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Tunisie

Le sursaut
d’une nation

Dans les rues


de Tunis,
le 14 janvier
ZHORA BENSEMRA/REUTERS

a Les héros de la rue a L’avant et l’après-Ben Ali a Démographie et économie a Le grand entretien
Paroles de manifestants ; Mohamed Bouazizi, Corruption sous Bourguiba ; droits de l’homme Le chômage des jeunes et des diplômés, la Pour Bassma Kodmani, politologue, dans le
symbole de la révolution ; Zouhair Yahyaoui, bafoués sous Ben Ali ; le système mafieux des plaie du pays ; l’inégale répartition des monde arabe, on voit « l’avènement de sociétés
pionnier des cyberdissidents Pages II-III Trabelsi ; la jeunesse au pouvoir Pages IV-V richesses génère de la rancœur Pages VI-VII fortes dans des Etats affaiblis » Page VIII

Une autre figure du monde arabe

L
a Tunisie avait déjà donné be vit, à peu près partout, sous des régimes ment de révolte qui a conduit à la fuite du te la région. Elle a ses spécificités locales, des sociétés politiquement fermées, mais
HabibBourguiba aumonde ara- despotiques peu éclairés. président Ben Ali. Zine El-Abidine Ben Ali a bien sûr : en Tunisie plus qu’ailleurs dans que Facebook et Al-Jazira ouvrent à tous les
be. L’homme qui négocia l’indé- La Tunisie vient de donner une autre succédé à Bourguiba en 1987, pour s’em- le monde arabe, le décalage entre la nature vents de ce siècle commençant.
pendance au milieu des années figure au monde arabe. Il s’appelait Moha- ployer jusqu’à la fin à ternir le bilan du du régime – le pouvoir confisqué par un Les événements de Tunisie seront-ils
1950 fut longtemps un modèle med Bouazizi. C’était un jeune homme Père de la nation, et transformer une auto- clan sans scrupule – et les attentes de l’une «le Gdansk arabe », demande notre confrè-
parmi ses pairs. Seul l’âge, le d’une ville où les touristes ne vont pas, cratiemodéréeet paternalisteen unedicta- des populations les plus éduquées de la re Roger Cohen dans l’International Herald
refus de quitter le pouvoir avant qu’il ne Sidi Bouzid. Il s’est donné la mort il y a un ture policière brutale et corrompue. La région était explosif. Tribune ? Seront-ils au monde arabe ce
soit trop tard vinrent ternir un bilan « glo- mois. Il était bachelier, mais n’avait trou- mortde Bouaziziva créer ce précédent uni- Mais la secousse partie de Tunis se fait qu’a été à l’empire soviétique la révolte des
balementtrèspositif » :l’ancrage d’une tra- vé d’autre emploi que vendeur de fruits à que dans le monde arabe : pour la premiè- sentir de Rabat à Amman, du Caire à Alger, chantiers navals de cette ville de Pologne
dition laïque dans la vie publique ; le statut la sauvette. Quand la police a démantelé re fois, un dictateur est chassé par la rue. parce qu’elle est le signe d’un mal qui ron- en 1980 – le déclencheur d’un mouvement
le plus avancé jamais accordé aux femmes son échoppe de fortune, Bouazizi, dans un Cen’est certainementpasqu’une histoi- ge tout le monde arabe ou presque. Par- qui, dix ans plus tard, a abouti à la désinté-
en terre d’islam ; une façon de gouverner geste de désespoir et de protestation, s’est re tunisienne – que l’on se racontera long- tout, des élites largement corrompues et gration de l’URSS ? C’est à ces questions,
qui, pour n’avoir été que très imparfaite- immolé par le feu. temps, le soir, autour d’un couscous pois- richissimes sont incapables de répondre à parmi d’autres, que ce cahier spécial
ment démocratique, reste un modèle de Ce qui aurait pu ne rester qu’une tragé- son à la table d’une terrasse de La Goulette, une jeunesse nombreuse et sans emploi entend apporter quelques réponses. p
modération en ces temps où le monde ara- die individuelle a déclenché le mouve- le port de Tunis. L’onde de choc secoue tou- qui cherche un avenir introuvable dans Alain Frachon

Cahier du « Monde » N˚ 20526 daté Jeudi 20 janvier 2011 - Ne peut être vendu séparément
II Tunisie Les acteurs de la révolution 0123
Jeudi 20 janvier 2011

Héros ordinaires des manifestations qui ont conduit à la chute du régime


Ben Ali, des Tunisiennes et des Tunisiens racontent ces journées de révolte,
leurs moments de peur et le courage qu’ils ont su trouver
«Et puis, je me suis dit: tu ne vas
pas passer ta vie à courir, à fuir»

Mardi 18 janvier, des manifestants appellent, à Tunis, leurs concitoyens à les rejoindre dans la rue. FRED DUFOUR/AFP

S
ouvenir d’un coup de matra- La première manifestation de rue à je ne l’aurais loupée pour rien au monde. de télévision. Soudain, une bande-annon- mes camarades, aujourd’hui disparus :
que, une vilaine bosse orne laquelle j’ai participé, c’était en décem- J’étais là, à 14 h 30, quand les flics ont char- ce, en bas de l’écran, signale qu’une infor- Mohamed Charfi, Nourredine Benkhed-
son front, à demi cachée par bre, dans mon quartier, à Hammam-Lif. gé brusquement. Une de mes copines est mation « très importante » va être don- der, Ahmed Ben Othman, Hedi Slama,
ses cheveux longs. Waël-Ibra- Je n’attendais que ça. Mais on ne pensait tombée par terre, les lacrymos pétaient née. « On a compris que Ben Ali était fini. Fethi Triki, Tawfik Khodja… On s’était bat-
him, 19 ans, élève à l’Institut pas que les flics tireraient. Deux jeunes de partout. On a couru. J’ai foncé vers la On s’est mis au balcon et on s’est mis à tu corps et âme. Ma solitude, en cet ins-
préparatoire aux études de sont tombés, devant moi. Tués de sang- rue de Paris, située en contrebas, à une chanter l’hymne national. Des voisins tant, était remplie de leur présence. Com-
l’ingéniorat, fait partie des centaines de froid. Ça ne m’a pas fait peur, non, ça m’a centaine de mètres du ministère de l’inté- d’immeuble ont fait pareil. C’était un me s’ils pouvaient voir le moment de vic-
milliers de jeunes qui ont contribué, sur révolté. On ne faisait rien de mal : on défi- rieur. » Sauvée. moment de joie pure. » toire avec mes yeux. J’ai pensé à mes
Internet, puis dans la rue, à la chute du lait, c’est tout. filles aussi, qui sont âgées de 25 ans et
président Zine El-Abidine Ben Ali. Il habi- » Par Facebook, j’ai été informé de la «Un moment «J’ai pensé à mes filles 22 ans. Ce vendredi 14 janvier, je me suis
te chez ses parents, à Hammam-Lif, ban- manifestation du vendredi 14 janvier. J’y dit que l’avenir avait une chance. »
lieue sud de Tunis. suis allé avec des amis. On s’est mis de joie pure» aussi, je me suis dit que A Tunis, ceux que les milices et les poli-
devant le ministère de l’intérieur, on Waël-Ibrahim, lui aussi, se précipite. « En ciers continuent de pourchasser n’ont
l’avenir avait une chance»
«On ne pensait pas criait “Ben Ali, dégage !”, c’était super : on une fraction de seconde, tout a basculé.
Je me suis mis à courir. Et puis, je me suis
guère le temps de se réjouir. Les entrées
le disait à haute voix, tous les gens A Bizerte, Mohamed Salah Fliss, 64 ans, d’immeuble ont été arrosées de gaz lacry-
que les flics tireraient» ensemble, sans se ramasser de coups de dit : tu ne vas pas passer ta vie à courir, à n’a pas bougé de chez lui. Il est seul. Télé- mogènes. Comme tout le monde, Waël-
« J’ai d’abord été un militant-blogueur. A matraque. De là à imaginer que Ben Ali fuir. Alors, j’ai ralenti. Je me suis rendu vision et ordinateur allumés, le télépho- Ibrahim monte dans les étages. Dans de
la fac, on ne se parlait que sur Internet, allait sauter… » compte que j’avais perdu mes amis. » ne à la main, cet ancien prisonnier politi- nombreux immeubles, la même scène se
jamais avec nos vrais noms. On écrivait » Ahlem Belhadj, 46 ans, pédopsychia- Le jeune homme se retrouve dans une que de l’époque Bourguiba, longtemps répète.
des trucs sur la police : on dénonçait les tre, enseignante à la faculté de médecine petite rue, derrière l’avenue Bourguiba. militant du mouvement Perspectives, Réfugiés sur un toit, Alexandre, expa-
vérifications d’identité, les humilia- de Tunis, ancienne présidente de l’Asso- Il s’engouffre dans un immeuble, où des n’en croit pas ses oreilles. trié français, et son amie tunisienne y
tions… Sur le racket des Trabelsi, aussi. ciation tunisienne des femmes démocra- dizaines d’autres manifestants sont déjà « Je suis quelqu’un qui ne pleure pas passent la nuit : « Ils défonçaient les por-
Comme les blogs étaient censurés au tes (créée en 1989), se trouvait aussi ave- entassés. facilement. Mais là… Trente ans, dans la tes, faisaient sortir les gens qui, comme
bout de deux ou trois jours, je me suis nue Bourguiba. En fin de journée, Ahlem Belhadj est vie d’un peuple, ce n’est rien. Dans la vie nous, étaient cachés, et les frappaient.
mis à participer à des chats. « Cette manifestation [du 14 janvier], chez elle, avec sa famille, devant le poste d’un homme, c’est beaucoup. J’ai pensé à On entendait les cris. »

Chronologie
28 décembre
2010 Première allocution télévisée du président Zine El-Abidine Ben Ali, qui 2011
17 décembre 2010 17 décembre dénonce « une minorité d’extrémistes et d’agitateurs à la solde d’autrui 4 janvier
Tunis Mohamed Bouazizi, un jeune marchand ambu- et contre les intérêts de leur pays ». Mort de Mohamed Bouazizi. Des émeutes éclatent en Algérie, à Alger
lant de fruits et légumes, s’immole par le feu 29 décembre 2010 29 décembre et à Oran, à la suite d’une flambée des prix.
devant un bâtiment administratif à Sidi Bouzid, Bizerte
Tunis
Le premier ministre tunisien, 6 janvier
Sidi Bouzid dans le centre du pays, pour protester contre la Mohammed Ghannouchi, annonce le limogeage Plusieurs milliers d’avocats se mettent en grève pour dénoncer la répres-
confiscation de sa marchandise. Il est hospitalisé de quatre ministres, dont celui de la communica- sion policière tandis que les manifestations contre la pénurie d’emplois
dans un état critique. Des commerçants et des jeu- Sidi Bouzid tion, Oussama Romdhani, en place depuis 1995. qualifiés et les entraves aux libertés publiques se poursuivent.
nes, qui dénoncent le manque de travail, se ras- Meknassi
Sfax
Les manifestations s’étendent à des villes de pro- 7 janvier
semblent aussitôt pour manifester. vince comme Sousse, Gafsa et Kasserine. Les Etats-Unis convoquent l’ambassadeur de Tunisie à Washington
19 décembre Médenine
31 décembre pour lui faire part de leur « préoccupation » face à la répression par la
Le mouvement prend de l’ampleur à Sidi Bouzid, Ben Guerdane Le président Ben Ali s’exprime à nouveau police des manifestants. « Nous avons aussi soulevé la question de ce
la police fait usage de gaz lacrymogène contre les à la télévision et promet « une meilleure prise en qui ressemble à une ingérence du gouvernement tunisien dans l’Inter-
protestataires. charge des catégories vulnérables ». net, particulièrement dans les comptes Facebook [moteur de la
24 décembre L’année 2011, ajoute le chef de l’Etat, « connaîtra le mobilisation] », a indiqué un diplomate américain.
Les manifestations s’étendent à Bouziane. Un manifestant démarrage du nouveau round de négociations Au même moment, la ministre des affaires étrangères de la France,
est tué par balles lorsque la police ouvre pour la première fois le feu sociales ». Un deuxième manifestant est tué par balles au cours d’af- Michèle Alliot-Marie, s’entretient à Paris avec son homologue tuni-
sur la foule. frontements avec la police à Menzel Bouzaïene, près de Sidi Bouzid, la sien, Kamel Morjane. Aucune information ne filtre sur la teneur de
27 décembre ville où Mohamed Bouazizi s’est immolé par le feu. leurs échanges.
Les manifestations gagnent Tunis, un millier de jeunes diplômés
au chômage sont dispersés brutalement par la police.
0123
Jeudi 20 janvier 2011 Les acteurs de la révolution Tunisie III

On tremblait en se tenant la main, on


n’osait plus bouger. On leur a échappé Mohamed
d’un cheveu. » Au matin, Alexandre et
son amie quittent leur cachette. Bouazizi,
«Chante,
martyr
sinon on te tabasse» de la révolution
Waël-Ibrahim a moins de chance. Il Le 17 décembre, Mohamed Bouazizi, un
échappe à la furie des milices, mais pas jeune vendeur de fruits et légumes de
aux brutalités des policiers du ministère Sidi Bouzid, une ville de 100 000 habi-
de l’intérieur – où il est emmené vers tants, dans le centre de la Tunisie, s’im-
2 heures du matin. molait par le feu devant la préfecture.
« Ils nous ont jetés par terre, dans une Quelques heures auparavant, il venait
cour en plein air. Les hommes et les fem- de se faire confisquer sa marchandise,
mes ont été séparés. Autour de nous, ça faute des autorisations requises, et
grouillait de policiers en tenue, de mili- gifler par une policière.
ciens avec leurs gourdins, de flics en civil Agé de 26 ans, ce bachelier avait renoncé
– ils s’entendaient bien, ils se parlaient à poursuivre ses études, faute de
comme on se parle entre collègues. Ils se moyens. Il s’était fait marchand à la sau-
sont acharnés sur un copain du groupe, vette afin de pouvoir subvenir aux
qui portait des dreadlocks. “Celui-là, tu besoins de sa mère, de ses trois sœurs et
me le laisses, je vais lui couper les che- deux frères.
veux !”, criait l’un. “Ah non, il est pour Le soir même de son geste désespéré,
moi, je vais m’en servir de balai !”, criait des incidents éclatent à Sidi Bouzid. Un
un autre. Ils s’amusaient. Finalement, ils comité de soutien est créé le lendemain
lui ont dit : “Chante ! Sinon on te tabasse.” dans la commune. La colère gagne rapi-
Ils voulaient qu’il chante du reggae. Le dement le reste de la Tunisie jusqu’à
copain, il n’a pas pu. Il n’avait plus de enfler en une révolte qui, finalement,
voix. Alors, ils l’ont cogné… Les flics ne emportera le régime.
voulaient pas qu’on regarde autour de Dans une opération de communication
nous, ils nous forçaient à tenir la tête bais- pour tenter de désamorcer la crise, le
sée. Ils parlaient entre eux. 28 décembre, le président tunisien Zine
» Ils vont le regretter ! Personne ne les El-Abidine Ben Ali se rend au chevet de
protégera pendant les pillages, ils vont Mohamed Bouazizi, au centre de trau-
finir par s’entre-tuer. C’est ce qu’ils répé- matologie et de grands brûlés de Ben
taient. Le matin, de nouvelles équipes de Arous, près de Tunis, où avait été trans-
policiers sont arrivées. Tout en noir, porté le jeune homme. Il y est mort des
cagoulés. Ils se sont mis à nous cogner. Ils suites de ses blessures le 4 janvier.
hurlaient : “Alors, tu n’aimes pas Ben Ali ? Son enterrement dans le village de Gra-
Qu’est-ce qu’il t’a fait, Ben Ali ?” Ils nous bennour, le 5 janvier, est l’occasion d’un
frappaient à coups de pieds, de poings, nouveau rassemblement. « Il a fait ça
de matraques. A l’autre bout de la cour, pour nous ! Et aussi pour tous ceux qui
un type a eu le pied cassé : on a entendu en ont marre de vivre de petits boulots
les policiers dire qu’il fallait une ambu- de misère ! Il n’est pas mort pour rien »,
lance. Finalement, vers 9 heures, ils nous L’oncle et les trois sœurs de Mohamed Bouazizi se recueillent sur sa tombe, le 9 janvier, déclare au Monde Basma, une de ses
ont rendu nos papiers et nous ont relâ- au cimetière du village de Grannebour, au nord de Sidi Bouzid. O.P. sœurs. p
chés. »

Zouhair Yahyaoui,
contre les manifestants et les démocra-
«C’est une si grande tes. »
victoire! Pourtant, Pas d’inquiétude de cet ordre chez
Moncef B., patron d’un groupe prospère
on n’y croit pas encore»
Samedi 15 janvier, au lendemain de la fui-
te de Ben Ali, tandis que Waël-Ibrahim et
ses compagnons d’infortune quittent
– qui a requis l’anonymat : « C’est un bon
gouvernement », répète-t-il, le télépho-
ne portable collé à l’oreille. Quant au pre-
le pionnier des cyberdissidents
mier ministre, Mohamed Ghannouchi, il
l’avenue Bourguiba, Ahlem Belhadj et représente « la meilleure solution » pour Ce jeune blogueur est mort en 2005 après 18mois de détention et trois grèves de la faim
son mari font le tour de leur quartier d’El- assurer la transition, assure-t-il. Le fait
Manza pour trouver de l’essence. qu’il ait été un dirigeant du Rassemble-

L
« On a vu des gens qui étaient en train ment constitutionnel démocratique e pionnier des cyber-résistants, c’est du palais de Carthage tente de localiser la arrêté, au terme d’une traque de plusieurs
de brûler une immense photo de Ben Ali. (RCD, ex-parti au pouvoir) ne change lui. Plus connu sous le pseudonyme bande des webmasters frondeurs, Zouhair mois, torturé, jugé puis condamné à deux
On est descendu de voiture et on a rien à l’affaire. « Le RCD, il faut qu’il déga- d’Ettounsi (« le Tunisien »), Zouhair Yahyaoui franchit une nouvelle ligne rou- ans de prison pour « diffusion de fausses
rejoint la petite foule qui applaudissait. ge. On n’en veut plus », rumine Khaled, Yahyaoui aura été la première victime de ge. Il diffuse sur son site la lettre ouverte nouvelles dans le but de faire croire à un
On a dansé, on lançait des youyous. C’est chauffeur de taxi. Sans nier, pour autant, la police informatique du régime Ben Ali. qu’un magistrat, président de chambre à attentat» et « vol et utilisation frauduleuse
une si grande victoire ! Pourtant, on n’y avoir fait partie, comme tous ses collè- Auprintemps 2001, ce jeune de 33 ans, titu- Tunis, vient d’adresser à Ben Ali pour de moyens de communication ».
croit pas encore. Chaque matin, je me pin- gues, de l’armée de l’ombre des mou- laire d’une maîtrise d’économie mais sans dénoncer le système judiciaire. Dans la cellule où il croupit, le jeune
ce, je me répète : il est parti. On a du mal à chards, prisée par l’ancien régime… emploi,lance un magazineen ligne :TUNe- Ce « juge rebelle », comme on va le sur- cyberdissident entame une grève de la
imaginer la vie différemment. Il y a une ZINE (allusion au prénom du président nommer, c’est son oncle, Mokhtar faim pour réclamer des soins. Il lui faudra
semaine, l’administration a refusé de Ben Ali, Zine). Yahyaoui. Celui-ci dit sa « honte » d’être du temps avant de réussir à alerter la com-
donner son agrément pour la société «Vingt-trois ans Le site rencontre un succès immédiat, munauté internationale. Des ONG telles
savante de pédopsychiatres que nous
voulions créer. Parce que mon nom (de
de désastre, ça ne s’efface en Tunisie et à l’étranger. Les jeunes sont
séduits par le ton insolent et le talentde ses Il diffuse sur son site
que Reporters sans frontières (RSF) se
mobilisent et lui attribuent le prix Cyberli-
militante) y figurait. On a toujours été pas comme ça» cinq principaux animateurs. Rédigés en la lettre ouverte qu’un berté.
considérés comme des citoyens de secon- Aux yeux de Mohamed Salah Fliss, l’es- arabe dialectal, d’un humour mordant, les Cen’estqu’aprèsdix-huitmoisdedéten-
de zone. sentiel est ailleurs : « Pour la première écrits de l’équipe de Zouhair Yahyaoui magistrat vient d’adresser tion et trois grèves de la faim que Zouhair
» Mon mari, avocat, n’a jamais pu exer-
cer son métier. Parce qu’il est le frère de
fois, nous allons avoir un gouvernement
qui gouverne. Jusque-là, tout était décidé
exaspèrent le pouvoir tunisien. L’actuali-
té, la politique-fiction, la satire, mais aussi
à Ben Ali pour dénoncer Yahyaoui sort de prison. Mais ce n’est plus
le même homme. Les tortures, les jeûnes
Taoufik Ben Brik [journaliste, honni par par le seul palais de Carthage : ministres la réflexion y trouvent leur place, sur un le système judiciaire prolongés, les mauvais traitements, l’ont
le régime Ben Ali]. On a du mal à croire et députés étaient des courroies de trans- ton qui rappelle un autre site, démantelé transformé, affaibli… Le 13 mars 2005, il
que c’est fini, tout ça. » mission. C’est fini. » Waël-Ibrahim n’en un peu plus tôt, après deux années d’ex- magistrat en Tunisie, et son refus de conti- meurt à Tunis, victime d’une crise cardia-
Pour le docteur Belhadj, la présence de est pas certain. « Vingt-trois ans de désas- istence et de succès : Takriz («Ras-le-bol »). nuer à prononcer des jugements « dictés que.
ministres de l’ancien régime, au sein du tre, ça ne s’efface pas en trois jours. Il faut Lorsque le président Ben Ali organise d’avance, imperméables à tout appel, et ne «Je pense tout le temps à lui. J’imagine ce
gouvernement d’union nationale, se calmer. Fixer des priorités. Certains un référendum pour obtenir la bénédic- reflétant en rien la loi ». C’est le premier que serait sa réaction, après la chute de Ben
n’augure rien de bon. hommes politiques veulent nous utili- tiondesessujets afindebriguer unquatriè- acte de rébellion publique d’un magistrat Ali.Jeveuxce pourquoiil s’estbattu: laliber-
« On a besoin d’un gouvernement qui ser comme des pions. Pour l’instant, l’ave- me mandat, TUNeZINE propose son pro- en Tunisie. té en Tunisie, dit sa mère, entre deux
incarne la rupture – et non la continuité. nir est comme un grand brouillard. » p pre référendum : « La Tunisie est-elle une Pourle régimeBen Ali, c’enest trop.L’on- pleurs. Si tous les gens du RCD [ex-parti au
Le rôle de l’armée m’inquiète aussi : elle Isabelle Mandraud République, unroyaume, unzoo ou une pri- cle et le neveu vont payer cher leur coura- pouvoir] s’en vont, alors mon fils aura
se bat contre les miliciens, c’est bien ; et Catherine Simon son ? » ge.Le premier vaêtresuspendude sesfonc- atteint son but. » p
mais je crains qu’elle ne le fasse demain (Tunis, envoyées spéciales) En juillet, tandis que la police politique tions et perdre son salaire. Le second sera Florence Beaugé

9 janvier 12 janvier 14 janvier 2011 14 janvier


Bizerte
Les autorités font état de 14 morts après les affrontements survenus la Le chef de l’Etat limoge le ministre de l’intérieur, Rafik Belhaj Kacem. Tunis Contrairement aux attentes du président, une nou-
veille entre manifestants et forces de l’ordre à Thala, à Kasserine et à Un couvre-feu est décrété dans la capitale et sa banlieue. En France, le Monastir velle manifestation est organisée à Tunis pour
Regueb. « Le message a été reçu. Nous allons examiner ce qui doit être ministre de l’agriculture, Bruno Le Maire, assure que le président tuni- réclamer son départ immédiat. Vers 15h 15 GMT, le
examiné, nous allons corriger ce qui doit être corrigé, mais la violence sien, « souvent mal jugé », a fait « beaucoup de choses ». Sidi Bouzid chef de l’Etat annonce le limogeage du gouverne-
est une ligne rouge », assure le nouveau ministre de la communication, La ministre des affaires étrangères, Michèle Alliot-Marie, assure que Gafsa Sfax ment et la tenue d’élections législatives anticipées
Samir Labidi, également porte-parole du gouvernement. « la priorité doit aller à l’apaisement » et propose à la Tunisie « le savoir- Gabès dans les six mois. Trois-quarts d’heure plus tard, il
10 janvier faire de nos forces de sécurité ». décrète l’état d’urgence et impose le couvre-feu
Le président Ben Ali intervient pour la deuxième fois à la télévision 13 janvier dans tout le pays.
pour s’exprimer sur la crise et dénonce des « actes terroristes » qu’il Alors que les troubles se poursuivent et que la France dénonce pour la Vers 17h 45 GMT, le premier ministre, Mohamed
impute à « des éléments étrangers ». Il promet également la création de première fois « l’utilisation disproportionnée de la violence» par les for- Ghannouchi, annonce que Ben Ali est temporaire-
300 000 emplois en deux ans. Tous les établissements scolaires sont ces de sécurité, le président prend une troisième fois la parole à la télévi- ment dans l’incapacité d’exercer ses fonctions et
fermés jusqu’à nouvel ordre. sion. S’exprimant en arabe dialectal – une première –, il assure qu’il ne déclare assumer la charge de président par intérim
11 janvier briguera pas de nouveau mandat en 2014. Le chef de l’Etat assure avoir jusqu’à des élections anticipées. La nouvelle du départ du président Ben
Les violences gagnent la banlieue de Tunis. Samir Labidi fait état de été «trompé » par son entourage dans l’analyse des troubles qui Ali de Tunisie se répand. La France fait savoir qu’elle ne compte pas l’ac-
21 morts depuis le début des troubles. « Tous les autres chiffres donnés secouent le pays. Il ordonne aux forces de l’ordre de ne plus faire usage cueillir sur son territoire.
par la télévision et les agences qui parlent de 40 à 50 [morts] sont totale- de leurs armes. « Je refuse de voir de nouvelles victimes tomber. Assez de 15 janvier
ment faux », ajoute-t-il. violence», s’exclame-t-il avant de promettre la liberté de la presse. Cette L’Arabie saoudite confirme peu avant 01 h 00 GMT que le président
annonce trouve aussitôt son application avec l’invitation adressée à l’op- Ben Ali et son épouse se trouvent sur son sol, à Djedda, pour une durée
position à s’exprimer sur la télévision nationale, TV7. Ce discours donne indéterminée.
lieu à une explosion de joie dans la capitale. En dépit du couvre-feu, les
partisans du président défilent, arborant des portraits du chef de l’Etat.
IV Tunisie L’avant et l’après-Ben Ali 0123
Jeudi 20 janvier 2011

Le «règne» d’Habib Bourguiba,


père de la nation et prédécesseur
de Ben Ali, a aussi été marqué
par les émeutes et la corruption
Depuis 1956, une
histoire violente
et chahutée
L
’histoire tumultueuse de ges dont jouissaient les Italiens liesse. Sa statue équestre, qui com-
la Tunisie en témoigne. depuis 1896. mémore l’événement, figure,
Terre de crises et de vio- L’après-guerre a exacerbé la aujourd’hui encore, à l’entrée du
lences, traversée de frac- volonté d’émancipation des élites port de la Goulette. Au centre de la
tures sociales et religieu- colonisées. Bourguiba, né à Monas- capitale, l’avenue principale, ses
ses, elle n’a jamais connu tir d’un père officier de la modeste Champs-Elysées, porte toujours
la démocratie apaisée que l’après- armée du bey, fait déjà figure de son nom. Le président Ben Ali, qui
Ben Ali lui destine peut-être. leader. En 1934, devenu avocat l’a chassé de la présidence en 1987
Successivement carthaginoise, après des études à Paris, il a quitté pour « raisons médicales », n’a pas
romaine, vandale, byzantine, ara- le Destour (« Constitution ») pour osé attenter à ces symboles d’une
be, espagnole, turque, française fonder le Néo-Destour dont il est le gloire qui l’écrasait.
puis – enfin – tunisienne, son his- président. Il connaît, avant et Malade, sénile, usé par un trop
toire doit beaucoup au protectorat après-guerre, les geôles de la Répu- long exercice du pouvoir, le « Com-
français (1881-1956) et plus encore blique et l’exil, entrecoupés d’assi- battant suprême », qui a vécu cloî-
au « règne » de Habib Bourguiba gnations à résidence dans son tré à Monastir le restant de ses
(1903-2000), le père de l’indépen- jours, a laissé un souvenir mêlé.
dance. Démocrate de conviction,
autocrate dans l’âme, Bourguiba
En 1955, la Tunisie Jusqu’au bout il a lutté contre le
joug colonial. En juillet 1961, il
avait fait le choix d’un islam tem- accède à l’autonomie défie le président Charles de Gaul-
péré de laïcité. Il a jeté les bases
d’une société moderne dont la pré-
interne, en 1956 le en bloquant les accès à la base
militaire de Bizerte que les accords
sidence de Zine El-Abidine Ben Ali à l’indépendance. d’indépendance ont concédée pro-
n’a pas réussi à briser l’élan.
Les rapports étroits avec la Fran-
Bourguiba retrouve visoirement à la France.
On tire des deux côtés. Il y a L’omniprésence de l’effigie
ce datent de la fin du XIXe siècle. sa terre natale, entre 600 et 2 000 morts parmi du président Ben Ali dans
Jules Ferry alors président du
Conseil, impose en 1881 au bey de
accueilli par une foule les Tunisiens, des civils pour moi-
tié, une vingtaine côté français.
les rues de Tunis, ici en 1993.
ERIC FRANCESCHI/FEDEPHOTO
Tunis un protectorat qui n’est pas, en liesse Bourguiba en appelle à l’ONU. En
juridiquement parlant, une colo- pleine guerre d’Algérie, dont elle
nie.La Tunisie n’a pasaliéné sa sou- pays et en France. Son charisme, sa soutient l’insurrection, la Tunisie premier dans le monde arabe, bri- « émeutes du pain » font de nom- Le « Combattant suprême » ne
verainetéinterne. Mais lereprésen- rhétorique et son courage, les obtient quelques mois plus tard le sé les chaînes de la condition fémi- breuses victimes, elles aussi. En plaisante pas avec l’autorité, la
tant de Paris, le résident général, épreuves qu’il a endurées, le dési- départ des Français. nine : interdiction de la polyga- 1987, de durs affrontements oppo- sienne. Valse des ministres, disgrâ-
tient les principaux leviers du pou- gnent comme le père de la nation, Les jeunes Tunisiens n’ont pas mie, légalisation du divorce et de sent à Tunis les forces de l’ordre à ces, faveurs, caprices… Il a pour la
voir, sauf localement où les agents à l’égal du Marocain Moham- connu l’homme Bourguiba. Leurs l’avortement, éducation… des étudiants islamistes… démocratie et la liberté de la pres-
du bey, les caïds en particulier, med V ou du Vietnamien Ho Chi parents se souviennent d’un Bourguiba réprimait d’une La Tunisie, qui n’a pas les atouts se un attachement sincère, pour-
continuent d’exercer leur part Minh. grand-père aux mimiques expres- main de fer les contestataires. En de ses deux voisins, l’Algérie et la vu qu’elle n’entrave pas l’idée qu’il
d’autorité. Au lendemain de la défaite de sives qui, dans leur enfance, à la 1962, 13 personnes sont condam- Libye, le gaz et le pétrole, est se fait de son rôle.
La Tunisie a failli devenir ita- Dien Bien Phu au Vietnam (1954), télévision, racontait interminable- nées à mort à la suite d’un com- confrontée à une démographie En 1974, il est réélu à la tête de
lienne. En 1911, ses ressortissants la France se décide à reconsidérer ment ses exploits, avant que reten- plot, 10 sont exécutées. En 1968, il exubérante. Tenté, au début des l’Etat, cette fois à vie, par 99,98 %
sont 88 000 contre 48 000 Fran- ses liens avec le Maroc et la Tuni- tisse l’hymne national. étouffe le mouvement étudiant années 1960, par une politique de des suffrages exprimés. Il n’est pas
çais seulement pour 1,7 million de sie, ses deux protectorats. Le nou- Tous sont reconnaissants au qui a pris corps, comme ailleurs, à collectivisation, sur le modèle corrompu mais sa famille par
musulmans. Tunis et sa ville por- veau président du Conseil, le radi- père de l’indépendance de sa Tunis. Dix ans plus tard, un grave tiers-mondiste alors en vogue, alliance l’est. Dans l’ombre de Was-
tuaire, la Goulette, ont longtemps cal-socialiste Pierre Mendès Fran- conception de l’islam, tolérante, conflit l’oppose aux syndicalistes Bourguiba fait marche arrière. Le sila Ben Amar, sa seconde épouse,
abrité une colonie italienne dont ce, pousse les feux. En 1955, la Tuni- modérée, émancipatrice. Pour de l’Union générale tunisienne du promoteur de cette politique, des fortunes suspectes naissent.
l’actrice Claudia Cardinale, née en sie accède à l’autonomie interne, bien se faire comprendre, il avait travail (UGTT). La grève tourne à la dont les Tunisiens ne veulent pas, Accaparement du pouvoir, soif de
1938, est la fierté. Il faudra atten- en 1956 à l’indépendance. un jour bravé le ramadan en por- crise sanglante. L’armée inter- Ahmed Ben Salah, le ministre de l’argent. Les Tunisiens espèrent,
dre juin 1944 et la défaite de l’Axe Bourguiba retrouve sa terre tant publiquement un verre à ses vient. Il y a, probablement, des cen- l’économie, est condamné à dix cette fois, rompre avec le passé. p
pour que soient abolis les privilè- natale, accueilli par une foule en lèvres. Chacun le crédite d’avoir, le taines de morts. En 1984, les ans de travaux forcés. Bertrand Le Gendre

En matière de droits de l’homme, une stratégie: l’humiliation


L’opposition? Interdite. La presse? Bâillonnée. La torture? Routinière. La liberté d’association? Inexistante

P
eu de pays au monde ont été patron de toutes les commissions La justice ? « Transformée en avant la « Première dame », Leïla ces abominables », témoigne l’avo- Actes de violences physiques. Dif-
soumis à une telle chape de d’aide, l’« omda », assistant du outil de la répression et en légitima- Trabelsi. cate Radhia Nasraoui, présidente famation dans les médias. Puni-
plomb que la Tunisie de Ben « délégué » (sous-préfet), était un tion au quotidien de la dictature et de l’Association de lutte contre la tionscollectives. Assèchement éco-
Ali. Depuis 1987, ce régime a personnage-clé, haï et craint. de la corruption », comme le résu- « Des sous-hommes » torture en Tunisie (non reconnue). nomique par le biais de licencie-
construit«une gigantesque machi- C’est par de multiples moyens me Mokhtar Trifi, le président de La liberté d’association ? Inexis- S’il fallait dresser la liste des ments, d’intimidation ou de
nerie de répression, quadrillage, de pressions et de surveillance de la Ligue tunisienne des droits de tante, sauf pour les milliers d’asso- méthodes employées par le régi- redressements fiscaux…
contrôle et clientélisation » de la ce genre que le président Ben Ali a l’homme. ciations à la solde du RCD. La tortu- me Ben Ali, on n’en finirait pas. Un mot définit mieux que tout
population, comme le souligne instauré son emprise sur tout le La presse ? Bâillonnée, avec une re ? Routinière dans les commissa- Filature. Harcèlement. Détention autre la stratégie de ce régime :
Sadri Khiari, militant et intellec- pays, finissant par rendre l’at- seule mission : glorifier chaque riats : « La technique du poulet rôti, arbitraire. Confiscation de passe- humiliation. « Le plus dur à vivre,
tuel tunisien. mosphère irrespirable. jour « la clairvoyance » de « l’Arti- les brûlures des parties génitales… ports. Coupures de lignes télépho- c’était ça : cette volonté de tous les
Le peuple était soumis non seu- Les responsables occidentaux san du changement » et mettre en J’ai constaté sur mes clients des tra- niques. Détournement de mails. instants de nous rabaisser, de nous
lement à une pression policière qui se rendaient en visite en Tuni- ôter toute dignité. Tous les Tuni-
constante, mais aussi, insiste-t-il, à sie pouvaient-ils ignorer le vrai Un système de répression que le régime ne parvenait pas toujours à contrôler siens en ont souffert, et pas seule-
celle de multiples milices officieu- visagede ce régime? Difficile à croi- ment les militants des libertés ou
ses, en particulier du parti au pou- re. Toutes les ONG de défense des D’une manière générale, le prési- mais peu amène pour M. Ben Ali. Le 18 novembre 2009, un hom- les opposants politiques », souli-
voir, le Rassemblement constitu- droits de l’homme (Amnesty Inter- dent Ben Ali a évité d’attenter Le 11 novembre 2005, à la veille me d’affaires tunisien, Ghazi gne Mokhtar Trifi. Une opinion
tionnel et démocratique (RCD). national, Human Rights Watch, la directement à la vie de ses oppo- du Sommet mondial sur la socié- Mellouli, 45 ans, était poignar- que partage le militant Sadri Khia-
Véritable « annexe de l’Etat », le Fédération internationale des sants. Mais le régime avait enfan- té de l’information (SMSI), orga- dé par son chauffeur tunisien et ri. Pour lui, le message social et
RCD était chargé d’« encadrer, de droits de l’homme, notamment) té un système qu’il ne parvenait nisé par les Nations unies à laissé pour mort, alors qu’il se moral du régime bénaliste était le
surveiller, de punir, d’acheter, de n’ont cessé de répéter qu’un fossé pas toujours à contrôler. Tunis, un journaliste français, trouvait dans la capitale libyen- suivant : « Vous n’êtes rien d’autre
corrompre, de racketter tout indivi- séparait les principes proclamés C’est ainsi que, le 23 mai 2000, Christophe Boltanski, venu cou- ne. De retour en Tunisie, l’agres- que des sous-hommes. »
du, dans n’importe quelle sphère par le palais de Carthage et la réali- un journaliste tunisien reconver- vrir l’événement, recevait plu- seur n’a jamais été inquiété. Quant à l’objectif, il était clair :
de la vie sociale ». té telle qu’elle était vécue par les ti dans la communication, Riad sieurs coups de couteau. Juste M. Mellouli a été au cœur d’un « Détruire la morale, casser les soli-
Dans leszones rurales plusenco- Tunisiens. Ben Fadhel, a reçu deux balles avant, il avait publié dans Libéra- règlement de comptes entre le darités, abolir le respect, générali-
re que dans les villes, le RCD L’opposition ? Interdite, en dans le corps, quelques jours tion un article très critique sur la clan des Ben Ali et celui des Tra- ser le mépris, humilier, humilier, et
régnait en maître. A la fois agent dépit d’un « multipartisme » de après avoir signé dans les colon- situation des droits de l’homme belsi (Le Monde du 19 février encore humilier. » p
d’état civil, policier, informateur, façade, qui ne trompait personne. nes du Monde un article nuancé en Tunisie. 2010). Fl. B.
0123
Jeudi 20 janvier 2011 L’avant et l’après-Ben Ali Tunisie V

Les entrepreneurs confrontés


aux exigences de «la famille»
Des patrons racontent le racket auquel se livraient des proches
du pouvoir et leur crainte d’être dépossédés de leur outil de travail
Tunis pris35% ducapital auprixqu’il alui- vilèges aux journalistes… »
Envoyée spéciale même fixé. Il ne lui a fallu que cinq «Tout le monde le savait mais si
minutes, par téléphone. » « Ils vou- vous résistiez, vous étiez laminé »,

D
e ses fenêtres, laient me faire la même chose dans assure Aziz M. Les campagnes élec-
Moncef B. contem- le secteur du tourisme, j’ai préféré torales, en moyenne tous les cinq
ple, ce lundi 17 jan- laisser tomber une affaire », soupi- ans, ont fourni l’occasion d’organi-
vier,ce qu’ilreste de re Aziz M. ser d’autres « collectes ». De l’épi-
l’une des nombreu- Pour les terres, c’était encore cierau grandpatron, toutentrepre-
ses « villas Trabel- plussimple.Il suffisaitdefairepres- neur, quelle que soit sa taille, ver-
si » : des murs noircis, des fenêtres sion. Ou bien de convoiter des sait sa cote-part. Jusqu’à
brisées, et des morceaux de faïence zones vertes ou agricoles non 250 000 dinars pour les plus gros,
éparpillés au sein de ce quartier constructibles, à des prix pouvant comme les banquiers.
huppé de la capitale tunisienne, La apparaître intéressants. Une fois Pour se lancer dans une activité,
Marsa. l’affaire conclue, ces zones étaient mieux valait, surtout, éviter le sec-
Les « Trabelsi », cela ne désigne déclassées et revendues dix fois le teur des importations. Des artisans
pas seulement la famille honnie de prix de départ. ont été ruinés par dizaines quand
l’épouse de l’ex-président Zine « la famille » avait décidé d’investir
El-AbidineBenAli ;lenom estsyno-
nyme, surtout, d’un système
«Tout le monde un secteur, – les chaussures, par
exemple. Sakhr El-Materi, gendre
mafieux. La face cachée d’un systè- le savait mais si vous du couple Ben Ali-Trabelsi avait,
me économique longtemps vanté.
Moncef B. n’est pas à plaindre: il
résistiez, vous étiez lui, jeté son dévolu sur les voitures.
Après la fuite de Ben Ali et de sa
dirige un groupe industriel qui laminé», assure famille, vendredi 14 janvier, les
emploie plusieurs milliers de per-
sonnes. Il a su gérer ses affaires,
unchef d’entreprise Tunisiens se sont vengés en détrui-
sant ou en incendiant les équipe-
tout comme Aziz M., le chef d’une ments,marques, ou sociétés de dis-
entreprise qui, quoique plus « C’est comme ça qu’ils ont tribution–Monoprix, Géant,Brico-
modeste, a prospéré dans le touris- gagné des milliards, sans rien faire, rama –, associés au nom Trabelsi.
me. Ni l’un ni l’autre ne veulent soupire Moncef B. Et cela a été la Rien d’autre. Malgré les affronte-
dévoiler leur identité, par crainte même chose pour les immeubles. ments avec la police, les vitrines
d’un «retournement de situation », Soudain, on pouvait ajouter trois des magasins sont partout intac-
comme si le retour des Trabelsi étages de plus. » tes, ce qui offre parfois un contras-
était encore possible. Les Trabelsi, alliés au président te saisissant avec le désordre de la
Mais tous deux ont vécu, com- Zine El-Abidine Ben Ali qui prenait rue.
me tant d’autres patrons en Tuni- largement sa « part » selon ces La protection, Moncef B. et
sie, l’humiliation du racket et la témoins, avaient de l’imagination. AzizM. l’ont trouvée auprès de par-
crainte d’être dépossédé. Ils ont des La caisse 26-26, bien connue des tenaires étrangers. « La meilleure
exemplesàciter:le partenairetuni- Tunisiens, par exemple. Censée garantie est d’être associé avec un
siendel’enseigne françaiseBricora- récolter des fonds chaque année, le Européen,un Américain, ouun Emi-
ma débarqué au dernier moment 8 décembre, pour la solidarité, elle rati, c’est ce que nous avons tous
au profit de « la famille» ; la partici- était en réalité la « caisse noire » du fait », clament-ils. Mais le mieux
pation de la Banque nationale agri- régime. est encore de se tenir à distance.
cole (BNA) tunisienne dans Nestlé « Chaque année, j’ai dû verser « Jamais, poursuit Moncef B., je
remplacée en « cinq minutes » ; les 100 000 dinars [environ 50 000 ne suis allé les voir. Ne jamais sollici-
faux appels d’offres… euros], explique Moncef B. Oh, bien ter est la première règle ; la deuxiè-
«Les Trabelsi sont entrés de force sûr, on vous donnait un reçu, mais mec’estque, quand onvous deman-
dans la Banque de Tunis, confie cet argent n’était soumis à aucun de quelque chose, vous répondez :
Moncef B. Belhassen, le frère de contrôle de l’Etat. Il servait à donner “Oui M’sieur”. »p
Leïla [l’épouse du chef de l’Etat], a des primes à la police, offrir des pri- I. M.

Au gouvernement, Slim Amamou, 33 ans, La«révolutiondujasmin»portelestraces


conserve ses réflexes de blogueur delahaineaccumuléecontrelesTrabelsi
Le jeune secrétaire d’Etat est l’une des figures de proue de la révolte Tous les secteurs d’activité, du tourisme à la banque, du transport
aérien au BTP, étaient pris en main par le clan familial
Tunis

L
Envoyée spéciale a famille ». Ainsi les Tuni- vivaient des membres de « la ti-Etat, le Rassemblement constitu-
siens évoquaient-ils en privé famille» ont été pillés par les mani- tionnel démocratique (RCD), en

D
rôle de ministre : en pleine l’entourage du président festants. Et, Imed Trabelsi, un quête de virginité, a été de les
réunion, mardi 18 janvier, Zine El-Abidine Ben Ali accusé de neveu de l’épouse du président, exclure de ses rangs.
alors que le nouveau gou- piller leur pays. En réalité il y a âgé d’une trentaine d’années, a été Deux figures majeures de « la
vernement d’union nationale tuni- avait plusieurs « familles », leur tué, samedi 15 janvier, à l’arme famille » en ont fait les frais – sur
sien dont il fait partie depuis quel- nombre évoluant au rythme des blanche – par son garde du corps, un plan symbolique car ils ont
ques heures vacille, Slim Amamou phénomènes de cour. selon certaines sources. Imed Tra- quitté le pays.
poste ses messages en direct sur Deux documents anonymes et belsi, très proche de l’ancien chef Le premier, Sakher El-Materi,
son compte Twitter. « On s’est mis bien informés qui circulaient sous de l’Etat, contrôlait entre autres la est un gendre du président déchu.
d’accord qu’il faut communiquer le manteau à Tunis et à Paris à la Sociététunisienne de carrières(tra- Membre des organes dirigeants du
[sic]. Je suis à l’intérieur. Je vais vous fin des années 1990 en recensaient vaux routiers). Il avait été impli- RCD, il était, à 31 ans, l’étoile mon-
dire tout ce qui se passe », annon- sept. Entre-temps, la liste s’était qué en 2006 dans la disparition de tante du régime. Vu comme l’un
ce-t-il à l’un de ses correspondants. réduite. Deux familles avaient pris des successeurs possibles de
Il le fait, en français, en arabe et par-
fois en anglais.
le dessus sur les autres dans l’acca-
parement des richesses : la famille
Anecdotes et rumeurs M.Ben Ali, Sakher El-Materi contrô-
lait l’unique banque islamique
« Premier clash de la part des du président déchu et celle de sa témoignent du rejet autoriséeen Tunisieet Radio Zitou-
RCDistes [RCD, le parti de l’ex-prési-
dent Zine El-Abidine Ben Ali] sur le
seconde épouse, Leïla Trabelsi, « la
femme probablement la plus haïe
de la belle-famille na, la radio islamique.
L’autre personnalité radiée du
fait que je ne porte pas de cravate», [du pays] », note un télégramme de Ben Ali RCD était l’affairiste le plus honni
lance Slim Amamou, au risque diplomatique américain récupéré du pays. « Il représente la quintes-
d’agacer un internaute en ligne : par WikiLeaks et révélé Le Monde. yachts, en France, retrouvés, quel- sence de ce que les Tunisiens détes-
«Ce genre de remarque, on l’a aussi Des anecdotes, des rumeurs que temps plus tard, repeints et tent lorsqu’on évoque les Trabelsi.
au boulot ! Occupe-toi de la réunion Lors de son entrée au gouvernement, M. Amamou a troqué ses témoignaient du rejet profond par maquillés dans un port de plaisan- Si seulement la moitié de ce que
et lâche ce téléphone !» cheveux bouclés pour une coupe de jeune appelé. FETHI BELAID/AFP les Tunisiens de « la famille », en ce tunisien. l’on raconte sur lui est vrai, on peut
Slim Amamou, secrétaire d’Etat particulier celle des Trabelsi. Dans Un autre neveu, Kaïs Ben Ali, a se demander comment un homme
à la jeunesse etaux sports, «c’est un fonction de géolocalisation. Toute Il est aussi l’auteur du premier bal- un câble de WikiLeaks, Belhassen eu plus chance. Il a été interpellé peut être aussi vorace et dépourvu
peu comme si Daniel Cohn-Bendit la planète internaute peut alors se lon d’essai de la révolte, le 22 mai Trabelsi, l’un des nombreux frères dans le centre de la Tunisie, dans la de sentiment », écrit un diplomate
était entré dans le gouvernement faire une idée précise de l’endroit 2010, lorsqu’il a tenté d’organiser et sœurs de la « première dame » nuit de dimanche à lundi, avec américain.
français en 1968 », pouffe une Tuni- où il se trouve : « sous » l’avenue une manifestation, une opération (une bonne dizaine au total) est une dizaine de personnes, qui Propriétairede trois palais à Car-
sienne. Il est une des figures de Habib-Bourguiba de Tunis, baptisée « Lâche-moi », contre la ainsi présenté comme une sorte « tiraient dans tous les sens » à bord thage, la banlieue chic de Tunis,
proue de la révolte qui a renversé le c’est-à-dire dans les sous-sols du censure du pouvoir. de manipulateur central. L’opi- de véhicules de police, selon des qu’il a rénovés en enfreignant en
président Ben Ali. Une révolution, ministère de l’intérieur. Lesturbulences autour de la pré- nion publique est convaincue témoins.Dans lesmémos diploma- toute impunité les règles en
jeune, qui s’est jouée sur Facebook A peine dix jours plus tard, sence,danslegouvernementprovi- qu’il a « pris le contrôle du palais tiques américains, Kaïs est présen- vigueur dans cette zone archéolo-
comme une partie d’échecs. quand il entre dans le gouverne- soire, d’anciens ministres de Ben présidentiel et qu’il manipule le té comme un importateur (vête- gique, Belhassen Trabelsi était un
Codirigeant d’une petite entre- ment d’union nationale, il a troqué Ali, le laisse de marbre. «Il faut être dosage des médicaments de Ben ments et métaux de seconde homme d’affaires vorace. Ses inté-
prisededéveloppementinformati- sa chevelure bouclée pour une cou- réaliste, si vous voulez des gens qui Ali [qui souffre d’un cancer] pour main, véhicules de luxe) mais aus- rêts allaient du transport aérien
que, Slim Amamou, 35 ans, dont pe de jeune appelé. « Mon nouveau ont du métier (…) il faut faire appel à maintenir le président sous son si comme l’un de ceux qui contrô- aux télécommunications, du tou-
quelques années passées à Paris, a look après mon passage à l’inté- ces personnes », répond-il à ses contrôle », peut-on lire dans un laient le marché noir des boissons risme à l’hôtellerie en passant par
mené la bataille sans relâche avant rieur», avait-il averti sur son blog. amis que cela indigne. «Un Slim ce mémorandum daté de novem- alcoolisées. la construction automobile et la
d’être arrêté avec son ami Aziz Il est le premier qui a évoqué en n’est pas assez, râle son ami Aziz bre 2009. La répulsion de la population à banque. Belhassen est un « hom-
Amammi le 6 janvier. Ce jour-là, le Tunisie le nom des Anonymous, ce Ammami. Ce devrait être tout le La « révolution de jasmin » por- l’égard des « familles » entourant me d’affaires qui a réussi », disait
cyberdissidentaletempsdedéclen- collectif de militants du Net qui gouvernement.»p te les traces de cette haine accumu- le chef de l’Etat est telle que l’un de lui l’ancien président Ben Ali. p
cher sur son téléphone portable la part à l’assaut des Etats liberticides. I. M. lée. Des palais dans lesquels des premiersgestes de l’ancien par- Jean-Pierre Tuquoi
VI Tunisie Démographie 0123
Jeudi 20 janvier 2011

Censure, chômage des diplômés, fermeture des frontières


et faible niveau de l’enseignement: Khadija Mohsen-Finan,
enseignante en science politique à l’université Paris-VIII,
revient sur les principales particularités du pays

«La question des diplômés


chômeurs est la plaie de la Tunisie»
40,8
Entretien les atouts supposés de ce pays (l’éduca- travailler dans les pays voisins puisque le
tion, l’émancipation et le travail des fem- Maghreb intégré dont avaient rêvé Bour-
% de la population a moins de 25 ans La jeunesse tunisienne a-t-elle mes notamment) se sont retournés contre guiba puis Ben Ali ne s’est pas fait. Ils ne
des particularités par rapport au reste le pouvoir. On compte beaucoup plus de peuvent pas non plus émigrer en Afrique,
PYRAMIDE DES ÂGES EN TUNISIE, EN 2010 du Maghreb ? diplômés chômeurs en Tunisie (30 % des car la Tunisie n’a pas de politique africai-
Les jeunes des trois pays du Maghreb jeunes) qu’en Algérie (21,5 %) ou au Maroc ne, à l’inverse du Maroc et de l’Algérie.
partagent tous le même mal-être. Mais en (18 %). Comme ils sont plus diplômés, ils La jeunesse tunisienne s’est donc sen-
Hommes 1905
Tunisie, il n’y avait pas le moindre espace tie enclavée, sans échappatoire possible.
1910
Femmes d’expression. Ni liberté ni intégration
dans la vie politique, sociale et profession-
«LesTunisiensnepeuvent Et elle a vu en Ben Ali un chef de clan, inac-
cessible, qui ne lui offrait pas de projet, qui
1920
Nés sous nelle. C’est cela qui a poussé la jeunesse pasallertravaillerdans n’avait pas de vision, contrairement à

1930
le protectorat tunisienne – 60 % de la population a
moins de 30 ans – à la révolte. Le Net a
lespaysvoisinspuisque Bourguiba.
La qualité médiocre de l’enseignement
français
constitué un refuge pour elle. Les jeunes leMaghrebintégrédont n’ajoute-t-elle pas au problème ?
1940 ont été obligés de se créer cet espace de
liberté, le seul à leur portée, d’ailleurs. On
avaientrêvéBourguibapuis Celafaitlongtempsquele niveaudel’en-
seignement baisse en Tunisie, mais cela
1950
estime à 3,6 millions le nombre d’inter- BenAlines’estpasfait» s’estaggravéaufildesannées,surtoutàpar-
nautes en Tunisie. Sur 10 millions d’habi- tir de l’arabisation [au milieu des années
tants, c’est énorme ! De tout le Maghreb, sont plus exigeants. D’autre part, l’infor- 1990]. L’arabisationdedisciplines suscepti-
1960 c’est le pays qui abrite la communauté la mel n’a pas pu se développer en Tunisie, bles de former des citoyens, comme la phi-
Nés sous plus connectée à Facebook. pays sous étroit contrôle policier où il fal- losophie et l’histoire, a permis au pouvoir
1970 la présidence Dans quelle mesure le chômage lait demander des autorisations pour Ben Ali de renforcer son contrôle sur la
de Bourguiba des jeunes aura-t-il contribué à la chute tout, comme il l’a fait en Algérie ou au société, mais au détriment des élèves. Les
1980 du régime Ben Ali ? Maroc. Il n’a donc pas pu constituer de sou- enseignants n’avaient pas été formés pour
La question des diplômés chômeurs est pape de sécurité. ça, et ils ne disposaient pas du matériel
1990
la plaie de la Tunisie d’aujourd’hui. Et elle A cela s’ajoute pour les jeunes Tuni- nécessaire. Le résultat, au niveau des lan-
a fait voler en éclats le modèle de la réussi- siens la fin du rêve de départ pour l’Euro- gues notamment, est une catastrophe. p
Nés sous te économique tunisienne. Il y a en Tuni- pe. L’Union européenne a fermé ses fron- Propos recueillis par
2000 la présidence sie une éducation massive, c’est vrai. Mais tières. Les Tunisiens ne peuvent pas aller Florence Beaugé
de Ben Ali

Le dilemme des étudiants en France


2010

6 4 2 2 4 6

34,6 % des 19-24 ans sont étudiants S’IL EN EST, au sein de la diaspora tunisien-
ne à l’étranger, dont la chute de l’ancien
ment que la vie «n’y était pas épanouissan-
te». Aujourd’hui, au contraire, elle discer-
la différence des autres, il est arrivé en
France en 2004, sans bourse, et a dû finan-
EFFECTIFS DES ÉTUDIANTS TUNISIENS président Ben Ali, le 14 janvier, chamboule ne «l’espoir du progrès ». Elle veut finir sa cer en partie ses études. Après un diplôme
les perspectives, ce sont bien ces jeunes thèse avant de rentrer. Pour la suite, elle en génie informatique à Marseille, il tra-
340 392 Tunisiens qui ont récemment émigré en considère que son pays « a besoin » d’elle : vaille dans une société de conseil à Paris et
France pour leurs études. Selon les der- «Ce n’est pas que je peux faire quelque cho- apprécie sa qualité de vie. Autre raison de
Population Nombre d’étudiants niers chiffres disponibles à l’ambassade de se, c’est que je le dois.» sa retenue: «Même si la Tunisie change, ça
France à Tunis, environ 5 500 d’entre eux Sur ces quatre jeunes, Sami, 28ans, est ne sera pas avant cinq ans.»p
étaient inscrits en 2006-2007 dans des éta- le plus réservé. « En état de veille», dit-il. A Elise Vincent
blissements relevant du ministère de l’édu-
cation nationale. La France se situe ainsi
loin devant l’Allemagne (1 781 inscrits) ou
Tunis
le Canada (927).
Il était devenu commun pour ces jeu-
nes de rester dans l’Hexagone après leur
Jendouba cursus. Mais à en croire quatre jeunes Tuni-
Nabeul
siens que Le Monde a pu interroger – et qui
Kef ont souhaité rester anonymes –, le départ
Sousse de M. Ben Ali pourrait changer la donne.
11 000 Monastir
C’est le cas d’Hassen, 26ans, étudiant en
Mahdia management à Lyon. Il se disait il y a peu
1971 2007 Sidi Bouzid qu’il ne rentrerait au pays qu’après avoir
Sfax validé «cinq ou six années d’expérience »
professionnelle. Mais aujourd’hui, il est
«poussé à la réflexion ». Et il pourrait

1 3
Gafsa Gabès
«avancer» son retour.
JEUNE
SUR Tozeur Détonateur
Même chose pour Mohamed. A 26ans,
est au chômage cet ancien élève de l’Ecole polytechnique
TUNISIE travaille dans le conseil en stratégie à
Paris. A l’instar d’Hassen, il appartient à
TAUX DE CHÔMAGE cette catégorie importante des jeunes
CHEZ LES JEUNES DIPLOMÉS immigrés tunisiens très qualifiés et passés
par des filières d’excellence. Jusqu’au
14 janvier, il était tellement persuadé de
25 poursuivre sa carrière en France qu’il avait
100 km
lancé une procédure de naturalisation.
20 Diplômés
Mais depuis, ses plans ont volé en éclats.
«C’est comme si on redistribuait toutes les
15 cartes», justifie-t-il, en faisant allusion au
700 000 népotisme qui prévalait en Tunisie. Du
coup, il hésite à rentrer « tôt», « afin de se
10
positionner dès maintenant » sur un mar-
ché tunisien qu’il veut croire porteur.
5 Non-diplômés 250 000 Pour Heger, 25 ans, centralienne et thé-
10 000 sarde en informatique à Paris, les événe-
0 ments du 14 janvier ont aussi agi comme
un détonateur. «Avant, mes parents me
2001 2008 demandaient souvent si j’avais envie de
rentrer, mais c’était un sujet auquel j’évi-
SOURCES : INSTITUT NATIONAL DES STATISTIQUES ; MINISTÈRE DE L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR DE LA RECHERCHE ; tais de penser.» Heger supportait mal la
REVUE ESPACE GÉOGRAPHIQUE ; PERSPECTIVE MONDE, UNIVERSITÉ DE SHERBROOKE INFOGRAPHIE LE MONDE «chape de plomb» du pays et avait le senti-
0123
Jeudi 20 janvier 2011 Economie Tunisie VII

LES INDICATEURS DE L’ÉCONOMIE TUNISIENNE

Services : 54 % du PIB

Le tourisme représente plus de 7 % du PIB


et emploie 400 000 personnes

6 millions de touristes annuels

Industrie : 35 % du PIB

Le textile représente 50 % des exportations


et emploie 250 000 personnes

Agriculture : 10 % du PIB

16 % de la population active
1,6 million d’hectares d’oliveraies
(30 % des terres agricoles)

TAUX DE CROISSANCE DU PIB

6,3 %
Depuis 2006, la 4,6 % 4,8 %
nouvelle plate-forme 3,1 %
industrielle
du groupe italien
Benetton est installée
à Kasserine.
AGOSTINO PACCIANI 2007 2008 2009 2010

SOURCES : AFP, FMI, CIA

Plus encore que les privations de liberté, l’aggravation des injustices


et le problème de l’emploi des jeunes provoquent rancœurs et envies d’exil
Unerépartitioninégaledesrichesses
P
endant toutes les années de la decette richesse », souligneHassineDimas- En revanche, le centre ouest, d’où sont par- 30 %. « Officiellement, il y a 130 000 diplô- considérables pour payer des études à
présidence Zine El-Abidine Ben si,économiste, enseignantà l’université de ties les émeutes de ces dernières semaines, més chômeurs. Moi, je dis qu’il y en a envi- leurs enfants, c’est intolérable. Le ressenti-
Ali (1987-2011), la Tunisie a été Sousse. Pour ce ministre démissionnaire est marginalisé sur le plan économique. ron 300 000, ce qui est énorme rapporté à ment général de la population à l’égard de
présentée comme le modèle de du gouvernement d’union nationale, si les Pas d’emplois dans cette zone essentielle- la taille de la population [10 millions de Ben Ali est d’abord venu de là : on lui avait
développement économique Tunisiens sont mécontents, c’est parce ment rurale. Pas ou peu d’investissements personnes]. La crise internationale a bon promis la prospérité en échange de la
du Bassin méditerranéen. Avec qu’ils se sentent « globalement lésés », étrangers. Pas de tourisme. Le taux de pau- dos, alors que l’échec vient de l’incapacité confiscation de sa citoyenneté. Elle a eu le
un taux de croissance régulier, de l’ordre mêmequandleursituationn’est pas,objec- vretéyestquatrefoisplusélevéquesurl’en- de notre système éducatif à s’adapter au sentiment de n’avoir ni l’un ni l’autre.
de 6 % avant la crise internationale, et une tivement, catastrophique. semble de la Tunisie (12,8 % contre 3,8%). marché de l’emploi », déclare Hassine D’année en année, la frustration a gran-
large classe moyenne (officiellement 80 % A Gafsa, un peu plus au sud, où un très Dimassi. Pour cet universitaire, les jeunes di. Dans les rangs de ceux qui avaient un
de la population, mais sans doute plus pro-
che de 60 %), ce pays dépourvu de riches-
Chaque année, important mouvement de protestation
avaiteu lieu en 2008, la situation n’est guè-
sont depuis des années orientés vers des
filières saturées telles que les lettres, la ges-
emploi, la colère grondait également. La
politique des bas salaires imposée par le
ses en hydrocarbures, à l’inverse de ses voi- 60000nouveaux re meilleure. Depuis que la mécanisation tion et le droit, alors qu’il aurait fallu, dit-il, gouvernement dans l’espoir d’attirer les
sins, était le chouchou des institutions
internationales et de l’Occident.
diplômés arrivent sur des mines de phosphates a été engagée il y
atrenteans,lenombre d’ouvriers aétédivi-
les diriger vers la technologie, l’informati-
que ou encore la biologie.
investissements étrangers oblige de nom-
breux Tunisiens à multiplier les petits
Il avait su diversifier son économie, le marché du travail: sé par quatre. Résultat : on observe un Chaque année,60 000 nouveaux diplô- emplois, quitte à avoir des journées de for-
honorait ses dettes, accueillait chaque
année 6 millions de touristes (dont
l’économie ne peut en déplacement massif et accéléré de la popu-
lation de l’intérieur vers les zones côtières
més arrivent sur le marché de l’emploi,
alors que l’économie tunisienne ne peut
çat, et à s’endetter. Quant aux investisse-
ments, l’attitude mafieuse des deux clans
1350 000 Français), était stable, bref, il ras- absorber plus de 25000 et les grandes villes comme Sousse, avec en absorber plus de 25 000. Plus encore au pouvoir, les Ben Ali et les Trabelsi, les a
surait. S’il est vrai que le revenu moyen de tous les problèmes qu’une telle migration que les libertés confisquées, cette question sérieusement freinés…
la population tunisienne a été multiplié A tous les niveaux, les Tunisiens souf- engendre. du chômage massif des jeunes exaspère la Pour de nombreux économistes, si la
par quatre depuis l’indépendance, en 1956, frent d’un sentiment d’injustice. Le déve- Inégalités encore, cette fois-ci au sein population, provoque rancœurs et envies Tunisie n’avait pas été autant gangrenée
la machine a fini par s’essouffler. « Le pro- loppement des régions, tout d’abord, se fait même de la population tunisienne. Le d’exil. Dans chaque famille, on compte un par la corruption, son taux de croissance
blème de la Tunisie n’est pas la création de de façon très inégale. La côte est créatrice tauxde chômage desmoins de 30 ans est le diplômé chômeur, voire deux ou trois. annuel aurait pu atteindre les 8 % à 9 %. p
la richesse, car elle est là, c’est la répartition d’emplois, dans le tourisme notamment. plus élevé de toutle Maghreb : de l’ordre de Pour les parents, qui ont fait des sacrifices Fl. B.

L’enjeu est de taille pour les entreprises françaises, très présentes


POUR UN ÉCONOMISTE français, présent la grande distribution (Carrefour, Casi- cadre d’un séjour long, en général dix représente 60 % de nos approvisionne- suivra-t-elle la stratégie prévue ? « Il faut
à Tunis mardi 18 janvier, le fait que « les no), l’assurance (Groupama), les centres semaines, souligne Marc Chikli, président ments. Or, depuis dix jours, nous ne rece- attendre pour savoir ce que sera la posi-
camions de transport de fonds font la d’appels (Teleperformance) et les sociétés de l’association française des tour-opéra- vons rien. Les transporteurs ne veulent tion des groupes familiaux », répond, laco-
queue devant la banque centrale » illustre de service informatique. teurs. Des seniors qui viennent passer l’hi- prendre les marchandises qu’à nos risques nique, un bon connaisseur du secteur.
un retour à la normale de l’activité écono- ver ici et bénéficier de tarifs intéres- et périls. »
mique. D’autres l’interprètent au contrai- Banques A la Société générale, présente à sants. Certains nous disent qu’un séjour ici Les problèmes de transport, conjugués Distribution Une situation comparable à
re comme une mise à l’abri de ce qui peut travers l’Union internationale des ban- leur coûte moins cher que de chauffer leur à l’aménagement des horaires en fonc- celle des enseignes qui, comme Carre-
être sauvé. Méthode Coué pour les uns ? ques (UIB), filiale à 52,3%, un comité de cri- logement en France. » tion du couvre-feu, ralentissent la produc- four, ne sont pas implantées directe-
Pessimisme exagéré pour les autres ? se comprenant les dirigeants sur place et tion, constatent les équipementiers auto- ment mais travaillent avec des acteurs
L’enjeu est de taille pour la France, pre- à Paris, se connecte une fois par jour. Les Industrie Situation presque normale mobiles Faurecia et Valeo, comme chez locaux qui leur reversent des royalties
mier pays investisseur hors énergie en employés peuvent partir à 14 heures en pour Danone, qui affirme que l’usine de Latelec, filiale de l’équipementier aéro- pour l’exploitation de la marque. Car il
Tunisie, avec un flux d’investissement raison du couvre-feu. En conséquence, les sa filiale tunisienne a repris son activité, nautique Latécoère. En revanche, Aerolia, s’agit souvent de membres de la famille
direct étranger (IDE) de 139 millions d’eu- agences ont des horaires restreints. lundi 17 janvier, et que les produits filiale d’EADS, a interrompu la produc- Ben Ali : une des filles du président
ros en 2009 ; et premier pays pour le étaient livrés dans les magasins tunisiens tion de son usine ouverte en mai 2010. déchu pour le magasin Carrefour de
nombre d’entreprises implantées (1 250) Tourisme Entre samedi 15 et lundi 17 jan- ce jour-là. « Les usines textiles tournent », Gabès, selon une information de l’AFP, et
représentant 110 000 emplois. vier, Marmara, Nouvelles Frontières ou selon Gildas Minvielle, responsable de Télécommunications Les plates-formes la famille Mabrouk pour Monoprix et
La présence française en Tunisie est Fram ont dû rapatrier leurs 8 000 clients. l’observatoire économique de l’Institut d’appels (Orange et Teleperformance) réa- Géant. Ces hypermarchés ont été la
concentrée dans l’industrie manufactu- Le Club Méditerranée a lui aussi rapatrié français de la mode (IFM). Mais « la situa- cheminent une partie du trafic vers des cible des pilleurs.
rière – textile et habillement, industries ses 130 clients. Les professionnels n’ont tion reste très fragile. Elle pourrait avoir centres situés en France ou au Maroc, Chez Carrefour, la moitié des super-
mécaniques électriques et électroniques pas encore chiffré les coûts engendrés un impact sur le choix futur d’approvision- pour maintenir le service. Mais qu’advien- marchés ne sont plus opérationnels.
– et dans les services. Initialement limités par la crise tunisienne. Seuls sont restés nement des donneurs d’ordre ». dra-t-il d’Orange Tunisie, dont l’activité a « Les autres ouvrent progressivement
au tourisme (Fram, Accor, Club Med) et surplace quelque 150 Français, qui ont Philippe Berthaux, président de la démarré le 5 mai 2010 ? Cette société déte- pour quelques heures par jour afin de
aux établissements bancaires (BNP Pari- décliné la proposition de rapatriement, société de lingerie Empreinte, est plus nue à 49 % par Orange et à 51 % par une répondre aux besoins de la population »,
bas, Société générale, BPCE), les services non sans avoir signé une décharge. « Ce inquiet : « La situation est problématique, société appartenant à Marwan Mabrouk, explique un dirigeant de l’enseigne. p
se sont développés plus récemment dans sont des touristes venus en Tunisie dans le voire dangereuse pour nous. La Tunisie gendre de Zine El-Abidine Ben Ali, pour- Service Economie
VIII Tunisie Le grand entretien 0123
Jeudi 20 janvier 2011

Bassma Kodmani, politologuenéeenSyrie,estdirectricedel’ArabReform


Initiative,unthinktankindépendant.Elledirigeunouvragecollectifsurlanature
dupouvoirpolitiquedanslemondearabe,qu’ellequalifiede«sécuritocratie»

«La société s’empare de la rue»


Propos recueillis par portement des pouvoirs politiques dans
Alain Frachon et Gilles Paris les jours qui viennent. Ils vont faire entrer
plus de forces politiques dans le système
Comment expliquer l’effondrement pour partager le contrôle de la population.
si rapide du régime Ben Ali ? S’il faut des socialistes, on va en mettre, s’il
On se demande si son manque de faut des islamistes, on va les faire entrer…
sophistication n’en est pas la cause. Les Il n’est pas sûr que ces forces politiques
autres paysde la régionont élaboré des ins- vont accepter de se faire coopter ; elles
truments plus complexes de contrôle, en vont être en mesure d’exiger davantage.
Algérie, en Egypte ou en Syrie. Il y a plus Mais les pouvoirs vont tous s’efforcer
d’appareils d’Etat, une relation plus d’élargir leur système d’alliances politi-
sophistiquée entre forces de sécurité et ques. Ils vont faire des concessions, des
armée. Contrairement au cas tunisien, les ouvertures pour conserver le pouvoir, le
armées, qui ont une légitimité de guerre, contrôle du pouvoirpolitique. Ils vont s’ef-
se sont, il est vrai, davantage insérées dans forcer d’intégrer une partie des revendica-
le système politique, de manière plus tions des sociétés. Dans chacun des pays
envahissante. La Tunisie est l’Etat où ce arabes, la société va compter davantage.
modèle s’est édifié le plus tard et où il a été Ce ne sera plus l’ordre à n’importe quel
le plus caricatural. prix. Certains pouvoirs politiques sauront
Le grand point d’interrogation dans le s’adapter, d’autres non. Certains redou-
monde arabe, c’est la relation entre l’ar- tent plus que d’autres l’instabilité politi-
mée et les institutions de sécurité qui ont que, ceux qui sont à la tête de pays pluri-
des commandements différents, des confessionnels ou pluriethniques.
modes de fonctionnement différents et Quelques-uns sont en mesure de
des missions différentes. Cette relation s’adapter aux défis sociaux, d’autres
n’est pas claire dans beaucoup de cas. Elle moins. Il y a ceux qui sont exténués, épui-
n’est pas claire en Egypte mais c’est un sés – et ceux qui ont encore une capacité à
tabou. Personne ne peut évoquer ce sujet. se retourner. On peut avoir des doutes sur
On peut insulter [Hosni] Moubarak mais la capacité d’adaptation de l’Arabe saoudi-
on ne peut pas parler de l’armée. te ou de l’Egypte ou de l’Algérie ; en revan-
Le système sécuritaire tunisien s’est che, il y a une situation plus prometteuse
plaqué sur la société. Il n’est pas parvenu à en Syrie, au Maroc, en Jordanie.
la déstructurer comme en Algérie où on a Et quelles leçons les grands partenaires
une totale symbiose entre l’armée et les extérieurs du monde arabe – notam-
renseignements ou comme en Syrie et en ment les Etats-Unis et l’Europe – vont-
Egypte. On se pose la question de ces struc- ils tirer des événements de Tunisie ?
tures de sécurité car leur rôle est devenu si Il y a l’Union européenne et les Etats-
important dans la vie de tous les jours ! Unis et aussi les grandes institutions
C’estce qu’on peut appeler la « sécuritocra- financières internationales, comme le
tie ». On étudie huit pays et on voit par- Fonds monétaire international et la Ban-
tout ce fil rouge : des appareils de sécurité que mondiale. Des révisions profondes
qui contrôlent la situation avec des prési- vont s’imposer devant l’ampleur de la
dents fatigués, vieux ou séniles, qui leur demande sociale, l’ampleur du chômage
ont passé la main. Ces appareils ne peu- des jeunes, notamment, et les risques
vent pas prétendre à une ambition politi- d’instabilité. Il va falloir diminuer le
que. Ils ne se mettent pas en avant. Ils ne niveau des exigences demandées aux éco-
développent pas une stratégie de conquê- nomies du Machrek et du Maghreb pour
te du pouvoir, mais dans les faits ils contrô- qu’elles se conforment au modèle libéral,
lent le pouvoir. à l’économie mondialisée ; il va falloir
Ben Ali était la tête de l’appareil sécuri- LIONEL CHARRIER/MYOP POUR « LE MONDE » accepter la création d’emplois publics, la
taire, mais il était en très mauvais termes conservation de grands secteurs publics ;
avec l’armée. Dès qu’il y a déversement de Dans l’immédiat, comment les régimes jouent aucun rôle dans la société, qui n’ont sociale, mais ils ne la portent pas. Ils n’ont il va falloir que les grandes institutions
larue, contestation sociale spontanée,l’en- arabes vont-ils réagir ? aucun espoir d’évolution politique, écono- pas de programme social ou économique internationales, comme la Banque mon-
jeu est devenu le suivant : tirer ou ne pas Lapremièrechosequevontfaireles gou- mique ou sociale. Qu’est-ce qui leur reste à intéressant et ne sont pas en mesure d’ac- diale, acceptent de dispenser leurs larges-
tirer.L’armée n’a pasété le dernier rempart vernements qui en ont les moyens, c’est ces gens-là ? Dans cette situation, oui, cha- compagner politiquement la demande ses avec une moindre conditionnalité…
deBenAli.Elle l’alâché. C’estelle qui aappe- « arroser ». Ils vont subventionner ici et là, que régime est confronté à une bombe qui sociale. Il y a l’impact des événements sur les
léà la formationdecomités locauxde quar- créer des emplois publics pour les jeunes, les attend – tous, même si c’est à des degrés La Tunisie, en choisissant la libéralisa- Etats et il y a l’impact sur les individus…
tier pour combattre les forces de Ben Ali, et différer la suppression des aides aux pro- divers. tion, l’ouverture à l’investissement étran- Les jeunes Arabes vont se dire : on peut
qui a encouragé le processus politique qui duits de première nécessité, etc. Ils vont Cette situation favorise-t-elle ger, a pourtant donné l’exemple d’une faire bouger les choses. Et dans le monde
essaie de se mettre en place. Je n’exclus pas tout faire pour éviter le passage d’une les islamistes ? économie qui, depuis vingt ans, enregis- arabe, il y a plus d’un jeune prêt à se don-
non plus que l’armée ait agi en concerta- revendication sociale à une revendication Dans certains pays (Maroc, Jordanie, tre d’honnêtes taux de croissance et ner la mort… Je vois un changement psy-
tion avec la France. politique. C’est le passage du social au poli- Algérie, Egypte), ils ont été plus ou moins dont la classe moyenne n’a cessé de voir chologiqueimportant dansla jeunesse. Il y
Croyez-vous à un effet domino ? tiquequia produitlesévénementsdeTuni- intégrés à la vie politique. Mais ils n’ont eu ses conditions de vie s’améliorer… avait une culture de l’impuissance, elle a
Un tel effet, demain matin ou la semai- sie. Ils vont faire en sorte que la demande aucune contribution particulière, notable, C’est vrai. C’est l’illustration classique été battue en brèche dans les rues de Tuni-
ne prochaine, me paraît peu probable, sociale reste une demande sociale. exceptionnelle, pour faire face à la deman- d’une évolution connue : l’élévation du sie. Encore une chose : aucun slogan, aucu-
mais on va assister à un processus d’ému- En Tunisie, l’espace social était négligé, de sociale. Les islamistes n’ont rien à dire niveaudeviesuscite unemontée exponen- ne revendication islamiste dans ces mani-
lation, de tentatives d’émulation à partir délaissé, cependant que l’espace politique sur la situation économique et sociale tielle des aspirations politiques : plus le festations.Le parti islamiste tunisienEnha-
du processus tunisien. On va assister à restaitverrouillé. L’économiea été ouverte dans le monde arabe. Ils n’ont pas su niveau de vie augmente, plus augmentent da [qui, comme les communistes n’a pas
une évolution où les sociétés, les forces à la mondialisation : privatisations, entrée les aspirations politiques et sociales. En été appelé à se joindre au gouvernement
sociales, vont maintenant donner le tem-
po. Elles vont avoir un plus grand rôle,
dans l’Organisationmondiale du commer-
ce, abaissement des protections douaniè-
«Les pouvoirs Tunisie, société arabe qui a le mieux pro-
gresséces vingt dernières annéesen matiè-
d’unité nationale formé lundi à Tunis] ne
saurait être que dans une logique de coali-
beaucoup plus d’influence. Les pouvoirs res etc. Sur quoi reposait la légitimité du dansle monde arabe re d’éducation, le blocage total de l’espace tion. Dans l’ensemble du monde arabe, les
pouvaient les ignorer, ils ne peuvent
plus. Ils pouvaient manipuler à l’infini,
pouvoir politique ? Elle tenait dans ce dis-
cours : « Pas besoin d’opposition politique,
vont s’efforcer de calmer politique par le régime était en contradic-
tion avec le niveau d’éducation de la popu-
islamistes ne peuvent pas ne pas tenir
compte qu’ils ont affaire à des sociétés
ils le peuvent beaucoup moins. Les forces nous nous occupons de la société, de ses la demande sociale. lation, l’insertion des femmes dans la vie ouvertes sur l’extérieur, des sociétés en
sociales en Tunisie, ce sont les militants
des droits de l’homme, les étudiants, les
besoins, de sa protection sociale, etc. ; nous
nous occupons de tout. » La légitimité des
Le chômage des jeunes, professionnelle.
Ajoutez à cela l’aspect caricatural qu’y a
contactpermanent avecl’Europe, les Etats-
Unis. Les islamistes devront évoluer vers
avocats, les mouvements locaux de gré- dirigeants, c’est leurs performances sur le la voilà, la bombe pris la corruption, pas forcément plus un modèle de parti islamique comme en
vistes de tel ou tel secteur, les paysans…
Le processus de privatisation a sorti du
plan social. Mais quand, du fait notam-
mentde la crise économique, le pouvoir ne
à retardement» importante qu’ailleurs dans le monde ara-
be, mais trop visible, ostensible, affichée,
Turquie.
Il y a un discours qui n’est plus tenable,
système un ensemble de travailleurs qui peut plus répondre à la demande sociale – éclatante de mépris pour la population. Il celui qui consiste à dire, de la part des isla-
se retrouvent privés de fonctions. Tout chômage qui explose chez les jeunes, accompagner les mouvements sociaux. ne faut pas sous-estimer cette dimension mistes comme des pouvoirs en place :
ce monde commence à être structuré par notamment –, que reste-t-il de cette légiti- En Egypte, les mouvements sociaux sont de la dignité, ce sentiment qu’ont lespopu- entre nous, il n’y a rien. C’est faux. Entre les
des mouvements qui ont une stratégie mité ? Il y a un lien direct entre ce jeune distincts des Frères musulmans ; ils n’ont lations arabes d’être méprisées. Le mot islamistes et les pouvoirs, il y a des mouve-
différente de celle des forces politiques Tunisien, diplômé sans emploi, qui s’im- rien à voir avec les islamistes. Ceux-ci que n’importe quel Arabe a aujourd’hui ments sociaux diversifiés, de plus en plus
dont ils ont vu qu’elles n’arrivaient à mole par le feu et la chute du régime. n’ont aucune réflexion sur le sujet de la sur les lèvres, c’est « dignité ». indépendants. Et plus il y aura de politisa-
rien. Donc, pour en revenir à l’effet domino, demande sociale ; ils n’ont présenté aucu- Peut-on imaginer un effet domino tion, plus il y aura de laïcisation… Pendant
Parce qu’elles n’avaient pas de base lespouvoirs dans le monde arabe vonts’ef- nealternative àune libéralisation croissan- à retardement ? vingt ans, la transition démocratique dans
sociale, ou parce qu’elles étaient coop- forcerdecalmerla demandesociale.Le chô- te des économies. Si je ne crois pas à un renversement le monde arabe a été retardée pour deux
tées. Ces forces politiques ont été discré- mage des jeunes, la voilà, la bombe à retar- Les Frères musulmans égyptiens ont immédiat de tel ou tel régime, je crois que, raisons: l’épouvantail islamiste ; la crainte
ditées mais, dans un contexte comme dement. Avec la Tunisie, on vient de faire un discours sur l’Etat islamique, l’Etat et la partout dans le monde arabe, d’ici cinq à de voir se fracturer des sociétés pluriethni-
celui-ci, elles peuvent désormais renaî- le lien direct entre 60 % de chômeurs dans société, l’Etat et la religion, la constitution dix ans, il y aura un mouvement du type ques ou pluriconfessionnelles. Aujour-
tre parce que l’espace publique n’est plus certaines régions et chute d’un régime. etc., mais pas de réflexion sur la demande de celui que connaît aujourd’hui la Tuni- d’hui, les sociétés arabes s’organisent avec
contrôlé. On va assister à l’entrée désor- Dans l’ensemble de la région, cela ne va pas sociale qui leur paraît un sujet méprisable, sie. Cela se produira dans tous les pays ara- des nouveaux représentants : le pouvoir
donnée de nouveaux acteurs. Il va falloir se passer avec quelques subventions. La peu intéressant. Ils soulagent la popula- bes, même si les scénarios peuvent être ne contrôle plusla société ; la société prend
que le pouvoir politique soit très très fin demande sociale est énorme. Il y a des mil- tion, à travers leurs réseaux caritatifs, ils différents. possession de la rue. On parlait d’Etats
pour pouvoir coopter. Une alternative à lions de gens dans le monde arabe qui empêchent que les plus pauvres meurent Mais imaginez-vous des conséquences forts et de sociétés faibles dans le monde
la cooptation existe. Il va devenir plus n’ont plus rien, en tout cas plus de perspec- de faim, ils empêchent que la rue explose. immédiates ? arabe. On assiste à l’avènement de sociétés
intéressant d’agir dans l’opposition. tive d’avenir. Des millions de gens qui ne Bref, ils s’efforcent de soulager la demande Oui,ilva y avoirunchangement decom- fortes dans des Etats affaiblis. p

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