassé par un coup-
d’état de l’opposition radicale en 1924, échappant à plusieurs attentats, il a su pourtant
survivre en créant une stabilité relative et des réformes importantes. Les années 1924-1939
sont vues par beaucoup comme l’âge d’or de la politique albanaise.
Ce qui est notamment important est l’institutionnalisation de l’espace public et la
touche finale à la codification nationale du langage politique. Le parlement national est appelé
« Asambleja Kombëtare », une albanisation du terme « assemblée » à l’image même de ce
complexe d’orientalisme. Les seuls symboles des liens avec l’Empire Ottoman oriental
appartenaient désormais au passé et résidaient au-delà du langage sous la forme primitive de
la communication, l’acte. La révolte de Haxhi Qamili en 191431 ne peut être vue que comme
un acte politique contre l’exclusion de l’espace politique. L’idéologie communiste a voulu
l’interpréter comme une révolte de classe en se persuadant de trouver chez ces paysans ce

31
Des foules de paysans armés, conduites par Haxhi Qamili attaquent les propriétés de plusieurs aristocrates
avant d’attaquer aussi le Prince Wilhelm Wied, un quasi-monarque d’origine allemande qui administrait le trône
Albanais légitimé par les Grandes Puissances comme une solution ad hoc. La révolte est fameuse pour ses
slogans : « Dum babën » (nous voulons le père), une demande qui fait allusion au Sultan, car les insurgés
demandent un prince musulman pour le trône albanais. Elle est classifiée depuis comme le symbole d’un
mouvement fanatique opposant les ambitions occidentales du pays. Le slogan « dum babën » a été récemment
recyclé par le chef du Parti Socialiste, Edi Rama, pour ridiculiser les militants du Parti Démocratique et leur
leader Sali Berisha.

26
qu’elle ne pouvait pas trouver dans un prolétariat qui était encore à ses premiers pas
d’existence.
Durant la monarchie, le parlement devient un lieu de débat acharné, mais l’espace
public ne se limite pas à ses murs. Une partie considérable des textes littéraires de cette
époque aborde des questions politiques ou sociales. Nous retrouvons dans ces textes
l’influence visible du langage contemporain européen. Les thèmes de la rationalité et du
progrès sont omniprésents. La représentation politique de cette orientation est un processus
qui nécessite encore des leaders, mais aussi l’intégration de nouveaux codes de
communication. On trouve ce discours dans le parlement, mais aussi dans l’espace public qui
s’est déjà constitué en ayant comme point de repère des intellectuels, des écrivains ou encore
des membres du clergé. Ce langage focalise le débat politique sur l’analyse des choix humains
qui peuvent le mieux faire avancer le pays vers un projet national commun.
Branko Merxhani, un de ces intellectuels, a le mérite d’accompagner exceptionnellement son
argumentation dévelopementalistes avec un effort partiel de désenchantement. Il entreprend
une analyse semblable à celle de Nietzsche sur le rapport avec l’histoire, mais son discours
trahit facilement son engagement32:
« La Lumière c’est la Science, le monde des réalités. Nous ne devons pas définir la vie
politique par le romantisme et la fantaisie. 33»
Et ensuite pour revenir au langage commun :
« La vie demande une solution. Cette solution ne se trouve pas dans le ciel national, mais
cachée dans les profondeurs de l’esprit national. »
Les premières signes d’un langage extra-nationaliste seront annoncés avec la reconnaissance
du gouvernement de Moscou par le gouvernement albanais issu du coup-d’état de 1924. Ces
signes prendront une forme consistance à la fin des années ’30 suite à la constitution de
plusieurs groupes communistes dont celui de Korça dans lequel milite Enver Hoxha.
Le projet communiste naît sur un terrain très difficile. On peut aisément faire une
comparaison avec la mobilisation bolchevique en Russie, le pays où quelques-uns des
premiers communistes albanais ont été formés34. Comment peut-on bâtir un régime

32
Nietzsche Friedrich, Seconde considération intempestive. De l’utilité et de l’inconvénient des études
historiques pour la vie. Flammarion, Paris 1988.
33
Merxhani Branko, Organizimi i kaosit. dans : Plagët tona. Tiranë, Dija 2000.
34
Furet François (1995), Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XX siècle. Robert
Lafont/Calman Levy, Paris. Chap. La magie universelle d’Octobre.

27
communiste dans un pays ou le prolétariat est presque inexistant35? Comment faire avaler à
une société fortement traditionnelle comme cette société albanaise les idées communistes?
Comment changer la grammaire politique ? Comment faire valoir l’exemple russe devant des
nationalistes qui voient en la Russie l’allié traditionnel des slaves des Balkans ?
La production du langage communiste ne sera par facile du tout. Elle tentera de
s’appuyer sur le même mécanisme qui avait permis son succès dans la Russie autocratique
post-cariste : la création d’une image universelle du communisme emballée d’une vision
universaliste et progressiste et les promesses d’une répartition des richesses et des propriétés
notamment terriennes. Le succès ne sera pas garanti : le Parti Communiste ne pourra pas
s’assurer le monopole de la politique anti-fasciste pendant plusieurs années et il sera même
submergé par plusieurs événements militaires ou politiques36. Son langage semblera étranger
à une société rigide dont les structures ne donnent pas beaucoup de sens au vocabulaire
communiste. Les communistes parlent beaucoup à cette époque d’une classe qui existe à
peine: le prolétariat. On prend l’exemple russe et cela complique déjà les choses. Les
communistes se veulent les représentants d’une vision qui n’a rien de compréhensible pour les
masses. Le problème n’est pas seulement que ce langage est incompréhensible, mais surtout le
fait qu’ils n’ont pas le monopole de la production du langage, car l’espace public accueille des
alternatives concurrentes contextuelles ou historiques. D’où la nécessité d’adapter le langage
et de permettre une flexibilité relative au moins aux débuts. Cette entreprise démarre par
l’effort de se présenter comme des représentants du nationalisme et de l’antifascisme. L’idée
antifasciste avait permis à l’Union Soviétique de garder une légitimité politique et
intellectuelle qu’elle ne cessait de perdre depuis de désenchantement de la Révolution
d’Octobre37.
En Albanie, les communistes essayent d’associer fortement antifascisme, nationalisme
et communisme. Le mouvement tout entier est mis dans l’emballage de LANÇ (le
Mouvement Antifasciste National Libérateur). Les premières déclarations du Parti
Communiste font appel à tous les patriotes sans distinction de religion, de région, de
conviction ou d’appartenance. La question de l’idéologie et du régime d’après-guerre est

35
Jusqu’a la chute du communisme en 1990, malgré des efforts impressionnants et violents d’industrialisation
61% de la population de l’Albanie reste paysanne. Le secteur de l’agriculture est encore de nos jours un des plus
importants de l’économie du pays.
36
Le 1er août 1943 les représentants communistes et nationalistes se réunissent à Mukje (Kruja) pour
coordonner la lutte commune contre les allemands. L’accord signé par les deux parties sera ensuite dénoncé et
annulé par la direction du Parti Communiste. Ce sera le signe définitif que les communistes n’entendent pas
partager la scène politique et même pas le capital de la lutte anti-fasciste.
37
F.Furet clarifie cette question dans le chapitre Communisme et antifascisme ou encore La culture antifasciste.

28
laissée pour un deuxième temps et la priorité est donnée à la lutte contre l’occupation italienne
puis allemande.
De l’autre coté les nationalistes (républicains, monarchistes, libéraux, etc.) se trouvent
devant un dilemme crucial : combattre les envahisseurs avec les communistes dans les mêmes
tranchées et préparer une guerre civile future, ou laisser (voire encourager) les allemands
s’occuper des communistes et ensuite en profiter pour s’imposer politiquement. Finalement
aucun choix explicite ne sera pris et les nationalistes ne pourront jamais agir unifiés et de
manière cohérente. Une partie s’alliera aux Partisans, d’autres aux allemands pour faire vivre
des gouvernements fantoches, une autre partie, minoritaire préférera s’engager
indépendamment dans la lutte pour se retrouver à la fin face aux partisans communistes.
Le contexte politique a eu un rôle déterminant dans ces jeux de pouvoir, mais la
capacité des communistes à adapter leur propre langage a également une part dans leur
succès. Ils ont pu s’imposer par force et propagande comme les représentants d’une lutte
nationale et nationaliste contre l’envahisseur étranger tout en préparant le terrain d’une future
transformation. Cette transformation aura lieu en 1945. Privés du leurre nationaliste et
antifasciste, les communistes ne peuvent pas s’imposer dans les urnes. Malgré la destruction
constante des représentations alternatives, malgré les exécutions sommaires et la mise en exil
de milliers d’Albanais, ils préfèrent ne pas risquer et s’assurent leur victoire par la force aux
premières élections d’après guerre. Ce sera le début de la dictature communiste en Albanie.
Elle s’achèvera en 1990 avec l’installation du pluralisme politique.

1.3 La représentation sous la dictature

Nous sommes habitués à considérer la représentation et ses défis dans les termes
contemporains : une représentation de délégation, de ressemblance, de confiance, de droite ou
de gauche, par le vote ou par du lobbying, etc. Toutes ces catégories renvoient à ce qu’elle a
d’essentiel et sans lequel elle n’a pas de sens pour nous, citoyens de démocraties
représentativités : le pluralisme. En 1945 la représentation en Albanie perdait précisément son
caractère pluraliste et par conséquent sont caractère démocratique.Pourtant l’analyse de la
« représentation » pendant la dictature communiste présente quelques points d’intérêt
sociologique. La compréhension du langage qui servait à la matérialisation de cette
représentation virtuelle, ou plutôt à sa légitimation formelle, peut nous aider à vérifier la thèse
d’une influence posthume dans la production symbolique d’après 1990. Je pars de l’hypothèse

29
que cette influence est présente dans le discours des deux partis principaux dans les conditions
d’une concurrence pour le monopole de la production du langage politique.
« 1984 » d’Orwell est probablement l’œuvre littéraire la plus proche de la réalité de
l’édification du totalitarisme. La dimension spécifique qui nous intéresse au cours de ce
travail est la fabrication du langage et de la représentation, dans ce cas fictive. La nouvelle
langue, le Novlangue est faite pour construire une nouvelle réalité politique et détruire les
conditions linguistiques de l’existence d’une représentation alternative. Le fameux Congrès de
1972 qui décida de l’adoption d’un « standard » spécifique de l’albanais est survenu peu après
la monopolisation du domaine de la pensée par l’idéologie communiste et l’expulsion violente
des religions par une large action « populaire ». Des foules de jeunes endoctrinés détruisent
les lieux de culte partout en Albanie, églises et mosquées, ou pire encore les transforment en
dépôts, étables ou salles de sport. L’action est aussi collective comme dans les communautés
cloîtrées traditionnelles. L’exécuteur de la loi est encore l’individu, mais avec une grande
différence.
A la fin des années ’60 quand on détruit les lieux de culte, la loi est subie par la
majorité des Albanais. Le Parti du Travail (ancien Parti Communiste) ne représente ni des
valeurs constitutives endogames de la société, ni un consensus général politique. D’ailleurs
l’idéologie communiste ne cache pas cette dimension de leadership forcé : le Parti et la classe
ouvrière doivent guider le reste de la société vers la construction du socialisme à travers une
lutte de classes féroce, car ils constituent la partie « émancipée » de la société et la seule
capable de venir à bout de ce projet majeur. La terreur physique et psychologique est la règle.
Des dizaines de milliers d’Albanais sont exécutés, emprisonnés, déportés ou transformes en
citoyens de deuxième catégorie.
Les idéologues du parti expliquent par exemple que les paysans ne peuvent pas
toujours comprendre ce projet, car ils représentent une classe plutôt traditionnelle et quelque
fois avec des tendances réactionnaires. Il faut donc expliquer à ceux qui veulent comprendre.
Il faut convaincre avec d’autres méthodes ceux qui ne veulent pas comprendre. Les analystes
du passé communiste considèrent souvent les élections de l’époque comme une farce. Mais
elles ne l’étaient pas, car elles avaient le rôle crucial de reproduction de la représentation
symbolique. Mais contrairement à des élections classiques des démocraties occidentales, dans
les élections albanaises la représentation est le résultat d’un viol politique.Il n’y a qu’un seul
candidat désigné par le Parti. Aucune alternative. Les citoyens votent à 100% pour lui. Il n’est
pas politiquement correct de voter au-delà d’une certaine heure et d’habitude à 6 heures du
matin les électeurs font déjà la queue par centaines devant les bureaux de vote. La production
de la représentation suit une logique semblable de la production de blé. Le blé dans les

30
champs et la représentation dans l’espace politique ne sont que des symboles matériels d’un
appui au projet commun. L’Histoire a désigné le Parti pour conduire vers le socialisme ; le
Parti connaît le méthode et la voie : quelle importance a donc le nom du candidat ?
Mais ce vote dépasse peut-être la simple reproduction de représentation : il constitue
un rituel de communion autour du Parti. L’image de cette communion n’est pas produite pour
la légitimité du Parti (tenue comme un a priori historiciste), mais pour remettre l’action de
chaque individu à sa propre place vis-à-vis du projet commun. Comme dans le cas du
Novlangue d’Orwell, la fabrication de la pensée par le langage est très importante. On crée un
langage militariste par lequel on construit le sentiment d’un encerclement constant. Des
« brigades » d’une entreprise déclarent tel mois de l’année « un mois d’attaque » ce qui
signifie un mois durant lequel les ouvriers vont travailler plus pour produire le double. Des
centaines de slogans remplissent les façades, les murs ou même l’intérieur des classes
élémentaires. « Le vote est une balle contre l’ennemi », « Nous mangerons de l’herbe, mais
nous n’allons pas trahir le marxisme-léninisme », « Travail et vigilance », etc. L’acte par
excellence de cette communication de soudure par l’ennemi impérialiste, est la construction
d’environ 300.000 bunkers38. Ces bunkers ont eu pour seule fonction la matérialisation de la
psychose de la menace extérieure et de permettre au Parti de garder le contrôle total du
pouvoir. Vient aussi à l’aide la terreur éveillée lors de la découverte régulière de « groupes
hostiles » ou « d’agents étrangers ».
Les mots changent aussi de signification. Ce qui aujourd’hui paraîtraient des jeux de mots
ridicules, à l’époque avaient un sens parfaitement intelligible : « la vraie démocratie, c’est la
dictature du prolétariat ».

1.4 Les débuts de la représentation démocratique

En décembre 1990 les étudiants de l’Université de Tirana protestent contre les


conditions misérables de vie dans la cite universitaire. Or le message est lancé dans un
contexte précis. C’est le temps de la chute des murs partout en Europe de l’Est et on sent très
vite que la révolte signifie autre chose. Les demandes initiales sont vite doublées par des

38
Le responsable de la construction, le Général Alfred Moisiu, a été obligé de fournir une « vérification » de la
solidité de ces bunkers en s’abritant à l’intérieur de l’un d’eux, tandis qu’il était bombardé de l’extérieur. Un
symbole à lui seul des transformations sociales et politiques de l’Albanie, le Général en question est devenu
président de l’Association pour l’Intégration Atlantique (l’OTAN) avant d’être élu Président de la République en
2001, suite à un consensus entre la majorité (socialiste) et l’opposition (Parti Démocratique).

31
demandes politiques dont une, spécialement, met en question directement la nature du
régime : le pluralisme politique. Le régime communiste fait une dernière tentative de
résistance idéologique en interprétant les cessions comme une « amélioration » du régime
socialiste. Mais il est déjà trop tard. Les premières élections pluralistes sont manipulées par le
régime et lui permettent de garder le pouvoir pour 12 autres mois. En mai 1992 un victoire
écrasante du tout jeune Parti Démocratique lors d’élections anticipées, donne le coup de grâce
au régime et termine sans violence une dictature communiste longue d’un demi-siècle. Le
Parti Démocratique n’a pas de véritable base idéologique unique. Ses premiers députés
représentent tout albanais qui ne veut plus du communisme : des intellectuels, des ouvriers,
des paysans, d’anciens prisonniers politiques, d’anciens propriétaires, d’anciens monarchistes,
etc. La différentiation de la représentation interviendra un peu plus tard, lorsque une partie de
ces citoyens ne se sentent plus représentés et se dirigeront vers des partis mineurs qui
défendent des intérêts sociaux spécifiques. Tel est le cas du Parti Républicain, un parti
conservateur qui défend les intérêts des anciens propriétaires. D’autres partis seront créés
suite à la scission, au sein du Parti Démocratique, causée par l’autoritarisme du nouveau
Président du pays, Sali Berisha.
L’installation d’une démocratie représentative accélère le re-positionnement politique
de ceux qui avaient été les premiers leaders de l’opposition. Cela prend des dimensions
paradoxales : le Président, démocrate lui-même et cardiologue reconnu, avait été secrétaire du
parti dans l’Université de Tirana, deux futurs premiers ministres socialistes (Pandeli Majko et
Ilir Meta) faisaient parti de la première opposition de décembre et se sont positionnés
maintenant avec leurs anciens adversaires, Fatos Nano, chef de plusieurs gouvernements
socialistes dans la nouvelle démocratie albanaise et qui avait été un des collaborateurs de la
« veuve noire » du dictateur dans le sinistre Institut d’Etudes Marxistes-Léninistes. Le chaos
idéologique correspond au chaos social et économique. L’Albanie est de loin le pays le plus
pauvre d’Europe. La société albanaise est une société horizontale sans de véritables structures
sous forme de classes. Les cadres du Parti ont vécu la même misère économique pendant la
dictature et exception faite de cas particuliers, n’ont pas d’avantages dans un marché
concurrentiel.
Le parti socialiste pourra cependant s’assurer le soutien majoritaire de quelques
couches spécifiques d’électeurs. Il s’agit surtout de ceux dont, au temps de la dictature, leur
position leur permettait un statut social enviable. Ils sont anciens cadres de l’administration,
anciens militaires ou policiers, membres de la police secrète, cadres du parti, etc. Tous ces
gens se retrouvent dépossédés de travail et surtout de statut social. Comme si cela ne suffisait
pas, ils sont aussi la proie d’un langage anti-communiste de la «décommunisation» de la

32
sphère publique que le nouveau gouvernement a entreprise. Il est cependant difficile de
peindre un tableau général des clivages sociaux. Il semble que la carte sociale de ces clivages
soit plutôt une imbrication de plusieurs facteurs dont aucun n’est prépondérant. On ne peut
pas, par exemple, parler d’une proximité politique spécifique des différentes couches sociales
verticales. Par contre, le sociologue se trouve face à la tâche énorme de redessiner localement
des microcartes à l’intérieur de chaque couche en combinant plusieurs facteurs endogames.
Les tentatives de construire des équations simples ont échoué.
Par exemple, une explication utilisée au milieu des années ’90 reposait sur la
redistribution des propriétés terriennes aux anciens propriétaires. Elle supposait que les
paysans chrétiens (catholiques et orthodoxes) devraient préférer continuellement le Parti
Socialiste au Parti Démocratique, car ce dernier réaliserait le retour des propriétés aux anciens
propriétaires d’avant ’45, ce qui intéressait surtout les paysans musulmans qui avaient les
meilleures terres. L’hypothèse est largement démentie par les premiers sondages sérieux et le
facteur religion ne représente aucun intérêt pour y construire les catégories sociopolitiques et
les préférences relatives39.
L’argument d’une tendance des paysans à préférer le Parti Socialiste a aussi été
démenti. Lors des premières élections pluralistes de 1991 ils ont sûrement contribué à la
défaite du Parti Démocratique, hors manipulation des élections. La peur d’une réforme agraire
à l’inverse (de celle faite par les communistes en 1946) y était pour beaucoup40. Mais un an
après il n’est guère possible de tirer la même conclusion. Les premières années de contact des
albanais avec la démocratie ont été difficiles. Lors des premières manifestations anti-
communistes de 1990 les slogans principaux étaient « Liberté, démocratie » et « Nous
voulons l’Albanie comme toute l’Europe ». Le premier est surtout politique. Le deuxième
revêt une autre signification. Les événements ultérieurs semblent montrer que le sens donné à
cette demande n’est pas vraiment politique, mais presque exclusivement économique. A la fin
des années ’80, les albanais étaient au bord de la famine. Souvent, au lieu d’un régime
politique, la démocratie était comprise comme un système économique prospère. Ce qui était
le plus envié à l’Occident étaient, non pas le système politique (que d’ailleurs on ne
connaissait pas vraiment), mais le standard de vie et l’image créée par les premiers
39
Il s’agit d’une série de sondages réalisés notamment en 2005 par des chercheurs, mais aussi à des fins
électorales. Ces sondages s’accordaient dans leur conclusion sur le fait qu’il n’y avait pas d’influence spécifique
de la religion sur le comportement électoral. Ils ont été réalisés par The National Democratic Institute (une
organisation non-gouvernementale américaine), Qendra për Studime Humanistike « Gani Bobi » de Pristina et
même BG & R, une compagnie américaine de lobbying et de gestion des campagnes électorales qui a été
employée par le Parti Démocratique.
40
Fuga Artan (2000), Les identités péripheriques. L’Harmattan, Paris.

33
témoignages vécus de l’Etat-Providence qui venaient des immigrants albanais en Italie ou en
Grèce.
Il semble pourtant que le nouveau gouvernement ait donné la priorité à une
transformation politique selon ses propres termes. La transformation de l’administration (la
version albanaise du « spoil system ») a été faite rapidement et les anciens cadres ont vite été
remplacés, parfois même par des militants du PD qui ne possédaient pas les acquis
nécessaires. Des cours de droit de six mois et à leur terme un diplôme censé remplacer les
diplômes universitaires manquants, symbolisaient la volonté du gouvernement d’effacer toute
trace du communisme.
Mais l’anti-communisme n’était pas simplement un principe d’action. Il était surtout
un instrument puissant de pouvoir. Il était utilisé pour souder les électeurs autour d’une
majorité politique chimérique, dont le seul axe unificateur était précisément la révolte
originelle et la destruction du communisme. La « lutte » contre le communisme ressemble
beaucoup à la fameuse « lutte des classes » proclamée et alimentée en continuité par le Parti
Communiste. La seule différence résidait dans le fait que l’anti-communisme n’avait pas de
traits violents. Le modèle Ceausescu n’as pas été appliqué en Albanie et la veuve du dictateur,
Nexhmije Hoxha, accusée d’être la Lady Macbeth communiste (á l’image d’Elena Ceausescu,
la femme du dictateur roumain) a été condamnée paradoxalement pour des abus financiers de
faible importance en causant une déception forte chez ceux qui avaient souffert de la violence
du régime.
Le manque de réaction organisée contre les représentants du régime démontre la
priorité de l’usage politique de l’anti-communisme. Il a été surtout utilisé pour nettoyer
l’administration et créer les fondements d’un clientélisme moderne politique et économique,
mais aussi comme un instrument de mobilisation et d’unification. Cela est renforcé par le
manque d’une idéologie centrale dans les programmes du Parti Démocratique, un parti qui se
déclare de droite, mais qui n’a pas grand-chose de droite. Pendant les années 1992-1997, les
privatisations ne sont pas conclues, le problème crucial des propriétés n’est pas résolu, le
marché financier est à sa primitivité et l’Etat contrôle la majeure partie de l’activité
économique. L’Albanie a une moyenne de croissance de 9% par an, mais cela ne suffit pas à
combler l’énorme décalage économique par rapport au reste de l’Europe.
En 1993, juste peu de temps après avoir gagné largement les premières élections
démocratiques parlementaires, le Parti Démocratique perd les élections locales. Cette défaite
étrange a été mise sur le compte de la déception vis-à-vis des attentes de changements rapides.
En 1994, le Président Berisha propose lors d’un référendum une nouvelle Constitution qui
devrait transformer l’Albanie en une république présidentielle, sans vraiment le dire. Le projet

34
est rejeté par les électeurs. En 1996, le Parti Démocratique croit comprendre le message et ne
veut plus prendre des risques : les élections parlementaires sont manipulées largement et la
droite crée une majorité grotesque dans le parlement, lequel est boycotté par l’opposition
socialiste. En 1997, la chute de quelques entreprises rentières spéculatives entraîne des
révoltes populaires et finalement la rotation du pouvoir en faveur des socialistes.
Le Parti Démocratique a essayé d’exploiter jusqu'à la fin l’anti-communisme. Même les
révoltes de 1997 ont été considérées comme œuvre des anciens communistes. 4 ans plus tard
le Parti Démocratique utilisera le même mécanisme, mais cette fois l’anti-communisme n’est
plus à l’ordre du jour. Le nouveau moteur du langage démocrate sera l’anti-corruption. Cette
fois la tentative échoue et la manipulation par les socialistes des élections n’a pu camoufler un
manque de pouvoir mobilisateur universel de l’opposition.
L’entrée en jeu des sondages peut nous aider à comprendre ce mécanisme par les données
empiriques qu’ils fournissent, comme on le verra plus tard au cours de ce travail. Comme en
1990, lors de la chute du communisme, le facteur prioritaire pour les électeurs n’est pas
d’ordre moral ou politique, mais économique. En voulant s’imposer dans l’espace public
comme « l’incorruptible », Berisha, ne voit pas que ce qui importe surtout aux albanais n’est
pas la dimension morale ou politique de la corruption socialiste, mais les conséquences
économiques que cela entraîne : le chômage et la pauvreté.

***

L’analyse que j’ai faite de l’histoire de la représentation et de la démocratie en Albanie est


importante parce qu’elle fournit des outils pour l’évaluation des thèses qui voient dans
l’histoire d’un pays un variable important pour l’explication de la situation actuelle. Plus tard,
au cours de ce travail, je montrerai dans quelle mesure l’héritage politique peux servir a
expliquer le présent, mais aussi, dans quelle mesure, les tendances a tout expliquer par
l’héritage politique peut être erronée. Sans nier donc, l’importance du passé, je mettrai
l’accent surtout sur l’intentionnalité des acteurs politiques et de leurs choix stratégiques.

35
2. DYNAMIQUES SOCIALES ET STRUCTURATIONS

Toute analyse de la représentation et de la communication qui lui sert de moteur est fondée
sur quelques questions fondamentales : qui est représenté ? Qui représente? Qu’est-ce qui est
représenté? Dans quel contexte? Toutes ces questions soulignent l’importance de la
connaissance de plusieurs facteurs sociaux, conjoncturels et institutionnels propres à chaque
pays, parallèlement à un choix des principes retenus pour leur valeur universalisante sous
forme normative et qui sont souvent présents sous leur forme constitutionnelle.
Dans ce chapitre j’essayerais d’analyser les spécificités sociales du contexte albanais de
la représentation pour pouvoir ensuite aborder leur influence sur les relations de
représentation. Ce contexte échappe aux limites étroites de la théorie classique de la
démocratie, comme par ailleurs les parcours de la plupart des pays de l’Europe de l’Est. Il ne
peut pas être classifié exhaustivement dans une catégorie plus large de transitions vers la
démocratie des régimes post-autoritaires ou post-totalitaires, car le contexte albanais est
complètement différent des contextes des pays d’Amérique Latine, pour ne donner qu’un
exemple. Même à l’intérieur de l’espace transitionnel de l’Europe de l’Est on peut trouver des
constructions différentes pour les institutions démocratiques. La nature, le champ d’action et
l’influence des institutions dans des pays comme la Hongrie et la République Tchèque sont
différents de ceux d’autres pays comme la Bulgarie ou la Slovaquie41.
Il s’agira avant tout de faire une carte de la dynamique sociale qui sert de base à la
représentation, pour pouvoir dans un deuxième temps vérifier les thèses de la sublimation des
conflits sociaux par les structures et les rapports de représentation. La tâche est difficile à
cause du manque de recherches professionnelles. Cependant, les résultats de plusieurs
sondages, enquêtes d’organisations internationales et même les résultats de scrutins peuvent
aider à capter la logique du fonctionnement des rapports de représentation. L’exposé du
premier chapitre pourra permettre d’évaluer les possibilités d’une influence des éléments
culturels (notamment des valeurs) sur les relations de représentation et surtout sur la nature
possible de ces relations. Il faudra avant tout définir un cadre conceptuel de la viabilité de
l’usage d’outils culturels ou traditionnels en évaluant des points de vue souvent antagonistes
et en même temps déterminer les modalités, la portée et les limites d’une approche
culturaliste.

41
Voir Elster Jon, Offe Claus, Ulrich Preuss, (1996), Institutional Design in Post-Communist Societies.
Rebuilding the Ship at Sea. The Cambridge University Press, Cambridge.

36
La question de la représentation, (ou plutôt les trois premières questions mentionnées plus
haut), anime des débats importants théoriques et normatifs, mais aussi des débats sur
l’interprétation des résultats des enquêtes empiriques. Ces analyses sont donc nécessaires pour
procéder, dans le prochain chapitre, à l’adoption d’un point de vue théorique initial et un
concept spécifique de la représentation avant d’analyser les modalités de la production de la
représentation en Albanie. Pour illustrer mes points de vue et en vérifier la validité, je
procéderai à l’analyse de quelques exemples au cours du chapitre, surtout au niveau de la
création des identités collectives qui jouent un rôle important dans les processus de
représentation.

2.1 Une société sans classes?

Une des difficultés principales d’une analyse de la carte sociale est le choix des
instruments conceptuels. Faut-il adopter une vision holiste marxiste et voir les classes sociales
comme des collectifs structurés par leurs relations aux moyens de production dans une
situation conflictuelle avec d’autres classes et avec une conscience collective de leur existence
et intérêts ? Ou plutôt s’appuyer sur une approche nominaliste weberienne qui ne voit les
classes que comme un découpage social parmi d’autres déterminé par les critères du
chercheur, partageant les mêmes chances de vie, mais sans avoir nécessairement une
conscience collective de classe ? Aux débats animés dans les sociétés capitalistes
traditionnelles, s’ajoutent, dès qu’on se déplace dans les réalités post-communistes, les
caractéristiques d’une structuration bouleversée par le choc des changements de régime.
Il est clair que 15 années de transition capitaliste (ou presque) ne sont pas assez pour une
nouvelle structuration complète des sociétés qui sortent de régimes égalitaires. Si les
différentiations du statut économique à la chute du communisme sont peu signifiantes, des
premières différentiations peuvent être conceptualisées à travers les rapports que les individus
entretiennent avec les nouvelles structures étatiques qui définissent (dans une échelle relative)
des nouveaux statuts sociaux par rapports à des anciens statuts. Dans cette proto-structuration
initiale mise en route par la décommunisation et le “spoil-system42” “originel” la primauté

42
Le « spoil system » a pris en Albanie les formes radicales d’un remplacement massif des cadres de l’ancienne
administration de l’époque communiste, par des nouveaux cadres fidèles au Parti Démocratique. Justifie en 1992
par la décommunisation, le « spoil system » a été mis en place plusieurs fois dans les années à venir, suivant les
rotations politiques entre les deux partis majeurs, ou même les rotations intérieures comme celle du Parti
Socialiste en 2001.

37
revient au politique et non pas au économique. L’appartenance politique individuelle se
superpose aux appartenances très pâles socio-économiques. Rappelons-nous que dans le
régime communiste les différentiations ne sont pas tellement catégorielles, mais individuelles.
Elles se construisent sur les relations individuelles et non collectives que les personnes
entretiennent avec le parti-Etat, exception faite des catégories persécutées par le régime dans
le cadre de la « lutte des classes ». Tout cela était facilité par une mobilité sociale forcée,
symbolisée et forgée aussi par des pratiques sociales qui mettait chacun (plusieurs fois par an)
à la place des ouvriers (actions collectives de constructions, infrastructures, etc.), ou à la place
des paysans (actions collectives dans la campagne), ou à celle des soldats (exercices fréquents
militaires ou stimulations de mobilisations collectives). Si la majorité de la nomenklatura
communiste était formée d’anciens ouvriers ou fermiers43, dans l’autre sens, les membres de
familles des “ennemis de classe”, malgré leur diplômes éventuels, sont “déportés”
professionnellement vers des métiers d’ouvriers ou fermiers non qualifiés en guise d’
« éducation ».
L’espace de ce travail ne permet pas le luxe d’une élaboration très poussée conceptuelle.
Pour ne pas désarmer facilement les concepts utilisés d’habitude dans la littérature
scientifique, j’essayerai d’introduire un certain élément de flexibilité pour les adapter à la
réalité spécifique Albanaise44. Si cette démarche ne se montrera pas efficace il faudra
procéder à une autre conceptualisation des dynamiques sociales. Je commencerai par choisir
initialement une définition qui me semble aider à dépasser les problèmes immédiats du
concept marxiste de classe (défini par le rapport aux moyens de production et une conscience
de classe) et qu’il faut tester dans l’analyse structurelle d’une société post-égalitariste en
pleine évolution comme celle albanaise. Je procéderai à une reformulation de ce concept après
une analyse de la logique des structurations de la transition pour pouvoir rendre compte de la
réalité actuelle.
Cette conception initiale se concentre spécialement sur l’évaluation des inégalités
économiques (et non exclusivement sur les inégalités dans le système de production) et sur le
sentiment d’identité de catégorie (une composante identitaire temporelle: imperméabilité à la
mobilité intra et intergénérationnelle, une composante symbolique : partage d’un habitus
commun, et une composante collective : la capacité à formuler et à promouvoir les intérêts

43
L’exemple caricatural est celui de Lenka Çuko, Ministre de l’Agriculture qui avait été une fermière formée
pour l’élevage des vaches.
44
La démarche est paradoxale par son aspect temporel. Si une des questions principales dans les analyses des
dynamiques sociales à l’Ouest est “Est-on arrive à la fin des classes ?”, en Albanie il nous faudra commencer par
la question “Est-on arrivé à une société de classes?”

38
catégoriels propres)45. Un élément important à ajouter à ce concept est le fait mentionné plus
haut, à savoir que les premières structurations importantes après la chute du communisme se
font à partir du positionnement de l’individu par rapport au nouveau pouvoir (appartenance
aux structures du parti communiste, position dans l’ancienne administration, etc.).
Une des “victoires” radicales de la dictature communiste en Albanie a été de rendre tous
les albanais économiquement égaux, c’est-à-dire (parmi autres choses, mais surtout) tous
pauvres. En 1991, au moment de la chute du régime il n’y a pas de différences visibles de
niveau de vie entre les différentes catégories sociales. Les simples cadres communistes ne
font pas exception. La seule exception est représentée par les membres de la haute
nomenklatura communiste, un groupe très restreint et isolé qui vit à Tirana dans une sorte de
“cité interdite”. L’aplanissement économique et social des individus s’était achevé au début
des années ’80 avec la collectivisation finale des derniers animaux domestiques des paysans.
Le parti contrôlait dans les détails non seulement la production, mais aussi la distribution et
même la consommation des biens. Cette dernière avait été rendue inévitable à cause de la
pénurie des années ’8046. De l’autre coté le régime communiste avait réussi à détruire les
anciennes catégories sociales de l’avant-guerre par une féroce « lutte de classes ». La réforme
agraire de 1946 a exproprié tous les propriétaires fonciers et a distribué la terre aux paysans
selon le principe “la terre appartient à celui qui la travaille”. Cette réforme peut avoir eu un
certain rôle pour attirer la sympathie, envers les communistes, d’une partie des paysans
pauvres et dépourvus. Cependant son effet a vite été relativisé par la création – initialement
“volontaire”, puis obligatoire – de coopératives sous l’exemple du kolkhoze soviétique.
Le coup de grâce à la propriété privée a été donné à partir de 1970. Cela a commencé
par rendre obsolète le marché privé des paysans et s’est terminé par la collectivisation des
animaux domestiques qui restaient encore dans les maisons des paysans. Une expropriation
semblable a eu lieu dans les zones urbaines aussi. Les représentants de l’aristocratie ou de la
bourgeoisie qui n’avaient pas pu s’enfuir à l’étranger ont été dans un premier temps
expropriés complètement, puis déportés, emprisonnés ou exécutés. La « lutte des classes » a
pris donc sa forme de destruction physique sans se limiter à la transformation de la propriété
sur les moyens de production.

45
J’utilise un concept employé de manière surtout implicite dans la littérature sociologique. Pour une définition
plus détaillée de mon point de départ voir Chauvel Louis (2001).Le retour des classes sociales ? Dans la Revue
de l’OFCE, 79, page 316-318.
46
D’ailleurs le Parti du Travail avait déjà préparé symboliquement le peuple pour des pénuries à venir.
Rappelons le slogan écrit partout dans les murs des bâtiments collectifs: « Nous mangerons de l’herbe, mais nous
ne trahirons jamais le marxisme-léninisme. »

39
A la chute du régime, en 1991, les albanais ne possèdent aucune propriété, hormis leurs
vêtements. Les premières voitures privées ont parcouru les rues de Tirana en début 1992.
Quelques mois plus tard, le Parti Démocratique, qui venait de gagner les élections pluralistes,
a privatisé les appartements qui étaient jusqu’alors propriété de l’Etat. Ces appartements,
vendus à des prix symboliques pour les familles qui y vivaient, ont rendu massivement aux
albanais le sens perdu de la propriété privée.
L’analyse du langage reste toujours un des meilleurs moyens pour comprendre la
perception que les individus ont du politique. Cela vaut aussi dans le cas de traitement que les
albanais réservent au vocabulaire de la dictature. Jusqu’en 1990 des termes comme “classe
ouvrière”, “bourgeoisie” ou “lutte des classes” font partie de la reproduction courante du
pouvoir au niveau individuel et collectif. A partir de 1991, ces termes deviennent la caricature
d’eux mêmes et ne sont utilisés que pour faire de l’humour ou pour illustrer le ridicule de la
dictature. Ils perdent leur sens en même temps que leur légitimité47. Cette de-légitimation du
langage communiste ne s’accompagne pas toutefois d’une acceptation sans conditions du
nouveau vocabulaire. Le terme “businessman” s’attache en général à l’image de quelqu’un
qui cours derrière l’argent et qui n’a pas de scrupules. Sans se rendre compte, on a détruit la
légitimité de l’ancien langage communiste, mais pas son influence sur le présent. La valeur
sociale et la légitimité du nouveau langage sont toutes à refaire de zéro. Voilà pourquoi les
premières représentations lors des émissions d’humour ou dans les comédies télévisées et
théâtrales sont celles des anciens cadres du parti ou des “businessmen”. L’opposition est
fausse. Le sentiment produit est celui d’un désenchantement du capitalisme mis en face du
passé dictatorial comme un choix désormais délégitimé et inacceptable.
La conceptualisation sociale et économique pourtant doit être refaite sur des nouvelles
différentiations. La grande majorité des individus se retrouve dans une situation semblable à
celle d’une abstraction théorique parfaite : conditions égales et chances égales. En général on
met les différences économiques au fondement de la différentiation sociale. Dans l’Albanie de
1991 les différences économiques sont nulles. La différentiation ne peut dès lors être faite que
sur des différences négatives. Non pas sur ce que certains ont plus que d’autres, mais surtout
sur ce que certains ont perdu en devenant comme tous les autres. La situation économique
était déjà semblable plus ou moins pour tous pendant le régime communiste. Par rapport au

47
Il est intéressant de voir comment le nom de Marx disparaît des salles d’université. On parle de social-
démocratie, mais pas vraiment de Marx. Pour un étudiant moyen il n’y a pas tellement de sens d’analyser
sérieusement sa pensée. Les premières discussions entre étudiants ou enseignants étrangers sur Marx
s’accompagneront souvent de l’expression « Vous ne savez pas ce que c’est que le communisme».

40
niveau de vie moyen d’un citoyen européen, en 1991, les différences entre les albanais
privilégiés et ceux privés de tout étaient presque invisibles.
La différence principale originelle reste donc celle du statut social. Certaines catégories
jouissaient d’un statut privilégié, fondé surtout sur l’appartenance aux structures du parti ou
aux structures de l’administration. Ce statut pouvait être celui du chef d’une coopérative, celui
d’un secrétaire du parti dans une entreprise d’Etat, ou celui d’un officier de l’armée. La chute
du communisme a dévalorisé ces statuts. Souvent la dévalorisation s’accompagne également
du chômage. Tel est le cas de beaucoup de militaires qui ont subi la réforme de l’armée et se
sont retrouvés au chômage en perdant en même temps leur statut et leur salaire, suite aux
réformes obligatoires sur une armée autant surdimensionnée qu’inutile. Les vecteurs du
mouvement vers la précarité n’obéissent pas aux règles classiques. Le chômage, causé par les
réformes, est une source importante, mais le « spoil system » aussi, frappe en priorité ceux qui
ont un certain niveau d’éducation et qui par conséquent travaillaient pour l’administration,
l’armée ou les structures du parti communiste.
Les premières reformes démocratiques ont agi différemment sur les catégories sociales.
Ainsi, contrairement aux militaires, les médecins n’ont généralement pas souffert des
réformes. Le premier dépouillement de l’administration communiste en 1992 a servi à créer
des groupes entiers qui se voient exclus politiquement et économiquement. Sous les slogans
de la de-communisation du pays, des milliers d’individus sont licenciés et remplacés par de
nouveaux venus. Cette démarche peut aider à comprendre pourquoi la représentation des
différentiations des intérêts sociaux en politique se construit souvent horizontalement et non
pas verticalement. Le “spoil system” crée des groupes d’exclus, mais on ne peut pas définir
ces groupes par leur appartenance socioprofessionnelle. Ces individus ont été remplacés par
d’autres, souvent de même origines sociales, mais fidèles au Parti Démocratique. Ils n’ont pas
été exclus en tant que fonctionnaires publics ou membres d’une catégorie sociale distincte,
mais en tant que fonctionnaires communistes. D’où l’impossibilité de définir un groupe de
fonctionnaires qui remettrait tout entier ses intérêts dans la main d’un parti ou se sentirait
mieux représenté par un parti plutôt qu’un autre. Dans ce même groupe de fonctionnaires
nous avons ainsi, d’anciens fonctionnaires qui sont plutôt proches du Parti Socialiste (et qui
deviendront encore partiellement des fonctionnaires lors de l’application d’un nouveau “spoil
system” à l’envers lors de la reprise du pouvoir par les socialistes en 1997) et des
fonctionnaires qui voient leur sort lié inextricablement avec celui du Parti Démocratique qui
les a “embauché”. Le critère de la différentiation n’est donc pas la différentiation préalable
sociale, mais le clientélisme massif.

41
Il y a évidemment des exceptions. Les militaires ont été licenciés en masse, pas
seulement parce qu’ils présentent un danger d’inertie, mais surtout parce que l’armée de
l’ancien régime n’est plus nécessaire pour les nouvelles tâches de défense. En fait, la
militarisation du pays était fonction de la création d’une psychose d’encerclement constant
par les “impérialistes anglo-américains” et les “social-impérialistes soviétiques”. Le pays n’a
plus besoin d’une énorme armée qui n’a plus de fonction. Par conséquent la plupart des
militaires doit quitter les postes sans être pourtant remplacée, contrairement aux cadres de
l’administration, dont les effectifs ont été réduits, mais évidemment pas complètement. Cela a
pu servir comme un “péché originel” du PD que ces militaires n’ont pas oublié et qui les
poussent majoritairement à supporter les anciens communistes du Parti Socialiste, auprès
desquels à l’époque ils jouissaient d’un statut socio-économique enviable. Il est important de
souligner que contrairement à d’autres pays en phase de transition, l’armée n’a joué aucun
rôle en Albanie, malgré les réformes profondes qu’elle a subies. Plus qu’à l’armée elle-même,
le mérite revient aux élites politiques, soit communistes lors de leur chute, soit démocratiques
en 1997, qui n’ont pas voulu ouvrir la boite de Pandore dans des situations critiques. La
caractéristique principale des situations de conflits violents a été la désactivation immédiate et
quasi automatique des structures militaires (fin 1990, début 1997). En 1997, le chaos a été
délibérément préféré au conflit civil. Face aux manifestations des foules irritées, les dépôts
d’armes et les centres militaires ont été abandonnés sans pratiquement aucune résistance de la
part de l’armée. Pendant tout le mois de mars, quand le gouvernement avait plus ou moins
perdu le contrôle du pays, l’armée était complètement absente et inexistante. A tel point que
presque toutes les armes légères de l’armée ont été prises par des civils, tandis que des
dizaines de pièces d’artillerie de l’armée albanaise ont été vendues en Monténégro pour leur
valeur de métal.
Un autre groupe important qui aurait une tendance quasi automatique à se mettre contre
les changements démocratiques pourrait être celui des anciens cadres de base du parti
communiste. Il faut toutefois relativiser l’encadrement. Ces cadres sont éparpillés dans toutes
les entreprises et les institutions. L’ironie du sort veut que le leader de l’opposition anti-
communiste, Sali Berisha soit, lui aussi, un ancien secrétaire de base du parti communiste. Tel
est le cas aussi de quelques autres représentants du Parti Démocratique. Il est cependant
prévisible que la force organisationnelle bien reconnue du Parti Socialiste soit fondée
précisément sur ces anciens cadres. Les sondages mettent clairement en évidence la
prépondérance du niveau d’organisation du Parti Socialiste par rapport aux autres partis. Le
seul parti qui le devance est le Mouvement Socialiste pour l’Intégration, une récente fraction
du Parti Socialiste (2004) qui a hérité une partie de ses structures. Ainsi parmi ceux qui se

42
déclarent membres d’un parti politique à la veille des élections parlementaires de 2005, 41,3%
sont des membres du PS, 32,1% du PD et 9,2% du MSI48. Le contraste est visible si on tient
compte du fait que les élections ont été gagnées par le PD. Les démocrates gagnent en
sympathisants ce qui leur permet de gagner aussi les élections. Pour le PS, le rapport membres
du parti/sympathisants est de 1 / 4,24, pour le PD le rapport est de 1 / 5,51 et pour le MSI 1 /
1,8.
Ces groupes croisent largement les grandes stratifications sociales albanaises, telle que
celle village/ville. A la sortie du communisme la société albanaise est surtout une société
rurale. 60% de la population vit dans les villages. Les rapports ont changé lors des dernières
années suite à une croissante urbanisation de la population et une forte concentration dans les
villes, surtout à Tirana, la capitale. Cependant au moins la moitié des albanais vivent encore
dans des zones rurales. Les problématiques rencontrées par cette catégorie de population sont
spécifiques selon la location géographique. Les villages du Nord restent privés des effets de
l’économie de marché, faute d’une infrastructure normale et d’investissements. Une bonne
partie des ressources de ces zones était constituée par les richesses minières qui ont été
abandonnées pour manque de rentabilité immédiatement après la chute du communisme. Ces
zones sont aussi les plus conservatrices et gardent encore quelques modalités de vie
communautaire. La situation est semblable pour des zones rurales montagneuses dans le nord-
est, l’est et le sud-est du pays. L’isolation géographique est un facteur déterminant et
aggravant. Ces zones ont aussi une forte tendance à l’immigration. La chute du communisme
n’a pas changé grand chose pour eux : le processus de la distribution de la terre en 1991 n’a
pas vraiment de sens au cœur des montagnes.
La situation est relativement différente pour les zones rurales dans les plaines, sur la
côte Adriatique et la mer Ionienne. Ce qui a surtout aidé ces zones est le fait de se trouver à
proximité de villes et d’avoir accès plus facilement à l’immigration en Grèce et en Italie. Le
tourisme de la côte est un phénomène qui facilite le développement, mais il est assez récent.
Les changements d’attitudes politiques dans les zones rurales n’ont rien de spécial par rapport
aux changements généraux. Ainsi, dans les premières élections pluralistes de 1990, les
paysans votent majoritairement pour le parti communiste. La raison principale est la peur du
retour des anciens grands propriétaires fonciers suite à une victoire du Parti Démocratique49.
Cette peur a été alimentée par une puissante propagande des communistes encore au pouvoir.
La même année, dans le but de s’assurer définitivement le soutien des paysans, les

48
Maliqi Shkëlzen, Vrenezi Nait (2005), Skena politike dhe profili i elektoratit në Shqipëri. Dans Polis, Dita
2000, Tiranë.
49
Fuga Artan (2000), Les identités périphériques. L’Harmattan, Paris.

43
communistes - qui deviennent “des socialistes” - adoptent la fameuse Loi de la Terre nr.7501,
votée aussi par les démocrates. Cette loi fait une répartition proportionnelle des terres des
anciennes coopératives aux paysans. Elle ne reconnaît pas les anciens propriétaires et répond
aux intérêts de la majorité des paysans sur une logique du fait accompli. En plus la loi crée
une parcellisation considérable de la terre et l’interdiction de toute transaction (vente ou
achat) empêche l’entrée de ces nouvelles propriétés dans le nouveau marché capitaliste. La
distribution contribue à créer des inégalités même parmi les paysans, car la qualité des terres
n’est pas la même partout (par exemple: le nord-est est dominé par les montagnes, tandis que
la plupart des plaines se trouvent au sud-ouest). Les énormes problèmes d’irrigation et le vide
des institutions financières rendent difficile l’exploitation. Mais les paysans sont néanmoins
les premiers vrais propriétaires dans l’Albanie post-communiste.
Pourtant, contrairement aux prévisions, après s’être assuré la propriété, le vote des
paysans change de sens. Seulement un an après, leur vote permet la victoire du Parti
Démocratique, qui entre-temps avait tenté de donner les garanties nécessaires pour une
politique agraire prudente loin des demandes d’une partie des siens pour un retour des
anciennes propriétés. Le PD utilisera la même loi dans le domaine agraire, ce qui aura
plusieurs effets considérables socio-économiques.
Premièrement, la loi n’arrive pas à résoudre le problème des propriétés terriennes à
cause de la parcellisation et des procédures très complexes qui donnent lieu à des conflits
permanents entre les individus. Comme le montre Artan Fuga, ces conflits sont
multidimensionnels : ils défont les frontières catégorielles et opposent souvent les membres
d’une même famille50. De l’autre coté, la loi 7501 aliène le soutien des anciens propriétaires
au PD. Ils se dirigeront désormais vers d’autres partis de la droite, tel que le Parti Républicain.
Du point de vue économique, la lenteur de l’application de la loi et les conflits permanents,
ont privé le marché d’une valeur indispensable. Le PD a échoué à réaliser avec la terre ce
qu’il avait pu faire avec succès pour les appartements dans les villes, en les transformant dans
des propriétés directement injectables dans le marché immobilier et financier51.
Les personnes qui ont souffert directement de la dictature sont nombreuses. Ce sont des
anciens prisonniers politiques ou des déportés à l’intérieur du pays dans une situation de
précarité totale. Comme dans le cas des prisonniers politiques sortis des goulags soviétiques
lors du processus de de-stalinisation démarré en 1956, les victimes de la dictature communiste
albanaise retrouvent une liberté vide au sein d’une société qui ne sait pas comment les traiter.

50
Fuga, Artan (2001). Shtigje drejt guvës së gjarprit. Ora, Tiranë. (édition française: L’Albanie entre la pensee
totalitaire et la raison fragmentaire. Harmattan, Paris.) Page 148-152.
51
World Bank Office. (2006) Status of Land Reform and Real Property Markets in Albania. Tirana.

44
Une bonne partie est encore actuellement non intégrée. D’autres ont pu faire valoir leurs
souffrances pour profiter du « spoil system » ou, dans le cas des anciens propriétaires urbains,
profiter du retour des terrains dans les villes, une source cruciale de revenus dans une
économie où le secteur de la construction est un des plus importants.
Il est compréhensible que leur attitude politique soit bien déterminée. Mais elle est
déterminée négativement. Ces personnes soutiennent la droite, parce qu’ils ne peuvent pas
soutenir les prédécesseurs de ceux qui étaient leurs persécuteurs, qui d’ailleurs n’ont pas
caché leur aversion aux anciennes élites. D’ou un premier amour pour le PD et ensuite une
déception qui les poussera souvent, surtout les anciens grands propriétaires, à se tourner vers
des petits partis idéologiques et défenseurs directs d’intérêts comme le Parti Républicain ou
en 2005 le Mouvement pour le Développement National, conduit par les monarchistes et le
prétendant au trône, Leka Zogu. Leur déception du PD vient de l’incapacité de ce parti de
trancher sur la question brûlante du retour des propriétés. Jusqu’à la fin de la première
gouvernance démocrate, le problème des propriétés ne sera pas résolu. Le PD respectera
l’application de la chimérique Loi de la Terre nr.7501, ce qui ne résout pas le problème. 8 ans
de gouvernance socialiste ne font que projeter le problème dans le futur et prolonger le climat
de conflit social entre les anciens et les nouveaux propriétaires.
L’immigration massive intérieure des zones montagneuses vers les villes aggravera le
problème, pour autant qu’elle s’accompagne d’une occupation illicite des propriétés. Il s’agit
de propriétés d’anciens propriétaires qui à cause de la négligence de l’Etat se trouvent
maintenant à la main des nouveaux venus qui s’installent partout. Le fameux slogan
communiste de 1946 “La terre appartient à celui qui la travaille” est remplacé dans le langage
populaire par le slogan ironique “La terre appartient à celui qui l’envahit ”. Au moment de la
chute du communisme Tirana compte 300.000 habitants. En 2006 elle en abrite environ
800.000. La plupart des nouveaux venus vivent dans un premier temps dans des zones
semblables à des bidonvilles. La seule différence est que sous l’effet de l’immigration en
Europe, on trouve, au milieu de ces zones, des maisons et des villas quasi luxueuses. Si près
de la capitale, ces personnes sont pourtant aux marges de la société. Une proie facile au
clientélisme politique, le sport national des candidats aux élections.
Comme dans le cas des autres catégories, ils ne peuvent pas être classifiés comme cela
se ferait en France par exemple, dans une matrice de catégories socio-professionnelles ou
même une structure plus générale de classes. Parmi ces marginalisés il y a aussi des
enseignants, des ingénieurs, d’anciens militaires, des paysans-ouvriers de coopératives

45
agricoles communistes, etc.52 Le marché du travail n’arrive pas à les inclure à cause d’un taux
élevé de chômage (10% officiellement et environ 17% selon des estimations informelles. En
2005 l’aggravation du problème de la propriété est visible et pressante. Claus Offe le constate
à l’échelle régionale (Europe de l’Est) et fait la différence avec les autres pays en transition
démocratique, notamment ceux de l’Amérique Latine53:

“The Soviet Union and its satellites are faced with an acute and altogether different, as well
as more demanding, problem: the transfer of the hitherto state-owned productive assets to
other form of proprietors and, to this end, the creation of an entire new class of entrepreneurs
and owners…”

Arrivant encore une fois au pouvoir en 2005, le PD s’engage à résoudre ce nœud


gordien. Des modifications faites à la “loi de la terre” de 1991 rendent possible désormais la
restitution aux anciens propriétaires jusqu’à un maximum de 100 hectares. Cependant la
situation sur le terrain est trop compliquée pour être résolue avec un simple bricolage de loi.
220.000 constructions illégales ont été érigées sur des propriétés d’Etat et surtout sur les
propriétés des anciens propriétaires. Un premier conflit met face à face les anciens
propriétaires à ces nouveaux venus clandestins dépourvus. Le gouvernement du PD préfère
donner la priorité à ces derniers. Il décide de légaliser presque toutes les constructions
illégales sans tenir compte des droits de propriétés sur lesquelles elles ont été construites. En
revanche on promet aux propriétaires actuels ou aux anciens propriétaires qu’ils seront
dédommagés en argent ou en nature avec des propriétés équivalentes. Le processus de
légalisation a démarré à l’été 2006, tandis que celui de la restitution et compensation des
propriétés reste encore sur le papier pour les anciens grands propriétaires. Pourtant
l’importance de ces deux actions est immense. La légalisation des constructions illégales, au-
delà d’une confrontation directe avec le droit de propriété, permettrait de faire une injection
vitale sur l’économie à moitié informelle albanaise, comparable à celle de la “privatisation des
appartements » en 1992.

52
En 1994, ces nouveaux venus seront souvent appelés “tchétchènes” par les locaux, une analogie sinistre avec
les réfugiés “tchétchènes” de la première guerre dans la république soviétique. Ils reproduisent en Albanie les
images de réfugiés qui se déplacent en portant en un seul petit camion toute leur vie.
53
Offe Claus (1996), Varieties of Transition. The East European and East German Experience. The MIT Press,
Cambridge Massachusetts. Page 32.

46
La restitution (ou la compensation) des propriétés aux anciens propriétaires a beaucoup
plus de valeur54. Premièrement de par son effet sur le marché immobilier. Mais l’effet le plus
considérable est la formalisation complète du marché dans ce domaine et aussi
l’encouragement de la création de capitaux importants qui peuvent s’orienter vers les
investissements. On peut constater que ces groupes peuvent former des groupes d’intérêts,
mais aussi des groupes de perspectives communes. Les membres des premiers partagent des
intérêts similaires ou du moins une problématique similaire. Les deuxièmes partagent un
héritage commun social et politique. Cependant de grandes différences inhérentes à chaque
groupe persistent et rendent difficile une classification rigide. Parmi les paysans qui ont
bénéficié de la privatisation des propriétés des coopératives il y a ceux qui ont des terres de
bonne qualité et ceux qui reçoivent des terres d’une valeur insignifiante, il y a ceux qui
peuvent orienter l’usage de la terre vers des autres activités (tourisme dans la côte, ou
constructions autour des zones urbaines en élargissement) et ceux qui ne savent pas quoi en
faire. Dans une telle dispersion de probabilité l’initiative individuelle joue un rôle
considérable. Elle est soutenue par des facteurs secondaires familiaux, par exemple le fait
d’avoir un membre de la famille à l’étranger et d’exploiter ses aides en “cash” à financer
l’exploitation de la terre. Le résultat de ses différentiations est visible sur les cartes géo-
économiques de la pauvreté et du chômage. Le nord d’Albanie est largement en proie à ces
deux phénomènes, tandis que les taux les plus bas du chômage sont ceux des zones rurales du
sud.
Les anciens propriétaires présentent aussi les mêmes problèmes de catégorisation.
Certains parmi eux ont pu se faire restituer des propriétés dans les zones urbaines et profiter
du boom du secteur de la construction, tandis que des autres ont vu leur anciennes propriétés
(non reconnues) occupées par les immigrants ruraux, et d’autres encore viennent tout juste
d’entrevoir un espoir dans les modifications de la loi qui leur permettront (peut-être) de
récupérer leurs propriétés. De plus, le retour ou la compensation des anciennes propriétés se
fera de manière progressive, ce qui signifie que ce processus pourrait prendre jusqu'à 15 ans,
toujours si la bonne volonté politique ne s’égare pas chemin faisant. Cela complique encore
plus la prise de position de cette catégorie dans les structurations socio-économiques.

54
Des analyses purement économiques expliquent que le processus de la formalisation et de
l’institutionnalisation des droits de propriété est le critère fondamental de la réussite de la construction des
économies libres de marché dans les pays en transition. Voir: De Soto, Hernando (2003). The Mystery of
Capital: Why Capitalism Triumphs in the West and Fails Everywhere Else. Basic Books. New York.

47
Il est évident que le niveau des revenus (surtout des revenus du secteur public)55 n’est
pas un indicateur exclusif pour définir la situation socio-économique de ces groupes. Les
paysans des plaines du centre du pays profitent de la proximité des marchés urbains, de
meilleures chances d’éducation et de formation, de meilleures chances de mobilité sociale
aussi, de terres d’une haute qualité, et d’un usage plus efficace des infrastructures routières et
financières, etc. La conscience de groupe est difficile à cerner faute de recherches empiriques.
Mais pour autant qu’elle se définit par un positionnement conflictuel dans les structures
sociales on ne peut être sûr de son fonctionnement réel. Par exemple, les conflits qui ont
engagé les paysans dans la transition, au lieu de les confronter à d’autres groupes, les
confrontent souvent à l’un ou à l’autre. Tel est le cas de plusieurs villages où la distribution
des propriétés des coopératives peut être faite de deux manières irréconciliables : soit par une
distribution procédurale, soit par une distribution qui tient compte des limites des anciennes
propriétés rurales.
La situation est aussi dramatique pour les ouvriers. La fermeture de centaines
d’entreprises non rentables accroît leur chômage de manière substantielle56. Il s’agit surtout de
fermeture, la privatisation étant un phénomène plus lent dans le temps et plus limité
économiquement, surtout au début. Contrairement aux paysans ils n’ont généralement pas de
soucis catégoriels de propriétés. Ils ne sont des propriétaires potentiels qu’à travers leur passé
et non pas par leur attachement à un domaine et une modalité de production comme
l’agriculture. Parmi ces ouvriers il y a de nouveaux propriétaires de zones urbaines, des
personnes persécutées par le régime communiste, des ouvriers non qualifiés, ou des ouvriers
qualifiés pour des modalités de production qui n’existent presque plus, comme par exemple
l’industrie minière. Une partie d’eux va remplir les rangs des immigrés et constituera
paradoxalement une catégorie de revenus importants par rapport aux niveaux de vie moyens.
Pendant les années ’90 le taux des revenus per capita en Albanie est environ 10 fois inférieurs
à celui de la Grèce et 15 fois inférieur à celui de l’Italie, les deux destinations par excellence
des albanais. On perçoit par conséquent, pour ne donner qu’un exemple, une différence
énorme de revenus entre un ouvrier immigrant non qualifié (et sa famille en Albanie) et un
enseignant universitaire en Albanie. Il faut tenir compte du fait que l’Albanie compte environ
1 million d’immigrants à l’étranger avec 100.000 départ chaque année, tandis que les revenus
annuels représentent en 2001-2002 environ 600 million d’euros, ou autrement dit 9% du GDP

55
Grace a la corruption, plusieurs cadres de l’administration ont pu s’assurer des revenus illegaux enormes. Ils
n’est pas possible de les categoriser dans le meme groupe avec des autres cadres qui ont les memes revenus
officiels, mais qui ne profitent pas de la corruption.
56
The World Bank. (2004). Op.cit. Page 77-81.

48
du pays. L’immigration brouille les critères de catégorisation classique par sa portée
économique.
Table 1: Revenus de l’immigration extérieure 1994-2002

Source: The World Bank. (2004). Sustaining Growth Beyond Transition. An Economic Memorandum. Tirana.

L’industrie était le deuxième secteur pendant le régime communiste par sa contribution


au GDP, mais la chute du régime lui réserve un destin dramatique. Le secteur le plus
important devient celui des services qui contribue avec 46,3% du GDP pour un taux de
croissance annuel de 6.4% en 2003. Il est suivi par l’agriculture qui représente 24% du GDP
et 58% des emplois. Comme le montre la Table 2 les changements sont considérables.
Table 2: Contribution sectorielle au GDP 1990-2003

Source: The World Bank. (2004). Sustaining Growth Beyond Transition. An Économic Memorandum. Tirana.

49
Le syndicats ouvriers jouent un rôle important semblable (en principes d’action, mais non par
leur portée) à celui de Solidarnosc en Pologne, pour donner le coup de grâce aux communistes
en 1991 par une grève générale qui est suivie de la démission du premier ministre Fatos Nano
et la chute du gouvernement. Leur action s’aligne dans la longue lignée de paradoxes post-
communistes. Ces syndicats d’Europe de l’Est sont peut-être les seuls au monde qui font
valoir leur puissance par l’action dévastatrice contre la gauche pour porter au pouvoir la
droite. D’ailleurs en Albanie jusqu’à une certaine époque ils continueront à ne pas avoir
d’existence indépendante et seront même accusés d’agir pour la droite démocrate. Leur accès
à l’indépendance adviendra parallèlement à leur évanescence publique. Par ailleurs leur
principe d’action en 1991 n’est pas la défense des intérêts strictement catégoriels, mais une
vision générale du progrès qui passe par la destruction du communisme et ils sont les alliés
objectifs des étudiants contestataires, des victimes du communisme ou des nouveaux aspirants
au pouvoir.
L’action collective (symbolique ou sociale) des ouvriers albanais n’a rien de semblable
avec celle des ouvriers du capitalisme occidental, comme le montre E.P.Thompson dans le cas
du prolétariat britannique57. Il n’y a pas de preuves qui puissent vérifier l’existence d’une
identité collective active et encore moins d’une organisation animée par une axiologie ou une
déontologie catégorielle. La dernière action collective signifiante, une grève générale de large
participation ouvrière, remonte à 1991 et était une partie du mouvement anti-communiste. Les
actions collectives massives ouvrières (témoignant d’une identité, cohésion et solidarité de
classe) telles qu’on les voit en Europe Occidentale sont inexistantes en Albanie. Le seul
élément d’action collective présent est celui de réactions locales au niveau d’entreprises
(limitées dans l’espace et dans la participation).
L’action collective n’est pas vraiment encouragée par un cadre représentatif qui
condenserait les alliances sociales d’intérêt au niveau politique. Les partis majeurs albanais ne
sont que faiblement attachés aux clivages sociaux. Le PD beaucoup moins que le PS en tout
cas. En 1992 les démocrates entreprennent une démarche à deux dimensions : ils construisent
un espace politique unidimensionnel qui exclut idéologiquement les héritiers socialistes du
Parti du Travail (l’ancien parti communiste) de l’espace légitime politique et ils bâtissent un
parti de masse qui assume l’entière responsabilité de la construction démocratique en se
situant au-dessus des différentes catégories structurelles. Le résultat : en 1997, le PD, essayant
de représenter tous les albanais, ne représente plus personne. Dans les traces de l’analyse
d’Artan Fuga, les socialistes ou les anciens communistes se sentent exclus de la vie politique
et souvent même de la vie économique (par la perte de leur privilèges sociaux au temps de la
57
Thompson E.P. (1980). The Making of the English Working Class. Penguin Books, London.

50
dictature), tandis que les anciennes élites du pays se sentent trahies par le non-retour de leurs
propriétés d’avant-guerre58. Les deux exclusions permettent au PD de garder le contrôle total
du politique en Albanie. La politique albanaise n’assume et ne gère pas les clivages sociaux :
au contraire, elle les rejette au dehors, par une vision universelle de la démocratie.
Cette vision universelle, est précisément ce qu’elle a de commun avec la dictature. De
l’autre côté, l’alliance des socialistes avec des catégories spécifiques est forgée de manière
négative : ses électeurs sont avec le PS parce que le PD les a exclus (politiquement ou socio-
économiquement) ou parce que le PS n’a pas menacé leur niveau de vie par une négligence
totale face au problème des anciennes propriétés. Il faut ajouter un autre facteur qui, même si
potentiellement déployé dans les grandes lignes de cette alliance, est susceptible de leur
échapper par sa nature éphémère : le clientélisme économique très développé des socialistes.
L’Albanie est classée parmi les pays européens à fortes tendances aux inégalités
économiques. Cependant il ne parait pas possible de constater des structurations catégorielles
bien définies à partir des seules inégalités économiques, comme on peut le faire grâce aux
catégories socio-professionnelles en France.
On peut reprendre maintenant l’analyse pour pouvoir chercher et si possible reformuler
les structurations éventuelles de classe. Les recherches existantes (malheureusement rares et
insuffisantes) illustrent une structuration visible du point de vue des inégalités économiques
liées directement à leur sources comme par exemple le “cens cache” (pour parler le langage
de D.Gaxie59) de l’origine sociale sur l’éducation comme moyen de reproduction des relations
et des structures sociales60. Les cartes géographiques des niveaux d’éducation correspondent
quasiment avec les cartes de la pauvreté. Les déplacements continus de dizaines de milliers de
personnes des zones montagneuses et leur urbanisation forcée ont réduit le privilège du niveau
d’éducation et d’emploi qu’avait jadis la capitale. Il faut aussi ajouter les conséquences
sociales de l’extra-légalité, surtout dans le marché du travail, comme une source de
précarité61.
On peut raisonnablement penser à l’existence d’une identité relative d’appartenance
objective forgée sur un certain degré d’imperméabilité de la mobilité sociale, accentuée par

58
Voir Fuga, Artan (2001). Shtigje drejt guvës së gjarprit. Ora, Tiranë. (edition française: L’Albanie entre la
pensee totalitaire et la raison fragmentaire. Harmattan, Paris.) Page 129-130.
59
Gaxie, Daniel (1978). Le cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique. Editions du Seuil, Paris.
60
Poverty and education in Albania (2005). World Bank Office, Tirana.
61
Pour une analyse multidimensionnelle de ces conséquences voir : Portes, Alejandro & Castells, Manuel &
Benton, Lauren A. (1989). The Informal Economy. Studies in Advanced and Less Developped Countries. John
Hopkins University Press, Baltimore.

51
des inégalités économiques visibles, mais elle ne se borne pas facilement dans un cadre
d’uniformité de backgrounds sociaux, de niveaux d’éducations et de potentiels de ressources
économiques. On peut, par exemple, pendant toute la transition et même de nos jours, trouver
des personnes qui devraient être placées arbitrairement dans les catégories à revenus
modestes, mais qui proviennent de la catégorie des anciens propriétaires, voire de
l’aristocratie foncière, ou de catégories touchées par la première vague de de-communisation
de l’administration. Je crois qu’il est nécessaire de prendre en compte le haut degré du
potentiel de mobilité sociale représenté par l’éventualité d’un retour des propriétés qui peut
enrichir rapidement une personne ou une famille dans les zones urbaines. De fait, le
classement dans telle ou telle catégorie doit être prise avec réserves.
On ne peut que supposer (faute d’études) d’une identité symbolique, construite sur la
base d’une similarité reconnue des modes de vie et de l’inter-reconnaissance. Le point le plus
important reste le dernier, celui de la conscience collective attachée à la capacité d’agir
collectivement et de manière conflictuelle dans l’espace public ou politique pour défendre ses
propres intérêts. Il n’y a pas en Albanie, comme on l’a vu ci-dessus, de larges catégories qui
semblent satisfaire ce critère. On a vu comment, par exemple dans le cas de la propriété
foncière, la structuration se fait de manière contradictoire sans permettre de cerner des intérêts
communs et même parfois en générant des conflits violents. Les seules structures avec une
identité et une conscience collective sont définies par rapports aux effets des attitudes
politiques des majorités différentes. Ces structures sociales prennent la forme de groupes
d’intérêts (ou de groupes clientélistes), dont souvent la position conflictuelle dans les
structures sociales dépend de la majorité au pouvoir. Ainsi, le conflit entre les “propriétaires”
occupants des zones urbaines avec les anciens propriétaires a été forgé et institutionnalisé par
des modifications précises faites aux lois sur la restitution et la compensation des propriétés.
Je prends deux exemples comparatifs de différentiations intra-catégorielles : celle des
médecins spécialistes et des enseignants universitaires dans le secteur privé et public (voir
Tableau 3 et 462).
Les limites de séparation ne sont pas nettes, car une partie des médecins et des enseignants
travaillent simultanément dans les deux secteurs. La différence est cependant considérable,
surtout au niveau des cadres qui travaillent hors Tirana où le secteur privé a été très peu
développé par rapport à la capitale. Comme le montrent les tableaux ci-dessus (Table 3 et 4)
les différences intra-catégorielles sont très importantes, les revenus mensuels moyens des
médecins ou enseignants universitaires du secteur privé dépassant le double de ceux du

62
Les calculs sont approximatifs, car les revenus changent selon les spécialités médicales, la région
géographique ou l’engagement dans les cours.

52
secteur public. Le facteur géographique prend une importance relative en tant que variable
souvent déterminante des différences intra-catégorielles.
Tableau 3: Revenus des médecins spécialistes selon le secteur (en Euros)

Revenus des medecins selon le secteur (en Euro)

1000

800
Revenus 600
mensuel
moyens 400
200

0
au secteur prive secteur public
Secteur

Tableau 4: Revenus mensuels des enseignants universitaires selon le secteur (en Euros)

1000
900
800
700
600
500
400
300
200
100
0
secteur prive secteur public

Afin d’explorer jusqu’au bout la possibilité d’une catégorisation en classes, on peut


maintenant procéder par une précision dans le concept initial en adoptant une approche
bidimensionnelle sur la question de la conscience de classe, en partant d’une différentiation
faite par Giddens entre le concept de « class awareness” et “class consciousness” et qui
permet une plus grande flexibilité, nécessaire, comme on l’a vu, à cause de la relativisation de
la valeur des concepts utilisés normalement dans leur application sur la réalité albanaise.

53
We may say that, in so far as class is a structurated phenomenon, there will tend to exist a
common awareness and acceptance of similar attitudes and beliefs, linked to a common style
of life, among the members of the class. `Class awareness', as I use the term here, does not
involve a recognition that these attitudes and beliefs signify a particular class affiliation, or
the recognition that there exist other classes, characterized by different attitudes, beliefs, and
styles of life; `class consciousness', by contrast, as I shall use the notion, does imply both of
these. The difference between class awareness and class consciousness is a fundamental one,
because class awareness may take the form of a denial of the existence or reality of classes.
Thus the class awareness of the middle class, in so far as it involves beliefs which place a
premium upon individual responsibility and achievement, is of this order63.

Si on veut adopter un langage de classe, il n’est possible que de constater une sorte de « class
awareness » qui est plutôt liée à des conditions économiques concrètes de vie que les
individus font d’habitude valoir dans les réponses aux enquêtes. Or, dans la différence faite
par Giddens, on va au-delà de cette « flexibilité » nominale et on trouve le présupposé
implicite de l’existence des classes (le “class awareness” peut même rendre nécessaire
l’introduction de la subjectivité « objective » de l’observateur extérieur). Dans la réalité
albanaise, pour toutes les raisons mentionnées plus haut, on ne peut conclure facilement à une
telle existence partant des définitions classiques, même si on accepte les conditions minimales
d’une « class awareness ». On peut toutefois supposer, en considérant les tendances de la
structuration relativement permanente des inégalités économiques et une stabilisation
potentielle des relations aux moyens de production, qu’une telle éventualité ne puisse être
exclue pour le futur. Deux tendances générales sont possibles, accentuées ou relativisées par
l’une ou l’autre.
Dans le premier cas, un développement économique futur permettra, voire nécessitera,
une mobilité sociale plus haute et relativisera encore plus les structurations actuelles déjà
fragiles, pour se stabiliser éventuellement dans le long terme et ouvrir la voie à une
accentuation des différences entre les catégories. Dans le deuxième cas, la stabilisation
conservative et la perpétuation des rapports actuels que les catégories existantes tiennent avec
le potentiel de développement accentuera directement, voire fortement, les structurations
qu’on peut constater déjà et dans ce cas-là rendra plus visible les différences et les inégalités
socio-économiques et politiques. Plusieurs éléments donnent plus de crédit à la première

63
Giddens Anthony (1973). The Class Structures of the Advanced Societies. Harper & Row Publishers, New
York. Page 111.

54
possibilité : même si elle n’est pas l’Irlande des années ’80, l’Albanie a connu quand même
une moyenne de croissance annuelle de 9% (avec ses hauts et ses bas : voir table 5).

Table 5: Comparaison de la croissance avec les autres pays de l’UE

Source: The World Bank. (2004). Sustaining Growth Beyond Transition. An Economic
Memorandum. Tirana. Page 1.

Cependant 100.000 Albanais continuent à immigrer vers l’Ouest chaque année et les
déplacements démographiques internes vers les zones urbaines continuent. Une autre
hypothèse optimiste est cependant imaginable. La stabilité politique relative peut encourager
le marché et attirer les investissements. Les projets d’investissements publics et surtout
l’infrastructure peuvent transformer radicalement la vie des zones marginalisées, tandis que
les investissements croissants dans l’éducation et l’ouverture du marché privé amélioreront la
qualité du marché de travail, etc.
Les aspects négatifs ne manquent pas toutefois :
ƒ les transferts de l’immigration baisseront probablement encore dans les
années à venir,
ƒ la balance commerciale extérieure est, à ce jour, toujours désastreuse,
ƒ le secteur informel couvre encore la moitié de l’économie totale,
Je reviendrai encore une fois au cours de ce chapitre au rôle du développement, mais d’un
autre point de vue.
Pour revenir à la question des classes : il semble impossible, même en adaptant des
concepts plus flexibles et maniables de conclure à une structuration en de larges classes
sociales, telles qu’on peut les définir par ces concepts, classiques ou flexibles. Les différents
groupes qui peuvent être inclus dans des catégories objectives de revenus salariaux ou de

55
propriétés (un des instruments principaux de construction objective de classes) ne partagent
que très peu de choses et ce qu’ils partagent n’est pas toujours stable. La dimension la plus
visible des structurations socio-économiques est celle qui à trait à la géographie. Au contraire,
les individus classés (objectivement par l’observateur) dans une catégorie spécifique sur des
critères socio-économico-professionnels, en effet :

ƒ Ils n’ont pas d’histoire commune, car ils viennent d’une société
communiste dans laquelle la structuration était faite sur d’autres critères.
ƒ Ils n’ont pas de perspective commune, car les potentiels du futur les
séparent dans de nombreux cas.
ƒ Ils n’ont pas les mêmes rapports avec les moyens de production. La
catégorie des professions libérales peut comprendre des personnes vivant au
niveau du seuil de pauvreté et en même temps des personnes avec de très
hauts revenus.
ƒ Ils n’ont pas de similarités exclusives de modes de vie, ni de
symbolique commune.
ƒ Ils ne partagent pas non plus d’actions collectives dans la défense de
leurs intérêts ou de valeurs communes. Ce manque d’action collective (ou leur
fragmentation minuscule) confirme tout ce qui leur manque pour être classifiés
aisément dans des structures de classe.
Il faut immédiatement préciser cette conclusion. Cela ne signifie pas qu’une
catégorisation en classes est impossible, mais simplement qu’elle n’est pas visible et sensible
dans ce contexte socio-économique précis. Il n’a pas de sens de construire un tableau figé du
présent dans la forme d’une photo ou d’une enquête sociale, si ce tableau ne peut présenter
tous les process et les dynamiques sociales en pleine évolution. Ce manque de structuration en
classes est relativisé pour autant par l’émergence rapide d’une structuration moderne de
groupes avec des rapports plus complexes vis-àvis des revenus et de la propriété et sujets
d’action collective ou du moins avec une identité collective. Dans ce contexte il est possible
de croiser en plusieurs cas les deux niveaux d’identité en les transformant en [“group
awareness” + “group consciousness”]. S’ils échappent à la catégorisation en classes, leur
étude est pourtant fondamentale pour comprendre les relations de représentation en Albanie. Il
y a des groupes qui se sont formés au moment de la chute du communisme par ses
conséquences sociales et politiques, comme les anciens militaires, les anciens propriétaires et
beaucoup d’autres “anciens”. La prochaine démarche sera de rendre compte de la nature des
ces groupes et de les situer les uns les autres dans les macrostructures sociales.

56
Il y a aussi des groupes dont la cohésion est maintenue par des intérêts (et même des
identités) concrets : les constructeurs immobiliers, les producteurs agricoles locaux, les
commerçants en gros ou au détail, les anciens propriétaires de zones urbaines, les déplacés
internes des périphéries, les Roms, les Balkano-Egyptiens, etc. et dont l’action politique est en
certains cas considérable dans l’espace public. Dans la prochaine section je tenterais de mettre
en évidence la nature et les modalités de fonctionnement de ces groupes. Une première prise
de position est nécessaire. En m’engageant dans l’analyse des dynamiques des groupes je
prend avec beaucoup de scepticisme des visions verticales qui voient la société à la lumière
des explications de domination sociale ou celles élitistes quasi-évolutionnistes, même si je
n’exclus pas a priori la possibilité que les choses peuvent changer radicalement.
Pour élargir l’espace de l’analyse je considère la dynamique de ces groupes
premièrement en fonction d’une interaction horizontale. Je ne considère pas les rapports de
domination comme la règle, mais comme une possibilité entre autres qui peut advenir comme
une déviation intentionnelle des rapports démocratiques horizontaux du pouvoir. L’interaction
horizontale ne possède pas seulement son élément (plus normatif que réel) de la délibération,
mais aussi des éléments de conflits continuels socio-politiques, exacerbés par le
bouleversement social qui suivit le changement radical de régime en 1991.

2.2. Groupes, identités et conflits sociaux

La difficulté de classer en grandes catégories (par exemple sous des catégories de classe
d’un point de vue classique) vient non seulement des parcours et des principes d’action
différents de ces groupes sociaux, mais aussi du fait que leur situation actuelle dans une
échelle d’évaluation sociale est compromise par des potentiels de mobilité sociale qui ne sont
pas encore exploités (par exemple le retour ou la compensation des propriétés,
l’anéantissement de l’extra-légalité, etc.). Pour considérer en principe les dimensions
transformatrices de ce potentiel il faut tenir compte du fait que cette situation n’est ni
optimale, ni normale, ni constante.
Le positionnement actuel des différents groupes est fait dans des conditions atypiques
pour plusieurs raisons que j’aborderai dans la prochaine section. Ainsi, pour en mentionner
quelques-unes : l’extension du clientélisme politique, la corruption galopante, l’instabilité
politique et les crises économiques comme celle de 1997, etc. Toutes ces composantes ne
peuvent pas permettre un déploiement réel de ce potentiel ou lui donnent un tout autre sens.
Elles altèrent le cours normal du développement ou orientent les bénéfices économiques vers

57
des groupes spécifiques dans une échelle à deux niveaux : premièrement celui des élites
politiques et des élites économiques attachées à elles (corruption ou situation de monopole ou
oligopole) et deuxièmement vers des groupes clientélistes qui échangent le vote contre des
faveurs individuelles ou collectives.
Pour accepter les structurations actuelles comme une tendance inéluctable nous devons
présumer aussi que la démocratie albanaise a fait faillite et que le développement économique
suivra le même sort. Je considère cette possibilité relativement improbable. Au contraire il est
possible d’entrevoir dans le parcours politique et économique une certaine maturation des
développements politiques et économiques et notamment la tendance d’une course vers un
degré d’imbrication d’inter-nécessité et d’inter-légitimité de la démocratie et du
développement économique. L’arrivée à ce degré signifiera la consolidation d’un cercle
causal qui rendra la démocratie et le développement en même temps source et produit de l’un
et de l’autre. Dans ce contexte, une manière plus efficace de conceptualiser les structures
sociales est de cerner la dynamique des groupes plus petits déjà constitués autour d’une
identité et des intérêts partagés. Une des critiques qu’on peut avancer sur cette démarche est la
négligence des rapports de domination sous-entendus par l’adoption d’une vision de conflits
de classe. Or cette dissection n’exclut pas la possibilité d’une constitution de rapports de
domination. Au contraire, elle peut les préciser, car elle peut mieux situer les groupes dans les
superstructures sociales et prendre aussi en compte le facteur important du contexte politique.
La négligence de ce facteur relevant, dans le cas de l’Albanie, peut rendre la réalité
impénétrable ou mener à des artefacts conceptuels inappropriés faute de rendre compte des
spécificités politiques post-communistes.
Il y a deux manières de considérer ces groupes dans le cadre d’une recherche. Soit on
construit des groupes objectifs, c’est-à-dire sur des critères définis par l’extérieur (revenus,
habitudes, etc.), soit des groupes d’identification subjective, c’est à dire sur le sens subjectif
d’appartenance de leurs membres. La classification objective nous renvoie partiellement aux
mêmes problèmes rencontrés dans la classification en classes. Mais elle est utilisable si on
opère au niveau des microstructures pluridimensionnelles, donc si on utilise plusieurs
variables pour définir un groupe (et non pas simplement les variables classiques qui sont
censées produire des grandes catégories ou classes), pour ensuite vérifier l’existence d’une
identification subjective des membres ou même d’une conscience ou action collective
nécessaire à la cohésion et la représentation politique.
Afin de procéder à une analyse des processus qui traduisent la dynamique des groupes
dans la cohésion et la représentation politique il convient de formuler un cadre général
compréhensif de la nature du fonctionnement des groupes. Il ne s’agit pas simplement de

58
l’embarras du choix parmi les différents points de vue théoriques ou expérimentaux, mais
aussi de prendre en considération la valeur additive explicative du contexte socio-politique
albanais lors de ce choix. Je prendrai en considération deux des cadres explicatifs généraux de
la dynamique des groupes, celui de la théorie de l’identité sociale (social identity theory) et
l’approche des intérêts réels (realistic interests approach).
La théorie de l’identité sociale (dans ses deux versions de H.Tajfel et de J.Turner) fonde
l’explication de l’appartenance aux groupes sur deux éléments principaux : le premier est
cognitif (self-categorisation) et le deuxième est motivationnel (maximisation de l’estime du
soi-même par l’appartenance à des groupes dont le statut social est perçu positivement). La
différence entre les deux versions de cette théorie réside dans la priorité donnée à un des
éléments respectifs et aussi par leur portée explicative. Les expériences semblent montrer que
la self-categorisation est suffisante pour la création d’une identité sociale. Elle opère à deux
niveaux distincts :
a. La catégorisation de la société en groupes différents,
b. La classification sociale entre “nous” et “eux”.
L’identité personnelle est considérée comme imbriquée à l’identité de groupe. Les
processus d’identification de l’individu constituent un mouvement entre identité personnelle
et identité de groupe. Le sens du mouvement dépend de la relevance de chacune des identités
en fonction du contexte. Il est possible que plus qu’une identité collective soit valable à
l’identification. Un étudiant Rom à Tirana peut adopter l’identité étudiante dans les
discussions dans son milieu, adopter l’identité personnelle de jeune au sein de sa famille ou
encore l’identité Rom dans un milieu multiculturel telles que les salles universitaires. Cette
dimension pluraliste est très utile pour distinguer les multiples ingrédients sociaux nécessaires
au fonctionnement des relations de représentation.
Les facteurs motivationnels sont indispensables à la cohésion du groupe et des actions
communes qui prennent, par exemple, la forme de discriminations de groupes extérieurs, un
changement de l’optique analytique envers son propre groupe, un changement de groupe, etc.
Un facteur important mis en évidence par les chercheurs est le degré d’estime de soi fourni
par l’appartenance à un groupe exprimé par la recherche d’une distinction positive de son
groupe. Faute de constat objectif de telles motivations, l’individu cherchera à organiser la
comparaison avec d’autres groupes (et d’autres statuts) sur la base de critères qui lui sont

59
avantageux, réinterpréter la valeur des critères existants64, ou même changer de groupe si
l’élément objectif de l’identification le rend relativement possible.
La théorie de l’identité sociale n’arrive pas à rendre compte complètement du vaste éventail
de motivations à cause de sa limitation dans le domaine symbolique. Elle néglige aussi le
travail idéologique et stratégique des élites pour forger des identités et les situer dans un jeu
politique bien défini (surtout au niveau ethnique). De son coté, l’approche des intérêts réels
(realistic interests approach) donne une priorité indiscutable aux intérêts concrets individuels
dans l’adhésion aux groupes spécifiques et à l’action cohésive politique qui en suit. Il y a deux
manières d’apercevoir l’influence des intérêts réels65. Une première méthode est d’attester le
rôle de la combinaison d’une perception de destin commun et de détérioration économique.
Les individus avec un sens d’interdépendance avec les membres de leur groupe objectif qui
considèrent que les choses vont mal économiquement pour le groupe, voteront sur la base
d’une telle perception. Tel serait le cas du vote de ces américains qui en 1984 se sentent
interdépendants avec des groupes telles que les personnes de troisième âge, les fermiers ou les
classes moyennes et qui, en constatant une détérioration économique de leur groupe ont
évalué négativement l’économie nationale et ont voté sur cette base.
Une deuxième considération est fondée sur le sentiment de “privation fraternelle”
(fraternal deprivation). Ainsi, les Québécois francophones qui se sentent plus diminués
économiquement que les canadiens anglophones ont tendance à soutenir le nationalisme
québécois. Un facteur inhérent explicatif est l’intensité de l’identification avec le groupe. Plus
on met en avance l’identité du groupe, plus on aura tendance à agir collectivement pour
contrer la privation ou la discrimination. On pourrait ajouter au cadre explicatif de la cohésion
de groupe, par des intérêts concrets, l’évaluation des perspectives d’interaction ou de
coopération avec d’autres groupes. La perspective d’un élargissement de l’Union Européenne
peut inciter une identification “restreinte” à la douzaine originelle en fonction du niveau de
confiance que les citoyens de l’UE auront dans les capacités économiques des pays de l’Est à
être intégrés66.
Une menace venant d’un autre groupe soude l’identité collective, surtout dans le cas de
groupes minoritaires dont le statut est positivement perçu par l’individu. Par ailleurs,
64
Cette possibilité est visible dans l’effort interprétatif des groupes d’origine ethnique ou raciale. Rappelons le
fameux “black is beautiful”. Ce phénomène est aussi repérable dans l’interprétation faite par les roms ou les
égyptiens Albanais de certains traits de leur culture ou de leur histoire.
65
Huddy Leonie (2003). Group Identity and Political Cohesion. Dans Political Psychology. Oxford University
Press. New York. Page 517-518 et 527-529.
66
Genna Gaspare M. (2003). Images of Europe and Europeans: In-Group Trust and Loyalty for European
Integration. Annual meeting of the Midwest Political Science Association, Chicago.

60
l’identification avec un groupe est déterminante pour les discriminations collectives et elle est
motivée surtout par les dimensions du groupe d’appartenance et sa distinctivité67. Il est
difficile de trancher définitivement sur l’interprétation de l’influence de la “privation
fraternelle”, car il est possible de la considérer en même temps comme une fonction
d’intérêts réels et une conséquence des motivations symboliques d’estime de soi-même
développés suite à une identification subjective au groupe (social identity theory). De l’autre
côté nous avons tendance, dans l’époque de l’information, à discerner surtout les formes
motivationnelles fondées sur des intérêts réels et concrets; une conséquence directe de l’action
continuelle des “groupes d’intérêt” et de leur lobbying politique.
En tenant compte des structurations socio-économiques dans le contexte spécifique
albanais, il serait plus approprié de construire déjà un cadre conceptuel opérationnel, en
considérant l’approche des intérêts réels comme plus adapté à ce contexte, mais en n’excluant
pas la possibilité que dans certains cas les motivations symboliques (de la théorie de l’identité
sociale) et celles d’intérêts concrets (de l’approche des intérêts réels) soient complémentaires
de l’une et de l’autre. La formation de l’identité est centrale ici. Son étude nécessite la prise en
considération simultanée de l’identité objective et celle subjective, individuelle et collective.
Pour la théorie de l’identité sociale l’accent est mis sur la composante symbolique subjective.
Elle relève une importance fondamentale car :

“...one of the enduring findings of research on groups is the greater political power of
subjective group loyalties than objective group membership68.”

L’identification au groupe comprend un sens subjectif d’appartenance à deux niveaux : une


identité sociale et un sens d’interdépendance réelle ou d’un destin commun69. L’identité
sociale est ici définie comme :

“..self-awareness of one’s objective membership in a group and a psychological sens of


attachment to the group70”.

67
Brewer Marillyn & Leonardelli Jeoffrey (2001) Minority and Majority Discrimination: When and Why. Dans
Journal of Experimental Social Psychology, Nr. 37.
68
Huddy Leonie (2003). Op.cit.. Page 512.
69
Huddy Leonie (2001). From Social to Political Identity: A Critical Examination of Social Identity Theory.
Dans Political Psychology, Vol. 22, No. 1.Page 129-132.
70
Conover, Pamela Johnston (1984) The Influence of Group Identifications on Political Perception and
Evaluation. Dans Journal of Politics, Vol. 46, No. 3.

61
Les sources de la cohésion politique du groupe sont :
ƒ Une forte identification subjective. On a vu cela plus haut dans le cas des
identifications partisanes des trois partis principaux en Albanie. Ainsi le MSI est la
première force politique par son niveau de cohésion avec une forte corrélation entre
pourcentages de membres du parti, sympathisants et électeurs, tandis que les membres
du PD sont en grande disproportion avec les sympathisants et les électeurs, ce qui rend
son électorat fortement fluide et dépendant de la conjoncture.
ƒ Le même exemple peut illustrer (si on accepte comme valable l’analyse des
corrélations groupes sociaux – alliances partisanes faite plus haut) le rôle d’un destin ou
d’une origine commune et aussi d’intérêts partagés de groupe. La forte stabilité des
structures partisanes du PS confirme une certaine stabilité d’identification de groupes de
nature politique (anciennes structures du parti communiste, employés de
l’administration communiste, ou autres individus ayant perdu leur statut social lors du
changement de régime en 1991). L’élément des intérêts de groupe est surtout visible en
Albanie dans le phénomène clientéliste qu’on analysera un peu plus tard.
ƒ Un sens commun fort d’appartenance au groupe. Plusieurs éléments sont
susceptibles de fournir du sens à une identité de groupe.
o La valeur positive conférée au statut du groupe. (Par exemple : les
Américains qui avaient atteint l’âge adulte pendant la guerre du
Vietnam sont moins sensibles aux symboles du patriotisme que les
Américains qui ont atteint cet âge pendant la Deuxième Guerre
Mondiale71).
o L’identification aux membres typiques du groupe. Cet espace d’action
peut agir dans les deux sens et enchaîner en même temps
l’identification aux stéréotypes valorisés et une réaction de
réinterprétation ou de prise de distance par rapport à l’existence de
membres déviants.
o L’accentuation de valeurs cohésives communes. Cet élément est
directement utilisé pour créer des identités ou une cohésion de groupe
par l’extérieur au niveau politique et idéologique.
o La différentiation par rapport aux autres groupes. Une des
implications importantes de cet élément est que l’absence de groupes

71
Huddy Leonie (2001). Op.cit. Page. 143.

62
identitaires puissants ou l’existence de groupes extérieurs de faible
identité, réduira le degré d’identification au sein d’un groupe spécifique
et dans la deuxième éventualité rendra plus probable la mobilité entre
les groupes.
Les cadres explicatifs présentés plus haut sont utiles pour comprendre les processus de
la formation (et la modification) de l’identité de groupe et par conséquent une conscience
d’appartenance au groupe et d’attitudes politiques communes. Ils ne sont possibles que dans
un contexte de structuration inachevée et d’une activité partisane qui n’est structurée sur la
base des frontières catégorielles sociales. Je crois que c’est le cas de l’Albanie. Une des
implications possibles est que l’identification collective peut être vue comme un procès, plutôt
que comme un statut immobile. Cet élément est renforcé par les résultats des recherches qui
montrent qu’au cours d’une interaction sociale, l’individu peut assumer une identité
individuelle ou collective, d’un groupe relevant ou d’un autre groupe auquel il pense
appartenir. La perception individuelle d’un statut inapproprié du groupe (influencée par une
perception extérieure des autres sur ce statut ou des constats objectifs inévitables) incite une
réaction qui peut aller de la redimensionalisation des critères d’évaluation du statut par la
valorisation d’autres aspects ou la réinterprétation des aspects existants, au changement
radical de l’identité de groupe vers des groupes de meilleur statut. La perception extérieure
joue un rôle important dans le cas où l’identité du groupe est construite sur des
caractéristiques difficilement interprétables de manière alternative, par exemple la couleur ou
des autres caractéristiques physiques, et à un moindre degré la langue ou des aspects
marquants culturels.
Au cours des 15 dernières années, la population de Tirana a triplé. Les différents
dialectes tosques y ont coexisté avec le sous-dialecte gheg local en définissant une catégorie
(specifique, mais acceptée) linguistique qui définissait à son tour l’appartenance à la capitale.
Contrairement à des autres pays cette appartenance (à la capitale) était importante dans un
cadre légal qui rendait impossible les mouvements démographiques non contrôlés par l’Etat72.
Un non-tiranais se déplaçant pour vivre à Tirana était souvent quelqu’un qui représentait une
certaine valeur publique car il avait reçu l’approbation de l’Etat communiste et cela arrivait
rarement. L’élite communiste venant majoritairement du sud, l’administration communiste
centrale basée à Tirana étaient composés de cadres venant du sud aussi, d’où la création d’une
identité linguistique unique des habitants de Tirana combinant les dialectes du sud et le sous-

72
Le processus d’application pour recevoir le permis de se déplacer à Tirana était pénible et durait longtemps
sans assurer un quelconque succès. Le déplacement était compliqué par le fait qu’il devait être simultanément
accompagné par l’allocation d’un nouvel emploi par l’Etat.

63
dialecte préexistant gheg de la capitale. Dans les années ’90 la chute du communisme voit une
explosion des déplacements démographiques qui incluent maintenant largement les
déplacements du nord. Contrairement aux déplacés du sud (dont le dialecte fait partie du cadre
linguistique de la capitale), ceux du nord sont immédiatement repérables par leur dialecte peu
usuel dans le Tirana d’avant, car même la composante gheg du sociolecte de Tirana est
différente de celui des nouveaux venus. Dans le langage populaire on les appelle avec des
adjectifs péjoratifs comme “malok” (montagnard) ou “çeçen” (tchétchène). Ils incarnent des
êtres déracinés, pauvres, mal éduqués et possédant des coutumes arriérées paysannes, etc.
L’influence de ce stéréotype cause un manque d’identification collective par rapport à sa
propre région d’origine et l’orientation vers d’autres identités catégorielles qui jouissent d’un
meilleur statut et qui peuvent être du type administrativo-politiques ou professionnelles
(militaire, enseignant, etc.).
La théorie de l’identité sociale et l’approche d’intérêts réels donnent une certaine
prépondérance au caractère subjectif du choix de l’identité. On peut faire la différence entre
identité acquise et identité prescrite. La première est choisie par l’individu parmi un éventail
d’identités possibles sur la base d’une évaluation motivationnelle symbolique ou pragmatique.
La deuxième est directement liée à des conditions objectives identitaires qui fixent l’espace du
choix et à des caractéristiques qui rendent difficile le déplacement dans un autre groupe. Une
mobilité sociale accrue facilite le passage de l’identité prescrite à une identité acquise, ce
passage consistant dans un changement de religion, catégorie sociale, rôle domestique,
profession et même ethnicité. Le passage est difficile à s’effectuer, par contre pour un
individu de couleur, un individu appartenant à un groupe spécifique physionomique, etc. Les
théories mentionnées plus haut, partant souvent d’expériences de laboratoires, semblent
surestimer la capacité des individus à franchir les frontières des groupes socio-économiques.
Dans le cas de l’Albanie, un premier défi est présenté par une certaine stabilité des conditions
économiques sur un plan géographique, ce qui rend difficile d’imaginer le déplacement d’un
groupe socio-économique vers l’autre. La carte économique du développement est séparée en
régions clairement distinctes avec des zones montagneuses atteignant le plus bas degré de
pauvreté et de chômage suivies par les grands centres urbains et finalement les zones côtières
du sud.
La stabilité de ces conditions n’est pas le seul problème. Le vrai problème est la
reproduction de la situation par une corrélation très forte entre pauvreté, et degré de
scolarisation, et développement des infrastructures. Il est très difficile pour un albanais de ces
zones pauvres montagneuses de choisir une identité sociale de plus haut statut socio-
économique si tous les identificateurs extérieurs économiques et son propre mode de vie le

64
tiennent « objectivement » figé a l’intérieur d’une catégorie de perception ou d’un stéréotype
précis.
Une première précision est nécessaire ici. Les individus peuvent être membres de
plusieurs groupes en même temps : une enseignante de l’Université de Tirana, selon le
contexte peut choisir de s’identifier à la catégorie des femmes, des enseignantes, des
enseignantes publiques, des féministes (si tel est le cas), et ainsi de suite. Mais souvent toutes
ces opportunités d’identification sont liées et se conditionnent l’une l’autre. Les variables
socio-économiques ont tendance à limiter la gamme de choix identitaire entre groupes. Il est
difficile, par exemple d’être en même temps fermier dans des zones montagneuses d’Albanie
et politicien actif ou écrivain. Le “cens caché” limitera les chances d’accumulation du “capital
symbolique” qu’il doit faire valoir dans le champ politique, tandis que le bas niveau des
revenus rendrait impossible une activité dont les revenus ne sont ni sûrs, ni immédiats. Ces
variables conditionnent aussi les modes de vie qui à leur tour reflètent les spécificités
comportementales des groupes comme le montre clairement Pierre Bourdieu dans le contexte
de la France73. Par tous ces conditionnements ils limitent l’espace du possible entre des
catégories avoisinantes qui défient difficilement certains critères économiques et sociaux.
Les structurations socio-économiques en Albanie présentent, comme on l’a vu, deux
caractéristiques principales plus ou moins contradictoires :
a. Une balkanisation des groupes, voire même à l’intérieur de ces groupes ; une des
principales raisons qui rendaient difficile l’application d’une catégorisation en classes.
b. Une tendance d’accumulation des handicaps économiques facilement visibles
géographiquement. Cela s’accompagne d’une répartition différente des opportunités de
mobilité sociale, exprimées (on le verra plus tard) en fonction du niveau (très bas) de
scolarisation selon les zones.
A titre d’illustration on peut constater qu’il y a de grandes différences de revenus, selon
les zones géographiques, entre paysans albanais, et dans certaines zones, notamment
montagneuses ; en effet, ils ont tendance à rester fermés à l’intérieur d’un cercle vicieux de
reproduction des mêmes conditions, ceci à cause d’une scolarisation médiocre et d’un faible
développement des infrastructures et par conséquent de l’économie. Dans ces zones le
manque frappant d’infrastructures a des conséquences “méta-physiques” (non
métaphysiques). Il ne s’agit pas simplement d’un manque de communication routière, mais
d’un manque de communication avec le politique et surtout d’une possibilité de

73
Bourdieu Pierre (1984). Questions de sociologie. Editions du Minuit. Paris.

65
changement74. Cela est aggravé par la constante négligence de tous les gouvernements, ce qui
rend impossible une différentiation des tendances de vote sur cette base. Il y a certainement
une tendance claire du vote pour le PD, mais elle n’est pas justifiée par une attention spéciale
sur ces problèmes. On analysera cet aspect parallèlement aux autres variables qui influencent
le vote en Albanie.
La contradiction apparente entre les deux constats ne peut être expliquée uniquement par
les effets contradictoires et bouleversants de la transition socio-économique. Le clientélisme,
la corruption et l’extra-légalité y contribuent sensiblement avec des résultats différents de
ceux d’une représentation idéologique plutôt verticale. L’analyse de l’influence des
structurations sociales sur la représentation doit prendre en considération les caractéristiques
atypiques de la transition post-communiste. La théorie de l’identité sociale et celle des intérêts
réels peuvent être utiles dans la mesure où les anormalités de la transition rendent possible
une certaine perméabilité des frontières entre les différents groupes.
Les grandes villes en sont la meilleure illustration pour leur ressemblance à un melting-
pot de multiples origines sociales, éducatives, professionnelles, confessionnelles, régionales et
économiques. Elles sont aussi le lieu par excellence de l’application du clientélisme, du
favoritisme, du népotisme et de la corruption qui dégénèrent la “bourse” des capitaux
symboliques des individus en détruisant le sens du “système de prix” comme une
confrontation des CV sociaux de chacun. Or la puissance explicative des deux approches ci-
dessus devient obsolète dès que l’on constate une micro-stratification sociale qui a tendance à
se reproduire. Une solidification des conditions objectives économiques et par conséquent une
fermeture des frontières entre les groupes.
Un autre élément est important pour comprendre la cohésion et l’action collective. Dans
le monde réel politique, les identités et leur mobilisation de groupe sont influencées par
l’action intensive des acteurs politiques (dans le sens large du terme). La concurrence

74
Les arguments illustratifs se rapportent à des situations de communication atypique d’un point de vue
géographique. La ville de Shkodra (nord-ouest) a connu un certain développement pendant le période de
l’embargo contre l’ex-Yougoslavie en 1994-1995, grâce à un système efficace de contrebande frontalière. La
ville de Kukës (nord-est), avec ses 20.000 habitants, a “fleuri” économiquement au moment où environ 100.000
Kosovars y résidaient pour échapper aux forces serbes et qu’un demi million d’autres y transitait pour se réfugier
ailleurs en Albanie. Ce qui est commun aux deux situations est le flux ouvert (par la contrebande avec le
Monténégro ou la violence serbe au Kosovo) et une situation de facto de libre commerce. Ces deux moments
illustrent l’importance des infrastructures pour ces deux villes du nord à travers des situations d’échange ouverte
avec les pays frontaliers. Il n’y a évidemment pas d’exemple de communication avec la capitale Tirana ou
d’autres villes du pays. Si dans le premier cas le développement politique peut être soutenu par le développement
économique, dans la communication avec Tirana, le profit d’une communication politique serait directe.

66
constante pour le monopole de la production du langage et l’issue victorieuse pour un parti ou
l’autre agissent sur les identités et sur les cohésions sociales qu’elles produisent. Lors de la
dernière campagne électorale de 2005, le PD a pu imposer son langage centré sur les termes
négatifs de monopoles (économiques) et de corruption en convaincant une bonne partie des
électeurs de différents groupes que ces deux aspects étaient néfastes pour l’emploi et le
développement. La plupart du bombardement idéologique a été fait à l’échelle de
microgroupes ou à l’échelle individuelle.
Le facteur menace est déjà nuancé dans les recherches de la théorie de l’identité sociale
ou celle des intérêts réels. L’effort de production de la peur d’une menace politique est très
important aussi. Un tel effort a été déployé par le PS en présentant Berisha comme celui qui
avait causé le drame national de 1997 suite à la chute des entreprises financières pyramidales.
Le slogan contenait tout le message en deux mots simples : “Mbro të ardhmen” (Défends
l’avenir). Or cette menace n’est pas objective ou de l’ordre de la probabilité ou le résultat
unique d’un conflit de groupes. Elle est surtout une production de la concurrence pour le
monopole du langage politique.
Il faut maintenant reformuler les deux visions principales des identités de groupe. Une
est essentialiste et considère les identités de groupes comme construites sur des
caractéristiques définies et parfois même isolées. Des mouvements érigés sur de telles
identités ont formé ce qu’on appelle une politique d’identité, constituée autour de catégories
de classe, sexe, ethnie, etc.
L’autre vision est relationnelle. Elle considère que les individus sont soumis à
différentes situations, positions et interactions sociales et de fait peuvent se prévaloir de
plusieurs identités de groupe en même temps, ainsi que de les transformer selon les modalités
décrites plus haut. Ainsi, une personne peut accumuler simultanément plusieurs identités
collectives (comme partiellement constitutives de son identité individuelle) : une identité
sexuelle (être femme ou homme), une identité ethnique (être membre de tel groupe ethnique
majoritaire ou tel autre minoritaire), une identité socio-économique (être ouvrier ou cadre
supérieur), une identité religieuse (être catholique ou musulman), etc.
L’essentialisme voit les groupes de manière plus rigide. Une certaine identité de groupe
est tenue pour fondamentalement constitutive de l’identité individuelle. Très peu d’espace est
donné ici aux possibilités de choix de l’identité ou au changements d’identités de groupe. Par
ailleurs, la vision relationnelle, a tendance à relativiser largement les variables socio-
économiques qui servent de base à la formation des identités en assumant que les individus
sont plus ou moins libres de choisir. Elle néglige le fardeau de la reproduction des conditions

67
objectives et le fait que les différentiations socio-économiques limitent l’espace du possible
pour le choix d’une identité collective.
A la lumière du contexte socio-politique albanais, il est possible de concevoir l’espace
de la production des identités de groupe comme un espace à deux dimensions. Des conditions
objectives rigides et défavorables conditionneront un espace limité de choix identitaire. Il y
pourtant des éléments identitaires qui échappent à cette règle ; des éléments culturels
spécifiques qui viennent de la tradition communautaire ou familiale. Quinze ans de transition
ne sont toujours pas assez pour effacer les éléments identitaires du passé. Au niveau général
ils peuvent refléter les tendances égalitaires de l’époque communiste, tandis qu’au niveau
familial ou de petites communautés (et même de groupes spécifiques) ils s’attachent à des
micro-traditions résistantes. Ils peuvent être de nature :
ƒ Religieuse. Un très fort élément identitaire serait constitué par les éléments
confessionnels des quatre religions, surtout parmi les nouveaux croyants
(rappelons que les identités acquises sont généralement plus fortes que
celles prescrites).
ƒ Ethnique. Les membres des minorités gardent souvent des identifications
fortes ethniques. Le cas de la minorité grecque est exemplaire, surtout par
l’attachement culturel à la Grèce et à une dépendance importante de leur
situation économique de ce pays voisin.
Le cas des Roms est contradictoire par rapport à la minorité grecque et une comparaison
est nécessaire ici. La minorité grecque profite de la proximité géographique et de la politique
de l’Etat grec en assurant un niveau de vie satisfaisant par rapport à la moyenne. Une partie
des minoritaires travaillent ou habitent continuellement en Grèce. L’Etat albanais reconnaît
les droits des minorités prescrits par les conventions internationales et la Constitution. Leur
représentation politique est assurée par deux partis, dont un est l’émanation de l’autre.
Indépendamment des résultats du vote ou des alliances préélectorales, les représentants de
cette minorité ont toujours été invités à participer au gouvernement par le parti ou la coalition
gagnante albanaise, ce qui fait qu’en dehors des 2 à 4 députés au parlement, cette minorité
détient constamment un poste de ministre dans tous les gouvernements.
Contrairement à la minorité grecque, les Roms, autre minorité ethnique assez
importante, ne sont pas représentés au parlement. Leur représentation a été limitée au niveau
de conseiller municipal (et même à ce poste leur participation reste assez exceptionnelle). Les
Roms constituent une des catégories les plus pauvres à l’intérieur du pays le plus pauvre
d’Europe. La même chose peut être constatée sur les Balkano-Egyptiens. Les Roms et les

68
Balkano-Egyptiens75 se classent et sont classés dans le langage populaire dans la catégorie des
gens de couleur. Les derniers, contrairement aux Roms n’ont pas le statut de minorité. Ce
statut a été plus facile à donner aux Roms du fait d’une différentiation culturelle plus
profonde.
Dans le cas de ces deux dernières catégories on constate l’effet des discriminations
sociales sur le niveau de vie et la reproduction des inégalités. Je vais explorer le phénomène
de la discrimination des Roms d’un autre point de vue plus tard au cours du travail. Pour
l’instant je me limiterai à constater généralement les opportunités différentes des identités de
groupe (dans leur niveau objectif) dans l’espace politique et dans les relations de
représentation. La différence est créée par le contexte. Les Roms ou les Balkano-Egyptiens
n’ont aucun Etat derrière eux qui puisse les défendre, contrairement aux Grecs, dont l’Etat est
membre de l’Union Européenne. L’intégration européenne est presque une fin en soi pour la
politique albanaise. L’importance du contexte relativise déjà le lien entre identités de groupe
et reproduction des inégalités socio-économiques et politiques.
Un autre élément important “brouille” les frontières de la causalité entre identité de
groupe et reproduction des inégalités : c’est la corruption (et également le clientélisme). La
corruption est une pratique différenciatrice par excellence, parce qu’elle détruit les procédures
de concurrence. En Albanie elle va de pair souvent avec le phénomène de népotisme. Un
argument opposé à la thèse de la différentiation exercée par la corruption est qu’elle s’impose
à tous. Cela est vrai, mais l’effet du népotisme n’est pas égalitaire. D’ailleurs son résultat est
amplifié par le fait qu’une bonne partie des emplois dans l’administration est distribuée sur les
bases du népotisme, de la corruption et du clientélisme politique dans un cadre généralisé de
“spoil system”. La corruption, le clientélisme et le népotisme constituent un système de
redistribution inégale. Des individus spécifiques en profitent en allant au-delà les principes
égalitaires d’un système légal de distribution et au-delà les principes de structuration socio-
économique qui reproduit des inégalités. Les individus qui en profitent peuvent faire partie de
n’importe quel groupe ou catégorie sociale. La corruption, le clientélisme et le népotisme

75
Les Balkano-Egyptiens constituent un groupe très mal défini. Contrairement aux Roms, ils n’ont pu faire un
bon marketing de leurs spécificités culturelles. Définis par leur couleur, comme dans le cas des Roms, ils sont
souvent classés par l’ignorance populaire dans la même catégorie. Les Roms se présentent comme originaires de
l’Inde, tandis que les Balkano-Egyptiens présentent une origine égyptienne. Dans mes entretiens avec eux j’ai
curieusement constaté un certain degré de racisme d’un groupe envers l’autre. Il prend surtout la forme d’une
réaction à la classification « erronée » faite par l’extérieur. Un accroissement relatif de l’attention envers les
Roms est surtout le résultat de l’engagement des institutions européennes. Cependant, comme dans le reste des
Balkans, cette attention est limitée aux salles de séminaires et dans les stratégies bureaucratiques
gouvernementales.

69
permettent un certain degré de mobilité sociale. Toutefois cette mobilité est un “zero sum
game”. L’inclusion de nouveaux profiteurs causera le déplacement des anciens. L’embauche
d’un employé moyen par un administrateur clientéliste, népotiste ou corrompu, permettra le
changement relatif des conditions socio-économiques de son profiteur, mais endommagera,
souvent dramatiquement, les conditions socio-économiques de celui qui est démis.
L’analyse des histoires drôles est probablement aussi importante que les enquêtes
sociologiques ou dans un autre niveau, de la mythologie. Elles condensent les stéréotypes, la
perception des phénomènes et la classification des valeurs sociales des individus ou des
groupes. Pour revenir au contexte précis, on peut rappeler une de ses histoires qui évoque le
népotisme. Lors du gouvernement d’Ilir Meta (socialiste dissident de la première heure du PS
et fondateur du MSI), beaucoup d’individus, en provenance de sa région isolée de Skrapar,
semblent être embauchés par l’administration.
Un jour, deux personnes font connaissance dans un bus. Puis l’une après s’être présentée
professionnellement demande à l’autre quelle était sa profession. La réponse est édifiante:
“Je suis de Skrapar, et évidemment, je travaille au bureau du premier ministre...”.
L’identité socio-économique est remplacée ici par l’identité régionale. Même s’il s’agit d’une
métaphore populaire, la supposition peut prendre un sens précis dans le cadre de la
dévaluation du capital professionnel de l’individu et sa substitution par une identité de groupe
formée sur une rationalité népotiste ou clientéliste. Ce constat, pour autant qu’il soit vérifié
dans l’espace public, confirme la thèse de l’adoption des identités de groupe selon leur
relevance (saillance) par rapport au contexte.
Un enfant Rom s’identifie dans sa classe comme un Rom, devant les filles du quartier
comme un garçon, dans sa maison comme un fils et devant le guichet de cinéma comme un
mineur qui a droit à une réduction du billet. Un Çam (albanais d’origine grecque) s’identifie
comme citoyen grec lors des manifestations pour revendiquer ses propriétés en Grèce, ou en
tant qu’albanais pour réclamer l’attention et l’engagement de l’Etat albanais pour le même
but, ou encore comme un individu universel quand il présente son dossier à la Cour
Européenne de Strasbourg. Un albanais du Kosovo fera valoir son identité albanaise lors d’un
contact avec l’administration de l’ONU à Pristina, mais il ne se présentera pas comme
albanais à Tirana, où il adoptera son identité de kosovar.
Supposons pour un instant que le contexte change et que les facteurs mentionnés plus
haut n’existent plus. Ils cesseraient évidemment d’influencer les structurations socio-
économiques dans leur manière précise. Néanmoins, un nouveau contexte aurait
probablement une influence plus importante par sa “normalité”. Il soutiendrait le
développement économique du pays et une distribution différente des emplois et des

70
investissements publics. En soulignant le rôle du contexte actuel il ne faut toutefois pas
oublier que ses effets ne touchent pas toute la population. La majorité de la population ne
participe pas au partage du “butin” électoral. Dans plusieurs zones du pays, la reproduction
des inégalités est un perpetuum mobile. C’est la même chose pour des groupes comme les
Roms ou les Balkano-Egyptiens.
En conclusion, on peut constater que le contexte peut constituer un facteur important de
mobilité sociale, mais ses effets sont limités et ne s’étendent pas à toute la population.
L’éviction des phénomènes de corruption, du népotisme et clientélisme réduirait la mobilité
très forte sociale d’individus et de groupes privilégiés, mais ils encourageraient une mobilité
plus grande de la majorité ou de la totalité de la population. L’effet sur la population générale
serait sûrement plus important qu’un effet limité à quelques groupes. Une ouverture des
marchés du travail et du capital, la destruction des monopoles créés par la corruption et leurs
répercussions financières, amplifieraient l’effet, même si celui-ci couvrait beaucoup plus
d’individus et de groupes.
Les deux points de vue, essentialiste et relationnel ne peuvent expliquer exclusivement
et séparément le fonctionnement des identités de groupes et des processus qui mènent à la
cohésion politique et à la représentation. Les identités individuelles sont influencées par des
conditions socio-économiques collectives, des traits culturels ou ethniques spécifiques. La
liberté de choix d’une autre identité dépend du degré de la dépendance de ces conditions, ce
qui est en fonction directe avec le degré de reproduction de ces conditions dans le cas où elles
privent les individus par rapport au reste de la population. Les individus sont plus ou moins
aptes à modifier ou à transformer leur identité, mais certains ne peuvent pas le faire, car le
choix est limité. Certains autres le font plus aisément, grâce à une indépendance des
conditions économiques et surtout grâce à un capital de savoir dont l’accumulation leur a été
possible pour ces mêmes conditions. Il faut préciser que la modification ou la transformation
d’une identité et la mobilité sociale ne sont pas un but en soi. Elle s’engage en fonction d’une
tendance générale constante d’amélioration du statut individuel.
Dans un contexte qui permet une émancipation minimale des nécessités primordiales
économiques, il est plus approprié de conceptualiser les identités de groupe comme les
relationnelles. Dans ce cadre il est possible de voir les groupes comme des collectifs
d’individus partageant des aspects culturels ou socio-économiques qui résultent spécifiques
par comparaison avec ceux d’autres groupes, mais il faut préciser en même temps que les
individus d’un groupe en font partie par les actions et les interactions qui les unissent à leur
semblables et les différencient de ceux des autres groupes. Le groupe n’existe pas au dehors

71
des individus qui le composent. Il n’a pas de sens de réifier cette collectivité. La définition
d’I.M.Young peut être utile ici :

“In a relational conceptualization, what makes a group a group is less some set of attributes
its members share than the relations in which they stand to others. On this view, social
difference may be stronger or weaker; it may be more or less salient, depending on the point
of view of comparison. A relational conception of the group does not need to force all persons
associated with the group under the same attributes....A relational approach, moreover, does
not designate clear conceptual and practical borders that distinguish all members of one
group decisively from members of others76”

Cette conception a une implication importante : la conception des groupes sur la base des
relations, comparaisons et l’interaction avec l’intérieur et l’extérieur signifie un marge plus
flexible d’identification et un espace plus propice à la modification, la transformation ou le
choix entre différentes identités de groupe possibles. Dans une telle structure sociale
relationnelle, l’individu ne peut pas être représenté sur la base d’une seule caractéristique
sociale ou d’une appartenance unique de groupe. Une précision importante est nécessaire :
pour certaines catégories socio-économiques l’espace du possible identitaire est beaucoup
plus restreint que pour des autres. Dans le contexte du capitalisme classique il s’agit surtout
de groupes structurels, dont la classe sociale serait le modèle typique. La difficulté de
catégorisation en classes sociales en Albanie ne rend pas le constat non valable, mais
seulement plus difficile à situer dans la superstructure sociale, car au lieu de quelques classes
générales et faciles à repérer, l’observateur est confronté à une myriade de groupes sociaux,
distincts de l’un l’autre, même à l’intérieur d’une catégorie commune, sans oublier le potentiel
de transformation des conditions socio-économiques.
La même complexité de généralisation et de simplification est rencontrée, comme on l’a
vu, dans l’autre catégorie de groupes : celle des groupes culturels. Il y a une énorme
différence de situation socio-économique entre un groupe comme les grecs d’Albanie et les
Roms d’Albanie. Généralement l’origine sociale, le sexe, l’âge ou les capacités individuelles
sont considérés comme des variables qui servent de coordonnées possibles pour prédire la
position d’un individu dans l’espace social. La conceptualisation spatiale peut être utile, mais
jusqu’à un certain point. Considérons pour un instant une simple observation empirique, celle
du ciel de nuit. Un ancien Egyptien, un Grec ou un Maya aurait eu tendance à voir dans le ciel

76
Young Iris Marion (2000), Inclusion and Démocracy. Oxford University Press. New York. Page 90.

72
des constructions symboliques auquel les ancêtres ont pu donner des noms et une
structuration animiste. Ils auraient même pu tenir pour valables les contes mythologiques sur
l’origine de ces constellations, comme dans le cas de celle d’Hercule, d’Andromède, etc.
(D’ailleurs il n’est même pas nécessaire de se déplacer dans l’Antiquité pour se rendre compte
des constructions psychologiques que les individus entreprennent par l’astrologie.)
Un observateur un peu mieux formé peut bien rire de la mythologie de ces constructions
et dire que c’est juste une photo momentanée de milliards de corps célestes. Il se tromperait
aussi à cause justement de son point de vue rigide sur l’espace. Ce qu’il voit dans le ciel n’est
pas une photo, mais des milliards de photos d’astres. Non seulement, ces photos ne sont pas
des photos actuelles, car ce qu’il voit c’est la lumière envoyée par ces astres il y a des millions
ou des milliards d’années. L’illusion devient encore plus difficile à repérer par le fait que
l’observateur ne pourra voir les relations que ces astres ont avec ceux qui les entourent, avec
l’énergie d’explosion initiale du Big Bang, les trous noirs, et ainsi de suite. Voici pourquoi
une telle observation spatiale n’est pas un bon fondement de la réalité si on l’utilise de
manière fixe. Pour comprendre l’existence et le mouvement d’un astre il faudrait inclure dans
la formule nécessaire des variables innombrables.
Une équation semblable se présente dans le cas de la considération de la structuration
sociale. Les structures sociales ne peuvent être vues comme des choses ou des éléments
limitant un espace et dans lesquelles les individus sont emprisonnés selon des caractéristiques
spécifiques. Ces structures existent comme des processus et non pas comme des statuts. Elles
sont définies par les actions et les interactions des individus. Pour réutiliser l’exemple
cosmique, les structures gravitationnelles n’existent pas indépendamment des astres qui les
composent. Les structures que nous voyons de la Terre n’existent probablement pas en réalité
parce qu’il n’y a peut-être aucune interaction entre les astres que nous situons à partir de nos
conceptualisations imaginaires. De l’autre côté, des corps célestes comme la Lune sont
simultanément catégorisables comme satellites de la Terre, éléments de notre système solaire,
ou élément de la Voie Lactée.
Il n’est pas question de relativiser complètement les structures sociales. Ces interactions
et les caractéristiques individuelles sont importantes pour comprendre les parcours et les
actions de chacun. La différence entre les individus existe par l’espace du possible qu’ils
peuvent explorer et dans lequel ils peuvent constituer les motivations pour leurs attitudes
politiques et leurs besoins de représentation dans l’espace public. Pour certains cet espace est
plus étendu et permet une meilleure mobilité et une meilleure place dans la délibération
démocratique. Pour d’autres, cet espace est très limité, précisément par une accumulation et
un renforcement des caractéristiques socio-économiques similaires. Un Rom des quartiers

73
périphériques de Tirana, peut s’identifier en tant que membre de la minorité Rom, habitant
d’un bidonville de banlieue ou en tant que chômeur : tout cela le cantonne dans les limites
d’un espace cloîtré dont les conditions de vie motivent les mêmes besoins socio-économiques
et politiques.
Il est plus facile de mesurer le degré de cohésion et de représentation politique des
groupes si on voit la représentation politique comme un espace à deux niveaux qui
fonctionnent non chronologiquement, mais simultanément à l’un l’autre77. Le premier niveau
est celui de la délibération et comprend l’accès et la représentation des groupes dans un sens
plus large, plus ouvert et moins rigide. Contrairement aux places limitées au parlement,
l’espace délibératif public n’est pas limité. Le deuxième comprend les institutions politiques,
dont le parlement en est le lieu représentatif par excellence. L’accentuation des revendications
pour une représentation proportionnelle ou sous des formes de discriminations positives
concentre l’attention sur le deuxième niveau qui est considéré comme le plus important par sa
prépondérance politique dans les processus de prises de décisions politiques.
Pourtant l’espace délibératif est tout aussi important. Il fournit un mécanisme puissant et
constant de production non seulement de la validité et la facticité78, mais aussi des priorités
d’orientations politique, une carte des rapports politiques entre différents groupes et une
source potentielle des changements nécessaires qui peuvent à leur tour influencer les
transformations des rapports entre groupes et entre groupes et le pouvoir. La représentation
des groupes à ce niveau est tout aussi importante que dans le niveau parlementaire. Or en
Albanie l’accès des groupes marginalisés dans cet espace délibératif et représentatif n’est ni
automatique ni substantiel. Il est plutôt symbolique et déformé. L’exemple des Roms est
typique, mais pas le seul. Dans le parlement albanais, le nombre des femmes est 14 fois
inférieur au celui des hommes. Le pluralisme des médias est aujourd’hui le seul argument
légitimant la validité de la délibération dans l’espace public. Tout le monde peut, donc tout va
bien. Pourtant le pluralisme ne résout pas le problème dans le cas de groupes marginalisés
structurels qui ne peuvent pas se permettre d’avoir en propriété un journal quotidien, une

77
Il ne s’agit pas d’une classification hiérarchique ou chronologique. Les processus de délibération et de
décision s’entrecroisent sans cesse soit dans les modèles normatifs soit dans les réalités institutionnelles des
démocraties modernes, y compris albanaise. Un des clichés des critiques de l’opposition politique en Albanie est
de constater, par exemple, si les groupes d’intérêt ou la société civile ont été assez, peu, ou pas du tout consultées
sur l’activité quotidienne législative ou exécutive. L’expression “grupe interesi”, des groupes d’intérêt, est
surtout employée en Albanie dans un sens plus proche au “stakeholders” et rarement dans le sens direct qui les
approcherait au phénomène du lobbying.
78
Habermas Jurgen (1997). Droit et démocratie. Entre normes et faits. Editions Gallimard, Paris.

74
chaîne de télévision ou une radio. Et même si tel groupe avait accédé à cette condition
minimale, quelle aurait été son audience au-delà de ses propres membres ? Aurait-elle un
autre rôle que celui de production identitaire à l’intérieur du groupe ? Aurait-elle un impact
par rapport aux autres dans l’espace public ?
Le fonctionnement des médias publics en Albanie est la meilleure illustration de cette
déficience de représentation dans l’espace public. La tâche principale de leur travail dans la
plus grande partie de la transition a été d’exercer le rôle de medias gouvernementaux (même
pas étatiques) tout en se présentant comme médias publics. La fonction d’un facilitateur
d’accès pour les groupes marginalisés n’a pas fait partie des priorités. Ce qui semble
confirmer d’une manière indirecte la volonté d’aliéner la délibération par les medias publics
par l’imposition d’un langage dominant des élites et d’un agenda exclusif qui éclipse les
problèmes réels des groupes marginalisés. Le discours central du fonctionnement des médias
publics repose sur l’articulation évasive et abusive de l’intérêt public ou de formes
chimériques du bien commun.
La manière de voir ces structures détermine les modèles institutionnels politiques et le
design des relations de représentation. Les discours sont encore déterminants. Ils ne sont pas
simplement les symptômes extérieurs de la domination d’un discours, mais surtout ses
propres générateurs. Le passé introduit une certaine vision du politique. Le vocabulaire
transposé de cette époque est encore ici plus qu’une preuve d’inertie linguistique. Il reflète la
survie de quelques éléments d’une structuration antérieure de la pensée politique. Il y a, par
exemple une similarité intéressante entre la manière de voir les élites politiques lors du régime
communiste et de nos jours. A l’époque du communisme trois possibilités de considération
sont possibles :
a. celle objective temporelle qui montre ouvertement la différentiation d’un groupe
restreint de dirigeants communistes vivant dans leur quartier isolé, la Cite Interdite à
l’albanaise au centre de Tirana.
b.celle idéologique officielle qui considère les élites politiques capitalistes comme le
symbole de la domination de la bourgeoisie.
c. celle idéologique officielle qui proclame le parti (l’élite communiste) le guide du peuple;
l’interprète et le fabricant ultime de la réalité légitime.
Dans les trois versions le politique est distancié des citoyens. Y a-t-il de quoi s’étonner
alors si les termes “classe politique albanaise” s’utilisent couramment dans le journalisme
albanais et même dans les discours des politiciens. La fabrication des termes par les
organisations non gouvernementales ne peut pas expliquer sa résistance à d’autres alternatives
pluralistes. Y a-t-il un dénominateur commun entre les trois visions de la politique ? Oui,

75
l’isolation. La politique est vue ici de manière semblable au métier des sorciers. L’analogie
permet de concilier les trois visions ci-dessus.
Dans l’époque communiste, le “Parti-shaman” possédait le pouvoir de prévoir le futur et
même de le fabriquer. C’était le Parti qui le disait, soit pour lui-même, soit pour les
impérialistes anglo-américains ou les social-impérialistes soviétiques. De nos jours l’usage
des termes “classe politique albanaise” renvoie à cette même vision des choses. Ses effets sont
multiples : on réifie une catégorie qui n’a ni de conscience, ni de cohésion, ni d’origine, ni de
constance, ni de cohérence, ni d’action commune. C’est aussi une absolution de l’élite au
pouvoir par le partage généralisé des responsabilités sur toutes les élites politiques. Le
gouvernement et l’opposition sont dès lors la même chose. Ils ont les mêmes responsabilités
dans la situation socio-économique. Pourquoi se donner la peine de voter s’ils sont tous
pareils ? Personne n’exprime cela publiquement. Mais c’est précisément cela la conséquence
d’une manière de voir la politique. Ce point de vue détruit les fondements motivationnels
d’une délibération. Il menace le vote. La démarche n’est finalement pas très innocente, même
si elle part de la société civile. Des ONG puissantes sont souvent intéressées à faire passer le
point de vue des institutions internationales qui les financent ou tout simplement à prendre
partie dans le jeu politique pour le compte d’un facteur politique ou d’un autre.

***

Dans le contexte albanais il y a donc deux modalités de structuration plus ou moins


contradictoires et pas encore stabilisées. Le critère décisif de la syntonisation de l’analyse
dans l’une ou l’autre modalité reste celui de l’espace possible du changement. Compte tenant
des bouleversements socio-économiques de la transition et le potentiel inaccompli d’autres
transformations, il est logique, d’un coté, de considérer les structurations sociales comme
relationnelles et non pas comme essentielles. De ce point de vue les individus, par leur
multiplicité de leurs interactions et l’ambiguïté des rapports avec les moyens de production,
peuvent défier les modèles de structurations classiques dans les sociétés capitalistes
traditionnelles où les structurations sociales étaient (ou le sont encore ?) moins dynamiques et
plus stables. On verra plus tard comment le manque de polarisation idéologique de l’espace
public s’ajoute à ce tableau général. De l’autre coté, les premiers clivages stabilisés
commencent à s’apercevoir, comme par exemple dans l’axe nord-sud.
Je compte ici souligner l’aspect le plus important de la structuration de ces clivages : sa
reproduction. L’éducation et l’infrastructure sont les deux éléments déterminants. En ce qui
concerne l’éducation, les rapports des institutions locales et internationales mettent l’accent

76
sur une préparation inégale des individus pour le marché du travail en fonction de leur
situation socio-économique79. L’exemple des Roms et des Egyptiens en est l’illustration
extrême.
Pendant les années de la transition les taux de financement de l’éducation sont à la
baisse et cela pèse surtout sur les taux de scolarisation des enfants pauvres. Leurs familles ont
des difficultés à trouver les moyens pour acheter le matériel scolaire (jadis fourni gratuitement
par l’Etat communiste). De l’autre côté le profit d’un emploi immédiat, surtout dans les
campagnes ou parmi les Roms et les Egyptiens dans les villes, éclipse le calcul d’un profit à
long terme qui viendrait d’une scolarisation normale. Tout cela fait que, malgré des dépenses
plus importantes publiques dans le niveau basique de l’éducation, les taux de scolarisation
soient à la baisse pour les pauvres, surtout si on voit le niveau secondaire et tertiaire de
l’éducation (voir Tableau 6) :

Tableau 6: Investissements publics en éducation par niveau de revenus.

Source: World Bank (2003). Albania Poverty Assesment. Tirana.

A part les différences de durée de scolarisation entre pauvres et non - pauvres,


apparaissent également des clivages régionaux. Le taux de scolarisation des zones rurales est
beaucoup plus bas que celui des zones urbaines. Les différences nord-sud sont évidemment
présentes. Il n’y a cependant pas des différences sensibles entre le taux de scolarisation des
filles et garçons, hormis une légère prépondérance des filles au niveau universitaire (voir
Tableau 7).

79
World Bank (2005). Poverty and Education in Albania: who benefits from public spending? Tirana.

77
Tableau 7: Taux de scolarisation par sexe, region et niveau de revenus.

Source: World Bank (2003). Albania Poverty Assesment. Tirana.

Ce n’est pas tellement le système d’éducation qui fait faute. C’est la difficulté des
familles à revenus modestes de pourvoir aux frais de scolarisation. Il s’agit d’un cercle
vicieux. La limitation à un niveau basique de l’éducation, ne permettra pas à ces enfants de
trouver un travail qui leur permettrait d’améliorer leur vie et celle de ces enfants à leur tour.
La situation risque de se reproduire de génération en génération.
La question de l’infrastructure est un peu différente. Les zones rurales sont évidemment celles
qui en souffrent le plus, mais les investissements dans les infrastructures peuvent transformer
sensiblement la vie des zones avoisinantes et permettre de briser le cercle de reproduction des
inégalités socio-économiques. Ce qu’on remarque par la carte régionale des infrastructures en
Albanie est une forte corrélation entre le développement d’infrastructures (notamment des
réseaux routiers) et le niveau de vie des habitants de ces régions. Ainsi, le nord de l’Albanie
accumule le niveau le plus bas de développement des infrastructures et la moyenne de revenus
la plus basse. D’où une concentration récente de l’attention et des fonds sur les réseaux
routiers qui passent par le nord - nord-est et qui, notamment, lient l’Albanie à des marchés
importants du tourisme comme celui par exemple des Kosovars80.
L’influence d’un autre aspect du développement économique suit la même logique
accumulative. Tel est le cas des effets de l’économie informelle. Dans les zones rurales et
surtout montagneuses, mais aussi dans les banlieues urbaines, les propriétés (souvent des

80
Des neuf projets les plus urgents et les plus importants recommandés au gouvernement albanais en 2004 par la
Banque Mondiale, quatre sont des routes qui lient le centre avec le nord et le nord-est, quatre autres sont des
ports maritimes qui serviront de terminal à ces routes et un seul concerne une route dans le centre-sud. Voir
World Bank (2004). Sustaining growth beyond transition. A World Bank country economic memorandum.
Tirana.

78
constructions) illégales ou informelles (non enregistrées et non licenciées) appartenant à des
individus de revenus modestes ne peuvent servir de collatéral pour profiter des crédits
bancaires et soutenir de petites entreprises. Ce qui transforme leur investissement en
investissement de subsistance.
La reproduction de la situation difficile socio-économique réduit au minimum l’espace du
possible sociopolitique de ces groupes dans deux niveaux. Au niveau économique, elle
minimalise les chances de mobilité sociale et enferme l’individu dans un espace de subsistante
économique. Au niveau politique, elle les rend vulnérables aux offres clientélistes, aux
stratégies népotistes et au populisme croissant. L’éducation et l’infrastructure, les deux
facteurs majeurs mis en évidence par les recherches et aussi par ces groupes, rendent
impossible, non simplement le développement économique, mais aussi la promotion et la
défense de leurs intérêts dans l’espace public.

2.3 Barrières à la démocratisation et légitimité représentative

Quelles sont les bases de la formation de la légitimité représentative dans ce contexte


socio-économique ? C’est la question centrale de cette section. Il s’agira de voir, après avoir
analysé plusieurs modèles d’explication de démocratisation post-autoritaire et post-
communiste, le rôle de la représentation comme productrice de légitimité du régime comme
contexte, du système comme modèle et les origines des crises potentielles qui peuvent
relativiser ou anéantir la légitimité représentative. Le lien entre légitimité et représentation est
fondamental : du point de vue de la réalité politique il déterminera l’existence de la
démocratie elle-même, du point de vue théorique il déterminera aussi une manière spécifique
de construire les relations de représentation entre citoyens et représentant. Il faudra
commencer par comprendre le processus de démocratisation. Je le considère comme
processus, ce qui implique qu’il n’est pas encore arrivé à son terme, pour deux raisons
contradictoires, mais impliquant la même conclusion. Premièrement, si on considère la
démocratie comme destination atteignable, on peut dire que la démocratie albanaise n’a pas
encore réussit à se stabiliser. Deuxièmement (et c’est ma position), si on considère la
démocratie comme processus de progrès perpétuel ne concluant jamais à un situation idéale,
on peut constater que l’Albanie a pu s’assurer les moyens d’un tel voyage d’une manière
évidemment moins solide et cohérente que la moyenne des pays de longue tradition
démocratique.

79
Le défi de la démocratisation lors de la chute du communisme est entrepris par une élite
non traditionnelle. Elle doit agir de manière urgente à deux niveaux simultanés : entreprendre
la construction des fondements d’une économie de marché et d’institutions démocratiques et
formuler les termes d’opposition dans la scène politique intérieure. Une nouvelle
superstructure politique est à construire à partir du néant. Comme l’expliquent Offe et Elster
cette deuxième tâche n’est pas facile :

“This upheaval is a revolution without an historical model and without a revolutionary


theory. Indeed its most conspicuous distinguishing characteristic is the lack of any elaborated
theoretical assumptions and normative arguments addressing the questions of who is to carry
out which actions in which circumstances and with what aims, which dilemmas are to be
expected along the road, how ought the new synthesis of a post-revolutionary order be
constituted and what meaning should be assigned to the notion of “progress”…In the case of
Eastern and Central European upheavals of 1989-1991, however these questions remain for
the time being unanswered or are given only tactically colored answers in the form of self-
explications and situation-bound ad hoc assessments by participants. Instead of concepts,
strategies, mediating bodies, there are individuals with their discoveries of the moment, with
their deliberatively opaque semantic content. Among them are the catchwords of glasnost and
perestroika and the metaphor of a “common European home”81.

Les questions présentées par Elster & Offe résultent importantes pour l’explication des
premières années de la démocratisation post-communiste (le livre a été publie en 1996). Le
vide créé par la chute d’un système presque parfait fonctionnellement, celui du totalitarisme
communiste, n’a pas été rempli par un système concurrent établi et cohérent. Les oscillations
entre les différents pays de l’Europe de l’Est ou même à l’intérieur d’un seul pays le
confirment. Cela pousse les chercheurs à la quête des fondements de la démocratisation.
Plusieurs théories intéressantes existent sur les conditions qui doivent préexister, les causalités
et les modalités de la démocratisation. Chacune d’elles met l’accent sur des éléments
différents, mais interactifs, tels que l’héritage sociopolitique, les normes et les institutions ou
les stratégies des acteurs. Linz & Stepan considèrent qu’une démocratie est consolidée quand:

- Behaviorally, a democratic régime in a territory is consolidated when no significant


national, social, economic, political, or institutional actors spend significant resources

81
Elster Jon, Offe Claus, Ulrich Preuss, (1996), Institutional Design in Post-Communist Societies. Rebuilding
the Ship at Sea. The Cambridge University Press, Cambridge. Page 141.

80
attempting to achieve their objectives by creating a non democratic régime or turning to
violence or foreign intervention to secede from the state.
- Attitudinally, a democratic régime is consolidated when a strong majority of public opinion
holds the belief that democratic procedures and institutions are the most appropriate way to
govern collective life in a society such as theirs and when the support for antisystem
alternatives is quite small or more or less isolated from the pro-democratic forces.
- Constitutionally, a democratic régime is consolidated when governmental and
nongovernmental forces alike, throughout the territory of the state, become subjected to, and
habituated to, the resolution of conflict within the specific laws, procedures, and institutions
sanctioned by the new democratic process82.

Selon eux, une démocratie consolidée exige le fonctionnement de cinq arènes


différentes:
1. une société civile indépendante et active,
2. une société politique autonome (similaire à la notion d’espace public, mais centré sur
l’aspect du contrôle sur les représentants) agissant sur un certain niveau de consensus sur les
règles du jeu,
3. le constitutionalisme et l’Etat du droit,
4. une bureaucratie opérative et efficace,
5. et enfin, une société économique en équilibre (un ensemble de normes, régulations et
institutions qui servent de médiateur entre l’Etat et le marché, puisque ni une économie
contrôlée par l’Etat, ni un marché libre ne garantissent une démocratie, mais au contraire la
menacent)83.
Ce dernier élément est contraire aux théories néolibérales (ou de libéralisme classique)
qui considèrent tout contrôle (partiel ou systématique) sur le marché comme le premier pas
vers des régimes autoritaires84. De l’autre côté, une vue systémique centrée sur les normes et
les institutions peut éclipser le rôle des acteurs eux-mêmes.

82
Linz Juan J. & Stepan Alfred (1996). Problems of Démocratic Transition and Consolidation. Southern
Europe, South America and Post-Communist Europe. The John Hopkins University Pres. Baltimore. Page 6.
83
Ibid. Page 7-15.
84
Notamment chez Hayek Friedrich (1985). La route de la servitude. Presses Universitaires de France, Paris.
Chap. Individualisme et collectivisme et Planisme et démocratie. Voir aussi son autre ouvrage (1960) The
Constitution of Liberty. University of Chicago Press, Chicago. Chap. 7, Majority Rule. Cependant, la démocratie
n’est pas considérée dans ce cas comme un but en soi, mais comme un instrument de l’accomplissement de la
liberté comme valeur finale. Voir aussi Friedman Milton (1982). Capitalism and Freedom. University of
Chicago Press. Chicago. Chap. The Relation Between Economic Freedom and Political Freedom et The Role of

81
D’autres modèles avancent comme prioritaire le rôle des résultats de la démocratie
comme système. Dans ce cas, la solidité de la démocratie (existante ou naissante) dépendrait
directement des avantages économiques qui l’accompagnent. Przeworski et Maravall, dans
leur recherche statistique arrivent à la conclusion empirique que :

“No democracy ever fell in a country with a per capita income higher than that of
Argentina in 1975, 6.055 USD. This is a startling fact given that 1951 and 1990, 39
democracies collapsed in poorer countries, whereas 31 democracies spent 762 years in
wealthier countries and no one died. Affluent democracies survived wars, riots, scandals,
economic and governmental crisis, hell or high water.
The probability that democracy survives increases monotonically with per capita income. In
countries with per capita income under 1.000 USD, the probability that a democracy would
die during a particular year was 0.1636, which implies that its expected life was about six
years. Between 1.001 USD and 3.000 USD, this probability was 0.0561, for an expected
duration of about 18 years. Between 3.000 USD and 6.055 USD the probability was 0.0216,
which translates into about forty-six years of expected life. And what happens above 6.055
USD we already know: democracy lasts forever.85”

Cela arrive, toujours selon Przeworski et Maravall, parce que, au dessus d’un certain
seuil de développement économique, les avantages économiques accompagnant la démocratie
sont plus importants que les résultats potentiels d’une révolte d’un des facteurs socio-
politiques. Est cela une traduction statistique et contemporaine des conclusions et des
prévisions de Constant sur les nouvelles relations économiques remplaçant celles
belliqueuses, et de Tocqueville sur le rôle stabilisant de l’amélioration et l’égalisation des
conditions de vie sur les passions révolutionnaires?
Les modèles constitutionalistes mettent l’accent sur le rôle des constitutions et des
institutions qui les garantissent. Dans une position proche, se sont développés les cadres
procéduraux, plus ou moins tous descendants du modèle minimaliste de Schumpeter,
définissant la démocratie comme un “institutional arrangement for arriving at political

Government in a Free Society. Ou encore Munger Michael (2006). Democracy as a mean, not a goal in itself.
Dans Polis, Avril 2006, Tiranë, Dita 2000.
85
Przeworski Adam (2003) and Jose Maria Maravall, Démocracy and the Rule of Law. Cambridge University
Press, New York. Page 115.

82
decisions in which individuals acquire the power to decide by means of a competitive struggle
for people’s vote”86.

Une autre approche intéressante est celle de Charles Tilly qui met l’accent sur les processus et
non pas sur des statuts rigides. Il définit la démocratisation comme :

“...increases in the breadth and equality of relations between governmental agents and
members of the government’s subject population, in binding consultation of a government’s
subject population with respect to governmental personnel, resources and policy, and in
protection of that population (especially minorities within it) from arbitrary action by
governmental agents....Democratization does not mean arrival at full, definitive democratic
functioning, but any substantial move toward higher levels of protected consultation.87”

Selon Tilly cela est possible par les altérations des inégalités catégorielles (égalisation
des catégories, croisements supra-catégoriels, etc.), l’établissement et le fonctionnement des
réseaux de confiance (destruction des réseaux isolationnistes, construction de nouveaux
réseaux intégrés politiques de confiance) et l’optimalisation protégée des interactions entre les
citoyens et les agents gouvernementaux (élargissement de la participation, égalisation de la
participation, renforcement du contrôle sur le gouvernement, défense du pouvoir arbitraire)88.
Elster et Offe, classent les variables de la démocratisation en termes :
1. d’héritage (prédispositions culturelles, mentales ou matérielles qui agissent souvent
indépendamment de l’intentionnalité des acteurs)
2. d’institutions (qui contrairement à l’élément hérité sont conçues de manière
intentionnelle et stratégique en vue de certains principes ou résultats espérés. Les
institutions démocratiques possèdent aussi un caractère universel ou du moins national
et non particulier ce qui se réalise par l’adoption de procédures fondées sur des
mécanismes semblables au “voile d’ignorance” de Rawls.)
3. de décisions (dans ce cas le potentiel du changement et de la démocratisation est mise
en marche surtout par les acteurs situés dans des positions qui leur permettent de
prendre des décisions importantes susceptibles d’influencer le parcours de la

86
Schumpeter Joseph (1962). Capitalism, Socialism and Démocracy. Harper Perennial, London. Page 269.
87
Tilly Charles (2004). Contention and Démocracy in Europe, 1650-2000. Cambridge University Press.
Cambridge. Page 14.
88
Ibid. Page 15-26.

83
démocratie, y compris avec une certaine indépendance par rapport aux éléments
d’héritage et institutionnels)89.
Ils concluent qu’au lieu d’adopter exclusivement ou prioritairement une de ces variables pour
donner un sens aux processus de démocratisation, il est plus approprié de les utiliser dans la
logique d’une interaction constante dans laquelle chacun d’eux influence ou prohibe les
changements.
Je considère que les positions de Tilly et surtout celle d’Elster et Offe sont très utiles
pour décortiquer la complexité de la réalité de la démocratisation albanaise. Elles présentent
l’avantage d’une analyse multidimensionnelle qui ne néglige pas les effets des différentes
variables. Cependant des précisions peuvent être faites, comme par exemple dans le cas de
l’influence du passé. Dans le cas des premiers pas de la démocratisation en Albanie, les
conditions de la situation de rupture (1989-1991) ont une valeur beaucoup plus importante
explicative que la seule variable d’héritage communiste. En fait, les structurations initiales
socio-économiques et politiques, le design des institutions ou les décisions des acteurs
importants sont influencées non pas directement par le passé communiste, mais par les
nouveaux rapports qui se configurent automatiquement dans le vide politique et économique
laissé par un régime égalitariste. Ce terrain est beaucoup plus fertile politiquement par les
imbrications horizontales et une certaine égalité simultanée de chances et de conditions que
par l’héritage d’un passé que d’ailleurs tout le monde rejette, qui a eu des effets négatifs plutôt
que constitutifs et qui ne peut servir de point de référence ou de départ.
De l’autre coté, la structure tridimensionnelle (legacy, institutions, decisions) peut
laisser dehors des éléments importants d’influence démocratique, comme par exemple celui
de l’influence d’un modèle et de la pression internationale et surtout de l’Union Européenne.
Cette influence est possible par le changement de la nature même de la légitimité du nouveau
régime. Orientée irréversiblement vers l’intégration - par un référendum populaire jamais
fait, mais allant de soi -, l’action politique ne peut négliger les ingérences et les pressions des
institutions européennes et extra-européennes (Etats Unis et institutions financières
internationales). Leur influence va du design des institutions, à la légitimation des positions
politiques intérieures. La première défense des démocrates ou des socialistes contre les
accusations de détournement du vote a toujours été concrètement l’invocation des rapports
européens interprétés comme un aval validant le résultat. J’évaluerai l’influence de ce genre
de facteurs dans le dernier chapitre.
Cette analyse des processus de démocratisation est nécessaire pour situer dans un cadre
général la fonction de la représentation dans la production de la légitimité démocratique. Il y a
89
Elster Jon, Offe Claus, Ulrich Preuss, (1996). Op.cit. 293.

84
deux manières principales de fonctionnaliser les critères de la démocratisation, soit de
manière positive (dans le sens progressif : un processus vers la démocratisation comme
destination), soit de manière négative (dans le sens régressif : donc de la de-démocratisation).
Sans s’élargir dans une analyse à l’envers, qui d’ailleurs repart des même principes présentés
avant, je me limiterai à situer les problèmes de la production de la légitimité en trois grandes
catégories. Une question fondamentale doit être posée : au-delà du processus d’autorisation
par le vote et dans un sens plus large : quand est ce qu’un représentant représente t-il
légitimement un/plusieurs représentés par rapport à leurs enjeux/intérêts politiques, sociaux et
économiques ? Ou plutôt, quand est ce qu’il ne les représente plus de manière légitime ?
Les crises de légitimité de la représentation peuvent prendre la forme :
1. d’une crise de légitimité représentative politique: les élections sont manipulées, les lois
ne sont par respectées, la constitution est ignorée, les institutions sont bloquées par les
rapports de force entre acteurs, etc.
2. d’une crise de légitimité représentative économique : les outcomes économiques en
général ne parviennent pas à satisfaire les besoins d’une partie ou de toutes les
catégories, une censure économique contextuelle ou intentionnelle empêche le
développement régional, etc.
3. d’une crise de légitimité représentative sociale : différentes catégories sont
marginalisées ou encore exclues de facto ou de jure de la redistribution des richesses
et des investissements publics, dans un contexte de conflit social (par ex. le conflit
opposant anciens et nouveaux propriétaires) une majorité défend exclusivement les
intérêts d’une minorité ou d’un seul groupe, serait-il majoritaire, en ignorant ou
excluant les autres, etc.

Je classifie les cas de crise parce que plus facilement repérables. Mais, la même analyse
peut être faite non seulement au niveau des crises, mais également au niveau des problèmes
mineurs.
Les trois niveaux d’analyse sont importants et traiter seulement l’un d’eux en ignorant les
autres c’est ne pas prendre en considération la complexité de la construction démocratique. En
reprenant l’explication économiste de Przeworski, on peut par exemple penser que l’existence
d’un système, qui tout en permettant un développement économique considérable pour la
majorité, ignore les droits ou les intérêts d’une minorité ethnique, culturelle ou socio-
économique. Une analyse multidimensionnelle permet de faire la différence entre plusieurs
types de démocratie. Il est possible, par exemple, de considérer l’Albanie, le Venezuela et le
Royaume-Uni comme des pays démocratiques, mais la simple classification simpliste dans la

85
même catégorie cache des différences énormes. Il se peut aussi qu’un pays démocratique soit
beaucoup plus proche d’un système autoritaire que d’un système démocratique développé.
Comment classifier le régime albanais des années 92-97 ? Une partie des analystes diront
qu’il s’agit d’une démocratie, mais certains autres y verront un régime autoritaire avec un
emballage démocratique.
J’aborde la question de la démocratisation du point de vue de la légitimité représentative
du régime surtout pour découvrir le rôle de la représentation et notamment de ses problèmes.
Une crise de légitimité représentative dans un ou plusieurs de ces trois niveaux reflète une
crise de la représentation90: une crise institutionnelle ex ante comme celles des boycotts
parlementaires suivant la manipulation du scrutin, ou une crise a posteriori comme dans le
cas de l’abandon d’une politique qui soutient les intérêts d’un groupe ou qui menace ceux
d’un autre, jusque-là représenté par une force politique précise. Dans plusieurs cas, la crise est
résolue par un déplacement du vote d’un représentant à un autre (c’est le cas du vote des
anciens propriétaires qui a suivi le parcours du Parti Démocratique vers le Parti Républicain et
enfin vers le Mouvement pour le Développement National) et la solution se vérifie lors des
élections suivantes. Dans d’autres cas la solution est possible seulement par l’organisation
d’élections anticipées, ou un marchandage entre les deux partis majeurs, qui rétablit certains
équilibres. En 2001, Berisha et Nano (à l’époque respectivement chef de l’opposition et
premier ministre) concluent un accord qui implique une reconnaissance par Berisha du
résultat des élections qui ont été manipulées en échange d’un consensus sur un contrôle
commun de plusieurs institutions, dont l’élection du fameux président consensuel.
La fonction de la représentation comme source de légitimité est fondamentale pour
comprendre les actions des acteurs politiques. Fatos Nano a pu ainsi deux fois de suite devenir
chef du PS et premier ministre en reprenant le parti à Majko et Meta par deux campagnes qui
ont visé (avec succès) le détour de la légitimité intérieure de la représentation de la base du
parti des deux personnages qui détenaient, à l’époque, le pouvoir. J’aborderai maintenant
brièvement les fondements de chacune des trois interactions entre représentation et légitimité
en commençant par le niveau politique.

90
Une conséquence illustrative directe peut être trouvée dans la bibliographie de ce travail. J’ai dû éviter
d’inclure (ou du moins réduire au minimum vérifiable) les résultats des élections parlementaires et locales de
1997, 2000, 2001, 2003, faute d’avoir la certitude que la myriade de problèmes de manipulation directe ne les ait
pas déformés complètement. Ces résultats ne peuvent être utilisés qu’en les comparant très superficiellement
avec ceux de scrutins acceptés comme valides (1992, 1994, 2005).

86
1. D’abord la légitimité représentative politique.
La confiance des électeurs dans les institutions est minimale. La confiance dans les partis,
comme représentants principaux est la plus basse, surtout quand il s’agit de la question de
l’organisation ou la gestion d’élections libres et honnêtes (voir Table 7)91:
Seulement 12% des électeurs font confiance aux partis : ce pourcentage est bien au-dessous
même du pourcentage de militants de partis. Il est possible de penser qu’il reflète un
minimum basique du pourcentage de supporteurs du parti au pouvoir. Les différents sondages
ou enquêtes réalisés en Albanie avant, pendant ou après la campagne électorale de 2005
montrent clairement un lien direct entre le degré de démocratisation de l’espace politique, la
perception de légitimité représentative, la perception des possibilités de changement par le
vote et la participation dans les processus qui produisent la représentation (voir par exemple
table 8 sur l’influence du scepticisme de la réalisation d’élections libres sur les taux potentiels
d’abstention).

Tableau 7: Degré de confiance des électeurs dans les institutions sur le monitoring des
élections.

Source : National Democratic Institute, Tirana, 2005.

91
National Démocratic Institute (2005). Albania citizen attitudes about économic and political issues. Key
Findings of an April 2005 Public Opinion Survey. Tirana. Page 14.

87
Tableau 8: Raisons principales des attitudes abstentionnistes.

Raisons principales pour ne pas voter

30
25
Pourcentages

20
15
10
5
0
Desinteret pour la Manipulation du vote Problemes Deception par les Non-representation Impossibilite de vote
politique proceduriels (p.e. partis des interets par les pour les immigrants
listes) partis

Raisons

Source: Maliqi Shkëlzen, Vrenezi Nait (2005), Skena politike dhe profili i elektoratit në
Shqipëri. Dans Polis, Dita 2000, Tiranë. Page 26.

La perception du danger de manipulation des élections (20.7%), comme on le voit clairement,


joue un rôle important dans les tendances abstentionnistes. Malheureusement, les peurs sont
plutôt fondées sur l’histoire électorale de la transition. De l’autre coté, la déception engendrée
par les partis (29.9%) et la perception négative de la représentativité des électeurs (15%)
menace directement les fondements de la légitimité des institutions. Cela est renforcé par les
comportements obstructionnistes ou les boycotts continus des partis politiques d’opposition
(des deux côtés) et les attitudes de défi institutionnel et des déclarations d’illégitimité de
plusieurs actes ou personnes92.
Je ne mentionnerai ici que l’exemple le plus récent. En juin 2006, le Haut Conseil de Justice
défie la nomination par le parlement de deux nouveaux membres et décide d’entreprendre la
tâche lui-même. L’enjeu est crucial, car ce conseil, hormis ses propres fonctions dans les jeux
institutionnels de pouvoir, a la compétence de nommer un des membres de la Commission
Centrale des Elections, ce qu’il fera par la suite. La majorité démocrate déclarera cette double
nomination comme illégale immédiatement après.
L’histoire de la transition albanaise est pleine d’exemples similaires. Les plus graves sont
ceux de la manipulation des élections générales en 1996 et 2001, ou locales en 2003 et les
boycotts ou attaques sur la légitimité des institutions sorties des urnes. Lors des élections
locales de 2003, la Commission Centrale des Elections a dû proclamer le résultat électoral

92
En juillet 2006, suite à des affrontements politiques très âpres au parlement, le Parti Socialistes et ses alliés
politiques, déclarent planifier une campagne de désobéissance civile qui ira jusqu’au refus des gouvernements
locaux socialistes de préparer les listes des électeurs pour les prochaines élections locales de 2007 et le refus de
participer à ces élections.

88
avec 3 mois de retard, en ignorant complètement et consciemment les témoignages et les
preuves officielles de manipulation93.
Voici, à titre illustratif, la perception de la possibilité d’élections libres et honnêtes en 200694 :

Table 9:

Néanmoins, la démocratie albanaise semble un peu plus solide maintenant qu’il y a 10 ans.
Habituellement les analystes ou les politiciens d’opposition ont tendance à voir dans les
conflits actuels un développement extraordinaire sans précédent. Je crois, au contraire que les
affrontements politiques sont le signe de la stabilisation des rapports institutionnels entre la
majorité et l’opposition. C’est au contraire, le silence ou le manque de débats (même âpres)
qui doivent faire peur, comme signe que l’opposition ne fonctionne pas ou que le parti au
pouvoir contrôle les règles de l’espace politique.
Il suffit de faire une comparaison avec les premières années de la démocratisation. Pendant les
années 92-97 le chef du Parti Socialiste de l’époque, Fatos Nano était en prison pour
détournement de fonds, tandis que son parti n’était pas du tout capable de canaliser le
désenchantement et le mécontentement d’une bonne partie de l’électorat. L’opposition

93
Pour un tableau compréhensif voir Zogaj Preç (2004). Finalja. Dita 2000, Tiranë. Page 163-173. Les rapports
des institutions internationales témoignent des “problèmes” des élections, mais les considèrent quand même
comme “un pas en avant”: ce sont les nouveaux termes d’indulgence inventés et répétés pendant plusieurs
élections et processus politiques.
94
Globic (2005). Op. cit. page 15.

89
socialiste n’a commencé à proprement exister qu’après la manipulation des élections
parlementaires de 1996 par le PD. Au contraire, l’opposition actuelle, socialiste, est beaucoup
plus organisée et efficace. Contrairement au cas de Fatos Nano en 1993, Berisha n’a pas la
possibilité (et même pas l’objectif) d’envoyer en prison (pour malversation) le chef de
l’opposition.
Une parenthèse est à ouvrir ici : si tous les rapports locaux et internationaux ont parlé de
corruption massive et organisée des socialistes pendant 8 ans de leur gouvernement, aucun
parmi leurs dirigeants importants n’a été inculpé ou condamné. Berisha est pris à son propre
piège. Après avoir accusé les socialistes, alors au pouvoir, durant 8 ans, de toute forme de
corruption, « state capture » et même de meurtre95, (accusations souvent confirmées par les
informations concrètes venant du terrain et confirmées par plusieurs sources, y compris
internationales), il ne peut plus maintenant mettre les accusés devant les tribunaux.
Deux raisons sont possibles : il n’a pas les preuves ou il ne peut pas se permettre de ranimer
son stéréotype coloré d’autoritarisme et d’arbitrarisme. Est-il possible de mettre en prison
deux fois le chef du plus grand parti de l’opposition ? Ou encore, si on veut suivre la logique
des thèses conspirationistes : peut-il vraiment se permettre d’éliminer politiquement l’homme
qui complète sa fable en noir et blanc de la politique albanaise ? Une histoire simple à
raconter aux électeurs ne peut exister seulement qu’avec un personnage positif. Hercule peut-
il exister sans Hydre? Cela ne l’empêche pas pour autant de présenter ses propres accusations
constamment devant les medias ou au parlement.

2. Au niveau des politiques économiques l’action des gouvernements de la transition reflète


les paradoxes de la transition albanaise. A ses premiers pas, elle obéit aux principes d’un
capitalisme dirigé. Formellement institutionnalisé en 1991, il est d’abord un capitalisme sans
capitalistes. La défaite du PD lors des premières élections locales post-communistes et l’échec
de l’adoption de la nouvelle constitution deux ans plus tard en 1994 peuvent être interprétés
surtout comme les augures du malaise qui pèse sur les espoirs d’une société qui vient de
devenir libre. La métaphore de la caverne de Platon est la première à servir pour
l’interprétation de cette tournure rapide. Les albanais se seraient fait une mauvaise idée du
95
Berisha avait accusé le gouvernement du meurtre de Azem Hajdari, député du PD et un de ses fondateurs.
Apres avoir changé la cible de ses accusations, il s’est finalement tû. La justice n’a jamais prouvé qu’il s’agissait
d’un crime politique. Il avait aussi accusé Fatos Nano, à l’époque premier ministre, d’avoir accidenté
mortellement un passant avec la voiture qu’il conduisait, à Shkallnuer, un village près de Durres. A l’époque
Berisha accusait les socialistes de cacher les preuves de leurs méfaits de toute sorte. Au moment de la rédaction
de ce travail il a mis en marche une sorte d’impeachment du Procureur Général avec comme accusation
précisément d’avoir caché ou d’avoir “dormi sur les dossiers du crime”.

90
capitalisme, en regardant en cachette les télévisions italiennes. Mais elle n’est pas adaptée.
Ceux qui soutiennent cette interprétation présupposent le transfert de la totalité d’explications
à des positions culturalistes. En vérité, le désenchantement a des fondements plus profonds
que la seule ivresse post-communiste et le manque d’expérience démocratique.
Lors de ces premiers mois, le capitalisme albanais n’est qu’une collection de papiers et de
slogans. Le premier gouvernement démocrate doit licencier en masse les employés des
entreprises non rentables, ce qui veut dire presque toutes les entreprises d’Etat. Les prix sont
libéralisés et l’inflation choque les nouveaux consommateurs. Contrairement au passé, l’Etat
ne garantit plus rien, ni le travail, ni les rations mensuelles d’alimentation. Chacun est renvoyé
à son propre destin.
En même temps le fantôme de la corruption flâne sur les institutions et renforce la perception
d’injustice sociale (voir Tableau 10).

Tableau 10: Index comparatif de la corruption pour les pays de l’Europe du Sud-Est

Pays 2002 2001


Albanie 68.4 60.8
Roumanie 59.9 59.9
Bosnie & 48.3 47.6
Herzégovine
Croatie 41.1 41.7
Serbie 37.3 37.2
Monténégro 35.9 30.8
Bulgarie 35.1 37.5
Source: World Bank (2004). Sustaining growth beyond transition. A World Bank country
economic memorandum. Tirana. Page 120.

Au fil du temps la corruption se transforme d’un phénomène spécifique à un système


organisé. De la corruption comme récompense, on passera très vite à la corruption comme
obligation. On parlera finalement de “state capture”. (Voir Tableau). La corruption, un terme
très large et parfois abusif dans un contexte politique, comprend en Albanie les pratiques
suivantes : désignation d’un gagnant dans certains appels d’offres suite à un payement (10-
20% de la somme en jeu), accords préférentiels d’entreprises privées avec certaines
entreprises d’Etat (le cas des accords d’interconnections du Telekom albanais favorisant des
entreprises de téléphonie mobile privées), achat direct de décisions judiciaires, falsification de

91
titres de propriétés, importation de marchandises sans payer les taxes de douanes, paiements
pour la réception de licences, paiement de licences de construction, etc.
Le phénomène de “state capture” a été illustré en Albanie par l’exemple du ministre socialiste
de l’agriculture qui était en même temps, au titre de son entreprise privée, le plus grand
importateur de produits alimentaires, producteur d’une partie de ces produits en Albanie et, en
tant que ministre d’agriculture, la personne qui influençait (ou faisait) la politique économique
dans ce domaine. Cette personne peut donc faciliter ses importations (par exemple par des
politiques fiscales à sa faveur) tout en détruisant la concurrence locale à ses activités,
empêcher certains produits d’importation pour encourager la vente des siens, influencer les
normes et les pratiques de subvention dans ses secteurs d’activités comme entrepreneur, etc.
Le résultat final de ces pratiques de “state capture” est habituellement la monopolisation des
secteurs économiques par des ministres ou des personnes proches d’eux96. Dans certain cas,
les hauts fonctionnaires reçoivent des pourcentages considérables dans des secteurs
économiques contrôlés par des des entrepreneurs monopolistiques :

Tableau 11: Indice de la pression de la corruption pour les pays de l’Europe du Sud-est
Douanes Pouvoir local Judiciaire Administration
fiscale
Albanie 55.6 54.8 52.5 50.6 53.1 44.3 56.8 50.4
Bosnie & 15.9 16.2 19.1 22.9 8.3 9.1 8.80 12.1
Herzégovine
Bulgarie 015.8 018.5 010.3 19.9 09.1 57.8 8.3 95.2
Macédoine 021.8 525.3 011.9 619.6 013.7 015.5 08.9 924.0
Roumanie 020.5 229.6 026.9 719.7 016.6 313.7 010.6 87.9
Croatie 010.5 07.3 011.3 08.2 05.8 05.9 06.6 83.4
Serbie 042.8 652.6 027.2 725.12 019.3 726.2 022.0 523.4
Monténégro 021.6 029.6 019.3 20.7 07.0 47.6 013.3 917.2
Source: World Bank (2004). Sustaining growth beyong transition. A World Bank country
economic memorandum. Tirana. Page 124.

96
Pour une classification détaillée des différentes formes de corruption en Europe de l’Est voir Pope Jeremy
(2000). Confronting Corruption: The Elements of a National Integrity System. Transparency International,
Berlin.

92
Par conséquent le pouvoir est conçu par ses représentants comme un moyen de gérer leurs
propres intérêts. (Voir Table 12)97.

Tableau 12: Perception par les électeurs des motivations des politiciens.

La majorité des électeurs pensent que la principale motivation des politiciens est l’intérêt
financier, que la deuxième motivation est la soif du pouvoir et que la troisième est l’intérêt du
clan. Seule une minorité de 7% pensent que l’intérêt des électeurs est une motivation des
politiciens. Il faut également ajouter que les politiciens sont perçus comme les plus corrompus
(voir Table 13)98. Par ailleurs, dans le secteur le plus important pour l’économie jusqu’au
début des années 2000, le secteur agraire, on se rend compte qu’il ne suffit pas d’avoir la terre
pour prospérer. Il faut aussi la travailler. Mais avec quoi ?
Les premières différentiations économiques sont mal vécues et les premiers businessmen mal
vus. Ces businessmen ne viennent pas d’une origine spécifique sociale. Dans une situation de
départ à égalité économiquement, la fortune favorise les plus imaginatifs, les plus
entrepreneurs et aussi les plus aventuriers99. Le niveau d’éducation deviendra une variable

97
National Démocratic Institute (2005). Op. cit. Page 9.
98
National Démocratic Institute (2005). Op. cit. page 10.
99
Vehbi Alimuçaj, le propriétaire de la plus grande entreprise albanaise jusqu'à sa faillite en 1997 avait
commencé sa « carrière » en vendant dans un kiosque de rue. L’exemple est valable pour d’autres. Deux des
propriétaires de télévisions privées (en même temps entreprises multidimensionnelles) les plus importantes
étaient des simples journalistes, un autre un ouvrier de soudure et un autre un auto-employé commercial. Cette
« libéralisation » sociale est visible aussi dans le domaine politique : l’actuel premier ministre et ancien président
Sali Berisha était chirurgien et secrétaire de base du parti communiste, la présidente du parlement Jozefina

93
considérable seulement plus tard. Aux débuts des années ’90, la sémiotique communiste n’a
pas encore disparue. Une personne avec un bon niveau d’éducation considérera souvent
comme humiliantes les activités commerciales ou productives. Ce dédain renvoie aux
stéréotypes négatifs enracinés par le régime dictatorial sur les « koulaks » ou les micro
bourgeois. Ces références au passé se transformeront vite au cours des années, mais elles ont
laissé leur marque dans les premiers pas du capitalisme albanais.

Tableau 13: La perception, selon les secteurs, du degré de corruption.

Toutefois, si l’inertie symbolique peut avoir un certain rôle dans la considération de soi-
même, la formation des rapports avec le pouvoir a des racines plus profondes liées
directement aux besoins économiques des individus. La réaction de la société aux premiers
pas de la transition d’une économie planifiée vers une économie de marché est souvent décrite
par un“effet tunnel”. La société laissée à elle même ne voit aucune lumière au bout du tunnel.
Elle est incapable d’attendre les résultats (qui tardent) du capitalisme. La démocratisation et la
création d’une économie de marché sont difficilement conciliables simultanément. La
première campagne électorale de 1991 voit le PD prêcher des changements rapides et
significatifs. Ce projet connaît aussi des formes de promesses radicales : en 1991 le PD parle
de “chèque en blanc” de la communauté internationale pour gouverner le pays et un des

Topalli était enseignante de mathématique, Pandeli Majko, un des premiers ministres socialistes avait eu comme
sa première fiche de paie celle précisément de premier ministre, le président de la république était un général à la
retraite et ainsi de suite.

94
slogans à la mode est “Le monde nous aide, nous gouvernons”. On discute en même temps
l’alternative économique radicale d’une “thérapie du choc”. De l’autre coté, le PS promet une
transition graduelle et douce. Il s’agit d’une première différence nette de programme entre les
deux cotés ; constaté d’ailleurs dans la plupart des pays d’Europe de l’Est100. Ce que les
individus constatent c’est qu’il n’y a pas qu’une seule voie pour le miracle capitaliste et que
chacune d’elles à sa problématique.
Le début de la transition est paradoxal. L’économie a besoin d’une libéralisation considérable:
la libéralisation des prix doit remplacer le cadre artificiel des plans quinquennaux et constituer
le seul système viable de circulation de l’information101, les propriétés doivent être restituées,
distribuées et reconnues pour catalyser l’accumulation initiale de capitaux, les entreprises non
rentables doivent être fermées et ainsi de suite. Or les effets à court terme de cette politique
sont dévastateurs. D’une société à taux de chômage nul où l’Etat est le seul employeur et
distributeur de travail à vie on avance inévitablement vers une société qui trouvera dans ce
chômage la couleur de la transition (Voir Tableau 14).
L’inflation ruine le pouvoir d’achat. Du temps du communisme l’argent devenait parfois
relativement inutile devant des magasins vides, alors qu’aujourd’hui rien ne manque sur le
marché, sauf l’argent dans les poches.
Plusieurs vagues d’immigration collective témoignent du malaise. L’Italie accueille à
plusieurs reprises des dizaines de bateaux remplis de milliers d’immigrés entassés les uns sur
les autres.

100
Pour une comparaison complète des premières oppositions politiques entre partis démocratiques et partis ex-
communistes en Europe de l’Est voir Elster Jon, Offe Claus, Ulrich Preuss, (1996), op. cit.. Chap. Building and
Consolidating Démocracies.
101
Une des critiques principales faites aux politiques d’aide internationale aux économies en transition
démocratique a été précisément fondée sur le constat que ces aides brouillent le système des prix comme
régulateur des nouvelles économies de marché. Ces aides permettent de soutenir des groupes sociaux en grande
difficulté en court terme, mais ils détruisent la production et le commerce local et en même temps cultivent une
dépendance économique de la part de ces pays. L’économie albanaise a passé les multiples étapes de ce
processus : d’une aide massive (y compris alimentaire) au début des années ’90 elle ne garde maintenant que des
programmes spécifiques d’aide qui soutiennent surtout la consolidation des institutions, l’encouragement du
micro-crédit et la formation de l’administration publique (et dans très peu de cas des investissements directs sur
l’infrastructure). En novembre 2006, l’Albanie a signé (probablement) le dernier contrat de coopération avec le
Fond Monétaire International. Au-delà d’une aide modeste financière, l’accord avec le FMI a la fonction
primaire de servir de certificat de garantie financière aux investisseurs étrangers, puisque l’accord en question
stipule un encadrement rigoureux des indicateurs principaux macro-économiques et notamment de l’inflation.

95
Tableau 14: Dynamique du chômage 1991-2004

Source: Stratégie nationale pour l’emploi. Ministère du Travail et des Affaires Sociales.
Tirana, 2004.

Les nouveaux gouvernements de la transition doivent construire la superstructure d’une


démocratie déjà en danger et en même temps les piliers d’une économie du marché. Plus on
libéralise le marché, plus on risque de perdre le soutien populaire. La problèmatique est
commune à la plupart des pays de l’Europe de l’Est102. Plusieurs solutions sont envisageables:
la plus facile est la consolidation du pouvoir et de ses institutions par des régimes autoritaires
(présidentiels notamment). Cette solution a été tentée par le premier président démocrate Sali
Berisha en 1992-1997. Après l’échec des élections locales et du référendum sur la constitution
(des très forts signes contestataires), les radicaux du PD traversent le Rubicon et manipulent
les élections générales de 1996, ce qui est amène le boycott parlementaire de l’opposition de
gauche, la démission en catastrophe du pouvoir de droite un an plus tard face aux révoltes
massives et une situation politique chaotique. Une autre solution possible est de changer le
sens du vecteur Etat libéral constitutionnel – démocratie – Etat Providence (ce dernier élément
est le plus tangible par le prisme des espoirs surgi après la chute du communisme et les
besoins urgents d’une partie de la population) et de donner la priorité à une sorte de “safety

102
Voir pour une analyse de la corrélation entre économie de marché et réformes démocratiques en Russie:
Duch, Raymond (1993). Tolerating Économic Reform: Popular Support to a Transition to a Free Market in the
Former Soviet Union. Dans American Political Science Review, Vol. 87. Nr.3.

96
net” qui précéderait la démocratisation et l’installation d’une véritable économie de
marché103.
Une telle approche n’a pas été mise en oeuvre entièrement, mais son contraire non plus (voir
Tableau 15). En revanche des éléments d’atténuation des réformes ont été introduits pour
éviter ou limiter des conflits ou des crises sociales. Cependant il est possible de penser que
cette atténuation a été surtout une prolongation et un ralentissement et n’a n’a contribué qu’à
les alimenter et les exacerber. Les dépenses publiques pour le maintien et la consolidation des
politiques de “social welfare” ont augmenté en ignorant les abus fréquents et les priorités
économiques.
Un exemple: la réduction des dépenses et un contrôle des abus financiers de l’administration a
permis à Berisha d’économiser environ 45 millions d’euros sur un budget de l’état de
2,58 milliards d’euros en 2006. Il y a plusieurs manières de les activer, mais Berisha a choisi
d’augmenter les salaires du secteur public et plus particulièrement des enseignants et des
médecins. Il est vrai que ces salaires sont déplorables, mais ils représentent déjà plus du
double du salaire minimum et surtout ils permettent de “survivre”.
Une autre manière de dépenser ces fonds économisés aurait été de financer en urgence une
partie de la construction de la route qui relie l’Albanie et le Kosovo, ce qui pourrait assurer au
pays jusqu’à 300.000 touristes par an ; une bouffée d’air vitale pour le secteur du tourisme et
pour les régions du nord-est, à travers desquelles passera la route, régions dont la majorité de
la population est en dessous du seuil de la pauvreté. Il est évident que de ce point de vue non
toute politique sociale est une politique sociale. Dans une échelle de pauvreté relative, il vaut
probablement mieux encourager l’emploi pour ceux qui n’ont rien que d’augmenter de10 ou
20 % les revenus de ceux qui ont déjà une base économique. Par ailleurs, la demande
constante venant de la société risque d’encourager les attitudes politiques populistes, surtout
dans des périodes qui précèdent les campagnes électorales. Il faut noter que les dépenses pour
les politiques sociales (notamment en termes de salaires) ont augmenté sensiblement lors des
premiers mois du nouveau gouvernement de Bérisha en 2005.
Il y a évidemment une grande différence entre l’Albanie de 1990 et celle de nos jours. En
1992 le capitalisme était une pièce de théâtre sans acteurs, tandis qu’en 2006, le flux des
capitaux est déjà en marche, accompagné (et peut-être même soutenu) par des inégalités
considérables dans la distribution des revenus104.

103
Elster Jon, Offe Claus, Ulrich Preuss, (1996), Op. cit. Chap. Building Capitalism in Eastern Europe et Social
Policy Transformation.
104
Voir les rapports annuels de la Banque Mondiale et du Fond Monetaire International.

97
On ne peut parler toutefois d’une stabilisation, tant que le problème des propriétés, pour
donner ce seul exemple, n’est résolu que sur le papier. Les implications de ce problème
prennent la forme d’une avalanche. Accompagné par la problématique des infrastructures
institutionnelles (comme par exemple le manque d’un registre national de la population, la
corruption dans les tribunaux, etc.) cela bloque complètement le crédit financier comme
source cruciale de la création des capitaux dans un marché économique post-égalitariste.

Tableau 15: Dépenses publiques selon les secteurs prioritaires 2002-2003-2004.

Source: International Monetary Fund (2006). Albania: Poverty Reduction Strategy Paper—
Annual Progress Report. Tirana. Page 92.

La tentation de radoucir la transition l’a plutôt retardée sans vraiment la rendre plus
acceptable. D’ailleurs cette tentation est toujours présente. Comme je l’ai déjà mentionné, un
des premiers actes du nouveau gouvernement démocrate de 2005 est d’augmenter les salaires
de l’administration (jusqu'à 27% dans certaines catégories, tel le médical ou l’éducatif). La
lutte contre la corruption et les abus de l’administration permet au gouvernement de justifier
parallèlement une politique d’austérité financière imposée par l’accord avec le Fond
Monétaire International et dont une des clauses principales est de stipuler que le taux
d’inflation annuelle doit être en deçà de 4 %. Cette philosophie rend difficile des
investissements massifs publics dans une infrastructure déplorable, fondés sur des éventuelles
politiques monétaires flexibles. Dans le cadre des négociations avec le Fond Monétaire
International en 2005 le gouvernement de Berisha a pu imposer sa volonté d’augmenter les
salaires du secteur public, en préférant ne pas investir dans les infrastructures les dizaines de
millions d’euros économisées pas la réduction des dépenses gouvernementales ou accumulées

98
par une rigueur drastique fiscale105. Toute l’opération est faite en respectant les indicateurs
macroéconomiques et surtout en maîtrisant l’inflation.
En même temps le nouveau gouvernement ne résiste pas aux tentations interventionnistes. A
titre d’exemple encore: pour faire face à l’oligopole de la téléphonie mobile tenue par un
dumping constant des deux compagnies opérantes, le gouvernement préfère intervenir et
définir les tarifs des services à travers des accords obligatoires que ces compagnies établissent
avec le Telekom albanais, plutôt que de libéraliser le marché, ce qui aurait pour effet de
réduire les tarifs automatiquement via la concurrence, sans pour autant réduire la qualité des
services.
Le dilemme constant entre la priorité au marché ou au « safety net » n’est pas résolu de
manière nette. On préfère plutôt combiner les deux orientations. Or cela ne permet ni une
véritable protection sociale (pour manque de ressources publiques), ni un développement réel
du marché qui aurait pu supporter le coût d’une certaine protection sociale. Dans ce jeu qui ne
se termine depuis 16 ans, c’est surtout la démocratie qui en souffre. Les frustrations
économiques d’une bonne partie de la société engendrent parmi les élites des peurs de
rétraction et de chute de support électoral. D’où (en partie) la préférence ensuite d’anticiper
ces peurs et manipuler les résultats des élections. (Il faut ajouter que la sauvegarde du pouvoir
comme source de gains illégaux est souvent l’élément le plus important de cette
intentionnalité). La continuité des réformes dépend de l’approbation et du consensus général
des électeurs. Pourtant l’octroi des consensus a toujours été de nature économique et de court
terme, tandis que ces reformes nécessitent un consensus de long terme et une vision
perspective.
Les changements politiques ne permettent pas une continuité cohérente des réformes
économiques et cela incite les courants ou personnages à tendance autoritaire à se convaincre
qu’il connaissent la voie la meilleure mieux que la « populace » avec ses intérêts à court
terme. Après 16 ans de transition, l’Albanie n’a toujours pas une économie de marché
véritablement saine et il est de même pour ses institutions démocratiques. Une crise de
légitimité économique peut être très grave. Elle est probablement à l’origine des événements
de 1997. La version socialiste veut que les révoltes et les violences qui suivirent, étaient
105
La très forte volonté de combattre la corruption a causé un freinage relatif des investissements publics à
cause de l’inflexibilité des procédures d’investissements (appels publics d’offres, etc.). Dans la première partie
de l’année 2006, le Ministère des Travaux Publics et des Transports avait dépensé seulement un quart de son
budget. Puisqu’il est le Ministère avec le plus gros budget d’investissements publics, le Fond Monétaire
International et plusieurs analystes locaux ont mis en garde le gouvernement sur un possible réchauffement de
l’économie dans la deuxième moitie de l’année. La réaction immédiate a été la hausse des intérêts de la Banque
Centrale afin d’atténuer le flot croissant des crédits du secteur bancaire privé (56% de plus qu’en 2005).

99
causées par l’usurpation du pouvoir par Berisha de manière illégale à travers la manipulation
des élections de 1996 et aussi par l’incapacité du gouvernement à éviter une catastrophe
financière de telle dimension. Cette version n’est pas complète106. Il est douteux que les
événements politiques aient pu mobiliser plus que les militants et supporteurs du PS dans des
conditions normales. En tout cas il est difficile d’associer une révolte de rue à une guerre
politique, dont la signification et le sens échappent à la plupart des individus.
A l’opposé, l’argumentation des révoltes dues à la non protection des “investissements”
réalisés par les albanais n’a pas vraiment de sens. La majorité de la population savait très bien
quel genre de jeu elle jouait et elle avait même pris le risque en considération, encouragée, il
est vrai par l’indifférence rassurante du gouvernement et notamment la fameuse déclaration
de Berisha qui proclama l’argent des albanais « argent propre”107. Certes, en ce qui concerne
le gouvernement ignorantia argumentum non est, mais ici il s’agit d’analyser la perception
des individus. Au moment de la faillite des sociétés rentières, la partie la moins cultivée de
ces gens était contre leur fermeture par le gouvernement. Une autre partie croyait encore les
chefs de ces sociétés qui promettaient le retour complet de l’épargne. Les révoltes ont
rassemblé toutes ces raisons en une seule: une délégitimation des résultats économiques des
démocrates. Tout cela dans la forme la plus dramatique possible.
Une crise similaire de légitimité économique, peut difficilement se reproduire. Pourtant il
n’est pas nécessaire d’avoir une crise d’une telle dimension pour faire tomber un
gouvernement. Il est curieux de constater cependant l’ambivalence des sentiments des
individus par rapport à la démocratie. Aujourd’hui la majorité des albanais est constamment
déçue par leurs gouvernements, ils n’ont pas confiance dans leurs partis politiques, ils sont
presque unanimes à penser que les politiciens sont motivés par leurs seuls intérêts personnels,
cependant personne ne conteste la démocratie comme telle. C’est le paradoxe démocratique
formulé par R.Dahl. Sa solution est fondée sur une dissection de la démocratie en deux
dimensions principales: la démocratie garantie un groupe de droits et d’opportunités que les
individus peuvent choisir d’utiliser, la démocratie garantit la participation de tous dans la
prise des décisions108. D’où l’explication qui en suit:

“If that is so, then we have here the explanation of our paradox. Although a majority of
citizens in most democratic countries may view participating in political life as neither very

106
Dans le gouvernement socialiste qui remplaça le gouvernement démocrate en 1997, le ministre des finances,
Arben Malaj, avait été l’administrateur d’une de ces entreprises pyramidales.
107
Déclaration de Sali Berisha, président de l’époque pour la Télévision Publique Albanaise.
108
Dahl, Robert (2000). A Démocratic Paradox? Dans Political Science Quarterly 115(1). Page 38.

100
urgent nor particularly rewarding, and though many may be dissatisfied with the way their
government works, overwhelming majorities of citizens do value the rights and opportunities
their democratic system of government provides to them. To be sure, they may choose not to
exercise their rights and seize their opportunities very often. Yet their views are definitely not
internally inconsistent.109”

Mais cette explication est peut-être insuffisante et c’est ici que la dimension économique peut
venir à l’aide. La démocratie peut être évaluée par les individus sur la base de critères non
seulement politiques, mais aussi économiques. Les enquêtes faites dans différents pays
montrent que les individus des pays démocratiques concilient simultanément un degré très bas
de confiance dans leurs élites politiques et, à une majorité écrasante, une conviction profonde
qu’une démocratie n’en est pas une sans le droit de propriété privée ou la liberté
économique110. Selon Merelman et Franz, ces enquêtes confirment que l’évaluation de la
liberté du marché ou de la liberté économique peut servir de base à l’évaluation de la
légitimité du gouvernement. La propriété privée en est le premier critère dominant par son
importance. Par conséquent un gouvernement qui ne protégerait pas un marché libre risque de
ne pas être considéré comme démocratique et légitime.
Peut on confirmer ces tendances dans les perceptions des albanais ? Probablement oui (voir
Tableau 16 et 17):
La comparaison des deux tableaux semble confirmer le paradoxe: d’une part la majorité des
individus perçoivent la démocratie albanaise comme insatisfaisante (ce qui est confirmé par
les graphiques présentés plus avant sur le niveau de confiance des individus pour les
politiciens), mais d’autre part ils pensent que la direction suivie est la bonne. La réalité
albanaise rend aussi possible d’avancer une autre hypothèse qui évacue la discussion du
domaine exclusif de la démocratie ? Au-delà des droits, les individus peuvent évaluer la
légitimité représentative d’un gouvernement en partant des résultats économiques de ses
politiques et non simplement de principes (abstrait ou appliques) de liberté de marché ou de
liberté économique. Cette hypothèse est bien osée. Dans son extrême elle rendrait possible de
concevoir un système qui serait perçu comme légitime, mais pas nécessairement
démocratique, à cause de changements positifs palpables dans la vie économique des
individus. La réalité autoritaire de plusieurs pays musulmans semble le confirmer.

109
Ibid. Page 40.
110
Merelman, Richard M. & Franz Michael M. (2004). Markodémocracy. A Reconnaisance? Dans The
Sociological Quarterly, Vol. 45, Issue 3.

101
Tableau 16:

Source: Globic (2006). Albanian Public Opinion 2. Tirana.

Tableau 17:

Source: Globic (2006). Albanian Public Opinion 2. Tirana.

102
L’histoire récente albanaise offre probablement une illustration de cette hypothèse. Je vais
comparer les perceptions des albanais sur les leaders politiques principaux, Berisha, Meta et
Rama. (Voir Tableau 18 et 19):
Tableau 18 : Comment l’expression « Il est honnête » driverait un des leaders
principaux ?

Source: Globic (2006). Albanian Public Opinion 2. Tirana.

Tableau 19 : Comment l’expression « Il est capable de réaliser » décrirait un des leaders


principaux ?

Source: Globic (2006). Albanian Public Opinion 2. Tirana.

103
Pour 42% des individus, Berisha est perçu généralement comme honnête, alors qu’ils ne sont
que 23% à le penser de Rama. A l’inverse, une majorité de 41% voit Rama comme quelqu’un
qui va au bout de ses tâches contre seulement 19% pour Berisha. Ces données sont en plein
accord avec les cotes de popularités de chacun, Rama se trouvant historiquement d’une
avance remarquable. Il faut se rappeler qu’il est maire de Tirana, donc plus directement lié à
la perception de résultats concrets. Les intentions de vote donnent Rama comme gagnant du
poste de maire de Tirana s’il se présentait en 2006 contre n’importe lequel des trois plus
éminents candidats démocrates. (Voir Tableau 20):

Tableau 20 : Les intentions de vote pour la mairie de Tirana si les élections avaient lieu
aujourd’hui :

Source: Globic (2006). Albanian Public Opinion 2. Tirana.

Il est possible de constater une relativisation des principes classiques de jugement sur les
politiciens. Ce qui semble ici être une raison prépondérante pour soutenir un leader est sa
capacité d’accomplir ses tâches, en dépit des problèmes d’intégrité personnelle. C’est un défi
à la façon ordinaire d’analyser les processus de légitimation des acteurs politiques.
Revenons maintenant encore une fois à l’explication économiste de Przeworski, construite sur
le “interest pursuit model”. Il peut aider à rendre raison aux constats ci-dessus sur les rapports
des électeurs avec les profils des leaders. Mais comme on le verra aussi dans le cas de la
constitution de la légitimité représentative du point de vue social, le critère des revenus per
capita ne peut pas résoudre l’équation à lui seul. Les revenus per capita ne représentent qu’un
indice général et généralisant. Il faut le corriger en tenant compte des dimensions des
inégalités. Ces inégalités peuvent produire des mouvements contestataires puissants ou du
moins encourager l’avènement de leaders autoritaires qui seront considérés comme capables
de résoudre les problèmes multidimensionnels. Il est possible de prévoir que plus ces
inégalités sont importantes et plus elles s’étendent et se reproduisent dans la structuration

104
sociale, plus il y aura de chances de concevoir des solutions autoritaires comme la seule
solution possible.

3. La crise de légitimité représentative sociale. Il est difficile de séparer le social de


l’économique dans le domaine de la représentation. Mais il est plus facile de le faire par
rapport à l’élément politique. Contrairement à une crise de légitimité représentative politique
qui comprend une aliénation de l’essence ou des principes de la représentation, une crise de
légitimité représentative sociale établit plus directement des rapports d’inégalités
catégorielles. Des catégories entières de citoyens peuvent se sentir non-représentées dans
l’espace politique, en raison de plusieurs facteurs d’origine sociale. Cela peut être le cas des
femmes dans un système évident de domination masculine, le cas des minorités ethniques ou
linguistiques dans un système dominé par la majorité, ou simplement les habitants de régions
isolées oubliées par le pouvoir en raison d’un coût élevé de leur intégration dans les réseaux
économiques. Parfois, les problèmes de représentation peuvent s’accumuler de par
l’appartenance à des catégories spécifiques. Dans d’autres cas, c’est le contraire et le
problème de représentation est relativisé par l’appartenance simultanée à des groupes de
différents niveaux d’accès à l’espace politique.
Je prendrai quelques exemples illustratifs de la réalité albanaise.
Le parlement albanais compte 10 députés femmes sur un total de 140.
1.Jozefina Topalli – PD (présidente du parlement)
2.Arenca Trashani – PD (Ministre de l’Intégration)
3.Majlinda Bregu - PD
4.Makbule Çeço - PS
5.Ermelinda Meksi – PS (ancien ministre)
6.Valentina Leskaj – PS (ancien ministre)
7.Rajmonda Stefa - PS
8.Lajla Përnaska - PR
9.Diana Çuli - PSD
10. Angjelina Kola – PSD

Le pourcentage des femmes au parlement est un problème à lui seul. (J’aborderai plus tard les
attitudes et les positions des acteurs politiques par rapport à la représentation des femmes).
Mais il ne s’arrête pas là. Toujours dans une perspective cumulative, on note qu’il n’y a
aucune femme du nord-est d’Albanie (Tropojë, Kukës, Pukë, Peshkëpi, etc.). Il y a trois
femmes originaires du nord, Topalli, Trashani et Kola: elles viennent toutes trois de l’axe de

105
nord-ouest Shkodra-Lezha. Fait intéressant: les femmes parlementaires socialistes sont toutes
du sud du pays. Etre une femme et une habitante du nord-est représente un double handicap
en termes de représentation. L’élargissement de l’analyse dans les structures internes des
partis refléterait les mêmes tendances. La de-légitimation sociale de la représentation peut être
causée par des politiques économiques ou leur absence. Dans le cas des propriétés extra-
légales ou informelles, les problèmes étendent les effets d’accumulation sur plusieurs
catégories. Dans certain cas, cependant, l’extra-légalité s’étend même à des catégories
relativement riches de la société, même si son effet de marginalisation cumulative se voit
seulement chez les pauvres. Voici la formulation des effets de l’extra-légalité par H. de Soto:

“Economic reformers have left the issue of property for the poor in the hands of conservative
legal establishments uninterested in changing the status quo. As a result, the assets of the
majority of their citizens have remained dead capitals stuck in the extralegal sector. This is
why the advocates of globalization and free market reforms are beginning to be perceived as
the self-satisfied defenders of the interests of those who dominate the bell jar.111”

Les propriétés extra-légales en Albanie représentent environ 220.000 constructions un peu


partout dans le pays, mais surtout autour des grandes centres urbains112. La valeur de ces
propriétés en termes de capitaux est approximativement égale à celle du budget annuel du
pays. Cette situation prive surtout les pauvres de leur capital. Les migrants déplacés à
l’intérieur du pays investissent prioritairement leur capital dans ce qui est plus urgent, c’est à
dire la construction d’une maison, surtout dans les banlieues. L’extra-légalité mortifie donc
leur capital et les rend inaptes à agir dans le marché. Ils ont un désavantage au départ par
rapport à des familles de même niveau économique, mais qui vivent dans leurs appartements

111
De Soto Hernando (2003). The Mystery of Capital: Why Capitalism Triumphs in the West and Fails
Everywhere Else. Basic Books. New York. Page 212.

112
A partir du début des années ’90 des dizaines de milliers de migrants se sont établis dans les banlieues de
centres urbains en construisant leurs habitations sans tenir compte du statut de ces zones. Par conséquent, une
bonne partie de ces constructions se trouvent sur des propriétés qui devraient être transférées à leurs anciens
propriétaires. Dans le meilleur des cas, il s’agissait de propriétés publiques ce qui évitait des problèmes directs
avec les anciens propriétaires. Une autre dimension de l’extra-légalité est la construction d’autres milliers de
bâtiments par des entreprises, surtout le long de la côte Adriatique. La tolérance des ces constructions pendant
les années ’90 venait d’un souci de soutien (par la négligence) des efforts de survie des migrants soit au niveau
des bâtiments d’habitation, soit au niveau des petites constructions d’entreprises, dont les kiosques de Tirana
jusqu’en 1997 étaient la caricature par excellence.

106
légaux dans les centres urbains. L’inégalité est produite ici suivant les lignes sociales. Des
pays faisant face à des niveaux similaires d’extra-légalité peuvent servir d’illustration. En
Egypte, ces propriétés extra-légales appartiennent à 85% de la population et leur valeur est
estimée à 241 milliards de dollars, soit 6 fois plus que les comptes courants de toutes les
banques commerciales du pays ou 55 fois plus que tous les investissements étrangers jusqu’en
1996113. Au Pérou, la valeur des propriétés extra-legales est de 74 milliards de dollars, ou
autrement dit 8 fois plus que le total des comptes courants de toutes les banques péruviennes
et 14 fois plus que le total des investissements étrangers jusqu’en 1995. Ici, ces propriétés
appartiennent à 65% de la population114.
Voici maintenant la conclusion de la Commission Européenne sur la situation des droits de
propriété en Albanie en 2004:

“Property rights remain weak, damaging the potential for investment and economic activity.
Clarifying ownership rights is a fundamental requirement to encourage economic
development and long-term land management. Moreover, property registration has not been
completed in main urban and coastal areas (where the land market is more active and has
higher economic potential). Land ownership issues have been a major impediment to bank
lending to small companies because of collateral requirements. The lack of stable land rights
hinders economic development and increases corrupt practices. Despite the fact that formal
laws connected to foreign investments are in place, uncertainty regarding ownership of land
discourages investment in Albania. Multiple privatization and restitution programs, together
with chaotic construction activity, are seriously hampering private transactions.115”

La situation n’a point changé jusqu’à maintenant. Le processus de légalisation des


constructions extra-légales ne fait que commencer, tandis que celui du retour des propriétés
n’est même pas à l’horizon financier. Il est pourtant intéressant de constater des changements
de terminologie qui témoignent d’une prise de conscience de ces problèmes. Au début, le
terme utilisé pour ces constructions était “ndërtim i paligjshëm” (construction illégale). Le
qualificatif d’illégal oblige à aborder le problème sous un prisme correctif par une loi

113
Ibid. page 252.
114
Ibid. page 254.
115
European Commission (2005). Albania. Progress Report. Brussels. Page 30.

107
spécifique. Une construction illégale ne peut qu’être détruite. Or tous les partis sont
conscients de la non-viabilité d’une telle aventure sociale et politique.
D’où une transformation récente de l’expression “construction illégale” en “construction
informelle” ou “construction extra-légale” ce qui laisse ouvert linguistiquement la possibilité
d’un déploiement de la légalité dans ces objets précis. Ces deux expressions ensemble
incluent la signification complète donnée au processus de légalisation (en albanais:
“legalizim”) comme formalisation des droits de propriété et incorporation dans le domaine du
légal. Une propriété légalisée gagne ainsi en même temps ses attributs de propriété inscrite
dans un registre formel et de propriété reconnue comme appartenant à un propriétaire précis.
Revenons au problème à l’état actuel. Son analyse sert plus pour expliquer la situation
actuelle ou récente. Une stratification de la marginalisation est opérée par la négligence de ces
propriétés extra-légales. Leurs propriétaires ne peuvent pas utiliser ces constructions comme
collatéral de crédits bancaires, les louer ou les vendre. De l’autre coté, les pratiques de
corruption dans les grandes villes accentuent ces effets. Les prix de vente des bâtiments ont
sensiblement augmenté lors des cinq dernières années à cause de ces pratiques. Typiquement,
l’achat d’un permis de construction par un paiement illicite peut accroître son prix pour les
acheteurs finaux jusqu’à 20%. Cela donne un avantage important aux habitants des villes qui
peuvent agir plus facilement sur le marché immobilier ou financier que les migrants pour
lesquels la porte est fermée. Les banlieues commencent donc à prendre la forme de zones qui
accumulent des catégories en situation fragile socio-économique. L’extra-légalité n’est pas le
seul problème. Une autre barrière fondamentale est celle du retour des anciennes propriétés.
La valeur financière des propriétés directement retournables (une partie ne peut qu’être
récompensée parce qu’aliénée au cours de la période communiste par l’urbanisation et
l’industrialisation) est proche de celle des propriétés extra-légales. Pendant 16 ans de
transition aucun gouvernement n’a entrepris cette réforme majeure et constitutive d’une
économie de marché, par incapacité, mais surtout par peur d’aliénation de leur électorat.
Ces deux problèmes se sont reflétés dans les programmes des partis concurrents en 2005 et
même avant, mais avec de grandes différences d’engagement116. Il est significatif que les
élections aient été gagnées par le PD qui a le plus promis publiquement sur la solution de ce
problème. L’incapacité et le manque de volonté politique du PS à y donner une réponse
pendant 8 ans a pu causer un sens d’exclusion de dizaines de milliers de migrants internes. Il
en est de même pour les anciens propriétaires. Leur inclusion dans les processus de

116
Le PS a très peu parlé de ce problème contrairement au PD. Lors d’une émission de télé en décembre 2005, le
chef socialiste Edi Rama, n’a pas caché que « le problème des propriétés ne représente pas une priorité pour le
PS . » L’émission « Opinion », Klan TV, Tirana.

108
représentation a été fait partiellement par une prise de conscience des partis politiques,
(surtout du PD) sur leur poids électoral. Il est impensable de gagner les élections dans
plusieurs zones de Tirana sans avoir le soutien de la majorité de ces migrants. Les anciens
propriétaires jouent un rôle moindre mais non négligeable.

2.4 L’identité Kosovare et Çam: How to become Kosovar or Çam in 10 easy steps?
Nous pouvons comprendre mieux le processus de l’identification collective en prenant
quelques exemples concrets. J’ai choisi les kosovars et les Çams pour pouvoir faire la
différence entre deux manières différentes de créer une identité ou une sub-identité ethnique.
J’ai choisi les albanais du Kosovo au même titre que n’importe quel autre groupe ethnique qui
aurait pu servir comme exemple d’illustration. La seule différence avantageuse est qu’ils sont
évidemment plus proches des albanais d’Albanie que les latinos des Etats-Unis qui auraient
pu servir d’exemple aussi.
Les habitants du Kosovo sont à plus de 90% albanais ethniques, tandis que le reste est
composé surtout de Serbes et différentes autres minorités: Roms, Ashkali, Turcs, Gorans,
Monténégrins, etc. En Albanie les albanais du Kosovo sont appelés simplement kosovars par
un effort linguistique de différentiation. Les albanais du Kosovo naturellement s’identifient
eux-mêmes en tant qu’albanais vis-à-vis des étrangers et même jusqu’à une époque récente
vis-à-vis des albanais d’Albanie, en ajoutant l’appartenance régionale comme signe distinctif
intra-ethnique. Un albanais du Kosovo, se présentait avant par exemple : “je viens de
Pristina”, au même titre qu’un albanais d’Albanie se serait présenté comme “de Tirana”.
Les choses ont changé à la suite d’une communication intensifiée, surtout après la déportation
de la moitié des kosovars dans les pays voisins. L’Albanie en a recueilli un demi million, soit
la moitié de tous les déportés, par un geste naturel de solidarité intra-ethnique. Cependant, en
Albanie, mais aussi au Kosovo, actuellement il est devenu courant de faire la différence
terminologique entre “albanais” et “kosovar”, toujours dans le cas d’une interaction ou d’une
situation qui inclut des représentants des deux catégories. Cette différence, linguistiquement
n’a pas de sens, car c’est comme faire la différence entre “albanais” et “Tiranais”, ou français
et parisien. Personne n’a jamais conteste l’identité albanaise des albanais du Kosovo.
Ce qui se passe actuellement est en fait le signe superficiel de la construction d’une identité
sub-ethnique, celle kosovare, distincte de celle albanaise d’Albanie. Objectivement, cette
identité possède quelques fondements. Mais ce qui est nouveau est le changement du sens de
l’identification dans les 15 dernières années. Jusqu’à tard, les albanais du Kosovo
s’identifiaient clairement comme des albanais, contrairement à une distinction (linguistique et
officielle) faite par le pouvoir serbe entre albanais d’Albanie et albanais du Kosovo pour

109
relativiser les liens ethniques entre les deux groupes et affaiblir si possible le nationalisme
albanais au Kosovo.
Le Kosovo a été séparé des autres territoires albanais en 1913. Il a été une unité constitutive
de la Yougoslavie jusqu’en 1989, avec le statut de Région Autonome Socialiste,
juridiquement égal à celui des autres républiques117. Troisième ethnie en Yougoslavie après
les Serbes et les Croates, les albanais n’avaient pas pu pourtant avoir une république,
contrairement, par exemple, aux monténégrins qui sans les minorités de leur république
étaient trois fois moins nombreux que les albanais de Yougoslavie (au Kosovo, Serbie du Sud,
Macédoine et Monténégro). Le marechal Tito avait construit une différence catégorielle
acrobatique entre nations « narod » (serbes, croates, slovènes, monténégrins, macédoniens et
bosniaques) et nationalités « narodnost » (albanais, hongrois de Vojvodine et quelques
minorités ethniques). Le Kosovo jouissait cependant d’une large autonomie et avait des
représentants dans les institutions yougoslaves, y compris un président de la fédération par
rotation. En 1989, la Serbie efface l’autonomie anticonstitutionnellement et déclare le Kosovo
partie intégrante de la Serbie. Ce sera la mise en marche du mécanisme infernal qui a entraîné
la Yougoslavie dans de sanglantes guerres ethniques. Pendant toute leur existence yougoslave
les albanais du Kosovo s’identifient fortement aux autres albanais, et l’Albanie reste le centre
gravitationnel ethnique. Les choses changent après la guerre de 1999. Deux processus
d’identification sont visibles de part et d’autre de la frontière.
En Albanie, les albanais du Kosovo ne sont pas considérés comme un simple groupe régional,
ce qui est confirmé par la différentiation terminologique albanais/kosovars. Dans le langage
commun des officiers des douanes, les albanais du Kosovo représentent une catégorie
interposée entre albanais et étranger, sans être considérés exactement ni l’un, ni l’autre. Dans
les statistiques officielles du ministère du tourisme d’Albanie ils sont catalogués comme
étrangers, ce qui reflète surtout l’aspect juridique. Au Kosovo, cette différentiation a été
acceptée plus tard, comme le résultat d’une pression sémantique venant d’Albanie. Mais un
autre mouvement idéologique le renforce au Kosovo même, où les élites commencent déjà à
entrevoir la constitution d’une identité séparée de celle Albanaise. Le terme mouvement ne
signifie pas ici une organisation stratégique, mais plutôt un processus d’encouragement de
transformations identitaires.

117
Forumi 2015 (2005). Pse pavarëria? Çështja e statusit,sfidat politike dhe rruga e Kosovës drejt integrimit
evropian. Prishtinë. Page 14-16. Voir aussi Stavileci, Esat (1998). Në mbrojtje të pavarësisë së Kosovës. Shoqata
e Pavarur e Juristëve të Kosovës. Prishtinë.

110
Il y a deux composantes dans ce mouvement: la première voit les albanais du Kosovo comme
un sous-groupe distinct qui garde quand même une identité commune originelle avec les
albanais d’Albanie. La deuxième, déjà plus radicale et moins publicisée, voit les albanais du
Kosovo comme une ethnie plus ou moins indépendante. Il n’est pas facile de déceler les deux
composantes, car souvent elles s’entremêlent dans le même discours. La nouvelle sémiotique
kosovare reflète ces dilemmes: un nouveau drapeau du Kosovo avait été introduit de manière
officieuse par l’ex-Président du Kosovo, Ibrahim Rugova, en combinant des symboles
albanais nationaux et locaux. Le drapeau n’a pas encore eu l’aval du Parlement kosovar (voir
les deux drapeaux ci-dessus). Le nouveau drapeau contient les symboles classiques albanais
(les deux couleurs rouge et noire et l’aigle bicéphale), mais d’autres éléments locaux y ont été
ajoutés118. Une forte réaction a suivi cet acte au Kosovo en prenant la forme de manifestations
contre une prise de distance par rapport à l’identité commune Albanaise.
La question d’une nouvelle identité Kosovare a été analysée soit comme un développement
naturel identitaire dans les nouvelles réalités régionales119, soit comme un choix possible entre
des autres identités qui pourrait faciliter le fonctionnement d’un Kosovo démocratique,
multiethnique120. De ce point de vue utilitaire, le choix d’une identité kosovare, face à une
identité albanaise, est censée, dans cette deuxième possibilité, dévaluer les peurs d’une
Grande Albanie, par la création d’un autre binôme intra-ethnique à l’image de celui
d’Allemagne - Autriche.
Si les réactions pro ou contre le drapeau de Rugova ont enflammé les passions au niveau des
débats de rue ou des débats politiques, une autre confrontation plus sérieuse a été promue par
des intellectuels individuels. Cette dernière se base sur la langue. Elle comporte un constat
basique: la langue officielle albanaise adoptée en 1972 n’est pas appropriée aux albanais du

118
Ce sont des éléments de référence antique dardane. Le Kosovo contemporain se trouve sur les territoires de
l’ancien royaume dardane. Cette référence est typique de la naissance des nationalismes. Elle a une valeur
symbolique historique dans le cadre des discours sur la question “qui étaient les premiers habitants du Kosovo,
les Serbes ou les albanais?” (et même une valeur directement mythologique, par exemple: les Dardans sont
mentionnes par Homère comme les alliés des Troyens). Les autres éléments se referent au Kosovo actuel. Voir
Malcolm Noel (1998), Kosovo: A Short History. New York University Press. New York, et Ducellier Alain
(1995). Ducellier Alain (1987). L'Albanie Entre Byzance Et Venise: Xe-Xve Siecles. Ashgate Publishing.
London. Chap. Ont les albanais envahi le Kosovo?
119
Pula Besnik (2005). The Nation, the National Discourse and Kosovar Identity. Dans Who is Kosovar.
Kosovar Identity: A Debate. Java. Prishtinë. Page 23-34.
120
Bugajsky Janusz (2005). Democracy, Multiethnicity and Kosovar Identity. Dans Who is Kosovar. Kosovar
Identity: A Debate. Java. Prishtinë. Page 35-40.

111
Kosovo, car, étant édifiée par les communistes Tosks121 d’Albanie elle a négligé le fait que les
trois quarts des albanais parlaient gheg à ce moment précis. En plus, cette langue officielle
mettrait les albanais du Kosovo en situation d’infériorité culturelle et servait à reproduire un
handicap crucial du développement culturel.

Drapeau kosovar présenté par I.Rugova.

Drapeau national albanais.

Conclusion: les albanais du Kosovo doivent adopter la version kosovare du dialecte gheg. Le
résultat de ces analyses philologiques et politiques est la mise en valeur d’une identité
kosovare différente de celle albanaise d’Albanie. Les termes ne sont pas très clairs et
beaucoup de questions et dilemmes persistent puisque le débat ne fait que commencer: cette
nouvelle identité, doit-elle se dissocier seulement de celle albanaise d’Albanie ou de celle
albanaise en général aussi ? Les albanais du Kosovo, seront-ils encore des albanais s’ils
deviennent des kosovars ? On voit bien dans ce cas que le processus d’identification n’est pas

121
Les Albanais appartiennent a deux sub-categories ethniques dont la grande difference est surtout leur dialecte:
les Tosks du sud et les Gheg du Nord. Les Albanais du Kosovo, comme tous les Albanais du nord d’Albanie,
sont tous des Gheg.

112
le fait simplement de choix spontanés individuels comme présupposent une bonne partie des
approches de la théorie de l’identité sociale ou celle d’intérêts réels. La construction de
l’identité collective est promue et orchestrée par les élites du groupe. Le rôle de ces élites ou
des leaders est de créer une base argumentative à la transformation de l’identité en changeant
les valeurs référentielles, en manipulant les processus cognitifs et catégorisants quelques cas
en expliquant ouvertement les bienfaits d’un choix précis.
Cette entreprise devient évidente après une analyse de certains de ces arguments. Celui de la
langue est le plus signifiant. Premièrement l’argument d’une inadaptation de la langue
officielle albanaise aux albanais du Kosovo : Les albanais tosks, auraient-ils du dire la même
chose si la langue officielle était construite sur le dialecte gheg ? L’argument considère la
langue comme un produit extérieur qui peut être adoptable organiquement ou pas. C’est faux.
Un nouveau-né albanais adopté par des parents chinois en Chine, parlera le chinois aussi bien
que se parents adoptifs et s’il entre en contact avec la langue albanaise, il aura l’impression
qu’il ne pourra jamais la parler ou même la comprendre. Suivant l’extrême de la logique de
l’argument de l’inadaptation naturelle à la langue officielle on pourrait supposer qu’il est
impossible de parler une langue ou un dialecte qui n’est pas celui de son propre quartier.
Ce que l’argument oublie c’est que la langue est une construction sociale. Contrairement à la
couleur des yeux elle est façonnable, transformable selon le contexte grâce à des instruments
puissants comme les médias, la famille ou l’école. Or au Kosovo, l’école a toujours eu des
problèmes: à tel point qu’un des premiers actes des italiens pour assurer la collaboration des
albanais en 1940 a été d’envoyer 200 enseignants albanais d’albanie au Kosovo. Pendant une
bonne partie des années ’90 les jeunes générations des albanais du Kosovo ont du faire l’école
dans des maisons privées à cause de l’expulsion des écoles publiques par le régime de
Milosevic. Ces écoles domestiques étaient certes un défi civique admirable, mais il est évident
qu’elles n’ont pas rempli la fonction nominale d’école proprement dite.
Que dire des médias? Après avoir fermé toutes les écoles albanaises au Kosovo, Milosevic
avait tout fait pour transférer les medias kosovars aussi dans l’illégalité. Le résultat de ces
deux entreprises combinées représente environ 10 ans de destruction complète des moyens de
reproduction de la langue officielle albanaise au Kosovo. L’autre argument est un peu plus
politique. Il se fonde sur le constat de “great injustice and an essentially anti-cultural act122”
qui est celui de l’adoption du dialecte tosk comme langue officielle suivant les préférences
politiques du Politburo communiste d’Albanie. Une bonne partie des analystes considèrent, il

122
Kelmendi Migjen (2005). Préface. dans Who is Kosovar. Kosovar Identity: A Debate. Java. Prishtinë. Page
12-14.

113
est vrai, que les dirigeants communistes ont préféré faire parler leur dialecte (la plupart étaient
du sud où parle le tosk) à tout le reste de l’Albanie.
Or, les langues officielles sont presque toutes des constructions artificielles faites sur la base
d’un sous-dialecte précis. Dire que cette décision est politique ne signifie rien de nouveau.
L’adoption d’une langue officielle nationale ne peut pas être un acte apolitique. Au contraire,
il représente l’acte politique intégratif par excellence de la constitution de toutes les nations.
Si ces arguments ne sont pas valables, la position qui leur est sous-jacente l’est. Le Kosovo
peut avoir intérêt à prendre ses distances avec l’Albanie pour éviter l’éveil des peurs
internationales d’une Grande Albanie, ce qui est un des arguments principaux contre son
indépendance. Ou encore, les élites kosovares, politiques et culturelles peuvent être
intéressées à la différentiation pour consolider le pouvoir intérieur loin de toute possibilité
d’influence politique de Tirana. Des acteurs du champ culturel peuvent être intéressés à éviter
les dangers d’un paternalisme albanais d’Albanie en créant leur propre sphère d’influence123.
Le fantôme de ce dernier guette les esprits et le “conflit” s’adapte beaucoup à une conception
de ce domaine comme “...un champ de luttes, comme champ d’action socialement construit
où les agents dotés de ressources différentes s’affrontent pour conserver ou transformer les
rapports de force en vigueur”124. Une méthode très simple de changer la potentialité du
« danger » serait tout simplement de construire un domaine culturel complètement autonome
où l’accumulation du capital symbolique se fait par des moyens contrôlés plus aisément à
cause de leurs caractéristiques locales (le sous-dialecte linguistique local). Or cette démarche
irait à l’encontre des tendances générales d’ouverture et de perméabilité des frontières
culturelles.
Les albanais du Kosovo qui soutiennent l’idée d’une union avec l’Albanie ne sont que 7% de
la population125. La majorité écrasante, ou 93% veut l’indépendance. Celles mentionnées plus
haut sont toutes des raisons valables de la construction identitaire Kosovare. Cependant la
promotion d’une transformation identitaire nécessite plus que des statistiques ou des calculs:
elle a besoin d’un rôle très actif des élites et des leaders. Il n’y a rien d’illégitime dans ce rôle,
puisqu’il constitue l’essence même de la création des grands projets sociaux ou politiques. Le
rapport entre identité kosovare et identité nationale est constitué par le jeu entre les

123
Les enjeux économiques jouent aussi un rôle important. Ils peuvent avoir catalysé l’accentuation d’une
identité nationale et du nationalisme albanais au Kosovo pendant l’époque yougoslave. Voir Roux Michel
(1992). Les albanais en Yougoslavie, Minorité nationale, territoire et développement. Editions de la Maison des
Sciences de l’Homme, Paris.
124
Bourdieu Pierre (2001). Science de la science et réflexivité. Editions Raisons d’Agir. Paris. Page 72.
125
Index Kosova, 2000, Prishtinë.

114
perceptions individuelles de ces deux identités et la promotion d’intérêts propres à des champs
spécifiques, notamment ceux politiques et culturels.
Un autre exemple des processus identitaires est celui des Çams. Les Çams, partie de l’ethnie
albanaise, ont été chassés de leur zones rurales en Grèce du nord à la fin de la Deuxième
Guerre Mondiale en tant que “collaborateurs de l’ennemi” italien. Pourtant, avec la fin de la
guerre la Grèce a signé un traité de paix avec l’Italie, mais pas avec l’Albanie, considérée
comme ennemie à l’époque au même titre que l’Italie, puisque les troupes italiennes étaient
passées par le territoire albanais et l’Albanie avait été incorporée, après l’invasion fasciste,
dans le Royaume d’Italie et d’Albanie. Une fameuse “loi de guerre” grecque n’a toujours pas
été abrogée même si un Traité d’Amitié a été signé entre les deux pays en 1996. En 1953, les
Çams, reçoivent collectivement la nationalité albanaise par le régime communiste. Cela
entraîne du coup l’annulation de leur nationalité d’origine, celle grecque, les Çams étant des
citoyens grecques d’origine albanaise qui ont adopté la nationalité d’un « ennemi ».
L’image générale des Çams est fortement liée à une histoire (réelle et perçue) faite de récits
de déportation et de massacres collectifs, très facilement digérés dans l’imaginaire national
par le biais des stéréotypes nationalistes albanais. Paradoxalement à première vue, la
revendication principale identitaire des Çams est celle de la citoyenneté grecque. Il est
intéressant de voir comment lors d’une cérémonie de commémoration d’un massacre collectif,
les Çams avancent cette revendication en pleine contradiction apparente. Pourtant la demande
de la citoyenneté grecque prend du sens si on tient compte de la question des propriétés des
Çams en Grèce. Loin d’être forgée par un sentiment positif par rapport à la Grèce, la
revendication identitaire dans ce cas est un exemple typique de la formation d’une identité
collective dans laquelle les intérêts économiques jouent un rôle crucial. A tel point qu’on peut
se demander si une telle revendication subsisterait à la restitution des propriétés.
Contrairement à l’exemple du Kosovo, les revendications identitaires symboliques cachent ici
très difficilement les intérêts réels. Un autre aspect important est la construction de cette
identité revendicative sur les principes universels des droits de l’homme.
Il faut dire que malgré le succès relatif d’une telle démarche identitaire, la représentation de
l’identité et des intérêts Çam reste marginale dans la politique albanaise. Il n’y a pas d’effet de
représentation descriptive ou de représentation - miroir dans leur cas, puisque un parti créé
avec ce but n’a eu guère de succès électoral126. La représentation des intérêts reste limitée
dans l’espace public.

126
Le nouveau Parti pour la Justice et l’Intégration créé par les Çams pour canaliser leur vote et leur influence
politique n’a eu que 1,17% des votes dans la composante proportionnelle du système électoral pendant les

115
On peut constater donc, au niveau des identités ethniques et sub-ethniques, le rôle des enjeux
extra - symboliques et celui des élites dans la formation des identités collectives.
L’identification subjective individuelle peut être influencée fortement par une action politique
dirigée et présentée sous un emballage symbolique.

2.5 Roms et Egyptiens - L'alchimie sociale à l'albanaise

En octobre 2003 le gouvernement albanais approuve une “Stratégie nationale pour


l’amélioration des conditions de vie de la minorité Rom”127. La tâche est d’autant plus énorme
par ses ambitions que grotesque par ses résultats. Des stratégies similaires ont été produites
chaque fois que les institutions internationales en ont demandé une. Or entre la stratégie et les
résultats concrets il a y un fossé évident.
Cependant la question n’est pas là. Le sens général de ces stratégies est de “corriger” les effets
néfastes de la discrimination exercée sur la communauté Rom128. Souvent, dans ce type de
document on inclut aussi les Egyptiens (ou comme ils s’appellent eux-mêmes: les Balkano-
Egyptiens)129. Difficile de dire s’il s’agit d’ignorance ou d’un effort de simplification
catégorielle. En Février 2006, la Fondation Soros à Tirana présente un rapport préparé par des
organisations non gouvernementales albanaises sur l’état d’implémentation de cette
stratégie130. Souvent, ces organisations de la société civile jouent un rôle plus important que le
gouvernement dans la promotion des droits de l’homme. Pourtant une analyse détaillée du
rapport en question témoigne de problèmes étonnants dans la conceptualisation des problèmes
des Roms.
J’ai choisi de faire une brève analyse de ce texte non par sa valeur, mais par le degré de
reproduction automatique des discours discriminatoires généraux. En premier lieu, il suffit de

élections parlementaires de 2005, donc aucun député. Komisioni Qendror i Zgjedhjeve (2005). Rezultatet e
zgjedhjeve për partitë politike dhe koalicionet në rang vendi. Tiranë.
127
Vendim i Këshillit të Ministrave nr. 633, datë 18.09.2003 për Strategjinë Kombëtare “Për përmirësimin e
kushteve të jetesës së minoritetit rom”.

129
Il n’y a pas de conclusions définitives historiques sur les origines des deux groupes. Pour une partie des
auteurs, il est accepté que les Roms sont venus dans les Balkans de l’Inde un peu plus tard que les slaves, c’est-à-
dire après le VIII-X siècle, tandis que les Balkano-Egyptiens peuvent être arrivés de l’Egypte beaucoup plus
avant. Or, les points de vue sont tellement différents que toute conclusion, même approximative, est
sérieusement contestable.
130
Open Society Foundation in Albania (2006). Raporti mbi monitorimin e strategjise kombetare “per
permiresimin e kushteve te jeteses se minoritetit rrom”. Tiranë.

116
mentionner que le terme Rom au pluriel peut se trouver dans trois versions différentes: romë,
rromë et rom. Cette simple profusion orthographique131 trahit deux problèmes principaux.
Dans les deux premières versions, il montre le malaise d’incorporation du terme Rom dans le
vocabulaire albanais. Dans le troisième, simplement un reflet cru du vocabulaire
bureaucratique de Bruxelles.
En fait, le terme Rom a été introduit très tardivement. Dans le passé, plusieurs termes ont été
employés, souvent sans faire de distinction entre Roms et Egyptiens: jevg, evgjit, gabel,
magjup, etc. Dans le cas des Egyptiens, les termes jevg et evgjit s’attachent à l’origine
manifestée par eux-mêmes, comme dans le cas de l’étymologie anglaise: Egyptians ---
Gypsies. Les termes n’étaient pas péjoratifs en eux-mêmes (et ils viennent presque tous de
langues étrangères), puisqu’ils ne représentaient pas des caractéristiques perçues, mais ils le
sont devenus par une perception proto-raciste de leurs tenants. Un terme péjoratif direct serait
celui qui attacherait des caractéristiques perçues de manière racistes ou méprisables telles que
“çeçen” (tchétchène), “shpellor” (venant des cavernes) ou “malok” (péjoratifs de montagnard)
pour les immigrants venus à Tirana des zones montagneuses.
La troisième version du terme Rom (que l’on trouve en deux sub-versions dans le rapport:
Rom et rom, avec un “r” minuscule et majuscule !) reflète la difficulté d’absorption d’un
langage nouveau venant majoritairement des institutions européennes. Leur rôle est
fondamental dans la promotion des droits et intérêts des Roms en Albanie et ailleurs en
Europe de l’Est132. L’utilisation de manière incorrecte en albanais, donc sans le “ë” à la fin
est la conséquence d’une traduction mal faite de l’anglais “Roma”. Ce nouvel “esperanto”
non-gouvernemental exerce une influence importante dans les discours politiques comme on
le verra lors de l’analyse de l’activité de ces organisations. Les problèmes de définition des
difficultés de conceptualisation auxquelles font face les Roms et les Egyptiens ne s’arrêtent
pas ici. Dans son effort de surveiller et de corriger la négligence gouvernementale, ce rapport
de la société civile s’inscrit de fait dans un discours discriminatoire ouvert, sans même s’en
rendre compte et en prétendant de manière génuine d’entreprendre le contraire. J’ai choisi
quelques phrases qui témoignent de ces problèmes:

Après une analyse de la perception des différences entre albanais et Roms, le rapport
remarque:

131
Il est intéressant de voir que le rapport de 41 pages comporte très peu de fautes orthographiques générales.
132
Vermeersch, Peter (2001). Advocacy Networks and Romani Politics in Central and Eastern Europe. Dans
Journal on Ethnopolitics and Minority Issues in Europe. Flensburg.

117
“...pendant cette période, la communauté Rom et ses associations représentatives ont réalisé
plusieurs activités concentrées surtout dans le changement des mentalités en ce qui concerne
leur mode de vie et leur habillement.”133

Un constat étrange en suit:

“...la minorité Rom établie dans le centre d’Albanie a une mentalité très fanatique et
conservatrice sur des différentes questions sociales.”134

Des remarques similaires sont visibles dans la plupart des discours médiatiques sur les Roms
et les Egyptiens, mais elles manquent pour des minorités ethniques comme les Grecs ou les
Macédoniens. Pourtant les Roms et les Egyptiens sont les plus méconnus de ces minorités. De
tels discours sont empreints d’ethnocentrisme et dans plusieurs cas de racisme. Il est parfois
difficile de dire s’il s’agit d’un « racisme philanthropique » ou d’un « racisme
d’ignorance135 ». Le fait est que cette logique s’est bien installée dans l’espace public et qu’il
est tenu pour évident que la seule manière de transformer les conditions de vie des Roms et
des Egyptiens est de les transformer en de vrais albanais.
Personne ne se questionne sur la signification de l’intégration offerte au Roms ; elle va de soi.
Lors d’une émission de télévision, un employé civil, chargé des affaires des minorités
explique qu’il faut donner au plus vite aux Roms des appartements dans des quartiers
“normaux”136. Vivant au milieu des “autres”, ils s’adapteraient à la vie “normale”. Ce
discours suppose qu’il existe une manière bien définie de vivre la vie et que tous sont censés
l’adopter pour entrer dans la « normalité ». Ce discours présuppose aussi que ce mode de vie
est celui des albanais et qu’il y a un vecteur de civilisation qui part des Roms ou des
Egyptiens et qui arrive dans sa destination « normale », les albanais. Le sens de cette
perception du progrès est présent dans cette phrase extraite encore une fois de ce rapport sur
la société civile concernant la situation des Roms:

133
Open Society Foundation in Albania (2006). Op.cit. page 15.
134
Open Society Foundation in Albania (2006). Op.cit. page 16.
135
Hasimja Ermal (2006, 3 mai) Kundër integrimit të romëve. Dans Standard, Tiranë.
136
Le stéréotype des albanais pour les Roms veut que ces derniers sont souvent des nomades qui vivent dans des
tentes.

118
“...les Roms continuent à vivre dans des grandes familles...”137

Ce qui est curieux est qu’une bonne partie des réclamations des Roms (et surtout des
Egyptiens) concerne précisément le fait que ces stratégies “d’intégration” ne sont pas
appliquées. Une des associations Rom de Tirana, Amaro Drom, a ouvert une école pour les
enfants Roms entre 6-14 ans. Contrairement à ce qu’on peut s’attendre, cette école ne sert pas
à cultiver la langue ou la culture Romani, mais simplement d’aider les enfants Roms à
rattraper les difficultés qu’ils rencontrent dans les cours des écoles publiques albanaises.
Quand on demande dans quelle langue sont fait les cours, la réponse est: “En albanais... Si on
leur apprend le Romani, ils ne pourront pas s’intégrer”138. Tous les rapports socio-
économiques de la société civile albanaise ou des institutions internationales remarquent la
discrimination envers les Roms et les Egyptiens. Cette discrimination est silencieuse et jamais
publique, contrairement à celle dont les Roms sont souvent victimes dans plusieurs autres
pays d’Europe Centrale ou de l’Est. C’est le cas classique de l’association paralysante entre le
statut social du groupe et les conditions de vie. Les Roms et les Egyptiens font partie des
catégories les plus pauvres en Albanie (voir Tableau 21).
Tableau 21: Distribution des catégories identifiées de pauvreté parmi les Roms,
Egyptiens et albanais.

Source: World Bank (2005). Roma and Egyptians in Albania. From social exclusion to social inclusion. Tirana.

137
Open Society Foundation in Albania (2006). Op.cit. page 18.
138
Entretien personnel avec Pëllumb Furtuna, président de l’Association Amaro Drom. Tirana, 2005.

119
Les effets sont cumulés et bien évidemment le niveau de pauvreté correspond à un taux de
chômage très élevé, qui en est la cause principale (voir Tableau 22). Les mêmes différences
de conditions de vie sont caractéristiques avec les autres critères d’évaluation.
L’aspect le plus grave est que toutes les conditions sont réunies pour que leur situation ne
s’améliore pas à court ou moyen terme, puisque la condition sine qua non du changement n’a
aucune tendance à se modérer en leur faveur. Il s’agit de l’éducation en tant que facteur
principal de réussite sur le marché du travail et de mobilité sociale (voir Tableau 8). Pour en
donner qu’un exemple, les taux d’analphabétisme à Shkodra, une des grandes villes
albanaises, est de 100% pour les Roms et de 67.5% pour les Egyptiens. La discrimination sur
le marché du travail joue également un rôle important puisque le taux d’analphabétisme ne
correspond pas exactement avec le taux de chômage. Il faut ajouter que la différence entre
aucune et deux ou trois années de scolarisation est pratiquement nulle. D’où une tendance à
considérer l’emploi des enfants ou des jeunes dans des petits boulots occasionnels plus
rentable que la poursuite des études139. Aujourd’hui les possibilités d’éducation pour les
Roms et les Egyptiens sont freinées dès l’origine par le simple fait qu’une partie des enfants
ne sont même pas inscrits dans les registres civils. Ce qui les rend pratiquement inexistants
par rapport au vote et aux services publics.
Tableau 22: Taux de chômage parmi les Roms, Egyptiens et population totale en
Albanie selon les régions.

Source: Instat (2002). Popullsia e Shqipërisë 2001. Tiranë.

139
World Bank (2005). Roma and Egyptians in Albania. From social exclusion to social inclusion. Tirana. Page
61.

120
La situation est beaucoup plus grave pour les Roms que pour les Egyptiens, même si par
rapport au reste de la population albanaise les différences perdent de leur sens. Les Roms ont
pu garder intacts plusieurs traits de leur culture, y compris et surtout leur langue, tandis que
les Egyptiens ont perdu leur langue et se sont retrouvés dans un no man’s land entre identité
minoritaire discriminatoire et assimilation complète, sans pouvoir stationner ni dans l’un ni
dans l’autre. L’argumentaire mis en avant par les Roms et les Egyptiens met en évidence le
lien très fort entre situation socio-économique et degré de scolarisation. Les enfants ne font
pas d’études parce que les familles ne peuvent pas se permettre d’acheter des ouvrages
scolaires ou par le simple fait qu’il est plus urgent de faire face aux besoins de la famille (voir
Tableau 23)
Les discours mentionnés plus haut semblent avoir produit le contraire de “l’intégration” au
niveau identitaire. Les Roms et les Egyptiens se reconnaissent immédiatement entre eux,
contrairement aux albanais qui n’arrivent souvent pas à faire la différence. Ils se différencient
sans équivoque des albanais en même temps. La prise de distance est reflétée par les
expressions “main blanche” (les albanais non Roms) et “main noire” (les Roms et les
Egyptiens). Leur situation est très difficile au niveau de la représentation. Il y a actuellement
environ quinze associations de Roms et plusieurs autres d’Egyptiens. Celles des Roms ont des
contacts avec des associations régionales de Roms. Cependant, il n’y a aucune organisation
politique comme en Slovaquie, Bulgarie ou Hongrie. Dans ces pays, le comportement
politique des Roms est caractérisé par une tendance à voter pour les anciens communistes du
fait d’une meilleure situation socio-économique de leur temps, une très forte segmentation de
la représentation entre plusieurs partis politiques, un haut degré d’abstentionnisme et une
méfiance par rapport aux représentants Roms140.
En Albanie, les données manquent (peu de recherche sur le sujet), cependant le peu de
représentant Roms ou Egyptiens présents dans les conseils municipaux sont partagés entre les
deux partis principaux. Le seul parti qui a “assumé” la représentation des Roms et Egyptiens,
le Parti de l’Union des Droits de l’Homme, représente surtout les intérêts de la minorité
grecque et aucun de ses députés au parlement ou de ses représentants dans les hautes
structures gouvernementales n’est Rom ou Egyptien. On remarque en Albanie aussi le
manque de confiance des Roms et des Egyptiens dans leurs représentants potentiels. Ainsi,
64% des Egyptiens et 51% des Roms ne font pas confiance à leurs associations141. Le

140
Barany Zoltan (2001). Romani Electoral Politics and Behaviour. Dans Journal on Ethnopolitics and Minority
Issues in Europe. Flensburg.
141
World Bank (2005). op. cit. Page 32.

121
problème semble être général en Europe de l’Est142. La situation est à peine meilleure au
niveau de la délibération, mais là le problème principal est la reproduction des discours de
“l’intégration”.

Tableau 23: Taux d’analphabétisme et années de scolarisation accomplies par les Roms
et les Egyptiens.

Source: Source: World Bank (2005). Roma and Egyptians in Albania. From social exclusion
to social inclusion. Tirana.

A un autre niveau, au lieu d’être un enjeu fondamental des Roms et des Egyptiens eux-
mêmes, la représentation au niveau de la délibération dans l’espace public est constituée pour
la plupart de l’activité professionnelle des organisations non-gouvernementales, locales ou
internationales. Or, si pour les Roms et les Egyptiens, la représentations à ces deux niveaux,
celui de la représentation dans la prise des décisions législatives et dans l’espace public
délibératif, est une question d’existence politique, pour ces organisations de la société civile
elle est simplement une question de financements ou dans le meilleur des cas une question de
réputation professionnelle. La question de la représentation est considérée comme très
importante par le fait qu’elle est supposée changer la situation en permettant aux Roms et aux
Egyptiens d’avoir accès aux services publics. Le fait d’être Rom ou Egyptien rend solides et
immuables toutes les perspectives de changement, ce qui fait que ces deux catégories soient

142
Vermeersch, Peter (2001). Ibid. Page 15.

122
fortement définies par leur position structurelle et non pas par leur position relationnelle avec
des autres groupes ou les structures de pouvoir.
Et la rigidité se reproduit par le manque d’éducation et la marginalisation sociale. L’espace du
possible social ouvert aux Roms et Egyptiens est très limité et ne dépasse que très rarement
les limites définies par les impératifs de survie économique et les préjugés du reste de la
population. Voilà pourquoi on ne peut considérer le positionnement structurel des Roms et
des Egyptiens dans la superstructure sociale au même titre que celui des autres groupes qui
possèdent des chances substantiellement plus importantes de profiter au niveau horizontal (du
développement national) et au niveau vertical (de la mobilité sociale). Un phénomène
spécifique de l’organisation communautaire est probablement le plus fort symbole et
métaphore de la reproduction de la rigidité structurelle socio-économique et politique des
Roms et des Egyptiens. Ce sont les listes de crédit. Ce phénomène basique communautaire
nécessite l’existence d’un certain niveau de “social capital” et plus concrètement de la
confiance interpersonnelle comme son atout principal. Une partie considérable des Roms et
des Egyptiens (comme des autres albanais aussi) se fournissent de denrées alimentaires dans
les petits magasins de quartier ou du village sans payer immédiatement, le propriétaire notant
les crédits sur une liste (ou plusieurs d’habitude), sans intérêts, sans contrat143. Evidemment
aucune banque n’aurait donné un crédit pour acheter de quoi manger, surtout sans contrat,
sans sanctions prévues, sans collatéral et sans intérêts rentables.
Ces débits sont payés avec des délais pouvant aller jusqu’à un mois, en fonction des entrées
d’argent. Argent qui vient souvent de l’immigration (donc de l’étranger) ou pour certaines
familles de musiciens (un métier traditionnel des Roms et des Egyptiens) chaque fois qu’il y a
des mariages dans lequels ils se produisent. Ce mode de fonctionnement pousse parfois les
petits commerces à la faillite, mais il est néanmoins typique des quartiers populaires ou des
villages. Il permet de survivre, tout en reproduisant les mêmes conditions de vie. Je reviendrai
dans le prochain chapitre à la question des rapports de représentation de ces deux groupes
structurels. Pour l’instant il suffit de souligner les limites très étroites de mobilité sociale et
une marginalisation socio-économique et politique qui vont de pair.

2.6 Onomastique et politique - pourquoi je ne m'appelle pas Besim

Peut-on reconstituer l’histoire identitaire et idéologique de l’Albanie à partir des pratiques de


choix des prénoms individuels? Pendant le dernier siècle le pays a été le lieu
143
Voir en Annexe: Une liste de debits alimentaires d’un petit magasin d’un quartier populaire a Tirana. 2004.

123
d’expérimentation de huit différents régimes, locaux ou internationaux. On peut donc
supposer que les différentes idéologies y ont laissé leurs empreintes ne serait-ce que sous une
forme de résistance onomastique identitaire comme au Kosovo. Cependant je me limiterai
dans la période qui va de l’après-guerre à nos jours.J’ai tenté d’analyser en gros les pratiques
du choix de prénoms des enfants au cours de la période 1948-1999 en recueillant les données
des années 1948-49, 1958-59, 1968-69, 1978-79, 1988-89 et 1998-99. J’ai choisi de le faire
sur la base du registre d’une école élémentaire de Tirana en supposant que les habitants de la
capitale sont plus exposés et sensibles aux changements idéologiques et politiques144. Pour
faciliter la tâche j’ai séparé les prénoms en trois catégories principales: prénoms albanais,
contextuels et étrangers+religieux.

Tableau 24 : Pratiques onomastiques selon les années (1948-1998)

Distribution des prenoms selon les annees

300

250

200
Prenoms

150

100

50

0
1948-49 1958-59 1968-69 1978-79 1988-89 1998-99
Annees

Albanais Contextuels Etrangers+religieux

Les problèmes d’analyse sont considérables car il est difficile de faire une différence nette
entre les catégories car elles s’entrecroisent. Cependant un découpage général en trois
catégories approximatives peut donner une idée des influences idéologiques sur les identités
collectives. J’ai classifié comme albanais les prénoms endémiques qui ont une signification
linguistique ou une forte connotation historique albanaise (Ermal, Fatmir, Besnik, Ilir, etc.).
J’ai classifié comme contextuels des prénoms constitués par les goûts individuels spécifiques
des parents (souvent le critère esthétique phonétique domine le critère de la signification, tel
que Aldi, Ergis, Igli, etc.qui ne veulent rien dire). Dans des cas plus rares ils sont même crées

144
Regjistri i veçantë. Shkolla “Sabaudin Gabrani”. Tiranë.

124
par un collage entre les premières syllabes des prénoms des parents. J’ai classifié comme
étrangers+religieux des prénoms de tradition étrangère ou religieuse. Ils peuvent être
d’origine musulmane, catholique, orthodoxe ou simplement refléter les horizons culturels et
l’attachement spirituel des parents à des pays occidentaux ou voisins (Persefoni, Ahmet,
Alfons, Flavio, etc.)145.

Plusieurs constats sont possibles:


ƒ Le communisme a trouvé les albanais avec une forte identification communautaire dont
l’élément endémique et religieux tient une place prépondérante. La fréquence des
prénoms de la catégorie étrangers+religieux a diminué avec les années pour arriver à
son minimum vers 1978 ce qui correspond avec la maturation du régime communiste,
la destruction méthodique de tous les symboles religieux et le repli sur soi de
l’Albanie consécutive à la rupture avec la Yougoslavie, l’URSS et la Chine.
ƒ La catégorie étrangers+religieux deviendra dominante à la fin du siècle, mais avec une
grande différence de contenu. En 1998, environ 32% des prénoms de cette catégorie
sont des prénoms italiens dans leur forme phonétique originelle, Flavio, Klaudio,
Paola, ou Anxhela, contrairement aux prénoms d’origine latine des années ’50-’60 qui
sont plutôt des formes « albanisées » depuis des siècles et jamais originelles.
Cette dimension reflète très clairement le rôle de l’immigration massive albanaise en
Italie dans les années ’90. Il est curieux de noter qu’on ne trouve pas du tout le même
phénomène en ce qui concerne l’influence de l’immigration des albanais en Grèce qui
est aussi importante quantitativement. Cela confirme une tendance nette
d’identification avec la partie continentale européenne et non pas avec les voisins
Grecs, dont l’idéologie nationaliste albanaise a donné une image négative.
ƒ La nouveauté de la catégorie étrangers+religieux est l’entrée en usage de prénoms
d’origine anglo-saxonne et même de quelques prénoms d’origine germanique.
ƒ Une transformation intéressante a lieu dans la même catégorie. Dans les listes de 1948
presque la moitié des prénoms étrangers+religieux sont d’origine musulmane, ce qui
est compréhensible compte tenant des dimensions de la communauté musulmane en
Albanie. Pourtant à la fin du communisme les prénoms musulmans ont disparu. En

145
A titre de comparaison avec les pratiques onomastiques des afro-américains voir Mphande, Lupenga (2006).
Naming and Linguistic Africanism in African American Culture. Selected Proceedings of the 35th Annual
Conference on African Linguistics, ed. John Mugane et al., 104-113. Somerville, MA: Cascadilla Proceedings
Project.

125
1988 il n’y a qu’un prénom d’origine musulmane, tandis qu’en 1998 on n’en trouve
aucun. Dans un moindre degré on retrouve le même phénomène parmi les prénoms
d’origine chrétienne, mais ici les résultats sont brouillés par le fait que ces prénoms
représentent simultanément des origines religieuses et culturelles. Ainsi il est
impossible de savoir si le prénom Maria a été choisi pour son origine religieuse ou
parce que c’est un prénom largement utilisé en Italie.
Ce problème de catégorisation n’existe pas dans le cas des prénoms musulmans. Il n’y
a pas d’immigration albanaise dans des pays musulmans, ni des échanges culturels
signifiants avec eux. En conclusion il y a des bonnes raisons de croire que
l’augmentation de l’usage des prénoms étrangers-religieux reflète surtout une tendance
d’identification à “l’occident” avec tous les malentendus possibles que cela peut
entraîner.
ƒ Une autre conclusion possible est avancée par les niveaux d’usage des prénoms albanais
et contextuels dans les années ’70 et ’80. Pendant cette période les prénoms
étrangers+religieux sont à leurs niveaux minimaux. La pression du régime
communiste pousse les individus à cacher leur identité derrière des prénoms albanais
(en baisse nette cependant) et surtout des prénoms contextuels. Cette période contient
aussi des prénoms comme Marenglen, un collage entre les premières syllabes des
noms de Marx, Engels et Lénine. Ce prénom est courant, mais ceux venant
directement d’origine idéologique communiste sont presque inexistants dans la
capitale146. Le choix de prénoms contextuels sans aucune signification culturelle
spécifique permet aux parents des années ’70-’80 de garder une autonomie minimale
identitaire, pas vraiment par un choix libre, mais simplement par l’éviction des
identités onomastiques idéologiques de l’époque.
ƒ Une caractéristique commune à toutes les catégories est que les prénoms des années ’60-
’70 ne constituent pas un héritage valable pour le choix des années suivantes. Si des
prénoms comme Arben, Altin, ou Ermal représentent chacun environ 1-3% des choix
des années ’60-’70, en 1998 on ne les trouve plus dans les registres.
ƒ Il est intéressant de noter l’apparition de prénoms contextuels spécifiques dans les
dernières années, ce qui fait apparaître des signes de malaise social ou économique.
C’est le cas d’une liste de prénoms “bizarres” que le Ministère des Affaires Intérieures
a bien pris soin d’interdire (en juillet 2006) parce qu’ils « portent atteinte à la dignité

146
Il est possible de trouver en Albanie (bien que cela soit très rare) des prénoms comme Proletar, Stalin,
Timoshenko, Zhinoviev, etc.

126
des enfants 147». Il s’agit de prénoms comme “Psevjen” (Pourquoi viens-tu?),
“Dëshpërim” (désespoir), etc.

Sans trop s’élargir dans un tel sujet, on peut ouvrir une parenthèse similaire sur l’onomastique
kosovare. La caractéristique principale des pratiques de choix des prénoms au Kosovo est
essentiellement le contraire (au moins pendant 1981-1997), c’est à dire l’usage des prénoms
dans un cadre idéologique bien précis qui est celui de l’identité albanaise. Chose introuvable
en Albanie, au Kosovo (et même parmi les albanais de Macédoine ou du Monténégro) les
individus ayant comme prénom le nom d’une ville, d’une localité ou d’une rivière d’Albanie
sont nombreux (Vlora, Saranda, Berat, Labinot, Milot, Shkumbin, Vjosa, Erzen, etc).
La référence directe au noyau national (perçu comme tel) est d’autant soulignée que les
toponymes géographiques ou urbains kosovars ne sont pas utilisés comme ceux d’Albanie
pour en faire des prénoms. D’ailleurs, le manque de besoin d’une telle identification
nationaliste a fait qu’en Albanie il n’y ait pas d’individus qui ont comme prénoms des
toponymes kosovars ou albanais en général148. Le choix des prénoms pendant le
communisme, comme tout autre détail identitaire (comportement, habillement, langage,
musique, etc.) n’était pas dû aux seuls goûts hasardeux individuels. Ces goûts étaient
tempérés par un espace limité du permissible. Pour comprendre le fossé culturel entre
tradition et conjonctures politiques il suffit de faire une simple comparaison avec les noms de
famille qui ne changent pas et reflètent la tradition. Le dictateur lui-même, Enver Hoxha, celui
qui a détruit les cultes religieux avait un prénom et un nom de famille musulmans. Ses
propres enfants ont eu certainement des prénoms albanais, mais ils gardent leur nom de
famille « Hoxha » qui était l’autorité religieuse musulmane locale.
L’ouverture de l’Albanie en 1990 a libéralisé les choix de prénoms. On aurait pu s’attendre à
un abandon simple des anciens espaces de choix onomastiques et le retour à la tradition ou
des choix majoritairement contextuels. Cela n’est pas produit. En hausse constante depuis le
début du régime communiste et au sommet des choix à sa fin en 1989, les prénoms
contextuels sont moins utilisés dans les années ’90. Le pôle d’attraction est désormais une
identification avec le rêve européen. Ce dernier a deux dimensions : une immigration directe
147
Communique de presse du Ministère de l’Intérieur sur l’usage des prénoms individuels, Tirana, Juin 2006.
148
Le phénomène est déjà connu par les albanais des deux cotés dans le passé, même s’il prend cette tournure
spécifique au Kosovo de l’époque yougoslave. Jadis nombre de familles utilisaient comme nom de famille le
toponyme du village qu’ils avaient du quitter lors des guerres d’indépendance des nations balkaniques,
accompagnées de nettoyages ethniques systématiques. Cette pratique est connue par des autres ethnies: en
Norvège, par exemple, le nom d’un individu pourrait être formé par le patronyme (prénom du père+son=fils, par
exemple Anders+son) plus quelquefois un deuxième prénom qui pourrait être celui de la ferme familiale.

127
(souvent pour toujours) et un effort collectif d’intégration. La tradition d’expression des
identités ou de projeter les souhaits par le choix des prénoms a fait un certain parcours parmi
les albanais, surtout après la Deuxième Guerre Mondiale.
Voici quelques exemples de prénoms albanais. Dans la première catégorie on trouve des
prénoms comme Bujar (généreux), Fisnik (noble), Besnik (fidèle) ou Luftëtar (guerrier). Ils
expriment des valeurs communautaires importantes atemporelles. Dans le deuxième cas on
trouve des prénoms qui expriment plutôt de croyances conjoncturelles plus récentes :
Përparim (progrès), Arsim (éducation), Liri (liberté), Dije (savoir). La deuxième catégorie est
présente surtout au Kosovo et surtout pour les générations nées après 1981, la mort de Tito et
le début des revendications des albanais du Kosovo pour le statut de république et ensuite
d’indépendance.
Un changement intéressant a été effectué parallèlement à la transformation du régime : la
disparition complète de prénoms de référence axiologique communautaire comme ceux de la
première catégorie mentionnée plus haut. Le changement de régime emmène des
changements de valeurs. Mais apparemment ces valeurs ne jouent plus le même rôle
étymologique qu’avant. Mais, jouent-elles un rôle quelconque? En plein contraste, on
remarque une autre différence évidente entre les prénoms de l’époque communiste et celle
actuelle : le degré d’individualisme exprimé par ces pratiques. A l’époque communiste en
Albanie on constate l’usage fréquent de prénoms qui renvoient à des phénomènes collectifs
comme ceux de la deuxième catégorie mentionnés ci-dessus. Le même constat est valable
pour le Kosovo, mais les nuances patriotiques en sont la règle ici.
Au cours des années ’90, parallèlement à la baisse graduelle de l’usage de prénoms albanais,
on voit le choix des prénoms s’enfermer dans l’individu. C’est surtout le cas des prénoms
contextuels qui ne retiennent aucune signification au-dehors de l’identité de l’individu tel
qu’il est projeté par le contexte cloîtré des parents de l’enfant. Il y a beaucoup de prénoms qui
sont autant uniques que privé de signification extra individuelle. N’est-ce pas cela la
traduction onomastique du passage d’un régime collectiviste à un régime libéral individualiste
et atomisant ? L’analyse des choix onomastiques peut aider à comprendre les processus de la
création d’une identité et de la perception de soi-même. Les changements de choix reflètent
largement les changements politiques et idéologiques. Les individus se voient différemment et
veulent se voir différemment.
La lutte contre la religion durant l’époque communiste a rasé la base onomastique religieuse
et a donc obligé les individus à se repérer désormais autrement. L’identité individuelle n’est
plus située dans un système transcendant, mais dans un jeu constant entre l’idéologie
officielle et ce qui reste de la sphère privée. Après la chute du communisme, la religion ne

128
semble pas séduire massivement les individus. Les identités individuelles restent définies par
des rêves et des aspirations terrestres. Si un enfant albanais reçoit le prénom italien de Flavio
ou de Paola, c’est surtout parce que ses parents souhaitent qu’il ait la vie d’un Flavio ou d’une
Paola, donc d’enfants italiens (qu’ils ont probablement connus en tant qu’immigrants) derrière
lesquels ils aperçoivent la silhouette d’une maison, une voiture, une école et des parents (eux-
mêmes ?) qui gagnent leur vie normalement.
Au contraire, est-ce le rejet des prénoms traditionnels albanais, le symptôme d’un complexe
par rapport à son propre passé? Le rapport que les parents tiennent avec les prénoms
musulmans semble le confirmer. La pression exercée par le communisme contre la sémiotique
religieuse ne l’explique pas, car contrairement aux prénoms d’origine chrétienne qu’on
retrouve abondamment par l’adoption de prénoms latins ou anglo-saxons, les prénoms
d’origine musulmane ont complètement disparu.
Est cela à cause de la chrétienté perçue ou réelle de l’identité européenne ? Est-ce
l’assimilation à cette identité un but en soi ? Non. Il est nécessaire de chercher une autre
intentionnalité dans l’adoption de cette nouvelle identité individuelle compatible avec
l’identité européenne (telle qu’elle est perçue). L’identité européenne a beaucoup moins
d’importance par rapport aux bénéfices d’être un européen : libre circulation, meilleures
possibilités d’emploi et de rémunération, sécurité, opportunités d’études, bref, une meilleure
vie économique. La croyance que l’intégration du pays en Europe (ou l’immigration d’un
individu en Europe) va résoudre les problèmes y est pour beaucoup. Dans ce contexte, on
retrouve la tendance instinctive d’éviter des éléments d’identité musulmane et d’accentuer les
éléments identitaires assimilables par l’Europe. Un parent de Tirana n’a pas besoin de lire
Huntington et ses traductions journalistiques pour arriver à la conclusion qu’il est sera plus
facile pour son fils de trouver un travail à Rome comme Flavio, plutôt que comme Ahmet.
Son choix est absolument rationnel.
Contrairement aux résultats des sondages électoraux ou le vote, les prénoms expriment des
influences identitaires bien plus profondes et accumulatives qui sont le résultat complexe de
croyances, de valeurs, d’idéologies courantes et de projections sur le futur. Par leur
détachement de la tradition, les prénoms albanais reflètent d’une manière assez directe la
perception que les individus ont d’eux-mêmes et ce qu’ils rêvent d’être. De nos jours,
l’individualisation des identités, la disparition des références aux valeurs et les nouvelles
références aux intérêts concrets (symbolisées par des prénoms réels d’occidentaux) peuvent
donc représenter les traits actuels de la création des identités individuelles et collectives. Cette
hypothèse, argumentée et soutenue par d’autres éléments d’analyse politique, peut aider à
constituer un modèle des relations de représentation en Albanie.

129
Ses implications sont très importantes. Elles rendent obsolètes et inutiles des débats
passionnés comme ceux entre Ismail Kadare et Rexhep Qosja sur l’identité albanaise149, car
elle libère cette identité des chaînes historiciennes et idéologiques. L’histoire et la culture ne
sont que des éléments créateurs parmi d’autres de cette identité et apparemment dans le cas
albanais, des éléments bien relatifs. Je n’ai pas les mêmes valeurs fondatrices de l’identité de
mon père et encore moins de mes ancêtres historiques ou mythologiques. En 2006 je ne vis
pas la même conjoncture sociale, économique et politique. J’ai d’autres relations avec mon
identité : je suis relativement plus libre de l’interpréter ou de me convaincre que je suis un
autre. Je n’ai pas besoin de faire de test ADN, ni de chercher des ressemblances
physionomiques avec l’homme du Neandertal pour me considérer un Européen, un albanais
ou un cousin lointain de l’australopithèque Lucy. Les implications sont importantes aussi pour
rendre compte des malentendus politiques de la représentation. Elles relativisent les
interprétations politiciennes du vote des albanais comme un vote motivé par des valeurs
communautaires. L’onomastique en Albanie, par sa couleur spécifique sociale, montre une
certaine transformation des valeurs communautaires (ou collectives) en valeurs
individualistes. C’est probablement la raison pour laquelle, sans même le formuler d’une
manière savante, mes parents ont écarté le prénom « Besim150 » quand ils ont choisi mon
prénom.

2.7 Culture, économie et représentation

Une grande controverse existe dans les recherches contemporaines sur le rôle des valeurs dans
la formation des attitudes politiques. Dans cette section, j’analyserai, dans le contexte

149
Ce fameux débat entre deux écrivains et publicistes albanais est constitué par deux thèses en apparence
contradictoires. La première, celle de Kadare, considère l’identité Albanaise comme fondamentalement
européenne, tandis que la deuxième, celle de Qosja, considère l’identité Albanaise comme résultat d’influences
multiples. Les deux thèses procèdent de la même logique rigide identitaire. Leur analyse identitaire se fonde sur
un constructivisme historique et axiologique.
De ce point de vue, pour comprendre l’identité albanaise ou plutôt les identités albanaises il vaut mieux lire un
sondage à des questions ouvertes sur ces identités.
150
Besim est un prénom assez courant pour les générations du période 1945-1960. Besim vient de la famille
étymologique de “besa” qu’on a traité au premier chapitre, et signifie “confiance”. On peut le considérer, par ces
racines, comme un prénom typique d’origine axiologique communautaire. « Besa » est probablement le terme
qui a le plus servi de base a des prénoms albanais : Besnik (fidèle, a qui on peut faire confiance), Besa (prénom
féminin), Besart (qui a un « besa » d’or), etc. L’usage onomastique du terme « besa », (voir sa signification et
son importance au premier chapitre), peut représenter le reflet de la valeur principale constitutive de la
communauté extra-étatique albanaise.

130
albanais, les deux grandes orientations contradictoires sur le rôle des valeurs. Une partie des
auteurs voient les valeurs en elles-mêmes ou la culture comme l’indicateurs prédictifs
fondamentaux des attitudes politiques, soit dans le niveau du groupe restreint (Schwartz,
Rokeach), soit au niveau international (Huntington, Lawrence, Inglehart, Fukuyama). Un
autre groupe d’auteurs donne la priorité explicative absolue aux aspects motivationnels socio-
économiques (notamment Przeworski). Au niveau de l’analyse de la formation des identités
de groupe, comme on l’a déjà vu, cela se traduit par la concurrence entre les thèses
symboliques (surtout les deux versions du « social identity theory ») et celles des intérêts
réels.
Avant d’aborder le rôle concret des valeurs, je reprendrai une métaphore déjà utilisée en
Albanie, mais dans la mythologie et la littérature. Le mythe de Konstandin et Doruntina (les
noms varient selon les versions régionales) a des racines très anciennes et probablement
interbalkaniques. Il raconte l’histoire d’une famille de plusieurs frères, une mère et une seule
soeur. Cette famille décide de donner en mariage Doruntina, (la soeur unique) à un noble
étranger qui l’emmène chez lui dans son royaume lointain. Toutefois, avant de partir,
Konstandin, le plus petit des frères convainc la famille de l’utilité du mariage, promet à la
mère (il lui donne son “besa”) qu’il lui raménera sa fille quand elle voudra la voir, même s’il
est mort. Le mariage a lieu et le jeune couple s’en va. Plusieurs mois plus tard, Doruntina,
désormais dans sa nouvelle demeure, est rejointe par son frère Konstandin qui très
bizarrement lui demande de venir avec lui pour aller rencontrer leur mère qui a demandé à la
voir. Ils partent. Après plusieurs jours de voyage, quand ils sont proches de l’arrivée,
Konstandin dit à sa soeur de le précéder chez eux, et qu’il arrivera un peu plus tard. Doruntina
va chez eux, rencontre sa mère habillée en noir, en signe de deuil, qui lui demande qui l’a
emmenée. A la réponse de Doruntina sur le voyage avec Konstandin, sa mère, choquée, lui
explique que cela était impossible: tous ses frères, y compris Konstandin sont morts depuis
longtemps lors d’une guerre. Elles comprennent que Konstandin a respecté sa “besa” même
mort151.

151
Le cadre du mythe dépasse la famille. Konstandin entreprend son voyage de mort, après que sa mère visite sa
tombe au cimetière et lui rappelle qu’il a manqué de respecter sa « besa ». Cependant toute la communauté
participe au drame activement. La « besa » n’est jamais considérée comme une valeur individuelle, mais
collective, d’où le sens énorme d’honneur (ou déshonneur) qui lui est attaché. Cela rappelle le rôle important de
la famille dans la transmission des valeurs socio-politiques. (Certaines recherches témoignent de ce rôle en
soulignant par exemple que dans les groupes ethniques l’ethnicité est plus prédictive des valeurs de l’adolescent
que l’éducation parentale : Greeley, Andrew L. (1975). A Model for Ethnic Political Socialization. Dans The
American Journal of Political Science. Vol. 19, Nr.2.

131
Ismail Kadare a transmis la légende en version littéraire dans un contexte semi historique en
gardant et en accentuant ce qui constitue l’essentiel du mythe, l’inquiétude152. Après une
enquête policière qui présuppose évidemment l’impossibilité de la résurrection du mort pour
respecter sa “besa”, Stres, le chef local de la police, conclut, contre la pression des autorités
temporelles et religieuses, que le récit de Doruntina est vrai et que le frère mort est ressuscité
pour respecter sa “besa”.
Plusieurs approches esthétiques ont tenté d’expliquer l’intensité de l’inquiétude et la force du
drame, y compris le rapport psychanalytique avec la mort, une hypothèse d’inceste, etc. Ces
interprétations classiques partent souvent d’un point de vue semblable à ce que Lacan met en
évidence dans son analyse de l’Antigone de Sophocle153. Une loi primordiale “humaine” (celle
qui motive Antigone ou Konstandin) pousse les protagonistes à dépasser les préceptes de la
loi positive et même celle physique (lois de Thèbes représentées par l’application par Créon,
de la physique représentées par l’insurmontabilité de la situation du mort, ou de l’Eglise
représentées par l’exclusivité de la résurrection de Jésus). Cependant, dans notre contexte
spécifique, ou même dans celui du littéraire, l’élément essentiel créateur d’inquiétude est celui
du politique.
D’ailleurs Kadare le met en avant lui-même154. L’inquiétude est produite par l’affrontement
direct et excluant de deux systèmes présentés comme hostiles. D’un côté il y a le système
officiel, représenté par le Prince et l’Eglise avec ses propres points de repère (hiérarchiques et
positifs). De l’autre coté, il y a un système plus ancien communautaire qui a comme points de
repères des valeurs qui transcendent les lois officielles. Un affrontement de valeurs et de lois.
J’utilise ici le terme “loi” dans ses deux sens : juridique et physique. La résurrection de Jésus
est confrontée à la résurrection de Konstandin, un mortel lié par sa “besa”. Cela dépasse les
lois physiques (comme établies par la science de la cour du prince) et les lois divines en
usurpant une exclusivité de Jésus. Dit autrement, cela défie les liens de légitimité du pouvoir,

152
Kadare, Ismail, (1986). Qui a ramené Doruntine? Fayard. Paris.
153
La différence est que l’action de Konstandin, contrairement à celle d’Antigone se réfère à des valeurs positives
communautaires. Le point commun est que dans les deux cas, les motivations de Konstandin et d’Antigone
défient les systèmes positifs en place. Voir Lacan Jacques (1986). Le séminaire. Livre VII. L’éthique de la
psychanalyse. Editions du Seuil, Paris. Chap. L’essence de la tragédie. Un commentaire de l’Antigone de
Sophocle.
154
On peut interpréter le monologue de Stres devant les autorités de manière contradictoire. Kadare, a-t il voulu
construire par des moyens littéraires une apologie de la construction du communisme, ou tout au contraire,
l’intention est de démonter le système idéologique communiste par la référence à des valeurs extra-officielles. Il
est évident que la censure communiste de l’époque n’a pas trouvé de bonnes raisons de l’interpréter selon cette
deuxième version, ce qui explique la publication de l’œuvre.

132
pour autant que quelque chose de plus puissant motive les individus à agir dans le monde
vécu ou même le monde des morts. Il s’agit la d’une vraie hérésie politique. Peut-on associer
le degré considérable d’inquiétude créé avec le fait que cette référence aux valeurs
communautaires provient d’un mort? Konstandin, est-il un simple zombie mythologique, ou
plutôt un souvenir troublant, puissant et résistant d’une histoire qui n’aurait pas existée ? D’un
point de vue du pouvoir temporel, la logique est claire: en niant le mort (qui nie la mort), ce
pouvoir nie les valeurs traditionnelles. Il détruit ainsi une modalité ancienne et extra-
institutionnelle de production de la légitimité.
Des autres mythes semblables mettent au centre la valeur de la “besa”. Par exemple, un
prisonnier de guerre albanais demande au roi ennemi de le laisser libre pour trois jours afin de
voir sa femme et ensuite rentrer à la prison, en lui donnant comme garantie la seule “besa”.
S’ils n’ont pas le même degré dramatique, ces autres mythes servent à rendre compte de la
scénographie de la confrontation. Elle est essentiellement la même. Dans les deux cas les
valeurs font surface dans l’atmosphère d’un pouvoir (ou externalisation du pouvoir) temporel
local ou extérieur (le choeur, le Prince, l’Eglise, le roi ennemi, etc.). Le texte de Kadare prend
sa dimension complète d’inquiétude précisément par la mise en scène de cette dualité entre
références axiologiques communautaires et pouvoir temporel établi.

***

L’implication politique de l’usage de valeurs traditionnelles dans la représentation


contemporaine concerne surtout la peur qu’une partie des électeurs puisse agir sur la base de
telles valeurs. Ce qui présuppose un électeur irrationnel, à l’inverse de l’image fétiche de
l’électeur rationnel155. Ironiquement ce sera encore Ismail Kadare lui-même qui formulera une
des plus fameuses dénonciations récentes de ces références extra-institutionnelles à des
valeurs communautaires, quand il accusera un des ministres actuels de “tribalisme”, un terme
qui dans le contexte de son interview peut signifier en même temps référence à des valeurs
communautaires “primitives” comme la solidarité du clan et népotisme de large envergure.
Son point de vue présuppose non seulement l’existence de valeurs traditionnelles “de clan” ou
le “tribalisme”, mais aussi la mise en œuvre de leur potentiel dangereux pour la démocratie:

155
Un autre “danger” présupposé par la critique des valeurs traditionnelles se présente au niveau de la prise des
décisions : notamment dans le cas du népotisme comme reflet des valeurs d’obligation inter-individuelles
communautaires. Ainsi, un ministre qui agirait sur de telles fondements axiologiques produirait des politiques
préférentielles pour les individus proches de lui, à sa famille ou à son clan et région. Cependant, ce deuxième
aspect est moins important pour ce travail.

133
La transformation des institutions, le changement de la vision sur l’Etat démocratique, une
rupture avec le tribalisme, une fuite de l’esprit de clan; ceux-ci sont les facteurs qui
emmèneront l’émancipation élargie des gens, leur transformation d’habitants des villages ou
des villes en citoyens dans le large sens du terme156.

Cette sorte d’inquiétude perçue de nos jours et la confrontation qui la génère sera aussi
réinterprétée et utilisée dans les attaques ad hominem que des représentants de la gauche et
surtout le chef du Parti Socialiste, Edi Rama, lanceront contre Sali Berisha, premier ministre
et chef du Parti Démocratique, originaire du nord d’Albanie ou les traditions communautaires
sont censées avoir survécu plus longtemps. Ce qui intéresse Rama évidemment c’est la
caricature d’un politicien anti-moderne, tribal, fanatique, non-civilisé. Ce qui ne se dit pas,
parce que politiquement incorrect, mais se laisse comprendre, est que ceux qui soutiennent
Berisha font partie de sa propre “race”. D’ou le stéréotype du “montagnard de Berisha” qui
envahit l’administration en chassant les employés civils professionnels et qui emmène avec
lui toute sa famille ou ses tribus de montagnards. Ce point de vue est argumenté par un
clivage frappant de vote entre nord (majoritairement pour le PD) et sud (majoritairement pour
le PS).
Au cours de cette section j’analyserai l’influence des valeurs dans ce contexte, en essayant de
vérifier la thèse (ou son contraire) d’une affinité axiologique de la majorité des électeurs du
nord d’Albanie pour Berisha et le Parti Démocratique. Mon hypothèse est que les valeurs des
électeurs ne peuvent pas expliquer le vote majoritaire du nord pour le Parti Démocratique,
contrairement aux perspectives socio-économiques qui arrivent à le faire plus ou moins
correctement. Le résultat de cette confirmation aidera à expliquer, dans le prochain chapitre,
les attitudes politiques individuelles par rapport aux positions idéologiques et politiques des
deux partis principaux. Cependant, il faudra définir préalablement un cadre général
compréhensif du fonctionnement des valeurs comme fondement motivationnel des attitudes
politiques et de la représentation.
Le rôle des valeurs dans la formation des attitudes politiques est souvent mis en contraste avec
d’autres explications de ces attitudes : intérêts concrets, rôle des institutions et de la loi
positive. Dans très peu de cas leur complémentarité est considérée comme possible et souvent
ce qui est permis aux thèses adverses n’est qu’un rôle explicatif mineur. Ainsi pour contrer les

156
Kadare Ismail (2002) (interview avec). Kadare : Fuite de l’esprit clanique. Réalisé par l’agence ALNA, Paris
2002. Dans Shekulli 12 Juin 2002.

134
« rationnal choice theories157 » les défenseurs du rôle des valeurs et de la culture, comme
Fukuyama dans ce cas précis, avancent l’argument de l’impossibilité d’une référence
constante aux choix rationnels, puisque chaque action insignifiante demanderait une
évaluation minutieuse ce qui compliquerait la vie énormément158. C’est dans cet horizon de
nécessité d’autopoïesis social qu’apparaissent les valeurs et les normes culturelles.
Il s’agit aussi pour Fukuyama de faire une critique du fonctionnalisme qui chercherait à
trouver à tout prix une rationalité cachée dans toute action humaine. Comment expliquer par
exemple, se demande Fukuyama, l’interdiction pour les Hindous de manger du bœuf ? Selon
les fonctionnalistes, il s’agirait d’une action préventive qui assurerait le transfert de l’utilité de
ses animaux pour les travaux d’agriculture. Mais, alors, pourquoi les Musulmans d’Inde ne
partagent pas la même norme culturelle, et pourquoi cette défense existe encore de nos jours
quand il est possible d’importer du bœuf australien et « sauver » le bœuf indien?
Est-il possible d’intégrer les valeurs culturelles dans un cadre rationnel ? Peut-on trouver une
source commune motivationnelle des valeurs et des calculs rationnels et les considérer comme
deux manières différentes de motiver ses propres choix dans l’espace public ? L’électeur est-il
irrationnel quand il utilise les valeurs pour s’orienter et élire son représentant ? Et finalement,
comment expliquer en Albanie, la force prédictive de l’appartenance régionale en ce qui
concerne le choix des représentants ? Avons-nous à faire à un électeur irrationnel ? Ce sont
toutes ces questions que j’essayerai d’aborder dans cette section.
Les valeurs sont d’habitude définies par rapport à ce qui les différencie des attitudes et des
croyances. Selon la formule de Rokeach:

« a value is a an enduring belief that a specific mode of conduct or end-state of existence is


personally os socially preferable to an opposite or converse mode of conduct or end-state of
existence”159. Schwartz voit les valeurs comme “1. concepts or beliefs 2. pertain to desirable
end-states or behaviors, 3. transcend specific situations, 4. guide selection or evaluation of
behavior and events and 5. are ordered by relative importance”160.

157
Pour un encadrement explicatif général voir Hardin, Russell. 1987. "Rational Choice Theories,” in Terence
Ball, editor, Idioms of Inquiry: Critique and Renewal in Political Science, Suny Press, New York.
158
Fukuyama, Francis (2000), Social Capital. Dans Culture Matters. How values shape human progress. Edite
par L.Harrison and S.Huntington, Basic Books, New York. Page 104.
159
Pour une comparaison compréhensive et détaillée de ces définitions voir Feldman, Stanley (2003). Values,
Ideology, and the Structure of Political Attitudes. Dans Oxford Handbook of Political Psychology. Oxford
University Press. New York. Page 480.
160
Ibid. page 480-481.

135
Les valeurs, différentes des attitudes parce qu’elle agissent comme principes ou standards
généraux qui ne se référent pas à une situation spécifique (comme dans le cas des attitudes),
mais à tout cas ou situation éventuelle. Les valeurs existent en relation avec l’une l’autre, soit
dans un certain cadre cohérent (dans la majorité des cas), soit en une situation de concurrence
avec l’une ou l’autre selon les situations. Cela rend possible une catégorisation des valeurs par
leur importance. La fonction principale des valeurs et de simplifier les jugements politiques et
de les rendre cohérents dans leur multitude, surtout par rapport à des situations concrètes.
Des recherches empiriques semblent valider la thèse d’une ambivalence des valeurs. Zaller et
Feldman concluent ainsi après avoir étudié les attitudes affichées (et les valeurs mentionnées
comme les motivant) des Américains sur les « welfare policies »161. L’affichage de valeurs
marquées d’idéologie du libéralisme classique (individualisme, aversion au « big
governement », etc.) est accompagné d’un soutien pour les politiques sociales du « welfare
state » avec des arguments du libéralisme politique (version américaine)162. D’où
l’importance d’une adaptation au cas par cas selon le contexte, dans le choix des valeurs et
des attitudes à afficher. Dans la même ligne, il semble que certaines questions se posent
différemment à l’usage politique. Les attitudes par rapport aux questions familiales sont plus
influencées par les idéologies partisanes, tandis que les attitudes sur les questions de
l’abortion ou des comportements sexuels sont plus fondés sur des prédispositions culturelles
que sur des affiliations idéologiques163. Une différence importante sépare les valeurs
terminales de celles instrumentales. Cependant toutes correspondent à des motivations
basiques individuelles : sauvegarde biologique, interaction sociale, bien-être de groupe, etc.
L’influence des valeurs sur les attitudes politiques est considérée presque comme allant de soi
et généralement les recherches se limitent à constater leur corrélation. D’ailleurs certaines
recherches avancent l’argument que le sens de causalité peut être reconsidéré selon les
contextes. McCann montre que pendant les élections présidentielles de 1992, le vote pour Bill
Clinton a causé une orientation des valeurs d’une partie de ses électeurs vers l’égalitarisme,

161
Zaller, John & Feldman, Stanley (1992). The Political Culture of Ambivalence: Ideological Responses to the
Welfare State. Dans American Journal of Political Science. Vol. 36. Nr.1.
162
On rencontre toujours le même problème de définition du libéralisme quand on change de continent. Ce qu’on
appelle en Europe souvent des libéraux, aux EUA sont appelles libertariens. Dans la littérature scientifique le
« libertarianism » est présent souvent sous les termes de « libéralisme classique », « libéralisme économique »,
ou encore « néolibéralisme ».
163
Weisberg, Herbert F (2005). The Structure and Effects of Moral Predispositions in Contemporary American
Politics. Dans Journal of Politics. Vol. 67. Nr.3.

136
vu comme opposé au traditionalisme moral, ce qui a causé à son tour un repositionnement des
attitudes par rapport à la question du « pro-choice » dans les débats sur l’abortion164.
Un facteur déjà documenté est l’influence du niveau de sophistication des questions
politiques. La corrélation entre valeurs et attitudes politiques serait forte dans les cas des
« soft issues », puisqu’il est plus facile pour les acteurs politiques d’utiliser directement des
valeurs facilement identifiables par les individus et d’agir en conséquence en les utilisant dans
leur langage politique. Dans le cas des « hard issues » le niveau de compréhension des
questions et des enjeux étant minimal, l’activation des valeurs comme génératrices d’attitudes
politiques reste minimale aussi. Cependant, les corrélations les plus fortes semblent être celles
des cas de traitement de « hard issues » par des individus qui arrivent à donner un sens à la
situation. Une autre manière d’encadrer la corrélation causale entre les valeurs et les attitudes
est de considérer les motivations de ces dernières. Elle peuvent être : utilitaires, ego-
protectrices, cognitives et expressives de valeurs. Les attitudes expressives de valeurs
présentent généralement des corrélations plus fortes à des valeurs précises165.
Généralement, on retrouve une dualité des motivations des valeurs qui sont présentent aussi
dans le niveau macro des motivations politiques. Ainsi, les valeurs utilitaires ou
instrumentales sont souvent associées aux intérêts personnels (self-interests), tandis que les
valeurs terminales sont associées aux positions symboliques. M.Rokeach a aussi tenté
d’expliquer les relations des valeurs avec les idéologies principales : communisme,
socialisme, fascisme et capitalisme. Il serait possible de positionner ces idéologies selon leurs
rapports avec le binôme des valeurs liberté et égalité. Dans ce cas le communisme correspond
à un haut niveau d’égalité et un très bas niveau de liberté, le socialisme à un haut niveau
d’égalité et de liberté, le fascisme à un bas niveau d’égalité et de liberté et le capitalisme à un
haut niveau de liberté, mais un bas niveau d’égalité.
Ce modèle bidimensionnel a été construit à travers l’analyse des discours des personnalités
politiques principales de l’époque. Cette conception présente un problème majeur, celui de la
relativité de la perception des notions utilisées : la liberté est un manque de contrainte pour un
capitaliste et possibilité de réaliser des but spécifiques sociaux pour un socialiste, l’égalité
aussi peut représenter, une égalité de chances ou égalité de conditions. En plus, il est très
difficile d’appliquer ce modèle à des contextes tels que celui de l’albanais où les partis tendent
à devenir des partis de masse et les différences idéologiques sont effacées.

164
McCann, James A. (1997). Electoral Choices and Core Value Change: The 1992 Presidential Campaign.
Dans American Journal of Political Science. Vol. 41, Nr.2.
165
Feldman, Stanley (2003). Op. cit. Page 490.

137
Un autre schéma bidimensionnel a été présenté par S.Schwartz. Cette fois les valeurs en
question sont « openess to change » contre « conservation » et « self-enhancement » contre
« self-transcendence. La domination de l’ouverture au changement correspondrait au
libéralisme classique (aux USA : plus souvent appelé libertarianism) : elle présuppose la
sauvegarde et la promotion des libertés et de l’autonomie individuelle, contrairement à une
idéologie conservatrice qui tenterait de fermer la politique aux changements venus de
l’intérieur ou de l’extérieur. La deuxième dimension, dans l’opportunité de la domination de
la valeur de transcendance du soi, correspondrait à une idéologie d’égalitarisme économique
qui incite les acteurs politiques à redistribuer les richesses produites, contrairement à une
idéologie qui prévoit un statu quo autorisant une liberté majeure du marché et une croissance
économique plus importante. En ce qui concerne les rapports entre les valeurs individuelles et
les valeurs de groupe, une classification importante est celle opérée par Geert Hofstede sur la
base de la dualité individualisme/collectivisme. Elle se sépare en quatre éléments : distance du
pouvoir, fuite de l’insécurité, masculinité et individualisme. L’interview d’ouvriers dans 40
pays différents a permis à Hofstede de conclure à un schéma général de la distribution des
corrélations entre ces valeurs. Les pays industrialisés développés se trouvent à la tête de la
classification par leur prépondérance de l’individualisme (Etats-Unis, Grande Bretagne,
Nouvelle Zélande, Canada, Pays Bas), tandis que les corrélations collectivistes sont
caractéristiques de pays comme le Venezuela, le Pakistan ou le Pérou.
Les processus de socialisation et le contexte spécifique jouent un rôle important dans
l’adoption de valeurs. R.Inglehart propose un modèle dual de valeurs matérialistes (besoins
économiques primordiaux) et post-matérialistes (liberté, expression de soi et qualité de vie),
construit sur deux assomptions fondamentales : rôle des limitations économiques et rôle de la
socialisation. La rareté des ressources, surtout à l’age pré-adulte166 conditionne l’adoption de
valeurs matérialistes, typiques pour une économie capitaliste. Cependant dans une deuxième
étape, une fois les besoins économiques satisfaits, les individus auront tendance à adopter des
valeurs post-matérialistes :

« …where value change has occurred, intergenerational differences are remarquably robust.
In Western Europe, clear and substantial differences between the values of younger and older

166
D’autres recherches ont étudié la manière dont les individus à l’age pré-adulte forgent leur attitudes et
tendances idéologiques sous l’influence des rapports avec leurs parents et les conséquences au niveau de
l’identification avec les parents et au niveau de l’adoption d’instruments spécifiques d’évaluation morale et
simplement cognitive. Merelman, Richard M. (1969). The Developpment of Political Ideology: A Framework for
the Analysis of Politicala Socialization. Dans The American Political Science Review. Vol. 63. Nr. 3.

138
birth cohors persisted through the recessions of the mid-1970s and the early 1980s. More
remarquable still, in Russia and Eastern Europe, sizeable intergenerational value differences
are found despite the collapse of the economic and political systems in recent years. These
values show predictable period effects, in response to current economic conditions. But the
postmaterialist value shift does not simply reflect current conditions: it also has a long-term
component that seems to reflect the dinstinctive formative circumstances that given birth
cohors experienced as much as 40 or 50 years ago.167”

Inglehart présuppose une stabilité considérable dans les valeurs adoptées depuis l’age pré-
adulte. Pourtant il est possible, selon quelques recherches, de constater le contraire sur le
terrain : les valeurs peuvent changer rapidement en réaction immédiate aux changements
macroéconomiques et surtout face au problème du chômage. Les conclusions d’Inglehart ont
été mises en cause par des recherches comme celle de Clarke et Dutt qui montrent l’influence
du chômage dans l’instabilité de la référence axiologique168.
La majorité des recherches sur le rôle des valeurs est concentrée sur les valeurs des individus -
électeurs. Or pour mieux comprendre ce rôle il faudrait aussi analyser le rôle des valeurs dans
l’activité des acteurs politiques ou les valeurs affichées par eux. Il faudrait aussi établir si
l’adoption de certaines valeurs est faite de manière naturelle (en causant par la suite un
alignement déterminé idéologique)169, ou si l’adoption de valeurs cache une adaptation
rationnelle à des instruments idéologiques plus propices à être utiliser dans les jeux politiques.
Ce deuxième cas représente un modèle d’interaction instrumentale des acteurs politiques avec
les individus - électeurs et en même temps une marge de manœuvre plus restreinte par
rapports aux positions politiques. Lors de son analyse du capital social, Fukuyama établit un

167
Inglehart, Ronald & Abramson, Paul R. (1994). Economic Security and Value Change. Dans American
Journal of Political Science. Vol 88. Nr.2. Page 351. Pour une formulation moins recente voir aussi Ronald,
Inglehart & Flannagan, Scott C. (1987). Value Change in Industrial Societies. Dans The American Political
Science Review, Vol. 81, Nr.4.
168
Leur travail analyse le niveau d’instabilité des valeurs adoptées dans plusieurs pays industrialisés, en
comparaison avec les conclusions précédentes d’Inglehart sur la même question. Clarke, Harold & Dutt, Nitish
(1991). Measuring Value Change in Western Industrialized Societies: The Impact of Unemployment. Dans
American Political Science Review, Vol.85, Nr.3. Pour une argumentation supplémentaire en forme de réponse à
cet argument voir Inglehart, Ronald & Abramson, Paul R. (1999). Measuring Postmaterialism. Dans The
American Political Science Review, Vol. 93. Nr.3.
169
C’est la conclusion, par exemple, de Searing, Donald. D. (1978). Measuring Politicians’ Values:
Administration and Assessment of a Ranking Technique in the British House of Commons. Dans Americal
Political Science Review. Vol. 72, Nr.1. Voir aussi Feldman, Stanley (1988). Structure and Consistency in
Public Opinion: The Role of Core Beliefs and Values. Dans American Political Science Review, Vol. 32, Nr.2.

139
schéma général simple de classification des normes selon leur caractère rationnel, irrationnel,
générées positivement ou spontanément170 :

Il est possible, selon lui, d’avancer l’hypothèse classique que dans les sociétés modernes les
normes sont établies beaucoup plus dans les niveaux supérieurs du schéma, plutôt que dans
ceux du bas. C’est ce qui a été fait par Weber, Durkheim ou Tönnies (rationalisation,
bureaucratisation, passage du gemeinschaft au gessellschaft) ; des auteurs qui suggèrent que
dans les temps modernes la rationalité légale étatique domine l’action normative dans le
domaine social. Or cela ne suffit pas à expliquer toutes les actions et les interactions sociales :

« Yet as anyone who has tried to wade through the thicket of unwritten rules concerning
gender relations in America workplace or school knows, informal norms have not
dissapeared from modern life and are not likely to do so in the future.171”

Le schéma de Fukuyama peut aider à reformuler l’inquiétude sur le rôle des valeurs et normes
communautaires dans le cadre d’un régime démocratique construit sur une logique du « voile

170
Fukuyama, Francis (2000). Op. cit. Page 106.
171
Ibid.

140
d’ignorance »172. L’importance que ce type de préoccupation prend dans les débats publics,
accompagné par le problème de la définition d’une identité sociale ou nationale (des groupes
les uns par rapport aux autres, ou du pays par rapport à l’Europe), oblige à prendre
sérieusement ces débats, en dépassant temporairement le doute de leur manipulation dans le
cadre des luttes politiques. Un des grands mystères du comportement électoral des albanais en
16 ans de démocratie représentative a été le clivage évident entre nord et sud : le nord votant
majoritairement pour les démocrates et le sud majoritairement pour les socialistes (Voir
Tableau 25):

Tableau 25: Carte des résultats de vote selon les partis (à gauche : élections
parlementaires 2005 et à droite : élections locales 2003).

Source : Commission Centrale des Elections, Tirana.

Dans les deux cartes ci-dessus on voit clairement la différence de distribution du vote pour le
PD et le PS dans l’axe nord-sud, même si les exceptions sont multiples. Les différences de
vote entre nord et sud sont surtout visibles lors des élections parlementaires. Deux
explications sont possibles à cela:

172
Rawls, John (1999). A Theory of Justice. Revised Edtition. Oxford University Press. Oxford. Page 118.

141
1. les élections locales de 2003 ont été résolument contestées par l’opposition démocrate de
l’époque et des irrégularités très importantes confirmées même par les observateurs
internationaux, ce qui rend les résultats douteux et,
2. lors des élections parlementaires le vote utile se concentre autour des deux partis
principaux, tandis que dans les élections locales les électeurs peuvent se permettre de
s’influencer un peu plus que d’habitude à travers les candidats. Le même clivage nord-sud se
remarque généralement lors des autres élections parlementaires ou locales, ces deux cartes
n’étant qu’une illustration des plus récentes. Une explication qui n’émerge presque jamais
ouvertement en surface, parce que politiquement incorrecte, est celle de la motivation des
électeurs du nord de voter pour « quelque un des leurs », puisque Berisha est originaire du
nord extrême du pays, de Tropoja. Cela réduit le vote pour le PD au vote pour son leader. Un
autre argument aussi intenable publiquement est que le vote du nord est motivé par le fait que
les électeurs du nord sont plus traditionnels et conservateurs et que cela les oriente vers un
leader comme Berisha, réputé publiquement comme défenseur des valeurs traditionnelles
albanaises, dont l’honnêteté est la plus appréciée. Un autre argument de la même famille est
celui qui constate que les électeurs du nord sont moins « cultivés » et plus facilement
manipulables par des populistes comme Berisha. Il est facile de remarquer déjà deux
caractéristiques communes à tous ces arguments :
1.Ils se référent tous à des motivations axiologiques ou émotionnelles, et on tout cas
« irrationnelles ». Cependant l’instrument conceptuel n’est pas celui d’une
« rationalité axiologique » ou « traditionnelle » dans le sens weberien, mais d’une
irrationalité électorale qui cache mal la conclusion, toujours non publique car
politiquement incorrecte, d’un décalage culturel des électeurs du nord.
2.La référence est toujours faite au seul leader du PD, Sali Berisha, ce qui n’est pas
vraiment le cas des analyses des relations entretenues par les socialistes avec leurs
électeurs. Ce point de référence personnel et exclusif se construit sur plusieurs raisons
(réelles ou perçues comme telles) : Berisha contrôle le PD beaucoup mieux et de
manière plus stable que n’importe quel leader socialiste (Berisha a été le leader du PD
des sa fondation en 1990 et jusqu'à nos jours sans aucune interruption, tandis que le
pendant le même période le PS a changé de leader au moins à huit reprises, dont deux
sont des retours de Fatos Nano) ; Berisha est un personnage autant charismatique
qu’autoritaire qui contrôle non seulement le pouvoir administratif au sein du PD, mais
surtout le pouvoir de parler, ce qui fait qu’il symbolise à lui seul tout le parti173 ;

173
Une caractéristique typique des discours publics de Berisha est l’usage fréquent du « je » au lieu de « nous »,
ou « le gouvernement ».

142
Berisha a pu créer une réputation d’incorruptible (dans le sens administratif et dans le
sens robespierriste) ce qui le différencie clairement des autres leaders politiques y
compris ceux du PD).

Ces arguments sont pourtant insuffisants pour expliquer les comportements politiques en
Albanie et le clivage évident entre sud et nord. Au cours de ce chapitre (section « Barrières à
la démocratisation et légitimité représentative ») j’ai abordé le paradoxe présenté par la
perception des électeurs de Rama et Berisha d’une part, et d’autre part de leur cote de
popularité. Berisha était nettement perçu comme honnête, mais Rama était mieux perçu pour
sa capacité d’aller jusqu’au bout de ses tâches comme administrateur. Résultat : Rama dispose
d’un avantage d’environ 40 points par rapport à Berisha, même s’il est évident qu’une bonne
partie de ceux qui le choisit comme leur personnalité politique préférée, ne lui donne que très
peu de crédit sur son intégrité morale.

Ce paradoxe n’est en pas un si on change de point de vue. Il est un paradoxe seulement si on


considère que les valeurs sont des génératrices puissantes et quasi exclusives d’attitudes
politiques, mais qui se dissipe vite si on voit les valeurs autrement. Il n’est pas question de
dire que les valeurs ne sont pas importantes : elles le sont, mais surtout d’un autre point de
vue. Elles sont importantes, et c’est cela le centre de mon hypothèse, surtout en tant
qu’instruments cognitifs qui servent à s’orienter dans des choix motivés par une rationalité
socio-économique. Le primaire c’est donc l’économique (rappelons les approches du self-
interest, non pas les valeurs en elles-mêmes. Les valeurs ne sont pas des génératrices
exclusives d’attitudes. Elles peuvent être décisives dans un cas de balance entre les autres
facteurs. Entre deux candidats promettant les mêmes résultats économiques, les électeurs
auront tendance à voter pour celui qui est réputé être plus honnête, au même titre que parmi
plusieurs vendeurs d’aliments (dont on ne peut pas connaître la qualité préalablement à la
consommation) on préférera celui auquel on accorde plus de confiance174. Mais le motif
primordial reste la qualité du produit et non pas la volonté d’acheter chez un vendeur honnête.
Une des hypothèses qu’il est possible d’avancer est le rôle de la religion. La religion a été
considérée depuis longtemps comme une génératrice d’attitudes socio-politiques : de Weber
et son explication sur les sources protestantes de la naissance du capitalisme175, jusqu'à
Huntington ou Fukuyama et leurs constats sur le poids des cultures sur l’adoption de la

174
C’est le principe ordinaire de la référence aux marques commerciales (à part évidemment la composante de
vogue).
175
Weber, Max (1964). L’ethique protestante et l’esprit du capitalisme. Plon, Paris.

143
démocratie dans le monde176. Il est vrai que la majorité des catholiques albanais vivent au
nord. Or les sondages ne montrent pas de différences de vote selon les religions. Les
catholiques, musulmans et orthodoxes votent plus ou moins de la même manière.
Il n’y a aucune manière d’établir aujourd’hui une corrélation prioritaire directe et exclusive
entre le vote du nord pour Berisha (et le PD) et son degré d’honnêteté. Si cela avait été vrai,
Edi Rama ne serait pas le politicien le plus populaire en Albanie et ne songerait même pas à
être élu deux fois de suite comme maire de Tirana ou chef du PS. Tout au contraire, les
résultats des sondages et des scrutins différents confirment une corrélation très forte entre vote
du sud et besoins socio-économiques. Mais pourquoi une telle différenciation nord-sud ?
Pourquoi les électeurs du sud ne votent autant pour Berisha. Il suffit de comparer les cartes
des résultats électoraux et celles du chômage en Albanie pour s’en rendre compte (voir
initialement Tableau 26).
La corrélation du vote pour le PD et distribution du chômage confirme l’hypothèse d’une
motivation socio-économique du vote du nord pour le PD. Les bastions du PD sont en effet
les zones avec les taux de chômage les plus élevés: Tropoja, Has, Puka, Kukës et Shkodra.
Une exception importante toutefois, la ville de Skrapar, bastion du MSI d’Ilir Meta. Cela peut
être expliqué par un abandon de cette région par les socialistes après le divorce avec Meta et
la création du MSI. Cette exception est utile pour comprendre l’influence d’un autre
phénomène socio-économique important, le clientélisme. On traitera cela plus tard, mais il
suffira de dire pour l’instant que je ne vois pas le clientélisme comme un phénomène culturel,
mais purement socio-économique. La finalité des relations clientélistes, Skrapar en étant un
exemple formidable, est fortement économique car elle assure des votes en échange de
privilèges économiques, emplois, traitements préférentiels dans des appels d’offres publics ou
simplement de l’argent « cash ».

176
Pour une comparaison générale voir Fukuyama, Francis (1991). Liberal Democracy as a Global
Phenomenon. Dans Political Science and Politics. Vol. 24, Nr.4. Il est intéressant de constater que 5 ans avant la
chute du communisme Huntington, un grand défenseur du rôle de la culture dans la démocratisation, ne prévoit
aucune chance de changement de régime dans les pays de l’Europe de l’Est : Huntington, Samuel. P. (1984).
Will More Countries Become Democratic? Dans Political Science Quarterly, Vol.99, Nr. 2. Page 217.

144
Tableau 26: Distribution géographique du chômage en Albanie.

Source : Instat, 2005, Tirana.

Regardons maintenant un autre élément important de la corrélation : celui de la distribution de


la pauvreté. Il reflète évidemment la distribution du chômage (voir Tableau 27) :

145
Tableau 27: Distribution géographique de la pauvreté.

Source : UNDP (2005). National Development Report 2005. Pro-poor and pro-women
policies and development in Albania. Tirana.

Il est évident, autant que dans le cas de l’illustration par la distribution du chômage, que le
vote pour le PD est fortement lié à la situation économique. Plus on est pauvre, plus on aura
tendance à voter pour le PD ou, si l’on veut, pour Berisha. D’ailleurs, même à l’intérieur du
nord, les régions les plus pauvres (Tropoja, Kukës, Dibra) votent en majorité pour Berisha,
tandis que le vote pour le PD est moins sûr dans l’axe urbain Shkodra-Lezha, un peu plus
développé que le reste du nord du pays.

146
On pourrait élargir l’illustration avec d’autres données sur la distribution géographique de
l’analphabétisme, sur la qualité de l’infrastructure selon les régions, etc. : elles confirment
toutes, relativement bien, la corrélation entre situation socio-économique et vote pour le PD.
D’ailleurs, plusieurs régions dans le sud et surtout dans le sud-est, avec de forts taux de
chômage ou de pauvreté se joignent dans leur tendance à voter majoritairement pour le PD
(notamment celles de Korça et Pogradec). Cela ne veut pas dire pour autant que les régions les
plus riches votent pour le PS : la capitale Tirana, la région la plus riche, avec des taux de
chômage relativement bas (environ 7%), a voté majoritairement pour le PD lors des dernières
élections, tandis qu’elle semble préférer Rama, aux candidats démocrates, pour la mairie.
Il est possible de remonter aux sources de ces tendances de vote en partant de la période
communiste. On souligne ici au passage le rôle du passé dans la coordination primitive des
jeux politiques. Comme je l’ai déjà dit, il est généralement plus correct de parler du passé en
comprenant par cela le moment de la chute du communisme et les configurations qu’il a
laissées sur place, plutôt qu’un demi siècle de dictature. Certes, il n’est pas question
d’analyser les comportements électoraux de l’époque, puisque tous les albanais votaient de la
même manière. Mais l’histoire du développement socio-économique du pays montre un
meilleur niveau de vie dans le sud, plutôt que dans le nord. Les raisons peuvent être
multiples : une aversion générale des communistes pour le nord « réactionnaire »,
l’impossibilité de l’état communiste de développer les infrastructures et l’économie dans le
nord et pourquoi pas, des politiques préférentielles de développement orientées
prioritairement vers le sud, d’où la plupart des communistes étaient originaires.
En découlent une relation privilégiée des communistes avec le sud, des meilleurs emplois, des
meilleures infrastructures, une meilleure distribution des ressources de l’éducation, etc. La
chute du communisme peut avoir reproduit initialement les mêmes rapports du nord avec les
communistes de 1991 et leurs héritiers socialistes. Si les conditions de vie sont relativement
semblables (insignifiantes par rapport au niveau de vie moyen en Europe Occidentale), le
nord pourrait avoir dû affronter les handicaps de l’époque communiste : développement
médiocre des infrastructures et des structures économiques177, difficulté d’urbanisation pour le
manque de centres urbains attirants à proximité, et surtout le problème de l’éducation. Les
statistiques de l’époque montrent la même situation qu’aujourd’hui en termes d’éducation
(voir Tableau 28):
Le passé, peut donc avoir un rôle important dans l’explication des rapports du vote du nord et
PD. Cependant, ce rôle n’est pas abstrait ou irrationnel : tout au contraire, la stabilité de la

177
L’industrie principale du nord (et une des plus importantes en Albanie) était l’industrie minière. Or toutes les
mines ont été abandonnées à la chute du communiste pour manque de rentabilité.

147
situation difficile du nord renforce la pertinence de l’explication socio-économique, par
rapport à celle axiologique. A l’inverse du nord il est possible d’expliquer le vote majoritaire
du sud pour le PS par des investissements plus importants publics dans ces zones, une plus
forte tendance clientéliste, et le poids de la rupture originale de 1992.

Tableau 28: Différences régionales dans le niveau d’éducation en 1970.

Source : Instat, 2005, Tirana.


(Les zones en gris foncé sont celles qui ont le plus haut niveau d’éducation)
A la chute du communisme, le gouvernement démocrate a bouleversé l’administration
communiste, majoritairement composée de cadres originaires du sud. L’administration civile
albanaise s’est réduite à un chiffre trois fois inférieur en quelques années seulement, tandis
que l’armée a été restreinte à des dimensions symboliques. La réduction de l’administration a
été accompagnée du remplacement massif des anciens cadres communistes par de nouveaux
venus, fidèles du PD. Tout cela se reflète dans des relations très fortes d’appartenance
partisane à des catégories comme celles des militaires au PS. Il est prévisible que les autres
catégories de l’ancienne administration communiste aient cultivé les mêmes attitudes
politiques par rapport aux deux partis principaux. En elle-même, toutefois, cette explication
ne peut rendre compte des attitudes politiques actuelles. Le facteur décisif et fondamental des

148
attitudes politiques est la configuration des conséquences des alliances du passé et la
production de réalités différentes socio-économiques.
Il n’a pas de sens de dire que les militaires votent pour le PS, parce que le PD a détruit le
système communiste. Il est de plus difficile de trouver aujourd’hui des nostalgiques du
communisme. Il est logique cependant de constater que l’insécurité, la précarité ou la pauvreté
résultant du bouleversement de l’administration communiste par le PD en 1992, et une plus
grande sensibilité des socialistes à leur égard, conditionnent fortement leurs attitudes
relativement positives vis-à-vis du PS.
Certes, il est possible de trouver des jugements de valeur ou des motivations purement
axiologiques des électeurs, en particulier ceux qui ont souffert des conséquences de l’action
de l’un ou l’autre des partis, mais il ne s’agirait ici que d’une minorité. La meilleure preuve en
est la popularité écrasante (environ 75%) d’Edi Rama, qui semble échapper à la gravité
« irrationnelle » des motivations axiologiques, et même des appartenances partisanes.

***

Il est possible d’aller plus loin et de dire que Berisha se trompe quand il déclare que les
albanais l’ont élu pour combattre la corruption. Sa campagne électorale de 2001, à part l’effet
de manipulation du vote qui relativise mon analyse, a été un échec illustratif, à cause
précisément de son interprétation illusoire de l’influence de la corruption socialiste dans les
intentions de vote des albanais. Tout au contraire, en 2005, il a pu gagner en utilisant toujours
le thème de la corruption, mais cette fois seulement en tant que moteur de paupérisation et de
chômage. Il a pu gagner pour autant qu’il a pu faire le lien de causalité entre corruption et
pauvreté et chômage et qu’il a pu convaincre les électeurs qu’il allait combattre précisément
la pauvreté et le chômage.
En conclusion, il n’est pas possible de dire aujourd’hui que les valeurs des électeurs servent
de motivation relevante aux attitudes politiques des albanais (même s’il n’est pas à exclure
que pour une partie très restreinte des électeurs l’expression des valeurs soit déterminante
dans le choix des candidats électoraux). Par ailleurs, les valeurs affichées par les politiciens
ont réellement une force explicative, mais celle-ci ne vient pas de la volonté des électeurs de
se rallier moralement ou culturellement à ceux qui expriment certaines valeurs, mais parce
que l’affichage de ces valeurs constitue un instrument cognitif certifiant une certaine garantie
à tenir des promesses électorales jugées appropriées, à défier les barrières du développement :
autrement dit, à changer la situation socio-économique. Il est significatif que l’usage cognitif

149
des valeurs affichées par les politiciens soit plus visible chez les catégories plus pauvres de la
société. Il s’agit donc d’un fonctionnement à sens unique des valeurs. Au niveau
communautaire, les valeurs peuvent servir à organiser la vie commune. D’ailleurs, même à ce
niveau on peut interpréter leur rôle comme essentiellement utilitaire. Russell Hardin le note à
propos des identifications et des attitudes politiques ethniques, en soulignant l’intérêt direct de
l’identification au groupe et à l’intégration au niveau individuel des valeurs
communautaires178. Cependant, dans le cas des différences du vote nord-sud en Albanie, les
valeurs qui importent sont surtout celles des politiciens en tant que détenteurs du pouvoir de
changer les conditions de vie.
Le vote du nord pour Berisha et le PD n’est donc pas un vote culturel, irrationnel ou
axiologique, mais un vote économique. De même, le vote du sud pour le PS est un vote
économique, mais dans ce cas, l’expérience récente de la transition prend une importante
prépondérante. L’usage des valeurs des politiciens comme garantie cognitive est conforme au
niveau médiocre de développement de l’idéologie (dans l’axe traditionnel gauche - droite), au
niveau insuffisant de compréhension de la politique par les électeurs et à la dégénération de la
délibération dans l’espace public. J’aborderai ces deux problèmes dans le prochain chapitre.
Apres avoir analysé les modalités de fonctionnement des valeurs dans la formation des
attitudes, il faut néanmoins préciser qu’il ne s’agit pas de nier complètement les autres
éléments d’influence de la culture dans les processus actuels démocratiques. Je ne crois pas
toutefois que des traits spécifiques culturels en Albanie soient en contradiction avec la
démocratisation. L’exposé opéré au premier chapitre montre une forte incitation à la
participation dans la prise des décisions au niveau communautaire. Si on voulait accepter la
thèse d’une influence culturelle de ces formes d’organisation dans les processus
contemporains démocratiques, il serait approprié de voir dans cette tendance à la participation
égalitaire un élément très positif. Pour autant qu’on veuille prendre en considération la
validité de cette thèse culturaliste, on se rendrait compte des avantages qu’elle représente. Du
point de vue des procédures contemporaines, cela encouragerait les efforts de décentralisation
locale dans l’horizon d’un potentiel réel participatif et délibératif.
Dans une démocratie moderne, les individus sont évidemment libres de faire valoir leur
appartenances et croyances culturelles et axiologiques dans cette délibération, mais une
grande différence s’ouvre devant nous. Contrairement à la délibération et à la participation
directe dans l’auto-gouvernance locale des communautés traditionnelles, la communication de

178
Hardin, Russell. (1995). "Self-interest, group identity," in Nationalism and Rationality, eds, Alber Breton,
Gianluigi Galeotti, Pierre Salmon, and Ronald Wintrope. Cambridge: Cambridge University Press.

150
nos jours ne peut être fermée dans un sociolecte ou un langage exclusif axiologique, car la
légitimité fondatrice sociale n’est plus communautaire, mais nationale, voir internationale. Le
potentiel pluraliste de la démocratie s’offre par les possibilités d’une grammaire pluraliste qui
inclut et valorise les points de vue culturels, mais ne leur confère pas de statut dominant ou
exclusif.

151
3. REPRESENTATION :
MODELES DESCRIPTIFS, NORMATIFS ET CONTRAINTES EMPIRIQUES

3.1 La représentation est-elle compatible de la démocratie ?

Les débats sur la nature de la représentation renvoient souvent aux débats sur la nature de la
démocratie. Sans trop se perdre dans les dilemmes de la démocratie représentative, j’aborderai
brièvement l’essentiel des critiques qu’avancent la démocratie représentative, notamment
celles qui partent de l’idée de la démocratie directe et participative. Cette défense est souvent
exclusive dans le sens qu’elle considère ces formes de démocratie comme antagonistes. De
l’autre côté, la démocratie représentative, est, selon plusieurs auteurs défendant la
représentation, compatible complètement ou à un degré assez important avec la démocratie
participative ou directe.
Ce qui est problématique est surtout la participation et le rapport à la prise des décisions dans
la démocratie directe, perdue, selon ces auteurs, dans la démocratie représentative, ce qui fait
conclure (y compris une parti des défenseurs), comme dans le cas de Nadia Urbinati que :
« there is no way of making representation be what it cannot, that is a valid substitute for
direct democracy. 179» Pourtant on considère aussi, avec ces auteurs, que l’inverse de la
représentation n’est pas la participation, ce qui rend caduque l’antagonisme théorique
construit sur les deux modèles. Au contraire, c’est précisément la représentation qui rend
possible une qualité supérieure de la participation. Dès lors, la représentation n’est pas un
substitut médiocre de la participation à l’Agora Athénienne: au contraire, pour le dire avec les
termes de I.M.Young elle est en même temps « nécessaire et désirable »:

“...representation and participation are not alternatives in an inclusive communicative


democracy, but require each. Institutions of representation help organize political discussion
and decision-making, introducing procedures and a reasonable division of labor. Thereby
citizens have objectives around which they can organize with one another and participate in
anticipatory and retrospective discussion, criticism, and evaluation. Without such citizen
participation, the connection between the representative and constituents is most liable to be
broken, turning the representative into an élite ruler.180”

179
Urbinati, Nadia (1998). Op. Cit. Page 2.
180
Young, Iris Marion (2000). Op. Cit. Page 132.

152
Une des plus pertinentes argumentations à la défense de la démocratie représentative et contre
l’antagonisme des deux modèles de démocratie a été fournie par Robert Dahl. Il repart du
problème historique de la transformation des dimensions des Etats démocratiques181, mais
montre que le principe qui régit la participation dans la démocratie directe et la démocratie
représentative est le même. Et pas seulement le principe, mais aussi les modalités. Dans la
démocratie directe comme celle Athénienne (son idéal-type plutôt) composée de quelques
milliers de participants, on constate, par des calculs simples du temps disponible, que:

“On that scale most citizens will be unable to participate in any given assembly by more than
listening, thinking and voting. And that is what they could also do in a representative system.
What’s the difference? A large meeting, - say, a thousand or more people – is inherently a
kind or “representative” system because a few speakers have to represent the voices for all
those who can’t speak. But without rules of faire representation, the selection of speakers –
representatives – could be arbitrary, accidental and unfair. Establish rules for selecting
speakers and you’re already close to a representative system.182”

Une différence semble persister malgré tout, car dans l’Agora athénienne, ce sont les citoyens
qui votent directement sur les questions à l’ordre du jour. Cette forme de démocratie directe
subsiste dans les kibboutzim israélites. On a vu, dans le premier chapitre, qu’une forme
similaire de démocratie participative directe était fonctionnelle dans une bonne partie des
communautés albanaises jusqu’à l’arrivée de l’époque communiste. Le problème avec cette
participation est qu’elle est vouée au domaine de l’utopie dès qu’elle dépasse les limites d’un
kibboutzim ou d’un “kuvend” albanais. Le terme “kuvend” dérive de l’italien “convento”
(couvent); une dérivation révélatrice parce qu’elle rappelle les principes d’administration de
ce type de participation communautaire directe. Ces principes sont connectés constamment à
une morale et à un langage qui facilitent et simplifient, mais aussi limitent la délibération. Il
est évidemment plus simple de délibérer sur la base d’un cadre moral bien défini, plutôt que
sur le socle mobile et imprévisible de toute sorte d’intérêt ou revendication légitime des
démocraties d’aujourd’hui.

181
C’est un argument central pour justifier la nécessité de représentants dans les Etats modernes de millions de
citoyens. Le problème des dimensions n’a pas arrêté de peser sur les conceptions de la démocratie, à l’instar des
organisation politiques multi ou internationales. Voir par exemple pour une analyse des relations entre
dimensions, identité et démocratie dans la construction d’une démocratie européenne Mokre, Monika (2002).
Identities and Representation: On the Development of a European Democracy. Dans IWE Working Series. Wien.
182
Dahl, Robert A. (1989) Democracy and Its Critics. Yale University Press. New Haven. Page 228.

153
Il y a un fossé énorme entre l’idéal-type de démocratie directe et la démocratie directe telle
qu’elle est appliquée dans ses petites communautés, précisément à cause des limitations
morales de la grammaire politique de ces dernières. Dans le “kuvend” albanais, la délibération
se fait dans l’atmosphère d’un consensus complet sur les valeurs morales dominantes. Le rôle
de l’église renforce cet aspect. Tout au contraire, les citoyens libres rassemblés à l’agora
athénienne, sont entourés de temples de divinités de toute sorte lesquelles plus que définir la
grammaire de la politique humaine, sont définies par celle-ci. Nous avons une doctrine de
Jésus, mais pas une doctrine de Zeus, Héra ou des autres habitants d’Olympe. Dans le
“kuvend” albanais, les anciens peuvent argumenter en tenant la Bible à la main ou en
rappelant que Dieu a donné à chaque homme son honneur et qu’il doit le conserver à
n’importe quel coût. Il n’y a pas de place dès lors pour les démagogues ou les orateurs. S’il
était né dans les montagnes albanaises du nord, Demostène, n’aurait été qu’un bon
connaisseur de la Bible et de ma morale locale et c’est tout. Le politique, ici, n’est pas du tout
autonome.
Les démocraties contemporaines ont été bâties sur le modèle athénien. Le problème est que ce
modèle n’est qu’un modèle, un idéal-type.
Revenons à Dahl. Il remarque de son côté, l’impossibilité de l’engagement continu des
citoyens dans les délibérations conduisant à des prises de décision sur une myriade de
questions de la vie commune: “...you really can’t expect citizens to spend all their time, or
even most of their time, in assemblies.183” Pour cette raison technique aussi, la représentation
devient le fondement de la démocratie dès qu’on quitte les petites délibérations de groupes
restreints. Les citoyens des larges unités modernes ne peuvent pas se mettre à discuter sur
n’importe quelle question du jour et dépenser des heures sur chacune d’elles. La qualité de la
délibération peut même dépendre dramatiquement d’une limitation des questions aux plus
importantes d’entre elles. En tout cas, comme le dit Young:

“I don’t want to be involved in deciding the organizational structure of the city planning
department. I don’t want to know the calculative means by which the Social Security
department superannuates my pension. Let them do it. In general, in my opinion, the fewer the
issues citizens deliberate about, the better the quality of the deliberations that they do have.
We want public servants! But that’s the point. Their decisions, and the means of arriving at
them, should be on public record so that citizens—in principle, any citizen—can review the

183
Dahl, Robert A. (1989). Ibid.

154
decisions if they choose and begin general citizen public deliberation about them if they think
there is a reason to184.”

Norberto Bobbio présente un point de vue radical contre la participation totale des citoyens
dans toutes les prises de décisions dans les sociétés modernes industrielles. Selon lui la
participation ne doit pas être étendue à toutes les décisions, même si elle reste un critère
fondamental de la démocratie. Pour Bobbio, il n’y a pas de différence de nature entre
démocratie directe et démocratie représentative, l’une et l’autre étant les deux formes idéales
ou les pôles opposés d’une démocratie comme celle appliquée de nos jours. Il voit la
participation, qui appelle à prendre part dans toutes les prises de décisions complexes, dans le
cadre d’une volonté de construire un “citoyen total” (cittadino totale)185. Le citoyen total et
l’Etat total sont selon lui les deux faces de la même médaille, puisqu’ils ont en commun le
même principe, celui que tout est politique, la réduction de tous les intérêts humains aux
intérêts du polis, la politisation intégrale de l’homme, la résolution de l’homme en citoyen,
l’élimination complète de la sphère privée dans la sphère publique, et ainsi de suite186.
Est cela une version radicale du danger (ou potentialité pessimiste) élaboré par Heidegger sur
l’avènement d’une politique dirigiste totalitaire (en analogie complète avec le déploiement de
la technique) “c’est-à-dire d’un calcul qui par ses plans mette en sécurité la totalité de
l’étant”187 contre “l’errance”, en engageant, dans ce cas, à “l’arraisonnement” de la réalité,
non un Führer, mais la collectivité entière des citoyens?
La soumission de la réalité économique aux volontés politiques telles qu’elles sont exprimées
par le vote est construite sur une vision omnipuissante du politique. Dans sa version la plus
vulgaire, on exige par le clientélisme la domination directe et égocentrique de la
représentation d’intérêts particuliers de groupe ou même individuels sur les conditions
économiques de vie, très loin d’une revendication publique ou même majoritaire. Ce qui
serait normal d’être obtenu par les relations du marché, est demandé directement du politique.
Le politique est donc utilisé pour soumettre le marché à la domination de la représentation
d’intérêts non publics. Cette domination est demandée même de manière publique: à ce

184
Young, Iris Marion & Jane Mansbridge (2004). Op. cit. page 53.
185
Bobbio, Norberto (1984). Il futuro della démocrazia. G.Eunaudi, Milano. Chap. Democrazia rappresentativa
e democrazia diretta. Page 30.
186
Ibid. Page 31. « E il cittadino totale non é a ben guardare che l’altra faccia non meno minacciosa delle stato
totale. Non a caso la democrazia rousseauiana é stata spesso interpretata comme démocrazia totalitaria in
polemica con la democrazia liberale ».
187
Heidegger, Martin (1958). Essais et conférences. Editions Gallimard, Paris. Page 108. Pour un tableau général
voir les chapitres : La question de la technique, Science et méditation et Dépassement de la métaphysique.

155
niveau on suppose que l’Etat doit résoudre tous les problèmes, immédiatement et rapidement.
Est-cela le pas fondamental vers la construction de la nécessité du leader qui doit tout faire?
Du leader qui doit soumettre politiquement l’économie à la représentation? Quel est l’avenir
d’une telle nécessité dans le cadre d’un électorat qui, comme le notent de nombreux auteurs,
est loin d’être éclairé ?
Peut cela expliquer le fait que la gouvernance du pays a été remis au mains de Berisha, réputé
autoritaire, dans deux situations qui sont en première vue différentes, mais qui cachent une
caractéristique commune: la perte du contrôle de la représentation sur l’économique ? Dans la
première situation Berisha vint au pouvoir pour la première fois suite à l’effondrement du
communisme dans un contexte de pauvreté absolue. Dans la deuxième situation, 13 ans plus
tard, il revient au pouvoir dans un contexte de perte du contrôle de la représentation sur
l’économique par les méfaits de la corruption. Je pense que ce point de vue doit être pris en
considération. Il est confirmé par le fait que Berisha est élu majoritairement par les couches
les plus pauvres parmi les albanais, exactement ceux qui peuvent sentir avoir perdu le
contrôle de l’économique par le vote.
Si on voulait accepter, comme je l’ai fait avant, un rôle principalement cognitif (et non
terminal) de la culture et du passé dans ces processus, il faudrait aussi intégrer dans cette
vision d’affirmation de la volonté de contrôle de l’économique, le fait qu’une bonne partie des
votes pour Berisha (celle du nord), vient de ces régions albanaises qui connaissent mieux que
les autres le rôle de l’autorité publique par proximité à celle vécue comme expérience
communautaire.
Bernard Manin confronte la représentation actuelle à la démocratie en analysant les principes
élaborés par les fondateurs du gouvernement représentatif. Conçu d’abord en opposition à la
démocratie, le gouvernement représentatif, sans qu’il y ait des transformations de sa nature,
est pourtant considéré de nos jours comme démocratique. L’analyse des principes de
démocratie représentative actuelle (et de ses trois formes principales : parlementaire, de partis
ou d’opinion), mène Manin à conclure à la dualité et ambiguïté de sa nature. Nos institutions
sont en même temps démocratiques et anti-démocratiques (ou aristocratiques). Les quatre
principes généraux qui régissaient les gouvernements représentatifs classiques188 ont été
gardés jusqu'à nos jours et transplantés dans la démocratie représentative. Dans leur forme

188
« 1. Les gouvernants sont désignés par élections à intervalles réguliers. 2. Les gouvernants conservent, dans
leurs décisions, une certaine indépendance vis-à-vis des volontés des électeurs. 3. Les gouvernés peuvent
exprimer leurs opinions sans que celles-ci soient soumises au contrôle des gouvernants. 4. Les décisions
publiques sont soumises à l’épreuve de la discussion. ». Manin, Bernard (1995). Principes du gouvernement
représentatif. Calmann-Lévy, Paris. Page 17-18.

156
moderne, ces principes sont à la fois démocratiques et anti-démocratiques. Ainsi, le manque
de mandat impératif et d’obligation formelle de réaliser les promesses électorales, fait que les
représentants jouissent d’une certaine indépendance. Mais d’un autre côté, la liberté
d’expression et la publicisation de l’opinion publique exerce un pouvoir démocratique sur
eux. De plus, la réitération des élections dans des délais précis oblige les représentants,
supposés vouloir se faire re-élire, de tenir compte de la volonté de ceux qui les ont élu la
première fois.
Manin se concentre surtout sur la nature des élections et ses résultats. En principe une
procédure aristocratique, par opposition au tirage au sort démocratique, les élections cachent à
ses yeux un caractère inégalitaire. N’importe qui ne peut accéder aux fonctions publiques ou
être élu, du fait de la problématique de certains critères objectifs comme par exemple la
capacité de financer une campagne électorale. Manin pense que les électeurs élisent un
individu qu’ils considèrent supérieur à eux ; un témoignage évident selon lui du caractère
aristocratique des élections.
Ce dernier argument peut être contesté, au moins dans le cas de l’Albanie. La spécialisation
d’individus qui « vivent de la politique » et l’engagement d’autres qui « vivent pour la
politique », par la largeur de la problématique que le politique couvre, fait que les politiciens
ne soient souvent pas vus comme « supérieurs », mais simplement comme des personnes qui
ont choisi cette profession ou vocation, sans pour autant percevoir ou sentir une quelconque
supériorité. Ils sont « supérieurs » au même titre qu’un maçon est « supérieur » à un
menuisier, si on utilise un critère de choix de profession D’ailleurs, du point de vue moral et
même professionnel, les politiciens élus sont souvent considérés non seulement corrompus,
mais incompétents aussi. Puisqu’il ne s’agit pas d’institutions morales, mais
organisationnelles et techniques, le choix des électeurs s’orientera inévitablement vers les
“meilleurs” candidats, mais la “supériorité”, si on veut vraiment la réinterpréter, la trouver et
la prendre en considération, doit être définie de manière multidimensionnelle.
Que dire des députés du parlement albanais, dont la majorité des acteurs importants de
l’espace public (société civile, cercles académiques, ou groupes d’intérêt) à une considération
qui est loin du constat de supériorité. La supériorité ne peut être reconnue ou sentie que
partiellement dans des catégories précises (milieux de bas niveaux d’éducation, militants de
partis, etc.), mais la généralisation rend le constat très vulnérable. D’ailleurs, la réalité
électorale montre que souvent les capacités techniques propres au champ politique sont plus
avantageuses, en termes de captation de votes, que des caractéristiques témoignant une
“supériorité” intellectuelle, morale et même financière. Comme le voient la plupart des
auteurs contemporains, le choix du représentant est fondé sur des évaluations et critères

157
multidimensionnels, dont le sentiment de supériorité fait difficilement partie, surtout à cause
de la perception particulièrement négative que les albanais ont de leur représentants.
Comme le montre Manin aussi, l’égalité dans le choix des représentants témoigne du
caractère démocratique des élections. Néanmoins, l’argument de supériorité pourrait être
valable d’un autre point de vue, défendu notamment par Bourdieu, celui d’une supériorité de
facto en termes de capital symbolique qui est produit généralement par les structures internes
du parti. Mais dans ce cas précis, la supériorité est fondée sur la connaissance (comme
fondement objectif du capital) autant que sur la reconnaissance de ce capital par les électeurs
et surtout pas l’organisation politique d’appartenance. L’analyse de la nature duale de la
représentation par Manin présente surtout l’avantage de la confrontation radicale de la
démocratie contemporaine avec des modalités anti-démocratiques ou non-démocratiques. Au
lieu de produire une indulgence pour les problèmes de la démocratie représentative en les
voyant comme un ensemble de critères normatifs toujours recherchés et jamais atteints, il
questionne radicalement la nature même de la représentation, au-delà des modèles
minimalistes.

3.2 Les différentes approches sur la représentation : Qu’est-il est représenté? Comment?

Qu’est-il est représenté? Le langage commun de tous les jours à probablement une réponse
simple qui permettrait d’entamer l’analyse: les citoyens, n’est ce pas ? C’est si simple que ça !
Cette réponse non scientifique et agrégative a fortiori, résout linguistiquement le problème de
la multitude de choses d’un citoyen qui peuvent être représentées, intérêts, idées, valeurs,
perspectives, opinions, croyances, ou même des constructions collectives fantomatiques
comme le bien commun, l’utilité moyenne et optimale pour la majorité ou la volonté générale.
Dès lors il s’agirait tout simplement de disséquer les différents composants de ce qui est
représenté, ou autrement dit de ceux que les citoyens pensent qu’il représente d’eux (si
représentation il y a eu). Il suffirait de définir une limite de légitimité ; par exemple, les
intérêts, opinions ou idées qui menacent l’existence sociale et politique du polis sont exclues.
Une tâche très difficile car il faudrait définir, au-delà du procéduralisme de nos démocraties
libérales, des critères - limites du représentable, sous la forme de ceux qu’on peut appeler
comme Parekh, “operative public values”189. Néanmoins elle est non seulement pensable,

189
Parekh, Bhikhu (1994). Cultural Diversity and Liberal Démocracy. Dans D.Beetham, Défining and
Measuring Démocracy. Sage, London. Page 216.

158
mais aussi tentée et peut-être réalisée institutionnellement chaque jour, même si souvent de
manières contradictoire190.
Cette vision est pourtant trop simpliste. Mais commençons par les mots. Les origines
théoriques et institutionnelles de la notion de “représentation” ont été conçues à une époque
où elle s’apparentait plutôt à une “métaphysique de présence”, divine premièrement,
chronologiquement parlant, et plus tard, temporelle. Cette métaphysique faisait de l’acte de se
faire représenter une automation morale ou rationnelle, où il n’y avait guère de place pour le
représenté. Le représenté était plutôt conçu comme l’élément d’une abstraction intellectuelle.
C’est beaucoup plus tard que le citoyen a été intégré vraiment dans le cadre de la
représentation. Cette inclusion est ce qui justifie de qualifier certains régimes représentatifs
comme démocraties représentatives.
Dans les langues latines et par induction historique en anglais aussi, représentation signifie
comme on le sait “faire présent (encore)”, En albanais le mot “përfaqësim” signifie plutôt
“rendre visible” sans “encore”. Cependant, au-delà de sa traduction crue, dans le langage
courant, le mot possède une signification très semblable à la signification latine. Il est
intéressant que, même si le vocabulaire politique albanais est largement construit sur des
bases latines, ce mot garde une forme albanaise191. D’un autre côté, les albanais utilisent
largement les termes “prezantim/prezantoj” qui ne sont que des albanisations grossières des
termes “présentation/présenter”. Pourquoi cette difficulté à albaniser aussi un terme si courant
que “représenter”? Le mot “përfaqësim”, du point de vue étymologique, est plus proche d’une
vision révélatrice des actes politiques, il suggère un dévoilement, plutôt qu’une re-

190
Des exemples comme la célèbre histoire du port du foulard musulman dans les écoles française, montrent
cependant les différences et le décalage entre pensée théorique et attitudes institutionnelles. Mais l’importance
que ces cas prennent médiatiquement témoigne de la tension qui peut éventuellement servir à encourager les
rapprochements.
191
Voici quelques illustrations faites par rapport à l’italien, qui a été la première langue latine de référence :
politica–politika, diputato–deputet, parlamento-parlament, presidente-president, voto-vota, opposizione-opozita,
maggioranza-mazhoranca. Ceux qui mettent l’héritage du passé et la culture au centre de leurs explications de
l’actuel, pourraient utiliser une certaine différence entre l’albanisation des termes des institutions ou des
composantes du pouvoir et la conservation de termes originels albanais pour les actions politiques, dont
“përfaqësim” fait partie : zgjedhje (élections), vendim (décision), dënim (condamnation), urdhër/im (ordre).
Spartak Ngjela, un député rebelle du PD, célèbre pour ces références aux idées et pratiques anglo-saxonnes
(notamment en termes de constitutionalisme et de parlementarisme), est aussi très connu pour un usage presque
abusif de termes crus d’origine étrangère (anglaise et italienne) que les correcteurs des quotidiens qui corrigent
ses déclarations ont du mal à accepter. Cette dualité d’usage des termes étrangers peut être vue comme une
métaphore d’une dualité d’institutions imposées ou imitées par l’étranger et un mode endémique de faire de la
politique.

159
présentation. Serait-il un document historique du passé politique non - représentatif ou
religieux du pays? Le cadre de la délibération contextuelle communautaire du “kuvend” le
confirmerait. Arriver à une décision légitime par la délibération au “kuvend” signifiait
précisément rendre visible ou présent une vérité192 en se référant à des valeurs données. Une
telle conception est possible aussi dans les conditions ou les décisions ne sont pas prises lors
de délibérations communautaires contextuelles, mais par des institutions extracommunautaires
ou étrangères (par exemple des institutions ottomanes, italiennes, allemandes, etc.).
Une manière classique et simple de délimiter les débats sur ce qu’il est représenté est de faire
la différence entre un “delegate” et un “trustee”. Dans le premier cas on choisit comme
représentant quelque un qui est obligé à “re-faire présent” ce que électeurs veulent (intérêts,
idées, opinions, perspectives, revendications, etc.). Dans le deuxième cas, le représentant est
quelqu’un qui reçoit la confiance des électeurs et qui, conservant son indépendance, organise
selon ses propres critères son activité de représentation. Cette deuxième manière de
représenter est plus proche de l’image du représentant qui, une fois élu, ne représente plus
ceux qui l’ont voté, mais la totalité des citoyens.
Une autre manière de voir les choses est celle de Hanna Pitkin qui fait la différence entre la
représentation comme « standing for » et comme « acting for »193. La représentation comme
« standing for » implique, soit une représentation descriptive dans laquelle le représentant
partagera les mêmes caractéristiques principales objectives avec les représentés, soit une
représentation symbolique dans laquelle le représentant construit une relation symbolique
avec les représentés. La représentation comme « acting for » est beaucoup plus ambiguë car
elle implique des questions sur l’indépendance des représentants, la nature catégorielle ou
nationale de la représentation, etc.194
Jane Mansbridge offre une conceptualisation qui dépasse le modèle bidimensionnel classique
du « delegate » et « trustee ». Elle remarque quatre formes principales de représentation
politique : “promissory, anticipatory, gyroscopic and surrogate”. La forme promissory peut
contenir en effet les deux formes classiques. Elle est la seule à satisfaire selon Mansbridge le

192
Il s’agit bien d’une vérité (et non pas d’une opinion) qui est mieux compréhensible par le contraste entre
vérité philosophique et opinion de Hannah Arendt. [Arendt, Hannah (1972). La crise de la culture. Gallimard,
Paris. Chap. Vérité et politique]
193
Hanna Pitkin a fait la première classification compréhensive des types de représentation. Voir Pitkin, Hanna
(1971). The Concept of Representation. University of California Press, Berkeley.
194
Pour une élaboration générale similaire de celle de Pitkin voir Warren, Marc & Castiglione Dario (2004). The
Transformation of Democratic Representation. Dans Democracy and Society. Vol. 2. Nr.1.

160
critère de “démocratic accountability195”, même si les trois autres formes sont légitimes
également. Une autre différence importante entre la forme promissory et les autres est que la
première doit être évaluée selon des critères dyadiques, tandis que les trois autres sur des
critères systémiques. Toutefois, pour les quatre cas, la base est plutôt délibérative
qu’agrégative. Ces formes différentes de représentation peuvent exister simultanément dans le
même contexte ou séparément. Néanmoins, il est important de les différencier pour pouvoir
évaluer l’adaptabilité de chacune, à des critères normatifs démocratiques. Mansbridge conçoit
ces critères comme des :

“…goals toward which to strive (“regulative ideals”), not standards that can be fully met.
Conceiving of democratic legitimacy as a spectrum and not a dichotomy, one might say that
the closer a system of representation comes to meeting the normative criteria for democratic
aggregation and deliberation, the more that system is normatively legitimate.196”

La forme « promissory » décrit une situation d’autorisation du représentant par le vote, sur la
base de promesses qu’il sera tenues de respecter. Son avantage du point de vue de la théorie
classique de la démocratie est qu’elle prévoit une représentation directe des intérêts des
citoyens au niveau de la prise de décisions. Or elle peut devenir problématique pour la même
raison (on verra plus tard comment) et Mansbridge néglige cet aspect dans son analyse.
En ce qui concerne l’élément de délégation (ici dans le sens d’une sorte de mandat impératif)
il y a le problème éternel de l’impossibilité de définition des intérêts des citoyens ou de
l’intérêt des citoyens (comme une des traductions de l’intérêt général, la volonté générale, ou
le bien commun) dans la plupart des situations électorales. On néglige le fait qu’il est très
invraisemblable dans la réalité politique qu’une multitude de citoyens aient les mêmes
intérêts. Dans le meilleur des cas, une autorisation promissory de représentation ne produira
que l’expression politique d’une majorité d’électeurs ce qui peut s’avérer inapproprié dans
une situation typique de « zero sum game » entre majorité et minorité, par exemple lors du
choix de la redistribution de ressources limitées.

195
Ayant toujours comme point de repère la délibération, Mansbridge utilise le concept de responsabilité
(accountability) dans un sens actif. De ce point de vue le fait d’être responsable signifie plutôt l’entreprise d’une
communication avec les électeurs en vue d’une information ou interprétation de ce qui a été fait par le
représentant et qui servirait d’instrument évaluatif aux électeurs. Cette notion est surtout présente dans le langage
des organisations non-gouvernementales. D’autres auteurs utilisent le concept de responsabilité à un niveau plus
psychologique que procédural et interactionnel.
196
Mansbridge, Jane. (2003). Rethinking Representation. Dans American Political Science Review. Vol. 97,
Nr.4. Page 515.

161
Prenons par exemple une situation imaginaire dans laquelle un candidat municipal
communique avec ses électeurs potentiels qui sont repartis dans deux unités territoriales,
disons deux villages différents. Un de ces villages, avec un nombre mineur d’électeurs, a
désespérément besoin d’un hôpital, mais l’autre, qui représente la majorité en termes
d’électeurs, demande un centre de recréation. Supposons aussi, comme cela arrive souvent
dans des situations d’impossibilité de négociations entre les électeurs ou du vide de
délibération, que les deux villages et les candidats en lice ne peuvent négocier préalablement
une distribution des fonds d’investissements publics. Il y a de très fortes possibilités que le
candidat décide de promettre d’influencer les autorités (surtout s’il est un candidat à la mairie)
pour construire le centre de recréation demandé par la majorité. Il suffit de tracer les
investissements publics en Albanie pour comprendre le potentiel d’une telle déviation. Dans
les cas les plus extrêmes, le gouvernement central peut décider d’exclure des fonds publics
des communautés qu’il juge comme inaltérables politiquement en sa faveur.197 Ce problème
énorme peut être résolu par le renforcement de la deuxième composante de la forme
promissory, celle de « trustee » qui octroie une certaine indépendance au élu. Cependant, les
dimensions de cette indépendance restent limitées, pour autant qu’il y un élément promissory
dans la relation. Les promesses tendent à être ou devenir concrètes ; en Albanie elles
constituent une donnée importante pour l’évaluation du candidat, notamment lors d’élections
locales.
Passons maintenant à la deuxième forme de représentation, celle anticipatoire. Dans ce cas, le
sens chronologique de la représentation change. Le représentant n’est plus motivé par les
promesses faites aux électeurs, mais par ses propres prévisions (elles peuvent être celles des
électeurs aussi grâce aux sondages, délibérations, etc.) sur ce que électeurs apprécieront au
moment du prochain scrutin. La communication bilatérale (ou dyadique dans les termes de
Mansbridge) dans cette forme se réalise très rarement et de manière très limitée, son principe
d’action étant systémique (structures des partis, institutions représentatives et exécutives,
medias, sondages, etc.). Le fait que le représentant peut anticiper les motivations des électeurs
sans avoir besoin d’une communication avec eux lui donne une certaine indépendance. Mais

197
Un des problèmes principaux des relations entre gouvernements locaux et national en Albanie est le fait que
ce dernier oriente souvent les fonds publics destinés au gouvernements locaux vers ces régions qui votent
majoritairement pour la majorité en pouvoir. Cette manœuvre a des conséquences stratégiques : elle privilégie
les régions qui supportent la majorité et renforce les raisons de voter à nouveau pour elle lors des prochaines
élections, et en même temps réduit les capacités d’investissement des régions qui votent pour l’opposition en
affaiblissant le soutien pour elle, les citoyens de ces dernières ne connaissant pas ces manœuvres ou même étant
indifférents à elles, mais restant sensibles aux investissements locaux. C’est la logique prohibitive de la
cohabitation, mais cette fois au niveau économique.

162
elle est limitée dans un autre sens. Ici, Mansbridge utilise l’analogie au marché198 ; les
consommateurs ne sont pas des simples spectateurs et les commerçants ne sont pas des agents
contrôlés aveuglement par eux. Les consommateurs exercent du pouvoir par leur préférences
et les commerçants sont attentifs en les examinant voire en les créant199. Le changement
majeur est constitué par le fait que dans la représentation anticipatoire, le rapport
électeur/représentant n’est pas fondé sur des bases morales ou juridiques, ce qui évacue,
toujours selon Mansbridge l’élément de responsabilité (accountability) et transforme les
critères d’évaluation normative :

“Replacing morality with prudence in the incentive structure of anticipatory representation


leads us to judge the process with new normative criteria. It makes us shift our normative
focus from the individual to the system, from aggregative democracy to deliberative
democracy, from preferences to interests, from the way the legislator votes to the way the
legislator communicates, and from the quality of promise-keeping to the quality of mutual
education between legislator and constituents.200”

Élément important à souligner, Mansbridge fait la distinction entre « influence » (par exemple
l’éducation du public et infiltration de messages ou idéologies) et « pouvoir coercitif » (par
exemple manipulation).
La troisième forme de représentation classée par Mansbridge est celle gyroscopique
(gyroscopic representation). Dans ses écrits antérieurs, elle utilise le terme “introspectif” en
mentionnant en comparaison d’autres termes similaires employés par d’autres auteurs comme

198
Mansbridge, Jane. (2003) Op. Cit. Page 518.
199
La référence au marché est faite sur l’idée de ses mécanismes inhérents qui règlent librement les relations
économiques parmi des millions d’interactions quotidiennes spontanées et pourtant coordonnées. Friedman
souligne précisément cet avantage du marché par rapport au politique : “When you enter the voting booth once a
year, you almost always vote for a package rather than for specific items. If you are in the majority you will at
best get both the items you favored and the ones you opposed but regarded as on balance less important.
Generally, you end up with something different from what you thought you voted for. If you are in the minority,
you must conform to the majority vote and wait for your turn to come. When you vote daily in the supermarket,
you get precisely what you voted for, and so does everyone else, The ballot box produces conformity without
unanimity; the marketplace, unanimity without conformity. That is why it is desirable do use the ballot box, so
far as possible, only for those decisions where conformity is essential.” Friedman, Milton & Rose (1990). Free
to Choose. A Personal Statement. Harvest Books, New York. Page 65.
200
Mansbridge, Jane. (2003) Ibid.

163
par exemple, représentation par recrutement ou par sélection initiale201. Weber avait utilisé
une notion similaire qu’il a appelé “représentation libre”202. Le représentant agit comme un
gyroscope, se tournant sur son propre axe et poursuivant une orientation indépendante
d’activité politique. Il est élu comme par recrutement. Les électeurs attendent qu’il agisse de
manière incontestable sans qu’il y ait pour autant d’influences externes à son action. Il est
clair, selon elle, que, dans ce cas aussi, la responsabilité est absente, au moins dans son sens
classique. Le représentant est responsable seulement devant ses propres principes ou sa
rationalité. Une forme de représentation gyroscopique est celle qui est basée sur la sélection
de ce type de représentant que James Fearon appelle les “types bien” (good types)203. Pour un
électeur moyen un “type bien” est un politicien qui partage des préférences politiques
similaires aux siennes, qui est honnête, difficilement corruptible et qui est relativement
compétent. Une telle combinaison de critères se fait inévitablement par le manque
d’information et de compétence des citoyens sur la politique. Ce choix facilite le processus de
sélection politique. Dans le dernier chapitre j’avais avancé l’idée semblable d’un choix de
candidats (dans ce cas des candidats pour le poste de premier ministre) formulés sur leurs
caractéristiques personnelles, mais j’ai aussi tenté d’argumenter que la finalité de ce choix
n’était pas de nature morale, mais économiquement utile.
Les électeurs peuvent aussi sanctionner les politiciens sortants pour leurs performances
médiocres en mettant en oeuvre un principe de responsabilité, mais selon Fearon, leur priorité
électorale est la sélection des “types bien” et non pas la sanction des sortants. Cette sorte de
procédure à deux composantes, sélection de « types bien » et sanctions rétrospectives, est
compatible de la responsabilité (accountability), utilisée ici dans un sens relativement
différent de celui de Mansbridge, accentuant le côté réactionnel psychologique des électeurs,
plutôt qu’un processus institutionnel. Même si les électeurs sont motivés dans leur vote par la
sélection des “types bien”, cela implique la responsabilité, puisque une performance médiocre
en tant que représentant sera sanctionnée quand elle suggère que le représentant sortant n’est

201
« In the selection process, voters often choose one legislator rather than another because that legislator is the
"kind of person" they want making decisions that will affect them (explaining their choices, for example, with the
phrase, "He's a good man," or "She's a good woman," Fenno l978, 55). In the United States, voters use
descriptive characteristics, along with party identification and indicators of character, as cues by which to
predict the representative’s future behavior (Popkin l994).” Mansbridge, Jane. (l998). The Many Faces of
Representation. Working Paper, John F. Kennedy School of Government, Harvard University. Page 8.
202
Weber, Max (1978). Economy and Society. University of California Press. Berkeley. Page 294.
203
Fearon, James D. (1999) Electoral Accountability and the Control of Politicians: Selecting Good Types
versus Sanctioning Poor Performance. Dans Przeworski, Adam & Stokes, Susan C. & Manin, Bernard (edited
by) (1999). Democracy, Accountability and Représentation. Cambridge University Press, Cambridge. Page 68.

164
pas un “type bien”204. En sortant du contexte américain j’ajouterais un accent majeur à
d’autres motivations du représentant telles qu’elles sont vues par Mansbridge, l’idéologie à
laquelle il adhère éventuellement, les relations de pouvoir ordonnant les structures
hiérarchiques du parti auquel il appartient (surtout dans des cas de représentation
proportionnelle) et des relations spécifiques qu’il a avec les électeurs (par exemple dans le cas
d’une représentation - miroir combiné avec le principe de la discrimination positive).
Une question centrale se pose ici : est-il possible que les électeurs votent pour un “type bien”,
même s’il n’est pas du parti qu’ils préfèrent ou soutiennent ? Un problème principal de la
notion de la représentation gyroscopique est donc de dissoudre le vote pour un candidat qui
est individuellement bien perçu et la composante motivationnelle du vote qui est fondée sur
son appartenance à un parti. On sait très bien que le vote pour les candidats est très influencé
par cette appartenance. En Albanie les choses peuvent être encore plus simples à cause d’une
identification très forte entre le parti et son chef. Au moins pour une partie importante des
électeurs le vote pour le PD peut se réduire au vote pour son chef, Sali Berisha. Edi Rama n’a
jamais conduit le PS dans une campagne nationale. Il a été candidat seulement lors d’élections
locales. Mais à partir des caractéristiques de son leadership on peut prédire une attitude
similaire des électeurs socialistes à son égard lors des prochaines élections parlementaires.
En plus, le système albanais donne une place prépondérante au premier ministre. Le chef de la
majorité gagnante est le chef du parti principal de cette majorité et automatiquement celui qui
prend la place de premier ministre. Les failles des autres pouvoirs “indépendants” ont rendu
souvent possible une accentuation du rôle du premier ministre, qui d’une manière ou d’une
autre, a pu accumuler un pouvoir énorme. A la fin de son mandat en 2005, Fatos Nano était
l’omnipotent premier ministre, chef de la majorité, chef du PS, contrôlant complètement la
Commission Centrale des Élections (ce qui lui a permis des manipulations répétées), les
services de renseignements, faisant taire le président consensuel et même son principal rival
au sein du PS, Edi Rama et en excluant du parti un autre de ses rivaux importants son, Ilir
Meta.
Berisha ne contrôle pas les institutions de la même manière que Fatos Nano, mais personne
n’a de doute sur sa mainmise totale sur le parti. Lors d’un débat privé, enregistré secrètement
et publié par la suite par les médias, on voit Berisha destituer Spartak Ngjela, secrétaire du PD
pour les Relations Publiques et Président de la Commission Parlementaire pour les Lois, un
acte qu’il ne peut pas entreprendre juridiquement, car c’est une compétence de la Présidence
du PD. La Présidence a évidemment suivi en officialisant l’acte quelques jours plus tard.
Cette identification, plus ou moins objective des partis, avec leurs chefs peut donc servir
204
Ibid. Page 83.

165
d’instrument explicatif pour le vote gyroscopique. Or dans ce cas, le candidat n’est qu’une
effigie du chef du parti. Ce vote est couramment déployé par les militants ou les
sympathisants des partis, ceux qui aux USA sont appelés “yellow-dog democrat” ou “true-
blue republican”. Comme on le verra plus tard dans une analyse des élections locales, deux
possibilités ouvertes permettent d’utiliser l’élément individuel dans l’explication du choix:
1. les électeurs, choisissent un “type bien”, mais en se référant au chef du parti (surtout lors
des élections parlementaires et un peu moins lors des élections locales), plutôt qu’au candidat
spécifique, et,
2. les électeurs choisissent directement un candidat considéré comme un “type bien”
indépendamment de l’appartenance partisane. Cette dernière possibilité est visible surtout lors
des élections locales. Mais en général il est difficile que le choix soit dominé par les
caractéristiques du candidat. Il est toutefois concevable que tous les candidats ne soient pas
égaux, même s’ils appartiennent au même parti. Les caractéristiques du candidat font souvent
la différence dans des situations d’équilibre relatif, même si une partie des électeurs “would
vote Democratic even if the candidate was a yellow dog205”.
Les électeurs peuvent donc ne pas élire un représentant qu’ils peuvent influencer comme dans
les formes promissory et anticipatory, mais un représentant dont les actions sont plus ou
moins prévisibles par sa réputation ou par l’appartenance à un parti (dominé par un leader).
Par conséquent, dans ce cadre, l’attention est surtout réorientée vers la qualité de la
délibération qui permettrait une meilleure connaissance des représentants.
La dernière forme de représentation présentée par Mansbridge est celle du
“surrogate representation”. Dans ce cas, les électeurs et le représentant n’ont aucune liaison
directe. C’est le cas notamment de la représentation des groupes d’intérêts par des
parlementaires. Le seul élément de responsabilité qui lie le représentant à ceux qu’il
représente peut être une expérience, un passé ou une perspective commune (par exemple un
représentant homosexuel qui agit comme représentant des homosexuels au parlement), ou
dans le cas plus ordinaire, des contributions financières dans sa campagne électorale par les
représentés. Le modèle construit par Mansbridge présente plusieurs avantages ; il met en
évidence la nature multidimensionnelle de la représentation par l’introduction de plusieurs
outils conceptuels, la nécessité d’une délibération qualitative à tous les niveaux et il laisse la
voie ouverte à la considération d’autres sources d’influence dans les relations de
représentation. Son plus grand mérite est d’avancer des critères multiples utilisables pour
l’évaluation de la représentation.

205
Shea, Daniel. M. & Burton, Michael John (2001). Campaign Craft: the Strategies, Tactics and Art of Political
Campaign Management. Praeger, London. Page 86.

166
Dans un texte plus récent, Mansbridge n’oublie pas de mettre l’accent sur la nécessité
d’inclure d’autres procédures et moyens de représentation à tous les niveaux du politique, au-
delà de la responsabilité classique électorale:

“In order to meet current challenges to political legitimacy, in short, we should not fall back
on “more of the same but stronger.” Rather, we need more diverse forms of accountability
and new ways of generating authentic public consent. A critique of elections based on the
inevitability of electoral betrayal, a focus on the flaws of traditional accountability, the
importance of transparency in rationale rather than process, a defense of delegation,
selection for integrity, and the generation of consent through forms of the “neo-lot206,”
mutual communication, and other features not necessarily connected to accountability would
provide a normatively attractive and politically feasible alternative to the current emphasis in
political science on elections and electoral accountability.207”

La représentation démocratique, telle qu’elle est appliquée dans la plupart des pays
démocratiques a été vue d’habitude comme étant à mi-chemin entre une représentation
descriptive, une représentation technocratique et une représentation morale. Le critère
normatif déterminant ici est la manière dont on élit le représentant. Mais l’application d’une
forme qui exclut les autres présente des difficultés qui font que ces modèles normatifs sont
rarement pris en considération par ceux qui fabriquent les systèmes électoraux. Dans une
représentation descriptive combinée et surtout dans le cas d’une représentation exclusivement
descriptive, les représentants devraient être élus, par exemple, par tirage au sort parmi les
membres du groupe d’appartenance, avec la même procédure de choix des enquêtés faites sur
échantillons représentatifs. Cette forme contenterait ceux qui exigent une représentation égale
de toutes les catégories sociales, mais décevrait l’exigence de représentation qualitative.
Dans une vraie représentation technocrate, à l’inverse, les représentants devraient être élus par
des tests qui devraient établir le savoir et les connaissances des candidats. Ici, la qualité est
assurée, mais avec le coût de la possibilité de négligence des intérêts et opinions concrètes des
représentés. Dans tous les cas, le vote n’est pas nécessaire. Les électeurs non plus. Il suffit
d’avoir des tests fiables. Or c’est précisément ici qu’une des caractéristiques majeures de la

206
Mansbridge se réfère aux pratiques d’élection par loterie, nommées ainsi par les pratiques de la démocratie
athénienne et appliquées dans des cas précis aux Etats-Unis de nos jours, pour la sélection de membres des jurys
populaires locaux.
207
Mansbridge, Jane. (2004) Representation Revisited: Introduction to the Case Against Electoral
Accountability. Dans Democracy and Society. Vol. 2. Nr.1. Page 13.

167
démocratie réside, dans le contrôle que les électeurs exercent sur les représentants. Il est un
peu plus difficile de penser que des testes d’intégrité morale, et c’est probablement cela qui
fait que ce genre de test, représente une importance considérable dans les évaluations
électorales. Mais, le cas de l’Albanie (voir chapitre précédent sur le clivage nord-sud) peut
confirmer l’idée que les évaluations morales peuvent servir d’instruments cognitifs capables
de décerner la viabilité de l’investissement du vote individuel dans un candidat précis, sans
pour autant avoir une valeur motivationnelle dominante en soi. Toutes ces formes représentent
donc plutôt des éléments composant des formes complexes de relations de représentation.
Une représentation démocratique ne peut donc se construire exclusivement ni sur une matrice
descriptive des rapports sociaux, ni sur une « technocratie éclairée », ni sur une
représentation morale. La représentation démocratique ne peut être que multidimensionnelle.
Les formes promissory et anticipatory de la représentation sont directement liées l’une à
l’autre, plus qu’avec les autres formes. Ce qui les différencie surtout est le sens chronologique
de la relation entre électeurs et représentant. Przeworski, Stokes & Manin construisent un
modèle similaire de la représentation en mettant l’accent sur les deux éléments de
“responsiveness” et “accountability”208 (voir Tableau 29).
Tableau 29 : Schéma de représentation (Przeworski, Stokes, Manin).

Source: Przeworski, Adam & Stokes, Susan C. & Manin, Bernard (edited by) (1999). Democracy,
Accountability and Representation. Cambridge University Press, Cambridge.

208
Przeworski, Adam & Stokes, Susan C. & Manin, Bernard (edited by) (1999). Democracy, Accountability and
Representation. Cambridge University Press, Cambridge. Page 12.

168
Le premier concept sert comme lien entre les préférences des électeurs et les politiques qui
seront appliquées par les représentants. Ces derniers peuvent prendre en considération les
préférences des électeurs et les réaliser afin de produire les résultats désirés. Dans le cas de
l’application du principe d’“accountability”, les représentants anticiperont les évaluations
rétrospectives des électeurs et feront la même chose, donc appliqueront les politiques
appropriées pour produire certains résultats. La forme caricaturale de cette dernière
application est représentée par les travaux publics intensifs des dernières semaines avant les
élections. Durant les deux derniers mois de campagne électorale des législatives du
3 juillet 2005, le premier ministre sortant Fatos Nano a inauguré 73 oeuvres et chantiers
publics à travers toute l’Albanie.
Par chacun de ces éléments, de responsiveness et accountability, un gouvernement est
représentatif. Mais selon Przeworski et al. il n’a pas forcément besoin d’être ni réactif, ni
responsable pour être représentatif. Ou autrement dit, il peut être représentatif sans être réactif
ou responsable. Si le principe de responsabilité est officiellement, théoriquement et
empiriquement présent dans la théorie et la pratique de la représentation, il n’est que rarement
complètement développé. Le mandat impératif n’existe pas. Pour appliquer la responsabilité
en bonne et due forme et aussi efficacement, il faudrait rédiger un contrat à chaque élection
entre représentants et représentés. Un contrat qui contienne en détails les actions ou du moins
les résultats auxquels les représentants devraient parvenir.
Cela n’arrive jamais. La raison, selon Przeworski et al., en est que les électeurs, n’ayant pas
toutes les connaissances requises pour un tel exercice, risqueraient de relativiser leur profit
s’ils agissaient de manière impérative détaillée. Le résultat serait minimal ou négatif soit
parce que les effets demandés pourraient s’avérer minimaux, soit (j’ajouterais) parce ce
résultat pourrait s’avérer avoir un coût énorme qui se refléterait dans d’autres domaines et
sous la forme de résultats négatifs. Si le mandat impératif détaillé n’existe pas, dit Przeworski
et al. c’est que les électeurs acceptent et désirent un certain degré d’indépendance du
gouvernement, toujours dans les limites du délai de réitération des élections. Les électeurs
peuvent ne pas trop apprécier la déviation des promesses, mais il est possible qu’ils ne
sanctionnent pas par le vote, des représentants qui changent leurs conditions de vie pour le
mieux, sans pour autant tenir leurs promesses initiales.
L’échange de l’information est ici indispensable. Le principe de publicité de Kant est très utile
dans ce cas: “toutes les actions relatives au droit d’autres personnes, dont la maxime n’est
pas compatible avec la publicité, sont injustes209”. Comme le souhaitait Kant, ce principe,

209
Kant, Immanuel (1994) Per la pace perpetua. Un progetto filosofico. Dans Kant. Il pensiero politico.
Bedeschi Giuseppe (edite par). Editori Laterza. Bari. Page 194.

169
qu’il désigne comme éthique et juridique, est devenu la base des lois d’information
contemporaines. Des lois qui malgré tout, n’arrivent pas à remettre en cause un certain niveau
de possession relativement exclusive de l’information de la part des représentants, soit par
manque d’intérêt public, soit par volonté de ne pas tout présenter210.
Un des problèmes du manque d’information est l’affaiblissement de la corrélation perçue (par
les électeurs) entre politiques publiques et résultats économiques. Les recherches faites par
R.Duch dans certaines nouvelles démocraties postcommunistes de l’Europe de l’Est semblent
montrer que le manque d’information et de confiance dans les institutions démocratiques
empêchent les citoyens de faire le lien entre politiques et résultats économiques et par
conséquent limite le vote économique211. La recherche en question prend en analyse deux
pays, la Hongrie et la Pologne, qui sont d’habitude classés comme les plus avancés du point
de vue des institutions démocratiques212. Or la situation peut être différente et très dépendante
du contexte dans des autres pays comme l’Albanie où la corrélation entre politique et
économie est apparemment beaucoup plus forte que prévu. La cause peut être le fait que les
inégalités frappantes économiques (sociales et régionales) et une perception générale des
citoyens marginalisés qui, considérant les politiciens comme extrêmement corrompus, voient
facilement dans leur action la cause ultime de leur pauvreté213 (voir Figure 29).

210
Cette problématique a été abordée de plusieurs points de vue, mais les critères de la responsabilité et de la
publicité restent dominant, comme dans le cas de Thompson, Dennis F. (1999). Democratic Secrecy. Dans The
Political Science Quarterly. Vol. 114, Nr. 2.
211
Duch, Raymond (2001). A Developmental Model of Heterogeneous Economic Voting in New Democracies.
Dans The American Political Science Review Vol. 95, Nr. 4.
212
Elster, Offe et Preuss rendent visibles les différences entre deux groupes d’expériences démocratiques
postcommunistes: d’un cote la Hongrie et la Pologne et de l’autre des pays comme la Bulgarie et la Slovaquie. Je
crois qu’il y a assez d’éléments pour conclure que l’Albanie est beaucoup plus proche de ce deuxième groupe.
En vérité elle serait la dernière de ce groupe du point de vue des critères utilisés. Voir Elster, John & Offe, Claus,
Ulrich Preuss, (1996). Op. Cit.
213
Des recherches récentes comme celle de Evans et Andersen en Grande Bretagne soulignent le phénomène
inverse et défient l’assomption traditionnelle : les appartenances politiques influencent sensiblement la
perception des performances économiques des gouvernements. D’autres auteurs remarquent que le lien de
causalité doit être vu dans l’autre sens, c’est-à-dire de l’économique vers le politique, car c’est la situation
économique qui détermine l’appartenance idéologique ou de parti (voir par exemple la critique de Lewis-Beck
Michael S. (2006). Does Economics Still Matter? Econometrics and the Vote. Dans The Journal of Politics. Vol.
68, Nr.1.
. Cependant, les résultats de ces recherches peuvent être parfaitement intégrés dans le schéma traditionnel, celui
qui stipule que les attitudes politiques sont déterminées par les performances économiques du gouvernement,
puisque cette conclusion vaut généralement pour l’électorat « gris » non aligné qui par sa fluidité détermine le
destin des élections. Voir concrètement Evans, Geoffrey & Andersen, Robert (2006). The Political Conditioning

170
Selon Cheibub & Przeworski, dans le cas d’une asymétrie d’information, donc si les électeurs
ne connaissent pas les possibilités du gouvernement et le gouvernement arrive à mieux
déterminer les attentes des électeurs et agir en conséquence, le gouvernement peut être
paradoxalement réactif, mais non pas représentatif:

“Finally it is easy to show that the electorate is better off when the government does not know
individual expectations but only the expectations of the median voter, except when a majority
of voters expect the conditions to be good while they are in fact bad, in which case it makes
no difference. Thus the asymmetry of information typically assumed in models of
accountability – voters do not know what the government can do for them, but government
knows what voters will be satisfied with – works against voters.214”

On revient donc au dilemme traditionnel, le gouvernement doit-il tenir compte des attentes
des électeurs ou les ignorer et agir selon sa propre rationalité ? Selon une vision
schumpetérienne de la représentation, il est évident que le travail des électeurs s’arrête
immédiatement après avoir voté et ne reprendra que lors du scutin suivant, qui sera
l’opportunité de faire une analyse rétrospective. Ian Shapiro évoque Schumpeter dans la
solution qu’il propose quant au problème de la domination en mettant le critère du pouvoir et
de la domination au centre de sa thèse. Il pense que “structured competition for power is a
better way to limit domination than is deliberation or liberal constitutionalism”,215 par le fait
que les stimulations fonctionnent beaucoup mieux que les contraintes à stimuler, influencer et
contrôler l’activité des politiciens. Shapiro accorde à la compétition une valeur double : elle
discipline les candidats par la peur de perdre le pouvoir de la même manière que les
entreprises sont disciplinées par la peur de faire faillite et en même temps oblige les candidats
en compétition d’être plus réactifs aux demandes des électeurs que leurs concurrents.

of Economic Perceptions. Dans The Journal of Politics. Vol. 68, Nr. 1. Pour des analyses du rôle des
considérations économiques dans les comportements électoraux en France et Grande Bretagne voir Boy, Daniel
& Mayer, Nonna (1997). L’électeur a ses raisons. Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques,
Paris. Habert, Philippe & Perrineau, Pascal & Ysmal Colette (1993). Le vote sanction. Presses de la Fondation
Nationale des Sciences Politiques, Paris. Denver, David (1989). Elections and Electoral Behavior in Britain.
Philip Allan, London.
214
Cheibub, Jose Antonio & Przeworski, Adam. Accountability for Economic Outcomes. Dans Przeworski,
Adam & Stokes, Susan C. & Manin, Bernard (edited by) (1999). Democracy, Accountability and
Representation. Cambridge University Press, Cambridge. Page 245.
215
Shapiro, Ian (2003). The State of Democratic Theory. Princeton University Press. Princeton. Page 148.

171
Une perspective dangereuse peut s’ouvrir par l’adoption d’un minimalisme concentré sur le
seul pouvoir sanctionnant ou sélectif du vote: celle d’un gouvernement distancié et
indépendant ou encore pire, d’une sorte d’Etat savant qui est capable d’entreprendre
(légitimement) ce qu’il juge nécessaire sans avoir vraiment besoin de l’avis des citoyens en
dehors des termes électoraux, bref des représentants qui se sentent capables de mieux savoir
que les représentés ce que dont ces derniers ont besoin. L’histoire d’Albanie à la sortie du
communisme en est un exemple pertinent. Mais l’inverse est aussi dangereux, un
gouvernement qui tente de satisfaire prioritairement les attentes des électeurs sans tenir
compte du coût et de la vision globale ou du long-terme. Par exemple, un gouvernement peut
améliorer considérablement le niveau de vie des électeurs pendant une législature en coupant
tous les arbres du pays, mais il aura condamné la génération suivante à un avenir de pauvreté.

Tableau 30 : La perception des citoyens sur le niveau de corruption des politiciens.

Source : Globic (2006). Albanian Public Opinion 2. Tirana. Page 13.

Ce dilemme est devenu récemment important en Albanie. Elu Maire de Tirana en 2000, Edi
Rama, à l’époque Ministre de la Culture, entreprend la “transformation” de la ville par la
méthode ancienne de panem et circenses216. Ce peintre devenu politicien peint la plupart des
bâtiments du centre de Tirana en couleurs vives et formes cubistes, construit ou répare les
216
La formule célèbre latine de Juvénal: pain et jeux.

172
rues déplorables de la ville et ne manque aucune occasion de témoigner son leadership217, etc.
Sa côte de popularité en jouit. Son activité a introduit une sorte de nouveauté sur la scène
politique albanaise. Les politiciens ont pu mesurer concrètement les effets d’une version
esthétique de la politique qui peut être interprétée comme un signe de responsabilité par les
électeurs.
Mais elle reste principalement esthétique. L’approvisionnement en eau est toujours aléatoire
et de fait chaque nouvel immeuble inclus maintenant de grands réservoirs d’eau et une pompe
puissante. Tirana est la ville la plus polluée d’Europe. Les constructions modernes ont
remplacé une bonne partie des espaces verts. La corruption qui sévit pour l’attribution des
permis de construire stimule artificiellement les prix de l’immobilier. Mais cependant, ce que
perçoivent les individus, c’est un maire qui, contrairement aux autres, travaille. C’est un
minimum, mais un minimum qui fait une grande différence avec les autres. Rama donne aux
habitants de Tirana une vision de ce qu’ils demandaient depuis longtemps, à savoir l’image
d’un politicien qui travaille, quitte à mettre entre parenthèse la loi ou la morale. Pourtant les
critiques à son égard sur gestion de la mairie sont infinies. C’est probablement l’exemple
d’une politique de réalisation des attentes (minimales) des électeurs, au dehors d’une vision
politique cohérente et de long-terme. L’analyse de Przeworski et al. présente à ce niveau un
avantage important, car elle se concentre sur le caractère relationnel et interactionnel de la
représentation. En outre, la plupart des cadres conceptuels négligent les nombreuses
motivations des représentants dans le jeu électoral, ce qui n’est le cas de Przeworski et al. Ces
derniers peuvent agir dans la défense des intérêts ou des perspectives de leurs électeurs ou ils
peuvent faire valoir leurs idées dans la poursuite de ce qu’il considèrent comme n’importe
quelle version du “bien commun”, mais ils peuvent aussi bien négliger ce que les électeurs
attendent d’eux et s’occuper de leur rivaux politiques, investir dans leur carrière, ou pire,
exploiter leur poste à des fins illicites d’enrichissement personnel.
Généralement, tous les auteurs acceptent l’idée que les représentants ont leurs propres
intérêts, mais ils limitent ces intérêts au domaine politique et plus précisément sous la forme
de volonté de réélection. C’est l’image moderne de celui qui vit de la politique selon des
modalités acceptées. L’argument de cette reconnaissance est la division du travail. La
relativisation faite par Przeworski aux motivations des représentants est importante car elle les
inclut dans un cadre général beaucoup plus flexible qui permet de concevoir des situations
normales, mais aussi des situations anomiques. C’est très utile dans le cas de l’Albanie, où
comme on l’a vu la majorité des électeurs désignent les politiciens comme les acteurs sociaux

217
Une des images les plus célèbres de ces années est celle d’Edi Rama, qui coupe hache a la main, un poteau de
Telekom albanais, accuse d’avoir retarde les travaux entrepris par la Mairie dans une rue de Tirana.

173
les plus corrompus. Cependant la sorte d’analyse de Przeworski, centrée uniquement sur la
réalisation des intérêts individuels (self-interest) économiques peut être critiquée pour vouloir
exclure la représentation de toutes les autres composantes importantes. Il est possible de
conclure que les intérêts économiques sont primaires dans les relations de représentations,
mais ils ne sont pas les seuls. L’analyse faite par Przeworski et al. rétrécit le cadre de la
représentation. Celle-ci ne devient ainsi possible que par le consensus ou l’exercice du
principe de majorité. La délibération ne serait qu’un marchandage économique. Cette vision
est probablement limitée.
Par exemple, une partie considérable des conversations politiques extra-institutionnelles se
déroule dans des milieux relativement aisés qui ne sont pas pressés par des besoins
économiques, mais par une nécessité de développement et de sécurité à long-terme. D’autres
composantes de la représentation peuvent devenir importantes selon le contexte, par exemple
les symboliques. Le self-interest, peut se manifester sous plusieurs formes, dont l’économique
est probablement prédominante, mais pas la seule. Même sans passer du côté d’un cadre
explicatif axiologique comme celui du binôme valeurs matérialistes – post-matérialistes de
Inglehart, il est possible de penser que l’expression des intérêts individuels change en fonction
des conditions de vie des individus, mais aussi en fonction du contexte. Par exemple, les
minorités ethniques peuvent revendiquer des droits culturels et non simplement des droits
économiques. Chaque facteur prend de l’importance quand il conditionne sévèrement la vie
des électeurs. Cela confirmerait encore une fois ma thèse sur la nature motivationnelle
économique et non culturelle du clivage nord-sud en Albanie. Si le vote économique est plus
important dans le nord, c’est à cause des conditions de vie déplorables par rapport au reste du
pays. Tout au contraire, la minorité Grecque dans le sud d’Albanie, grâce à un niveau de vie
supérieur à la moyenne du pays, tend à construire un équilibre plus complexe sur ses
motivations de vote, dans lesquelles culture et symbolique occupent une place dominante.
D’autres schémas compréhensifs de la représentation tentent de déceler des dimensions
multiples de ce qui est représenté. Iris Marion Young voit dans les approches essentialistes et
dans la politique d’identité l’origine des interprétations normatives de la représentation
fondées sur une vision figée des représentés. C’est la vision pluraliste contre la vision
multidimensionnelle. Young critique les approches essentialistes qui, selon elle, réduisent et
contraignent les multiples dimensions identitaires des individus. Comme on l’a vu dans le
chapitre précédant, elle considère que les identités individuelles ne peuvent être cloîtrées dans
une seule catégorie. Ces catégories incluraient de manière abusive des identités non seulement
différentes, mais aussi contradictoires l’une par rapport à l’autre.

174
Cette critique est très utile dans le cas de la réalité albanaise. Supposons par exemple qu’il a
été décidé qu’un propriétaire ait été élu comme représentant de tous les propriétaires du pays
par des élections proportionnelles. Quels propriétaires devra-t-il représenter, les nouveaux qui
ont profité des lois récentes, ou les anciens qui se considèrent spoliés précisément par les
mêmes lois. En fait la revendication de représentation essentialiste, ou dans sa forme complète
de représentation descriptive, se concentre sur le besoin d’inclusion des catégories
marginalisées. Je traiterai mes arguments contre une telle revendication à la fin de cette
section.
Young considère que le procès unifiant les multiples dimensions gèle les relations fluides et
les renferme dans une seule identité qui selon elle, se construit par la négation de la
multidimensionnalité sociale des individus. En contraste avec une conception classique qui
voit les électeurs et le représentant attachés par une relation de substitution (parler au nom de)
ou identification (parler comme), Young conceptualise la représentation comme un
« differentiated relationship among political actors engaged in a process extending over
space and time218 ». Cette conceptualisation est pertinente et utile aussi parce qu’elle met en
évidence en même temps les opportunités et les dangers de la représentation. Contrairement à
l’approche essentialiste qui réduit la multitude au singulier, la conceptualisation de la
représentation comme « differentiated relationship » ouvre la perspective d’accepter la
multitude dans sa pleine diversité.
Le catalyseur indispensable à cette relation différenciée est la délibération. Elle est très
importante pour Young, parce qu’elle soutient l’idée de changement dans les pratiques ou
dans les institutions afin de la garantir ou du moins de l’encourager. Par exemple, Young
soutien l’idée de la réduction du temps de travail ou d’une « journée de délibération »,
inspirée par la pratique des Athéniens de rémunérer les participants pour le temps dépensé
dans les assemblées. En même temps, Young propose l’extension de la délibération à tous les
niveaux sociaux et surtout dans le monde du travail et aux micro-organisations
communautaires219.La délibération assure la viabilité de la relation différenciée représentative
par les traces que l’interaction entre représentants et représentés, ou entre les représentés eux-
mêmes, laisse dans le processus de représentation conçu comme s’étendant dans l’espace et
dans le temps. Ce processus est fondé sur l’anticipation des préférences des électeurs et de
l’évaluation de leur réaction à l’activité représentative passée. L’autorisation et la
responsabilité (accountability) en sont les deux critères inhérents importants. La

218
Young, Iris Marion (2000), Op. cit. page 123.
219
Young, Iris Marion & Jane Mansbridge (2004) (entretien avec). Deliberation’s Darker Side: Six Question to
I.M.Young and J.Mansbridge. Dans National Civic Review. Winter.

175
représentation sera plus forte si elle porte en elle-même les traces de la délibération qui a
fondé l’autorisation et si elle a pu se faire valider par l’accord (dans le sens délibératif) des
électeurs au cours ou à la fin du terme.
L’analyse est utile aussi par la différenciation qu’elle opère dans les modes de la
représentation. En répondant à la question « quand est ce que je me sens bien représenté ?»
elle suggère trois éléments représentables :

“First, I feel represented when someone is looking after the interests I take as mine and share
with some others. Secondly, it is important to me that the principles, values, and priorities
that I think should guide political decisions are voiced in discussion. Finally, I feel
represented when at least some of those discussing and voting on policies understand and
express the kind of social experience I have because of my social group position and the
history of social group relations. I will discuss interest and opinion only briefly, because these
have been much discussed in political theory. I will focus more attention on representing
perspectives because this idea is less familiar”220.

La représentation séparée ou simultanée des trois éléments, intérêts, opinions et perspectives


communes, ne devient possible que par une conception différenciée de la représentation. Cette
acceptation légitime de la différenciation dépasse les débats sur ce qui est représenté. Les
opinions sont personnelles et comprennent des revendications matérielles, mais aussi des
revendications sur la capacité d’exercer une influence, par exemple pour des expressions
culturelles, une influence politique, un pouvoir de décision sur les questions économiques,
etc. Les opinions sont composées de valeurs, principes et priorités sur les questions que la
politique doit poursuivre. Indépendamment de leur valeur, les opinions doivent selon Young,
être présentes librement dans l’espace public de délibération.
La représentation des intérêts et des opinions peut être entreprise par des partis ou même des
groupes d’intérêts221. Les perspectives sociales sont différentes des intérêts et des opinions du
point de vue de leur substance :

220
Young, Iris Marion (2000), op. cit. page 134.
221
La définition de Young rappelle le problème de la conception terminologique des groupes d’intérêts. Ils
peuvent agir pour défendre et promouvoir des intérêts concrets, mais souvent ils peuvent aussi le faire pour
défendre et promouvoir des opinions. Il est très difficile de séparer les deux. De ce point de vue, plus que des
groupes d’intérêts, ils sont des groupes d’intéressés.

176
“Social perspective consists in a set of questions, kinds of experience, and assumptions with
which reasoning begins, rather than the conclusions drawn. Critiques of essentialism rightly
show that those said to belong to the same social group often have different and even
conflicting interests and opinions. …A social perspective is a way of looking at social
processes without determining what one sees. Thus two people may share a social perspective
and still experience their positionality differently because they are attending to different
elements of the society. …Social perspective is the point of view group members have on
social processes because of their position in them. Perspectives may be lived in a more or less
self-conscious way. The cultural experiences of distinct peoples or religious groups, as well
as groups responding to a history of grievance or structural oppression, often offer refined
interpretations of their own situation and their relations to others.222”

Cette définition sera importante pour le soutien des thèses qui soutiennent une représentation
des minorités ou des catégories marginalisées.
Un autre point de vue est celui qui considère la représentation comme « advocacy ». Nadia
Urbinati223 part de l’analyse de la controverse classique et moderne aussi entre la conception
de la participation démocratique comme un processus d’analyse rationnelle et sa conception
comme un processus d’argumentation intéressée et délibérative qui conduit à un consensus.
Dans le premier cas, les acteurs restent isolés et formulent leur opinion sur des principes
rationnels, sans avoir besoin de la délibération. Cette dernière peut être même dangereuse,
pense Rousseau, parce qu’elle expose les acteurs individuels aux passions et opinions des
autres. L’acte de raisonner est donc pour lui un acte isolé et personnel. Aux yeux de Rousseau
la participation directe signifie voter. La démocratie directe athénienne et la démocratie
représentative auraient donc, selon lui le même défaut causé par la délibération, celui de
détruire l’autonomie rationnelle de l’individu.
Urbinati pense, comme Dahl aussi, que la démocratie directe et celle représentative sont
beaucoup plus proches de ce qu’on a l’habitude d’imaginer. Dans les deux formes, la majorité
des citoyens ne participe que par le fait de voter après avoir écouté les différents points de
vue. Et même si en principe tout le monde a un droit égal de s’exprimer (isegoria), certains
individus se spécialisent dans cette tâche. La différence principale réside donc dans les
modalités de participation des citoyens. Dans la démocratie athénienne, la isegoria (l’égalité
d’expression) est simultanée au isopsephia (l’égalité du vote), tandis que dans les démocraties

222
Young, Iris Marion (2000), op. cit. page 136.
223
Urbinati, Nadia (1998). Rhetoric and Representation: The Politics of Advocacy. Présenté dans The Annual
Meeting of the American Political Science Association. Boston.

177
modernes ces deux principes sont organisés séparément dans le temps et l’espace. Cela rend
indispensable l’existence d’un espace public qui reconstitue symboliquement et concrètement
l’agora. Cette séparation est même utile car elle permet aux citoyens de prendre un certain
recul et de réfléchir sur l’information qu’ils reçoivent par la délibération publique avant de
décider de voter. Urbinati raccommode ainsi le besoin d’autonomie et de réflexion non
influencée de Rousseau et celui de l’échange d’information dans l’espace public.
Selon cette conception de la participation, la délibération ne produit pas la “vérité” ou une
conclusion parfaitement rationnelle, mais un consensus négocié et négociable constamment
soutenu par un vote de majorité et non pas un verdict absolu. Par la reconnaissance de la
légitimité de toutes les revendications et opinions provenant de différents groupes sociaux,
cette conception établit en même temps un principe de contrôle sur les processus
démocratiques et d’égalité de participation. Urbinati construit sa conception de la
représentation comme “advocacy” sur une telle vision du rôle et des résultats de la
délibération.
En se basant sur la pensée de John Stuart Mill, elle conclut que:

“in the domain of representation, the principle of liberty (or security for a good government)
can be better attained by giving to everyone both a vote and an advocate”224.

Elle voit l’« advocacy » comme composée de deux élément, un lien « passionnel » du
représentant avec la cause de ses électeurs, et une certaine autonomie de jugement de la part
du représentant. Ces éléments doivent exister parallèlement. La tension entre eux ne signifie
pas seulement que l’assimilation de la volonté de la majorité à la volonté générale est
impossible, mais aussi que tout accord est provisoire et ouvert à l’épreuve de la discussion: “a
deliberative politics is also a politics of controversy”225.
Le représentant est donc en même temps un partisan et un délibérateur:

“An advocate who is “exclusively” a partisan is not an advocate, even if he acts as an


advocate. And a deliberator who is “exclusively” a Platonic rationalizer is not a deliberator,
even if he produces rational justifications. To rephrase Mill’s words, I would say that what a
good representative democracy needs are neither fanatics nor bureaucrats of representation,
nor finally philosopher kings, but rather deliberators who judge causes ‘passionately”

224
Ibid. Page 11.
225
Ibid.

178
pleaded (and who plead causes in their turn). In fact, democratic deliberation comes to make
sense only if representatives are like “advocates”.226”

***

Il n’y a pas d’accord généralisable sur ce que la représentation est, même si ces conceptions
partent des deux principes généraux de « standing for » et « acting for » de Pitkin. Ces
différentes conceptions mettent en évidence des traits spécifiques qui sont tenus pour
essentiels, sans pour autant rendre possible une compatibilité générale. La prolifération des
modèles normatifs de la représentation reflète directement la pluralité des modèles normatifs
de la démocratie, car il ne s’agit pas, de nos jours, de définir simplement un modèle viable de
représentation, mais rien de moins qu’un modèle adapté aux critères normatifs des modèles de
démocratie. Or, n’importe quel modèle n’est pas accepté par les théoriciens comme
démocratique, ce qui est logique. Il n’est donc pas facile de dire simplement qu’il y a une
pluralité de modèles et qu’ils sont tous légitimes, comme on le fait souvent désormais pour les
explications des rationalités multidimensionnelles qui motivent le vote des électeurs.
De plus, la pluralité des comptes-rendus règne non seulement dans le domaine théorique ou
celui de recherche, mais même à l’intérieur des modèles spécifiques eux-mêmes. J’ai exploré
cela chez Mansbridge ou Young. Ces modèles considèrent le représentant, malgré son
indépendance relative, beaucoup plus limité dans son activité que l’électeur. Néanmoins, les
conceptions multidimensionnelles de la représentation transforment l’élu dans une sorte de
« représentant de Schrödinger 227». Il est censé représenter plusieurs choses, catégories,
individus à la fois, mais il n’est jamais possible de le constater empiriquement (à cause d’un
principe d’indétermination), car déterminer ce qu’il représente à un moment précis donnerait
une information inexacte sur ce qu’il représentera une seconde plus tard (l’intérêt de l’électeur
X, l’opinion de l’électeur Y, ou la perspective de l’électeur Z, et ainsi de suite), ou ce qu’il
représente en général.
0692148749

226
Ibid. Page 12.
227
Par analogie au “Schrödinger’ cat », (présenté par le physicien Erwin Schrödinger en 1935), un schéma
théorique qui argumente l’impossibilité de mesurer en même temps la position et le mouvement d’une particule
quantique en état de superposition. Le fait de mesurer la position de la particule rend impossible d’en mesurer le
mouvement.

179
3.3 Les modèles de représentation des minorités et des catégories marginalisées

Les analyses de la représentation abordent soit la société toute entière, soit séparée en
groupes. Le deuxième est surtout le cas des conceptions qui voient l’individu enfermé dans la
déterminabilité de ses conditions socio-économiques. Il est compréhensible qu’une attention
particulière sera consacrée à l’étude de la représentation des catégories marginalisées et des
minorités. La plupart des points de vue soutiennent l’idée de besoins spécifiques de
représentation de ces deux catégories. On présuppose qu’une meilleure représentation au
niveau de la prise des décisions et de l’activité législative aidera à dépasser les inégalités
structurelles. Je procéderais à une analyse de ses points de vue avant d’avancer une
conception personnelle. Les propositions avancées concernent des formes de « représentation
spéciale ». Cela n’est pas toujours bien défini et parfois on laisse la tâche à des « recherches
ultérieures », ce qui montre le malaise et la difficulté de leur application, mais aussi celle de la
compatibilité avec des autres principes fondamentaux de la démocratie.
En général, par représentation spéciale on comprend des procédures qui assurent la
représentation de groupes marginalisés ou discriminés en dépassant le procéduralisme
classique de la démocratie représentative libérale. Par exemple, une forme revendiquée de
représentation spéciale est celle de places réservées à des groupes marginalisés ou menacés de
discrimination potentielle. En Nouvelle Zélande, les Maoris ont pendant longtemps profité de
places réservées dans le parlement national. En Tanzanie et en Inde ce sont les femmes qui
profitent de cette procédure parlementaire. La même procédure s’applique au Kosovo pour la
minorité Serbe, cette minorité étant même surreprésentée au-delà des proportions descriptives
de la population totale du pays228.
La représentation descriptive est combinée souvent avec la politique des quotas. Une autre
forme est celle, beaucoup plus pragmatique, appliquée en Albanie, ou les représentants élus
de la minorité grecque sont invités et intégrés dans la majorité gagnante, indépendamment de
leurs alliances préélectorales. Cette pratique produit une situation bien intéressante, comme
celle des dernières élections en Albanie, ou la majorité gagnante conduite par le PD a intégré
le PBDNJ grec, en dépit du fait que ce dernier ait fait campagne, associé aux socialistes,
contre le PD et bien qu’il fasse partie du gouvernement sortant.

228
20 places parlementaires (sur 120 en total) sont réservés aux minorités, dont la plupart revient aux Serbes.
Selon les statistiques l’ensemble des minorités représente un peu moins de 10% de la population du Kosovo.
D’autres mécanismes renforcent le poids législatif des minorités, notamment le droit de veto sur les lois les plus
importantes qui concernent justement ces minorités.

180
La représentation descriptive est souvent conçue comme un moyen de combattre l’exclusion.
Selon la formule assez générale de Suzanne Dovi, pour réaliser une représentation descriptive,
les citoyens doivent analyser le degré d’entretien des relations mutuelles du représentant avec
ses électeurs, les deux appartenant évidemment au même groupe d’exclus229. Pour le dire plus
simplement dans les termes de Dovi, les membres de ce groupe d’exclus doivent sentir le
représentant comme « l’un d’entre nous ». Ce sentiment et le partage des points de vue
doivent être réciproques.
De son côté, tout en acceptant la noblesse de l’ambition libérale d’une “difference-blind
equality”, Melissa Williams, voit comme problématique l’application de ce principe dans des
sociétés qui ont été longuement structurées par l’oppression. La critique se réfère ici à une
théorie de justice construite sur le principe du voile d’ignorance qui ignore les différences
sociales. Si les différences ne sont pas prises en compte, elles n’auront pas d’influence dans la
formulation finale des principes de la justice. Cependant, si les critiques du libéralisme se
réfèrent d’habitude à une construction théorique comme celle de Rawls, ce dernier avait déjà
inclut dans sa théorie de justice les bases d’un traitement spécifique pour les moins favorisés,
mais seulement au niveau de la redistribution. Parallèlement à une définition ad hoc de son
deuxième principe de justice il définit l’injustice comme “inequalities that are not to the
benefit of all”230. Ce principe prend donc cette forme préliminaire:

“All social values – liberty and opportunity, income and wealth, and the social basis of self-
respect – are to be distributed equally unless an unequal distribution of any, or all, of these
values is to everyone’s advantage.231”

Williams, utilisera ce deuxième principe de Rawls pour concilier le libéralisme et le besoin


d’une représentation pour les groupes marginalisés. Mais, dans sa première position par
rapport au libéralisme elle se réfère au résultat d’une théorie qui ignore les différences. Or,
dit-elle, si on ignore les différences, on ne sera jamais capables de dépasser les inégalités qui

229
Dovi, Suzanne (2002). Preferable Descriptive Representatives: Will Just Any Woman, Black, or Latino Do?
Dans The American Political Science Review. Vol. 96, Nr. 4. Page 735. Dans la même ligne d’arguments voir
aussi Ledford, Angela D. (2004). The Razor’s Edge: Group Representation, Feminist Theory, and the Promise of
Justice. Présenté dans Annual Meeting of the American Political Science Association.
230
Rawls, John (1999). A Theory of Justice. Revised Edition. Oxford University Press. Oxford. Page 54.
231
Ibid. La version définitive du deuxième principe ne diffère pas beaucoup, mais est mieux liée au premier
principe : « Social and economic inequalities are to be arranged so that they are both : a) to the greatest benefit
of the least advantaged, consistent with the just savings principle, and b) attached to offices and positions open
to all under conditions of fair equality and opportunity.” Page 266.

181
les ont justifiées ou édifiées. Imposer l’égalité à des individus ayant des expériences
différentes et contraignantes de vie, signifie justement supprimer leur égalité politique.
L’institutionnalisation des inégalités en faveur des groupes marginalisés serait donc
compatible de l’objectif de fonder un système de justice équitable. Il faut donc soigner les
inégalités socio-économiques, par des inégalités politiques. Le problème principal qui fait
surface avec le libéralisme est dès lors le fait que les “liberal views of equality and fairness
are profoundly ahistorical”232.
Sa thèse s’inscrit dans un logique de domination sociale et en voit le remède à la
représentation spéciale pour ces groupes, car, selon elle, c’est seulement dans les institutions
représentatives que ces groupes peuvent présenter leur perspective sur les questions publiques
en évitant la reproduction des rapports qui permettent aux groupes privilégiés de faire taire les
groupes marginalisés. La représentation spéciale pour ces groupes est premièrement une
question de transporter aux institutions législatives leur voix et leur visions sur les questions
publiques, par exemple par le “women’s point of view”233. Mais la représentation de ces
groupes ne peut pas être faite par des représentants d’autres groupes, surtout pas ceux des
groupes privilégiés234. C’est donc aussi une question de confiance, car Williams conçoit les
relations entre groupes comme méfiantes. Dans ces conditions, qui peut mieux parler au nom
d’un groupe marginalisé que quelqu’un qui en fait partie et surtout quelqu’un qui partage la
mémoire du groupe et qui peut construire sur celle-ci les revendications sur le traitement des
inégalités ? Voix, confiance et mémoire, constituent les thèmes centraux de l’argumentation
de Williams.
Mais comment peut-on avancer des revendications de groupe, sans vouloir sortir de la logique
d’une théorie construite à la mesure de l’individu ? Williams l’explique :

“Liberal wariness of group-based claims to recognition arises from a suspicion that such
claims make groups' moral status prior to individuals' moral status and will result in the
denial of individual equality and autonomy in the name of group equality. Instead, I would
argue that the social and political equality of individuals is mediated by their membership in
groups because of the ways in which group membership shapes their life-chances and their
232
Williams, Melissa (1998). Voice, trust and memory. Marginalized Groups and the Failings of Liberal
Représentation. Princeton University Press. Princeton. Page 239.
233
Ibid. Page 193.
234
Williams se réfère aussi au “bien commun”, ce qui rend très fragile la défense qu’elle fait du besoin de
représentation spéciale des groupes marginalisés. Elle considère que leur vision du « bien commun » doit être
entendue par les représentants des autres groupes. L’adoption de ce principe chimérique rend très vague son
raisonnement.

182
self-esteem. For some citizens the social meaning of group membership is perhaps the
strongest determinant of the social bases of self-respect that Rawls characterizes as the most
important primary good.' It is only when we assume that politics is about the competition for
scarce resources rather than a negotiation of the fair terms of cooperation that group
recognition appears to threaten individual equality.235”

Williams a son idée sur la conception libérale de la justice. Elle ne voit la négativité de la
justice libérale ni comme une revendication à un rôle minimal de l’état, ni comme une
fondation solide pour les droits négatifs dans une société juste. Elle considère qu’elle est
négative non pas parce qu’elle ne se fonde pas sur un idéal substantiel d’une société juste,
mais parce qu’elle se fonde sur la volonté de corriger les inégalités des pratiques et
institutions sociales et politiques.
Comme on a vu plus haut, deux des méthodes qui sont avancées pour survenir aux problèmes
de représentativité des minorités et des groupes marginalisés sont celles de la représentation
descriptive ou la représentation “miroir” et de la “représentation spéciale”, la deuxième
comprenant partiellement un éléments descriptif flexible, mais limité dans les caractéristiques
essentielles du groupe. La représentation descriptive ou “miroir” part du principe qu’une vraie
représentation de tous les groupes et surtout de ceux qui le sont moins doit refléter la
composition réelle de la société. (Hanna Pitkin met en évidence le fait que cette méthode part
d’une conception très restrictive qui voit la représentation exclusivement comme un acte de
“standing for”, plutôt que comme une activité dynamique)236. Une deuxième méthode est ce
qu’on appelle vaguement “représentation spéciale” et qui se traduit souvent par des quotas de
sièges aux institutions représentatives, la méthode de gerrymandering (reconstitution des
zones électorales afin d’accumuler le vote de certains groupes, etc.)
La revendication centrale des thèses de la représentation descriptive et de la représentation
“spéciale” (par exemple par quotas ou par reformulation des circonscriptions électorales) est
la même ; les groupes marginalisés doivent avoir la possibilité d’être écoutés par les
catégories dominantes (voice chez Williams), de rendre publique leur expérience, leur savoir
situé socialement et les points de vue qui en sortent (mémoire chez Williams et perspective
sociale chez Young). En même temps la représentation spéciale est considérée comme un
outil de justice (vue comme fairness) qui est censé réparer et empêcher la reproduction de la
discrimination de ces groupes. Will Kymlicka donne un autre argument, en expliquant que
certains groupes ethniques, qu’il appelle nations, ont le droit à un autogouvernement et

235
Ibid. Page 240.
236
Pitkin, Hanna (1971). Op. Cit. Page 73.

183
doivent se représenter au niveau fédéral par référence à leur entité (il pense surtout à des
ethnies indigènes). L’argument central avancé par I.Young est constituée par le fait que les
groupes dominants, faute de représentation des groupes marginalisés, ont pu utiliser le
système législatif pour réaliser des priorités qui sont les leurs et exclure celles des groupes
marginalisés. Bourdieu explore les profondeurs de cette domination en décortiquant par
exemple la manière dont elle est construite par la reproduction des monopoles des classes
dominantes sur le “marché linguistique”.237
La représentation descriptive présente plusieurs problèmes. Comment classifier des millions
d’individus qui appartiennent à plusieurs groupes et qui font valoir, en même temps, plusieurs
identités collectives selon les contextes ? Afin de produire une matrice réduite représentative
il faudrait classifier, par force intuitive ou évaluations approximatives, la saillance des
identités primaires. Mais supposons pour un instant qu’il serait possible de programmer un
logiciel qui fournisse une matrice complète de la société et qu’il soit possible par exemple de
représenter toute la société dans une échelle de 1 à 18.000 pour le cas de l’Albanie. Le choix
électoral entre plusieurs candidats n’aurait plus de sens et il faudrait choisir les représentants
par le logiciel en fonction de l’accumulation maximale de traits représentatifs de leurs
catégories respectives. On arriverait inévitablement ici, car il ne peut pas y avoir des centaines
de possibilités de formulation de cette matrice sociale. En plus, la rigidité technique est
obligatoire pour aller jusqu’au bout de ce principe. Soit on adopte l’orthodoxie technique de la
représentation descriptive soit on retourne aux modèles classiques. Le problème est que
souvent on demande la représentation descriptive que pour certains groupes marginalisés.
En tout cas, soit dans une version orthodoxe, soit dans une version un peu plus flexible, le
principe est le même. Le résultat empirique en terme d’efficacité serait désastreux. Ainsi 40%
des députés du parlement albanais auraient du être des paysans dont le niveau moyen
d’éducation ne dépasserait guère la première année du lycée. Cela serait dévastateur surtout
pour certaines catégories marginalisées, par exemple, imaginons les résultats du travail
législatif d’un député Rom qui représenterait de manière descriptive les Roms de Shkodra où
plus de 90% de cette minorité n’est pas du tout scolarisée. Le choix d’un député Rom avec un
niveau élevé d’éducation ne serait pas logique dans le cadre de cette conception, car un Rom
avec un diplôme universitaire ne peut pas, descriptivement parlant, représenter les autres
Roms. Ce serait renforcer ce que Manin appelle la composante aristocratique des élections. La
peur de la création d’aristocraties ou d’élites avantagées et indépendantes parmi les groupes
marginalisés par les pratiques de représentation spéciale est présente chez plusieurs auteurs.

237
Bourdieu, Pierre (1984). Questions de sociologie. Editions du Minuit. Paris. Chap. Le marché linguistique.

184
Jane Mansbridge pense que malgré la valeur et une certaine efficacité, ce modèle n’est pas
viable à cause d’un très haut niveau de connaissance et spécialisation requise par l’activité
législative238. En revanche, personne ne doute de l’efficacité de ce modèle aux Etats Unis
quand il s’agit de choisir par tirage au sort les membres du jury d’un procès.
Un autre problème crucial est commun à ces deux méthodes spécifiques de représentation
pour autant qu’elles sont censées venir en aide aux groupes marginalisés. Dans les deux cas, il
sera nécessaire d’identifier les minorités et les groupes marginalisés qui doivent en profiter.
Alors on est obligé de se confronter à un constat très simple: ces groupes peuvent être
plusieurs et peuvent souffrir différemment de la discrimination et de la marginalisation. Les
Grecs, les Macédoniens et les Roms en Albanie se sentent discriminés de manière et intensité
différente: les Grecs par rapport à des besoins culturels, les Macédoniens par rapport aux
connections avec leur pays d’origine, les Roms par rapport à leur propres conditions de vie.
Y-a-t-il une manière juste de définir l’échelle de discrimination et marginalisation et ensuite
de définir aussi l’échelle de représentation spéciale ? On pourrait se rendre compte qu’une
bonne partie des groupes et catégories sociales se sent (ou est) discriminée et marginalisée
d’une manière ou d’une autre. Il y a un risque réel que le parlement, pour ne donner que
l’exemple de l’institution législative par excellence, devienne un lieu de représentation des
groupes marginalisés ou les groupes non - marginalisés (je ne parle pas des élites ou des
« classes dominantes ») ne seraient qu’une minorité... probablement vouée à la discrimination
et la marginalisation politique. Car si on accepte que la marginalisation socio-politique puisse
se soigner par la représentation, alors il faut aussi accepter que la représentation puisse aussi
produire cet effet pour tout le monde. Et aussi produire un effet inverse pour les autres qui
n’en profitent pas. C’est précisément à la solution de ce problème qui sert le voile
d’ignorance.
John Dryzek remarque que l’effet immédiat de l’inclusion « in the State » de groupes exclus
se traduit par l’exclusion simultanée d’autres groupes. Par exemple le modèle corporatif
tripartite (gouvernement, syndicats et patronat), a exclu plusieurs autres groupes de
l’influence politique239. Il faudrait aussi prendre au sérieux le risque présente par Hayek, mais
déjà présent chez Tocqueville, de la production d’une “autorité suprême”, qui, appelée à
décider sur qui devrait être discriminé positivement (dans la redistribution politique, autant

238
Mansbridge, Jane. (1998). "Should Blacks Represent Blacks and Women Represent Women? A Contingent
`Yes’. Dans Journal of Politics. Page 3.
239
Dryzek, John S. (1996). Political Inclusion and the Dynamics of Democratization. Dans The American
Political Science Review. Vol. 90, Nr.3.

185
que celle économique), finirait par accumuler un pouvoir réellement suprême240. Au moins en
Albanie, la dernière fois qu’une telle autorité suprême est intervenue, c’était pendant la
dictature communiste. Le Parti décidait justement qui devait représenter qui, quoi et comment.

Abdurrahim Buza - Volontariat au Combinat Textile Staline 1948

Il est difficile, d’un point de vue constitutionnel, d’accepter que le parlement puisse être
l’autorité qui décide sur les quotas de la représentation. Puisque les quotas pour une ou
plusieurs catégories signifient des quotas pour tout le reste, il faudrait réinterpréter la
définition du principe d’égalité et de liberté politique qui sont les fondements de toute
constitution et par conséquent de toute activité parlementaire. Car une des conséquences
directes d’une représentation par quotas serait la dévaluation du principe d’égalité politique
du fait d’une évaluation plus importante du vote des membres de ces minorités par rapport
aux autres votes. Peut-on justifier l’inégalité par l’inégalité ? Dans quels termes ? Dans
quelles limites ? Mais, dans plusieurs pays, le parlement ne pourrait prendre une telle
décision, car ses compétences législatives n’incluent pas le changement de constitution. Alors
il faudrait faire un référendum sur le changement du principe constitutionnel de l’égalité
politique. Or, pour que le statu quo change, il faudrait que les groupes marginalisés puissent
déjà voter de manière positivement discriminative, donc il faudrait que leur vote ait plus de
valeur politique que le vote des autres ou des dominants. Comment permettre ce vote si la
constitution ne le prévoit pas ? Il n’est pas pensable, dans notre histoire moderne
constitutionnelle que quelqu’un puisse prendre la place du peuple et faire une constitution,
soit-elle la plus juste possible.
Une autre conséquence problématique des représentations descriptives et surtout celle des
quotas, est le gel des identités et des rapports politiques dans les institutions et les sociétés
dans lesquelles la représentation spéciale est appliquée. On peut prévoir le ridicule d’une
situation qui aurait pu être produite par une proposition concrète faite en Albanie, selon
laquelle 25% des places au parlement albanais auraient dû être réservées aux femmes.
Qu’arriverait-il si, sans appliquer ce principe, les femmes auraient pu gagner par elles mêmes
50% des places ? La proposition peut même être vécue comme un insulte (et elle l’est): elle

240
I.M.Young définit un problème semblable, mais cette fois naissant à l’intérieur du groupe, en se posant la
question suivante: “If only the members of the group have a right to choose for the reserved seats, furthermore,
this method generates difficult problems of determining who has the right to choose those representatives.”
Young, Iris Marion (2000). Op. Cit. Page 150.

186
présuppose que le potentiel législatif des femmes ne représente, au meilleur des cas, que 25%
de celui des hommes.
Ce genre de problème conduit un de ses défenseurs, Iris Young à dire que:

“...reserved seats in authoritative decision-making bodies should be a last resort and


temporary option for representing otherwise excluded perspectives...Quotas for women in
party lists, or rules about a certain proportion of racial or ethnic minority group members in
party conventions, are often acceptable and desirable ways of promoting the inclusion of
diverse perspectives and interests.241”

C’est la raison pour laquelle on déplace souvent la représentation spéciale à l’intérieur des
partis. A noter que ce déplacement se fait, comme le souhaite Young aussi, des institutions
législatives démocratiques vers des organisations qui ne sont pas nécessairement
démocratiques.
Les recherches empiriques semblent confirmer la peur d’une dévaluation de la représentation
des groupes marginalisés à cause de l’usage des méthodes de représentation spéciale. Les
représentants qui prennent des places garanties par des quotas, sont moins actifs que les
autres, puisque leur place est réservée par avance. Les résultats des enquêtes de David Lublin
ou de Epstein & O’Halloran montrent que la méthode de gerrymandering, la reconstitution de
circonscriptions électorales en regroupant des membres de minorités marginalisées aux Etats
Unis, est très efficace pour l’élection de représentants noirs ou latinos, mais s’accompagne de
l’adoption de politiques moins appréciées par les noirs, car leur concentration dans des
circonscriptions “sûres” minimalise le vote pour les démocrates (par la concentration en
quelques circonscriptions) qui sont généralement les promoteurs des politiques publiques en
leur faveur. En revanche, l’existence d’une minorité considérable dans une circonscription
électorale, conduit à une sensibilité accrue des représentants non - minoritaires, démocrates et
républicains, aux problèmes des minorités242.
De telles méthodes de représentation présentent donc des problèmes importants. Une des
conséquences sociales principales est une vision figée de la société qui classe les individus
241
Ibid.
242
Lublin, David (1997). The paradox of representation. Racial Gerrymandering and Minority Interests in
Congress. Princeton University Press, Princeton, New Jersey. Epstein, David & O’Halloran, Sharyn (1999).
Measuring the Electoral and Policy Impact of Majority-Minority Voting Districts. Dans The American Journal
of Political Science. Vol. 43, Nr. 2. Voir aussi Lublin, David (1999). Racial Redistricting and African-American
Representation: A Critique of “Do Majority-Minority Districts Maximize Substantive Black Representation in
Congress?” Dans The American Political Science Review, Vol. 93, Nr. 1.

187
dans de structures rigides «objectives» identitaires. Ce problème est mis en évidence même
pas ceux qui défendent des politiques de présence comme Anne Phillips, par exemple243. J’ai
essayé de montrer avant combien cette vision était évasive et inutile dans la réalité albanaise,
tout en définissant les dynamiques des coordonnées socio-économiques comme un espace qui
pour quelques catégories et non seulement sérieusement limité, mais aussi hautement
reproductif. Les individus traversent constamment les frontières «objectives» que le théoricien
construit sur papier, mais certains parmi eux ont un choix très limité du point de vue de leur
situation économique.
J’ai essayé aussi de montrer dans le chapitre précédant comment même les membres de
catégories marginalisées utilisent leur vote de manière plus ou moins rationnelle (sans exclure
complètement des motivations alternatives), à l’encontre des thèses de prépondérance
d’irrationalité ou des attitudes forgées par des valeurs communautaires. La deuxième source
des difficultés est la conception de la politique comme remède sui generis de tous les
problèmes de ce monde, économiques, sociaux, culturels voire sportifs244. Cette délégation est
sans doute encouragée par l’activité des partis politiques orientée vers la maximalisation du
vote. Or la solution de ces problèmes n’est possible qu’à long-terme. Il n’y a pas beaucoup
d’exemples de changement des conditions socio-économiques par la participation au
parlement, mais nombreux sont les exemples de changement de la participation au parlement
par le changement des conditions socio-économiques. La question posée est de savoir
comment réaliser ces changements, mais cela renvoie à des problèmes qu’il n’est pas possible
d’aborder ici.
***

La difficulté que la plupart des modèles de la représentation tentent de dépasser est celui de la
justification de la représentation d’une multitude par un seul individu ou un groupe restreint

243
« Il nous faut des maintenant élaborer des mécanismes susceptibles de répondre aux problèmes de l’inclusion
collective, sans pour autant fixer définitivement les frontières ou le caractère propre de chaque groupe exclu ».
Phillips, Anne (1999). Stratégies de la différence : politique des idées ou politique de la présence ? Dans
Mouvements, Nr 3.
244
En janvier 2006, afin d’encourager la dénonciation de la corruption, le premier ministre albanais, Sali Berisha
a répondu en personne à des appels téléphoniques de citoyens sur une ligne spéciale gratuite conçue à cette fin.
Parmi les six dénonciateurs auxquels il répondit, (devant une caméra de télévision), la moitié a exposé des cas de
corruption pour lesquels il n’y avait aucune preuve ou témoin. L’autre moitie prétendait en avoir, mais souvent
ces preuves étaient de nature « logique » et non documentaire. On attend quand même du premier ministre qu’il
résolve ces problèmes, qui ne font quand même pas partie de la description de son poste de travail, mais plutôt
du bureau du procureur !

188
d’individus. Habituellement, la représentation renvoie par simplification intuitive au
remplacement virtuel d’une présence physique (standing for): les électeurs qui sont assis dans
l’agora athénienne, sont représentés (remplacés) par les représentants qui sont assis aux
fauteuils des salles parlementaires, le parlement étant d’habitude considéré comme son
remplaçant. L’aspect symbolique est d’autant plus important que les représentants s’éloignent
des représentés. Si on considère la représentation comme délégation du pouvoir de décision
alors il faudrait avouer avec Rousseau que « à l’instant où un peuple se donne des
représentants, il n’est plus libre 245». Par conséquent plusieurs solutions conceptuelles et
institutionnelles sont prévues, pensées et appliquées afin de rendre le plus possible similaire
les deux situations physiques et éviter l’aspect symbolique. C’est une sorte de politique du
transfert de présence qui a pour but de rassembler des individus autour de leurs intérêts,
opinions, ou perspectives sociales. Une intuition semblable agit dans le cas d’une politique de
représentation des idées. Le but est toujours de reconstituer la multitude des appartenances
idéologiques des citoyens (par l’effet de miniaturisation) dans une salle de parlement ou la
délibération serait techniquement (numériquement) possible.
C’est oublier l’essence de la participation et à travers elle l’essence du pouvoir des citoyens
qui composent le demos. Cette essence n’est pas constituée par la présence physique des
citoyens dans l’agora ou la présence symbolique reconstituée au parlement. Elle est constituée
par les décisions que le demos prend après avoir délibéré librement. Ce qu’il faut représenter,
dès lors, ce n’est pas la présence physique, mais se sont les décisions.
C’est seulement ainsi que la représentation est enfermée dans la cage acceptable démocratique
d’un phénomène technique. Si les représentants reconstituent physiquement la composition
sociale des intérêts, des opinions et des perspectives des citoyens, pourquoi ne pas le faire
directement puisque les innovations techniques contemporaines nous le permettent. Pourquoi
ne pas rassembler tous les citoyens dans une « salle » unique qui s’appellerait par exemple
www.agora.org dans laquelle ils peuvent tous s’exprimer (par exemple par un microphone
connecté à leur ordinateur personnel) et être en contact visuel (via des microcaméras)?
Pourquoi ne pas suivre l’exemple de la Suisse et prendre toute décision par référendum ?
On ne le fait pas de telle manière parce qu’on n’en a pas besoin. Car ce dont on a besoin, à
savoir la reconstitution de l’exercice du pouvoir du demos, on l’a déjà, bien ou mal, par un
autre instrument fondamental, le vote. Mais on le fait à un autre niveau et beaucoup mieux
pour reconstituer la délibération ; quelque chose que les représentants ne sauraient faire que
partiellement et seulement à titre personnel ou organisationnel. Ce qu’un représentant

245
Rousseau, Jean-Jacques (1996). Du contrat social. Discours sur l’origine et les fondements des inégalités.
Bookking International, Paris. Page 109.

189
représente n’est pas la multitude physique de ses électeurs, mais leur décision de choisir et
soutenir son projet politique. Son rôle n’est pas de prendre la décision, mais de la proposer et
dans un deuxième temps, après que cette proposition ait été éventuellement votée, en réaliser
les détails conformément au projet initial.
De ce point de vue, le représentant a surtout le devoir de gérer la décision des citoyens,
contrairement aux théories de Schumpeter ou celle plus récente de Shapiro qui prescrivent la
simple délégation du pouvoir des électeurs à des élites qu’ils élisent. Mais cette « gestion »
n’est pas la seule composante de la fonction du représentant, car il fait partie de la décision,
non pas simplement par le fait qu’il vote aussi (comme citoyen ou comme député), mais
surtout par le fait qu’il participe de manière substantielle à cette décision en proposant,
comme les anciens orateurs Grecs, un projet. Le représentant ne représente pas directement
les intérêts, opinions ou perspectives des citoyens. Il ne les représente qu’indirectement, pour
autant que ces intérêts, opinions ou perspectives servent de sources de motivation à ses
électeurs pour décider de voter son projet. Mais dire que le représentant représente tous ces
éléments ou d’autres similaires n’est que violer le langage politique, car l’élu ne représente
que son projet, ou autrement dit, la décision des citoyens qui ont choisi son projet comme
universellement valable pour toute la société246.
C’est justement cela qui justifie son indépendance, combiné avec la nécessité de garder une
certaine cohérence dans la réalisation du projet et non pas une supériorité rationnelle ou des
capacités spéciales politiques. Il n’y a donc aucun déplacement, et l’analogie entre l’agora
athénienne et le parlement est profondément fausse, car le pouvoir du demos à décider ne s’est
pas délégué d’une quelconque manière à des représentants. Les représentants n’assument pas
le pouvoir du demos de décider sur un projet ; ils prennent en charge sa réalisation. De l’autre
côté l’agora moderne ce n’est pas le parlement, mais l’espace public de délibération. Il est très
rare que des débats visant un consensus se réalisent au parlement. Les positions sont déjà
prises et s’il y a besoin d’un consensus ou un compromis cela se fait, non pas au parlement,
par le déploiement de la raison ou la volonté de coopération, mais dans les bureaux des partis.
La délibération parlementaire n’a rien de similaire à la délibération de l’agora athénienne.

246
J’utilise le terme universel et non pas national en tenant compte des développements internationaux qui
incitent à la création d’institutions supra et inter-nationales. Même si cela n’est pas le cas au présent (et cela n’est
pas prévisible pour les années à venir), dans le futur, des revendications de démocratisation de ces institutions à
échelle mondiale seront de plus en plus pertinentes. J’utilise donc le terme universel comme attribut d’une entité
donnée, sub-nationale, nationale ou internationale, même si cela n’est vraiment constatable qu’au niveau
national.

190
D’ou, non seulement l’importance de la délibération dans l’espace public, mais aussi
l’impossibilité de constituer une vraie démocratie qui n’est pas fondée sur elle.
Cette confusion vient donc du fait que quand on essaye de trouver un placebo à l’agoraphilie
de nos jours, on pense toujours au parlement comme son remplaçant direct. Il y a une autre
raison pour laquelle ce remplacement est impossible. Ce sont les motivations des
représentants qui sont très rarement évoquées dans la littérature politique. J’ai déjà fait une
liste générale avant, aidé par les constats de Przeworski. D’habitude il va de soi, dans les
constructions théoriques que les représentants agissent selon une logique systémique légitime.
Cette vision exclut généralement, sans le mentionner pourtant, la possibilité que les
représentants ne soient pas motivés par la représentation de quoi que ce soit de légitime, mais
par des profits psychologiques ou matériels.
Quelles seraient les conséquences du constat empirique de motivations non idéales (pour le
dire le plus doucement possible) sur la validité des modèles ? Comment concilier les
motivations personnelles et égoïstes des représentants avec les besoins de représentation de
toutes ces choses que ces modèles veulent faire représenter ? Ou encore est-il possible de
trouver des avocats sincères et passionnés, comme l’exige Urbinati ? Il y a un peu de
vraisemblable dans la vision de ce problème de quelques-uns de ces modèles, mais il est
limité à la déclaration que les représentants sont intéressés à se faire re-élire. Ce qui est vrai
c’est que les représentants sont vraiment (au moins d’habitude) intéressés à se faire re-élire.
Donc, d’un côté ils sont des spécialistes (par connaissances et reconnaissances dirait
Bourdieu) qui sont « rémunérés » d’une manière ou d’une autre (revenus importants,
privilèges, sentiment de pouvoir, etc.). Mais comment peuvent-ils représenter en même temps
les intérêts des autres et leurs propres intérêts dans le cadre de conceptions de la
représentation qui les voient comme une sorte de porte-parole de groupes de citoyens ? On
peut facilement penser (et même constater) l’inverse, que ces représentants, par ce que
Bourdieu appelle l’effet oracle247 construisent le groupe dont ils sont censés en être le porte-
parole.

“C’est parce que le représentant existe, parce qu’il représente (action symbolique), que le
groupe représenté, symbolisé, existe et qu’il fait exister en retour son représentant comme

247
« C’est dans ce que j’appellerais l’effet oracle, grâce auquel le porte-parole fait parler le groupe au nom
duquel il parle, parlant ainsi avec toute l’autorité de cet absent insaisissable, que l’on voit mieux dans la
fonction de l’humilité sacerdotale : c’est en s’annulant complètement au profit de Dieu ou du Peuple que le
sacerdoce se fait Dieu ou Peuple.» Bourdieu, Pierre (1987). La délégation et le fétichisme politique. Dans
Choses dites, Minuit, Paris. Page 193.

191
représentant du groupe. On voit dans cette relation circulaire la racine de l’illusion qui fait
que, à la limite, le porte-parole peut apparaître et s’apparaître comme causa sui, puisqu’il est
la cause de ce qui produit son pouvoir, puisque le groupe qui le fait comme investi de
pouvoirs n’existerait pas – ou en tout cas n’existerait pas pleinement, en tant que groupe
représenté – s’il n’était pas la pour l’incarner.248”

L’existence de spécialistes de la politique qui vivent de la politique, n’est acceptable que si


elle se réfère à leur engagement ouvert à leur projet politique et non pas à des constructions
symboliques ou virtuelles. Si le langage des représentants réels est construit sur la base de
déclarations de représentation des intérêts, opinions ou perspectives des citoyens, c’est parce
qu’ils trouvent très utile de faire le lien direct entre leur position de spécialiste et les citoyens.
C’est, comme on l’a vu avec Bourdieu, parce qu’il est plus efficace de constituer un groupe
d’électeurs à partir d’un groupe d’individus en s’appropriant la fonction de leur porte-parole
que de les convaincre d’investir leur confiance tout simplement dans un projet qui serait le
meilleur pour le “bien commun” de la société. Cela devient problématique et caricatural dans
des manifestations de populisme, quand on se rend compte linguistiquement et statistiquement
que le leader se proclame séparément le porte-parole de chacune des catégories de la société,
y compris celles antagonistes. Ce type d’action n’est souvent pas sans résultat et le leader
représentant est perçu réellement comme porte-parole par un, plusieurs ou une majorité de
groupes.
Mais, plus il y a identification directe avec les intérêts, opinions ou perspectives d’un ou
plusieurs groupes, moins il y aura de cohérence et de qualité dans le projet politique qui va
leur être proposé. A l’inverse, il peut arriver aussi que le projet politique universel n’ait point
de valeur, c’est le clientélisme comme vision particulariste qui le remplace. Dans des
situations transitionnelles ou fragiles, un représentant qui se veut ou se prend pour le porte-
parole de toute la société et armé avec sa propre vision du progrès risque sérieusement de
devenir la source et le réalisateur de grands projets politiques « compréhensifs » (je reprend le
terme de Rawls) et excluant qui, faute d’universalité, ne peuvent se réaliser que par une
transformation de la société, fondée, non pas sur une décision du demos, mais sur
l’interprétation que le représentant porte-parole « suprême » fait de sa volonté supposée au
nom de la Vérité ou la Raison dont il a déjà produit l’existence et le monopole.
Reformuler la représentation et séparer la décision des citoyens comme essence de la
démocratie de la reconstitution symbolique parlementaire, n’est donc pas simplement une

248
Ibid. Page 186.

192
entreprise de clarification, mais aussi une entreprise nécessaire à éviter l’aliénation du pouvoir
démocratique.

3.4 Une conception basique de la représentation

La représentation est donc vue par les différents modèles comme:

1.Représentation des intérêts


2.Représentation des opinions
3.Représentation des perspectives
4.Représentation des structures sociales (surtout selon le modèle descriptif)

Apres voir analysé les conceptions principales de la représentation il convient d’établir


quelques problèmes majeurs sous la forme de questions qu’ils soulèvent (et dont la plupart
des modèles ne donnent pas une réponse satisfaisante):
1.Comment concilier la représentation et la démocratie?
2.Comment rendre compatible le fait de la particularité et pluralité des intérêts, opinions et
perspectives et une politique inclusive nationale?
3.Comment justifier l’indépendance relative des représentants? Jusqu’où ?
4.Par quel mécanisme peut on assurer la représentation des groupes marginalisés?

Une tendance récente de définir les relations de représentation est spécialement son élément
de responsabilité (accountability) comme un critère minimal est de déduire la nature de ces
relations non pas de principes a priori, mais des fonctions qu’elles accomplissent dans la
politique réelle. Russel Hardin part de cette logique lorsqu’il entame son analyse:

“If we wish to assess the morality of elected officials, we must understand their function as
our representatives and then infer how they can fulfill this function… We will need not a
normative account of their role, but an empirical explanatory account.249”

L’avantage est que cela ouvre la porte à la conception d’un pluralisme de méthodes et de
critères de représentation et notamment au constat que des différents critères de légitimité sont

249
Hardin, Russell. (2004). Representing Ignorance. Dans Social Philosophy and Policy, 21(1). Page 76.

193
à appliquer selon la fonction exercée par le représentant (président, député, élu local, etc.). Un
problème est que cela évacue la question centrale de la démocraticité des relations de
représentations. Un despote ou un dictateur peuvent être considérés comme représentants des
citoyens par des acrobaties conceptuelles. Or la question la plus importante dans nos sociétés
est de concevoir une représentation démocratique qui soit soumise à quelques critères
indispensables, dont au moins deux sont plus ou moins communs à tous les modèles,
l’autorisation et la responsabilité.
Cette méthode peut néanmoins être très utile d’un autre point de vue, plutôt instrumental:
nous pouvons déchiffrer les relations de représentations dans des contextes que nous
considérons préalablement comme acceptables (donc qui assurent à la fois l’autorisation et la
responsabilité), analyser leurs caractéristiques empiriques et ensuite construire un modèle
compréhensif qui doit être confronté aux critères normatifs fondé sur les principes normatifs
de la démocratie. Autrement dit, déchiffrer sans préjugés la perception de la représentation par
les acteurs et ensuite juger si elle est démocratique ou pas. Cette démarche n’est pas si
hasardeuse qu’elle le semble, car elle opère dans un terrain où une multitude de conceptions
plus ou moins démocratiques ont été mises en œuvre depuis des siècles. Les institutions, les
idées et les pratiques démocratiques, bien évidemment, n’attendent pas l’élaboration d’une
conception parfaite pour être opératifs. La question est de savoir, en renversant le sens de la
recherche, si ces institutions, idées et pratiques ont produit une représentation démocratique et
si on peut en déceler l’essence sous la forme d’une conception basique. Les différentes
conceptions n’arrivent pas non plus à donner une réponse définitive sur ces questions. C’est
parce que ces conceptions voient la représentation démocratique comme quelque chose de
plus ou moins différent de la démocratie directe. Or quelle était précisément l’essence de la
démocratie directe ? Comme le notent presque tous les auteurs mentionnés, dans la
démocratie athénienne la majorité des citoyens ne participaient pas à la délibération, leur
action restant limitée au vote. Le vote sur quoi ? Sur les différentes propositions avancées par
une minorité spécialisée, capable de les formuler rhétoriquement et assurer le soutien des
citoyens.
Dans leur effort de reconstituer l’agora athénienne, les conceptions de la représentation
contemporaine tentent de trouver des remplacements au corps des citoyens, mais pas à ce qui
était l’essence de leur action, la décision commune. Il est évident que dans les Etats
démocratiques faits de millions de citoyens il est impossible de les rassembler tous et de
reconstituer ainsi le corps physique du polis. Il est pourtant possible de garder l’essence de la
démocratie, celui de prendre les décisions. Les citoyens des démocraties modernes gardent et
exercent leur pouvoir de décision en décidant quel projet politique va être mis en œuvre (voir

194
schéma page suivante). La différence essentielle causée par les dimensions des Etats
modernes, n’est pas la délégation du pouvoir à des représentants, mais la condensation et la
matérialisation de ce pouvoir à la prise d’une décision centrale qui sert de base à toutes les
autres qui seront prises plus tard dans une limite donnée de temps. Cette décision porte sur
l’adoption d’un projet politique universel, composés de plusieurs éléments, tous présentés
préalablement aux électeurs (voir le schéma du Tableau 31).
Qu’est-ce que ce projet ? C’est une proposition stratégique politique complète qui, comme
dans les entreprises modernes, inclut des buts à réaliser, une stratégie cohérente et les
ressources humaines qui l’entreprendront. Rappelons que dans la démocratie athénienne le
pouvoir des citoyens consistait essentiellement à la même prérogative, c’est-à-dire de décider
sur un projet commun centré autour d’un ou de plusieurs buts, avec une stratégie cohérente et
pris en charge par une ou plusieurs personnes investies par le pouvoir exécutif. La différence
évidente réside dans le fait que dans la démocratie athénienne les citoyens prennent toutes les
décisions singulièrement, tandis que dans les démocratiques modernes, le choix des projets est
essentiellement focalisé, même si pas exclusivement, sur une décision centrale qui est prise le
jour des élections et qui servira de programme fondateur à l’activité de la majorité gagnante.
Mais qu’est ce que ce projet politique en termes concrets ? Un projet est composé d’un
programme politique (ou d’une offre politique) et de ressources humaines qui le prendront en
charge.
Les différentes analyses empiriques sur les comportements politiques des électeurs montrent,
comme on l’a vu, que les électeurs sont motivés dans leur choix pour deux grandes catégories
principales de motivations :

- La première est individuelle et liée au spécificités de la situation et identité


personnelle: intérêts, opinions, perspectives, et des attitudes d’expression
axiologique.
- La deuxième survient grâce à un déploiement cognitif des meilleurs
instruments de réalisation des motivations construites sur les spécificités
personnelles. Ainsi les électeurs sont motivés dans leur choix par le
programme politique, les caractéristiques des candidats ou du leader, les
idéologies des partis, ou même la composition et la nature du parti.

195
Tableau 31 : Le schéma de la conception basique: la représentation de la décision des citoyens de choisir un projet politique commun.

196
Du point de vue de l’électeur, ces deux catégories sont traduisibles dans la relation logique entre
des buts à réaliser et les instruments à employer à cette fin. D’un point de vue global, comme le voit
aussi Mansbridge, il s’agit de relations semblables à celles du marché régies par le principe
d’interaction de l’offre et de la demande. Mais contrairement à ce que pense Bourdieu, qui utilise
aussi l’analogie du marché, les électeurs ne sont pas des consommateurs passifs dont la vision des
choses ou même les priorités seraient fabriquées par une classe dominante. Au contraire, malgré un
rôle puissant de d’influence de la détermination de la demande, l’élaboration d’un projet par les
élites politiques ne peut pas être faite sans prendre en compte les intérêts, opinions et perspectives
sociales concrètes et non toujours ou complètement manipulables de la majorité des individus ou
des groupes sociaux.
Un danger éminent émerge quand la référence à ce que cette majorité attend de la politique produit
des projets politiques « compréhensifs » qui sont imposés par une majorité d’électeurs développant
des visions aussi « compréhensives » politiques. Tel était par exemple le cas dans les Etats-Unis
d’avant les années ’60 par rapport à la situation des noirs, ou le cas des situations des minorités
ethniques dans plusieurs pays de l’Europe de l’Est, celui des albanais de Macédoine étant le plus
récent. En pleine compatibilité avec ces motivations, un projet politique commun à valider ou
validé par une décision publique comprend donc un programme politique spécifique (stratégie
cohérente) orienté vers la réalisation de certains buts par des instruments précis (individus, leader,
infrastructures de partis). Dans le langage journalistique il serait possible de définir un tel projet
comme la combinaison d’un programme de parti avec ceux qui se proposent de le réaliser.
Le programme peut être formulé de manière relativement idéologique, comme dans les démocraties
plus traditionnelles, ou d’une manière plus flexible comme dans la plupart des nouvelles
démocraties. Les candidats peuvent influencer le choix de manière déterminante, mais il se peut
aussi qu’ils ne reçoivent des votes que par l’appartenance au parti. Dans ce sens, le parti fournit la
base motivationnelle aux électeurs pour voter pour ledit candidat250. Dans d’autres cas, les
caractéristiques du candidat et le programme du parti peuvent se renforcer l’un l’autre, notamment
quand ces caractéristiques confirment une affinité identitaire ou individuelle du candidat avec le
programme ou l’idéologie du parti. Monika McDermott remarque le fait que dans les élections
américaines les électeurs démocrates sont plus enclins à voter pour des candidats femmes du DP, du

250
Dans le cas de l’Albanie cela explique le succès de jeunes candidats formés à l’étranger (perçus généralement de
manière positive) dans certaines zones et leur échec dans d’autres zones, en fonction de fortes tendances de vote pour
un parti ou l’autre. Pour un exemple comparatif des élections présidentielles aux USA voir Conover, Pamela Johnston
& Feldman, Stanley (1989). Candidate Perception in an Ambiguous World: Campaigns, Cues and Inference Processes.
Dans The American Journal of Political Science. Vol. 33, Nr. 4.

197
fait que ces électeurs ont la perception que les femmes sont plus libérales que les hommes251. C’est
ce qui pousse les partis à choisir des candidats qui ont des caractéristiques servant de garanties de
représentation, par exemple proposer un candidat catholique dans une circonscription catholique ou
concentrer des jeunes candidats dans les zones urbaines ou cela est censé être apprécié (ces deux
exemples valent pour l’Albanie). Similairement, comme le constatent par exemple Snyder & Ting,
par son programme, son leader ou son idéologie, le parti fournit aux électeurs l’information
nécessaire sur le comportement politique futur du candidat252. Cette influence peut être tellement
importante, qu’en Albanie, par exemple, il est impossible de se faire élire sans le soutien d’un parti
important. Les rares candidats indépendants qui réalisent cet exploit, ne le font que grâce au soutien
d’un parti majeur et de l’appel que ce parti fait à ses électeurs de voter pour lesdits candidats.
C’est une conception basique de la représentation, car les éléments composant le projet peuvent être
innombrables et différents selon le contexte. Elle est compatible des critères généraux de la
démocratie, par exemple ceux formulés par Dahl, qui sont, égalité de vote (un citoyen, un vote),
participation effective (dans la décision centrale qui définit toutes les autres de par la délibération
constante), information et compréhension des points de vue (la campagne et la délibération
extraparlementaire), contrôle final de l’agenda par le demos (par la cohérence du projet initial et la
délibération) et inclusion de tous dans ce processus (par la double possibilité du vote et de la
délibération)253. Je crois que cette conception permet de mieux répondre aux questions présentées
plus haut:

1. Comment concilier la représentation et la démocratie ?


La représentation est démocratique car elle conserve intact le pouvoir des citoyens de prendre les
décisions. On peut immédiatement me contredire en disant qu’il s’agit d’une vision plus que
minimaliste qui limite le pouvoir décisionnaire des citoyens à une orientation générale le jour des
élections. Or cela n’est pas vrai pour deux raisons principales:
a. La décision du jour des élections porte sur un projet qui détermine largement l’activité politique
ultérieure, pas seulement par sa cohérence, mais aussi à cause du principe de responsabilité et de
l’exercice constant de la délibération, et
b. Toute volonté de modification ou de décider séparément pour un aspect spécifique du projet peut
être entreprise à travers l’action dans l’espace public.

251
McDermott Monika L. (1997). Voting Cues in Low-Information Elections: Candidate Gender as Social Information
Variable in Contemporary United States Elections. Dans The American Journal of Political Science. Vol. 41, Nr. 1.
252
Snyder, James N. Jr. & Ting, Michael M. (2002). An Informational Rationale for Political Parties. Dans The
American Journal of Political Science. Vol. 46, Nr. 1.
253
Dahl, Robert A. (1985). A Preface to Economic Democracy. University of California Press, Berkeley. Page 59.

198
La décision qui est prise le jour des élections, à savoir la décision sur un projet commun politique,
est fondamentale, car elle définit clairement les fondements de toute autre décision politique qui en
suivra. En votant pour un projet politique, les électeurs, votent pour la totalité cohérente de ce
projet. C’est à cela que sert l’élaboration d’un programme politique de la part des partis. Il est assez
difficile pour des représentants de s’assurer la décision des électeurs de soutenir un projet et,
contrairement à l’engagement, d’en entreprendre un autre. Cela arrive de temps en temps, mais
c’est une exception qui ne change pas l’essence de la représentation. C’est ce qui fait que la
“trahison” est vécue comme telle et non comme quelque chose de normal. En plus, toujours dans le
monde empirique, on constate continuellement combien il est difficile (sinon impossible) pour un
gouvernement d’entreprendre des initiatives qui ne sont pas acceptées par une majorité rassurante
de citoyens. L’exemple récent du CPE en France le confirme.
Le problème dès lors est de savoir si les représentants respectent la décision des électeurs de
soutenir un projet en entreprenant toutes les actions législatives et exécutives comme une traduction
détaillée de la décision centrale de soutenir un projet spécifique. Ainsi, en votant pour le projet d’un
parti X qui présente un programme de privatisations d’entreprises publiques, les électeurs décident
que les télécoms, une banque, les transports urbains peuvent ou doivent être privatisés. D’ailleurs
les programmes des partis deviennent de plus en plus détaillés sous la pression du marché politique.
On est ici très loin du minimalisme schumpetérien qui ne voyait l’exercice du pouvoir des citoyens
que comme sélection de ses leaders, en excluant tout pouvoir de décision254. Est-ce suffisant à
assurer la représentation de la décision des citoyens ? Qu’advient-il si les citoyens décident de
changer leur décision initiale ? Qu’advient-il s’ils ne sont pas d’accord avec l’interprétation que les
représentants font de la décision centrale sur le projet central ? Ce sont des questions auxquelles
répond le rôle de la délibération.
L’interaction entre citoyens et représentants est donc faite en deux niveaux:

a. initialement et de manière fixe par la décision de choisir un projet donné, et


b. continuellement et de manière flexible par la délibération au cours de la mise en oeuvre de ce
projet.

254
Le programme électoral du PD lors des élections parlementaires de juillet 2005 contenait environ 100 pages de
stratégies pour tous les domaines. Le programme n’a pas été élaboré par les structures du parti, mais par le KOP
(Comité de l’Orientation des Politiques) composé de spécialistes de tous ces domaines. De forts débats ont accompagné
cette élaboration, une partie des membres du KOP étant pour l’adoption d’un axe idéologique libéral de droite, tandis
que l’autre partie voulait exclure toute identification idéologique pour présenter un programme technique. Toutefois,
malgré quelques incohérences internes causées par la fragmentation, le programme du KOP est le plus sophistiqué
présenté à ce jour dans une campagne électorale. Voir www.k-o-p.org.

199
Une délibération puissante, pénétrante et concrète est indispensable surtout dans les cas de
difficultés d’interprétation de la décision initiale. Cependant, les citoyens sont dans leur droit en
demandant des interprétations spécifiques de la décision initiale. Il y a un seul problème dans
l’influence exercée de telle manière. Dans une société structurellement instable comme celle
d’Albanie, la volonté des citoyens, ayant voté pour des projets retenus par la majorité, d’influencer
de manière unilatérale les interprétations de la décision initiale peut corrompre la cohérence de
l’action politique.
Rappelons “l’effet tunnel” et les difficultés d’une construction cohérente simultanée d’institutions
démocratiques et de l’économie de marché. Il faut néanmoins se résigner à cette éventualité. Nier le
pouvoir décisionnel des citoyens, même si cela conduit à l’incohérence d’un projet entrepris, est
premièrement illégitime, et deuxièmement dangereux, car on pourrait justifier l’établissement d’un
despotisme éclairé qui, peut être aurait pu avoir des résultats meilleurs, mais ouvrirait la perspective
de cette « autorité suprême » qui déciderait aujourd’hui du besoin de garder toute la cohérence du
projet, et qui le sait, demain, peut-être, du bien fondé d‘autres prérogatives ou libertés citoyennes et
individuelles. Contrairement à des modèles qui prédéfinissent des principes régulateurs de la
délibération et de la construction des décisions démocratiques (par exemple l’application du
principe de la raison publique sur des bases de réciprocité), cette conception est fondée sur la
responsabilité des citoyens, autant que celle de leurs représentants, la première étant la source de la
seconde.
L’éducation n’est pas, par conséquent, un processus facultatif qui peut se prendre à la légère255; il
est indispensable pour éviter que la décision d’une majorité porte sur un projet d’exclusion des
minorités, comme ceux qui ont porté au pouvoir Hitler ou Milosevic ou comme d’autres beaucoup
moins tragiques, mais tout aussi anti-démocratiques. Et si la décision aboutissant à un projet est le
premier pas constitutif de la démocratie, la responsabilité ne s’arrête pas là, car l’universalité
sociale du projet est à défendre à chaque moment dans l’espace public par la délibération. Voila
pourquoi, les dictateurs qui viennent au pouvoir par un vote plus ou moins démocratique ne se
contentent pas de la légitimité acquise par cet acte, mais attaquent immédiatement après l’espace
public afin de rendre caduque la liberté d’expression. De ce point de vue la liberté d’expression
n’est pas vraiment différente par son essence de la liberté politique. La liberté d’expression n’est
pas seulement un instrument de la liberté politique ; elle est la liberté politique d’action dans

255
Je parle de l’éducation dans ses deux formes principales : l’éducation des individus qui est entreprise par le système
éducatif et la famille et l’éducation des citoyens qui en est dépendante, mais qui est entreprise par toute la société sur
ces membres. L’inclusion dans les processus de délibération et de participation démocratique est très important si on
tient compte du potentiel du principe « apprendre en faisant » (learning by doing).

200
l’espace de délibération publique. Dans les deux cas, ces deux libertés ensembles produisent le
pouvoir démocratique, soit par une décision initiale de cadre, soit par son adaptation constante.
L’indépendance que ce modèle donne aux représentants est compatible avec une nouvelle donnée
de la démocratie contemporaine, à savoir l’influence constante d’organisations internationales et de
leur prétention à la représentation des intérêts locaux256.
Le gouvernement est habilité à engager des négociations de nature économique et politique en
fonction du cadre limité de son projet initial. Si dans la majorité des cas, la « concurrence »
internationale s’avère utile et nécessaire au bon déroulement du projet, parfois cette concurrence
représentative produit des conséquences négatives pour la production d’une représentativité et
d’une légitimité extérieure qui affaiblit la légitimité interne nationale ou l’assujettit et l’altère
profondément.
En tout cas, il est plus facile de négocier avec une telle concurrence sur la base d’un projet initial,
qui est généralement démocratique, que d’entamer des négociations qui, faute de définition du
contrat de représentation entre gouvernement et électeurs, laisse la voie libre au gouvernement de
subir des conséquences éventuelles négatives de l’interférence de la légitimité internationale. Un
exemple négatif est l’échange de la démocratie nationale (par l’acceptation d’un gouvernement
illégitime qui manipule les élections) pour de la stabilité régionale (par une rôle stabilisant de ce
gouvernement sur des groupes ethniques), qui a déterminé les relations entre le gouvernement
albanais et institutions internationales surtout pendant la crise de 2001 en Macédoine.
L’avantage de la conception de la représentation fondée sur la décision de choisir un projet concret
politique, est qu’elle prescrit l’indépendance nécessaire aux représentants, sans pour autant
permettre de tels marchandages, rendus possibles justement par l’éviction de la décision des
citoyens de choisir un projet (par la validation locale et internationale d’élections manipulées et
d’un projet non voté).

256
Warren et Castiglione notamment ont étudié cette nouveauté. Voir par exemple Warren, Marc & Castiglione Dario
(2004). Op. Cit. Des institutions internationales comme l’OSCE, la Commission Européenne, la Banque Mondiale, le
PNUD, etc. peuvent endosser ou assumer des positions représentatives des intérêts des citoyens nationaux. Dans le cas
de l’Albanie, ces institutions utilisent un langage basé sur l’idée que leur actions défend les intérêts des citoyens selon
le contexte (les intérêts des citoyens pour des élections démocratiques, les intérêts des catégories marginalisées, etc.). Il
y a pourtant un problème fondamental avec cette tentative de représentation extra - électorale internationale : ces
« représentants » internationaux ne sont pas élus par les électeurs locaux et en plus il n’y a aucune manière d’inclure le
principe de responsabilité dans leur action. Pour des propositions de critères de responsabilité applicables à des
institutions ou organismes autre a des gouvernements nationaux voir Grant, Ruth W. & Kehonae, Robert. O. (2005).
Accountability and Abuses of Power in World Politics. Dans The American Political Science Review. Vol. 99, Nr. 1.

201
2. Comment concilier le fait de la pluralité des intérêts, opinions et perspectives et une politique
nationale?
Cette décision n’est elle pas trop unitaire ? En fait, non. Pas plus que les autres décisions prises
chaque jour. L’effet d’agrégation est non seulement inévitable, mais aussi désirable et indispensable
à la gouvernabilité commune. Cette décision n’est pourtant pas tellement unitaire si on la sépare
dans ses différentes composantes, car ceux qui les prennent sont des citoyens différents, motivés
pas un nombre très important de raisons, intérêts individuels ou collectifs, opinions, attitudes
exprimant des valeurs, perspectives sociales, etc.
La force agrégative qui se dégage du vote de la multitude dépasse la stérilité d’une conception de la
représentation qui se limiterait soit dans la représentation directe des intérêts ou opinions
fragmentaires, soit dans la représentation construite sur l’idéal d’une quête rationnelle de la vérité
ou du bien commun, soit dans celle qui voit la représentation minimalement et simplement comme
sélection de “types bien” ou comme la sanction de représentants sortants inefficaces. Cette fertilité
agrégative peut mieux non seulement rendre compte de la construction commune du politique
orientée vers des finalités concrètes, mais peut aussi transmettre à la délibération le sens de son
véritable rôle prépondérant dans la sélection, l’évaluation et la modification du projet politique
choisi par la majorité.

3. Comment concilier la représentation démocratique et l’indépendance relative des


représentants?
Cette conception répond aussi à cette question importante. En décidant de choisir un projet
politique, les électeurs permettent un certain degré d’indépendance aux représentants dans le choix
des modalités de sa mise en oeuvre. Cela permet aussi la légitimation de l’inévitable activité
d’individus qui vivent pour la politique, mais de ceux qui vivent aussi de la politique dans un cadre
de division du travail. Une critique bourdieusienne avancerait probablement l’argument que cette
division du travail est faite dans les lignes d’une domination sociale qui permet à une classe ou un
groupe de s’approprier le pouvoir par la monopolisation des moyens de production du capital
symbolique.
Cette critique est valable pour tous les modèles présentés avant. Elle part d’un conception du
pouvoir comme pouvoir sur et non comme pouvoir à. Sans trop s’élargir, il est possible de répondre
en attirant l’attention sur l’influence des interactions politiques, comme dans l’exemple des
interactions entre consommateurs et vendeurs, présenté par Mansbridge. Cet argument n’est
pourtant pas suffisant, pour autant que les moyens de production des connaissances et
reconnaissances comme sources du pouvoir symbolique peuvent être contrôlés exclusivement par

202
une classe ou un groupe précis. Quand je parle des moyens de production, je parle des
infrastructures spécifiques qui permettent la production des connaissances (la scolarisation, etc.) et
des reconnaissances (les règles inhérentes des différents champs). Néanmoins, en montrant encore
une fois le point faible de tous ces modèles, cette critique est très utile car elle sert à encourager la
libéralisation de ces moyens de production au maximum possible, ce maximum n’étant pas une
destination fixe, mais une condition normative cherchée à l’infini.

4. Comment garantir la représentation des groupes marginalisés?


Selon cette conception, la représentation des groupes marginalisés et discriminés est assurée par les
mêmes mécanismes qui assurent la représentation des autres groupes. Poser cette question de cette
manière n’est d’ailleurs pas très juste, car elle en cache une autre, qui a plus de sens. Faut-il adopter
la représentation spéciale ? Ceux qui donnent une réponse positive avancent des arguments partiels
sur le besoin de corriger l’effet des injustices sociales et ses avatars, ou des arguments légitimistes
sur la réalisation du principe d’égalité politique par la reconnaissance des inégalités sociales.
Le premier argument, par sa nature même, est difficile à être accepté car il nous renvoie souvent au
domaine moral (il stipule que la société doit aux marginalisés quelque chose sous la forme d’une
réparation qui peut être une surévaluation de leur vote ou de leur présence politique). Il suffit de
dire que l’essence de la représentation n’est pas de redistribuer des biens ou produits politiques ou
de rappeler la série de contre - arguments que j’ai mentionnés avant.
Le deuxième argument peut être pris au sérieux. Williams avait définit une version de cette
revendication sur la base de l’idée que l’appartenance à des groupes marginalisés marque de
manière décisive les chances de vie et l’estime de soi de certains individus. Ce qui serait un
argument de contrepoids face à la peur libérale de voir effacer l’individu au profit d’une identité de
groupe ; cela serait incompatible avec la position originelle et la fonction du voile d’ignorance. Je
pense aussi que l’argument de Williams n’est pas compatible avec les conceptions de la position
originelle et du voile d’ignorance, du moins celles de Rawls auxquelles elle se réfère. Il n’est pas
possible de construire un artifice visant l’abstraction négatrice des appartenances et des positions
des individus par rapport à des groupes et en même temps de demander une exception pour certain
d’entre eux. La brèche dans ce modèle qui peut permettre une adaptation fragile avec la conception
libérale de Rawls est le deuxième principe de son modèle qui considère toutefois quelques
injustices comme acceptables, à condition qu’elles servent les individus défavorisés. Mais il s’agit
dans ce cas de redistribution et non de principe d’organisation primaire. Si cette adaptation n’est pas
valable, alors il faudra faire face à tous les autres problèmes importants que rencontre la
représentation spéciale et que j’ai mentionné plus haut.

203
Cependant, le but central ici n’est pas de confronter différentes conceptions, mais de confronter la
conception basique que je viens de présenter et les revendications de représentation spéciale. La
revendication de représentation spéciale part de l’idée largement répandue que j’ai décrite
auparavant, selon laquelle l’élu représente des individus, des intérêts, des opinions, des perspectives
sociales, etc. La conception que j’ai proposée suppose, au contraire, que la représentation ne saurait
être démocratique si l’action du représentant est fondée sur autre chose que le principe qui définit la
démocratie, à savoir le pouvoir de décision du demos, décision portant sur un projet politique
universel. De ce point de vue la revendication de la représentation de quoique se soit (intérêts,
opinions, perspectives sociales) n’est pas compatible avec le principe de la représentation d’un
projet comme décision du demos en général. Cela revient à penser un système absurde dans lequel
les citoyens prennent une décision sur un projet, mais certains d’entre eux remettent leur pouvoir de
décision à d’autres. C’est comme si dans un match de football une des deux équipes jouait avec les
règles du basket-ball. Certains représentants représenteraient la décision des citoyens sur un projet,
tandis que certains autres représenteraient les intérêts, opinions, ou perspectives sociales directes de
groupes sociaux. Supposons pour un instant qu’il soit possible de constituer une agora moderne.
Alors on aurait deux groupes de participants : un groupe qui prend une décision commune et un
autre groupe qui se fait représenter. C’est précisément cette vision de la représentation qui anime les
arguments d’incompatibilité de la représentation avec la démocratie. Cette incohérence est aussi
institutionnelle et est confirmée par le fait que même certains auteurs qui demandent la
représentation spéciale, comme Williams, arrivent par exemple à la conclusion que:

« Moreover, the deliberation we seek within legislative bodies is not compatible with the party
discipline or party government that party-list proportional representation implies257”.

Or, conclure à l’incompatibilité de cette revendication avec le modèle donné, ne signifie pas que la
revendication n’est pas légitime du tout. Tout au contraire. Elle est simplement déplacée. Elle est
toute à fait légitime dans son objectif de contrecarrer les inégalités frappantes socio-économiques
qui ont une influence directe dans les chances des individus appartenant à des groupes marginalisés
de faire entendre leur voix. Pour se référer toujours à la conception basique que j’ai présentée, des
individus appartenant à des catégories marginalisées ont des chances mineures de faire entendre
leur voix et de faire comprendre leur expérience sociale dans le processus d’élaboration et de
modification du projet politique universel qui sera choisi. Mais justement, le lieu de développement
de ces deux processus n’est pas, comme on l’a déjà vu, le parlement. L’entrée des représentants

257
Williams, Melissa (1998). Op. Cit. Page 234.

204
dans la salle du parlement suppose l’adoption d’un projet. Dans cette décision tous doivent avoir un
vote égal.
Il n’est jamais assez de dire que, toucher à ce principe, abstraction faite de la production
d’incohérence théorique, est infiniment plus dangereux qu’utile. Il est pourtant possible de réaliser
cette tâche cruciale, à savoir de faire entendre sa voix et de faire valoir les expériences sociales
marginalisées des individus appartenant à ces groupes, sans toucher au principe d’isopsephia. Cela
est complètement possible grâce à la délibération dans l’espace public. C’est justement ici qu’il
devient possible d’adopter la formule de Rawls qui voit l’injustice comme une inégalité qui n’est
pas au profit de tous avec la revendication de voix, confiance et mémoire (selon les termes de
Williams).
Pour autant qu’on accepte l’idée que la discrimination et la marginalisation économique peuvent
s’éviter ou se réparer par des moyens politiques, il faut multiplier et renforcer les moyens
d’expression de ces groupes. Dans le marché médiatique surtout, les groupes économiquement
puissants sont largement présents. La majorité des électeurs ont un accès relativement facile aux
médias dès qu’ils s’organisent publiquement ou même individuellement258. La seule exception est
celle des groupes de situation socio-économique difficile et précaire qui ne possèdent ni les moyens
financiers, ni l’accès à la délibération et ni les compétences requises. Une partie des revenus publics
doit donc servir à financer la présence substantielle des groupes marginalisés dans l’espace public.
Une autre partie importante doit être consacrée à fournir aux individus de ces groupes les
instruments symboliques de participer à la délibération. C’est la tâche, naturellement, du système
éducatif. Ces deux moyens permettent d’inclure les membres des groupes marginalisés ou
discriminés dans le marché politique par la délibération. C’est ici que la bataille de l’inclusion
démocratique prend du sens. Ces propositions ne sont pas facilement acceptables, car elles peuvent
être interprétées comme un placebo de participation. Je pense cependant que la difficulté de les
accepter ne vient pas du manque de potentiel transformateur de leur part, mais de la volonté de
préférer des solutions rapides.
Je prendrai un exemple illustratif, en examinant l’argument qui veut que l’éviction de la
discrimination, domination ou marginalisation se fasse directement au sommet des institutions
politiques. Il est évident qu’en Albanie certaines institutions internationales défendent les intérêts
spécifiques marginalisés ou discriminés beaucoup mieux et avec beaucoup plus d’efficacité que des
lobbies de députés au parlement albanais.

258
Les quotidiens principaux albanais contiennent des pages spéciales d’ opinions ou de réactions des citoyens. Les
télévisions consacrent à cette tâche des programmes réguliers ou une partie de leurs éditions informatives. Voir par
exemple la version électronique du quotidien Shekulli sur www.shekulli.com.al.

205
La question des Roms en fait partie, étant une priorité de l’activité (au moins déclarative) des
institutions européennes à Tirana. Il est possible de considérer donc que dans le cas des Roms, la
défense de leurs intérêts par les européens a obligé la politique à prendre des engagements sérieux
qui sont traduits au niveau technique. J’ai abordé superficiellement et d’un autre point de vue, la
stratégie nationale du gouvernement albanais concernant l’amélioration des conditions socio-
économiques déplorables des Roms et la lutte contre la discrimination. Le gouvernement, et surtout
son chef, sont sans doute, le centre décisionnel de la majorité actuelle. C’est donc l’exemple typique
d’une action politique à une fin bien précise de défendre des intérêts d’un groupe d’électeurs. Le
résultat : après un an au pouvoir, la majorité n’a littéralement rien implémenté de cette stratégie, ce
qui ne constitue aucun changement par rapport à la longue tradition d’indifférence vis-à-vis de cette
question. Ce qui s’adapte très bien à l’histoire récente, puisque la même négligence peut être
constatée pour tous les gouvernements. L’approche n’a donc pas fonctionné. Le résultat aurait été
bien différent si les Roms avaient pu s’exprimer régulièrement et pertinemment dans les médias ou
dans d’autres forums publics, bref, participer activement dans la délibération. Toujours au titre
d’exemple, il faut rappeler que le parlement albanais compte au moins 20% de députés originaires
du nord, mais cela n’a pas du tout empêché les inégalités nord-sud d’augmenter déplorablement
jusqu’à des différences frappantes durant toute la transition. La présence des députés de la minorité
grecque n’aurait eu aucun rôle faute de pression constante de la Grèce. Faute de cette pression, la
minorité grecque en Albanie était représentée par deux députés durant la période 1992-1997, mais
cela n’a pas empêché les critiques continues sur l’indifférence aux revendications culturelles de
cette minorité.
Voilà donc encore une fois devant les deux conditions que j’ai proposé juste avant :
a. le renforcement (voir la création) des compétences délibératives et participatives des
membres de ces groupes, surtout à travers l’amélioration du système éducatif et la lutte
contre les inégalités à ce niveau.
b. La discrimination positive de ces groupes par les moyens publics de délibération (médias
publics, forums organises par l’Etat, présence dans les travaux des commissions
parlementaires, etc.).
La lutte contre la discrimination dépend de l’accomplissement de ces deux critères. Cela demande
des engagements à long-terme, mais bien plus efficaces que les artifices de représentation spéciale.
Pour illustrer cette conclusion il suffit de comparer comment deux catégories distinctes, chez
lesquelles ces deux conditions pèsent différemment, ont eu des résultats différents. Je compare les
femmes et les Roms. Il y a unanimité dans le constat de la discrimination et la domination des
femmes par les hommes dans la société masculine, qu’est celle albanaise. Malgré cela, la situation
actuelle est bien meilleure comparée à celle de 1990, lors de la chute du communisme. Il faut dire le

206
contraire de la situation des Roms, dont les conditions n’ont fait qu’empirer sensiblement et sans
répit. Quelle est la différence ? Les femmes par leur capacité de participer dans la délibération (non
pas celle parlementaire, mais celle publique) ont fait valoir, avec un succès relatif, leur
revendications. C’est parce que, contrairement au cas des Roms, il n’y a pas de problèmes pour
trouver des femmes engagées qui servent de référence à la société albanaise en général259. Personne
ne se fait des illusions aujourd’hui sur la légitimité des revendications des femmes. A tel point que
les partis sont obligés de pratiquer des politiques semblables à la discrimination positive, les
socialistes étant nettement plus avancés que les démocrates sur cette voie.
Quels sont les outils que l’on peut exploiter pour augmenter la présence des groupes marginalisés
dans la délibération actuelle ? Pour cela les organisations non-gouvernementales de la société civile
jouent souvent un rôle important. L’action de ces organisations dans la promotion de la
participation des groupes marginalisés à la délibération présente plusieurs avantages cruciaux.
Selon les termes de J.Dryzek :

“But why should civil society often be more attractive than the state as a site for democratization?
The answer is that it is relatively unconstrained. Discourse need not be suppressed in the interests
of strategic advantages; goals and interests need not be compromised or subordinated to the
pursuit of office or access; embarrassing troublemakers need not be represses; the indeterminacy
of outcome inherent in democracy need not be subordinated to state policy.260”

De ce point de vue, la société civile est la source majeure et plus efficace de l’inclusion et de la
démocratisation. La professionnalisation des analystes dans les medias, spécialisés dans la critique
constante des développements multiples est très utile aussi261. Dans le cadre d’une concurrence
agressive pour les audiences, les médias sont constamment à la recherche de nouveaux auditeurs et
de nouveaux sujets de débats ou sujet mobilisateurs. Leur réputation et leur audience dépendent

259
Plusieurs sondages donnent Jozefina Topalli, comme la deuxième personne la plus populaire en Albanie, derrière
Edi Rama. Faudrait-il mentionner le fait, que la fierté nationale albanaise est représentée par une femme : Mère Teresa !
Un personnage qui dans toutes les enquêtes populaires ou médiatiques a remplacé depuis longtemps un autre
personnage, cette fois masculin, Scanderbeg, qui monopolisait la « première place »…depuis 5 siècles !
260
Dryzek, John S. (1996). Page 482.
261
La fonction des analystes dans l’interprétation de la politique est tellement importante que le fait d’avoir les services
d’un ou plusieurs d’entre eux est devenu un gage de succès pour les médias. Un analyste typique écrit environ quatre
articles d’opinion par semaine, mais il reçoit un salaire comparable à celui du directeur du quotidien dans lequel ces
articles sont publies. Leur orientation majeure est celle d’opposition par rapport au gouvernement.

207
directement de l’inclusion générale de différentes catégories et aussi de la capacité de mobilisation
des attitudes socio-politiques sur des sujets précis262.
Dennis Thompson avait remarqué la prise de distances des théoriciens modernes par rapport à la
réalité et la négligence de la « traduction » des principes théoriques dans des critiques ou politiques
concrètes263. Il est difficile de généraliser sa conclusion. Dans le cas de l’Albanie au moins, c’est
tout à fait le contraire, car le personnage de l’intellectuel engagé est présent dans la plupart des
délibérations de l’espace public. Souvent il en est la vedette, non par ses travaux théoriques (que
très peu de personnes ont probablement lus), mais précisément par la participation directe dans des
discussions sur des sujets sociaux très chauds.
Le gouvernement central dispose d’un rôle important dans l’inclusion des groupes marginalisés
dans les processus de délibération. Une pratique de cette forme s’applique souvent actuellement :
avant de présenter au parlement et approuver une initiative législative, le gouvernement (quand il en
est l’initiateur) se concerte avec les « groupes d’intérêt », qui dans ce cas peuvent être des
représentants des groupes marginalisés de toute sorte, même si la priorité ne leur est pas donnée.
Plus un projet de loi est potentiellement contestable, plus le gouvernement aura tendance à lui
donner une légitimité préliminaire qui passe par la consultation avec les groupes concernés. Cette
consultation devrait toujours inclure les groupes marginalisés ou discriminés.
Plusieurs mairies albanaises ont crée des forums consultatifs avec la participation des groupes
marginalisés ou discriminés. Dans bien des cas, la participation a eu pour but la solution de
problèmes concrets. Dans des régions isolées et très pauvres d’Albanie, les communautés ont été
engagées avec succès dans la délibération sur les problèmes de sécurité ou de l’extra-légalité, ce qui
a amené ensuite à l’action commune des autorités locales, centrales et des représentants de ces
communautés à une solution participative de ces problèmes avec une efficacité qui défie celle des
structures étatiques quand elles agissent seules264. Il est supposable (et même vérifiable) que la

262
La première télévision par son audience en Albanie, Top Channel, doit sa popularité surtout à des programmes
d’investigation sur des problèmes sociaux de groupes marginalisés ou discriminés. L’adoption de politiques
progouvernementales ou la négligence de l’investigation journalistique concernant les problèmes les plus graves des
citoyens implique une perte d’audience, la chute des revenus publicitaires et par conséquent une baisse de la part de
marché du média. De même manière que Top Channel, trois des plus grands quotidiens albanais, Shekulli, Panorama et
Tirana Observer, ont fait de l’investigation des problèmes sociaux leur priorité absolue, ce qui leur a valu une hausse
considérable des tirages en 2005.
263
Thompson, Dennis F. (1984). Political Theory and Political Jugements. Dans Political Science. Vol. 17, Nr. 2.
264
A titre d’exemple voir Hasimja, Ermal (2005). Changing anti-crime policy through community policing in Albania.
Dans Research and Policy in Development. ODI, London. Ou encore Instituti për Demokraci dhe Ndërmjetësim (2002).
Polici-komunitet, së bashku për ndryshim. Toena, Tiranë.

208
délibération puisse être organisée beaucoup plus facilement au sein des communautés locales qui
possèdent déjà un certain « capital social » et dans lesquelles la participation prend un sens palpable
par les dimensions plus humaines de la délibération et les conséquences concrètes qui peuvent en
être sorties. L’organisation centrale du pouvoir empêche encore une démocratie directe à plusieurs
niveaux, mais n’empêche pas la délibération et la participation à d’autres nombreuses décisions
portant sur des actions importantes dans la vie de ces communautés. Cependant, la participation
démocratique au niveau national reste sévèrement conditionnée par les deux conditions que je viens
de mentionner.

***

La conception que j’ai présentée permet aussi de penser non seulement aux droits, mais aussi aux
responsabilités d’un citoyen Avant de décider de choisir un projet politique, il faudra préalablement
analyser ces deux composantes (politique et humaine) du point de vue de critères multiples de
justice, morale ou économie. Une conception de la représentation fondée sur la notion de “trustee”
ou celle du choix de “types bien”, évacue la responsabilité des citoyens pour autant qu’on accorde
au représentant une indépendance d’action.
Dans les démocraties parlementaires et surtout des systèmes de vote morcelés comme celui de la
partitocrazia italienne, une représentation par délégation peut produire le même effet d’évacuation
par l’imbrication des rapports politiques construits sur les catégories différentes d’intérêts que
chaque parti ou représentant représente. Si on conceptualise la représentation comme décision
menant à un projet politique, il est évident que les électeurs tiennent la responsabilité suprême des
conséquences de ce projet. Cette conception connecte les citoyens à leurs représentants de la
manière la plus directe, y compris dans la responsabilité.
La décision de légitimation qui porte sur un projet politique présenté par les représentants s’étale en
deux niveaux différents:

a. le premier est celui de la décision initiale quand les électeurs décident de voter pour un projet
concret matérialisé par un programme et des individus qui s’offrent de le réaliser. La
décision peut avoir une composante négative – le vote protestataire – mais même dans ce
cas il faudrait prendre plus sérieusement le potentiel de la rationalité autoréférentielle ou
subjective des comportements électoraux. Je crois que les comportements électoraux en
Albanie le confirment. Par exemple le clivage nord-sud. C’est surtout parce les citoyens ne
veulent pas avoir la même représentation défaillante dans le futur qu’ils utilisent le vote
protestataire.

209
b.le deuxième niveau est constant et accompagne toute l’implémentation du projet politique en
permettant – sans avoir la forme d’un mandat impératif – de modifier ou d’adapter des
éléments spécifiques par rapports au projet initial, ou par rapport à de nouvelles évaluations.

Le lien de représentation se défait quand la délibération n’arrive pas à assurer les modifications et
les adaptations ou quand les représentants abandonnent le projet initial et entreprennent la
réalisation d’un autre à sa place. Dans ce cas, a (ont) lieu une, deux ou les trois crises de légitimité
(politique, économique ou sociale) que j’ai classifiée au chapitre précédant. La délibération est donc
indispensable: elle permet la participation des citoyens dans l’élaboration continue du projet
(d’habitude dans la même direction initiale), mais aussi l’action d’influence des représentants sur
les citoyens dans un effort de consolidation constante du soutien et de la sauvegarde de la cohérence
du projet.
Il faut faire attention cependant. Le projet a deux éléments fondateurs principaux: un programme
politique et les ressources humaines qui vont le réaliser. La dévalorisation d’un de ces éléments
peut affaiblir les relations de représentations, mais pas nécessairement les détruire. Les différents
contextes rendent plus important l’un ou l’autre de ces deux éléments, même si normalement il est
très difficile de dessiner les limites de l’un ou de l’autre. Un candidat sans programme, ou un
programme médiocre, ne sera pas bien perçu personnellement, tandis que des programmes
excellents peuvent passer inaperçus faute d’individualités ou de partis capables de convaincre
qu’elles ou qu’ils peuvent en assurer la réalisation Dans d’autres cas, un candidat charismatique
peut éclipser le besoin d’évaluation du programme dans des situations d’urgence, d’un manque
d’information générale sur l’ensemble des programmes en compétition ou quand les seules
présentations de ce candidat constituent une information garante de son activité (au moment de la
chute des régimes communistes, dans plusieurs de ces pays, les électeurs n’ont pas trop fait
attention aux programmes, car le seul fait d’une alternative non dictatoriale au communisme
constituait une information largement nécessaire). On peut donc prévoir que la relation de
représentation puisse fonctionner sur la base de la prépondérance d’un seul des deux éléments avec
deux conditions indispensables:
a. qu’il n’y ait pas un projet alternatif dont l’élément spécifique (le projet ou les candidats) soit
plus convaincant, dans les conditions d’une égalité relative du deuxième élément.
b. que l’autre élément soit assez motivant pour entamer une relation de représentation (par
exemple, le candidat est en lui-même un garantie très forte politique quand son activité
passée confirme les principes approuvables de son action).

210
Cela permet de comprendre le rôle important du leader du parti ou du parti lui-même dans les
relations de représentation en Albanie, compte tenu d’une différenciation minimale idéologique. La
perception du rôle du leader peut avoir été influencée soit par des tendances à voir la solution de
l’instabilité dans l’autoritarisme, soit (négativement) par le constat prima facie de la tendance des
leaders eux-mêmes à accumuler toujours plus de pouvoir. Par le référendum de 1994, Berisha, à
l’époque président de la république, entendait ouvertement cumuler officiellement tout instrument
du pouvoir qui lui échappait. Il ne faisait pas cela en tant que leader du parti au pouvoir, mais en
tant que le Leader tout court. Et si pour une partie des électeurs l’épouvantail de l’autoritarisme de
Berisha creuse le fossé électoral, pour d’autres, il ne manque certainement pas de séduire par ses
charmes. Plus les problèmes socio-économiques sont aigüs, plus on se tourne vers un leader
autoritaire.
Les critiques sur les projets politiques, formulées sur l’un des deux éléments, partent d’habitude du
principe que les partis qui les produisent entendent défendre les intérêts spécifiques d’une classe ou
d’un groupe. C’est un argument qui trouve sa force dans une analyse du passé quand les différents
partis défendaient réellement des intérêts spécifiques.
Or deux transformations majeures ont affaibli, sinon détruit ces liens :

a. Le suffrage universel a ouvert les portes de la politique à toutes les catégories sociales en
défaisant les liens traditionnels et la monopolisation du parlement principalement et
typiquement par l’aristocratie et la bourgeoisie.
b. La deuxième transformation en est la conséquence. Les anciens partis de cadres sont devenus
toujours plus ouvertement des partis de masse265, obligés de converger dans un centrisme
idéologique et même exécutif. Rebecca Morton note le rôle de l’information que les
candidats collectent de l’électeur dans les tendances de convergences266. Mieux les
candidats (ou les partis, ajouterais-je) connaissent les électeurs, plus ils sont portés à
s’orienter vers des plateformes convergentes. Le langage des candidats reste encré sur une
idéologie de parti, surtout à cause du manque d’informations sur les électeurs. L’explication
est simple, l’idéologie de parti servant d’instrument ex ante d’orientation électorale, mais
dévaluée une fois que l’information sur les électeurs dévoile une pluralité d’intérêts et de

265
Je reprends ici la conception classique de Duverger, Maurice (1976). Les partis politiques. Armand Colin, Paris. Page
118-122.
266
Morton, Rebecca B. (1993). Incomplete Information and Ideological Explanations of Platform Divergence. Dans
The American Political Science Review. Vol. 87, Nr. 2. Page 389.

211
positions prévisibles par rapport à l’usage de cette idéologie comme fondement de politiques
futures.

Il est très rare, sinon impossible, de voir un parti prétendant gouverner se déclarant représentant
d’une seule catégorie sociale. En Albanie, le pluralisme a démarré par une appropriation
universaliste du sens du progrès par le PD et Berisha. Les socialistes ont du dépasser le “complexe
de Marx” en niant leur passé et même ce qui est supposé être leur idéologie fondatrice. Les
socialistes albanais ne se référent jamais ni à l’un, ni à l’autre. Comme pour le PD, la seule
référence des socialistes est « l’intérêt public » ou « les albanais ».
Dès lors comment rendre compte des relations de représentation des électeurs avec les petits partis
idéologiques, crées, comme le rappelle Bourdieu, par le refus de devenir un parti de masse? Il faut
dire premièrement que plusieurs de ces partis offrent un programme général qui sous-entend un
projet commun politique pour toute la société. Cela se fait d’habitude par un souci de prestige:
comment un parti peut prétendre à un certain pourcentage de l’électorat s’il n’offre qu’un projet
minoritaire? Néanmoins, une partie plus limitée peut offrir un projet très limité qui se veut
représentant des intérêts, opinions et perspectives d’une minorité, par exemple d’une catégorie bien
précise comme dans le cas de la représentation des Çams par le Parti pour la Justice et l’Intégration.
Même dans ce cas et malgré une revendication limitée à une catégorie bien précise, le projet est
voué à faire partie d’un projet politique “universel”, par exemple pour une coalition électorale avec
un parti plus grand ou une coalition de partis capables d’assurer la légitimité représentative
politique pour un projet complet pour toute la société. Un parti qui se veut représentant d’une seule
catégorie ne peut pas ni gagner les élections, ni gouverner, sans se coaliser avec d’autres forces
politiques, bref, sans intégrer son propre projet politique (hommes et idées) dans un projet unitaire
et universel. La preuve est le fait que la plupart des systèmes politiques démocratiques excluent les
partis dont le projet politique est un projet minoritaire qui n’est pas intégrable dans un projet
unitaire représentable par l’exclusion qu’il fait dans ce projet de catégories entières de la société.
Ainsi la plupart des systèmes interdisent l’existence de partis fascistes, racistes et parfois même de
partis religieux fondamentalistes. Un parti fasciste exclut le pluralisme et donc la majorité d’une
société, par un projet politique qui se veut unitaire (ou plutôt totalitaire) et qui réalise l’inclusion
avec le coût précisément de la destruction de la possibilité de représentation alternative dans la
société et aussi de son fondement qui est la délibération.
Un parti ethnique, raciste ou religieux peut exclure une partie de la société dans son projet de part
une référence exclusive à la “vérité” ou à une essence inaltérable. Une telle perception (réelle ou
préjugée) des partis ethniques pousse par exemple les albanais et les Slaves de Macédoine à voter
uniquement pour leurs partis ethniques. En même temps, c’est la volonté de dépasser une

212
représentation non-unitaire de la société qui rend obligatoire une coalition interethnique slavo-
albanaise après chaque élection, pour pouvoir justement compléter un projet commun et unitaire qui
puisse représenter les choix des électeurs des deux ethnies.

Que représente le représentant gagnant? Par exemple le parti ou la coalition gagnante? Seulement
ceux qui l’ont voté ou tous les électeurs? La conception de la représentation comme fondée sur la
décision de choisir un projet politique rend ces questions inappropriées, car les points de vue
classiques voient la représentation comme une relation qui unit directement et exclusivement des
électeurs à leurs représentants par un artifice de métaphysique de présence. Or dans notre cas, les
représentants ne représentent les électeurs que par leur décision de choisir un projet. Ils représentent
par conséquent, leur projet politique pour la totalité du corps politique. C’est précisément ce qui
crée une certaine unité de finalités et une cohérence de l’action politique, même si on part d’un
pluralisme d’intérêts, opinions et perspectives sociales. Przeworski avance l’idée qu’un
gouvernement peut être représentatif sans être responsable. Mais lorsqu’il dit cela il pense à la
représentation comme « standing for », donc comme une relation qui unit les représentants et les
représentés. Si on adopte la conception basique que j’ai proposé (représentation de la décision des
citoyens et non pas des individus physiques) on dépasse ce paradoxe. Le seul fait de réaliser le bien-
être maximal des citoyens ou de leur majorité n’implique pas qu’un gouvernement soit
représentatif. Pour être représentatif il devra respecter l’engagement pris pour implémenter le projet
qui a été retenu. Le changement de projet ne peut passer que par un accord issu de nouvelles
élections ou par la délibération publique. L’essence de la représentation démocratique est justement
le respect du projet et non la réalisation d’objectifs que les élites peuvent élaborer indépendamment
du vote des électeurs. Pour que la representation reste démocratique il faudrait traduire la maxime
utilisée par Kant « Fiat justicia et pereat mondus » par « Fiat contractio et pereat mondus ».
Mais, si la majorité gagnante représente un projet unitaire que la majorité des électeurs ont choisi de
représenter, alors que représente l’opposition? L’opposition représente son propre projet politique
alternatif, lui aussi unitaire et qui est fondé sur la décision d’une partie minoritaire, mais importante
des électeurs. Si nos systèmes, n’avaient pas prévu ce mécanisme, le gagnant des élections aurait
tout simplement occupé l’ensemble des sièges au parlement. L’opposition est au parlement
justement pour faire valoir cette alternative, légitime pour une partie des électeurs. Dans le cadre de
partis fortement idéologiques, la délibération dans le parlement est relativement inefficace à cause
des différences ineffaçables des principes qui leur servent de noyau. Cela se traduit, en termes

213
organisationnels, comme le remarque B.Manin, par une séparation complète entre ceux qui
soutiennent le gouvernement et ceux qui l’attaquent267.
Mais dans la realpolitik contemporaine, la relative convergence idéologique des partis concurrents
rend possible une certaine fonctionnalité de la délibération au parlement, mais toujours non par
rapport au parlement lui-même, mais par rapport aux délibérations extérieures dont elles servent de
source d’information et d’orientation sur les positions politiques prises. L’existence de deux ou
plusieurs projets distincts qui ont été votés de manière différente des électeurs ne peut être
compatible cependant d’une transformation considérable ou complète du projet gagnant en faveur
du projet de l’opposition. La délibération au parlement est par conséquent limitée par le fait qu’on
ne peut mettre en oeuvre un projet différent de celui que les électeurs ont choisi, sauf dans des
systèmes comme l’italien des années 1980-1990 quand les démocrates - chrétiens créaient des
alliances parlementaires, y compris avec les minoritaires socialistes de B.Craxi dans le cadre d’une
organisation constante politique qui visait, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, à éviter
l’arrivée au pouvoir des communistes qui constituaient un des plus grands sinon le plus grand parti
italien. Dans ce cas, les crises politiques ne sont relativement évitables que par une convergence
politique. L’opposition peut demander des changements ou des atténuations de la mise en oeuvre du
projet, mais il n’y pas beaucoup de sens dans la demande de changer l’essentiel du projet. Les
demandes de transformation substantielle ou considérable du projet de la majorité politique ne
prennent du sens que par le fait du principe de publicité ou plus concrètement à cause des caméras
qui suivent les travaux du parlement268.
D’ou l’importance de la délibération au niveau de l’espace public, dans la source légitimante du
projet choisi. C’est surtout à ce niveau qu’il est possible de décider des changements importants. La
pratique démocratique récente de consultation des “groupes d’intérêts” sur des initiatives
législatives qui les concernent (syndicats, associations, communautés, spécialistes, etc.) peut
s’avérer très efficace. De ce point de vue la délibération a un double effet politique: elle permet de
préciser en continuité les éléments spécifiques du projet initial et en même temps d’en légitimer ses
résultats. L’influence constante sur le projet initial se fait en respectant une certaine orientation
générale qui tient plus à la modification intérieure du projet que sur une volonté de changement de
la part des électeurs, même si l’inverse peut être vrai dans de rares occasions. L’issue en est
l’organisation d’élections anticipées.
La modification intérieure peut inclure des changements intentionnels qui adaptent le contexte au
développement du projet, des changements de ressources humaines comme un des deux éléments

267
Manin, Bernard (1995) Op. Cit. Page 276.
268
L’opposition a évidemment un rôle important comme watchdog pendant toute l’activité de la majorité, spécialement
du point de vue de la constitutionalité de ses actions.

214
principaux qui ont motivé le vote ou la prise en considération et l’adaptation à des difficultés ou des
échecs de mise en oeuvre de certains éléments du projet. Un changement fondamental par son
importance négative est la déviation des résultats du projet vers des individus ou des catégories
spécifiques en abandonnant de cette manière sa fonction universelle. Cela peut arriver comme une
conséquence de contrats clientélistes qui orientent les résultats du projet vers des groupes
d’électeurs existants ou potentiels, ou comme conséquence d’activités corruptives qui justement,
par leur négation de l’orientation universelle du projet, repartissent les résultats de manière
partielle, catégorielle ou individuelle. Dans ce deux cas, la fonction de la délibération n’est pas
seulement d’agir sur de telles déviations sectaires de la réalisation du projet, mais surtout de
signaler les problèmes à tous les électeurs et de causer une réaction double: l’initiation d’une
analyse anticipatoire des représentants sur les comportements contestataires éventuels des électeurs
à la lumière de telles informations de déviations, et l’engagement concret d’attitudes contestataires
portant sur un vote futur qui par ses deux éléments sanction/sélection influencera le choix d’un
autre projet ou la mise en oeuvre orthodoxe du projet existant.
Les résultats des enquêtes empiriques semblent montrer que la prépondérance de l’un ou de l’autre
des deux éléments constitutifs du projet, à savoir le programme politique et les ressources humaines
engagées à le réaliser, dépend fortement de la qualité de la délibération qui à son tour dépend des
compétences politiques. Cela explique pourquoi les régions les plus pauvres sont plus susceptibles
de prendre en compte l’élément des ressources humaines, ce qui se traduit souvent par le leader
central du parti respectif. Suivant l’analyse de Bourdieu sur la production du capital et du pouvoir
politique et de Gaxie sur le cens caché exercé par les inégalités enracinées dans l’origine sociale et
reflétées dans le niveau d’éducation et par conséquent des compétences politiques, il est possible de
confirmer un éclipse de l’élément du programme et l’accentuation du rôle du leader.
Dans ce niveau, le choix ne se fait pas sur des critères idéaux, mais sur des motivations bien
terrestres: les perceptions sur les valeurs du leader sont utilisées de manière cognitive comme
indicateur d’une certaine garantie minimale de la réalisation d’un projet qui n’est perçu que de
manière très générale. Cela ne veut pas dire que l’élément du programme est totalement éclipsé. Les
électeurs visent précisément des résultats concrets, mais sans vraiment pouvoir déchiffrer en termes
compréhensibles l’architecture du programme, ils jugent très généralement les résultats promis ou
les résultats qu’ils pensent être déductibles de l’action du leader. Autrement dit, l’idéologie ou le
programme concret du parti a très peu d’influence, contrairement à la perception organisatrice que
les électeurs ont des résultats que l’engagement du leader peut produire.
La délibération permet donc minimalement de garder une certaine visibilité du projet, même si un
des deux éléments peut être largement dominant sur l’autre. La délibération est construite sur des
structures communicationnelles déjà mentionnées par les différents auteurs. Du point de vue formel,

215
la délibération devient le fondement de l’autorisation du projet par les électeurs. Cette autorisation
permettra la constitution institutionnelle des structures politiques représentatives (du parlement) et
par là, des structures exécutives, dont la légitimité, comme le décrit Habermas, dérive de cette
autorisation269.
La production délibérative de la responsabilité n’a pas lieu exclusivement le jour des élections
selon des modèles minimalistes ou élitistes de la démocratie, mais elle doit être conçue comme un
processus continu. Le vote est important pour matérialiser les attitudes politiques à partir de
conclusions sorties de la délibération constante. Cela permet aux initiateurs des projets de présenter
leur propre interprétation de la réalisation du projet promis et en même temps permet aux citoyens
d’entreprendre deux actions simultanées: l’évaluation du travail des représentants par rapport à
l’engagement et au projet initial et aussi la revalidation du projet lui-même par rapport aux attentes
et aux motivations qui ont fondé le choix du projet.
La dissociation conceptuelle de ces deux éléments dans le processus d’analyse de la responsabilité
est très importante. Dans le premier cas, les électeurs jugent la réalisation des promesses tout en
respectant l’indépendance des représentants et le projet initial. Dans le deuxième cas, le
déroulement de l’activité législative et exécutive pour lequel les résultats préliminaires du projet,
peuvent inciter à une modification partielle ou essentielle du projet. La flexibilité politique des
représentants déterminera si la modification du projet sera faite par un remodelage intérieur du
projet (reformulation des priorités, réorientation des ressources économiques, recomposition du
gouvernement, etc.), ou par des élections anticipées qui aboutiront à l’adoption d’un nouveau projet
politique.
La rigidité idéologique et politique des représentants n’est pas compatible avec une modification
essentielle du projet et crée donc les conditions d’une nouvelle considération générale de tous les
autres projets concurrents. Dans les pays de longue tradition démocratique cela se traduirait par des
conséquences qui vont du remplacement des leaders politiques du projet jusqu’à l’abandon total du
projet. Dans d’autres cas, celui albanais concrètement, cela débouche seulement sur des
changements de la partie programmatique du projet ou des changements mineurs au sein du
gouvernement. Des crises importantes de légitimité représentative peuvent en être causées si les
leaders politiques s’obstinent à interpréter la contestation du projet comme réparable par des
modifications cosmétiques et non essentielles. La source ultime de crises de légitimité
représentative est évidemment l’interprétation forcée des contestations délibératives dans un sens
grammatiquement non dangereux pour la continuité du projet.

269
Habermas, Jurgen (1997). Droit et démocratie. Entre normes et faits. Editions Gallimard, Paris. Chap. IV.
Reconstruction du droit. 2. Les principes de l’Etat de droit.

216
Ainsi le gouvernement peut insister à interpréter les contestations comme un acte de sabotage,
comme un signe d’impatience ou tout simplement comme insignifiantes, dans un effort de
convaincre non pas soi-même, mais surtout la majorité des citoyens du manque de nécessité de
changer le projet ou d’en choisir un autre à sa place. L’histoire de l’Europe de l’Est et des pays du
Caucase montre que ces tentatives ont été des vrais échecs à long-terme. Une délibération
démocratique n’est pas du tout compatible avec les régimes autoritaires: un des deux détruira
inévitablement l’autre pour produire soit une dictature complète, soit une polyarchie fonctionnelle,
plus ou moins démocratique.
La spécialisation « d’interprètes » de la légitimité représentative dans les médias et de la réalisation
du projet dans l’espace public est une caractéristique commune à la construction politique
athénienne et celle des réalités contemporaines. Les partis politiques et surtout les gouvernements
ont depuis longtemps leurs instruments organisationnels et institutionnels d’interprétation du
déroulement du projet (et aussi de la validité des projets concurrents). La concentration toujours
plus importante de moyens financiers et de ressources humaines assignées à cette fin, est un
témoignage de la croissance de l’influence légitimante de la délibération dans la légitimation de la
représentation. La professionnalisation de ces instruments est en fonction directe de l’élargissement
concurrentiel de l’espace délibératif.
Les sondages, les enquêtes, les élaborations stratégiques lors des campagnes électorales270 ou le
travail quotidien des bureaux de communication deviennent indispensables. Cette sorte
d’organisation est cependant différente de celle de la propagande de dictature ou de la recherche
rationnelle de principes universels. Dans le cas d’une dictature, une vision holiste, déterminée et
irréprochable de la politique exclut toute alternative. Le régime est le seul détenteur de la “vérité”
unique. Le pluralisme n’a pas de sens. La délibération peut être complètement fictive, ou peut
prendre la forme de recherches sur l’amélioration de l’adaptation des pratiques politiques au modèle
construit sur la “vérité”. La communication est presque toujours à sens unique et assume le rôle de
l’éducation ou de la fabrication de “l’homme nouveau271”. D’un autre côté, dans le cas du modèle
libéral américain élaboré et représenté par John Rawls, on ne parle pas de vérité, mais de consensus
qui est fondé sur le déploiement de la raison publique qui cherche des principes de justice fondés
sur la réciprocité:

270
Les campagnes électorales sont surtout perçues comme effort de manipulation des citoyens par les partis politiques.
Sans nier une telle tendance, il est nécessaire de souligner leur fonction informative réciproque. Voir par exemple
Friedman, Paul & Franz, Michael & Goldstein, Keneth (2004). Campaign Advertising and Democratic Citizenship.
Dans The American Journal of Political Science. Vol. 48, Nr. 4. Pour le cas de l’Albanie voir Hasimja, Ermal (2005),
Elitat dhe elektorati. Dans Colloquium Liberal. Teza për një qeverisje të djathtë liberale. Dita 2000, Tiranë.
271
Ce terme était très à la mode pendant le régime communiste en Albanie.

217
“When citizens deliberate, they exchange views and debate their supporting reasons concerning
public political questions. They suppose that their political opinions may be revised by discussion
with other citizens; and therefore these opinions are not simply a fixed outcome of their existing
private or nonpolitical interests. It is at this point that public reason is crucial, for it characterizes
such citizens' reasoning concerning constitutional essentials and matters of basic justice.272”

Le problème de ce modèle réside dans la combinaison de limites très restreintes délibératives


(Rawls limite l’espace de la délibération aux questions fondamentales et quand il parle de
délibération il entend surtout la délibération dans les tribunaux) et d’une vision très exigeante de la
rationalité. Les citoyens doivent effacer toutes leurs références égocentriques et les visions
partielles du monde et aboutir par le principe rationnel de réciprocité à un consensus éclairé. En
plus la délibération est surtout considérée comme expression, plutôt que comme échange et
influence sur les actions politiques. Il y une certaine contradiction dans cette conception : si des
principes rationnels et réciproques de raison publique sont “découverts” une première fois, alors la
délibération n’a plus de sens, au moins pour une certaine période. La délibération ne serait ainsi que
l’application de ces principes et non pas sa source.
A la limite les citoyens ne sont même pas nécessaires, et comme le dit John Dryzek:

“…the right conclusions can, then, be discovered by any reflective individual; and who better to
reflect, and to set aside material self-interest and sectarian argument, than the professional
political philosopher or legal thinker?273”

Une telle conception de la délibération néglige la nature des motivations des citoyens dans leur
participation à la construction démocratique en rendant très stérile l’interaction politique. C’est
d’une telle conception que partent souvent les critiques contre - délibératives, comme celle de Lynn
Sanders qui, dans son rejet de la délibération, considère comme identiques les contraintes mises par
les antidémocrates (standards of expertise, moderation, and communal orientation) et les

272
Rawls, John (1997). The Idea of Public Reason Revisited. Dans University of Chicago Law Review. Nr. 64. Page 5.
Rawls définit la raison publique comme : « The idea of public reason specifies at the deepest level the basic moral and
political values that are to determine a constitutional democratic government's relation to its citizens and their relation
to one another. In short, it concerns how the political relation is to be understood. Those who reject constitutional
democracy with its criterion of reciprocity will of course reject the very idea of public reason. For them the political
relation may be that of friend or foe, to those of a particular religious or secular community or those who are not; or it
may be a relentless struggle to win the world for the whole truth.” Ibid. Page 2.
273
Dryzek, John S. (2000). Deliberative Democracy and Beyond. Oxford University Press, New York. Page 15.

218
contraintes des libéraux américains (request for a certain kind of talk: rational, contained, and
oriented to a shared problem)274. Or, s’il est vrai que la manière néo-kantienne des libéraux
américains de concevoir la délibération souffre de stérilité, il ne faut pas rejeter la délibération
comme méthode, mais leur conception spécifique de la délibération, en éliminant les contraintes et
en ouvrant à elle tout le potentiel d’inclusion démocratique.
Une autre critique plus radicale encore du libéralisme politique américain concerne le principe
d’exclusion de la coercition (comprise d’une manière plus flexible et surtout comme protestation),
qui, pour John Medearis par exemple, empêche l’inclusion dans la délibération par l’élimination de
l’outil principal d’influence des groupes marginalisés (toute sorte de blocage ou protestation non
conventionnelle), dans un contexte délibératif qui loin d’être neutre, favorise certains groupes275.
Les critiques de l’exclusion par la négligence des inégalités sociales s’adressent non seulement à
Rawls, mais aussi à des interprétations plus récentes de la pensée libérale aux USA ou encore à
Habermas276.
Les contraintes mises à la délibération par la pensée libérale américaine présentent un autre
problème : il n’y a pas tellement de sens dans l’exigence de responsabilité si on suppose que les
représentants agissent sur des principes tels que la raison publique. Avec Russell Hardin on peut
avancer deux autres situations qui rendent insensée la responsabilité des représentants et qui la
limitent par conséquent à l’intérieur des murs des parlements, des tribunaux ou des académies:

274
Sanders rejette (il dit non complètement) la délibération et propose la solution de témoignage. Sanders, Lynn M.
(1997). Against Deliberation. Dans Political Theory. Vol. 25, Nr. 3. Page 13.
275
Medearis, John (2004). Social Movements and Deliberative Democratic Theory. Dans The British Journal of
Political Science. Vol. 35.
276
Il s’agit par exemple de critiques des argumentations délibératives libérales de Gutmann & Thompson. Ils proposent
deux groupes de principes de la délibération, séparés en principes procéduriers et substantiels. Dans le premier groupe il
y a le principe de réciprocité (l’abstention de revendications qui ne peuvent être faite qu’a partir d’un point de vue
exclusif), le principe de publicité (défense de l’élaboration de politiques qui ne sont pas transparentes au public), et le
principe de responsabilité (accountability). Dans le deuxième groupe ils classifient le principe de « liberté basique »
(degré de non –interférence de l’Etat dans les choix individuels d’identité), le principe d’ « opportunité basique » (les
limites et le contenu de l’activité distributive de l’Etat afin de rendre possible une vie décente) et le principe de « fair
opportunity » (rôle de l’Etat a garantir la compétition pour des postes qui permettent la poursuite des plans individuels
de vie). Voir Gutmann, Amy & Thompson, Dennis (1998). Democracy and Disagreement. Belknap Press.
Pour une critique de Habermas du point de vue de la négligence de l’influence des relations de pouvoir du domaine
social dans la délibération politique voir Vincent, Jean Marie (1995). Les méandres du pouvoir. De la domination à la
liberté. Dans Futur Antérieur 25-26 : 1995/6.

219
“If we suppose Schmitt’s identity [of the rulers and the rule277], it is pointless for us to talk about
the role morality of the rulers with respect to the ruled. The issue only arises because there is not
an identity between the ruler and the ruled in a representative democracy. Similarly, if
representative democracy is a form of slavery, it is silly to speak of a role morality for the overseers
of the slaves.278”

Cependant, le modèle libéral présente quelques avantages conceptuels importants. Il met l’accent
sur le besoin d’éducation des citoyens et sur le caractère indispensable de la sauvegarde de la liberté
politique pour la délibération. Le principe de réciprocité est aussi très important dans la délibération
en rendant inefficaces les points de vue extrêmes.
Il est possible d’aborder encore une fois et d’un autre point de vue le paradoxe démocratique
formulé par Dahl comme dichotomie entre l’insatisfaction générale des citoyens par rapport à leurs
représentants et leur support inébranlable pour la démocratie. C’est déjà presque inévitable d’avoir
une satisfaction complète dans un système qui est régit par le principe de majorité. Mais
évidemment cela ne suffit pas à tout expliquer. Même parmi ceux qui ont voté un projet donné, le
soutien n’est pas garanti, d’ou la raison d’être de la délibération. La nature plurielle des motivations
individuelles, le flux d’informations sur l’activité des représentants, la perception des résultats
concrets et les modalités de fonctionnement des relations de confiance, rendent difficile un soutien
rigide pour les représentants. Mais cela ne change rien au soutien, si longtemps que les citoyens
perçoivent la possibilité du changement, soit par un vote futur qui portera sur un nouveau et
meilleur projet, soit par l’influence de la délibération constante et les signaux qu’elle envoie aux
représentants.
L’effet de la délibération n’est possible que par la confirmation de la décision sur le projet universel
politique non pas comme un produit de principes abstrait de la Raison, de la Vérité, ou l’activité
d’un Etat Savant, mais comme un produit social susceptible d’être modifié par la décision du demos
sur la base des changements qui se succèdent dans les motivations et les conditions de vie des
citoyens. Tout peut changer donc, sauf la garantie du principe de la possibilité du changement. Ce
principe n’a rien à voir avec les résultats de l’activité des représentants qui peut être décevante,
mais trouve ses racines dans le pouvoir du demos qui est garanti par des institutions démocratiques.
Il est compréhensible que les séances parlementaires ne puissent servir de places de délibération,
sauf dans des cas très rares et spécifiques, quand le débat sur une question spécifique dépasse les
enjeux politiques qui règlent les rapports entre la majorité et la minorité. Une telle exception est, par
exemple, le débat sur l’adoption d’une résolution du parlement albanais sur les événements au

277
Note de E.H.
278
Hardin, Russell. (2004). Op.cit.. Page 17.

220
Kosovo en 1998, à la veille de la guerre. Occasion très rare, l’opposition de l’époque avait
abandonné le boycott du parlement, avait participé dans une manifestation de solidarité avec toutes
les autres forces politiques, y compris celle gouvernementales, ce qui s’est traduit par une
discussion ouverte aboutissant à une résolution unanime. Evidement ces cas sont des exceptions qui
confirment la règle générale, celle qui veut que la délibération au parlement soit complètement
virtuelle et sans aucune valeur intrinsèque si elle ne dépasse pas les murs de la salle du fait des
caméras. Cette délibération ne prend d’importance que par le fait qu’elle sert à informer les citoyens
des positions et des comportements des représentants.
D’autres instances de l’espace public ont un rôle direct dans la délibération: les pages des journaux
qui sont consacrées aux opinions, les débats télévisés ou radiophoniques, les débats publics devant
des petites audiences, les communications croisées des campagnes électorales, les rencontres de
politiciens avec les représentants de médias, les séminaires, les conférences etc. Mais probablement
la plus grande quantité de la délibération politique se fait dans des milieux non institutionnels: lieu
de travail, famille, cafés, etc. C’est la où se forgent les convictions et les attitudes politiques aussi ;
les amis, les proches, les collègues ou les “opinion leaders279” étant les animateurs et les catalyseurs
de la micro - délibération. Le rôle de la micro - délibération est confirmé par des recherches
empiriques, qui soulignent le fait qu’un telle délibération améliore sensiblement la qualité des
opinions individuelles et réduit aussi l’influence des stratégies interprétatives de la rhétorique des
élites280. Plus cette délibération extraparlementaire est efficace, plus les représentants sont obligés à
adapter leurs projets à leurs motivations réelles.
Ces instances informelles de délibération ont rarement été inclues dans les conceptions de la
délibération avant ces dernières années. Il est prévisible que cette sorte de délibération soit plus
intensive dans des démocraties de petites dimensions géographiques. Un autre facteur est
l’influence que le politique exerce sur les conditions de vie des citoyens, ce qui peut expliquer
l’engagement régulier d’une partie des citoyens dans la micro - délibération albanaise, malgré les
problèmes conceptuels et le manque de connaissances sur la nature et le développement empirique
de la politique.

279
J’utilise ici ce terme dans sa version classique comme formule par Berelson, Bernard R. & Lazarsfeld, Paul F. &
McPhee, William N. (1986). Voting: A Study of Opinion Formation in a Presidential Campaign. University Of Chicago
Press, Chicago.
280
Voir par exemple la recherche récente de Druckman, James N. & Kjersten, Nelson R. (2003). Framing and
Deliberation: How Citizens’ Conversations Limit Elite Influence. Dans The American Journal of Political Science. Vol.
47. Nr. 4.

221
Le rôle de la délibération est toujours vu en corrélation avec ses fonctions principales. Du point de
vue cognitif elle permet de réaliser la communication entre représentants potentiels et électeurs en
vue de la décision portant sur le choix d’un projet politique: élaboration et “marketing” du projet
(promesses), et aussi l’échange et l’analyse des informations sur les réactions constantes des
citoyens sur la mise en oeuvre concrète de ce projet (anticipation). L’interaction des citoyens avec
les représentants selon la conception basique que j’ai avancée peut largement et légitimement
contenir les deux formes principales: promissory et anticipatory. Les candidats présentent leur
projet sous la forme de promesses ou d’engagements qui font partie d’un projet intégral et cohérent.
Au cours de l’activité, après être élu, les représentants évalueront constamment et anticiperont les
réactions des électeurs par rapport à la réalisation du projet initial, par la délibération dans l’espace
public. Le résultat peut être une modification partielle du projet, de tentatives d’interprétation et
d’explication des résultats afin de regagner le soutien électoral, ou un abandon du projet.
Du point de vue formel, elle assure (selon les termes de Hanna Pitkin) l’autorisation du projet et un
certain niveau de responsabilité des représentants par rapport à l’engagement pris pour la réalisation
du projet dans les termes qui ont mené à l’autorisation. Il est possible de dire que le principe de
responsabilité demande une application complète, constante et à deux niveaux. Dans le premier, la
responsabilité est affrontée de manière fixe et rétrospective le jour des élections. Dans le deuxième,
la responsabilité demande l’ouverture à l’enquête et à l’analyse de tous les acteurs de l’espace
public, y compris chaque individu.
Dans le prochain chapitre j’analyserai la compatibilité de la représentation réelle albanaise à cette
conception pour finalement conclure avec l’analyse de sa compatibilité aux principes de la
démocratie.

3.5 Critères de la représentation démocratique

Il est maintenant possible de définir les critères principaux de la représentation démocratique. Il


s’agit de critères dont l’application idéale n’est jamais atteinte complètement, mais doit être
toujours visée. Ils ne sont pas des critères minimaux, mais optimaux. Une partie d’eux sont
cependant indispensables à la représentation démocratique. (voir Tableau 32)

3.5.1 Les critères de la viabilité du projet politique

Un projet politique, de mon point de vue, contient deux éléments principaux: le programme et
les candidats (ou les ressources humaines). Le choix d’un projet est légitime même si les
électeurs ne prennent en compte qu’un des deux éléments séparément, le contraire étant
cependant désirable. Dans la réalité politique, c’est surtout le programme qui est négligé par
rapport au poids des candidats. Le choix de candidats sans tenir compte du programme est
légitime, car les électeurs, en choisissant un candidat déduisent les principes de son action de

222
ses caractéristiques individuelles (intégrité morale, professionnalisme, expérience, etc.). La
procédure peut parfois être très inefficace et erronée, mais toutefois légitime. La décision des
électeurs est légitime pour autant qu’ils jugent que le choix d’un candidat sert à produire des
résultats qu’ils attendent d’eux. Deux idées principales sont en concurrence en ce qui concerne
les possibilités de présentation et de publicité qui doivent être données aux projets politiques. La
première présuppose que les candidats et leur programmes doivent être traités de manière égale
en termes d’espace publicitaire, au moins jusqu’a un certain point de la campagne, pour assurer
une vaste gamme de choix pour les électeurs281. La deuxième laisse tout à la concurrence libre:
de ce point de vue l’attention que les projets attirent est une conséquence logique de leur valeur.
En fait, il est très rare qu’un projet favorable à une majorité soit éclipsé pour manque de
visibilité. L’illusion de négligence de projets excellents vient du fait qu’on considère seulement
le programme ou le candidat séparément, sans tenir compte du fait que les deux sont
inséparables et constituent des garanties à l’un l’autre.

a. Le programme
Le programme doit contenir les principes majeurs d’une activité gouvernementale qui est
valable pour toute la société et non seulement pour des catégories spécifiques. Dans certains cas
cela est possible par le programme d’un seul parti, mais souvent le programme du
gouvernement est constitué par la concertation des programmes de plusieurs partis. Les partis
avec des programmes non - universels ne peuvent gouverner que dans le cadre d’une coalition
de partis capable de fournir un programme universel.

b. Les candidats
Il est indispensable que les candidats soient présentés aux électeurs et offrir le plus possible
d’informations sur leur profile politique et social, sur leurs idées, leur positions par rapport au
programme du parti et leurs évaluations sur les programmes concurrents. Un système
proportionnel à listes fermées (non publiques) est en contradiction avec ce principe. Il n’offre
pas pleinement aux électeurs la possibilité de possibilité ses représentants potentiels. En plus il
permet aux oligarchies ou aux chefs de partis de composer le groupe parlementaire avec des
fidèles en évitant les concurrents intérieurs ce qui rend caduque le choix des électeurs. Un
système proportionnel ne peut être appliqué donc qu’avec des listes ouvertes et publiques,
connues préalablement par les électeurs. Une pratique démocratique dans ce sens,
indépendamment du système électoral, ce serait aussi la déclaration préalable de la composition
du gouvernement et du premier ministre proposé en cas de victoire, ce qui offre beaucoup plus
d’information concrètes aux électeurs sur l’aspect des ressources humaines du projet politique.
La concurrence interne démocratique des candidats au sein du parti est nécessaire, mais pas
indispensable ou obligatoire. Il est clair qu’un parti régi par la concurrence libre interne offre
des garanties additionnelles, mais la question de la démocratie intérieure n’est pas forcement
liée à ce que les électeurs attendent de ce parti ou à ce que les membres du parti attendent du
parti lui-même. Trop de démocratie peut d’ailleurs tuer la démocratie ! Sans un minimum de
leadership et autorité (non autoritarisme), les partis se soumettraient constamment à des
scissions et a des querelles internes de clans, groupes ou idéologie.

3.5.2 Critères de la délibération

a. La communication libre et ouverte


Il ne suffit pas d’avoir une communication libre. Il faut qu’elle soit ouverte et accessible à tous.
Le problème principal est évidemment l’inclusion des catégories marginalisées et discriminées

281
Voir par exemple Ramsden, Graham P. (1996). Media Coverage of Issues and Candidates: What balance is
Appropriate in a Democracy? Dans Political Science Quarterly, Vol. 111, Nr. 1.

223
qui ont peu de possibilités d’avoir leur propre mediums et qui sont aussi défavorisés par la
censure des compétences médiocres à cause des déficiences de leur éducation. Les lois qui
défendent la liberté d’expression, la liberté des medias, la communication de l’information
publique ou les projets qui combattent l’illettrisme (éducationnel et « culturel ») sont
indispensables, mais pas suffisantes. L’Etat doit subventionner l’éducation jusqu’à un certain
niveau qui permet d’avoir des citoyens compétents sur les grandes lignes de l’organisation
politique de la société.

b. Publicité de l’activité politique des représentants.


La réalisation de ce critère est indispensable pour l’évaluation de la compatibilité de l’activité
des représentants au projet politique « offert » pendant la campagne électorale. La réaction des
électeurs peut être l’exigence (non - impérative) d’une meilleure adaptation, l’exigence de
changer partiellement (non - essentiellement) le projet, ou celle de changer complètement de
projet (cette dernière ne peut être impérative que dans les cas extrêmes de violations de la
constitution de la part des représentants. Elle se développe d’habitude sous la forme de
mouvements protestataires qui touchent à la totalité du projet et non pas à des éléments
spécifiques.
Pour être capables de bien fonder leurs évaluations les électeurs doivent être capables de
connaître, avec tous les détails qu’ils demandent, l’activité politique des représentants et
construire les demandes de responsabilité. Une question intéressante est de savoir si le même
critère doit être utilisé à l’envers: c’est-à-dire si les représentants doivent aussi connaître les
préférences des électeurs en dehors de la consultation électorale. Je crois que cela est nécessaire.
Les mécanismes utilisés par les représentants (sondages, enquêtes, rencontres, etc.) confirment
que cela existe déjà en pratique. Mais les mécanismes de délibération doivent renforcer cette
interaction. Cette imbrication cause une sorte d’impossibilité de définition de l’orientation
prioritaire de la communication. Contrairement aux thèses élitistes, l’opinion publique incite les
changements des politiques publiques parallèlement à l’action des élites pour transformer ou
fabriquer les préférences de l’opinion publique282. Je crois, et c’est un constat fondateur de ce
travail, que l’influence est donc réciproque. C’est aussi ce qui confirme que la délibération,
même si elle probablement ne s’offre pas dans sa version idéale, possède déjà une base solide
faite de nécessité de communication et d’argumentation des demandes des électeurs et des
positions des représentants.

c. Participation la plus générale possible dans la délibération publique.


Il n’est pas possible de définir des limites acceptables de la participation, comme il n’est pas
possible d’établir empiriquement les dimensions de la participation réelle. Néanmoins, la
délibération n’a pas de sens sans un certain niveau de participation plus ou moins générale de la
part d’une pluralité d’acteurs: simples citoyens, organisations de la société civile, partis
politiques, candidats indépendants, institutions publiques, spécialistes de l’opinion, etc. La
pluralité de la participation est combinée avec la pluralité des lieux de délibération: parlement
(avec la présence des cameras), medias différentes, forums publics, rencontres électorales et

282
La question reste sans une vraie réponse définitive. Voir par exemple Page, Benjamin I. (1994). Democratic
responsiveness? Untangling the Links Between Public Opinion and Policy. Dans Political Science and Politics. Vol. 27,
Nr. 1.

224
post-électorales, manifestations, protestations, pétitions, etc.283 Habituellement on se concentre
sur l’aspect horizontal de la participation fondé sur des critères quantitatifs. Or ce qui compte
aussi est la qualité de la délibération. Des mécanismes spécifiques doivent être trouvés pour
contrecarrer les effets réductifs de « agenda-setting » de la part de certains acteurs politiques ou
des medias.

d. Encouragement de la participation à la délibération des catégories marginalisées


Il est indispensable que les medias publics offrent un espace d’expression aux catégories
marginalisées ou discriminées. Dans l’absence des medias publics ou dans l’éventualité d’une
position insignifiante du point de vue de leur audience, le gouvernement devrait sponsoriser
directement l’expression de ces catégories dans les medias privés (par exemple par l’achat de
temps télévisé ou d’espace pour les medias écrits). Cette action devrait être combinée avec une
formation minimale professionnelle de représentants de ces catégories qui auront la tâche de
parler au nom d’elles. Ce rôle appartient aussi aux organisations de la société civile. Même s’il
ne s’agit pas d’un critère directe de la délibération, il faut mentionner que l’encouragement de la
participation de ces catégories ne peut pas produire des résultats miraculeux s’il n’est pas
renforcé par des politiques d’éducation qui facilitent leur accès au système éducatif, au moins
jusqu’a un certain niveau général. Des autres pratiques doivent être appliquées pour porter la
voix de ces catégories dans l’espace public. Une pratique efficace est, par exemple, celle
d’inviter des membres ou représentants de ces catégories dans les séances de travail des
commissions parlementaires qui concernent des aspects différents de leur vie ou qui peuvent
avoir des conséquences sur eux.

e. Séparation du gouvernement des medias et prohibition de traitements préférentiels.


Les relations clientélistes du gouvernement avec les medias compromettent gravement la
délibération. Le pluralisme des medias doit être combiné obligatoirement avec le rejet de telles
relations. Il est normal que des medias soutiennent parfois le gouvernement ou l’opposition,
mais la motivation ne doit pas être constituée par des profits individuels ou catégoriels
réciproques. D’habitude ces relations sont permises et même dessinées pas les pratiques
illégitimes institutionnelles gouvernementales, d’ou le rôle majeur du gouvernement à les
réprimer et les prévenir. Le rôle des medias est très important par leur nature impersonnelle.
Malgré la tendance générale à sélectionner les medias en fonction de leur adaptation aux
convictions préalables, ces derniers sont plus efficaces à véhiculer des points de vue
contradictoires que les conversations interpersonnelles284 ou les délibérations limitées dans des
milieux idéologiques.

3.5.3 Critères de l’autorisation

Elections

a. Elections libres et honnêtes, réitérées régulièrement.

283
Le degré d’accès à la communication massive représente un indicateur prédictif très puissant de potentiels multiples
dans les sociétés démocratiques et notamment de la bonne gouvernance. Voir par exemple Norris, Pipa (2004). Giving
Voice to the Voiceless; Good Governance, Human Development and Mass Communication. Dans Frank Esser and
Barbara Pfetsch Eds. Political Communication Research in Comparative Perspective, Draft Version N°2, Feb. 2004
284
Mutz, Diana C. & Martin, Paul S. (2001). Facilitating Communication Across Lines of Political Difference : The
Role of Mass Media. Dans The American Political Science Review. Vol. 95. Nr. 1.

225
Il s’agit évidemment d’un critère fondamental. Il ne peut pas y avoir d’autre représentation
légitime, du point de vue de la conception que j’ai utilisé, qu’à la condition d’assurer
l’expression libre de la décision des électeurs de choisir un projet politique parmi d’autres. (Le
gouvernement ne peut pas être représentatif et démocratique seulement par le fait qu’il défend
les intérêts, opinions ou perspectives sociales de la majorité tels qu’il les perçoit, ou parce qu’il
obtient des résultats positifs qui seraient appréciés par les électeurs285.) Ce critère est
fondamental pour des nouvelles démocraties comme celle albanaise, avec des problèmes
nombreux dans le déroulement des élections. Bien évidemment, comme le note toute théorie de
la démocratie, le choix des représentants prend du sens par rapport à des périodes déterminées,
par exemple chaque 4 ans.

b. Respect pour le principe de l’égalité du vote.


Ce principe est aussi indispensable pour assurer l’égalité politique des citoyens. Son application
en pratique comprend par exemple la création de circonscriptions électorales de dimensions
égales. Les différents systèmes électoraux nuisent d’une manière ou d’une autre ce principe, en
rendant impossible l’égalité parfaite, mais ils doivent être formulés de telle manière que ces
effets soient minimaux286.

La responsabilité
Il y a toujours une tension fertile entre le besoin de respecter le projet qui a reçu le vote des
électeurs et l’indépendance des représentants dans sa réalisation. Ces deux principes ne sont pas
nécessairement contradictoires ou inconciliables. Au contraire, ils définissent les limites de l’un
l’autre de manière assez flexible. La tolérance est déterminée par les difficultés socio-
économiques vécues par les citoyens, le degré d’urgence de leurs besoins et les possibilités de la
politique d’en trouver des solutions. Cette tension peut produire des effets négatifs surtout dans
des situations de crises économiques et d’impossibilités d’arriver à des changements immédiats.

a. Conformation de l’action politique aux principes majeurs (pas aux détails) du projet
présenté pendant la campagne électorale.
Cette conformation n’est pas impérative, mais désirable, compte tenant du fait qu’une fois au
pouvoir, les représentants ont une information plus détaillée des possibilités et qu’au cours de
leur activité ils sont obligés de s’adapter aux changements qui n’étaient pas prévisibles au
moment de l’autorisation par le vote. L’impossibilité de la conformation aux détails vient aussi
par des éventuels changements des attitudes ou demandes des citoyens pendant ce temps, même
si cela ne devrait influencer qu’à un moindre degré pour permettre justement une indépendance
des représentants.

b. Indépendance relative des représentants à choisir les instruments et les méthodes


Cette indépendance est indispensable pour assurer la cohérence de la réalisation du projet
politique. Le vote se produit périodiquement et non tous les jours. L’action des représentants
sert aussi a garantir une cohérence et un développement a long-terme des projet politiques ou
gouvernementaux. S’il y aurait un vote tous les jours les représentants seraient inutiles ou
incapables de produire des résultats quelconques. Il serait très difficile par exemple d’imposer
des nouvelles taxes si elles passeraient chaque fois par le vote des électeurs. Le même vaut pour
la plupart des aspects du projet.

285
Ce critère résout ainsi le problème pose par Przeworski et al. Voir le chapitre précédant de ce travail (Les différentes
approches sur la représentation) et aussi Przeworski, Adam & Stokes, Susan C. & Manin, Bernard (édité par) (1999).
Op. Cit. Introduction.
286
C’est surtout le cas des limites proportionnelles à la représentation au parlement qui empêchent des petits partis d’y
entrer, ou aussi le vote stratégique, largement applique en Albanie lors des deux dernières élections parlementaires.

226
Tableau 32: Critères basiques de la représentation démocratique

Critères du projet politique Critères de la délibération Critères de l’autorisation

Programme Candidats Communication libre et Elections Responsabilité


ouverte
Programme universel ou Publicité des candidats Publicité de l’activité Elections libres et honnêtes, Conformation de l’action
compatible avec (listes ouvertes dans des politique des représentants. réitérées dans certains politique aux principes majeurs
l’intégration dans un systèmes proportionnels), de délais. (pas aux détails) du projet
programme universel leurs idées, de leur présenté pendant la campagne
programme et de leurs électorale.
positions par rapport au
programme du parti.

Concurrence libre des Liberté d’expression et Respect pour le principe de Indépendance relative des
candidats au sein du parti. liberté des medias. l’égalité du vote. représentants à choisir les
instruments et les méthodes à
réaliser le projet.
Participation la plus
générale possible dans la
délibération publique.
Encouragement des
catégories marginalisées ou
discriminées par les medias
publics.
Séparation nette du
gouvernement des medias et
défense de traitements
préférentiels.

227
4. REPRESENTATION, INFLUENCES ET DELIBERATION

4. 1 Caractéristiques de la délibération publique en Albanie

Le critère principal qui fait la différence entre la droite et la gauche en Albanie est nominal. Il
semble que la droite ait eu son dénominatif parce qu’elle est née comme une opposition du
communisme, donc de la gauche. Mais à part cela, il n’y a pas grand-chose de droite chez la droite,
ou de gauche chez la gauche. Tout au contraire, comme je l’ai montré auparavant, la droite semble
être plus intéressée à défendre des intérêts qui, dans les parlements traditionnellement idéologiques,
sont défendus par la gauche. Cela ne poserait pas de problème si les partis principaux arrivaient
toutefois à formuler un programme cohérent politique en dehors de l’axe classique idéologique (est
cela possible?) et essayaient de le mettre en œuvre correctement. Le vrai problème est que le
manque de cohérence idéologique se reflète dans le manque de cohérence générale politique.
Une conséquence majeure du manque de programmes idéologiques se produit au niveau de la
délibération : au lieu de débattre sur des idées, les politiciens débattent sur leur propres
caractéristiques individuelles. Le débat télévisé type pendant la campagne de 2005, mais surtout des
campagnes précédentes, était centré sur les accusations réciproques individuelles des candidats et
non pas sur des idées ou des solutions à apporter aux problèmes concrets des électeurs. Cette
déviation a plusieurs conséquences négatives: elle détruit le sens de la délibération en offrant une
information partielle et souvent inutile, compromet sérieusement l’image du politicien et des élites
politiques en général, crée des distances entre les citoyens et leurs représentants, spécialise les
politiciens dans les attaques personnelles en déformant l’information, pousse les médias à voir la
politique comme un spectacle de gladiateurs, et finalement menace la légitimité de la représentation
et la nécessité de la participation démocratique. Plus important encore, par rapport au modèle que
j’ai présenté, ce déplacement, met l’accent uniquement et négativement sur un des deux éléments
du projet politique, celui des ressources humaines en ignorant presque totalement le programme
politique. Les citoyens ne reçoivent que la moitié de l’information dont ils ont besoin pour voter et
par conséquent le vote est plus motivé par d’autres informations ou motivations qui engagent
l’intuition, le potentiel cognitif des valeurs et aussi les relations clientélistes avec la politique.
La communication entre les partis prend des formes intéressantes et contradictoires. Elle consiste
surtout à apporter des solutions à des crises spécifiques dont personne ne veut. Dans cette
atmosphère les partis sont obligés de recourir de plus en plus à des discours agressifs. Leur
positionnement dans la délibération dérive d’une tension contradictoire entre la tendance à chercher
un public/électorat général par un positionnement idéologique convergent vers le centre et la
tendance à attaquer toujours plus férocement l’adversaire pour garder un niveau de mobilisation

228
élevé. Cette tension est notamment visible chez le PD qui, contrairement au PS, souffre des effets
d’un militantisme moins important, moins solide, et moins discipliné. Dans l’autre camp,
l’existence de cette tension est confirmée par la comparaison entre deux périodes différentes du
développement des rapports intérieurs du PS. Dans la première période, celle d’un PS dirigé par
Nano l’agressivité était moindre que lors de la période récente sous la direction de Rama. Ce dernier
est d’autant plus agressif vis-à-vis de Berisha qu’au sein du PS le fantôme de Nano et d’autres
rivaux le guettent.
Comment construire une telle agressivité sans une base idéologique? Les partis albanais ont trouvé
la solution. Elle est possible par la déformation du débat. Puisque ils n’ont pas de véritable
programme, les partis sont obligés de débattre ad hominem ou encore plus simplement de remettre
en cause les résultats de l’un ou de l’autre, sans avoir d’alternative à proposer. Cela s’adapte aussi à
un niveau général très bas de compréhension du langage politique. Bourdieu remarque la
monopolisation du langage comme producteur du pouvoir symbolique par des spécialistes. Mais
dans ce cas c’est l’inverse qui se produit: ces spécialistes, abaissent le langage à un niveau
compréhensif par les électeurs, ou plutôt au niveau de l’électeur moyen287. Un langage trop
spécialisé ne peut produire de résultats politiques. La pression est réciproque. La production du
langage prend en compte le potentiel de réception. C’est un minimum fonctionnel de
démocratisation du “marché linguistique”.
La nécessité d’attirer toujours plus d’électeurs par n’importe quel moyen produit les conditions de
cette « démocratisation » au niveau de la délibération à plusieurs niveaux:

1. Les médias sont les instruments de préférence de la délibération. Le développement


irrésistible de l’interaction médiatique le témoigne. Presque toutes des émissions politiques
télévisées importantes en Albanie contiennent des éléments d’interaction. Cela est venu
graduellement, mais irréversiblement. Des politiciens invités au studio communiquent directement
avec les auditeurs présents sur place, par téléphone, SMS, e-mail ou à travers des sondages qui
relèvent (bien ou mal) leurs questions et exigences. Dans deux de ces émissions les animateurs
tiennent un portable à la main devant les caméras et un d’eux lit les SMS des auditeurs directement
de son portable288). Le chef du PS, Edi Rama, anime une fois par semaine une émission de
communication directe radiophonique durant laquelle il répond aux questions et commentaires des
auditeurs. Les médias jouent un rôle important surtout lors des campagnes. Pendant celle de 2005,
chaque candidat a eu plusieurs occasions de débattre publiquement dans des studios de télévision
avec les autres candidats. Peu de télévisions ont échappé à ces débats. Le problème est qu’après la

287
Phénomène déjà constate par W.Lippmann au début du siècle dernier. Voir Lippmann, W. Op. Cit.
288
Blendi Fevziu (Opinion) et Arian Çani (Zonë e Lirë).

229
campagne, la majorité des électeurs ne verront plus leurs députés et candidats et d’autant moins s’ils
ne sont pas élus.
2. Le gouvernement développe une stratégie intensive de communication avec les citoyens. Au
cabinet du premier ministre, un département spécialisé traitait en 2005-2006 une moyenne de 150
messages par jour (lettres, appels téléphoniques, SMS, e-mails), adressés au premier ministre. Le
premier ministre répond personnellement à une vingtaine par jour, tandis que les autres sont traités
par les conseillers ou l’administration du bureau. Mais la communication ne s’arrête pas à la
réception. Des dizaines de scénarios par mois sont conçus pour « produire » médiatiquement la
consultation avec les électeurs ou les groupes d’intérêts. Il y a pourtant beaucoup plus de publicité
que de communication effective dans cette activité. Cela aide collatéralement la délibération
seulement si il y a retransmission télévisée. Il est rare de voir le premier ministre (Nano ou Berisha)
aller quelque part sans que les télévisions soient “informés” de l’activité, ce qui équivaut à une
production constante et intensive d’informations. Et par conséquent à une inflation d’apparitions
publiques du premier ministre, surtout dans le cas de Berisha. L’essence de cette communication est
cependant statique. Elle se fait d’ordinaire non par la délibération ouverte des représentants du
gouvernement, mais par les calculs que font ces derniers sur les réactions des électeurs. Dans les
rencontres publiques directes, plutôt qu’écouter, le premier ministre parle. Ceci est probablement
une réminiscence du temps ou les leaders de l’Etat étaient considérés comme les détenteurs de la
Vérité scientifique communiste.

3. Il est difficile de constater une domination de la délibération.289 Les élites ne prennent pas la
forme d’une unité coopérante ou d’une triade comme le voyait Charles Wright Mills290 pour les
Etats Unis des années ’50 et contrairement à ce que pense Chomsky291, le pluralisme des médias
arrive à s’intégrer très efficacement dans un schéma polyarchique.

4. Les choses sont différentes dans le cas de groupes d’intérêt. La plupart des initiatives
législatives sont consultées préalablement avec des groupes d’intérêt. L’effet spectacle n’est jamais
exclu, car il est toujours possible de produire des rencontres avec des “groupes d’intérêts” qui ne

289
L’opposition est le garant principal du pluralisme des sources de communication et surtout des médias. Elle est
motivée indirectement par l’effet espéré d’une critique envers des actions restrictives éventuelles du gouvernement et
directement par la nécessité de conserver des forums de critique publique contrôlés par elle ou d’autres sources
critiques. Pendant ces 16 dernières années post-communistes, toute opposition a dépensé beaucoup d’énergie à la
dénonciation des tentatives de censure ou d’intimidation des médias par le gouvernement.
290
Wright Mills, Charles (1956). The Power Elite. Oxford Press.
291
Chomsky, Noam (2002) Understanding Power. Vintage, London. et Herman, Edward S. & Chomsky, Noam (1988).
Op. Cit.

230
représentent que des intérêts partiels d’un sous-groupe qui est plus proche du gouvernement. C’est
le cas typique du très important secteur de la construction. Le niveau du développement du
clientélisme (qui de par sa nature ne peut être universel, mais sélectif) conditionne les attitudes que
les membres ou les fractions de ces groupes auront avec le gouvernement central et local, ou le
gouvernement et l’opposition. Des fois, les groupes d’intérêts sont consultés uniquement pour
compléter une procédure en bonne et due forme, la décision étant prise préalablement. Néanmoins
une chose est sûre: les représentants tentent toujours plus de s’assurer sérieusement le soutien ou
simplement l’aval des groupes d’intérêt. Les ignorer complètement est une exception et une
solution extrême. Les consultations avec les groupes d’intérêts servent mieux que les sondages à la
connaissance précise des préférences et tendances des individus quand ils sont organisés sous la
forme de “focus groups”. Le problème ici est que, pour des raisons de marketing politique, les
représentants préfèrent présenter un résultat contrôlé de ces délibérations pour justifier des
politiques spécifiques déjà décidées ou entreprises.

5. Les sondages d’opinion présentent plusieurs problèmes. Par leur objectifs agrégatifs et
catégorisants ils réifient des tendances ou des mouvements des opinions qui en réalité ont des
formes fluides, transformables et d’intensité différentes. Les sondages présupposent que tous ont
une opinion, que cette opinion soit égale aux opinions des autres, que les questions posées soient
relevantes pour les enquêtes, etc.292 Toutes ces présuppositions relativisent la valeur des sondages.
Cependant, ils sont un instrument de prédilection pour la prédiction des actions et réactions des
acteurs politiques, y compris et surtout les groupes intéressés par une question précise. Par exemple,
malgré leurs problèmes, les sondages arrivent à prévoir avec une exactitude considérable les
résultats des élections. La différence entre l’intensité des attitudes électorales est habituellement
faite en ajoutant des questions clarificatrices; par exemple il est demandé aux sondés s’ils vont voter
et ensuite pour qui, leur deuxième choix électoral est également enquêté, etc. Les sondages
représentent non seulement une forme de communication entre représentants et électeurs, mais aussi
un instrument de lutte politique entre les différents acteurs. Les résultats des sondages sont utilisés
pour argumenter des actions politiques ou pour délégitimer les actions de l’adversaire. En Albanie
les sondages sont entrés en scène triomphalement au printemps 2005. Plus que leurs résultats, leur
c’est leur existence a marqué les esprits. Les acteurs politiques se sont ainsi livrés à une guerre des
sondages, chacun présentant le sien ou sa propre interprétation. Les principaux partis politiques ont
fait réaliser des sondages, mais aucun parti n’a fait état des résultats pour cause d’inadéquation avec
leurs déclarations triomphalistes. Même le PD, que tous les sondages donnaient pour gagnant n’a

292
Voir l’analyse des sondages faite par Bourdieu, Pierre (1984). Questions de sociologie. Editions du Minuit. Paris.
Chap. L’opinion publique n’existe pas.

231
pas publié le sien, pourtant réalisé par les américains de BG & R, une compagnie internationale qui
a déjà fait ses preuves, notamment aux Etats-Unis. A un certain moment, le sondage a été
probablement jugé politiquement incorrect par le PD vis-à-vis de ses partenaires de la coalition
Accepter des résultats qui montraient des apports différents en termes de vote, signifiait ouvrir la
voie a des prétentions majeures de la part des alliés mineurs qui dans ce sondage apparaissaient
mieux que prévu. Le sondage organisé par un mouvement de la société civile (Mjaft), accusé
constamment d’être proche d’Edi Rama et contre Fatos Nano et Berisha, est un cas intéressant.
Ceux qui accusaient les relations de ce mouvement avec Rama, ont pu prévoir (avec exactitude) les
résultats de ce sondage à quelques semaines de sa réalisation, au moment ou ses organisateurs
déclaraient l’entreprendre. Le sondage, comme prévu, donnait le PS et le PD presque égaux en
termes de vote, avec un avantage minimal du PD (contrairement aux autres sondages qui donnaient
le PD gagnant avec plusieurs points d’avance) et il confirmait entre-temps la popularité maximale
de Rama. Entre autres détails, le sondage confirmait aussi (et il était le seul sur ce point) la
confiance des citoyens dans ce mouvement, parallèlement à des institutions internationales comme
l’OSCE. Ces dérapages ont dévalorisé l’importance instrumentale des sondages dans la
communication entre représentants et électeurs. Mais les sondages internes des partis ont permis à
ceux-ci d’avoir une idée générale des préférences et des tendances électorales ; ce qui a eu pour
conséquence d’influencer le choix des stratégies électorales des partis et l’élaboration de projets
politiques dans leur deux composantes, programme et candidats. Les résultats des élections ont
confirmé largement les résultats des sondages principaux indépendants293. La problématique des
sondages est qu’ils sont à sens unique. Ils peuvent être un instrument de la délibération, mais ils ne
peuvent la remplacer. Contrairement à la délibération (qui inclut des éléments de raisonnement,
d’argumentation, d’affrontement, de confrontation, d’instrumentalisation, de consensus ou de
compromis) les sondages sont statiques.
6. Parmi les éléments intéressants de la délibération en Albanie il y a les rencontres électorales
de dimensions réduites entre candidats et électeurs pendant les campagnes électorales. L’avantage
est que les électeurs Albanais sont plus ouverts et directs du point de vue de leurs demandes. Par
contre cela peut devenir problématique dans un cadre de relations clientélistes. En effet, pendant les
campagnes électorales les candidats promettent tout, surtout les “challengers” qui n’ont rien à
perdre et qui n’avaient pas été dans l’obligation de mettre en œuvre leurs promesses passées.
Habituellement il est noté que la non tenue des promesses influence largement les choix des
électeurs. Or dans les conditions d’une généralisation de non tenue de promesses électorales, l’effet
est distribué de manière égale sur les partis adverses voire considéré comme un attribut quasi fatal
de la politique des partis en général. Les rencontres pendant la campagne permettent aux électeurs
293
Voir les résultats des sondages que j’ai mentionne avant: celui de Globic, QSH “Gani Bobi” et du NDI.

232
de connaître mieux les candidats et les programmes. Plus l’évaluation d’un programme politique
universel est difficile, plus les électeurs tendront à fonder leur choix sur les caractéristiques du
candidat ou sur les caractéristiques du leader du parti. Le clientélisme peut tout effacer, puisqu’il
arrive à délivrer des résultats concrets indépendamment des programmes et des candidats. En
Albanie les promesses électorales tendent à être très concrètes et détaillées. Elles vont jusqu’à la
promesse de fournir un ou plusieurs emplois en échange d’une quantité de votes ou de
l’engagement électoral. Les contrats clientélistes sont souvent facilités par l’organisation
traditionnelle de certaines familles rurales. Dans des cas particuliers, des biens matériels ont été
fournis directement aux électeurs en échange de votes. Dans au moins une circonscription de
Tirana, les candidats ont payé tous les crédits que des électeurs pauvres avaient sous forme de listes
dans les petits magasins de quartier.
De plus, ces rencontres permettent aux candidats de mieux connaître leurs électeurs. Un
changement important a eu lieu lors de la dernière campagne électorale de 2005, quand l’activité
des candidats s’est orientée vers des électeurs considérés comme indécis ou neutres
idéologiquement, ou autrement dit “l’électorat flottant”. Auparavant, l’activité électorale était
centrée sur des rencontres auxquelles participaient surtout des supporteurs du parti organisateur.
C’est le cas des grands meetings, une spécialité du PD. En 2005, le PD et le PS ont organisé moins
de meetings et plus de communications directes avec les électeurs. Il y a eu une tendance générale à
identifier et atteindre l’électorat flottant. Voila pourquoi les activités électorales ont inclus des
espaces sociaux qui sont traversés par des électeurs de différentes appartenances sociales et
idéologiques: le monde du travail, des groupes d’intérêts, des organisations de la société civile, des
espaces d’activité sociale commune, etc. La mobilisation des électeurs traditionnels n’a pas été
négligée par nécessité et inertie, mais la nouveauté d’une orientation stratégique vers l’électorat
flottant est bien présente. Le langage utilisé dans les deux situations est différent. Il est plus agressif
et contextuel dans les rencontres avec les supporteurs traditionnels et plus consensuel et tolérant
dans les milieux de l’électorat flottant.
7. Un des éléments les plus importants de la délibération est celui informel entre électeurs: la
micro-délibération. Elle se développe en famille, au travail, dans les milieux amicaux ou collégiaux
et professionnels, etc. Elle sert d’appareil de digestion à toute l’information reçue sous différentes
formes et de divers espaces de la communication. Ici aussi, la délibération est relativement partielle,
car tous les acteurs ne sont pas inclus, notamment les acteurs politiques. Elle est cependant
importante, car elle se développe avec une sorte de prise de distance des instruments d’influence
stratégique des partis ou candidats.

233
Susan Stokes propose plusieurs prémices à la solution aux problèmes de la délibération:
• If elite, specifically partisan, debate shapes citizen preferences, then we need parties that
array themselves over a sufficiently broad spectrum to permit citizens a choice of the
preferences to which they will cleave. Perhaps we need more than two.
• The press perpetrates misinterpretations of what people want, probably as often in pursuit
of the facile "good story" as for political objectives. Competitive ownership structures of
print and broadcast media reduce the herd mentality among the press and encourage
dissonant analyses.
• Resource-poor citizens' associations should be capacitated so that they can compete
effectively with resource-rich special interests in the expensive arena of public deliberation.
Cohen and Rogers (1995) and Schmitter (1995) propose schemes for equalizing these
resources.
• The public and politicians have to know where the information and points of view they are
showered with come from. Most advanced industrial democracies have truth-in-labeling
rules for the food we eat and the medicines we consume; we need such rules for trade
associations and lobbies294.

Je propose quelques éléments semblables pour la réalité albanaise au niveau du fonctionnement des
médias. En général, les réponses aux problèmes de la délibération peuvent être résumées dans une
seule nécessité fondamentale : la démocratisation du langage politique. Cela nécessite le pluralisme
des sources techniques de la délibération, la subvention de l’expression des groupes marginalisés ou
discriminés, l’assurance de la liberté des médias par rapport au gouvernement et une activité civique
qui joue aussi le rôle d’éducation politique. Une des conséquences de cette démocratisation est
l’immunisation contre les discours vides tels que celui de l’anticommunisme ou de l’anticorruption.
Une autre est l’encouragement d’une meilleure élaboration des projets politiques par les partis.

4.2 Généalogie et modus operandi des élites: autoritarisme et Représentation interne

Le changement dramatique de régime en 1990 a rendu possible la production de positions


idéologiques qui n’auraient pas pu se produire dans des démocraties traditionnelles. Je souligne
qu’il a « rendu possible », et non pas qu’il a produit effectivement. Dans ces dernières la démocratie
est surtout conçue en termes procéduriels et il n’est pas possible de prétendre à l’universalité d’une
294
Stokes, Susan (1998). Pathologies of Délibération. Dans Elster, John (1998). Deliberative Democracy. Cambridge
University Press, Cambridge. Page 136.

234
idéologie ou d’une position spécifique partidaire. Il s’agit, sous certaines règles, surtout de
concurrence. Dans les démocraties post-communistes, et surtout dans le cas de l’Albanie
l’opposition au régime communiste a été construite sur une base universaliste. Le PD n’a pas
proclamé combattre le communisme au nom d’une classe, une catégorie ou une vision particulière
du monde, mais au nom de principes vagues de liberté, progrès, dignité et bien-être ou tout
simplement au nom de tous les Albanais. Le communisme était considéré comme une maladie, une
anomalie, ou une pathologie historique qui finalement était arrivé à son terme. En posant ainsi les
termes de la lutte politique, le PD a pu apprivoiser la scène publique. Les souffrances populaires lui
ont permis le succès. Le soutien international a légitimé encore plus cette prétention.
En 2005, le leader du PD, Sali Berisha, qui avait conduit le parti à porter le coup de grâce au
communisme présente à nouveau une prétention universaliste, en se présentant cette fois, non
comme éradicateur du communisme, mais comme solution à la corruption socialiste qui avait
envahi le pays. Il cherche encore le monopole de la grammaire politique. Les deux slogans centraux
du PD pendant la campagne servent à faire passer le même message : « Il est temps de changer » et
« Avec des mains propres ». Deux problèmes résultent de cette vision universaliste.
Premièrement, elle réduit le politique à un aspect limité (la libération de la dictature ou la morale).
J’ai essayé de montrer dans les chapitres précédents comment les exigences et les attentes des
citoyens dépassent largement ces besoins ou comment ils utilisent les jugements axiologiques
comme instruments cognitifs pour s’orienter vers des choix politiques qui visent autre chose que les
valeurs ou le procéduralisme per se. Il est difficile de dire avec certitude si Berisha, le grand
monopolisateur de la scène politique, comprend cela. Il est pourtant sûr et certain qu’il se sert de
cette vision universaliste pour s’approprier le pouvoir.
Deuxièmement, et en continuant cette ligne, la prétention et la vision universaliste de la politique ne
laisse pas d’espace pour les adversaires politiques. Si quelqu’un détient la seule vision juste ou la
seule solution juste aux problèmes, à quoi servent les autres partis ? Lors de son accession au
pouvoir en 1992, tout comme à son retour en 2005, Berisha a confirmé cette volonté exclusive de
manière claire. En 1992-1997, en tant que président de la république il contrôlait largement son
parti, les tribunaux, l’exécutif, le groupe parlementaire du PD, la police, les services secrets (qu’il
préfère appeler « les oreilles de l’Etat), bref presque tout, hormis les médias295. En 1993, Fatos
Nano, le chef du PS est arrêté et condamné pour détournement de fonds publics (Il sera libéré par
décret présidentiel de Berisha pendant les troubles de 1997). En 2005 ses premières actions à la tête
du gouvernement (il est maintenant premier ministre), visent le contrôle des services secrets, le

295
Il dirigeait aussi souvent les réunions du gouvernement démocrate d’Aleksandër Meksi.

235
contrôle de l’institut public des statistiques (INSTAT), la destitution du procureur général de la
république, le tout accompagné par un bras de fer constant avec la mairie de Tirana296.
Dans les deux cas la vision monopoliste est illustrée et entretenue par une action puissante
politique. En 1992-1997, sous le slogan d’éradication du communisme, Berisha dépouille
l’administration publique, réhabilite politiquement (mais non économiquement) les prisonniers et
les persécutés politiques et attaque les socialistes en les considérant comme communistes. En 2005,
déjà plus sophistiqué, il se fait aider par des éléments idéologiques contradictoires de gauche et de
droite. Il réduit le gouvernement de 18 à 14 ministères, coupe d’environ 14% les dépenses
administratives, rétrécit l’administration publique (jusqu'à 50% dans certains ministères). Il installe
des lignes téléphoniques gratuites pour encourager la dénonciation des cas de corruption, prépare un
projet de loi qui interdit aux personnes ayant des liens de famille de travailler dans l’administration
en même temps, prépare un autre projet de loi qui prévoit la récompense financière des
dénonciations de corruption, répond directement ou par l’intermédiaire de ses conseillers aux lettres
de tout citoyen et il n’est pas rare de le voir également répondre aux SMS qui arrivent sur son
portable personnel.
Les points de vues socialistes sont aussi exclusifs, mais non à cause d’une vision universaliste. La
campagne socialiste de 2005 a été concentrée sur deux messages importants : les « succès » de
8 ans de gouvernance socialiste et le rappel fortement illustré que Berisha est la personne qui selon
eux à mis en flammes l’Albanie en 1997. Bien évidemment, Berisha a sa propre version de 1997,
qui voit les socialistes comme les responsables. Cependant, ces derniers ont essaye d’exploiter le
souvenir d’un état chaotique qui s’est justement produit pendant le mandat de Berisha. Ce dernier
n’a fait que très rarement des comparaisons entre les résultats de 1992-1997 et 1997-2005 et
seulement pour argumenter du bien-fondé de sa politique actuelle. Il semble que pour lui les
8 années socialistes ne peuvent être résumées que par les termes de « corruption » ou « state
capture ».
Cette revendication de l’universalité exclusive est un trait commun au communisme et au régime
qui l’a renversé. Mais il n’est pas le seul. Berisha lui-même était communiste et probablement il
aurait pu avoir une carrière en tant que tel si le Mur de Berlin avait été plus solide. D’autres
personnages principaux de la politique albanaise ont été communistes ou instrumentés par la
dictature. L’appartenance au Parti du Travail (Partia e Punës) était la seule manière de faire carrière
dans l’administration.

296
En octobre 2005, la Police des Constructions bloque les travaux de construction d’un passage à deux niveaux à
l’entrée de Tirana, entrepris par la mairie de Tirana, sous plusieurs prétextes, dont celui de corruption. Un affrontement
intensif met face à face Edi Rama et Sali Berisha, jusqu'à la destruction de la construction en juin 2006.

236
A l’époque, très peu de personnages publics échappent à cette règle. Peut-on retrouver dans le
renversement du communisme la fameuse loi de circulation des élites de Pareto, qui voit dans le
remplacement des élites le facteur principal des changements de régimes ? Comment peut-on
expliquer que le communisme ait été renversé, non par ceux qui avaient été réprimés, emprisonnés,
déportés ou persécutés297, mais par ceux qui faisaient partie de l’élite communiste ou qui, encore
étudiants, étaient probablement voués à en faire partie ? Durant le régime communiste, le Parti a
promu aux positions les plus importantes de l’état, des individus venant pour la plupart de milieux
culturels marginalisés, mais cela nécessitait quand même l’existence d’une catégorie bien plus
cultivée et formée pour l’administration ou l’idéologisation du pays.
Fatos Nano et Sali Berisha, pour ne prendre que les deux exemples les plus significatifs, faisaient
partie de cette catégorie. En revanche, parmi les leaders de l’opposition au régime, il n’y avait
aucun représentant hors de l’élite, et qui serait venu par exemple de la classe ouvrière ou de la
paysannerie. Les étudiants qui ont joué un rôle important dans la chute du communisme, font
aujourd’hui partie de l’élite politique ce qui confirme déjà le vecteur de leur ambition. Il est
possible de les considérer dès 1990, comme la catégorie qui aurait fourni les nouveaux cadres de
l’élite communiste. Il n’est pas question de nier une volonté interne et alternative de changement
dans la société albanaise. Mais il est aussi important de cerner les éléments de continuité des
mécanismes du fonctionnement des élites qui permettent de rendre compte de certaines analogies
entre les visions communistes et post-communistes.
Dans ce cadre le « complexe de Marx » a agit sur deux fronts : dans le premier, il a causé la de-
marxistisation des communistes et leur transformation prétendue ou réelle en socialistes, dans le
deuxième il a causé une agressivité idéologique importante de la part du nouveau pouvoir, cachant
une volonté d’en finir avec une origine qui est à nier.
La vision universaliste a une conséquence majeure dans la formulation du discours politique. Sans
avoir à faire avec le défi de convergence idéologique des partis d’Europe Occidentale, l’opposition
démocrate de 1991, dépasse toutefois la formulation du conflit politique en termes de conflit social
ou catégoriel. En combattant le communisme, le PD vise le Progrès, la Démocratie, la Liberté, non
l’émancipation d’une classe ou d’une catégorie. Il lutte au nom de tous, y compris au nom des
« communistes honnêtes » qui se seraient trompés. Le PD se veut donc le représentant exclusif de
297
Les individus de ces catégories manquaient de deux conditions fondamentales de l’action politique : ils étaient
marginalisés violemment et physiquement et, par cette marginalisation, ils étaient aussi dépourvus des moyens de
production symbolique, notamment de l’éducation. Le régime communisme avait exclu les membres et les descendants
des prisonniers politiques de l’éducation supérieure. Les individus les mieux servis par le système éducatif étaient par
conséquent les communistes ; contrairement à la situation d’avant 1945 quand leur radicalité politique allait de pair
avec un niveau généralement bas d’éducation. Le dictateur lui-même n’avait pu terminer ses études de droit à
Montpellier, malgré une bourse offerte par le Roi Zog.

237
tous les Albanais. Au PS, il a fallu attendre 1997, pour se libérer des effets de cette « lutte contre le
communisme ». D’ailleurs, Berisha évoque encore des troubles de 1997 comme un acte perpétré par
les communistes qui voulaient revenir au pouvoir.
Elster et Offe ont montré comment les partis politiques post-communistes de l’Europe de l’Est ne
construisent pas leur conflit en termes sociaux :

“There are strong indications that none of the parties in the countries under study are anchored in
the divisions in the society; rather they are “floating” over society (Agh 1992b:23) and in a
constants state of flux. This is matched by constant wavering of voters in their party preferences,
which are related neither to class/social status, nor to the various elements of the new economic
order (Simon & Bruszt 1992:195-200).298”

Le conflit politique n’est donc pas construit sur des clivages socio-économiques existants. J’ai
montré dans les chapitres précédents comment le PD avait « abandonné » des catégories qui
normalement auraient du lui être très proches : les propriétaires spoliés et les anciennes victimes du
régime communiste.
Pour comprendre l’artificialité des différences idéologiques (et leur nature obsolète) il faut aussi
tenir compte de la compatibilité des idéologies partidaires et les actions concrètes politiques. Il y a
peu de différences entre le PD et le PS dans cette perspective. En plus, les électeurs semblent croire
beaucoup plus au PD pour une politique de solidarité sociale.
Les visions universalistes communiste et post-communiste se ressemblent par leur monopole de
légitimité, leur déterminisme historique et leur exclusion de l’opposition. L’opposition n’est plus
légitime, soit parce qu’elle appartient à l’ancien régime, soit parce qu’elle est communiste, soit
parce qu’elle est moralement indigne et corrompue.
La vision universaliste influence directement les relations internes au sein du parti. Elle implique un
rôle central du leader (comme dans le cas du communisme) et l’exclusion d’alternative ou fractions
internes. L’histoire du PD est celle des défections et des divorces constants. Le PS n’a connu
qu’une seule rupture interne notable, celle du MSI, mais dans des dimensions beaucoup plus
importantes que celles du PD. Ce qui reste constant, surtout dans le PD, n’est pas seulement le
pouvoir du leader, mais aussi sa personne. Fatos Nano a dû démissionner deux fois comme chef du
PS. Berisha jamais. Bien qu’à certains moments il avait contre lui presque toute la communauté
internationale, les médias, la société civile et la méfiance de la majorité des électeurs albanais299.

298
Elster Jon, Offe Claus, Ulrich Preuss, (1996), Institutional Design in Post-Communist Societies. Page 140.
299
Edi Rama avait tiré sa propre conclusion sur cette question quand il déclara au Congres National du PS que ce n’était
pas Berisha qui avait gagné, mais le PS qui avait perdu., il avait probablement en partie raison.

238
En 2005, le slogan « Avec des mains propres » signifiait surtout les mains de Berisha qui était
devenu l’essence du PD. Il contrôlait tout le pouvoir de décision politique, y compris celui de
composition du PD par rapport à ces principes de représentation. Ce n’est pas par hasard si en 2005,
les trois autorités principales du PD représentent la carte géographique d’Albanie : Jozefina Topalli
(vice-présidente du parti) vient du nord, Bamir Topi (vice président) vient du centre du pays, et
Ridvan Bode (secrétaire général) est originaire du sud. Ils représentent en même temps les deux
religions majeures en Albanie (musulmane et chrétienne). En se référant à la conception de la
Représentation que j’ai développé dans le chapitre précèdent, il convient de se demander si ces
individus qui représentent dans le détail plusieurs choses en même temps, représentent également
des idées ou un projet politique ?
Je doute que cela soit possible. Ces personnages parlent tout le temps de politique, mais rarement
d’idées. Parler politique, signifie parler des problèmes avec l’opposition ou des relations internes du
parti. Ce vide idéologique trahit le manque d’un projet politique concret. Faire différemment des
socialistes, signifie simplement pour les politiciens, comme pour une partie des électeurs de niveau
moyen, de ne pas être corrompu.
C’est comme si la clef du politique était l’honnêteté. Pourtant le gouvernement démocrate fait des
choix politiques tous les jours. Il ne s’agit pas toujours de choix cohérents. Leur cohérence, quand
elle existe, est liée à des attitudes du gouvernement vis-à-vis des catégories spécifiques ou par
rapport à la vision primaire universaliste de la lutte contre la corruption. Ainsi le gouvernement
arrive à être exécutoirement cohérent dans son incohérence politique. Il arrive à combattre
relativement bien la corruption, comme promis, sans intégrer pour autant cela dans une politique
globale de développement du pays.
De plus, le PD a tendance à exclure certains membres du parti qui représentent une autre voie que
celle choisie par chef. Après voir gagné les élections de 2005, il laisse en dehors du nouveau
gouvernement des personnages centraux comme Spartak Ngjela et Preç Zogaj, alors qu’il nomme
des personnages tels que Jemin Gjana, Ilir Rusmali ou Bujar Leskaj qui ne jouissent que de peu de
popularité dans l’électorat (voir Tableau 33).
Comme le montrent les résultats de ce sondage, Gjana, Leskaj ou Rusmali, sont très peu connus des
électeurs, par rapport aux autres leaders du PD. Ce choix est logique du point de vue de
l’appropriation du pouvoir par le chef au sein du parti. Contrairement au PS, les démocrates n’ont
jamais pu accepter d’alternative ou de factions internes Elles ont toujours fini par sortir du parti.
Sali Berisha détient le pouvoir suprême dans le parti. Pendant le période septembre 2005 –
septembre 2006, la Présidence et le Conseil National du PD ne se sont réunis qu’une seule fois, car
toutes les décisions sont prises directement par Berisha. Et cette fois là, il ne s’agissait que d’acter

239
l’exclusion de Spartak Ngjela du groupe parlementaire du PD et de sa fonction au parti, après que
sa destitution orale (et illégale) ait été diffusée par les médias.

Tableau 33 :
L’évaluation par le public des ministres du gouvernement Berisha
% de non-
Ministre, Poste Note moyenne
connaissance
Ilir Rusmajli, Vice/premier ministre 6.1 38.6%
Besnik Mustafaj, Affaires Etrangères 6.8 13.3
Arenca Troshani, Intégration Européenne 6.2 42.3
Sokol Oldashi, Affaires Intérieures 7.2 10.6
Fatmir Mediu, Défense 7.2 12.2
Ridvan Bode, Finances 6.8 17.2
Genc Ruli, Economie 7.0 12.6
Aldo Bumçi, Justice 6.7 26.9
Lulzim Basha, Travaux Publics, Transports 6.7 13.1
Genc Pollo, Education 7.2 8.1
Maksin Cikuli, Santé 6.7 19.6
Koço Barka, Affaires Sociales 5.8 50.1
Jemin Gjana, Agriculture 5.9 20.5
Bujar Leskaj, Culture, Tourisme 6.3 25.2
Lufter Xhuveli, Environnement 5.4 19.1
Source: Globic (2006). Albanian Public Opinion 2. Tirana.

L’organisation interne du PS est relativement différente. Les socialistes ne se sont pas vraiment
souciés de construire des Représentations descriptives de l’électorat à l’intérieur du parti. Les règles
du jeu et les équilibres internes empêchent ces mécanismes artificiels. Ils ne sont possibles que par
la décision incontestable d’un chef qui administre les carrières de chacun dans les structures du parti
et du gouvernement quand il y accède. Or les rapports de pouvoir à l’intérieur du PS excluent
l’existence d’un chef autoritaire qui détient tout le pouvoir. De temps en temps le pouvoir est
accumulé dans les mains d’un seul, mais il ne s’agit pas d’un pouvoir intemporel et inconditionnel.
A maintes reprises Fatos Nano a pu accumuler et exercer ce type de pouvoir, mais seulement grâce
à ses manœuvres dans le cadre de la recherche de rapports équilibrés du pouvoir au sein du PS. Il ne
représentait pas son propre pouvoir, mais un rapport de forces favorables pour un rôle qu’il voulait
jouer: un rôle d’unificateur, de distributeur clientéliste, ou de médiateur. Cette forme d’organisation

240
explique la flexibilité et la stabilité relativement importante des structures du PS dans le temps, avec
une seule défection majeure, seule du MSI d’Ilir Meta. La représentation intérieure du PS n’est
donc pas fondée sur des artifices comme ceux du PD. Cela ne veut pas dire pour autant que le PS
est plus approprié à la concurrence à la représentation des électeurs en général, car, même s’ils
évitent très naturellement les artifices, les socialistes n’offrent vraiment qu’un des deux éléments
constitutifs d’un projet politique, à savoir, celui des ressources humaines, sans pour autant offrir un
programme politique.
Ce que les partis politiques présentent dans les campagnes électorales ne peut pas être considéré
pleinement comme des programmes politiques. Le PD a fait un effort sérieux lors de la dernière
campagne, grâce à l’engagement de professionnels de la communication et de spécialistes de la
société civile, mais le programme produit par ceux-ci manquait de cohérence politique et parfois
même de réalisme. Une des raisons principales en était le mixage de promesses venant des
structures du PD et surtout de son chef, avec des sous-programmes spécifiques préparés par des
techniciens. Une autre raison est que ces techniciens, travaillant séparément et sans le souci d’une
cohérence politique, ont produit souvent des sous-programmes difficilement intégrables dans
l’activité viable d’un gouvernement futur. Ces techniciens méconnaissaient aussi les capacités
d’implémentation de la future administration albanaise ou les contraintes politiques et sociales
posées par les relations du parti avec les électeurs.
On juge souvent les partis politiques sur des critères démocratiques. Pourtant il n’y a pas de
constitutions dans lesquelles il est stipulé que les partis doivent être démocratiques. Comme toute
autre entreprise, la question de l’organisation interne est laissée à la décision de ceux qui constituent
ou pire, de ceux qui le commandent. Il semble que la conclusion de l’inévitabilité de la domination
oligarchique de Michels ait été acceptée partout. Néanmoins il n’y a pas de problème de légitimité
juridique qui dériveraient de l’organisation non-démocratique d’un parti.
Il y a pourtant un autre problème que l’analogie aux entreprises n’atteint pas. Une entreprise a
beaucoup moins de responsabilité face à un client qu’un parti face aux électeurs. Le contrat n’est
pas le même. Si on examine toujours les éléments du point de vue de l’interaction électorale qui
porte sur une décision pour l’application d’un projet politique, il serait désirable que les partis
offrent non pas des projets fictifs, mais des projets réels. Un projet comme celui du PD, ou les
autres leaders, sauf le chef, s’offrent à la représentation de régions, religions ou autres
caractéristiques descriptives de l’électorat, cache un autre projet politique. Il est pratiquement
impossible de trouver des leaders (même de deuxième classe) qui puissent représenter de manière
optimale des caractéristiques descriptives de l’électorat et leur propre projet politique.
Cette thèse est confirmée par la fragmentation de l’action politique de Berisha depuis son arrivée au
pouvoir. L’accent mis sur la lutte contre la corruption et l’établissement d’une sorte de “république

241
de la vertu” sont les seuls éléments qui restent inchangeables. En revanche, les politiques
économiques sont parfois contradictoires. En décembre 2005, Berisha promet lors d’une réunion
publique du gouvernement de supprimer les taxes de toute entreprise créée en Albanie par les
émigrants albanais de retour au pays. Une semaine plus tard, il revient sur cette promesse Il
comprend qu’il est impossible et très dangereux d’établir des traitements fiscaux préférentiels pour
les investissements. En août 2006, il annonce le projet “l’Albanie, 1 euro”, qui selon les termes du
premier ministre devrait privilégier les investisseurs étrangers en leur donnant des terrains
appartenant à l’état pour un loyer symbolique d’un euro, des services (comme, l’eau) pour un seul
euro, et ainsi de suite. Puis quelques jours plus tard le projet est différemment présenté; les
investisseurs doivent remplir plusieurs conditions, les locaux y sont intégrés, bref, il revient à un
projet plus classique habillé de marketing (déjà initié et utilisé voire détourné de son but par les
socialistes) qui vise à attirer les investissements étrangers avec maintes promesses, mais sans
pratiquement rien de concret.
La guerre interne, qui creuse les clans de prétendants aux postes de ministres ou des prétendants à la
succession, se déclare autour d’une phraséologie vide et d’un discours ambigu administratif. Les
télévisions albanaises continuent de diffuser de temps en temps des séquences d’une fameuse
réunion du comité de direction du PS dans lequel ses membres se sont livrés à une communication
digne d’une querelle de rue (Ces images ont été utilisées par le PD pendant la campagne électorale
de 2005 pour discréditer les dirigeants du PS). Pendant ce temps, l’opposition dirigée par Edi Rama
se force à convaincre l’opinion publique que Berisha et ses ministres sont incapables et
incompétents.
Les illustrations de cette accusation ne manquent pas. Il est intéressant de voir comment
l’opposition politique contre Berisha est constituée virtuellement autour de cette “sensibilité” des
socialistes sur l’incapacité du gouvernement. Il est aussi intéressant de voir le secrétaire général du
PS, Pandeli Majko, deux fois premier ministre, exiger de Berisha de tenir ses promesses électorales.
L’explication de ce comportement de l’opposition est simple: elle n’a pas de projet concurrent.
Constater que les adversaires sont incapables de réaliser leur projet, ne constitue pas un projet
alternatif. A cela s’ajoute l’indifférence, déclarée publiquement du chef du PS pour des problèmes
capitaux pressants comme celui du retour des anciennes propriétés, ou l’indifférence non déclarée,
mais concrète, sur d’autres problèmes aussi importants (l’extra-légalité, corruption, etc.).
Les problèmes de formulation d’un programme politique tendent à accentuer la visibilité de l’autre
élément constitutif d’un projet politique, celui des ressources humaines. Comme au moment de la
création ex nihilo des élites d’opposition en 1990-1991, les sources et les critères de la formation
des élites restent pluralistes et généralement ouverts. De ce point de vue, l’Albanie est plus proche
des Etats Unis que de l’Europe. Le critère minimal pour devenir un politicien en Albanie est le

242
succès dans un domaine autre qui probablement n’aura aucun lien avec la politique. En 1996, le PD
avait multiplié cet effet en créant un groupe parlementaire composé à moitié par des non-
politiciens: des artistes, des écrivains, des intellectuels, des universitaires, etc. En 2005, il a
entrepris une chose semblable, mais à un autre niveau. En invitant des techniciens de la société
civile auprès du PD, il a voulu surtout légitimer son opposition aux socialistes, donner une
impression de coalition de toute la société contre eux et de produire une confiance certaine envers le
programme du PD. En 1996, il n’avait pas besoin d’attaquer l’opposition, car le PD était au
pouvoir, mais il lui semblait nécessaire toutefois d’assurer une plus grande légitimité qu’il pensait
trouver chez les intellectuels “engagés”.
Au PS les choses vont différemment. Comme je l’ai illustré auparavant, les socialistes se soucient
beaucoup moins (si ce n’est pas du tout) des formes symboliques et descriptives de la
représentation. Devenir un représentant socialiste est surtout une question de rapports de pouvoir au
sein du parti. Et ce pouvoir est alimenté par le soutien local, par de l’argent ou par de simples
motivations de garder certains équilibres ou d’en créer de nouveaux. C’est pourquoi se trouve parmi
les députés socialistes toute sorte de personnage: des étudiants fondateurs de l’opposition anti-
communiste, des hommes d’affaires ayant soutenu financièrement le PD et maintenant le PS, des
“notables” locaux, d’anciens cadres communistes, etc. Cette pluralité est beaucoup plus limitée au
sein du PD. L’engagement politique des hommes d’affaires est très important. Le PS a toujours été
une destination de prédilection pour deux raisons, soit à cause des relations de dépendance des
entreprises vis-à-vis de la politique, soit parce que la meilleure manière d’avoir du succès
(monopolisant) en tant qu’homme d’affaires est de devenir important au sein du parti. C’est le
mécanisme qui produit des ministres, lesquels monopolisent des secteurs entiers économiques. Soit
ils deviennent hommes d’affaires parce qu’ils sont ministres, soit ils deviennent ministres parce
qu’ils sont hommes d’affaires liés au parti.
Par conséquent il n’est plus pensable de chercher un programme politique cohérent dans l’action
d’une telle organisation. Le seul élément qui soit cohérent est la concertation des mécanismes qui
produisent et distribuent les profits financiers dans chacun des secteurs.
La technicité de la Représentation du gouvernement par le PD produit quelque chose de similaire.
L’avantage est la perception différente et positive des électeurs, ce qui constitue une des raisons
pour lesquelles le PD a gagné les élections en 2005. Mais la gouvernance “par les meilleurs
techniciens” peut produire deux résultats différents, mais également négatifs: elle peut d’une part
produire un programme non-politique qui risque d’être incohérent, contradictoire300 et inadapté aux

300
Il est possible de constater simultanément dans des parties de ce programme “technique” préparé par des
commissions séparées, la création de nombreuses structures administratives nouvelles (solutions préférées aux
problèmes: création de structures et augmentation du budget) et en même temps la réduction dramatique des effectifs de

243
demandes des électeurs, et d’autre part elle risque de servir de façade publicitaire à une action
politique qui vise le pouvoir. Les deux résultats peuvent être produits en même temps. Il n’est pas
exclut que des résultats positifs fragmentaires puissent se produire par une telle gouvernance si ces
techniciens sont réellement bien “exploités”. Cependant il est plus probable que le manque de
cohérence politique produise des contradictions qui rendent l’activité du gouvernement difficile à
fonctionner comme un tout. Si cela ne s’est pas vraiment produit en Albanie, c’est probablement
parce que les décisions politiques prises par delà les idées des techniciens ont dominé l’orientation
générale. Et ces décisions, contrairement à des programmes semi - académiques de techniciens de la
société civile, sont constamment confrontées à la preuve du feu de la réalité exécutive du quotidien.
Elles sont plus ouvertement confrontées à la nécessité de cohérence sous peine de sanction
électorale.

4.3 Les médias : pluralisme et catégories marginalisées

Dans la littérature contemporaine le rôle des médias dans les sociétés démocratiques est l’objet
d’une réévaluation différente de celle des années 40 quand on supposait qu’elles contrôlaient ou
produisaient l’opinion publique. Après une démystification dans les années 1970-1980, leur rôle est
reconsidéré dans deux directions principales d’influence dans l’opinion publique301:

1. L’influence sur l’agenda de la discussion publique. Les médias sont très efficaces à
accentuer les éléments de l’agenda politique, même si cela dépend d’un potentiel préalable
basique.
2. L’influence sur les points de repère à considérer les problèmes. C’est ce qu’on appelle
“framing”: le choix d’un point de départ de l’analyse détermine le résultat.

Cependant les relations des citoyens avec les médias ne sont pas caractérisées par un lavage de
cerveau ou une détermination inévitable. Le niveau d’éducation influence largement l’indépendance

l’administration. Une commission propose la partition du Ministère de l’Education en deux ministères (éducation
élémentaire et moyenne et éducation supérieure), tandis qu’une autre commission propose la réduction drastique des
ministères.
301
Voir par exemple l’analyse de Jacobs, Lawrence R & Shapiro, Robert Y. (1996). Toward the Integrated Study of
Political Communication, Public Opinions and the Policy-Making Process. Dans Political Science and Politics, Vol 29,
Nr. 1.

244
de jugement des citoyens. Le processus de socialisation médiatique n’est pas toujours figé302. Si les
médias avaient réussi à contrôler les attitudes politiques des citoyens il n’y aurait plus de rotations
politiques.
En principe, il faudrait analyser tous les genres de médias et pas seulement les medias classiques,
tels qu’ils sont définis ordinairement, télévisions, journaux, magazines, radios. Il faudrait aussi
intégrer les nouveaux médias, tels qu’Internet. Les principaux candidats albanais dans les élections
locales ou générales se montrent maintenant plus attentifs au charme d’un site Internet bien préparé.
Dans cette section je me focalise dans les médias classiques (presse et médias électroniques),
mentionnés plus haut. Les critiques du rôle des médias dans la délibération ou dans l’espace public
dénoncent trois risques principaux:

1. Les médias sont utilisés par les élites pour influencer ou former l’opinion publique et
fabriquer des consensus. C’est le “propaganda model” de Herman & Chomsky303.
2. Ils vont au-delà de leur rôle de medium et assument celui d’acteurs politiques en influençant
les préférences des citoyens afin de promouvoir des politiques publiques dont profitent leurs
propriétaires304.

302
Pippa Norris remarque une complexité considérable dans les relations des audiences politiques avec les médias et le
potentiel constant d’une certaine indépendance des électeurs qui est matérialisé par le choix des informations et des
médias. Norris, Pippa. Political Communications and Democratic Politics. Dans Bartle, John and Griffiths, Dylan
(édité par) (2001). Political Communication Transformed: From Morrison to Mandelson. Basingstoke: Macmillan.
New York.
303
“A propaganda model focuses on this inequality of wealth and power and its multilevel effects on mass-media
interests and choices. It traces the routes by which money and power are able to filter out the news fit to print,
marginalize dissent, and allow the government and dominant private interests to get their messages across to the
public. The essential ingredients of our propaganda model, or set of news "filters," fall under the following headings:
(1) the size, concentrated ownership, owner wealth, and profit orientation of the dominant mass-media firms; (2)
advertising as the primary income source of the mass media; (3) the reliance of the media on information provided by
government, business, and "experts" funded and approved by these primary sources and agents of power; (4) "flak" as
a means of disciplining the media; and (5) "anticommunism" as a national religion and control mechanism. These
éléments interact with and reinforce one another. The raw material of news must pass through successive filters,
leaving only the cleansed residue fit to print. They fix the premises of discourse and interpretation, and the definition of
what is newsworthy in the first place, and they explain the basis and operations of what amount to propaganda
campaigns.” Herman, Edward S. & Chomsky, Noam (1988). Manufacturing Consent: The Political Economy of the
Mass Media. Vintage, London. Chapitre 1, A Propaganda Model. Page 2.
304
Pour une analyse synthétique des points 2 et 3 voir Page, Benjamin I. (1996). The Mass Media as Political Actors.
Dans Political Science and Politics. Vol 29, Nr. 1.

245
3. Les médias (ou plutôt leurs propriétaires), toujours en tant qu’acteurs politiques, utilisent
leur pouvoir d’influence pour “acheter” des comportements spécifiques de la part des
acteurs politiques.

Une partie des constats qui servent de fondements à ces critiques sont vrais: les médias utilisent des
filtres, ils entretiennent des relations étroites avec les élites politiques, la nature de leur financement
impose des contraintes sur les politiques éditorialistes. La plupart de ces éléments étaient déjà
connus depuis les années 20 grâce notamment au travail de W.Lippmann305. La charge de ces
critiques vient du fait qu’elles désamorcent une vision idéale de la démocratie qui demande bien
trop des élites et des citoyens. Sans adopter une vision minimaliste ou élitiste comme celle de
Schumpeter ou Sartori306, il est possible de constater que les médias arrivent à dépasser les cadres
de monopolisation ou manipulation.
Le problème réside premièrement dans les théories de la démocratie qui de manière idéale ont
délimité les médias dans leur fonction de medium. Les critiques de cette conception sont vues
comme des critiques de la théorie de la démocratie. Or cette conception des médias et de la
démocratie est idéale. D’ailleurs est elle aussi erronée. La théorie de la démocratie peut résister très
bien à un espace public dans lequel, pour le dire avec les termes de McLuhan, “the medium is the
message”307 (ou « the massage »). La conception neutre et impartiale des médias va de pair avec les
exigences irréalisables de raison publique. Les médias neutres peuvent être fonctionnels seulement
dans un contexte de communication stérile et improbable ou les acteurs échangent des arguments
orientés vers la recherche de la Vérité. Or cette Vérité existe autant que la neutralité des médias. La
délibération peut très bien fonder un système démocratique sans la Vérité (qui d’ailleurs, telle
qu’elle est conçue souvent n’existe pas) et sans la neutralité des médias (qui n’existe pas non plus).
La première chose que l’on apprend aux étudiants de journalisme à l’université est qu’il faut qu’ils
écrivent de manière objective... le plus possible, tout en expliquant que l’objectivité pure n’existe
pas. Evidement le problème ici n’est pas individuel. Le manque d’objectivité, de neutralité ou
d’impartialité des médias n’est pas une conséquence du manque de perfection professionnelle ou de
la sublimation d’un Soi extraprofessionnel qu’on ne saurait pas complètement réprimer dans un
article. Au contraire, le problème et l’exigence principale des médias est comment adapter le mieux

305
Lippmann avait remarqué aussi la tendance des journaux à travailler avec des stéréotypes comme part d’un langage
simple et compréhensible par les lecteurs. Son analyse concluait à l’existence d’un « phantom public », contrairement
au public conçu par la théorie de la démocratie. Lippmann, Walter (1997). Public Opinion. Free Press Paperbacks, New
York.
306
Sartori, Giovanni (1987). Theory of Democracy Revisited. Chatham House Publishers. London.
307
McLuhan, Marshall (1995). Understanding the Media. The Extensions of Man. Routledge, London.

246
possible leur information diffusée à la politique particulariste qui est à l’origine de la décision
d’ouvrir un journal, une radio ou une télévision. Bref : comment mieux réaliser ce que le
propriétaire vise.
Il est évident que quelques médias sont systématiquement pour ou contre le gouvernement, pour ou
contre telle politique, pour ou contre tel politicien, pour ou contre tel projet politique, pour ou
contre telle politique publique. Est-ce que cela est dangereux pour la démocratie ? Non. C’est autant
dangereux que le fait que les citoyens soient aussi pour ou contre toutes ces choses. Les médias sont
des mediums autant que les citoyens. Faudrait-il exiger que les délibérations informelles entre
citoyens se fondent sur des principes non égoïstes ou non égocentriques ?
Le problème dès lors n’est pas le fait que les médias soient des acteurs politiques. Le vrai problème
émerge dans une situation où ceux-ci sont contrôlés par le même groupe ou élite, par exemple
contrôlés par le gouvernement. Même dans ce cas le système n’est pas démocratique non par le
simple fait que tous les médias diffusent des points de vue qui convergent avec ceux du
gouvernement, mais seulement quand cette convergence est obligatoire et quand le gouvernement
contrôle effectivement le contenu de l’information diffusée.
Les illusions sur le rôle “neutre” des médias ont trouvé un terrain fertile suite à la formation
intensive des nouveaux et jeunes journalistes albanais à la sortie du communisme, quand il fallut
créer à partir du néant une catégorie professionnelle extrêmement importante. Le discours général
est aussi érigé sur l’idée que les médias albanais fonctionnent de manière anomique parce qu’ils
défendent les intérêts de leurs propriétaires au lieu des intérêts “sacrés” des citoyens. Le phénomène
de la factorisation politique et économique des médias est visiblement frappant dans le cas des
quotidiens. Un petit pays de 3,5 millions d’habitants qui possèdent 16 quotidiens et de nombreuses
autres publications périodiques. Les propriétaires des quotidiens principaux sont des entrepreneurs
dans le domaine de la construction, le secteur économique majeur en Albanie. Le propriétaire du
quotidien principal est aussi un des contractants majeurs de la mairie de Tirana. Faut-il s’étonner du
fait que ce quotidien n’attaque jamais le maire, Edi Rama, une des sources majeures d’appels
d’offres publiques ? Ces relations se reproduisent de manière semblable pour presque toute la
presse.
Un lecteur moyen de Tirana est capable de positionner très facilement les tendances politiques de
chaque quotidien. Faut-il pour autant conclure à une manipulation générale de l’opinion publique ?
Je ne crois pas. D’autres quotidiens font ce qu’un d’eux évite de faire. Le même quotidien peut
changer complètement de cap et attaquer un parti ou un politicien qu’il avait jusqu’alors soutenu et
vice versa. Ces mouvements sont fréquents en Albanie. La situation devient problématique quand
les médias ne sont pas libres de choisir leur politique. Leur liberté et la liberté d’expression sont
évidemment indispensables à la délibération démocratique. Le pluralisme est un autre critère

247
indispensable. La liberté d’expression est naturellement traduite par la liberté des médias qui peut
consister précisément à choisir des positions politiques ou de jouer le rôle d’acteurs importants. Il
n’y a donc aucun problème dans le fait que certains médias soutiennent un parti ou une position
politique, ouvertement ou pas. Ce soutien est problématique s’il s’érige sur un contrat clientéliste
qui assure aux propriétaires des médias des profits économiques illégitimes en échange de soutien
médiatique, ce qui peut être le cas de plusieurs en Albanie.
Il convient d’établir dans ce cas s’il y a bien pluralisme et liberté des médias en Albanie. Le
pluralisme n’est pas fait de numéros ou de chiffres. C’est le choix de possibilités. Il y a pluralisme
s’il y a possibilités de choisir entre différentes positions. Il est clair qu’un de ces choix peut être
celui de l’objectivité totale professionnelle ou du moins sa recherche sincère. Le pluralisme n’exclut
pas la recherche de l’objectivité des médias, mais il ne lui donne pas un statut exclusif non plus. Ils
sont libres quand ils peuvent prendre n’importe quelle position politique, y compris celle de ne pas
prendre position. Le non choix est un choix dans ce cas, même si cela arrive très rarement.
Pendant la campagne de 2005, il y avait bien un pluralisme de positions des médias, malgré 8 ans
de pression restrictive politique de la part des socialistes au pouvoir. Les méthodes de pression
incluent les procès contre les journalistes (toutefois, en voie d’extinction en Albanie), celles de la
part de l’administration fiscale sur le propriétaire (un rapport récent du Comité Régulateur des
Radios et Télévisions montrait des niveaux généralisés d’évasion fiscale de toutes les télévisions
principales ce qui les rend vulnérables), celles sur l’attribution des licences de diffusion, etc. Le
gouvernement socialiste ne s’était pas contenté d’exploiter l’éventail de ces pressions; il en avait
artificiellement ajouté d’autres. Ainsi, une proportion vitale des revenus publicitaires des médias
venait du secteur gouvernemental. Cette méthode était utilisée de manière générale ou individuelle.
Le gouvernement pouvait orienter les annonces vers des médias préférentiels et en priver d’autres,
ou un ministre pouvait publier toutes les annonces de son ministère dans un quotidien qui le
lendemain se montrait assez positif vis-à-vis de ce ministre et de son travail.
La fragilité financière des médias a influencé sensiblement la vulnérabilité face au gouvernement.
Les deux parties en jeu étaient dépendantes de ces relations clientélistes. A la fin de 2005, le
gouvernement de Berisha décide de publier toutes les annonces gouvernementales dans un bulletin
de l’administration. La réaction de plusieurs médias est exemplaire: quelques éditeurs se plaignent
de l’acte et le considèrent comme une atteinte aux médias. Or c’est bien le contraire. Il y a une
certaine hypocrisie nostalgique dans ce discours. Ces propriétaires se plaignent pratiquement du fait
que le gouvernement ne les finance plus. Accepteraient-ils, par exemple, que le gouvernement paye
directement et officiellement leurs journalistes?
Pourtant, le nouveau gouvernement de Berisha reprend la même ancienne conception du travail de
ces médias. Il entreprend une initiative législative qui vise l’interdiction des entreprises qui

248
possèdent un média de participer aux appels d’offres publics. Le projet de loi, sans vraiment le dire,
visait précisément de contrecarrer le fait que la plupart des quotidiens avaient été créés pour pouvoir
échanger leur audience contre des profits illégitimes venant des caisses publiques. Avoir un
quotidien était un critère fondamental pour recevoir un permis de construire dans un pays où les
prix de l’immobilier montent considérablement chaque année. Le projet de loi, part probablement
d’un objectif positif. Mais il a des conséquences néfastes. La première est une atteinte aux droits
constitutionnels de chaque citoyen, y compris des hommes d’affaires, à savoir du droit
d’entreprendre ou de choisir sa propre manière d’organiser sa vie. Comme l’avait caricaturé un
analyste de la presse albanaise, c’est comme si on décidait d’interdire le sexe pour combattre le
SIDA.
Le message implicite qui vient de ce projet de loi est facile à déchiffrer: la corruption vient du
domaine des entreprises. Or la vérité est autre, la corruption et le clientélisme viennent du
gouvernement, ou autrement dit de celui qui prépare les contrats et non pas de celui qui les achète.
Cela trahit la vision que Berisha a de son gouvernement et de sa personne: il se voit comme
l’incorruptible face à la corruption extériorisée. Dans la « république de la vertu » les positions sont
prises. Tout ce qui n’est pas contrôlé par le gouvernement est suppose être corrompu et la
prévention s’impose obligatoirement. Le gouvernement impose des “sacrifices” comme dans le cas
du moratoire des bateaux à moteur pour faire régner la loi308. Or la loi punit les infractions, pas les
présuppositions ou les potentiels supposés.
La politique du gouvernement envers les médias a eu des conséquences positives directes et
indirectes. Une source importante du clientélisme a disparu, celle des annonces gouvernementales.
Il n’est pourtant pas sûr que le clientélisme soit éradiqué. Des médias proches au gouvernement ont
reçus des sponsorisations considérables. Il est difficile de déterminer la légitimité des critères.
La situation générale permet toutefois de conclure à une satisfaction relative des critères principaux
des conditions d’un rôle correct des médias dans la délibération. Freedom House constate un certain
progrès, récent, accompagnant l’arrivée du nouveau gouvernement ce qui est en vérité surtout dû au
déclin de son influence sur les politiques éditoriales des médias309 (voir Tableau 34):

308
Le fameux moratoire interdit l’usage de toute barque a moteur dans les eaux territoriales albanaises pour un période
de 3 ans. La loi a été proposée pour curer l’image de l’Albanie, endommagée par les histoires de trafics et criminalité de
tout genre. Une partie de ces trafics passait par des barques de haute vitesse qui traversent l’Adriatique de l’Albanie
vers l’Italie voisine.
309
Voici le constat empirique du Freedom House: “Albanian media continued to grow quantitatively in 2005. An
increasingly crowded market dictated improvements in technology and professionalism, especially in the case of
electronic media. Moreover, the decision to decriminalize insult and defamation decreased the amount of political
pressure. Yet the lack of financial, audience/circulation, and ownership transparency continued to characterize the
media market. A concentrated ownership structure of powerful business groups and a deregulated labor market have

249
Tableau 34: Indexe de la liberte des medias en Albanie pendant 1997-2006

Source: Freedom House (2006). Nations in Transit, Albania.

Voici une évaluation comparative de la liberté de la presse toujours selon Freedom House pour
l’Europe Centrale et Orientale en 2005 (l’Albanie se trouve en 14ème position, parmi les pays
considérés comme partiellement libres):

Tableau 35: Comparaison du respect de la liberte des medias en Europe Centrale et Europe
de l’Est (plus l’ancien URSS)

Rank Country Ratings Status

1 Estonia 17 Free

2 Latvia 17 Free

3 Lithuania 18 Free

4 Slovenia 19 Free

5 Poland 20 Free

6 Hungary 21 Free

7 Slovakia 21 Free

8 Czech Republic 22 Free

9 Bulgaria 35 Partly Free

10 Croatia 37 Partly Free

11 Serbia and Montenegro 40 Partly Free

12 Bosnia-Herzegovina 45 Partly Free

13 Romania 47 Partly Free

made the media subservient to the particular business interests of its owners. Editorial freedom, professionalism, and a
market distorted by below cost pricing still plague the Albanian media. In 2005, the rating for independent media
improves from 4.00 to 3.75 owing to decreasing political interference and slight advances in professionalism.”
Freedom House (2006). Nations in Transit, Albania. Page 3.

250
14 Albania 51 Partly Free

15 Macedonia 51 Partly Free

16 Georgia 56 Partly Free

17 Ukraine 59 Partly Free

18 Armenia 64 Not Free

19 Moldova 65 Not Free

20 Russia 68 Not Free

21 Kyrgyzstan 71 Not Free

22 Azerbaijan 72 Not Free

23 Tajikistan 74 Not Free

24 Kazakhstan 75 Not Free

25 Uzbekistan 85 Not Free

26 Belarus 86 Not Free

27 Turkmenistan 96 Not Free

Status Number of Countries Percent of Total

Free 8 30%

Partly Free 9 33%

Not Free 10 37%

Total 27 100%

Source : Freedom House (2005). Press Freedom Rankings by region in 2005.

Les médias sont libres de prendre la position qu’ils veulent, y compris d’être impartiaux si ils y
arrivent. Des quatre quotidiens principaux, deux sont relativement opposés au gouvernement, et
deux autres sont plus ou moins neutres. La principale télévision privée (et en même temps celle qui
a la plus grande audience) est substantiellement critique par rapport au gouvernement, la télévision
publique développe une politique ouverte envers les deux partis principaux (mais le gouvernement
exerce une influence plus importante) la deuxième télévision privée est proche du gouvernement et
la troisième est fortement critique. Une autre dizaine de télévisions privées, moins importantes, ne
représentent qu’une partie très faible de l’audience générale.
Il y a une pression fertile qui n’est vraiment perçue par les critiques comme celle de Chomsky dans
l’activité des médias privées. C’est la pression qui vient du besoin d’audience. Ces critiques ne
prennent pas en considération le fait que les médias ont besoin d’un marché et d’une audience pour

251
fonctionner. Cela limite leurs possibilités de parti - pris et relativise donc le clientélisme, car ils sont
obligés de faire de l’audience pour pouvoir jouer un rôle ou faire valoir un potentiel instrumental
politique. Or pour avoir une partie importante de l’audience le meilleur moyen est d’attirer non
seulement un public déjà profilé politiquement, mais aussi le public fluide, lequel, à son tour
recherche des informations moins polarisées. La possibilité qu’un média arrive à soutenir
politiquement un parti et en même temps donner l’impression qu’il est indépendant, neutre ou
objectif est très faible. En fait cette impression est une question de perception et non pas de
statistiques empiriques. La télévision publique albanaise déclarait pendant la campagne électorale
de 2005 qu’elle avait équilibrée les espaces offerts aux partis politiques, mais la perception générale
était qu’elle soutenait ouvertement le gouvernement socialiste. La réaction des citoyens, le choix
des préférences médiatiques et l’engagement de mécanismes tels que la dissonance cognitive se fait
sur des perceptions que les individus ont des médias et non pas sur des statistiques qui de toute
façon ne sont pas vérifiables.
Cette dépendance, et ses conséquences sur le clientélisme, sont évidentes par la comparaison entre
les niveaux de confiance que les citoyens ont envers les médias qui demandent des investissements
différents. Ouvrir un quotidien est relativement peu onéreux (une moyenne de 300.000 euros pour
la première année, investissements initiaux plus frais opérationnels). Un journal n’a pas besoin de
licence. Au contraire, ouvrir une télévision privée coûte très cher, ici il faut parler en millions
d’euros, et auxquels s’ajoutent les éventuels frais de licence.
Par conséquent, il est plus facile et moins coûteux d’ouvrir un journal pour construire un capital
clientéliste, qu’ouvrir une télévision privée. Le résultat est que la prolifération de quotidiens
clientélistes endommage la perception et par conséquent les dimensions du public des quotidiens,
tandis que la prudence financière des propriétaires de télévision produit indirectement une plus
grande confiance envers ces dernières (voir Tableau 36).
J’avais défini des objectifs spécifiques pour le travail des médias publics, telles que la radio et la
télévision publique albanaise, à savoir ceux de la promotion publique des perspectives des
catégories marginalisées et discriminées qui n’ont pas les moyens de s’exprimer soit par la
discrimination de facto de leur présence dans les médias privés, soit par les difficultés de
compétence qui caractérisent une partie considérable de leurs membres. Les médias publics sont
très loin de réaliser ces objectifs en Albanie. La cacophonie des influences politiques qui les entoure
ou les met en mouvement éclipse ce rôle fondamental. Elle va de pair avec des problèmes énormes
professionnels.

252
Tableau 36: Niveau de confiance des citoyens dans les différentes institutions.

Source: National Democratic Institute (2005). Albania citizen attitudes about economic and political issues. Key
Findings of an April 2005 Public Opinion Survey. Tirana.

D’ailleurs il est possible de dire aussi que la formulation de leurs fonctions comme servant l’intérêt
public est douteuse. L’expression “intérêt public” peut tout signifier ou rien du tout.
D’autres facteurs empêchent cette fonction des médias publics. Premièrement la conception
générale de l’intégration des minorités que j’ai analysée dans le cas des Roms. Deuxièmement, le
niveau déplorable professionnel des médias publics fragilise la portée de toute action médiatique de
leur part. Quelle valeur représente la réalisation de cette fonction si leur audience est désertée
chaque jour par les auditeurs ? Ce n’est pas l’argent qui manque, mais le fait que les élites
politiques n’arrivent pas à faire la différence cruciale entre médias publics et médias étatiques et
voient toujours dans les médias publics une opportunité de communication stratégique. La
composition bipartisane du Comité Dirigeant de la Radiotélévision Albanaise ne fait que refléter les
rapports politiques au parlement.

4.4 Rationalité, choix et clientélisme

Le problème de la rationalité des comportements politiques est directement lié à la légitimité de la


démocratie. Ce problème passe par la représentation. Des comportements irrationnels mettent en
danger le modèle classique du citoyen informé qui agit rationnellement afin de choisir les personnes
qui représenteront le mieux possible ses intérêts, opinions ou perspectives sociales. L’adoption

253
d’une conception alternative de la Représentation démocratique, comme celle que j’ai déjà utilisée,
ne sert pas à dépasser cette difficulté qui reste la même : dans les deux cas, (la Représentation
d’intérêts, opinions et perspectives ou la représentation d’une décision sur un projet politique)
l’irrationalité déformerait l’issue des élections.
Or ce problème vient d’une vision sérieusement limitée et contraignante de la rationalité qui octroie
à l’observation extérieure le pouvoir de définir les critères de la rationalité. En réalité, peu
d’actions, y compris celles politiques, peuvent être considérées comme irrationnelles ; elles sont
causées par l’émotion, l’inattention et d’autres conditions d’exception. En général on peut définir
une action rationnelle si elle est entreprise par l’acteur sur la supposition que certains moyens sont
appropriés pour réaliser un objectif donné.
De nombreuses critiques démontrent l’insuffisance de l’information des électeurs et les problèmes
du cheminement de cette information. Cela ne change rien à l’essence de la question. Un individu
peut entreprendre un action rationnelle sur des information partielles ou complètes, reçues
normalement ou par des filtres de dissonance cognitive : cette action reste rationnelle s’il a « des
bonnes raisons de croire » (comme s’exprime R.Boudon) à la compatibilité des moyens choisis
pour le résultat espéré.
La rationalité de son action politique est donc régie des mêmes principes que son action dans
d’autres domaines (par exemple le marché ou autres domaines de la vie quotidienne) dans lequel il
agit avec des niveaux de compétence majeure ou mineure. Tel est aussi le point de vue de
R.Boudon :

« Comment 1'électeur peut-il déterminer « logiquement » son choix ? S'il prétendait se décider de
manière « expérimentale », comme lorsqu'il fait son marché, il se retrouverait sans doute dans la
situation comparable à celle de 1'ane de Buridan : obligé de constater qu'il ne peut se décider.
Encore l'âne de Buridan était-il dans une situation plus enviable. II savait que les deux sacs
d'avoine étaient indistincts. L'électeur quant à lui sait seulement que les deux partis ont des
jugements opposés sur chacun des deux sacs d'avoine situés respectivement à droite et à gauche.
Mais il ne voit pas les sacs de ses propres yeux. Que faire ? Se retirer du jeu ? Mais pourquoi
abandonnerait-il le fragment de contrôle que les institutions politiques 1'autorisent à exercer sur
des choix qui risquent d'influencer son avenir ? Il est assurément préférable d'essayer de
déterminer la valeur des sacs d'avoine en imaginant des détours plus ou moins subtils. Un de ces
détours consiste pour l'électeur à essayer de se convaincre par des moyens « objectifs » que P1
entraîne bien (ou n'entraîne pas) Q1 à Qk, conséquences que, dans le cas de figure le plus simple, il
juge toutes désirables (ou indésirables). Un autre détour consiste à analyser les motivations et
objectifs de ceux qui proposent P1 et P2 et à comparer ces motivations supposées aux valeurs

254
auxquelles il souscrit. C'est pourquoi un sourire ou un mot de trop devant les cameras de télévision
peut avoir un effet désastreux pour un candidat s'il modifie l'interprétation que nombre d'électeurs
donnent de ses motivations. »310

Il peut y avoir différents types de rationalité, mais il s’agit toujours de rationalité311 :


• Rationalité utilitaire : X avait de bonnes raisons de faire ce Y, car ce Y correspondait à
l’intérêt (ou aux préférences) de X.
• Rationalité cognitive : X avait de bonnes raisons de faire Y, car Y découlait de la théorie Z ;
que X croyait en Z et qu’il avait de bonnes raisons d’y croire.
• Rationalité axiologique : X avait de bonnes raison de faire Y, car Y découlait du principe
normatif Z ; que X adhérait à Z et qu’il avait de bonnes raisons d’y adhérer.

Le scepticisme sur la rationalité des choix et actions politiques confond l’existence des problèmes
(souvent importants) du traitement de l’information politique par les citoyens avec leur capacité à
agir sur ces raisons. Lupia, McCubbins et Popkin ont donné une réponse à ce scepticisme en
adoptant une notion plus large de la rationalité semblable à celle de Boudon:

“The basis of our argument is that there is at least one issue in which these many definitions of
rationality agree. The issue is that people have reasons for the choices they make. That is,
regardless of peoples’ genetics or socialization, if they are able to make choices, then reasons will
precede these choices. Therefore, we conclude that a rational choice is one that is based on
reasons, irrespective of what these reasons may be.312”

Cette conception de la rationalité élargit sensiblement ses frontières (et a été accusée d’avoir détruit
l’application du principe dans l’analyse des comportements politiques). Un défi intéressant est de
trouver comment l’habitude ou les réactions à première vue instinctives s’adaptent à cette
conception.
Cette conception n’aborde pas la rationalité comme un bloc solide existant de manière
autosuffisante et per se. Plusieurs facteurs influencent la rationalité des comportements politiques.
Lupia et al. les séparent en deux catégories principales:

310
Boudon, Raymond (1997). La logique du social. Hachette, Paris. Page 48-49.
311
Je reprends la classification utile faite par Valade, Bernard (1996). Introduction aux sciences sociales. Presses
Universitaires de France, Paris. Page 546-551.
312
Lupia, Arthur & McCubbins, Mathew D. & Popkin, Samuel L. (2000). Éléments of Reason. Cognition, Choice, and
the Bounds of Rationality. Cambridge University Press, Cambridge. Page 7.

255
• Facteurs extérieurs: normes sociales et institutions politiques.
• Facteurs intérieurs: états affectifs et savoir antérieur.

La rationalité ne s’applique donc pas ex nihilo et sur un terrain vierge. Un terrain dont l’exploration
n’est pas mon objectif dans ce travail. Cette conception est compatible avec l’explication que j’ai
donnée des différences de comportements politiques entre la majorité des électeurs du nord et du
sud d’Albanie.
Du point de vue de la représentation, la définition de la rationalité est nécessaire pour éclairer un
autre problème fondamental dans le cas de l’Albanie: celui du clientélisme politique. Les pratiques
clientélistes peuvent prendre différentes formes dont les plus fréquentes sont:

• “l’achat” du vote par des services offerts ou promis par les candidats à des individus ou
groupes réduits non - catégoriels (emplois, argent, etc.). En Albanie, ce phénomène est la
source du “spoil system” post-électoral dont l’administration publique est la proie préférée.
• “l’achat” du vote par des services offerts ou promis à des groupes de diverses catégories ou
à des groupes d’intérêts (traitements préférentiels financiers ou orientation privilégiée des
investissements publics, etc.)
• “l’achat” du soutien financier d’individus ou entreprises par les partis par l’offre ou la
promesse de traitements préférentiels économiques (politiques d’intervention sur le marché,
traitements préférentiels dans les appels d’offres publics, politiques fiscales, etc.)

Le problème n’est pas propre à l’Albanie. Il existe dans bien d’autres pays sous plusieurs formes313.
Or même si tous sont d’accord pour condamner le clientélisme il y a peu de justification théorique
pour le faire. Cela reflète la difficulté de différentier le clientélisme parmi les autres comportements
politiques légitimes. En fait, le clientélisme part des mêmes principes que la représentation telle
qu’elle est conçue par les théories classiques.
313
L’histoire du clientélisme en Italie méridionale est probablement la plus proche de l’albanaise. Voir par exemple
Pasquino, Giovanni (1977). Relazioni partiti-elettori e tipi di voto. Dans A.Parisi – G.Pasquino (édité par) Continuita e
muttamento elettorale in Italia. Il Mulino, Bologna. Pour des comparaisons des prémices du clientélisme en fonction
des systèmes électoraux voir aussi Stratmann, Thomas & Baur, Martin (2002). Plurality Rule, Proportional
Représentation, and the German Bundestag: How Incentives to Pork-Barrel Differ Across Électoral Systems. Dans The
American Journal of Political Science, Vol. 46, Nr. 3. Pour un compte-rendu général du phénomène j’ai surtout utilisé
le recueil d’analyses faites dans plusieurs pays édité par Piattoni, Simona (2001) Clientélism, Interests and Democratic
Représentation. The European Experience in Historical and Comparative Perspective. Cambridge University Press,
New York.

256
1. Il se fonde sur un principe inattaquable de rationalité, car les citoyens agissent en fonction
d’une rationalité utilitaire qui vise à maximiser les profits au coût minimal.
2. Selon ces théories les représentants représentent, entre autres, surtout des intérêts.

Comment faire la différence alors entre la représentation des différents intérêts ? Une partie de ces
théories ont exclu le caractère universel du vote par le fait que le vote est considéré comme un vote
portant sur des Représentations d’intérêts. Ils ne peuvent dépasser la contradiction entre la
particularité des intérêts concrets et l’exigence d’universalité de la représentation.
Pour donner un exemple: dans une municipalité ou il y aura des élections locales (par exemple pour
la municipalité), l’individu X a plusieurs motivations de voter, toutes rationnelles. Il peut voter pour
un candidat qu’il juge comme capable d’améliorer sa vie par ses politiques économiques, ou il peut
voter pour un candidat qui lui a promis un emploi stable s’il gagne les élections et s’il vote pour lui.
Dans certains cas les deux possibilités reviennent au même candidat. Mais supposons que tel n’est
pas le cas. Il est évident que pour la plupart des personnes, surtout celles au chômage, la perspective
d’un emploi éclipse rationnellement la plupart des autres profits venant d’un choix non - clientéliste
et universel. Il sera porté à choisir, comme le font une partie des albanais, le candidat qui lui offrira
un emploi.
Il est difficile de dire que ce choix n’est pas rationnel. Le clientélisme est rationnel pour les deux
parties: l’électeur ou les électeurs et le candidat ou le parti. Medina & Stokes offrent une conception
du clientélisme comme monopole politique:

“Our model implies that monopoly plus monitoring produce states that are anti-redistributive, but
not necessarily states that are small. Patrons may use large states to increase the dependency of the
electorate on their monopolies. Taxes used not for redistribution but for employing people in a
bloated bureaucracy increase his probability of victory. In other words, a clientelistic patron qua
office-seeker may have preferences for a large, but not-redistributive government. Indeed, the
combination of large public sectors with low distributive components is a common feature of poor
democracies.314”

314
Medina, Luis Fernando & Stokes, Susan (2002). Clientélism as Political Monopoly. Chicago Center on Democracy,
Working Paper #25. Page 17. Dans un autre article plus récent Stokes souligne l’importance de l’appareil du parti et
son rôle de monitoring du vote des électeurs en Argentine. Stokes, Susan (2005). Perverse Accountability: A Formal
Model of Machine Politics with Evidence from Argentina. Dans The American Political Science Review. Vol. 99, Nr. 3.
Des techniques très sophistiquées de monitoring ont été développées en Albanie aussi. Par exemple, pour vérifier qu’un
électeur vote pour le candidat X selon le « contrat » clientéliste, un activiste du parti lui donne un bulletin de vote déjà

257
Ce modèle d’explication surestime l’intentionnalité et les calculs des partis, Même si les résultats
sont les mêmes comme ceux décrits par Medina & Stokes: une administration gonflée et des
politiques redistributives minimales. Or, contrairement à ce qu’affirment Medina & Stokes, je crois
qu’en Albanie le poids minimal des politiques redistributives ne vient pas du calcul des partis décrit
par eux, mais pour deux autres raisons: la première concerne le fait que les ressources financières
sont minimales et ne permettent pas d’entretenir en même temps une administration large et des
politiques redistributives et la deuxième est liée au fait que les éléments de politiques redistributives
sont concentrées dans les périodes de campagnes électorales ce qui leur donne une grande visibilité,
malgré leurs dimensions médiocres.
Et si on considère la représentation comme représentation d’intérêts, il est aussi très difficile
d’affirmer que le candidat clientéliste ne représente pas les intérêts de cet électeur. En fait, il les
représente de manière presque idéale. Le malaise des contrats clientélistes ne devient visible que
lorsque l’on se trouve devant le phénomène empirique. Pourtant, il y a peu de différence directe
entre la représentation de l’intérêt de X pour avoir un emploi et la représentation des intérêts d’un
ou plusieurs groupes d’obtenir quelque chose d’autre en échange du vote. Le clientélisme individuel
est remplacé par le clientélisme de masse, que l’on appelle représentation. L’effet d’agrégation
partielle ne peut pas cacher son essence.
L’application de critères moraux ou juridiques dans le cas de ces contrats ne résout pas le problème.
Un critère par exemple serait celui de chances égales dans la compétition pour un poste de travail. Il
est censé éviter le clientélisme individuel, mais il ne peut le faire qu’a posteriori. Qu’en est-il du
clientélisme de masse ? Peut-on développer des critères d’égalité de la distribution des ressources
pour tous les secteurs et tous les groupes de la société ? Que peut-on dire d’un candidat qui propose
aux électeurs municipaux de leur construire un hôpital ou une école s’il est élu ?
Simona Piattoni entreprend une comparaison entre le clientélisme et la démocratie libérale:

“To better see the relative pros and cons of each system, I propose to think of them as posing two
types of barriers to interest representation and promotion. The first barrier acts by defining only
certain interests as worthy of protection and, consequently, by leaving unrepresented all other
interests: let us call this the barrier to citizenship. The second barrier acts by granting selective
access to the goods that should come with citizenship rights: let us call this the barrier to

rempli (facile à trouver si le gouvernement décide de manipuler les élections) avant d’entrer dans le bureau. A la sortie,
l’électeur doit remettre à l’activiste le bulletin original qu’il n’a pas utilisé, puisqu’il a mis dans la boîte le vote préparé
en avance.

258
distribution…It may be argued that clientelism and liberal democracy, in their idealized forms,
represent two opposite forms of interest representation: the former very closed and selective and
the latter very open and accessible. In terms of both citizenship - which interests are considered
worthy of protection - and actual access to distribution, ideal-typical clientelism is a closed and
selective system: oppressive rule in disguise." To the contrary, liberal democracy is supposedly
open to all citizens who feel that they bear an interest worthy of protection and promotion, and
grants to all equal access to the goods that come with citizenship: both citizenship and distribution
barriers are ideally extremely low.315”

Elle ajoute à ce schéma le potentiel de transformation du clientélisme en corruption. La conclusion


est que le clientélisme est illégitime parce qu’il ne permet que de construire des bases très faibles
pour l’élaboration d’un “workable definition of general interest”. Le problème de cette analyse est
qu’elle efface les différences entre une représentation clientéliste et une représentation
démocratique. Le clientélisme ne serait donc illégitime que par ses conséquences sur les processus
de distribution! Il suffirait par conséquent de déterminer des limites quantitatives pour définir une
représentation comme clientéliste ou démocratique. La contradiction demeure.
Au contraire, la conception de la représentation que j’ai utilisée évite cette contradiction et permet
de catégoriser (et expulser) facilement le clientélisme, car elle ne voit pas la représentation comme
représentation des intérêts, même si ces intérêts sont acceptés comme des sources déterminantes et
légitimes du vote. Toutefois ce qui est représenté ne sont pas les intérêts, mais la décision des
électeurs de choisir un projet politique universel composé d’un programme et de ses ressources
humaines. Ce projet ne peut pas être particulariste, donc il exclut toute possibilité de camouflage
des contrats clientélistes puisqu’il n’est pas fondé sur la représentation des intérêts spécifiques. La
responsabilité ne lie pas directement les représentants à des intérêts spécifiques, mais à
l’engagement pris pour réaliser un projet politique universel qui a reçu leur vote.

4.5 Le rôle de la société civile

En début 2005, Sali Berisha amène une nouveauté sur la scène politique albanaise : il invite des
techniciens de la société civile à travailler avec le PD pour créer le futur programme politique du
parti. Le PS avait déjà exploité l’image de la coopération avec la société civile et il était possible de

315
Piattoni, Simona. Op. Cit. Page 203. Elle remarque aussi que les contrats clientélistes sont très accessibles:
“…clientelism, at least in the twentieth-century version is a remarkably open system: it takes just one vote to become a
client, and all can apply.” Ibid. Page 202.

259
trouver même des ministres venant d’elle316, mais cela n’avait jamais dépassé les niveaux
individuels. Le PD ne se contente pas d’intégrer d’individus de la société civile : dans ses efforts
d’opposition aux socialistes il veut intégrer la société civile. C’est justement pour s’opposer aux
socialistes que ces techniciens sont invités, sous couvert d’un programme futur. Le message que les
électeurs reçoivent du PD est que toute la société albanaise est contre les socialistes et que le PD est
capable de la conduire vers un grand changement. Le revers de la médaille est que Berisha offre une
voie rapide vers une carrière politique à ces techniciens, qui après la campagne participeront
(presque tous) au pouvoir. Parmi eux Berisha trouvera 3 ministres, une dizaine de députés,
7 conseillers, plusieurs vice-ministres, des ambassadeurs et plusieurs des directeurs d’agences
importantes gouvernementales.
Bien évidemment ces techniciens ne représentent pas la société civile, mais seulement eux-mêmes,
malgré leur engagement vers le PD. Une partie d’eux étaient déjà liée au PD d’une manière ou
d’une autre. Quelques uns avaient collaboré avec les gouvernements socialistes. J’ai déjà exposé
auparavant les problèmes du programme fabriqué par ces techniciens. Ce qui est important ici est le
degré de politisation de la société en général. La guerre entre les partis engage tous les secteurs et
tous sont des alliés potentiels.
Un facteur important qui contribue à la proximité des relations entre société civile et élites
politiques est le fait que l’Albanie est un tout petit pays où tout le monde se connaît. Ceux qui ont
un pouvoir quelconque participent à des « jeux » communs intersectoriels. La société civile peut
influencer de plusieurs manières la politique : analyses et critiques de l’action des élites,
recommandation sur des politiques proposées, contrôle des activités gouvernementales, coopération
avec le pouvoir local, etc. Les règles du jeu sont plus ou moins définies par les priorités des
institutions internationales qui sont les principales pourvoyeuses de fonds des organisations non-
gouvernementales. La commercialisation de celles-ci est une tendance générale, même si non
exclusive. La commercialisation produit des organisations non-gouvernementales qui entreprennent
toute sorte de projet. La finalité n’est pas la spécialisation dans la réalisation d’une activité ou
d’objectifs précis, mais le fonctionnement normal (pourquoi pas rentable) financier. L’exemple
typique est le mouvement Mjaft qui s’engage constamment dans des domaines très différents. Le
seul élément commun est la critique des gouvernements de Nano et Berisha. Le mouvement a été
accusé d’être une extension d’Edi Rama dans la société civile (de laquelle il est venu).
Cependant, au-delà des liaisons avec la politique, l’activité des organisations non-gouvernementales
arrive à assurer un certain niveau de matérialisation des problèmes des citoyens dans l’espace
public. La difficulté principale reste que cette matérialisation se fait dans le cadre de projets
fragmentaires qui reflètent le fonctionnement financier des ces organisations. Il n’est pas rare de
316
Sokol Nako, actuellement un des personnages principaux du MSI.

260
voir une organisation « oublier » complètement l’engagement pris sur une question importante dès
que le projet respectif est terminé. Il faut alors chercher une autre source de financement qui oblige
souvent à présenter un autre projet.

4.6 Représentation et institutions internationales

En 1997, en plein troubles civils, une histoire drôle circulait en Albanie : « Pourquoi il n’y a pas de
guerre civile aux Etats-Unis ? Parce que là-bas il n’y a pas d’ambassade des Etats-Unis. » Cela ne
reflète pas simplement l’idée que les simples citoyens se font de l’influence internationale en
Albanie, mais aussi des traces de l’influence réelle que des institutions comme l’OSCE, la
Commission Européenne, et les Etats-Unis exercent en Albanie. Le retour de Berisha au pouvoir en
2005 a été vu comme un exploit “héroïque” surtout parce qu’il a réussi à le faire contre la volonté
de ces institutions.
Il y a deux conséquences contradictoires de l’influence internationale, une positive et l’autre
négative. Cette influence peut être intentionnelle (de la part des institutions internationales) ou
passive. Elle peut venir en aide à la politique locale ou être en concurrence avec elle. Actuellement,
il est difficile pour les élites albanaises de gouverner sans l’approbation de ces institutions. Les
raisons sont plusieurs et varient selon les institutions:
• Les institutions internationales (occidentales évidemment: présence américaine à Tirana,
l’Union Européenne, l’OSCE, le Conseil de l’Europe, le Fond Monétaire International, la
Banque Mondiale, etc.) jouissent d’une grande crédibilité de la part des citoyens Albanais
en tant que contrôleurs et moniteurs des développements politiques locaux, contrairement
au niveau très bas de confiance que ces mêmes citoyens ont dans les institutions locales.
• L’ambition quasiment unanime des Albanais de faire partie de l’Europe élargie, oblige les
institutions albanaises à tenir, comme points de repères ultimes, les critères de l’intégration.
Combiné avec la raison précédente cela produit une équation du type démocratie =
intégration et vice versa317. (J’ai déjà mentionné l’importance de la composante
économique de l’intégration ou simplement de la situation économique dans la perception
que les Albanais ont de la démocratie. Ainsi, une bonne raison d’aimer la démocratie est le
fait qu’elle est (dès la chute du communisme) associée à un meilleur niveau de vie. En 1990

317
Voir l’analyse récente de Kajsiu, Blendi (2006). Integrimi në BE si pengesë për demokratizimin. Dans Shekulli, le 6
août 2006. L’article a été présenté préalablement dans une conférence dont le but était de se questionner sur l’euro
scepticisme en Albanie. Inutile de le dire que c’était une première dans son genre. Les thèses eurosceptiques risquent de
ne pas être prises au sérieux ou d’être considérés comme des provocations faites pour attirer l’attention.

261
et avant, il y avait une différence énorme pour les Albanais entre les pays démocratiques
(comme l’Italie, telle qu’elle pouvait être vue à la télévision) et un pays non-démocratique
(comme l’Albanie, telle qu’ils la vivaient). De ce point de vue l’équation initiale était plutôt
et surtout présentée comme, démocratie = bien-être économique. Cela signifie seulement
accentuer les priorités, sans négliger les autres exigences démocratiques non économiques
• L’attachement à l’intégration et au modèle économique occidental tel qu’il est perçu, oblige
une dépendance de la légitimité de la politique locale de l’évaluation de leur action par les
institutions internationales. L’aval des irrégularités électorales par ces institutions
(notamment par l’OSCE) a éteint les protestations de l’opposition dans plusieurs cas.
Presque toutes les négociations importantes politiques sont faites par l’intermédiaire ou
l’interférence de l’OSCE. Tel est le cas du dernier accord conclu en août 2006 entre le PS et
le PD pour résoudre la crise portant sur l’organisation des élections locales. Les
négociations se sont déroulées dans les locaux de l’OSCE qui imposait le secret total.
• Dans d’autres cas l’influence est directement économique. Les contrats signés pas le
gouvernement albanais avec le FMI comportent une aide minimale de quelques millions
d’euros, mais ils servent comme une garantie de stabilité macro-économique pour le pays,
d’où l’intérêt du gouvernement à se plier aux conditions rigoureuses du FMI, en dépit des
engagements pris envers les électeurs et de sa propre politique financière. Pendant les
9 dernières années l’Albanie a gardé des niveaux plus que respectables vis-à-vis des
indicateurs macro-économiques et surtout de l’inflation qui n’a guère dépassé 4% dans les
pires moments de surchauffe.

L’aspect positif ce cette influence est l’existence de points de repères solides qui servent de
véhicules aux principes démocratiques. Les institutions internationales, par leur pouvoir extra -
constitutionnel, peuvent obliger le gouvernement albanais à ne pas négliger les principes
fondamentaux de la démocratie. Les premiers à en profiter sont ces segments qui ne représentent
pas d’enjeux conflictuels dans la politique locale. Ainsi, contrairement à l’échec dans la lutte contre
la pauvreté, l’Albanie a été très efficace dans la défense et la promotion d’une société
multiculturelle ou les droits des minorités ethniques sont garanties de facto et de jure. Cela a
fonctionné parce que contrairement aux pays voisins, comme la Serbie ou la Macédoine, le
nationalisme ne constitue par un instrument efficace de mobilisation politique. Les partis
nationalistes albanais sont pratiquement en dehors du parlement et de la scène politique.
Mais il y a aussi un aspect négatif. L’intégration européenne est le processus le plus important
actuellement entrepris par l’Albanie. Tout gouvernement se sent obligé d’adapter toute sa politique

262
aux nécessités des procédures de négociation avec les institutions de l’Union. Cela a des
conséquences:
• L’intégration évacue les vraies priorités locales de court - terme et déplace l’attention vers
des priorités extérieures qui sont déterminées par les européens. Le moratoire anti-bateaux
des démocrates en est une illustration parfaite. Le nouveau gouvernement a décidé en 2005
d’interdire pour trois ans l’usage de bateaux motorisés le long des côtes albanaises pour
bloquer les trafics clandestins vers l’Europe (une exigence prioritaire de l’Union en Albanie)
et pour améliorer l’image de l’Albanie à l’extérieur. Le premier ministre, Berisha a même
déclaré être conscient des problèmes constitutionnels que cela représente, mais il a jugé
qu’il s’agissait d’un sacrifice qu’il était nécessaire de faire pour faciliter l’intégration.
Hormis le côté constitutionnel, ce moratoire a provoqué la faillite immédiate de presque tous
les pécheurs Albanais. L’ironie est que l’Albanie avait déjà cessé d’être un pays d’origine
pour les clandestins suite à des actions sérieuses des gouvernements précédents.
• Du point de vue de la conception de la Représentation que j’utilise il est évident que cette
influence présente un problème majeur. Elle impose un certain mandat impératif aux
représentants Albanais. Ce qui est encore pire est que ce mandat impératif ne vient même
pas des électeurs albanais, mais d’institutions internationales qui peuvent avoir d’autres
finalités, objectifs, priorités ou agendas que ceux des albanais eux-mêmes. Les
conséquences de cette contradiction majeure ne sont pas fortement visibles, seulement parce
que les projets politiques albanais sont plus déterminés par les résultats espérés et par les
candidats présentés que les programmes. Il y a une certaine coïncidence des attentes
générales du public avec cette influence. Les électeurs tendent à croire que les succès vers
l’intégration européenne se traduisent en de meilleures chances de progrès économique ou
tout simplement parce que les électeurs considèrent l’intégration comme une finalité allant
de soi. Cela deviendra problématique quand une partie des électeurs se rendront compte
qu’avancer dans les processus d’intégration ne signifie par forcement un niveau de vie
meilleur. En plus, les critères de l’intégration sont surtout politiques et non économiques.

Parfois ces institutions internationales son traitées comme faisant partie du corps représentatif en
Albanie. Cela est erroné. Ces institutions ne peuvent pas être tenues pour représentatives des
citoyens albanais, même si par leur action elles laissent croire le contraire. Il ne peut pas y avoir de
représentation légitime que par les principes d’autorisation, responsabilité et de tout ce que j’ai
mentionné auparavant. Une telle Représentation serait légitime dans un sens semblable à la
Représentation que font les citoyens de n’importe quelle organisation de la société civile.

263
Par ailleurs, il est clair que ces institutions influencent la Représentation de manière déterminante.
Le danger réside dans le potentiel de divergence des finalités locales et internationales, surtout
quand l’enjeu est la démocratie locale. J’ai mentionné précédemment comment la démocratie
albanaise a payé un lourd tribut à la guerre en Macédoine: elle s’est avérée une marchandise
échangeable contre quelques portions de stabilité régionale.

4.7 Système électoral et vote stratégique

En 16 ans d’expérience démocratique l’Albanie a expérimenté plusieurs systèmes électoraux. Les


discussions sur le système repartent du zéro après chaque scrutin et cela cause de nouvelles
modifications du code électoral. Il convient de se demander si au-delà des problèmes réels, ces
modifications ne servent aussi à rejeter sur autrui la responsabilité de médiocres résultats électoraux
par rapport aux ambitions initiales. Le système électoral albanais est une combinaison entre le
majoritaire et le proportionnel. Cent députés sont élus au scrutin majoritaire et quarante autres à la
proportionnelle de partis. La formule de la proportionnelle corrige les effets du majoritaire. Ainsi,
les deux grands partis (PD et PS) n’ont pas d’élus provenant de la proportionnelle s’ils dépassent
un certain quota au majoritaire.
En 2001, les socialistes et leurs alliés ont mis en place une manoeuvre électorale jamais pratiquée
avant en Albanie, celui du vote stratégique318. Le parti principal de la coalition qui peut être sûr de
pouvoir gagner un certain nombre de députés par le majoritaire (ce qui l’empêche de gagner des
députés à la proportionnelle) invite ses électeurs à voter dans la liste proportionnelle pour les petits
partis alliés, permettant à ces derniers d’entrer au parlement319. Dans sa version albanaise il a été
appelé “le phénomène de Dushku”. Dushku est un village assez grand du centre du pays qui couvre
plus ou moins une circonscription électorale et qui est devenu célèbre par l’application de ce vote
en 2001. Le vote dans cette circonscription avait eu lieu deux semaines plus tard. Selon les résultats
du 24 juin (jour officiel du premier tour des élections) plusieurs partis mineurs du PS n’avaient pas
dépassé les marges qui leur permettraient d’entrer au parlement. Le vote de Dushku représentait une
opportunité à saisir dans une atmosphère générale de manipulation électorale. Deux semaines plus
318
Pour une analyse compréhensive du contexte et du phénomène voir Zogaj, Preç (2003). Nga hiri. Dita 2000, Tiranë.
Chap. V, Zgjedhjet e 24 qershorit. Zona 60.
319
Le vote stratégique n’est pas forcement compréhensible pour tous les électeurs. Une partie vote de cette manière sans
même le comprendre sous la directive des activistes des partis. Lors de la campagne électorale 2005, un des opposants
de ce vote l’expliquait ainsi aux électeurs qui lui demandaient de l’expliquer : Le vote de Dushku c’est comme faire la
cour à une femme difficile pendant très longtemps et quand elle succombe à tes charmes, tu lui demande d’aller coucher
avec ton voisin.

264
tard tous ces partis ont “reçus” des milliers de votes dans cette seule circonscription. Le résultat fut
que trois partis alliés du PS entraient au parlement avec trois députés chacun. Les socialistes avaient
donc gagnés 9 députés dans une seule circonscription. Le ridicule réside dans le fait que selon les
résultats du vote à Dushku, il apparaît que la majorité des électeurs de la droite alors opposition
auraient voté pour les petits partis de gauche ! Le scandale a couru dans tous les rapports locaux et
internationaux pour être enfin enterré par un accord entre le PD et le PS. En 2005, malgré les
demandes de l’opposition, la gauche a tenté encore une fois d’exploiter le même phénomène, mais
cette fois sans pouvoir manipuler les votes. Apres s’être battu contre le phénomène avant le début
de la campagne, l’opposition de droite a fini par l’appliquer à son tour pour ne pas perdre. Les
résultats ont montré que les démocrates ont profité beaucoup plus que les socialistes du vote
stratégique. Les résultats sont signifiants. Les deux partis pour lesquels les électeurs ont le plus
votés à la proportionnelle sont les deux alliés traditionnels du PD et du PS, le Parti Républicain
(avec 19,96%) et le Parti Social – démocrate (avec12.74%)320:

Tableau 37: Pourcentages du vote proportionnel dans les élections parlementaires de 2005.
Parti Pourcentage à la proportionnelle
P. Républicain 19.96 %
P. Social - démocrate 12.74 %
P. Socialiste 8.89 %
Mouvement Socialiste pour l'Intégration 8.40 %
P. Démocratique 7.67 %
P. Démocrate Nouveau 7.42 %
P. Agraire Environnemental 6.56 %
L'Alliance Démocratique 4.76 %
P. Démocratie Sociale 4.25 %
P. Union des Droits de l'Homme 4.13 %
Mouvement pour le Développement
National 3.51 %
P. Démo - chrétien 3.26 %
P. Front National 1.68 %
P. pour la Justice et l'Intégration (les
Çams) 1.17 %
Union Libéral Démocrate 1.06 %
Source: Commission Centrale des Élections: Résultats du vote proportionnel pour les élections parlementaires 2005.

320
Aucun de ces deux partis n’a dépassé le seuil de 5% aux élections précédentes.

265
Le Mouvement Socialiste pour l’Intégration s’est autodéclaré le grand perdant de l’application du
vote stratégique. Faute de pouvoir gagner des députés par le majoritaire (a l’exception du chef du
MSI, Ilir Meta qui a pu gagner dans la circonscription de Skrapar), le MSI a accusé le PS et le PD
d’avoir aliéné le vote des Albanais. On ne peut pas trancher définitivement sur la question si le MSI
a été une victime du vote stratégique. Il est prévisible qu’une partie des électeurs de la gauche aient
préféré voter pour le candidat du PS au majoritaire et pour le MSI au proportionnel321. L’inverse est
aussi possible. Il n’est pas possible de définir s’il s’agit de socialistes votant utile pour le MSI, ou
des électeurs du MSI votant utile pour le PS, la scission entre le MSI et le PS étant trop récente et
l’espoir d’une union électorale bien présent parmi les électeurs.
Les résultats du vote stratégique étaient déjà prévus par avance et les partis avaient aussi pris les
mesures pour redistribuer les députés sortant de cette manoeuvre. Le PD a été plus pragmatique en
incluant dans la liste proportionnelle de ses alliés républicains des démocrates. Dans cette liste
chaque républicain était suivi par un démocrate et ainsi de suite. La symbiose était parfaite. Le vote
stratégique massif était inévitable dès l’instant ou une des parties a décidé de l’utiliser. Or cet usage
général n’a fait que passer le vote des électeurs par les filtres de l’éducation et de la motivation, tout
en gardant les mêmes dimensions du support pour chaque parti. L’éducation parce que la
compréhension de la manoeuvre et son usage dépend du niveau d’éducation des électeurs de chaque
parti. La motivation parce que, étant donné sa complexité, il faut une bonne motivation pour
l’appliquer. Les électeurs démocrates ont généralement un niveau d’éducation moindre par rapport
à ceux de la gauche, ce qui signifie que la motivation a été essentielle dans ce jeu. Elle a même
neutralisé l’effet important de la discipline des structures du PS. Cependant, en absence du vote
stratégique, il est probable que le PD aurait gagné plus de sièges pour deux raisons principales: la
complexité du phénomène ajoute un coût additionnel à la participation individuelle aux élections et
incite à l’abstention. L’éviction de la factorisation du variable de l’éducation pourrait faciliter un
vote direct plus important pour ceux qui entendaient voter “bleu”. Un autre facteur a largement
influencé le résultat final, le conflit au sein de la gauche. Dans au moins 15 circonscriptions
électorales les candidats socialistes auraient pu gagner s’il avaient eu les votes qui ont été donnés
aux candidats du MSI.
La victoire de la droite est un trompe-l’oeil. En vérité, comme le montrent les résultats présentés
plus haut, la gauche a reçu proportionnellement 49.73% des votes et la droite seulement 44.56%. Si
les élections avaient été à la proportionnelle et la gauche unie, il n’y aurait pas eu de doutes sur la

321
Un sondage que j’ai réalisé en juin 2005 (pendant la campagne électorale) dans la circonscription 41 de Tirana
montre qu’au moins 15% des électeurs qui ont déclaré vouloir voter pour le candidat du PS, Spartak Poçi, ont déclaré
aussi entendre voter pour le MSI au proportionnel.

266
victoire de la gauche. L’illusion vient surtout du fait du positionnement actuel du PAE et du PDH
qui ont fait campagne avec la gauche et après la défaite sont entrés dans le gouvernement de la
droite322. Mais ces partis n’auraient pas eu besoin de changer de cap si la gauche avait gagné, ne
serait-ce que d’une faible majorité. L’attitude opportuniste traditionnelle du PDH est exemplaire,
mais peu de personnes ont de doutes en Albanie sur ses préférences d’alliance avec la gauche. Ceci
est également valable pour le PAE. La différence est que les votes du PAE sont le produit ironique
du vote stratégique des électeurs socialistes, tandis que les votes du PDH sont plus organiquement
liés à ses propres électeurs, généralement des membres de la minorité grecque. Autrement dit,
Berisha gouverne doublement avec les votes socialistes. Premièrement, parce que
proportionnellement la gauche est majoritaire et deuxièmement parce que les votes du PAE (et à un
moindre degré du PDH) sont surtout des votes (qui se voulaient) stratégiques de la part des
électeurs socialistes.
Je considère cette aliénation de la représentation comme l’argument principal pour un système
électoral qui évite le vote stratégique. Cet argument est basé sur une condition de
dysfonctionnement: celui de la mobilité politique de certains partis en dépit de leur orientations
idéologiques ou alliances préélectorales323. L’attitude générale en ce qui concerne le vote
stratégique est négative, mais elle est fondée sur des raisons non valides. Elle suppose que le vote
stratégique aliène le vote en général. Contrairement à cela, j’ai expliqué que, de ce point de vue, le
vote stratégique ne fait que “compliquer” les élections en introduisant d’autres variables ou filtres
comme celui de l’éducation, de la discipline partisane ou de la motivation. Or, par ce seul fait, il ne
menace ni la légitimité ni la précision du résultat électoral324. De ce point de vue le vote stratégique
fait partie de l’arsenal des calculs du vote pour les partis et les électeurs. Ces calculs sont nombreux.

322
Immédiatement après les élections le PD s’est lance dans des négociations avec quatre partis de la coalition de
gauche : le PAE, le PDH, le Parti de la Démocratie Sociale et l’Alliance Démocratique. Seulement les deux premiers
ont accepte d’entrer au futur gouvernement de droite. Cette manœuvre avait deux fonctions : elle assurait la stabilité de
la majorité parlementaire et par conséquent du vote de confiance pour le gouvernement, et en même temps elle servait
de moyen efficace de pression aux petits partis de la coalition de droite qui pouvaient demander trop au PD dans le
partage du butin. En effet, après l’annonce des accord avec le PAE et le PDH, les désaccords entre le PD et ses petits
allies ont disparus, ces derniers acceptant l’offre du PD qu’il avaient refuse premièrement. Les démo–chrétiens ont
laisse dehors du gouvernement, même s’ils faisaient partie de la coalition de droite ; ils n’avaient pu avoir que deux
députés. Le chef du PDN a du accepter le poste du ministre de l’éducation, tandis qu’il avait insiste fortement sur celui
du ministre des affaires étrangères.
323
Pour une analyse de ce dysfonctionnement : Kajsiu, Blendi (2006). Problematika e sistemit proporcional në raport
me realitetin shqiptar. Présenté dans la conférence Sistemi zgjedhor në kontekstin shqiptar. FES & Qendra e Studimeve
Parlamentare, Tiranë.
324
Voir l’argumentation semblable, (sur ce point seulement) d’Ilirjani, Altin (2005). Raporti i OSBE-së për zgjedhjet në
Shqipëri. Sur http://www.ilirjani.com/archives/2005/05/raporti_i_osbe.html

267
Il n’y d’ailleurs pas beaucoup de sens de parler de vote stratégique, c’est comme parler d’eau
liquide. Tout vote est stratégique. L’attention au calcul du vote stratégique “à l’albanaise” vient
surtout de sa nouveauté sur cette scène politique albanaise. Il pose des problèmes de légitimité
représentative seulement par le fait que ce vote peut être aliéné dans des systèmes politiques
instables idéologiquement, dont l’Albanie fait sûrement partie. Une représentation produite par le
vote stratégique selon le schéma de “Dushku” n’est problématique que par le fait que les partis qui
reçoivent ce vote peuvent l’utiliser sans tenir compte de la volonté des électeurs qui l’ont donné. En
termes concrets, la contradiction représentative consiste dans le fait que les électeurs socialistes ont
voté pour le PAE en pensant voter pour le projet politique socialiste, tandis que leur vote a été
pratiquement calculé comme un vote pour le projet politique de la coalition de droite.

268
5. Conclusion

Au cours de ce travail j’ai abordé plusieurs types de problèmes qui pèsent sur le fonctionnement de
la représentation. Le premier est celui de la conception de la représentation. Généralement, les
conceptions classiques parlent de représentation des individus, de groupes d’individus et de
catégories ou de leurs intérêts, opinions et perspectives sociales. C’est-à-dire que le représentant
représente des individus ou les motivations de ces individus. Mais, par l’indépendance qu’on lui
octroie, c’est bien lui qui prend les décisions partant d’une position de “standing for” ou de “acting
for”. Dahl et bien d’autres auteurs ont raison d’argumenter sur l’inévitabilité de la représentation,
mais cette inévitabilité n’est pas un argument suffisant pour justifier la démocraticité de la
représentation. Un fossé énorme reste à franchir pour conserver l’exercice du pouvoir par les
citoyens comme source de légitimité de la démocratie. Considérer la communication ou la
délibération comme source exclusive de la légitimité ne résout pas le problème. Dans les faits, il est
possible qu’un régime autocratique survive à la délibération. Ce régime n’a pas besoin de supprimer
la délibération pour résister. Dans le cas de l’Albanie, il suffit de manipuler les élections dans une
conjecture internationale favorable. Dans d’autres cas, comme celui de la Serbie de Milosevic, il
suffit de s’attaquer au Kosovo après en avoir fini avec la Bosnie.
Selon la conception que j’ai développée, le représentant ne représente pas les individus, leurs
extensions ou leurs caractéristiques, mais leur décision de choisir un projet politique parmi
plusieurs en compétition. Ce projet est composé d’un programme politique universel (valable pour
toute la société) et des ressources humaines qui vont le réaliser, à savoir le leader et les candidats.
La balance entre le choix prioritaire de l’un ou de l’autre des deux éléments séparés est en
mouvement constant. Faute de définition exacte (professionnelle ou idéologique) l’attention des
électeurs peut se concentrer sur le leader et les candidats. Cela ne veut pas dire que le projet n’existe
plus ou qu’il n’est pas légitime et démocratique. En fait, les électeurs déduisent les principes de
l’action politique future de leurs élus à partir des caractéristiques du leader ou des candidats. Dans
ce sens, ils votent toujours pour un projet et pas simplement pour des individus. C’est la première
différence avec les théories minimalistes de la démocratie, comme celle de Schumpeter. La
deuxième différence est que le rôle des citoyens ne s’arrête pas le jour des élections, mais il est
étendu par la délibération constante. La délibération rend possible l’inclusion des citoyens dans le
contrôle de la réalisation du projet et dans une situation plus radicale, la transformation du soutien
de la majorité pour le projet. Sous cette pression, les représentants ont le choix entre changer des
éléments du projet ou aller de l’avant en ignorant les réactions du public. Si le changement partiel,
et non essentiel, ne suffit plus, des élections anticipées sont nécessaires. Mais cette décision dépend
du niveau de contestation du projet et des calculs que le gouvernement peut faire sur les coûts qu’il

269
aura à payer s’il fait la sourde oreille. Ni la responsabilité, ni la réactivité, n’ont de sens dans des
régimes ou les élections sont manipulées. La décision d’ignorer les conséquences de la
manipulation du vote est forcement fondée sur des éléments non-démocratiques de communication
représentant - électeurs, dont le clientélisme est le principal. Le clientélisme lie de manière
illégitime et non-démocratique les représentants aux électeurs, les médias au gouvernement, ou le
leader d’un parti avec ses leaders locaux. L’exemple de l’Albanie semble le confirmer325. La
conception que j’ai développée exclut le clientélisme en le différenciant clairement de la
représentation des intérêts. Leur différence était inintelligible dans les conceptions classiques, le
clientélisme pouvant facilement se faufiler dans la catégorie de la « représentation des intérêts ».
Un deuxième type de problème, cette fois institutionnel, pèse sur la représentation. La difficulté
d’organisation d’élections libres et correctes est une barrière universelle valable pour toute
conception de la démocratie. La formulation du système électoral présente des inconvénients dont
le “vote stratégique” est le plus évident. Le problème n’est pas ce type de vote en lui même, mais le
manque de différences idéologiques entre les partis, ce qui permet des alliances contre nature qui
aliènent la destination du vote. J’ai montré le paradoxe de la création d’un gouvernement de droite
qui inclut le vote d’électeurs socialistes. Une autre complication inutile du système est la correction
du scrutin majoritaire par le scrutin proportionnel. Elle produit des majorités instables et des
coalitions post-électorales fragiles.
L’organisation autoritaire des partis, surtout du PD, va en sens contraire de la représentation. La
monopolisation des carrières politiques par le chef, concentre l’attention des électeurs sur ce dernier
en réduisant ou éliminant le rôle des candidats. Ce qui réduit les éléments d’analyse et de garantie
offerts aux électeurs.
L’influence des institutions internationales sur la politique albanaise a parfois l’effet pervers de
contrecarrer la représentation locale. D’un point de vue passif, la monopolisation des objectifs
politiques par les processus d’intégration européenne, aliène le sens que les citoyens ont donné à
leur vote. Leurs motivations sont beaucoup plus concrètes que les formulaires de Bruxelles.
Le clientélisme agit aussi au niveau de la délibération comme catalyseur des relations entre le
gouvernement et les médias. Le problème doit être résolu par un meilleur contrôle de l’activité du
gouvernement. La responsabilité ne doit pas être rejetée sur les médias, comme l’a fait
explicitement le gouvernement de Berisha en excluant les propriétaires de ces mêmes médias des
appels d’offres publics. Par ailleurs, les relations des médias avec la politique et l’enchevêtrement
des intérêts n’empêchent pas les processus de délibération, aussi longtemps que certaines conditions

325
En septembre 2006, Fatos Nano, un des politiciens les moins populaires en Albanie, déclare son retour à la politique
active. Sa côte de popularité désastreuse n’empêche pas la plupart des leaders locaux du PS de s’allier avec lui pour
contrer Edi Rama.

270
sont respectées: le gouvernement ne doit pas influencer ou contrôler les médias, et le parlement doit
mettre les médias publics au service de la participation de groupes ou de catégories marginalisées et
discriminées. Une condition nécessaire est aussi d’éviter la monopolisation des médias par des
groupes économiques. Parallèlement à l’encouragement de la participation directe, le gouvernement
devrait prendre des mesures pour assurer une meilleure éducation basique (par exemple jusqu’au
niveau du bac) pour les membres de ces groupes ou catégories. Aujourd’hui ces catégories souffrent
de l’accumulation des difficultés économiques et d’éducation, renfermées dans un cercle vicieux.
La société civile albanaise joue un rôle certain dans la délibération, mais les difficultés ne manquent
pas ici non plus. Certaines organisations préfèrent prendre parti politiquement en prétendant le
contraire, c’est-à-dire l’impartialité. La prise de position n’est pas problématique en elle-même, y
compris pour les organisations non-gouvernementales, mais le camouflage des positions l’est, car il
envoie des informations erronées aux citoyens et aux acteurs.
La participation des citoyens au niveau du gouvernement local est loin d’être idéale. Les citoyens
connaissant à peine leurs représentants locaux et participant rarement aux processus de prise de
décision. La délibération locale est principalement restreinte aux rencontres électorales ou se
développe de manière unilatérale dans les médias.
En général la délibération se développe de manière fragmentaire verticale, c'est-à-dire en suivant la
fonction de la responsabilité électorale ou en maximisant le soutien à des politiques données, donc
entre les représentants et les électeurs. Mais il y beaucoup moins de délibération horizontale
institutionnalisée avec la participation de tous les acteurs, électeurs, groupes d’intérêts, société
civile et acteurs politiques. Cela arrive seulement au niveau des médias et un peu plus rarement lors
d’activités organisées par la société civile.
Le développement et l’intensification qualitative de la délibération dépendent largement du langage
et du discours des acteurs. Au cours de ce travail, j’ai essayé de montrer la dépendance vitale qui lie
la démocratie à l’espace linguistique. Cette dépendance a trois dimensions. La première concerne
les limites posées par les différentes capacités concurrentielles des différents groupes ou catégories.
Certaines catégories ont moins de possibilités de développer individuellement ou collectivement des
instruments de compétition dans le marché linguistique politique. La deuxième dimension est celle
de la libéralisation du langage et l’inclusion de perspectives différentes, y compris celles
contradictoires ou antagonistes. Le langage doit s’émanciper des clichés et des conceptions
majoritaires de la politique. La mise en évidence de faux problèmes, (tel le manque d’impartialité
des médias, pour ne donner qu’un exemple) en fait partie. La troisième est liée à la formulation
politique des attitudes et implique l’élaboration, par les représentants en compétition, de
programmes idéologiques cohérents. Cette formulation concrétise la délibération avant et après les
élections. Les tendances actuelles convergent vers un vide idéologique. Les acteurs politiques

271
peuvent arriver à parler de l’inutilité d’être de gauche ou de droite. La référence aux idées et à une
appartenance idéologique cohérente sont indispensable pour fixer en termes concrets un contrat de
représentation qui passe par les élections.
Tout travail commence la ou un autre se termine. Les conclusions que j’ai présenté ici accentuent
l’importance de recherches ultérieures dans plusieurs domaines, souvent multidisciplinaires.
L’importance de ces recherches dans le cas de l’Albanie est fondamentale. Les défis de la
représentation prennent leur signification dans un contexte de problèmes typiques des transitions
post-totalitaires, mais aussi de problèmes endémiques lies aux jeux, enjeux et stratégies des acteurs
locaux. L’analyse théorique est fortement liée aux besoins concrets d’une jeune démocratie qui est
obligée à paver chaque jour le chemin du lendemain. Il est important des lors d’étudier des
nouvelles formes d’encouragement de la participation, de l’inclusion des groupes ou catégories
marginalisées et discriminées, d’éviter les barrières du clientélisme et les contraintes qu’un parti ou
l’autre peut faire peser sur les autres acteurs (medias, institutions, électeurs, etc.), d’émanciper le
discours politique des attitudes universalistes et de fournir aux citoyens de nouvelles possibilités
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284
Résumé compréhensif de l’histoire de la démocratie en Albanie:

ƒ 1989: les Albanais regardent à la télévision italienne les images d’exécution de Nicola et
Elena Ceausescu. C’est la fin des illusions pour les communistes.

ƒ 1989: Le président communiste Ramiz Alia, successeur du dictateur Enver Hoxha,


déclare une possible réhabilitation des relations avec les Etats Unis et autres pays. C’est
le premier pas vers la rupture avec l’isolation totale.

ƒ 1990 (juillet): des milliers d’Albanais traversent les murs des ambassades occidentales à
Tirana. Pendant plusieurs jours le pouvoir laisse faire. Les réfugies demandent l’asile
politique en masse et sont envoyés en Europe.

ƒ 1990 (juillet): le parlement du Kosovo déclare l’indépendance de la Yougoslavie, un an


après la suppression par le parlement serbe du statut de région autonome et unité
constitutive de la fédération yougoslave, qui lui était accordé par les constitutions de
1968 et 1974.

ƒ 1990 (décembre): les étudiants de Tirana protestent pour des meilleures conditions de
vie dans la ville universitaire. Les protestes révèlent leur vrai objectif très vite:
pluralisme politique.

ƒ 1990 (décembre): les communistes permettent le pluralisme politique, le Parti


Démocratique est fonde immédiatement après par Sali Berisha, Gramoz Pashko, Azem
Hajdari, etc. (Deux futur premier ministres socialistes, Majko et Meta, sont parmi les
étudiants manifestants).

ƒ 1991: des dizaines de milliers de manifestants détruisent le monument d’Enver Hoxha


dans le centre de Tirana. Ils seront suivis pas des milliers d’autres dans les villes
principales albanaises.

ƒ 1991: les premières élections pluralistes ont lieu. Les communistes du Parti du Travail
(transformé en Parti Socialiste) emportent une victoire très contestée.

ƒ 1991-1992: des manifestations intensives précédent une grève générale contre le


gouvernement socialiste de Fatos Nano. Il démissionne et des élections anticipées ont
lieu en mai 1992.

ƒ 1992: le Parti Démocratique emporte les premières élections libres et honnêtes. Berisha
devient président et Aleksander Meksi premier ministre.

ƒ 1993: les premières scissions affaiblissent le PD. Parmi les “exiles” il y a plusieurs
fondateurs du parti. Leur influence ultérieure reste cependant modeste.

ƒ 1994: Berisha échoue dans ses efforts de faire passer une nouvelle constitution par
referendum. Le résultat est un revers significatif.

ƒ 1996: le PD manipule les élections. Dans plusieurs zones électorales, les candidats
démocrates “emportent” plus de 80% des votes. La farce est dénoncée par l’opposition
qui boycotte le nouveau parlement.

285
ƒ 1997: des entreprises rentières (en Albanie on a utilisé le terme “pyramides” par
analogie à leur schéma financier) font faillite suite à l’une l’autre. Elles offraient la
possibilité de doubler les épargnes en un temps record de 3 mois. Des milliers
d’Albanais perdent leurs épargnes. Dans le sud c’est la révolte populaire. Le
gouvernement ne contrôle plus la situation.

ƒ 1997: Le deuxième gouvernement Meksi démissionne. Berisha se fait élire président


pour un deuxième mandat en pleine crise.

ƒ 1997: les élections anticipées donnent gagnant le PS et ses allies. Dans plusieurs zones
du sud, le PD n’a pas pu faire de campagne électorale à cause de la situation aggravée.
Berisha démissionne. Mejdani est élu président. Nano est nommé premier ministre.

ƒ 1998: le meurtre d’Azem Hajdari, député du PD et un de ses fondateurs, enflamme les


manifestations à Tirana. Le premier ministre Nano fuit l’Albanie et ensuite démissionne.
Il accusera non seulement Berisha, mais aussi ses rivales au PS d’avoir voulu en
découdre avec lui. Les foules se heurtent aux forces de l’ordre et sans beaucoup de
résistance prennent sous contrôle le parlement et la télévision publique. Berisha ordonne
toutefois aux militants du PD de se retirer sous forte pression internationale.

ƒ 1998: Pandeli Majko devient premier ministre. Il a 30 ans.

ƒ 1998: le conflit au Kosovo prend des dimensions dramatiques. Apres un boycott de


plusieurs mois, le PD rentre au parlement a cause de la situation.

ƒ 1999: un quart de la population du Kosovo est accueillie en Albanie, partout dans le


pays, pour la plupart chez les familles albanaises. Seulement à Tirana on compte
100.000 réfugiés kosovars. Un autre quart passera en Macédoine et dans des autres pays
d’accueil.

ƒ 2000: les élections locales sont emportées par les socialistes. Des fortes contestations
democrates ne serviront a rien.

ƒ 2000: Fatos Nano retourne comme premier ministre. Il démissionnera très vite pour
laisser la place à Ilir Meta. Lui aussi, comme Majko a 30 ans. Nano arrive à renverser la
situation et à contrôler le parti.

ƒ 2001: la Macédoine est au bord de la guerre interethnique. Nano essaye d’influencer les
Albanais de Macédoine et contenir les extrémistes.

ƒ 2001: les élections parlementaires sont également emportées par les socialistes,
contestées par les démocrates, mais avalées par les internationaux. Le rôle important
joué par Nano dans la crise de la Macédoine peut être la meilleure explication. Nano et
Berisha se mettent d’accord d’accorder à l’opposition démocrate la direction de quelques
d’institutions et le contrôle commun par consensus de quelques autres. Un président
consensuel est sorti de cet accord, Alfred Moisiu. Nano veut consolider sa légitimité
interne en apparaissant comme le seul dirigeant légitime du PS à mégotier au nom du
parti. Berisha aussi, mais en plus, il espère que le président consensuel bloquera la
manipulation des élections futures ou les démarches socialistes en général. Il en sera
profondément déçu.

286
ƒ 2003: suite aux manœuvres socialistes à la Commission Centrale Electorale et la
coopération discrète du président, les élections locales sont encore une fois un échec de
la démocratie et des démocrates aussi. Les institutions internationales légitiment encore
une fois ces élections. Des milliers d’électeurs de Tirana n’ont pas pu voter.

ƒ 2004: Berisha organise des manifestation massives sous le slogan “Nano ik” (Nano va-t-
on). Les supporteurs de Nano répondront par le slogan “Nano Ok ». Les manifestations
sont suspendues, suite à la pression internationale et notamment américaine.

ƒ 2004: Ilir Meta et plusieurs députés socialistes se séparent du PS et créent le Mouvement


Socialiste pour l’Intégration. Le nouveau parti aura automatiquement 9 députés au
parlement. Avec ce changement d’équilibre il faudra 4 mois à Nano pour assures les
votes parlementaires et remplacer deux ministres démissionnés.

ƒ 2005: Berisha crée le Comite d’Orientation des Politiques dans lequel il a invité environ
40 spécialistes de tous les domaines, presque tous formés à l’étranger. Ils produiront les
stratégies qui devraient être appliquées par le futur gouvernement. Berisha invite aussi et
accueille plusieurs des fondateurs séparatistes du PD: Gramoz Pashko, Genc Ruli, Arben
Imami. Des autres s’étaient déjà ralliéa lui plus avant.

ƒ 2005: Une compagnie américaine de gestion de campagnes et de lobbying, BG & R


débarque à Tirana pour gérer la campagne électorale du PD. Le PS et le MSI feront de
même, mais plus discrètement. Plus que la campagne ces compagnies serviront à faire de
la pub, par le seul fait de la modernisation de la communication. Le PD ne démentira pas
les rumeurs perceptives que l’arrivée de BG & R est un signe de l’acceptation de Berisha
par les américains.

ƒ 2005: le PD gagne les élections du 3 août, mais le processus de validation des résultats
dure 3 mois. Le nouveau gouvernement commence le travail le 10 septembre.

ƒ 2005-2006: le président retourne plusieurs projets de lois préparés par la nouvelle


majorité bleue.

ƒ 2006 (mai) : L’opposition de gauche est finalement réunie. Le MSI rejoint les socialistes
dans l’action commune contre « l’incapacité » de Berisha a gouverner.

ƒ 2006 (juillet) : suite a des désaccord au parlements, l’opposition boycotte les séances et
promet une campagne de désobéissance civile en septembre.

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Personnages et institutions:

ƒ Sali Berisha: chef du Parti Démocratique, ancien président de la république durant 1992-
1997, actuel premier ministre.

ƒ Fatos Nano: député de Saranda, ancien chef du Parti Socialiste, 5 fois premier ministre.

ƒ Edi Rama: chef actuel du Parti Socialiste, Maire de Tirana.

ƒ Alfred Moisiu: président de la république, élu par consensus suite à un accord entre
Berisha et Nano en 2001.

ƒ OSCE: Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe, présence à Tirana.

ƒ FMI (IMF): Fond Monétaire International.

ƒ Pandeli Majko: ancien premier ministre socialiste, secrétaire général du PS.

ƒ Ilir Meta: ancien premier ministre socialiste, fondateur du Mouvement Socialiste pour
l’Intégration (MSI), issu d’une fraction importante du PS.

ƒ Jozefina Topalli: présidente du parlement, vice-présidente du PD.

ƒ Bamir Topi: vice-président du PD, chef du groupe parlementaire du PD.

ƒ Spartak Ngjela: secrétaire des relations publiques du PD, député démocrate en conflit
permanent avec Berisha, expulsé des structures dirigeantes du PD récemment pour s’être
mis ouvertement contre Berisha.

ƒ WB: Banque Mondiale.

ƒ MSA : Pacte de Stabilisation Association : accord préliminaire précédant le statut de


pays candidat à l’Union Européenne. Le MSA a été signé par Berisha en juin 2006.

ƒ Rexhep Mejdani: ancien président de la république, candidat anti-Nano en 2004 et anti-


Rama en 2005 au sein du PS.

ƒ PBDNJ (PUDH): le Parti de l’Union des Droit de l’Homme, représentant des minorités
ethniques et linguistiques en Albanie. En vérité, il représente surtout la minorité grecque,
d’ou ses dirigeants sont sortis.

ƒ Fatmir Mediu: chef du Parti Républicain, ministre actuel de la défense. Le PR a la


réputation d’un parti qui défend les intérêts des anciens propriétaires (au moins
jusqu’aux changements faits à la loi sur le retour des propriétés).

ƒ Genc Pollo, Chef du Parti Démocrate Rénové, une fraction sortie du PD sous la direction
de Pollo, après que ce dernier ait défie Berisha. Actuel ministre de l’Education dans le
gouvernement de son ancien chef.

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