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Littérature et culture
Bungău Maria-Andrada
Janvier 2011
Philippe Garrel :
On parle souvent du rôle que l’art doit ou peut avoir. Il y a « l’art pour l’art », ce type
d’art qui n’a aucune fonction utilitaire ou didactique et qui est autosuffisante. Mais il y a aussi
l’engagement social ou politique dans l’art, soit qu’il s’agit de la littérature, le cinéma, la
photographie ou n’importe qu’elle autre forme d’art. Cependant, cela ne signifie pas que le
caractère esthétique soit réduit. Dans le cas du cinéma, en particulier les films de Philippe
Garrel, réalisateur et acteur appartenant à la Nouvelle Vague, on pourrait dire qu’il y a même
une symbiose, un syncrétisme équilibré entre révolte et esthétique.
Jean-Michel Frodon, dans L’Age moderne du cinéma français parle d’un autre type de
mélange des traits du cinéma :
« la nature particulière du cinéma, son originalité intrinsèque est d’être non pas « par
ailleurs» une industrie, mais dans son essence même à la fois un art, une industrie (avec les
dimensions économiques et techniques qu’implique ce terme) et un média (même si le mot ne
sera admis par l’Académie qu’en 1963), c’est-a-dire un moyen de communication de masse
1
ayant une influence directe sur les esprits. »
La Nouvelle Vague comme mouvement artistique peut être considéré comme une
révolte en ce qui concerne l’état général du cinéma il y a cinquante ans. Pourtant il ne s’agit
1
Frodon, L’Age moderne du cinéma français, Flammarion, Paris, p. 13
2
Idem, p .28
pas d’une rupture totale avec le passé. La Nouvelle Vague c’est plutôt une réinterprétation,
réinvention, un nouveau regard, plus actuel et assez innovateur sur le cinéma français des
années cinquante et ses prérogatives.
« je n’ai pas fait grande chose, j’ai du assister un jour à une réunion du 22 mars dans un sous
sol et j’ai participé au collectif qui a réalisé Actua 1. C’était un document d’actualité
révolutionnaire, nous pensions qu’il était obscène de montrer les barricades. Apres avoir
filmé les pieds des manifestants, j’avais montré les ponts de Paris occupés par les CRS, la
4
ville coupée en deux. »
Ce que décrit ici Philippe Garrel apparaîtra pourtant dans son film « Les Amants réguliers »,
certes, sous une forme réinterprétée. On peut en déduire donc deux types d’attitudes
concernant la technique cinématographique : il y celle de « faire des films pour changer la
vie» qui correspond au cinéma politique et celle de « changer la vie (manière de vivre et de
travailler) pour changer les films », et dans cette deuxième catégorie on pourrait encadrer,
partiellement, les films de Philippe Garrel, même si le sujet du changement opéré par le
cinéma est, premièrement, sa vie et lui-même.
3
Frodon, L’Age moderne du cinéma français, Flammarion, Paris., p. 245
4
Une camera a la place du coeur de Philippe Garrel et Thomas Lescure, Admiranda/Institut de l’image, cité
dans les Cahiers du Cinema, octobre 2005, n° 605
Pour ce qui est des événements du Mai 68, il faut dire qu’il s’agit plus d’un moment
notable dans l’histoire de France du XXe siècle. Mai 68 représente un changement culturel et
social, moment de rupture dans l’histoire, mais aussi dans le monde artistique, celle du cinéma
plus précisément. La mouvance militante entrainée par le moment Mai 68 s’est basé sur une
thèse marxiste : « le changement radicale de la société dépende de l’issue de la lutte des
classes, qui oppose la bourgeoisie au prolétariat exploité, mais porteur de l’avenir. » 5
A une première vue, on pourrait dire que les motivations derrière les révoltes des
étudiants (et non seulement), avaient été animées, en premier lieu, par des raisons politiques.
Cependant, cela serait une approche plutôt superficielle du phénomène. Il y a certainement le
côté politique des événements. Mais, faisant partie d’une dynamique sociale assez mondiale,
Mai 68 représente de plus : « un moment d’illusion révolutionnaire lyrique, de foi ardente et
utopique en la possibilité d’une transformation radicale de la vie et du monde.» 6
Ce qui s’était passé dans ce période peut se traduire dans une quête et désir de
libération de la parole, de changement d’esprit, de dépassement d’un moment difficile dans
l’histoire de la France du XXe siècle, période dans laquelle le monde paraissait être figé, muet
et sourd.
On voit donc qu’il s’agissait aussi d’une forme d’idéalisme manifesté par une jeunesse
mécontente de la situation dans laquelle se trouvait la France et qui croyait dans le pouvoir de
faire un changement en profondeur. Cet idéalisme et cette pensée très forte se retrouve aussi
dans les films de la Nouvelle Vague, qui englobaient des réalités politiques, mais aussi
métaphysiques, voire existentialistes, de la société. Finalement, le mouvement touchait des
questions qui visaient l’individu face à face avec la société troublée, marquée et presque
dominée par l’idée de consommation, par l’autoritarisme et l’impérialisme.
Les films de Philippe Garrel semblent parler plutôt d’une sorte de révolte intérieure,
comme une crise existentialiste, intrinsèque. On identifie Garrel avec la Nouvelle Vague, mais
ses films se distancent, dans une certaine mesure, de celles des représentants plus connus
comme Truffaut ou Godard. Même si ses films sont assez conformes avec ce que prêchait
Truffaut dans son manifeste, on les sent aussi comme éloignées des autres films de ce période.
Les films de Garrel s’adressent au sens, à l’œil, aux oreilles. Ils sont comme des peintures ou
5
Frodon, L’Age moderne du cinéma français, Flammarion, Paris, p. 318
6
http://fr.wikipedia.org/wiki/Mai_68
des poésies. Le cinéaste a été même compare avec Rimbaud. Le silence dans ses films n’est
pas gratuit. Parlant du cinéma, Deleuze disait que :
« Nous ne croyons même pas aux événements qui nous arrivent, l’amour, la mort, comme s’ils
ne nous concernaient qu’à moitie. Ce n’es pas nous qui faisons du cinéma, c’est le monde qui
nous apparait comme un mauvais film.»7
Je contredirais Deleuze dans cette affirmation, en m’appuyant sur les films de Philippe Garrel
qui parlent précisément de ces événements apparemment triviaux, l’amour, la mort d’une telle
façon qu’on sent le caractère universelle des émotions vécus par les personnages. Pour le
cinéaste, ce qui conte lorsqu’il fait des films, c’est la vie, dans son immédiateté, les
sentiments, les pensées les plus intimes, l’individu avec ses tourments, ses désespoirs, ses
problèmes. C’est justement ce caractère intime et personnel des films du Garrel qui le
singularise parmi les autres scénaristes appartenant à la Nouvelle Vague.
« ce ne sont plus les personnages qui ont une voix, ce sont les voix ou plutôt les modes vocaux
du protagonistes (murmure, souffle, cri, éructions, …) qui deviennent les seuls et véritables
8
personnages de la cérémonie… »
7
Deleuze, L’image-temps, Editions de Minuit, Paris, p. 223
8
Idem, p. 248
S’il n’y a pas de problématique politique, on retrouve toutefois le tourment
psychique, une quête intérieure de l’équilibre émotionnel. Le film englobe une dialectique de
la perte et de la déchéance, utilisant le langage des émotions, qui crée une sorte de récit
mélancolique du deuil, du désespoir, de la tristesse suprême, arrivée à son dernier stade
existentiel. Même Garrel disait (cité dans Le dictionnaire du cinéma) : « Il ne faut pas
regarder La Cicatrice intérieure en se posant des questions, il faut le regarder juste pour
plaisir, comme l’on peut prendre plaisir à se promener dans le désert. » 9
C’est vrai, lorsque nous regardons ce film, nous sommes en face d’un spectacle
angoissé, dans lequel le personnage principal ou, au moins, le personnage qui se met le plus
en évidence, c’est le silence, par rapport auquel se définissent les autres personnages, qui
semblent être à la recherche d’un absolu improbable et incertain. De plus, ce silence donne au
monde de « La Cicatrice intérieure » un air glacé, froid. La froideur, à côté du brûlant, est une
des coordonnées autour desquelles se construise l’univers de Philippe Garrel transposé dans le
film. Comme le disait Jean Douchet : « L’idée du chaud, du brûlant, du fiévreux, de l’intense
renforce le caractère de base d’un univers glacé. »10 Même si des représentations du chaud et
du froid se retrouvent constamment dans le film, dans l’imaginaire du désert, du feu, de la
neige, de l’eau, cet univers glacé renvoie plutôt à l’univers intérieur de la femme et de
l’homme qui ne représentent plus un couple, mais deux individus en quête l’un de l’autre. En
complémentarité avec cette idée de dichotomie chaud-froid, Deleuze affirmait que :
C’est ainsi que le corps, avec le visage et tous ses sens, arrive à être la personnification
d’un langage muet et un réceptacle des émotions. La vue est plus qu’un instrument de
connaissance. « Voir » signifie « penser », « sentir ». La voix n’accomplit plus la fonction de
communication verbale traditionnelle. Les cris, les hurlements, les sanglots remplacent les
mots. On remarque ici une réinvention ou réinterprétation de l’image en tant que moyen
d’interaction entre le personnage, le cinéaste et le spectateur. Et cet approche inédit, voire
excentrique, ne fait que renforcer le caractère esthétique de « La Cicatrice intérieure » et de
tous ses films en général.
9
Dictionnaire du cinema, Larousse, Paris, 1991, p. 435
10
http://www.gerardcourant.com/index.php?t=ecrits&e=183
11
Deleuze, L’image-temps, Editions de Minuit, p. 260
« La Cicatrice intérieure n’est pas autre chose que l’histoire d’un couple recroquevillé dans
une petite chambre minable où la fille, victime d’une crise d’hystérie, est prise de panique.
C’est tout simplement une crise dans un ménage. Garrel élimine les quatre murs de cette
petite chambre et les mêmes personnages se trouvent dans des décors somptueux de la nature.
La solitude apparaît alors de façon plus effrayante, plus nette parce que justement on est dans
un espace immense qui les emprisonne. La durée et la splendeur de l’image renvoient à la
12
fragilité des êtres. »
Même si Douchet semble transformer le manque de narrativité du film dans une sorte
de minimalisation de l’enjeu du film, sa conclusion, cette « fragilité des êtres » souligne
précisément l’état des personnages des films de Philippe Garrel, personnages qui incarnent
l’état d’esprit des gens qui ont vécu dans cette période tourmentée.
« A l’occasion d’une rencontre récente avec les Cahiers, Garrel disait ne pas avoir
cherché à représenter Mai 68, mais s’être laissé guider par le souvenir de quelques
minutes de reportage tournés lors des événements et aujourd’hui disparues. »
12
http://www.gerardcourant.com/index.php?t=ecrits&e=183
13
Cahiers du Cinema, octobre 2005, n° 605
Les images délivrées, qui sont comme le langage d’une révolution, surprennent d’une manière
tellement réaliste l’époque et l’atmosphère qu’on se sent transposés cinquante ans auparavant.
Le film joue autour des thèmes préférés et récurrents du scénariste, l’amour, les
couples et leurs relations, la solitude, mélangeant l’esprit des années soixante avec une touche
d’existentialisme et d’idéalisme. Même à un certain moment, le personnage Lilie, parlant avec
François (probablement l’alter-ego de Philippe Garrel), lui dit : « La solitude qu’il y a dans le
cœur de chaque homme, c’est incroyable » apportant à la prime plane cette fragilité des êtres
dont on a déjà parlé. Finalement, le film lie la révolte et la politique à l’amour et à la solitude.
La présence des « amants réguliers » comme des âmes troublés par des problèmes du cœur,
plutôt qu’en posture des révolutionnaires donne plus de sensibilité au film qui commence
assez violent. Finalement, pour soutenir ce mélange réussi entre cette révolte issue du Mai 68
et cette esthétique de la souffrance humaine, Jean-Michel Frodon soulignait :
« Mais il reste possible de croire, et Les Amants réguliers soutient puissamment une telle
croyance, que si un cinéaste réussi à inscrire cinématographiquement l’événement dans le
corps du film, en sa radicale étrangeté […], alors il se produira comme une élévation des
possibilités esthétiques du film tout entier. »14
En fin de compte, ces deux films de Philippe Garrel sont comme des révélations
poétiques, qui enregistrent des événements marquants dans la vie du cinéaste, sans aucune
nostalgie pathétique, mais plutôt en gardant une distance émotionnelle, capable de confronter
le spectateur avec ce qu’il y a de plus humaine dans la solitude et la souffrance.
14
Cahiers du Cinema, octobre 2005, n° 605
Bibliographie:
MARIE, Michel, (2000) : La Nouvelle Vague : Une école artistique, Nathan, Paris
PREDAL, René, (1984) : Le Cinéma français contemporain, Les Editions du cerf, Paris
Dictionnaire du cinéma, dir. Jean-Loup Passek, collab. Michel Ciment, Claude Michel Cluny,
Jean-Pierre Frouard, Larousse, Paris, 1991
http://fr.wikipedia.org/wiki/Mai_68
http://archive.sensesofcinema.com/contents/00/9/garrel.html
http://archive.sensesofcinema.com/contents/festivals/01/15/godard_conferences.html
http://archive.sensesofcinema.com/contents/01/12/garrel.html
http://archive.sensesofcinema.com/contents/festivals/01/15/godard_conferences.html
http://www.jonathanrosenbaum.com/?p=20402
http://www.whynotproductions.fr/content.php?id=11&PHPSESSID=f47aba38a00112638825
ba1e7e4e4294
http://www.gerardcourant.com/index.php?t=ecrits&e=183