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improvisateurs
Lê Quan Ninh
"Une première version est parue dans la revue espagnole bilingue Preliminares
(n°10). Une autre version est parue dans Revue & Corrigée n° 55 (mars 2003).
Un extrait est paru traduit en tchèque dans la revue His Voice (janvier 2007)
Introduction
Tout discours sur la pratique de l'improvisation est en contradiction avec elle.
Ou bien, s'il n'est pas un pôle opposé, il ne fait que tourner autour comme on
tourne autour d'une question qui ne se formule pas elle-même. L'acte
d'improviser ne se laisse pas enfermer dans des paroles et tout discours
constitue un à-côté de la pratique, toujours plus lointain qu'il tente de s'en
approcher et de la cerner. L'improvisation n'a pas besoin d'une telle
périphérie, elle a seulement besoin d'être pratiquée.
Entre le son et le geste, c'est une question d'oscillation. Parce qu'on s'éloigne
toujours plus de la musique pour s'approcher du sonore, parce qu'on s'éloigne
toujours plus de la danse pour s'approcher du moteur enfoui des mouvements,
il y a cette entente qui forme la matière réelle de nos nécessités vibratoires.
Si l'un emprunte l'air pour transmettre son signal, si l'autre emprunte la
lumière pour transmettre ses frémissements, les nécessités sont les mêmes :
organiques, simplement organiques. [2002]
La danse n'a besoin d'aucune musique. Eprouver par exemple les distances et
jouer de la vitesse pour les parcourir, cela est du rythme. On se trompe sans
doute à considérer le rythme comme un ordre du temps alors qu'il peut être
un ordre des distances. Il suffit de désirer ce glissement où l'on entend les
distances et où l'on voit les battements, où arpenter est un son et le silence
un mouvement. D'un paradigme à l'autre, d'une continuité à une surface, on
peut entendre la danse. Nul n'est besoin d'en rajouter, c'est déjà tonitruant.
Mais il est toujours étonnant de se rendre compte que la phrase musicale
contenue et se déployant dans un mouvement n'a pas la même sonorité pour
celle ou celui qui l'exécute que pour l'auditeur qui la perçoit. C'est de la
musique, oui, mais plutôt comme la conséquence d'autres nécessités. Le
corps, d'un état à l'autre, chante malgré lui. [2006]
D comme dépense
Puis-je envisager d'improviser sans dépenser ce qu'un espace et un temps
donnés me permettent de disposer ? Ne serait-ce pas un luxe incroyable
qu'une fois épuisées ses propres réserves (son langage, ses répétitions, ses
rituels, ses incantations, ...) on puisse, même dans l'effort de la perception,
épuiser l'état d'un instant dans de multiples variations ou dans les glissements
qui nous sont suggérés par les énergies en présence ? Peut-on faire le choix de
dépenser tout ou partie de ce qu'on pense avoir et de ce qu'on acquiert dans
l'instant ? Ce sont en fait des questions sans objet : Il ne faut pas se préparer
à improviser en faisant l'inventaire de prétendues munitions sans lesquelles on
perdrait une bataille sinon la guerre d'une démonstration. Il faut se préparer
plutôt à tout laisser, à tout gaspiller à la première seconde, dans la première
seconde, dans l'espace de cette première seconde. Quand il n'y a plus d'avoir
à dépenser, reste la dépense de l'être. Et le rythme - ou bien ce qu'on
pourrait être tenté de nommer l'esthétique - serait peut-être fait des vitesses
de cette dépense. [2003]
D comme discipline
Plus que des règles, il y a sans doute un certain nombre de principes qui sont
pour moi des principes d‘attitudes dans l’acte artistique lui-même. Il y a
d’une part les principes qu’on peut prendre par la négative : ce qu’on veut
éviter, et ceux qu’on peut considérer par le positif : ceux d’une volonté
libertaire de relations. Ce qu’on veut éviter, et bien, c’est tout ce qu’on peut
faire mais qu’on ne reconnaît pas comme appartenant vraiment à soi-même
parce qu’appartenant à l’abstraction d’une culture soudainement devenue
objet de questionnement. Que peut-on jouer quand on enlève tout ce qu’on
sait entendre, tout ce qu’on sait manier ? C’est ce qui reste et surtout ce qui
apparaît dans cet effort de ne rien ajouter aux variations sur le connu qui est
pour moi ce qui est le plus merveilleux dans l’improvisation. C’est donc plus
un effort de retranchement - nécessaire parce que la culture nous a remplit à
nos dépends de réflexes peut-être inutiles - qu’un effort de nouveauté, qu’un
effort de progrès. De la volonté libertaire, c’est la nécessaire volonté de ne
pas répondre aux réflexes d’autorité, de construire des actes artistiques à
l’image de l’énergie mise en oeuvre, les moyens étant à l’image de la fin
(disons plutôt du désir). [2001]
E comme écrire
Est-ce improviser que de remettre en jeu à chacune de nos rencontres le
rituel d'un engagement dans le geste et le sonore et dans le contact avec les
éléments ? Est-ce improviser que de rétablir nos connivences dans la matière
tout en déliant les noeuds de la mémoire ? Est-ce improviser que de ne pas
écrire tout en acceptant ce qui s'inscrit en nous dans l'instant de notre
rencontre ? Est-ce improviser que d'être dans plusieurs mondes à la fois : dans
l'intimité d'un lieu et dans toutes les échelles qui le contiennent ? Est-ce
improviser que de s'en remettre au souffle et aux battements du temps ? C'est
improviser, oui. Mais nous ne le nommons plus parce que nommer serait écrire
encore. [2002]
E comme effort
La posture d'écoute qui fait la musique constitue pour moi un effort, non pas
au sens de soulever un poids, mais un effort de concentration, de silence
intérieur permettant d'accueillir l'écoute et de se mettre à chanter en dedans,
un effort d'anamnèse, un effort contre les scories trop évidentes dûes aux
mécanismes répétitifs de la mémoire, etc... Je pense que l'oreille fait la
musique mais pas immédiatement. Si chacun peut faire la musique par son
écoute, les musicien(ne)s investissent le champ de l'écoute et - j'ose l'espérer
- doivent vivre pleinement l'engagement qui ne les laisseront pas intacts à la
fois physiquement et mentalement. La pratique instrumentale me paraît
aujourd'hui primordiale : il nous faut accepter l'instrument comme medium et
on ne peut faire l'économie de sa pratique - d'où l'effort nécessaire d'en
éprouver les retours dans le corps. Je sais que cette position peut paraître
réactionnaire, spécialement aujourd'hui où l'on voir poindre un certain
nombre de musicien(ne)s dont l'engagement physique est nul et où l'oreille
suit la vue (les écrans).
Une pratique instrumentale réellement exigeante permet de "lâcher prise",
c'est à dire que l'effort engagé traduit directement les nécessités poétiques
vers leur expression instantanée. Il faut y travailler. [2001]
Comme habiter la même maison, voilà qui suffit à rendre une improvisation
passionnante et génératrice d'un sentiment de liberté : quand chacun est à
son affaire sans recherche d'un consensus ou d'une cohérence ; à son affaire
mais sans obstruction, se partageant l'espace et le temps - mais sans doute
pas la même temporalité - bouleversé seulement par les ruptures qui
surviennent, ces petites déflagrations dans le matériau qui nous font pencher
d'un côté ou d'un autre dans notre espace intérieur. [2002]
F comme flux
Curieuse intuition que celle d'un flux qui serait à la fois immémorial mais qui
pourtant n'existe que parce qu'on lui donne vie en étant vivant soi-même.
Ainsi improviser - sans le support d'une écriture qui serait ce qui se
substituerait au flux - serait de glisser dans le flux et de s'accorder à lui. Le
flux n'existe que parce qu'on se joint à lui. Il est à la fois en dehors et en soi.
Et plutôt que de préparer une improvisation, il convient alors bien plus de se
préparer à improviser, c'est-à-dire de se préparer au glissement, de se
préparer à être emporté. Pourquoi nourrir l'intuition d'un tel territoire et d'un
tel mouvement ? Comment les sons dans leur rapport au silence, ont-ils pu
indiquer comme l'existence d'une entité permanente qui apparaît parce qu'on
la côtoie ? C'est pourtant simplement et à force de ressentir le renvoi de la
vibration instrumentale vers soi que s'est manifesté cette présence et c'est
peut-être simplement que se réveille une mémoire antédiluvienne de toutes
les vibrations comme une mémoire des origines. Mais c'est peut-être aussi qu'à
force d'invoquer ces vibrations avec le tambour je commence à devenir fou et
à confondre la simple résonance et le transport des ondes sonores avec des
esprits d'un autre monde. Peut-être, peut-être pas. [2002]
F comme forme
Il y a aussi beaucoup de clichés dans les pratiques de l’improvisation libre
surtout si elles sont détournées de leur aspect poétique - c’est à dire
profondément issu de nécessités vibratoires - pour se ranger dans des
“styles”. Je m’intéresse peu à la “musique” dans ma pratique, je m’intéresse
peu à la “volonté musicale”, aux prétentions formelles, aux idées de la raison
musicale. Pour tenter d’être plus précis, je ne m’intéresse pas aux
abstractions qui consistent à édifier une nomenclature du son et de ses
relations, des savoirs-faire, des recettes d’organisation des sons. Quant aux
“bons résultats”, ils sont bien moins une capacité de construction, une
maturité instrumentale qu’une faculté de tout capter de ce qui survient à
chaque instant, l’acceptation des ruptures, des empoignades, du silence, des
saturations. Utiliser du son, de la vibration d’air, ou déplacer son corps dans
l’espace, projeter des images comme autant de vibrations lumineuses,
proférer soudainement des textes présents dans la mémoire, et tout cela sans
qu’aucune direction n’ait été établie à priori, le lent et long apprentissage de
la compagnie des uns avec les autres, voilà une pratique bien peu descriptible
et que je ne peux enfermer dans une vision “au microscope” sans la mettre
en relation avec l’air nécessaire à son épanouissement. De l’air autour, pour
respirer. Non pas de l’art qui se regarde lui-même, de la musique comme
objet d’étude, resserrée à son étude, mais un espace de dignité pour tenter,
comme dit Michel Onfray, “la possibilité d’une sculpture de soi”. [2001]
Si l’on abandonne l'idée de la forme, se joue alors des actes dont on ne peut
prévoir le but, celui-ci étant fondu dans l’acte lui-même. Il n’y a plus
d’oeuvre mais une pratique, une action. Il n’y a pas d’arrêt mais un
mouvement sans fin des relations. Justifier la fin (l’oeuvre) par les moyens de
la forme aboutie, c’est accepter la solitude des décisions prises pour les
autres. Je n’accepte que les assemblées, les décisions collectives prises au
bout des débats, et ces débats, non nécessairement bipolaires et
égocentriques, peuvent être des actes artistiques. L’acte étant fondu dans le
résultat, cela change bien sûr la façon dont on doit aborder l’art, celui-ci
n’étant plus circonscrit aux objets qu’il produit mais un mouvement perpétuel
d’échanges. On pourra regretter un manque d’efficacité, c’est à dire sans
doute la lenteur de certains processus égalitaires, du moins au début de ces
processus, mais au moins ils respectent la parole et l’énergie de chacun et la
poésie, puisque c’est de cela et uniquement de cela qu’il s’agit, une poésie
politique sans doute, nécessite le temps de sa naissance. [2001]
I comme improviser
A celles et ceux qui n'ont jamais improvisé et a fortiori qui n'ont jamais
improvisé librement c'est à dire sans support ou sans autre prétexte que de se
jouer soi dans son rapport aux autres, est-il possible d'imaginer à quel point
on se retrouve sans aide et sans personne qui puisse se porter garant d'une
qualité esthétique et formelle ou bien même poétique. Improviser librement
c'est ne pas être aidé, ni par Mozart, ni par Beethoven ou Stockhausen ou bien
même Cage, ni par aucune écriture qu'elle soit bienveillante ou non. Et
puisqu'on a décliné cette aide, non forcément par opposition ni par orgueil
mais peut-être parce qu'on nourrit l'intuition que certaines choses peuvent
apparaître dans le dénuement et dans lui seul, alors on peut envisager
d'abandonner une partie du matériau propre à l'écriture : la forme et le
temps. Et que reste-t-il quand on retire ces fondements sinon la perception
vibratoire de la présence des uns et des autres, de l'espace qui soudain ne se
circonscrit plus à lui-même, de tout ce qui, minéral ou vivant peut être capté
par les portes sensorielles dont on pourra s'évertuer tout au long de la vie à
ouvrir toujours plus. Et enfin, remettre en jeu encore et encore cette
intuition, faire ce qu'on peut, accueillir tout aussi bien les instants de grâce
que les échecs. Et si on échoue, c'est seulement de n'avoir pas su débloquer,
dans l'état d'une situation, des issues ou d'en avoir pas su percevoir la
présence. [2002]
I comme inefficacité
De manière sous-jacente, en tout cas sans revendication formulée, il y a peut-
être dans ma pratique de l'improvisation une certaine jouissance dans
l'inabouti, dans l'inefficace. Fixer et répéter une trouvaille qui aurait marché
semble immédiatement la galvauder comme si le fait d'avoir à la caler dans
une chronologie suffisait à la rendre obsolète. Et c'est justement ce refus d'un
déroulement prévu accueillant des événements éprouvés qui fait de
l'improvisation libre une discipline particulière, c'est le refus d'une efficacité
qui tendrait à optimiser le travail dans un échelonnement des découvertes.
Beaucoup trop de spectacles ne sont que des inventaires d'objets déjà morts.
Et beaucoup d'improvisateurs se contentent également d'inventorier des
gestes qu'aucun rituel ne soutient plus, comme s'il fallait prouver au public un
savoir-faire. Improviser pour moi sera toujours de tenter d'échapper à cette
efficacité et de convier le public non à la démonstration de numéros habiles
mais à l'expérience commune et partagée de l'émergence inattendue d'actes
neufs. Neufs non parce qu'ils seraient inédits mais parce qu'ils proviennent de
la perception neuve de situations toujours changeantes. Le propos de
l'improvisation ne serait pas de devenir efficace dans l'inefficacité mais de
recevoir ce qui apparaît et de le travailler dans la virtuosité de l'instant, cette
virtuosité qu'on n'attendait pas et qu'on ne pourra pas épuiser. Inefficace sans
doute en terme de démonstration d'un acquis, d'une inefficacité voulue, mais
je conçois le travail de l'improvisation comme la recherche d'une efficacité à
se préparer au présent. [2002]
I comme instrument
On épuise l’improvisation à force d’en relever une nomenclature. On nie
finalement le mouvement poétique de l’improvisation en la réduisant à des
“trouvailles” instrumentales, des gestes classifiables. [...]. Je ne pense pas
que je mène des recherches, encore une fois je ne classifie rien ni ne prends
note des nouvelles associations qui peuvent advenir. Je n’accumule aucune
expérience, la règle de la perte et du profit est incontournable : si quelque
chose de nouveau apparaît - du fait d’une volonté d’infléchir les gestes qui
produisent des sons - alors j’oublie d’autres sons et d’autres nécessités
sonores parce que j’en oublie le moment qui les a créés. Rien n’est
reproductible à l’infini. La question que je me pose sans cesse, c’est pourquoi
je me suis encombré de tant d’ustensiles, avec ce que cela indique de
lourdeur, de volume et donc d’implication physique. Ce rapport à l’outil, si
intime et sans doute si impudique, est au coeur de mon travail. Un outil pour
un matériau mais aussi un outil près à tous les sabotages... [1998]
[Je ne sais pas pourquoi je joue debout]. Peut-être est-ce dû au fait que je ne
considère pas les objets que j’ai rassemblés comme quelque chose derrière
laquelle je dois me mettre mais comme une question autour de laquelle je
dois tourner pour tenter de la poser plus précisément. [2000]
Le silence est toujours actif c'est à dire qu'il est un flux, un chant intérieur. Il
est difficile d'exprimer ce paradoxe : le son et le silence ne font qu'un. Wade
Matthews me demandait pourquoi lors d'ateliers j'insistais beaucoup sur la
notion de silence alors que quand je jouais [en solo] il semblait ne pas y avoir
d'interstices par lequel il pouvait apparaître. Cependant, le silence est la
musique même dans sa tonitruance apparente... C'est le chant qui ne rompt
pas et que le corps investit, dans la nécessité de l'éprouver - de le fabriquer -
par d'autres voies, comme si je devais expérimenter toutes les façons
possibles de l'exprimer. De la même manière, j'éprouve souvent du dégoût
pour la "musique", c'est à dire pour l'ajout artificiel et souvent prétentieux au
bruit de fond du monde. Il me semble plutôt que jouer c'est faire apparaître
des fragments de ce bruit de fond. [2001]
S comme solidarité
A mon sens, rien n'est plus terrible dans une improvisation que celui ou celle
qui s'extrait du travail collectif parce que l'environnement créé ne lui semble
pas satisfaisant. Tout aristocrate qu'est cette attitude je pense que c'est
précisément cette désolidarisation qui porte préjudice au processus en cours.
C'est nier de se retrouver dans la difficulté d'être face à soi-même. Il est en
effet plus facile de s'inventer un quant-à-soi, comme une cosmogonie qui
trouve son équilibre parce qu'elle n'est confrontée à rien d'autre qu'à une
solitude qui s'organise, comme on range ses affaires dans des boîtes prévues à
cet effet. La force d'une improvisation provient du fait que chacun doit y
amener sa propre exigence, c'est à dire peut-être ses propres aspirations sans
pour autant attendre qu'elles puissent être atteintes et qu'elles doivent guider
l'ensemble des éléments en présence. Il faut savoir être bousculé sans que
cela veuille dire être happé par ce qu'on pourrait considérer comme des
forces antagonistes. Il y a comme un devoir de solidarité qui est un devoir de
présence avec ce préalable que tout le monde doit pouvoir compter sur
chacun, sur ses capacités à investir la matériau qui n'existe sans cette
présence. Mais cette présence ne doit pas être confondue avec une obligation
de faire. Par présence, j'indique une présence perceptive, celle par qui le
matériau est lâché par la volonté pour être accueilli comme immémorial, là
ou le geste et l'immobilité ne sont plus opposés mais sont deux aspects d'une
même nécessité, ici et maintenant. Ne pas accepter ce devoir de solidarité
c'est envisager un avenir, c'est déjà s'extraire des nécessités immédiates et
poursuivre la chimère d'un possible. C'est échouer terriblement dans la
création d'une abstraction du temps en oubliant l'aspect concret du présent.
[2002]
S comme spectacle
La représentation artistique est le véhicule des valeurs morales de la société
et de ses rapports avec la création. Dans ce mouvement général de “servitude
volontaire” qui favorise la délégation au détriment de l’action, on préfère
laisser la création artistique aux mains de spécialistes plutôt que d’en
propager la pratique. Dans l’organisation du travail, peu sinon pas de place
est laissée pour cette pratique qui interroge de fait et pour chacun sa propre
place et sa propre participation au monde. Le moment du spectacle - souvent
ritualisé - remet fort rarement en cause la position du public par rapport à
l’artiste et réciproquement. Le public est censé être récepteur et ne
participer au déroulement du spectacle que par son consentement sensoriel.
Dans la société marchande, le spectacle est considéré comme un bien de
consommation qui se doit de répondre aux attentes présupposés des
consommateurs. La consolation sociale pour les uns ou la flatterie culturelle
voire identitaire pour les autres sont les missions auxquelles doit se plier
l’acte créateur. On s’extasiera soit de la virtuosité d’une gesticulation soit
d’un “supplément d’âme” ne tirant que sur de banals ressorts émotionnels.
L’artiste qui atteint ces objectifs est élevé au rang d’icône et focalise
l’attention par un réflexe totalitaire réciproque. A toutes les échelles, que ce
soit l’artiste mondial ou l’artiste confidentiel, les mêmes réflexes d’attirance,
de fascination et de soumission sont en jeu. Aussi bien le public que les
artistes en sont responsables comme nous sommes responsables de laisser les
uns dominer et les autres obéir. Pour changer ce rapport il faut changer de
société. L’artiste est une arme à double tranchant : si certains, fort d’une
pratique d’attention à la réalité, iront flatter et le pouvoir et ses sujets,
d’autres pourront s’en servir pour explorer des voies de résistance à ce
pouvoir.
Un spectacle ne devrait plus être enfermé dans les lieux spécialisés que le
pouvoir octroie en guise de soupapes. Le spectacle doit être dans la rue dans
une société débarrassée de toutes prérogatives hiérarchiques. [1998]
T comme technique
En passer par la matière, dévier les gestes habituels juste pour jouer, pour
s'en amuser, dans le rire de ce qui apparaît alors, c'est seulement cela
l'imagination technique. Si on doit entrevoir sa propre singularité en
s'encombrant pourtant d'un outil chargé du poids d'une histoire déjà
consignée, autant laisser le corps dans sa matérialité le redécouvrir dans des
manipulations qui n'appartiennent qu'à l'ensemble de ses articulations. Mais
rien ne se laisse faire, ni le corps, ni l'outil. A chacun de se préparer, à avoir
assez de proximité avec l'outil pour s'essayer à lâcher prise et suivre ses
intuitions matérielles. Il n'y a rien de plus triste que le manque d'imagination
technique quand par paresse d'aucuns se contentent d'un travail générique et
de trouvailles colportées ayant perdues leur consistance parce qu'éloignées
des circonstances qui les ont fait naître. Rien de plus triste que de réduire la
technique à la création d'objets transmissibles, à un programme de
possibilités instrumentales. Pourquoi vouloir dans ce cas se faufiler parmi les
artistes si on a l'esprit d'un représentant de commerce vantant ses articles
comme un bonimenteur ? Pourtant, la technique, on doit la laisser pousser en
soi jusqu'à la confondre avec le désir pour qu'il n'y ait plus aucun délai entre
l'intuition et l'acte, que l'oscillation entre eux soit le chant lui-même. Il faut
s'y atteler à ce travail avec l'outil, éprouver les forces de gravité, s'obliger à
se construire le corps qu'il faut pour en soutenir les tensions. On ne peut faire
l'économie de ce travail-là, ou alors il faut écrire. [2002]
T comme temps
C’est peut-être une définition de l’amour que d’accorder ne serait-ce qu’un
moment des temps différents. Dans l’improvisation - celle qui ne se
préoccupe ni de la forme ni tu temps - la multiplicité des temps de chacun est
bien une métaphore du quotidien quand il est débarrassé du pouvoir. Laisser
les collusions de temps se faire et se défaire, voilà de quoi remplir une
existence. Et pas seulement entre les personnes mais bien aussi avec ce que
les sens perçoivent alentour s’ils ne se focalisent pas trop sur ce qui est
indiqué de percevoir. Pour permettre cette écoute, ou cette cordiale
entente, cela s’organise ou plutôt on peut organiser l’environnement où cela
peut advenir. Il faut bien remettre en question les prérogatives habituelles :
pourquoi laisser quelqu’un disposer du temps des autres ? Pourquoi tant de
leaders en musique et tant de servitude volontaire ? [2000]