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ENSEIGNER LA PHILOSOPHIE ?
I. PRATIQUE SUSPECTE
Celui qui passe pour être le maître de Platon et de quelques autres a été accusé, par son
activité, de corrompre la jeunesse. Dans la célèbre Apologie, considérée par Robert Badinter,
l’ancien ministre de la justice de Mitterrand, comme la plus belle plaidoirie de l’histoire,
Socrate use d’un contre-argument propre à faire réfléchir quiconque revendique, pour son
propre compte le titre de professeur de philosophie : « Jamais je n’ai été, moi, le maître de
personne ? Mais s’il y a quelqu’un qui ait envie de m’écouter quand je parle […], qu’il soit
jeune ou vieux, jamais je ne lui ai refusé […] ; au contraire je m’offre aux questions, à celles
du riche pareillement comme à celles du pauvre ; à moins qu’on ne préfère être le répondant
et écouter ce que je puis avoir à dire».2
1
Ed. Champs Fammarion, 1977, 471 pages.
2
33 a-b.
Quelques remarques :
- pour autant que le discours socratique est qualifié de philosophique, il se dénie comme
pratique pédagogique, transmission d’un savoir ;
- il pose l’interchangeabilité de principe des positions d’interlocution : comme chacun
peut interroger ou répondre, la dualité maître / disciple est, par-là même, récusée ;
- il refuse tout échange dialogique qui se soustrait de l’espace public (l’Agora).
Il y a donc un paradoxe dans le fait que l’histoire de la philosophie, du moins sous son
mode dominant, de Platon à Hegel, prenne la figure du discours magistral. Platon est le
premier à avoir imaginé, dans les Lois, un ministère de l’éducation nationale. Et Aristote, «le
Maître de ceux qui savent», peut être considéré comme le professeur de quatorze siècles
d’histoire de la pensée occidentale.
5
op. cit. p. 91.
6
Quelques excentricités pédagico-philosophiques, Qui a peur de la philosophie ?, p. 266.
Derrida fait cette remarque, à propos du parallélisme de ces deux discours chez
Hegel : [Son] «discours sur l’Etat est aussi, indissociablement, un système onto-
encyclopédique de l’Universitas. La puissance de cette machine discursive et des forces
qu’elle sert n’est plus à démontrer. Tous les coups qui lui furent portés- par Marx, par
Nietzsche, par Heidegger, tous les coups si violents, si hétérogènes, continuent à résonner
avec lui, à s’expliquer avec lui, à négocier dans son espace, à se laisser surcoder –
aujourd’hui encore – par l’échange auquel il les oblige».7
Une affirmation caractéristique : «La philosophie apparaît comme une espèce de fait
parfaitement nécessité tant en lui-même que dans son origine et dans son évolution : elle
dessine une problématique et une axiomatique immuables dont les processus et les thèmes
sociologiques, les opérations et les concepts psychologiques marquent les composants et les
phases aussi définitivement que le suggère la nature même de l’esprit ; si l’intervention des
facteurs somatiques et physiques y introduit quelques variations, c’est encore dans la mesure
où ils commandent avec la même rigueur les modes d’action et d’expression de cette nature
spirituelle fondamentale : la nécessité, pour être complexe, en sort renforcée».
Parler d’institution, c’est dessiner une clôture régie par une normativité. Ici, la
naturalité même de l’institution philosophique la rend coextensive au champ du raisonnable.
Mais la normativité interne se trouve renforcée par une autre, externe celle-là, apportée
par la politique. Comme si la pensée philosophique dans la polis devait être encadrée par une
police de la pensée. Derrida cite la déclaration de Victor Cousin en 1850 : «Un professeur de
7
«L’âge de Hegel», in Qui a peur de philosophie, p. 82.
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Payot, 1968.
philosophie est un fonctionnaire de l’ordre moral, préposé par l’Etat à la culture des esprits
et des âmes, au moyen des parties les plus certaines».