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Université de vacances de la Structure de Formation Continuée/ Didactique de la Philosophie / Thiès : 30 mars-05 avril 2003

Mamoussé Diagne, Enseigner la Philosophie ?

ENSEIGNER LA PHILOSOPHIE ?

Par Mamoussé Diagne


Inspecteur Général
de l’Education Nationale - UCAD

I. PRATIQUE SUSPECTE

I.1. QUI A PEUR DE LA PHILOSOPHIE ?

J’ai eu l’opportunité de participer en 1974-75 aux réunions du Groupe de Recherche


sur l’Enseignement de la Philosophie (GREPH), animées à l’ENS de la Rue d’Ulm par
Jacques Derrida, Bernard Pautrat et Sarah Kofmann. Quelques-unes des interventions
prononcées dans le séminaire ont été publiées sous le titre Qui a peur de la philosophie ?1

Entreprendre de réfléchir sur la didactique de la philosophie, c’est se mettre en devoir


d’affronter une question redoutable, dans la mesure où, dans le discours philosophique, l’idée
même d’enseignement est problématique. Quiconque fait profession d’enseigner la
philosophie doit plaider en permanence, pour la révision en appel du procès de Socrate.

Celui qui passe pour être le maître de Platon et de quelques autres a été accusé, par son
activité, de corrompre la jeunesse. Dans la célèbre Apologie, considérée par Robert Badinter,
l’ancien ministre de la justice de Mitterrand, comme la plus belle plaidoirie de l’histoire,
Socrate use d’un contre-argument propre à faire réfléchir quiconque revendique, pour son
propre compte le titre de professeur de philosophie : « Jamais je n’ai été, moi, le maître de
personne ? Mais s’il y a quelqu’un qui ait envie de m’écouter quand je parle […], qu’il soit
jeune ou vieux, jamais je ne lui ai refusé […] ; au contraire je m’offre aux questions, à celles
du riche pareillement comme à celles du pauvre ; à moins qu’on ne préfère être le répondant
et écouter ce que je puis avoir à dire».2

1
Ed. Champs Fammarion, 1977, 471 pages.
2
33 a-b.

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Quelques remarques :
- pour autant que le discours socratique est qualifié de philosophique, il se dénie comme
pratique pédagogique, transmission d’un savoir ;
- il pose l’interchangeabilité de principe des positions d’interlocution : comme chacun
peut interroger ou répondre, la dualité maître / disciple est, par-là même, récusée ;
- il refuse tout échange dialogique qui se soustrait de l’espace public (l’Agora).

I.2. LE MAGISTÈRE PHILOSOPHIQUE

Il y a donc un paradoxe dans le fait que l’histoire de la philosophie, du moins sous son
mode dominant, de Platon à Hegel, prenne la figure du discours magistral. Platon est le
premier à avoir imaginé, dans les Lois, un ministère de l’éducation nationale. Et Aristote, «le
Maître de ceux qui savent», peut être considéré comme le professeur de quatorze siècles
d’histoire de la pensée occidentale.

La définition du philosophe3 n’est pas réductible à la détention d’un contenu : la


possession, dans la mesure du possible, de la totalité du savoir. Elle est indexée sur une
compétence pédagogique. «Et, en général, la marque distinctive du savant, c’est la capacité
d’enseigner, et c’est pourquoi nous croyons que l’art est plus véritablement science que
l’expérience, puisque ce sont les hommes d’art, et non les autres, qui sont capables
d’enseigner».

La ligne de faîte de cette ligne d’évolution aboutit à Hegel, où le discours magistral se


pose comme récapitulation du texte que l’Esprit du monde écrit d’Est en Ouest. L’équivalence
du réel et du livre, posée au § 32 des Principes de la Philosophie du Droit, autorise le
parallèle entre philosophie de l’histoire et histoire de la philosophie. Parce qu’il reprend dans
le concept le parcours du Concept, le professeur énonçant sur le Savoir Absolu est le
Professeur Absolu. Celui-ci peut, lors de son cours inaugural à Berlin4, affirmer à propos de la
philosophie : «La conservation de cette lumière sacrée nous a été confiée».

II. LES MAÎTRES-PENSEURS


3
Métaphysique A, 981b 7.
4
22 octobre 1818 ; cf. Encyclopédie, p. 8.

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II.1. LA PHILOSOPHIE ET SON ENSEIGNEMENT

L’enseignement de la philosophie s’organise, depuis Hegel, autour de la figure du


discours magistral. Autrement dit, la parole véhiculant la vérité, déroule ses propres
déterminations comme celles du concept philosophique lui-même. C’est là un fait originaire
s’il est vrai, comme le pense Derrida qu’«il y a un mot d’ordre dans tout concept et
inversement»5. C’est également un fait général, Bernard Pautrat disant qu’«il n’y a de cours
que magistral, et le cours magistral exploite dangereusement la discipline du corps de
l’élève».6

La parole magistrale ne désigne pas son lieu d’énonciation. Elle occulte


volontairement le corps dont elle fuse. Or, nous savons bien, après Foucault, que «si tout le
monde parle, ce qu’il dit, il ne le dit pas de n’importe où». Mais le Maître de l’initiation ne
tire l’essentiel de son prestige que dans le retrait hors de toute historicité des procédures
d’acquisition de son propre savoir. Foyer natif du sens, il est l’autorité qui archive toute parole
pertinente. Car «l’archive, c’est d’abord la loi de ce qui peut être dit, le système qui régit
l’apparition des énoncés comme évènements singuliers […] L’archive ce n’est pas ce qui
sauvegarde, malgré sa fuite immédiate, l’événement de l’énoncé et conserve, pour les
mémoires futures, son état civil d’évadé ; c’est ce qui à la racine même de l’énoncé-
événement, et dans le corps où il se donne, définit d’entrée de jeu le système de son
énonçabilité».

II.2. INSTITUTION PHILOSOPHIQUE

L’inscription de l’enseignement philosophique dans la pratique sociale d’ensemble


(AIE) lui confère le sceau de l’institutionnel. En fait, Kant, dans le Conflit des Facultés,
marque déjà cette place et sa fonction. Mais c’est encore chez Hegel que c’est plus net. Les
Principes de la Philosophie du Droit donnent à lire, dans la synchronie, ce que les Leçons sur
l’histoire de la philosophie déploient dans la diachronie : l’institution philosophique.

5
op. cit. p. 91.
6
Quelques excentricités pédagico-philosophiques, Qui a peur de la philosophie ?, p. 266.

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Derrida fait cette remarque, à propos du parallélisme de ces deux discours chez
Hegel : [Son] «discours sur l’Etat est aussi, indissociablement, un système onto-
encyclopédique de l’Universitas. La puissance de cette machine discursive et des forces
qu’elle sert n’est plus à démontrer. Tous les coups qui lui furent portés- par Marx, par
Nietzsche, par Heidegger, tous les coups si violents, si hétérogènes, continuent à résonner
avec lui, à s’expliquer avec lui, à négocier dans son espace, à se laisser surcoder –
aujourd’hui encore – par l’échange auquel il les oblige».7

La philosophie, comme institution, pose le problème de son rapport avec le pouvoir.


En cela, se renouvelle un pacte formulé depuis la sophocratie platonicienne, tantôt réaffirmé,
tantôt contesté, mais jamais absent dans son concept et sa pratique pédagogique.

Emile Callot a rédigé un ouvrage intitulé significativement L’institution philosophique


– Défense et illustration de la philosophie8, dont tout le chapitre 2 mérite d’être médité en ce
qu’il traite de «l’essence de la philosophie, de son établissement, de la méthode et du
programme de cet établissement».

Une affirmation caractéristique : «La philosophie apparaît comme une espèce de fait
parfaitement nécessité tant en lui-même que dans son origine et dans son évolution : elle
dessine une problématique et une axiomatique immuables dont les processus et les thèmes
sociologiques, les opérations et les concepts psychologiques marquent les composants et les
phases aussi définitivement que le suggère la nature même de l’esprit ; si l’intervention des
facteurs somatiques et physiques y introduit quelques variations, c’est encore dans la mesure
où ils commandent avec la même rigueur les modes d’action et d’expression de cette nature
spirituelle fondamentale : la nécessité, pour être complexe, en sort renforcée».

Parler d’institution, c’est dessiner une clôture régie par une normativité. Ici, la
naturalité même de l’institution philosophique la rend coextensive au champ du raisonnable.

Mais la normativité interne se trouve renforcée par une autre, externe celle-là, apportée
par la politique. Comme si la pensée philosophique dans la polis devait être encadrée par une
police de la pensée. Derrida cite la déclaration de Victor Cousin en 1850 : «Un professeur de

7
«L’âge de Hegel», in Qui a peur de philosophie, p. 82.
8
Payot, 1968.

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philosophie est un fonctionnaire de l’ordre moral, préposé par l’Etat à la culture des esprits
et des âmes, au moyen des parties les plus certaines».

Bornée du dedans par le postulat de la naturalité de son fondement, et du dehors par la


fonctionnarisation de son administration, l’institution philosophique s’inscrit de tous côtés
dans une normativité institutionnelle où elle instaure son code propre. Celui-ci comporte des
procédures d’apprentissage et d’évaluation qui font basculer historiquement le sujet qui y
parle du suspect accusé et condamné à la ciguë au chargé de mission chargé de former des
citoyens détenant pour la première fois un bulletin de vote.

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