Professional Documents
Culture Documents
Le sursaut
d’une nation
a Les héros de la rue a L’avant et l’après-Ben Ali a Démographie et économie a Le grand entretien
Paroles de manifestants ; Mohamed Bouazizi, Corruption sous Bourguiba ; droits de l’homme Le chômage des jeunes et des diplômés, la Pour Bassma Kodmani, politologue, dans le
symbole de la révolution ; Zouhair Yahyaoui, bafoués sous Ben Ali ; le système mafieux des plaie du pays ; l’inégale répartition des monde arabe, on voit « l’avènement de sociétés
pionnier des cyberdissidents Pages II-III Trabelsi ; la jeunesse au pouvoir Pages IV-V richesses génère de la rancœur Pages VI-VII fortes dans des Etats affaiblis » Page VIII
L
a Tunisie avait déjà donné be vit, à peu près partout, sous des régimes ment de révolte qui a conduit à la fuite du te la région. Elle a ses spécificités locales, des sociétés politiquement fermées, mais
HabibBourguiba aumonde ara- despotiques peu éclairés. président Ben Ali. Zine El-Abidine Ben Ali a bien sûr : en Tunisie plus qu’ailleurs dans que Facebook et Al-Jazira ouvrent à tous les
be. L’homme qui négocia l’indé- La Tunisie vient de donner une autre succédé à Bourguiba en 1987, pour s’em- le monde arabe, le décalage entre la nature vents de ce siècle commençant.
pendance au milieu des années figure au monde arabe. Il s’appelait Moha- ployer jusqu’à la fin à ternir le bilan du du régime – le pouvoir confisqué par un Les événements de Tunisie seront-ils
1950 fut longtemps un modèle med Bouazizi. C’était un jeune homme Père de la nation, et transformer une auto- clan sans scrupule – et les attentes de l’une «le Gdansk arabe », demande notre confrè-
parmi ses pairs. Seul l’âge, le d’une ville où les touristes ne vont pas, cratiemodéréeet paternalisteen unedicta- des populations les plus éduquées de la re Roger Cohen dans l’International Herald
refus de quitter le pouvoir avant qu’il ne Sidi Bouzid. Il s’est donné la mort il y a un ture policière brutale et corrompue. La région était explosif. Tribune ? Seront-ils au monde arabe ce
soit trop tard vinrent ternir un bilan « glo- mois. Il était bachelier, mais n’avait trou- mortde Bouaziziva créer ce précédent uni- Mais la secousse partie de Tunis se fait qu’a été à l’empire soviétique la révolte des
balementtrèspositif » :l’ancrage d’une tra- vé d’autre emploi que vendeur de fruits à que dans le monde arabe : pour la premiè- sentir de Rabat à Amman, du Caire à Alger, chantiers navals de cette ville de Pologne
dition laïque dans la vie publique ; le statut la sauvette. Quand la police a démantelé re fois, un dictateur est chassé par la rue. parce qu’elle est le signe d’un mal qui ron- en 1980 – le déclencheur d’un mouvement
le plus avancé jamais accordé aux femmes son échoppe de fortune, Bouazizi, dans un Cen’est certainementpasqu’une histoi- ge tout le monde arabe ou presque. Par- qui, dix ans plus tard, a abouti à la désinté-
en terre d’islam ; une façon de gouverner geste de désespoir et de protestation, s’est re tunisienne – que l’on se racontera long- tout, des élites largement corrompues et gration de l’URSS ? C’est à ces questions,
qui, pour n’avoir été que très imparfaite- immolé par le feu. temps, le soir, autour d’un couscous pois- richissimes sont incapables de répondre à parmi d’autres, que ce cahier spécial
ment démocratique, reste un modèle de Ce qui aurait pu ne rester qu’une tragé- son à la table d’une terrasse de La Goulette, une jeunesse nombreuse et sans emploi entend apporter quelques réponses. p
modération en ces temps où le monde ara- die individuelle a déclenché le mouve- le port de Tunis. L’onde de choc secoue tou- qui cherche un avenir introuvable dans Alain Frachon
Cahier du « Monde » N˚ 20526 daté Jeudi 20 janvier 2011 - Ne peut être vendu séparément
II Tunisie Les acteurs de la révolution 0123
Jeudi 20 janvier 2011
Mardi 18 janvier, des manifestants appellent, à Tunis, leurs concitoyens à les rejoindre dans la rue. FRED DUFOUR/AFP
S
ouvenir d’un coup de matra- La première manifestation de rue à je ne l’aurais loupée pour rien au monde. de télévision. Soudain, une bande-annon- mes camarades, aujourd’hui disparus :
que, une vilaine bosse orne laquelle j’ai participé, c’était en décem- J’étais là, à 14 h 30, quand les flics ont char- ce, en bas de l’écran, signale qu’une infor- Mohamed Charfi, Nourredine Benkhed-
son front, à demi cachée par bre, dans mon quartier, à Hammam-Lif. gé brusquement. Une de mes copines est mation « très importante » va être don- der, Ahmed Ben Othman, Hedi Slama,
ses cheveux longs. Waël-Ibra- Je n’attendais que ça. Mais on ne pensait tombée par terre, les lacrymos pétaient née. « On a compris que Ben Ali était fini. Fethi Triki, Tawfik Khodja… On s’était bat-
him, 19 ans, élève à l’Institut pas que les flics tireraient. Deux jeunes de partout. On a couru. J’ai foncé vers la On s’est mis au balcon et on s’est mis à tu corps et âme. Ma solitude, en cet ins-
préparatoire aux études de sont tombés, devant moi. Tués de sang- rue de Paris, située en contrebas, à une chanter l’hymne national. Des voisins tant, était remplie de leur présence. Com-
l’ingéniorat, fait partie des centaines de froid. Ça ne m’a pas fait peur, non, ça m’a centaine de mètres du ministère de l’inté- d’immeuble ont fait pareil. C’était un me s’ils pouvaient voir le moment de vic-
milliers de jeunes qui ont contribué, sur révolté. On ne faisait rien de mal : on défi- rieur. » Sauvée. moment de joie pure. » toire avec mes yeux. J’ai pensé à mes
Internet, puis dans la rue, à la chute du lait, c’est tout. filles aussi, qui sont âgées de 25 ans et
président Zine El-Abidine Ben Ali. Il habi- » Par Facebook, j’ai été informé de la «Un moment «J’ai pensé à mes filles 22 ans. Ce vendredi 14 janvier, je me suis
te chez ses parents, à Hammam-Lif, ban- manifestation du vendredi 14 janvier. J’y dit que l’avenir avait une chance. »
lieue sud de Tunis. suis allé avec des amis. On s’est mis de joie pure» aussi, je me suis dit que A Tunis, ceux que les milices et les poli-
devant le ministère de l’intérieur, on Waël-Ibrahim, lui aussi, se précipite. « En ciers continuent de pourchasser n’ont
l’avenir avait une chance»
«On ne pensait pas criait “Ben Ali, dégage !”, c’était super : on une fraction de seconde, tout a basculé.
Je me suis mis à courir. Et puis, je me suis
guère le temps de se réjouir. Les entrées
le disait à haute voix, tous les gens A Bizerte, Mohamed Salah Fliss, 64 ans, d’immeuble ont été arrosées de gaz lacry-
que les flics tireraient» ensemble, sans se ramasser de coups de dit : tu ne vas pas passer ta vie à courir, à n’a pas bougé de chez lui. Il est seul. Télé- mogènes. Comme tout le monde, Waël-
« J’ai d’abord été un militant-blogueur. A matraque. De là à imaginer que Ben Ali fuir. Alors, j’ai ralenti. Je me suis rendu vision et ordinateur allumés, le télépho- Ibrahim monte dans les étages. Dans de
la fac, on ne se parlait que sur Internet, allait sauter… » compte que j’avais perdu mes amis. » ne à la main, cet ancien prisonnier politi- nombreux immeubles, la même scène se
jamais avec nos vrais noms. On écrivait » Ahlem Belhadj, 46 ans, pédopsychia- Le jeune homme se retrouve dans une que de l’époque Bourguiba, longtemps répète.
des trucs sur la police : on dénonçait les tre, enseignante à la faculté de médecine petite rue, derrière l’avenue Bourguiba. militant du mouvement Perspectives, Réfugiés sur un toit, Alexandre, expa-
vérifications d’identité, les humilia- de Tunis, ancienne présidente de l’Asso- Il s’engouffre dans un immeuble, où des n’en croit pas ses oreilles. trié français, et son amie tunisienne y
tions… Sur le racket des Trabelsi, aussi. ciation tunisienne des femmes démocra- dizaines d’autres manifestants sont déjà « Je suis quelqu’un qui ne pleure pas passent la nuit : « Ils défonçaient les por-
Comme les blogs étaient censurés au tes (créée en 1989), se trouvait aussi ave- entassés. facilement. Mais là… Trente ans, dans la tes, faisaient sortir les gens qui, comme
bout de deux ou trois jours, je me suis nue Bourguiba. En fin de journée, Ahlem Belhadj est vie d’un peuple, ce n’est rien. Dans la vie nous, étaient cachés, et les frappaient.
mis à participer à des chats. « Cette manifestation [du 14 janvier], chez elle, avec sa famille, devant le poste d’un homme, c’est beaucoup. J’ai pensé à On entendait les cris. »
Chronologie
28 décembre
2010 Première allocution télévisée du président Zine El-Abidine Ben Ali, qui 2011
17 décembre 2010 17 décembre dénonce « une minorité d’extrémistes et d’agitateurs à la solde d’autrui 4 janvier
Tunis Mohamed Bouazizi, un jeune marchand ambu- et contre les intérêts de leur pays ». Mort de Mohamed Bouazizi. Des émeutes éclatent en Algérie, à Alger
lant de fruits et légumes, s’immole par le feu 29 décembre 2010 29 décembre et à Oran, à la suite d’une flambée des prix.
devant un bâtiment administratif à Sidi Bouzid, Bizerte
Tunis
Le premier ministre tunisien, 6 janvier
Sidi Bouzid dans le centre du pays, pour protester contre la Mohammed Ghannouchi, annonce le limogeage Plusieurs milliers d’avocats se mettent en grève pour dénoncer la répres-
confiscation de sa marchandise. Il est hospitalisé de quatre ministres, dont celui de la communica- sion policière tandis que les manifestations contre la pénurie d’emplois
dans un état critique. Des commerçants et des jeu- Sidi Bouzid tion, Oussama Romdhani, en place depuis 1995. qualifiés et les entraves aux libertés publiques se poursuivent.
nes, qui dénoncent le manque de travail, se ras- Meknassi
Sfax
Les manifestations s’étendent à des villes de pro- 7 janvier
semblent aussitôt pour manifester. vince comme Sousse, Gafsa et Kasserine. Les Etats-Unis convoquent l’ambassadeur de Tunisie à Washington
19 décembre Médenine
31 décembre pour lui faire part de leur « préoccupation » face à la répression par la
Le mouvement prend de l’ampleur à Sidi Bouzid, Ben Guerdane Le président Ben Ali s’exprime à nouveau police des manifestants. « Nous avons aussi soulevé la question de ce
la police fait usage de gaz lacrymogène contre les à la télévision et promet « une meilleure prise en qui ressemble à une ingérence du gouvernement tunisien dans l’Inter-
protestataires. charge des catégories vulnérables ». net, particulièrement dans les comptes Facebook [moteur de la
24 décembre L’année 2011, ajoute le chef de l’Etat, « connaîtra le mobilisation] », a indiqué un diplomate américain.
Les manifestations s’étendent à Bouziane. Un manifestant démarrage du nouveau round de négociations Au même moment, la ministre des affaires étrangères de la France,
est tué par balles lorsque la police ouvre pour la première fois le feu sociales ». Un deuxième manifestant est tué par balles au cours d’af- Michèle Alliot-Marie, s’entretient à Paris avec son homologue tuni-
sur la foule. frontements avec la police à Menzel Bouzaïene, près de Sidi Bouzid, la sien, Kamel Morjane. Aucune information ne filtre sur la teneur de
27 décembre ville où Mohamed Bouazizi s’est immolé par le feu. leurs échanges.
Les manifestations gagnent Tunis, un millier de jeunes diplômés
au chômage sont dispersés brutalement par la police.
0123
Jeudi 20 janvier 2011 Les acteurs de la révolution Tunisie III
Zouhair Yahyaoui,
contre les manifestants et les démocra-
«C’est une si grande tes. »
victoire! Pourtant, Pas d’inquiétude de cet ordre chez
Moncef B., patron d’un groupe prospère
on n’y croit pas encore»
Samedi 15 janvier, au lendemain de la fui-
te de Ben Ali, tandis que Waël-Ibrahim et
ses compagnons d’infortune quittent
– qui a requis l’anonymat : « C’est un bon
gouvernement », répète-t-il, le télépho-
ne portable collé à l’oreille. Quant au pre-
le pionnier des cyberdissidents
mier ministre, Mohamed Ghannouchi, il
l’avenue Bourguiba, Ahlem Belhadj et représente « la meilleure solution » pour Ce jeune blogueur est mort en 2005 après 18mois de détention et trois grèves de la faim
son mari font le tour de leur quartier d’El- assurer la transition, assure-t-il. Le fait
Manza pour trouver de l’essence. qu’il ait été un dirigeant du Rassemble-
L
« On a vu des gens qui étaient en train ment constitutionnel démocratique e pionnier des cyber-résistants, c’est du palais de Carthage tente de localiser la arrêté, au terme d’une traque de plusieurs
de brûler une immense photo de Ben Ali. (RCD, ex-parti au pouvoir) ne change lui. Plus connu sous le pseudonyme bande des webmasters frondeurs, Zouhair mois, torturé, jugé puis condamné à deux
On est descendu de voiture et on a rien à l’affaire. « Le RCD, il faut qu’il déga- d’Ettounsi (« le Tunisien »), Zouhair Yahyaoui franchit une nouvelle ligne rou- ans de prison pour « diffusion de fausses
rejoint la petite foule qui applaudissait. ge. On n’en veut plus », rumine Khaled, Yahyaoui aura été la première victime de ge. Il diffuse sur son site la lettre ouverte nouvelles dans le but de faire croire à un
On a dansé, on lançait des youyous. C’est chauffeur de taxi. Sans nier, pour autant, la police informatique du régime Ben Ali. qu’un magistrat, président de chambre à attentat» et « vol et utilisation frauduleuse
une si grande victoire ! Pourtant, on n’y avoir fait partie, comme tous ses collè- Auprintemps 2001, ce jeune de 33 ans, titu- Tunis, vient d’adresser à Ben Ali pour de moyens de communication ».
croit pas encore. Chaque matin, je me pin- gues, de l’armée de l’ombre des mou- laire d’une maîtrise d’économie mais sans dénoncer le système judiciaire. Dans la cellule où il croupit, le jeune
ce, je me répète : il est parti. On a du mal à chards, prisée par l’ancien régime… emploi,lance un magazineen ligne :TUNe- Ce « juge rebelle », comme on va le sur- cyberdissident entame une grève de la
imaginer la vie différemment. Il y a une ZINE (allusion au prénom du président nommer, c’est son oncle, Mokhtar faim pour réclamer des soins. Il lui faudra
semaine, l’administration a refusé de Ben Ali, Zine). Yahyaoui. Celui-ci dit sa « honte » d’être du temps avant de réussir à alerter la com-
donner son agrément pour la société «Vingt-trois ans Le site rencontre un succès immédiat, munauté internationale. Des ONG telles
savante de pédopsychiatres que nous
voulions créer. Parce que mon nom (de
de désastre, ça ne s’efface en Tunisie et à l’étranger. Les jeunes sont
séduits par le ton insolent et le talentde ses Il diffuse sur son site
que Reporters sans frontières (RSF) se
mobilisent et lui attribuent le prix Cyberli-
militante) y figurait. On a toujours été pas comme ça» cinq principaux animateurs. Rédigés en la lettre ouverte qu’un berté.
considérés comme des citoyens de secon- Aux yeux de Mohamed Salah Fliss, l’es- arabe dialectal, d’un humour mordant, les Cen’estqu’aprèsdix-huitmoisdedéten-
de zone. sentiel est ailleurs : « Pour la première écrits de l’équipe de Zouhair Yahyaoui magistrat vient d’adresser tion et trois grèves de la faim que Zouhair
» Mon mari, avocat, n’a jamais pu exer-
cer son métier. Parce qu’il est le frère de
fois, nous allons avoir un gouvernement
qui gouverne. Jusque-là, tout était décidé
exaspèrent le pouvoir tunisien. L’actuali-
té, la politique-fiction, la satire, mais aussi
à Ben Ali pour dénoncer Yahyaoui sort de prison. Mais ce n’est plus
le même homme. Les tortures, les jeûnes
Taoufik Ben Brik [journaliste, honni par par le seul palais de Carthage : ministres la réflexion y trouvent leur place, sur un le système judiciaire prolongés, les mauvais traitements, l’ont
le régime Ben Ali]. On a du mal à croire et députés étaient des courroies de trans- ton qui rappelle un autre site, démantelé transformé, affaibli… Le 13 mars 2005, il
que c’est fini, tout ça. » mission. C’est fini. » Waël-Ibrahim n’en un peu plus tôt, après deux années d’ex- magistrat en Tunisie, et son refus de conti- meurt à Tunis, victime d’une crise cardia-
Pour le docteur Belhadj, la présence de est pas certain. « Vingt-trois ans de désas- istence et de succès : Takriz («Ras-le-bol »). nuer à prononcer des jugements « dictés que.
ministres de l’ancien régime, au sein du tre, ça ne s’efface pas en trois jours. Il faut Lorsque le président Ben Ali organise d’avance, imperméables à tout appel, et ne «Je pense tout le temps à lui. J’imagine ce
gouvernement d’union nationale, se calmer. Fixer des priorités. Certains un référendum pour obtenir la bénédic- reflétant en rien la loi ». C’est le premier que serait sa réaction, après la chute de Ben
n’augure rien de bon. hommes politiques veulent nous utili- tiondesessujets afindebriguer unquatriè- acte de rébellion publique d’un magistrat Ali.Jeveuxce pourquoiil s’estbattu: laliber-
« On a besoin d’un gouvernement qui ser comme des pions. Pour l’instant, l’ave- me mandat, TUNeZINE propose son pro- en Tunisie. té en Tunisie, dit sa mère, entre deux
incarne la rupture – et non la continuité. nir est comme un grand brouillard. » p pre référendum : « La Tunisie est-elle une Pourle régimeBen Ali, c’enest trop.L’on- pleurs. Si tous les gens du RCD [ex-parti au
Le rôle de l’armée m’inquiète aussi : elle Isabelle Mandraud République, unroyaume, unzoo ou une pri- cle et le neveu vont payer cher leur coura- pouvoir] s’en vont, alors mon fils aura
se bat contre les miliciens, c’est bien ; et Catherine Simon son ? » ge.Le premier vaêtresuspendude sesfonc- atteint son but. » p
mais je crains qu’elle ne le fasse demain (Tunis, envoyées spéciales) En juillet, tandis que la police politique tions et perdre son salaire. Le second sera Florence Beaugé
P
eu de pays au monde ont été patron de toutes les commissions La justice ? « Transformée en avant la « Première dame », Leïla ces abominables », témoigne l’avo- Actes de violences physiques. Dif-
soumis à une telle chape de d’aide, l’« omda », assistant du outil de la répression et en légitima- Trabelsi. cate Radhia Nasraoui, présidente famation dans les médias. Puni-
plomb que la Tunisie de Ben « délégué » (sous-préfet), était un tion au quotidien de la dictature et de l’Association de lutte contre la tionscollectives. Assèchement éco-
Ali. Depuis 1987, ce régime a personnage-clé, haï et craint. de la corruption », comme le résu- « Des sous-hommes » torture en Tunisie (non reconnue). nomique par le biais de licencie-
construit«une gigantesque machi- C’est par de multiples moyens me Mokhtar Trifi, le président de La liberté d’association ? Inexis- S’il fallait dresser la liste des ments, d’intimidation ou de
nerie de répression, quadrillage, de pressions et de surveillance de la Ligue tunisienne des droits de tante, sauf pour les milliers d’asso- méthodes employées par le régi- redressements fiscaux…
contrôle et clientélisation » de la ce genre que le président Ben Ali a l’homme. ciations à la solde du RCD. La tortu- me Ben Ali, on n’en finirait pas. Un mot définit mieux que tout
population, comme le souligne instauré son emprise sur tout le La presse ? Bâillonnée, avec une re ? Routinière dans les commissa- Filature. Harcèlement. Détention autre la stratégie de ce régime :
Sadri Khiari, militant et intellec- pays, finissant par rendre l’at- seule mission : glorifier chaque riats : « La technique du poulet rôti, arbitraire. Confiscation de passe- humiliation. « Le plus dur à vivre,
tuel tunisien. mosphère irrespirable. jour « la clairvoyance » de « l’Arti- les brûlures des parties génitales… ports. Coupures de lignes télépho- c’était ça : cette volonté de tous les
Le peuple était soumis non seu- Les responsables occidentaux san du changement » et mettre en J’ai constaté sur mes clients des tra- niques. Détournement de mails. instants de nous rabaisser, de nous
lement à une pression policière qui se rendaient en visite en Tuni- ôter toute dignité. Tous les Tuni-
constante, mais aussi, insiste-t-il, à sie pouvaient-ils ignorer le vrai Un système de répression que le régime ne parvenait pas toujours à contrôler siens en ont souffert, et pas seule-
celle de multiples milices officieu- visagede ce régime? Difficile à croi- ment les militants des libertés ou
ses, en particulier du parti au pou- re. Toutes les ONG de défense des D’une manière générale, le prési- mais peu amène pour M. Ben Ali. Le 18 novembre 2009, un hom- les opposants politiques », souli-
voir, le Rassemblement constitu- droits de l’homme (Amnesty Inter- dent Ben Ali a évité d’attenter Le 11 novembre 2005, à la veille me d’affaires tunisien, Ghazi gne Mokhtar Trifi. Une opinion
tionnel et démocratique (RCD). national, Human Rights Watch, la directement à la vie de ses oppo- du Sommet mondial sur la socié- Mellouli, 45 ans, était poignar- que partage le militant Sadri Khia-
Véritable « annexe de l’Etat », le Fédération internationale des sants. Mais le régime avait enfan- té de l’information (SMSI), orga- dé par son chauffeur tunisien et ri. Pour lui, le message social et
RCD était chargé d’« encadrer, de droits de l’homme, notamment) té un système qu’il ne parvenait nisé par les Nations unies à laissé pour mort, alors qu’il se moral du régime bénaliste était le
surveiller, de punir, d’acheter, de n’ont cessé de répéter qu’un fossé pas toujours à contrôler. Tunis, un journaliste français, trouvait dans la capitale libyen- suivant : « Vous n’êtes rien d’autre
corrompre, de racketter tout indivi- séparait les principes proclamés C’est ainsi que, le 23 mai 2000, Christophe Boltanski, venu cou- ne. De retour en Tunisie, l’agres- que des sous-hommes. »
du, dans n’importe quelle sphère par le palais de Carthage et la réali- un journaliste tunisien reconver- vrir l’événement, recevait plu- seur n’a jamais été inquiété. Quant à l’objectif, il était clair :
de la vie sociale ». té telle qu’elle était vécue par les ti dans la communication, Riad sieurs coups de couteau. Juste M. Mellouli a été au cœur d’un « Détruire la morale, casser les soli-
Dans leszones rurales plusenco- Tunisiens. Ben Fadhel, a reçu deux balles avant, il avait publié dans Libéra- règlement de comptes entre le darités, abolir le respect, générali-
re que dans les villes, le RCD L’opposition ? Interdite, en dans le corps, quelques jours tion un article très critique sur la clan des Ben Ali et celui des Tra- ser le mépris, humilier, humilier, et
régnait en maître. A la fois agent dépit d’un « multipartisme » de après avoir signé dans les colon- situation des droits de l’homme belsi (Le Monde du 19 février encore humilier. » p
d’état civil, policier, informateur, façade, qui ne trompait personne. nes du Monde un article nuancé en Tunisie. 2010). Fl. B.
0123
Jeudi 20 janvier 2011 L’avant et l’après-Ben Ali Tunisie V
D
e ses fenêtres, laient me faire la même chose dans assure Aziz M. Les campagnes élec-
Moncef B. contem- le secteur du tourisme, j’ai préféré torales, en moyenne tous les cinq
ple, ce lundi 17 jan- laisser tomber une affaire », soupi- ans, ont fourni l’occasion d’organi-
vier,ce qu’ilreste de re Aziz M. ser d’autres « collectes ». De l’épi-
l’une des nombreu- Pour les terres, c’était encore cierau grandpatron, toutentrepre-
ses « villas Trabel- plussimple.Il suffisaitdefairepres- neur, quelle que soit sa taille, ver-
si » : des murs noircis, des fenêtres sion. Ou bien de convoiter des sait sa cote-part. Jusqu’à
brisées, et des morceaux de faïence zones vertes ou agricoles non 250 000 dinars pour les plus gros,
éparpillés au sein de ce quartier constructibles, à des prix pouvant comme les banquiers.
huppé de la capitale tunisienne, La apparaître intéressants. Une fois Pour se lancer dans une activité,
Marsa. l’affaire conclue, ces zones étaient mieux valait, surtout, éviter le sec-
Les « Trabelsi », cela ne désigne déclassées et revendues dix fois le teur des importations. Des artisans
pas seulement la famille honnie de prix de départ. ont été ruinés par dizaines quand
l’épouse de l’ex-président Zine « la famille » avait décidé d’investir
El-AbidineBenAli ;lenom estsyno-
nyme, surtout, d’un système
«Tout le monde un secteur, – les chaussures, par
exemple. Sakhr El-Materi, gendre
mafieux. La face cachée d’un systè- le savait mais si vous du couple Ben Ali-Trabelsi avait,
me économique longtemps vanté.
Moncef B. n’est pas à plaindre: il
résistiez, vous étiez lui, jeté son dévolu sur les voitures.
Après la fuite de Ben Ali et de sa
dirige un groupe industriel qui laminé», assure famille, vendredi 14 janvier, les
emploie plusieurs milliers de per-
sonnes. Il a su gérer ses affaires,
unchef d’entreprise Tunisiens se sont vengés en détrui-
sant ou en incendiant les équipe-
tout comme Aziz M., le chef d’une ments,marques, ou sociétés de dis-
entreprise qui, quoique plus « C’est comme ça qu’ils ont tribution–Monoprix, Géant,Brico-
modeste, a prospéré dans le touris- gagné des milliards, sans rien faire, rama –, associés au nom Trabelsi.
me. Ni l’un ni l’autre ne veulent soupire Moncef B. Et cela a été la Rien d’autre. Malgré les affronte-
dévoiler leur identité, par crainte même chose pour les immeubles. ments avec la police, les vitrines
d’un «retournement de situation », Soudain, on pouvait ajouter trois des magasins sont partout intac-
comme si le retour des Trabelsi étages de plus. » tes, ce qui offre parfois un contras-
était encore possible. Les Trabelsi, alliés au président te saisissant avec le désordre de la
Mais tous deux ont vécu, com- Zine El-Abidine Ben Ali qui prenait rue.
me tant d’autres patrons en Tuni- largement sa « part » selon ces La protection, Moncef B. et
sie, l’humiliation du racket et la témoins, avaient de l’imagination. AzizM. l’ont trouvée auprès de par-
crainte d’être dépossédé. Ils ont des La caisse 26-26, bien connue des tenaires étrangers. « La meilleure
exemplesàciter:le partenairetuni- Tunisiens, par exemple. Censée garantie est d’être associé avec un
siendel’enseigne françaiseBricora- récolter des fonds chaque année, le Européen,un Américain, ouun Emi-
ma débarqué au dernier moment 8 décembre, pour la solidarité, elle rati, c’est ce que nous avons tous
au profit de « la famille» ; la partici- était en réalité la « caisse noire » du fait », clament-ils. Mais le mieux
pation de la Banque nationale agri- régime. est encore de se tenir à distance.
cole (BNA) tunisienne dans Nestlé « Chaque année, j’ai dû verser « Jamais, poursuit Moncef B., je
remplacée en « cinq minutes » ; les 100 000 dinars [environ 50 000 ne suis allé les voir. Ne jamais sollici-
faux appels d’offres… euros], explique Moncef B. Oh, bien ter est la première règle ; la deuxiè-
«Les Trabelsi sont entrés de force sûr, on vous donnait un reçu, mais mec’estque, quand onvous deman-
dans la Banque de Tunis, confie cet argent n’était soumis à aucun de quelque chose, vous répondez :
Moncef B. Belhassen, le frère de contrôle de l’Etat. Il servait à donner “Oui M’sieur”. »p
Leïla [l’épouse du chef de l’Etat], a des primes à la police, offrir des pri- I. M.
L
Envoyée spéciale a famille ». Ainsi les Tuni- vivaient des membres de « la ti-Etat, le Rassemblement constitu-
siens évoquaient-ils en privé famille» ont été pillés par les mani- tionnel démocratique (RCD), en
D
rôle de ministre : en pleine l’entourage du président festants. Et, Imed Trabelsi, un quête de virginité, a été de les
réunion, mardi 18 janvier, Zine El-Abidine Ben Ali accusé de neveu de l’épouse du président, exclure de ses rangs.
alors que le nouveau gou- piller leur pays. En réalité il y a âgé d’une trentaine d’années, a été Deux figures majeures de « la
vernement d’union nationale tuni- avait plusieurs « familles », leur tué, samedi 15 janvier, à l’arme famille » en ont fait les frais – sur
sien dont il fait partie depuis quel- nombre évoluant au rythme des blanche – par son garde du corps, un plan symbolique car ils ont
ques heures vacille, Slim Amamou phénomènes de cour. selon certaines sources. Imed Tra- quitté le pays.
poste ses messages en direct sur Deux documents anonymes et belsi, très proche de l’ancien chef Le premier, Sakher El-Materi,
son compte Twitter. « On s’est mis bien informés qui circulaient sous de l’Etat, contrôlait entre autres la est un gendre du président déchu.
d’accord qu’il faut communiquer le manteau à Tunis et à Paris à la Sociététunisienne de carrières(tra- Membre des organes dirigeants du
[sic]. Je suis à l’intérieur. Je vais vous fin des années 1990 en recensaient vaux routiers). Il avait été impli- RCD, il était, à 31 ans, l’étoile mon-
dire tout ce qui se passe », annon- sept. Entre-temps, la liste s’était qué en 2006 dans la disparition de tante du régime. Vu comme l’un
ce-t-il à l’un de ses correspondants. réduite. Deux familles avaient pris des successeurs possibles de
Il le fait, en français, en arabe et par-
fois en anglais.
le dessus sur les autres dans l’acca-
parement des richesses : la famille
Anecdotes et rumeurs M.Ben Ali, Sakher El-Materi contrô-
lait l’unique banque islamique
« Premier clash de la part des du président déchu et celle de sa témoignent du rejet autoriséeen Tunisieet Radio Zitou-
RCDistes [RCD, le parti de l’ex-prési-
dent Zine El-Abidine Ben Ali] sur le
seconde épouse, Leïla Trabelsi, « la
femme probablement la plus haïe
de la belle-famille na, la radio islamique.
L’autre personnalité radiée du
fait que je ne porte pas de cravate», [du pays] », note un télégramme de Ben Ali RCD était l’affairiste le plus honni
lance Slim Amamou, au risque diplomatique américain récupéré du pays. « Il représente la quintes-
d’agacer un internaute en ligne : par WikiLeaks et révélé Le Monde. yachts, en France, retrouvés, quel- sence de ce que les Tunisiens détes-
«Ce genre de remarque, on l’a aussi Des anecdotes, des rumeurs que temps plus tard, repeints et tent lorsqu’on évoque les Trabelsi.
au boulot ! Occupe-toi de la réunion Lors de son entrée au gouvernement, M. Amamou a troqué ses témoignaient du rejet profond par maquillés dans un port de plaisan- Si seulement la moitié de ce que
et lâche ce téléphone !» cheveux bouclés pour une coupe de jeune appelé. FETHI BELAID/AFP les Tunisiens de « la famille », en ce tunisien. l’on raconte sur lui est vrai, on peut
Slim Amamou, secrétaire d’Etat particulier celle des Trabelsi. Dans Un autre neveu, Kaïs Ben Ali, a se demander comment un homme
à la jeunesse etaux sports, «c’est un fonction de géolocalisation. Toute Il est aussi l’auteur du premier bal- un câble de WikiLeaks, Belhassen eu plus chance. Il a été interpellé peut être aussi vorace et dépourvu
peu comme si Daniel Cohn-Bendit la planète internaute peut alors se lon d’essai de la révolte, le 22 mai Trabelsi, l’un des nombreux frères dans le centre de la Tunisie, dans la de sentiment », écrit un diplomate
était entré dans le gouvernement faire une idée précise de l’endroit 2010, lorsqu’il a tenté d’organiser et sœurs de la « première dame » nuit de dimanche à lundi, avec américain.
français en 1968 », pouffe une Tuni- où il se trouve : « sous » l’avenue une manifestation, une opération (une bonne dizaine au total) est une dizaine de personnes, qui Propriétairede trois palais à Car-
sienne. Il est une des figures de Habib-Bourguiba de Tunis, baptisée « Lâche-moi », contre la ainsi présenté comme une sorte « tiraient dans tous les sens » à bord thage, la banlieue chic de Tunis,
proue de la révolte qui a renversé le c’est-à-dire dans les sous-sols du censure du pouvoir. de manipulateur central. L’opi- de véhicules de police, selon des qu’il a rénovés en enfreignant en
président Ben Ali. Une révolution, ministère de l’intérieur. Lesturbulences autour de la pré- nion publique est convaincue témoins.Dans lesmémos diploma- toute impunité les règles en
jeune, qui s’est jouée sur Facebook A peine dix jours plus tard, sence,danslegouvernementprovi- qu’il a « pris le contrôle du palais tiques américains, Kaïs est présen- vigueur dans cette zone archéolo-
comme une partie d’échecs. quand il entre dans le gouverne- soire, d’anciens ministres de Ben présidentiel et qu’il manipule le té comme un importateur (vête- gique, Belhassen Trabelsi était un
Codirigeant d’une petite entre- ment d’union nationale, il a troqué Ali, le laisse de marbre. «Il faut être dosage des médicaments de Ben ments et métaux de seconde homme d’affaires vorace. Ses inté-
prisededéveloppementinformati- sa chevelure bouclée pour une cou- réaliste, si vous voulez des gens qui Ali [qui souffre d’un cancer] pour main, véhicules de luxe) mais aus- rêts allaient du transport aérien
que, Slim Amamou, 35 ans, dont pe de jeune appelé. « Mon nouveau ont du métier (…) il faut faire appel à maintenir le président sous son si comme l’un de ceux qui contrô- aux télécommunications, du tou-
quelques années passées à Paris, a look après mon passage à l’inté- ces personnes », répond-il à ses contrôle », peut-on lire dans un laient le marché noir des boissons risme à l’hôtellerie en passant par
mené la bataille sans relâche avant rieur», avait-il averti sur son blog. amis que cela indigne. «Un Slim ce mémorandum daté de novem- alcoolisées. la construction automobile et la
d’être arrêté avec son ami Aziz Il est le premier qui a évoqué en n’est pas assez, râle son ami Aziz bre 2009. La répulsion de la population à banque. Belhassen est un « hom-
Amammi le 6 janvier. Ce jour-là, le Tunisie le nom des Anonymous, ce Ammami. Ce devrait être tout le La « révolution de jasmin » por- l’égard des « familles » entourant me d’affaires qui a réussi », disait
cyberdissidentaletempsdedéclen- collectif de militants du Net qui gouvernement.»p te les traces de cette haine accumu- le chef de l’Etat est telle que l’un de lui l’ancien président Ben Ali. p
cher sur son téléphone portable la part à l’assaut des Etats liberticides. I. M. lée. Des palais dans lesquels des premiersgestes de l’ancien par- Jean-Pierre Tuquoi
VI Tunisie Démographie 0123
Jeudi 20 janvier 2011
1930
le protectorat tunisienne – 60 % de la population a
moins de 30 ans – à la révolte. Le Net a
lespaysvoisinspuisque Bourguiba.
La qualité médiocre de l’enseignement
français
constitué un refuge pour elle. Les jeunes leMaghrebintégrédont n’ajoute-t-elle pas au problème ?
1940 ont été obligés de se créer cet espace de
liberté, le seul à leur portée, d’ailleurs. On
avaientrêvéBourguibapuis Celafaitlongtempsquele niveaudel’en-
seignement baisse en Tunisie, mais cela
1950
estime à 3,6 millions le nombre d’inter- BenAlines’estpasfait» s’estaggravéaufildesannées,surtoutàpar-
nautes en Tunisie. Sur 10 millions d’habi- tir de l’arabisation [au milieu des années
tants, c’est énorme ! De tout le Maghreb, sont plus exigeants. D’autre part, l’infor- 1990]. L’arabisationdedisciplines suscepti-
1960 c’est le pays qui abrite la communauté la mel n’a pas pu se développer en Tunisie, bles de former des citoyens, comme la phi-
Nés sous plus connectée à Facebook. pays sous étroit contrôle policier où il fal- losophie et l’histoire, a permis au pouvoir
1970 la présidence Dans quelle mesure le chômage lait demander des autorisations pour Ben Ali de renforcer son contrôle sur la
de Bourguiba des jeunes aura-t-il contribué à la chute tout, comme il l’a fait en Algérie ou au société, mais au détriment des élèves. Les
1980 du régime Ben Ali ? Maroc. Il n’a donc pas pu constituer de sou- enseignants n’avaient pas été formés pour
La question des diplômés chômeurs est pape de sécurité. ça, et ils ne disposaient pas du matériel
1990
la plaie de la Tunisie d’aujourd’hui. Et elle A cela s’ajoute pour les jeunes Tuni- nécessaire. Le résultat, au niveau des lan-
a fait voler en éclats le modèle de la réussi- siens la fin du rêve de départ pour l’Euro- gues notamment, est une catastrophe. p
Nés sous te économique tunisienne. Il y a en Tuni- pe. L’Union européenne a fermé ses fron- Propos recueillis par
2000 la présidence sie une éducation massive, c’est vrai. Mais tières. Les Tunisiens ne peuvent pas aller Florence Beaugé
de Ben Ali
6 4 2 2 4 6
34,6 % des 19-24 ans sont étudiants S’IL EN EST, au sein de la diaspora tunisien-
ne à l’étranger, dont la chute de l’ancien
ment que la vie «n’y était pas épanouissan-
te». Aujourd’hui, au contraire, elle discer-
la différence des autres, il est arrivé en
France en 2004, sans bourse, et a dû finan-
EFFECTIFS DES ÉTUDIANTS TUNISIENS président Ben Ali, le 14 janvier, chamboule ne «l’espoir du progrès ». Elle veut finir sa cer en partie ses études. Après un diplôme
les perspectives, ce sont bien ces jeunes thèse avant de rentrer. Pour la suite, elle en génie informatique à Marseille, il tra-
340 392 Tunisiens qui ont récemment émigré en considère que son pays « a besoin » d’elle : vaille dans une société de conseil à Paris et
France pour leurs études. Selon les der- «Ce n’est pas que je peux faire quelque cho- apprécie sa qualité de vie. Autre raison de
Population Nombre d’étudiants niers chiffres disponibles à l’ambassade de se, c’est que je le dois.» sa retenue: «Même si la Tunisie change, ça
France à Tunis, environ 5 500 d’entre eux Sur ces quatre jeunes, Sami, 28ans, est ne sera pas avant cinq ans.»p
étaient inscrits en 2006-2007 dans des éta- le plus réservé. « En état de veille», dit-il. A Elise Vincent
blissements relevant du ministère de l’édu-
cation nationale. La France se situe ainsi
loin devant l’Allemagne (1 781 inscrits) ou
Tunis
le Canada (927).
Il était devenu commun pour ces jeu-
nes de rester dans l’Hexagone après leur
Jendouba cursus. Mais à en croire quatre jeunes Tuni-
Nabeul
siens que Le Monde a pu interroger – et qui
Kef ont souhaité rester anonymes –, le départ
Sousse de M. Ben Ali pourrait changer la donne.
11 000 Monastir
C’est le cas d’Hassen, 26ans, étudiant en
Mahdia management à Lyon. Il se disait il y a peu
1971 2007 Sidi Bouzid qu’il ne rentrerait au pays qu’après avoir
Sfax validé «cinq ou six années d’expérience »
professionnelle. Mais aujourd’hui, il est
«poussé à la réflexion ». Et il pourrait
1 3
Gafsa Gabès
«avancer» son retour.
JEUNE
SUR Tozeur Détonateur
Même chose pour Mohamed. A 26ans,
est au chômage cet ancien élève de l’Ecole polytechnique
TUNISIE travaille dans le conseil en stratégie à
Paris. A l’instar d’Hassen, il appartient à
TAUX DE CHÔMAGE cette catégorie importante des jeunes
CHEZ LES JEUNES DIPLOMÉS immigrés tunisiens très qualifiés et passés
par des filières d’excellence. Jusqu’au
14 janvier, il était tellement persuadé de
25 poursuivre sa carrière en France qu’il avait
100 km
lancé une procédure de naturalisation.
20 Diplômés
Mais depuis, ses plans ont volé en éclats.
«C’est comme si on redistribuait toutes les
15 cartes», justifie-t-il, en faisant allusion au
700 000 népotisme qui prévalait en Tunisie. Du
coup, il hésite à rentrer « tôt», « afin de se
10
positionner dès maintenant » sur un mar-
ché tunisien qu’il veut croire porteur.
5 Non-diplômés 250 000 Pour Heger, 25 ans, centralienne et thé-
10 000 sarde en informatique à Paris, les événe-
0 ments du 14 janvier ont aussi agi comme
un détonateur. «Avant, mes parents me
2001 2008 demandaient souvent si j’avais envie de
rentrer, mais c’était un sujet auquel j’évi-
SOURCES : INSTITUT NATIONAL DES STATISTIQUES ; MINISTÈRE DE L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR DE LA RECHERCHE ; tais de penser.» Heger supportait mal la
REVUE ESPACE GÉOGRAPHIQUE ; PERSPECTIVE MONDE, UNIVERSITÉ DE SHERBROOKE INFOGRAPHIE LE MONDE «chape de plomb» du pays et avait le senti-
0123
Jeudi 20 janvier 2011 Economie Tunisie VII
Services : 54 % du PIB
Industrie : 35 % du PIB
Agriculture : 10 % du PIB
16 % de la population active
1,6 million d’hectares d’oliveraies
(30 % des terres agricoles)
6,3 %
Depuis 2006, la 4,6 % 4,8 %
nouvelle plate-forme 3,1 %
industrielle
du groupe italien
Benetton est installée
à Kasserine.
AGOSTINO PACCIANI 2007 2008 2009 2010