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Vaneigem

Debord Wolman

Lautreamont e il
détournement
La biblioteca di Omar Wisyam

Volume n. 6
Lautreamont e il détournement

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Lautreamont e il détournement

Raoul Vaneigem

Isidore Ducasse et le Comte de Lautréamont


dans les Poésies

Lautréamont est entré par la voie de Maldoror dans l'histoire


littéraire, et cela, avec une maîtrise telle qu'Isidore Ducasse,
l'auteur des Poésies, lui est presque redevable de n'en être pas
exclu. Des jugements critiques, combien se disculpent en effet,
à travers l'embarras ou la désinvolture avec laquelle ils
abordent la "Préface à un livre futur" d'un désaveu tacite, d'un
blâme inavoué aux Poésies ? Aucun sans doute, tant il est vrai
que la désaffection n'apparaît pas moindre dans cette volonté
d'assujettir au mécanisme d'une logique purement formelle le
délicat processus où se différencient les multiples aspects d'un
même être.
Faut-il rappeler autour de quel dilemme gravitent la plupart des
explications proposées jusqu'à présent ? Où les Poésies
succèdent à Maldoror comme à la "révolte sans merci" un
"conformisme sans nuances" (Camus); où le nihilisme
systématique des Chants se fraie une voie nouvelle sous une
mystification cynique. En d'autres termes, ou Lautréamont
renonce (on ne pouvait mieux dédoubler - et aux frais d'un
exemple plus complaisant - le paradoxe de Rimbaud), ou il
dissimule. Dans les deux cas, pareil comportement ne trahit
rien; chez qui le suppose à se point idéal, que l'état d'une

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pensée préoccupée de ses propres reflets et partant, fort peu


soucieuse de la réalité concrète. Cependant, le problème des
Poésies, si complexe soit-il, ne justifie nullement l'absence
d'une solution objective.
Personne ne songerait à nier l'emprise, sur les chants de
Maldoror, de l' "objet" biologique, psychologique et social,
personne depuis l'étude perspicace de Léon-Pierre Quint, ne
refuserait de discerner, entremêlées dans l'oeuvre, trois
déterminations en dépendance étroite avec la vie d'Isidore
Ducasse: l'agressivité sexuelle, l'intervention de plus en plus
attestée du contrôle rationnel et un contenu éthico-idéologique
plus précisément centré sur la révolte. Bien entendu, aucun de
ces caractères ne se manifeste à l'état pur avec des particularités
définies une fois pour toutes, mais chacun d'entre eux
s'amalgame au contraire, soumis à des lois d'interdépendance,
dans un mouvement, une progression où l'un ne se transforme
qu'en modifiant l'autre. A chaque instant, le contrôle accouple
et dissocie ainsi révolte et agressivité sexuelle comme, par un
processus similaire, il traite chez Kafka, en analyse et
synthèses, angoisse instinctive et responsabilité consciente.
Ceci dit, Maldoror aboutit aux "Poésies". Précisons: la Préface
à un livre futur n'apparaît ni comme la négation formelle des
Chants, ni comme leur prolongement, mais s'affirme davantage
comme un dépassement où Maldoror, bien que nié, offre en se
conservant une synthèse des contradictions devenues critiques
au chant VI et, de ce fait, se révèle l'aboutissement, par un bond
qualitatif, d'une transformation demeurée, jusqu'à la disparition
de Maldoror, purement quantitative.
Entre Maldoror et les Poésies, c'est la disparité, à la lecture
successive des deux oeuvres, qui est avant tout ressentie; elle
est rupture d'accoutumance dans les sensations, non pas - a
priori - dans le jugement, mais, curieux malentendu, c'est en
fonction de ce malaise né du passage sans transition de la

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tornade au calme plat que l'on s'accorde à juger l'oeuvre


posthume d'Isidore Ducasse; c'est dans l'effervescence, le
bouillonnement, la frénésie maldororienne que l'on persiste,
une fois négligé le contenu et le sens de la révolte; à préjuger
de la Préface et de sa froide détermination selon l'intensité
passionnelle des Chants. Encore si l'étonnement naissait de
cette maîtrise avec laquelle le contrôle rationnel passe au
premier plan de l'oeuvre, de cette prestesse à jouer du garrot sur
le cou de l'érotisme ou de la volonté du Chant VI à
métamorphoser les taches de sang en taches d'encre qu'il va
suffire aux Poésies d'effacer ! Car la question vaut d'être posée:
quelles causes ont présidé à l'élimination, au sein du dernier
ouvrage d'Isidore Ducasse, de tout élément spontané, instinctif,
incontrôlé ?
Que Ducasse liquide ses problèmes sexuels, la strophe des
pédérastes, à mi-chemin entre l'aveu et la provocation, en fait
foi. Sans doute laisse-t-il à une conduite active le soin de
normaliser son état psychologique, de rétablir en lui un
équilibre trop longtemps compromis par les tabous d'une
société qu'il détestait à force de la sentir toute puissante. Quoi
qu'il en soit, - et ceci, loin de l'exclure, s'unit en
interdépendance étroite à l'hypothèse précédente - d'autres
préoccupations polarisent ses facultés d'analyse. Avec la chute
de Maldoror devrait se briser, comme nous le verrons, l'atroce
tête-à-tête entre le moi et la solitude, entre une sensibilité
exacerbée et un océan de haine et de passions. Au-delà du moi,
Ducasse découvre le monde, les idées et les hommes, d'où la
quête d'une vérité nouvelle, celle Poésies des et du groupe
Sircos-Damé.
Les Poésies vont matérialiser le triomphe de la lucidité sur les
forces confuses de l'inconscient, elles consacreront, pour parler
selon Nietzsche, la victoire de l'apollinien sur le dionysiaque.
Maldoror, quant à lui, porte les stigmates de la lutte. Jamais

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traces d'un tel combat ne furent plus apparentes en matière


littéraire. La lucidité de Lautréamont se reflète toute entière
dans son oeuvre, elle la transforme à mesure qu'elle progresse,
elle se dégage de Maldoror pour le reconstruire. Si, à l'origine,
elle se bornait à transformer, à rationaliser les pulsions
inconscientes au niveau de la conscience, elle acquiert
rapidement le pouvoir de les vider de leur contenu, de les
ordonner selon les prémisses d'un monde idéologique déjà
défini, celui du mal, celui de Maldoror. Rien ne marque
davantage le rythme de l'oeuvre que la constante régression du
concret devant l'abstrait. (Un exemple parmi d'autres: la lutte
entre Maldoror et le dragon du chant III se traduit par
l'opposition du Mal à l'Espérance et annonce les commentaires
ironiques du chant IV). Sans cesse la prise de conscience se
dépouille des éléments instinctifs, spontanés pour s'élever à une
autonomie discursive, absolue au point de laisser pour compte
le recours à une expérience concrète dont elle était cependant
solidaire à ses débuts. C'est le stade où Maldoror, nouveau
Rocambole, se commet dans un roman-fiction où "chaque truc
à effet, comme l'annonce Ducasse, paraîtra dans son lieu".
L'intérêt du chant VI ne réside pas médiocrement dans ce
double mouvement, dans l'exposition simultanée d'une réalité
perçue d'une part, lors de son incidence sur la conscience, sous
une forme symbolique et - à ce titre de signe, de concept -
choisie comme objet de spéculations oiseuses, quand d'autre
part, une analyse toujours plus pénétrante conduit Lautréamont
au-delà du moi, vers le monde extérieur, vers cette même
réalité dont l'écho va s'affaiblissant sous les fioritures de
l'oeuvre, sous le jeu gratuit de la fiction. Etape critique
nullement étrangère, d'ailleurs, au génie de Lautréamont, et
qu'il domine avec ce talent bien particulier d'exprimer jusqu'au
sarcasme les troubles d'une pensée saisie, sous ses propres
reflets, au terme d'une démarche contradictoire. De fait, -

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descriptions naturalistes et propos ésotériques confinent - la


mort de Mervyn et les rébus du chant VI en font foi - à la
même précision extravagante, à la même ironie dans le détail;
mais le rire ambigu de Lautréamont cesse de masquer ici le
désaccord de base, il l'accentue au contraire, il le distend
jusqu'à l'antagonisme, il tient lieu des trois points qui marquent,
avec l'impossibilité de terminer un vers, le désir de
recommencer le poème. Les Poésies répondent à ce désir. La
contradiction entre réalisme et formalisme, Ducasse la dépasse
en s'élevant au niveau d'un système philosophique, non plus sur
une base arbitraire, conventionnelle, inacceptable, mais par sa
volonté d'admettre des structures objectives et de les traiter en
fonction d'une observation critique. Les faits, débarrassés du
lyrisme qui les transfigurait, les enflait comme des voiles sur la
mer maldororienne, seront choisis, dans Poésies, selon leur
valeur démonstrative ou exemplaire. Pierre de touche: quel
récit sanglant, quel forfait de Maldoror n'eût pas engendré,
dans la tourmente des Chants, l'évocation sinistre de
Troppmann, dont le nom seul figure, illustrant le refus de la
révolte effrénée, dans un aphorisme des plaquettes;
Reste une troisième contradiction, celle-ci, au niveau des idées,
sur le plan de la révolte. Ce n'est plus Maldoror, l'être
imaginaire, l'homme aux lèvres de jaspe qui est mis en
accusation, mais tout le système philosophique auquel il servait
à la fois d'illustration et de porte-parole. Il s'agit de refondre le
problème du mal sur des données nouvelles.
Du Mal, considéré comme immanent au monde, Lautréamont
suscitait avec Maldoror une forme aiguë, paroxystique, d'une
violence inouïe qu'il entendait retourner contre la fausse bonne
conscience universelle, contre un dessèchement moral
responsable, selon lui, de maintenir le Bien suprême dans une
transcendance perpétuelle. En effet, si Maldoror représente une
étape vers un monde meilleur, il n'en reste pas moins exclu à

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jamais de ce monde. N'est-ce pas sa malédiction, son tourment


de damné, de chevaucher aux côtés de Mario sans se confondre
avec lui, de dévaster sans voir s'élever sur les ruines le
"recommencement de tout" si chez à Netchaïev ? Qui qu'il en
soit, Maldoror, destructeur du mal, s'élève jusqu'à Dieu,
créateur de ce mal; il participe à l'incessante régénération du
monde comme une force surnaturelle active. Or, dans la mesure
où le sublime Révolté vit, croît, se développe au fil du livre, un
double échec s'annonce et se précise. Dissociés du réel par le
caractère même de l'oeuvre à son déclin, l'efficacité de
Maldoror et, conséquemment, la valeur du principe qu'il
représente, s'entortillent de phrases vaines, manifestent une
activité de mouche sur la toile d'araignée avant de
s'immobiliser dans une confusion où, la maîtrise littéraire
aidant, surnagent la spéculation pure, l'acrobatie du
formalisme, un succédané de l'art pour l'art, en quelque sorte,
qui, s'il satisfait à la vanité de l'homme de lettres, s'inscrit en
faux contre le dessein du révolté. A ce propos, qu'on le veuille
ou non, Ducasse restera toute sa vie un révolté, un homme pour
qui le monde doit être changé; et qui s'y emploie.
Pourquoi Lautréamont renie-t-il le fantoche Maldoror, le
révolté pour rire, l'insurgé littéraire ? Cela s'explique sans
peine. Si Ducasse pouvait espérer d'un lecteur proche de ses
conceptions qu'il prêtât une oreille attentive aux paroles
insidieusement murmurées par son héros à l'enfant des
Tuileries ("Est-ce que tu ne voudrais pas un jour dominer tes
semblables ? ... Les moyens vertueux et bonasses ne mènent à
rien...), du moins juge-t-il autrement quand il laisse Maldoror
s'engluer dans le rôle d'un bouffon nihiliste. La scène du fou
Aghone est révélatrice sur ce point: "Quel était le but de
Maldoror ? .... Acquérir un ami à toute épreuve, assez naïf pour
obéir au moindre de ses commandements", écrit Ducasse et il
ajoute: "C'est Aghone même qu'il lui faut". Maldoror, réduit à

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chercher son public parmi les délirants, laisse présumer une


seconde raison de son rejet. L'immobilisme d'une révolte
intégrale rejoint ici la vanité des violences unilatéralement
exercées contre le mal.
Puisque le Bien ne peut naître en dernière analyse d'une auto-
destruction du Mal, c'est que "les prémisses sont radicalement
fausses"; de là aux Poésies, à l'acceptation du bien et à la
reconnaissance de son appétition comme principe premier dans
la négation future du mal, il n'y a qu'un pas. Quant à l'aspect
mythique, privé d'efficacité, il va disparaître au profit d'un
langage direct, d'une pensée claire et concise, ne gardant
d'irréel que le contenu parfois utopique d'aphorismes et de
maximes par ailleurs résolument dirigées vers l'action.
Ducasse ne choisit pas entre révolte ou renoncement mais il
passe de l'opposition thèse-antithèse à une synthèse qui forme
la révolte des Poésies. Si celles-ci l'engagent dans une voie
davantage en conformité avec la réalité du monde où il vit, il
n'en faut surtout pas conclure qu'il porte aux nues, ni même
qu'il admet - par quel mystère de la psychologie ? - cet état de
fait contre lequel il déchaîna Maldoror, contre lequel, avec une
égale ferveur, l'anarchiste Emile Henry jettera, vingt-cinq ans
plus tard, sa haine et sa bombe. Certes, la violence a perdu son
attrait, mais sans contrarier pour autant la volonté d'opposer
aux forces du mal le désir d'accéder et de faire accéder
l'humanité à une vie meilleure. Qu'on soit en droit de parler
d'opposition, cela apparaît clairement, sitôt les Poésies
reconsidérées dans l'époque où elle sont nées. On oublie trop
souvent, outre le fait que les aphorismes tirent leur signification
du contexte et du système élaboré par Ducasse, que le refus de
la guerre est contemporain des campagnes bellicistes de la
presse (1870), que les railleries à l'adresse des "romanciers de
cour d'assises" pointent l'index contre les Houssaye, Augier,
Dumas et autres qui suivent le procès Troppmann (voir le

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compte-rendu dans la Marseillaise du 28 décembre 1869).


Ce recours au milieu historique, non seulement le bon sens le
légitime, mais les faits eux-mêmes l'exigent. Si les causes
internes constituent, comme nous l'avons vu la base des
changements, la condition de ces changements doit être
recherché dans les causes extérieures. Une fois analysé le
passage d'un liquide à l'état gazeux, étudier la température
adéquate à une telle transformation, s'impose nécessairement.
De même faut-il expliquer sous quelles influences extérieures
les Poésies se différencient qualitativement de Maldoror.
Pour n'avoir pas bouleversé Ducasse autant qu'on l'a prétendu,
l'échec des Chants de Maldoror n'en joue pas moins un rôle très
important dans sa détermination. Non qu'il faille imaginer,
dictée par un désir de gloire, une palinodie complaisante, mais
parce que le refus du livre et par le public et par la censure
concrétisait, prouvait pratiquement la vanité d'une révolte déjà
dénoncée dans l'oeuvre et dans la pensée de l'auteur. "Le tout
est tombé à l'eau. Cela me fit ouvrir les yeux" écrit-il à
Darasse. Pourquoi dès lors ne pas laisser la plume, disparaître
sous une peau d'intellectuel anonyme ? C'est que parallèlement
à la faillite de Maldoror, s'affirmait à la fois dans l'esprit de
Ducasse et dans son entourage, le succès des idées développées
au cours des Poésies. Quand il rédige ses plaquettes,
Lautréamont n'est plus seul. Sa "philosophie de la poésie" doit
rencontrer, il le sait, l'adhésion d'un groupe littéraire, d'un
mouvement de jeunes dont les idées encore incertaines
s'expriment dans les revues "La jeunesse" (qui deviendra
"L'Union des Jeunes") et "L'Avenir littéraire, philosophique et
scientifique." Les directeurs de ces revues ne sont autres
qu'Alfred Sircos et Frédéric Damé, tous deux cités dans la
dédicace des Poésies. Le but ? Un éditorial de La jeunesse le
précise: "Travaillons donc mes frères à rendre à l'humanité sa
belle prérogative: l'amour. Je m'adresse à vous, soldats de

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l'intelligence: écrivains, poètes, publicistes, artistes..... Ce n'est


que d'aujourd'hui que peut commencer le progrès de l'ordre
moral". Dix degrés de plus dans le style et nous voilà aux
niveaux des Poésies. Que l'on compara aussi au massacre des
"grandes têtes molles de notre siècle" le conseil de Damé: "Le
meilleur moyen de combattre cette décadence morale qui nous
envahit est d'étudier la presse moderne qui a tant contribué à ce
triste résultat". Les Poésies tendent à s'affirmer comme le
manifeste d'un mouvement novateur comme Ducasse apparaît
l'esprit le plus lucide et le plus conséquent. Ne proclame-t-il
pas sa filiation à l'équipe de "redressement moral" lorsqu'il
écrit, comme en écho à ce préambule d'une des revues
"L'avenir - c'est à dire le Mal faisant place au Bien, le Laid
faisant place au Beau, le Petit faisant place au Grand....",
l'exergue fameux des Poésies : "Je remplace la mélancolie par
le courage, le doute par la certitude, le désespoir par l'espoir, la
méchanceté par le bien, les plaintes par le devoir, le
scepticisme par la foi, les sophismes par la froideur du calme et
l'orgueil par la modestie ?"
Rien en cela qui doive nous surprendre. Ducasse avait dû plus
d'une fois s'entretenir de telles questions avec Alfred Sircos, le
seul critique suffisamment clairvoyant pour saluer la parution
du premier chant de Maldoror et qui avait pu écrire (sous le
pseudonyme d'Epistémon): "Cet ouvrage ne passera pas
confondu avec les autres publications du jour; son originalité
peu commune nous est garantie". Second témoignage des
rapports qui unirent les deux hommes: les plaquettes furent
éditées à la librairie Gabrie, 25 Passage Verdeau, précisément
où L'Union des Jeunes tenait ses bureaux. Conscient de l'appui
et de l'efficacité que rencontrerait son système de pensée,
Ducasse n'avait plus aucune raison de différer jusqu'à une
élaboration complète les vues nouvelles qui devaient
bouleverser ses contemporains. La Préface à un livre futur, en

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rejoignant les conceptions timides du mouvement Sircos-Damé


(encore inorganisé), le dépasse vers une solution plus originale
du problème, une solution reçue par la filière de Maldoror et
déterminée à ne plus s'écarter du concret, de la lutte réelle,
d'une organisation militante dont les règles d'action eussent été
précisées dans un développement ultérieur des Poésies. C'est
pourquoi toute étude devra se fonder désormais, non seulement
sur la dialectique Maldoror-Poésies, mais aussi sur le contexte
historique qui les a vu naître, sur les interactions de l'époque et
l'évolution tant psychologique qu'idéologique de Lautréamont.
Ainsi, il faut admettre que les Poésies s'adressent avant tout
aux hommes du Second Empire croulant, comme la Théorie de
l'Unité Universelle de Fourier exigeait au préalable l'appui des
philanthropes contemporains; à cette condition, on comprendra
combien l'oeuvre tâtonnante de Ducasse reflète la lente prise de
conscience de l'opprimé, comment, aux côtés de Maldoror, d'un
individualisme monstrueux - d'une volonté de vivre pour soi
dans le défi des autres, au milieu d'un monde où chacun vit
pour soi dans la crainte des autres - prend naissance et se
développe le désir de vivre pour tous, de se réaliser dans une
société où l'intérêt général préviendrait l'intérêt de chacun.
Ainsi conçue, toute analyse aboutira fatalement à le préciser:
Maldoror et les Poésies apparaissent en dernier ressort comme
le reflet de la double tendance du mouvement anarchiste, de sa
perpétuelle oscillation de la violence pure à l'utopie
réformatrice.
(1956)

Nota:
[1] "Dante, Milton, décrivant hypothétiquement les landes

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infernales, ont prouvé que c'étaient des hyènes de première


espèce. La preuve est excellente. Le résultat est mauvais. Leurs
ouvrages ne s'achètent pas."

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Guy-Ernest Debord / Gil J. Wolman

Mode d'emploi du détournement


Paru initialement dans LES LÈVRES NUES N.8 (MAI 1956)

Tous les esprits un peu avertis de notre temps s'accordent sur


cette évidence qu'il est devenu impossible à l'art de se soutenir
comme activité supérieure, ou même comme activité de
compensation à laquelle on puisse honorablement s'adonner. La
cause de ce dépérissement est visiblement l'apparition de forces
productives qui nécessitent d'autres rapports de production et
une nouvelle pratique de la vie. Dans la phase de guerre civile
où nous nous trouvons engagés, et en liaison étroite avec
l'orientation que nous découvrirons pour certaines activités
supérieures à venir, nous pouvons considérer que tous les
moyens d'expression connus vont confluer dans un mouvement
général de propagande qui doit embrasser tous les aspects, en
perpétuelle interaction, de la réalité sociale.
Sur les formes et la nature même d'une propagande éducative,
plusieurs opinions s'affrontent, généralement inspirées par les
diverses politiques réformistes actuellement en vogue. Qu'il
nous suffise de déclarer que, pour nous, sur le plan culturel
comme sur le plan strictement politique, les prémisses de la
révolution ne sont pas seulement mûres, elles ont commencé à
pourrir. Non seulement le retour en arrière, mais la poursuite
des objectifs culturels "actuels", parce qu'ils dépendent en
réalité des formations idéologiques d'une société passée qui a
prolongé son agonie jusqu'à ce jour, ne peuvent avoir
d'efficacité que réactionnaire. L'innovation extrémiste a seule
une justification historique.
Dans son ensemble, l'héritage littéraire et artistique de
l'humanité doit être utilisé à des fins de propagande partisane.
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Il s'agit, bien entendu, de passer au-delà de toute idée de


scandale. La négation de la conception bourgeoise du génie et
de l'art ayant largement fait son temps, les moustaches de la
Joconde ne présentent aucun caractère plus intéressant que la
première version de cette peinture. Il faut maintenant suivre ce
processus jusqu'à la négation de la négation. Bertold Brecht
révélant, dans une interview accordée récemment à
l'hebdomadaire "France-Observateur", qu'il opérait des
coupures dans les classiques du théâtre pour en rendre la
représentation plus heureusement éducative, est bien plus
proche que Duchamp de la conséquence révolutionnaire que
nous réclamons. Encore faut-il noter que, dans le cas de Brecht,
ces utiles interventions sont tenues dans d'étroites limites par
un respect malvenu de la culture, telle que la définit la classe
dominante : ce même respect enseigné dans les écoles
primaires de la bourgeoisie et dans les journaux des partis
ouvriers, qui conduit les municipalités les plus rouges de la
banlieue parisienne à réclamer toujours "le Cid" aux tournées
du T.N.P., de préférence à "Mère Courage".
A vrai dire, il faut en finir avec toute notion de propriété
personnelle en cette matière. Le surgissement d'autres
nécessités rend caduques les réalisations "géniales"
précédentes. Elles deviennent des obstacles, de redoutables
habitudes. La question n'est pas de savoir si nous sommes ou
non portés à les aimer. Nous devons passer outre.

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Tous les éléments, pris n'importe où, peuvent faire l'objet de


rapprochements nouveaux. Les découvertes de la poésie
moderne sur la structure analogique de l'image démontrent
qu'entre deux éléments, d'origines aussi étrangères qu'il est
possible, un rapport s'établit toujours. S'en tenir au cadre d'un
arrangement personnel des mots ne relève que de la
convention. L'interférence de deux mondes sentimentaux, la
mise en présence de deux expressions indépendantes, dépassent
leurs éléments primitifs pour donner une organisation
synthétique d'une efficacité supérieure. Tout peut servir.
Il va de soi que l'on peut non seulement corriger une oeuvre ou
intéger divers fragments d'oeuvres périmées dans une nouvelle,
mais encore changer le sens de ces fragments et truquer de

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toutes les manières que l'on jugera bonnes ce que les imbéciles
s'obstinent à nommer des citations.
De tels procédés parodiques ont été souvent employés pour
obtenir des effets comiques. Mais le comique met en scène une
contradiction à un état donné, posé comme existant. En la
circonstance, l'état de choses littéraire nous parraissant presque
aussi étranger que l'âge du renne, la contradiction ne nous fait
pas rire. Il faut donc concevoir un stade parodique-sérieux où
l'accumulation d'éléments détournés, loin de vouloir susciter
l'indignation ou le rire en se référant à la notion d'une oeuvre
originale, mais marquant au contraire notre indifférence pour
un original vidé de sens et oublié, s'emploierait à rendre un
certain sublime.
On sait que Lautréamont s'est avancé si loin dans cette voie
qu'il se trouve encore partiellement incompris par ses
admirateurs les plus affichés. Malgré l'évidence du procédé
appliqué dans "Poésies", particulièrement sur la base de la
morale de Pascal et Vauvenargues, au langage théorique - dans
lequel Lautréamont veut faire aboutir les raisonnements, par
concentrations successives, à la seule maxime - on s'est étonné
des révélations d'un nommé Viroux, voici trois ou quatre ans,
qui empêchaient désormais les plus bornés de ne pas
reconnaître dans "les Chants de Maldoror" un vaste
détournement, de Buffon et d'ouvrages d'histoire naturelle entre
autres. Que les prosateurs du "Figaro", comme ce Viroux lui-
même, aient pu y voir une occasion de diminuer Lautréamont,
et que d'autres aient cru devoir le défendre en faisant l'éloge de
son insolence, voilà qui ne témoigne que de la débilité
intellectuelle de vieillards des deux camps, en lutte courtoise.
Un mot d'ordre comme "le Plagiat est n'ecessaire, le progrès
l'implique" est encore aussi mal compris, et pour les mêmes
raisons, que la phrase fameuse sur la poésie qui "doit être faite
par tous".

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L'oeuvre de Lautréamont - que son apparition extrêmement


prématurée fait encore échapper en grande partie à une critique
exacte - mis à part, les tendances au détournement que peut
reconnaître une étude de l'expression contemporaine sont pour
la plupart inconscientes ou occasionnelles; et, plus que dans la
production esthétique finissante, c'est dans l'industrie
publicitaire qu'il faudra en chercher les plus beaux exemples.
On peut d'abord définir deux catégories principales pour tous
les éléments détournés, eet sans discerner si leur mise en
présence s'accompagne ou non de corrections introduites dans
les originaux. Ce sont les détournements mineurs, et les
détournements abusifs.
Le détournement mineur est le détournement d'un élément qui
n'a pas d'importance propre et qui tire donc tout son sens de la
mise en présence qu'on lui fait subir. Ainsi des coupures de
presse, une phrase neutre, la photographie d'un sujet
quelconque.
Le détournement abusif, dit aussi détournement de proposition
prémonitoire, est au contraire celui dont un élément significatif
en soi fait l'objet; élément qui tirera du nouveau rapprochement
une portée différente. Un slogan de Saint-Just, une séquence
d'Einsenstein par exemple.
Les oeuvres détournées d'une certaine envergure se trouveront
donc le plus souvent constituéees par une ou plusieurs séries de
détournements abusifs-mineurs.
Plusieurs lois sur l'emploi du détournement se peuvent dès à
présent établir.
C'est l'élément détourné le plus lointain qui concourt le plus
vivement à l'impression d'ensemble, et non les éléments qui
déterminent directement la nature de cette impression. Ainsi
dans une métagraphie relative à la guerre d'Espagne la phrase
au sens le plus nettement révolutionnaire est cette réclame
incomplète d'une marque de rouge à lèvres : "les jolies lèvres

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ont du rouge". Dans une autre métagraphie ("Mort de J.H.")


cent vingt-cinq petites annonces sur la vente de débits de
boissons traduisent un scuicide plus visiblement que les articles
de journaux qui le relatent.
Les déformations introduites dans les éléments détournés
doivent tendre à se simplifier à l'extrême, la principale force
d'un détournement étant fonction directe de sa reconnaissance,
consciente ou trouble, par la mémoire. C'est bien connu.
Notons seulement aui si cette utilisation de la mémoire
implique un choix du public préalable à l'usage du
détournement, ceci n'est qu'un cas particulier d'une loi générale
qui régit aussi bien le détournement que tout autre mode
d'action sur le monde. L'idée d'expression dans l'absolu est
morte, et il ne survit momentanément qu'une singerie de cette
pratique, tant que nosautres ennemis survivent.
Le détournement est d'autant moins opérant qu'il s'approche
d'une réplique rationnelle. C'est le cas d'un assez grand nombre
de maximes retouchées par Lautréamont. Plus le caractère
rationnel de la réplique est apparent, plus elle se confond avec
le banal esprit de répartie, pour lequel il s'agit également de
faire servir les paroles de l'adversaire contre lui. Ceci n'est
naturellement pas limité au langage parlé. C'est dans ceet ordre
d'idées que nous eûmes à débattre le projet de quelques-uns de
nos camarades visant à détourner une affiche antisoviétique de
l'organisation fasciste "Paix et Liberté" - qui proclamait, avec
vues de drapeaux occidentaux emmêlés, "l'union fait la force" -
en y ajoutant la phrase "et les coalitions font la guerre".
Le détournement par simple retournement est toujours le plus
immédiat et le moins efficace. Ce qui ne signifie pas qu'il ne
puisse avoir un aspect progressif. Par exemple cette appellation
pour une statue et un homme : "le Tigre dit Clemenceau". De
même la messe noire oppose á la construcion d'une ambiance
qui se fonde sur une métaphysique donnée, une construction

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d'ambiance dans le même cadre, en renversant les valeurs,


conservées, de cette métaphysique.
Des quatre lois qui viennent d'être énoncées, la première est
essentielle et s'applique universellement. Les trois autres ne
valent pratiquement que pour des éléments abusifs détournés.
Les premières conséquences apparentes d'une génération du
détournement, outre les pouvoirs intrinsèques de propagande
qu'il détient, seront la réappropriation d'une foule de mauvais
livres; la participation massive d'écrivains ignorés; la
différenciation toujours plus poussée des phrases ou des
oeuvres plastiques qui se trouveront être à la mode; et surtout
une facilité de la production dépassant de très loin, par la
quantité, la variété et la qualité, l'écriture automatique
d'ennuyeuse mémoire.
Non seulement le détournement conduit à la découverte de
nouveaux aspects du talent, mais encore, se heurtant de front à
toutes les conventions mondaines et juridiques, il ne peut
manquer d'apparaître un puissant instrument culturel au service
d'une lutte de classes bien comprise. Le bon marché de ses
produits est la grosse artillerie avec laquelle on bat en brêche
toutes les murailles de Chine de l'intelligence. Voici un réel
moyen d'enseignement artistique prolétarien, la première
ébauche d'un communisme littéraire.
Les propositions et les réalisations sur le terrain du
détournement se multiplient à volonté. Limitons nous pour le
moment à montrer quelques possibilités concrètes à partir des
divers secteurs actuels de la communication, étant bien entendu
que ces divisions n'ont de valeur qu'en fonction des techniques
d'aujourd'hui, et tendent toutes à disparaître au profit de
synthèses supérieures, avec les progrès de ces techniques.
Outre les diverses utilisations immédiates des phrases
détournées dans les affiches, le disque ou l'émission
radiophonique, les deux principales applications de la prose

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détournée sont l'écriture métagraphique et, dans une moindre


mesure, le cadre romanesque habilement perverti.
Le détournement d'une oeuvre romanesque complète est une
entreprise d'un assez mince avenir, mais qui pourrait se révéler
opérante dans la phase de transition. Un tel détournement
gagne à s'accompagner d'illustrations en rapports non-
explicites avec le texte. Malgré les difficultés que nous ne nous
dissimulons pas, nous croyons qu'il est possible de parvenir à
un instructif détournement psychogéographique du "Consuelo"
de George Sand, qui pourrait être relancé, ainsi maquillé, sur le
marché littéraire, dissimulé sous un titre anodin comme
"Grande Banlieue", ou lui-même détourné comme "La
Patrouille Perdue" (il serait bon de réinvestir de la sorte
beaucoup de titres de films dont on ne peut plus rien tirer
d'autre, faute de s'être emparé des vieilles copies avant leur
destruction, ou de celles qui continuent d'abrutir la jeunesse
dans les cinémathèques).
L'écriture métagraphique, aussi arriéré que soit par ailleurs le
cadre plastique où elle se situe matériellement, présente un plus
riche débouché à la prose détournée, comme aux autres objets
ou images qui conviennent. On peut en juger par le projet,
datant de 1951 et abandonné faute de moyens financiers
suffisants, qui envisageait l'arrangement d'un billard électrique
de telle sorte que les jeux de ses lumières et le parcours plus ou
moins prévisible de ses billes servissent à une interprétation
métagraphique-spaciale qui s'intitulerait "des sensations
thermiques et des désirs des gens qui passent devant les grilles
du musée de Cluny, une heure environ après le coucher du
soleil en novembre". Depuis, bien sûr, nous savons qu'un
travail situationniste-analytique ne peut progresser
scientifiquement par de telles voies. Les moyens cependant
restent bons pour des buts moins ambitieux.

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C'est évidemment dans le cadre cinématographique que le


détournement peut atteindre à sa plus grande efficacité, et sans
doute, pour ceux que la chose préoccupe, à sa plus grande
beauté.
Les pouvoirs du cinéma sont si étendus, et l'absence de
coordination de ces pouvoirs si flagrante, que presque tous les
films qui dépassent la misérable moyenne peuvent alimenter
des polémiques infinies entre divers spectateurs ou critiques
professionnels. Ajoutons que seul le conformisme de ces gens
les empêche de trouver des charmes aussi prenants et des
défauts aussi criants dans les films de dernière catégorie. Pour
dissiper un peu cette risible confusion des valeurs, disons que
"Naissance d'une Nation", de Griffith, est un des films les plus
importants de l'histoire du cinéma par la masse des apports
nouveaux qu'il représente. D'autre part, c'est un film raciste : il
ne mérite donc absolument pas d'être projeté sous sa forme
actuelle. Mais son interdiction pure et simple pourrait passer
pour regrettable dans le domaine, secondaire mais susceptible
d'un meilleur usage, du cinéma. Il vaut bien mieux le détourner
dans son ensemble, sans même qu'il soit besoin de toucher au
montage, à l'aide d'une bande sonore qui en ferait une puissante
dénonciation des horreurs de la guerre impérialiste et des
activités du Ku-Klux-Klan qui, comme on sait, se poursuivent
à l'heure actuelle aux Etats-Unis.
Un tel détournement, bien modéré, n'est somme toute que
l'équivalent moral des restaurations des peintures anciennes
dans les musées. Mais la plupart des films ne méritent que
d'être démembrés pour composer d'autres oeuvres.
Evidemment, cette reconversion de séquences préexistantes
n'ira pas sans le concours d'autres éléments : musicaux ou
picturaux, aussi bien qu'historiques. Alors que jusqu'à présent
tout truquage de l'histoire, au cinéma, s'aligne plus ou moins
sur le type de bouffonnerie des reconstitutions de Guitry, on

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Lautreamont e il détournement

peut faire dire à Robespierre, avant son exécution : "malgré


tant d'épreuves, mon expérience et la grandeur de ma tâche me
font juger que tout est bien". Si la tragédie grecque,
opportunément rajeunie, nous sert en cette occasion à exalter
Robespierre, que l'on imagine en retour une séquence du genre
néo-réaliste, devant le zinc, par exemple, d'un bar de routiers -
un des camionneurs disant sérieusement à un autre : "la morale
était dans les livres des philosophes, nous l'avons mise dans le
gouvernement des nations". On voit ce que cette rencontre
ajoute en rayonnement à la pensée de Maximilien, à celle d'une
dictature du prolétariat.
La lumière du détournement se propage en ligne droite. Dans la
mesure où la nouvelle architecture semble devoir commencer
par un stade expérimental baroque, le complexe architectural -
que nous concevons comme la construction d'un milieu
ambiant dynamique en liaison avec des styles de comportement
- utilisera vraisemblablement le détournement des formes
architecturales connues, et en tout cas tirera parti,
plastiquement et émotionnellement, de toutes sortes d'objets
détournés : des grues ou des échafaudages métalliques
savamment disposés prenant avantageusement la relève d'une
tradition sculpturale défunte. Ceci n'est choquant que pour les
pires fanatiques du jardin à la française. On se souvient que,
sur ses vieux jours, d'Annunzio, cette pourriture fascisante,
possédait dans son parc la proue d'un torpilleur. Ses motifs
patriotiques ignorés, ce monnument ne peut qu'apparaître
plaisant.
En étendant le détournement jusqu'aux réalisations de
l'urbanisme, il ne serait sans doute indifférent à personne que
l'on reconstituât minutieusement dans une ville tout un cartier
d'une autre. L'existence, qui ne sera jamais trop déroutante, s'en
verrait réellement embellie.

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Les titres mêmes, comme on l'a déjà vu, sont un élément


radical du détournement. Ce fait découle de deux constatations
générales qui sont, d'une part, que tous les titres sont
interchangeables, et d'autre part qu'ils ont une importance
déterminante dans plusieurs disciplines. Tous les romans
policiers de la "série noire" se ressemblent intensément, et le
seul effort de renouvellement portant sur le titre suffit à leur
conserver un public considérable. Dans la musique, un titre
exerce toujours une grande influence, et rien ne justifie
vraiment son choix. Il ne serait donc pas mauvais d'apporter
une ultime correction au titre de la "Symphonie héroïque" en
en faisant, par exemple, une "Symphonie Lénine".
Le titre contribue fortement à détourner l'oeuvre, mais une
réaction de l'oeuvre sur le titre est inévitable. De sorte que l'on
peut faire un usage étendu de titres précis empruntés à des
publications scientifiques ("Biologie littorale des mers
tempérées") ou militaires ("Combats de nuit des petites unités
d'infanterie") ; et même de beaucoup de phrases relevées dans
les illustrés enfantins ("De merveilleux paysages s'offrent à la
vue des navigateurs").
Pour finir, il nous faut citer brièvement quelques aspects de ce
que nous nommerons l'ultra-détournement, c'est-à-dire les
tendances du détournement à s'appliquer dans la vie sociale
quotidienne. Les gestes et les mots peuvent être chargés
d'autres sens, et l'ont été constamment à travers l'histoire, pour
des raisons pratiques. Les sociétés secrètes de l'ancienne Chine
disposaient d'un grand raffinement de signes de
reconnaissance, englobant la plupart des attitudes mondaines
(manière de disposer des tasses ; de boire ; citations de poèmes
arrêtées à des moments convenus). Le besoin d'une langue
secrète, de mots de passe, est inséparable d'une tendance au
jeu. L'idée-limite est que n'importe quel signe, n'importe quel
vocable, est susceptible d'être converti en autre chose, voire en

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son contraire. Les insurgés royalistes de la Vendée, parce


qu'affublés de l'immonde effigie du coeur de Jésus, s'appelaient
l'Armée Rouge. Dans le domaine pourtant limité de la
politique, cette expression a été complètement détournée en un
siècle.
Outre le langage, il est possible de détourner par la même
méthode le vêtement, avec toute l'importance affective qu'il
recèle. Là aussi, nous trouvons la notion de déguisement en
liaison étroite avec le jeu. Enfin, quand on en arrive à
construire des situations, but final de toute notre activité, il sera
loisible à tout un chacun de détourner des situations entières en
en changeant délibérément telle ou telle condition
déterminante.
Les procédés que nous avons sommairement traités ici ne sont
pas présentés comme une intention qui nous serait propre, mais
au contraire comme une pratique assez communément
répandue que nous nous proposons de systématiser.
La théorie du détournement par elle-même ne nous intéresse
guère. Mais nous la trouvons liée à presque tous les aspects
constructifs de la période de transition présituationniste. Son
enrichissement, par la pratique, apparaît donc comme
nécessaire.
Nous remettons à plus tard le développement de ces thèses.

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«(…) Déjà en 1986, des plaisantins ont prétendu avoir


retrouvé, dans les archives d’une famille béarnaise, la véritable
photographie, jusqu’alors perdue, de Lautréamont. Ils l’ont fait
paraître comme illustration pour les billets d’une tranche de la
Loterie nationale, et ont pensé ainsi authentifier bien assez
l’imposture. Les naïfs vont trouver discutable cet insolite
hommage au poète ; ne discuteront donc pas l’insignifiante
photographie, qui bien sûr n’aura été elle-même prouvée par
rien. Tous ces exemples sont des applications “culturelles”
d’une théorie de Goebbels qui établissait qu’un mensonge,
incroyable au premier regard, va passer d’autant mieux que son
extravagance paraîtra plus incompatible avec son parrainage
par des autorités officielles respectables.»

Guy Debord, «Cette mauvaise réputation…»

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