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conviction la force nécessaire qui seule conduira à l'action. Écoutons Pascal : « Personne n'ignore qu'il y a deux
Ouvrons l'encyclopédie espagnole. On nous dira que entrées par où les opinions sont reçues dans l'âme, qui sont
convaincre n'est qu'un premier stade -- l'essentiel est de ses deux principales puissances, l'entendement et la volonté.
persuader, c'est-à-dire d'ébranler l'âme pour que l'auditeur La plus naturelle est celle de l'entendement, car on ne
agisse conformément à la conviction qu'on lui a commu- devrait jamais consentir qu'aux vérités démontrées ; mais la
niquée (1). Voyons surtout les auteurs américains qui se sont plus ordinaire quoique contre la nature est celle de la
efforcés de donner des conseils, souvent judicieux, sur l'art volonté ; ... cette voie est basse, indigne et étrangère aussi tout
d'influencer le public ou de se concilier les acheteurs. Dill le monde la désavoue. Chacun fait profession de ne croire et
Scott nous dira qu'il ne faut pas forcer l'adhésion à l'aide même de n'aimer que s'il sait le mériter (1). »
d'un syllogisme qui agit comme la menace d'un revolver. « Écoutons aussi Kant :
Any man will sign a note for a thousand dollars if a revolver La croyance (das Füwahrhalten) est un fait de notre enten-
is held against his head and lie is threatened with death dement susceptible de reposer sur des principes objectifs, mais qui
unless lie signs. The law, however, will not hold him for exige aussi des causes subjectives dans l'esprit de celui qui
the payment of the note, on the ground that it was signed juge. Quand elle est valable pour chacun, en tant du moins qu'il a de
under duress. A man convinced by the sheer force of logic is la raison, son principe est objectivement suffisant et la
likely to avoid the very action which would seem to be the croyance se nomme conviction. Si elle n'a son fondement que
only natural result of the conviction thus securred (2). » Pour dans la nature particulière du sujet, elle se nomme persuasion.
ces auteurs, la psychologie contemporaine aurait montré, La persuasion est une simple apparence, parce que le principe du
contrairement à la vue traditionnelle, que l'homme n'est pas jugement qui est uniquement dans le sujet est tenu pour
un être logique, mais un être de suggestion (3). objectif. Aussi un jugement de ce genre n'a-t-il qu'une valeur
Par contre, pour qui est élevé dans une tradition qui individuelle et la croyance ne peut-elle pas se communiquer (2).
préfère le rationnel à l'irrationnel, l'appel à la raison à ... Je ne puis affirmer, c'est-à-dire, exprimer comme un jugement
l'appel à la volonté, la distinction entre convaincre et nécessairement valable pour chacun, que ce qui
produit la conviction. Je pense garder pour moi la persuasion, si je
persuader sera tout aussi essentielle, mais ce seront les m'en trouve bien, mais je ne puis, ni ne dois la faire valoir
moyens, non les résultats qui seront appréciés, et le primat hors de moi (3).
sera accordé à la conviction.
Kant oppose d'une part conviction, objectivité, science,
(1) Enciclopedia universal, V. Oratoria. raison, réalité, de l'autre persuasion, subjectivité, opinion,
(2 ) Wa lt er D il l SCOTT, Influencing men in business. The psychology of
argument and suggestivn, Second Edition, New York, Ronald Press Cy, 1916, p. suggestion, apparence. Pour lui, sans conteste, la conviction
31.
« Tout homme signera une promesse de 1.000 dollars si un revolver est tenu contre est supérieure à la persuasion ; elle est seule communicable.
sa tête et s'il est, faute de signer, menacé de mort. La loi toutefois ne le tiendra Toutefois, si l'on considère l'individu isolé, la persuasion ajoute
pas pour obligé au payement de la promesse pour le motif qu'elle fut signée
sous contrainte. Un homme convaincu par la seule force de la logique évitera quelque chose à la conviction, en ce sens qu'elle s'empare
probablement l'action qui paraîtrait la conséquence naturelle de la conviction
ainsi obtenue. plus totalement de l'être.
(3) Walter Dill SCOTT, ibid., pp. 45-46. Pour les rationalistes, il y a donc supériorité de la
(1) PASCAL, Œ u v r e s , éd. La Pléiade, « De l'art de persuader », p. 375.
(2) KANT, Critique de la raison pure, trad. TREMESAYGUES e t PACAUD,
Paris, Alcan, 1927, -p. 634. (3)
Ibid., p. 635.
6 RHÉTORIQUE ET PHILOSOPHIE LOGIQUE ET RHÉTORIQUE 7
conviction et, à ce point de vue, Pascal peut être considéré Le sens commun, comme la tradition philosophique, nous
comme un rationaliste. Mais, chez Pascal, comme d'ailleurs imposent donc en quelque sorte une distinction entre
chez Kant, une difficulté avait surgi : c'est la place à donner à convaincre et persuader qui équivaut à la différence entre
la connaissance religieuse, qui ne pouvait relever, pour eux, raisonnement et suggestion. Mais cette distinction peut-elle
du domaine de l'entendement. Pascal est obligé de corriger, nous satisfaire ? Préciser l'opposition entre conviction et
en quelque manière, son mépris de la persuasion persuasion exigerait la détermination des moyens de preuve
que l'on considère comme convaincants, les autres étant
Je ne parle pas ici des vérités divines, que je n'aurais garde qualifiés de moyens de persuasion, quel que soit l'appareil
de faire tomber sous l'art de persuader, car elles sont infiniment logique dont ils se parent.
au-dessus de la nature : Dieu seul peut les mettre dans l'âme, et
par la manière qu'il lui plaît. Je sais qu'il a voulu qu'elles entrent du Dès lors, si nous sommes très exigeants quant à la' nature de la
coeur dans l'esprit, et non pas de l'esprit dans le coeur, pour preuve, nous allons accroître le champ de la suggestion dans
humilier cette superbe puissance du raisonnement (1). des proportions insoupçonnées. C'est ce qui arrive à l'auteur
hollandais Stokvis qui, dans une étude récente et largement
Nous disons que Pascal atténue son mépris de la persuasion. documentée, consacrée à la psychologie de la suggestion et de
On pourrait soutenir qu'il n'en est rien et que, bien au l'autosuggestion (1) est amené à rattacher à la suggestion
contraire, il l'accentue en excluant explicitement de celle-ci les toute argumentation non scientifique. C'est ce qui arrive
vérités divines. L'intervention de la grâce n'en est pas moins une aussi dans beaucoup de travaux sur la propagande où le côté
grave brèche à la hiérarchie conviction persuasion. Elle se émotif, suggestif, du phénomène est considéré comme
retrouve d'ailleurs chez Kant, et pour le même motif. essentiel et est seul pris en considération.
A cette difficulté à laquelle se heurte le rationaliste
croyant correspond une difficulté analogue pour le ratio- A la limite, toute délibération dans une assemblée, tout
naliste incroyant : elle se situe dans le domaine de l'éduca- plaidoyer, tout discours politique ou religieux, la plupart des
tion, celui des jugements de valeur et des normes. Il apparaît exposés philosophiques, n'agiraient que par suggestion, et le
comme impossible de n'y faire appel qu'aux moyens de domaine de celle-ci s'étendrait à tout ce qui ne peut être basé
preuve purement rationnels ; d'autres que ceux-ci doivent soit sur l'expérience, soit sur le raisonnement formel.
donc être admis. Au contraire, si nous ne sommes pas très exigeants quant
Il n'en reste pas moins que, pour tous les rationalistes, à la nature de la preuve, nous serons amenés à qualifier de «
certains procédés d'action sont indignes d'un homme qui logiques » une série d'argumentations qui ne répondent pas du tout
respecte ses semblables et ne devraient pas être utilisés, aux conditions que les logiciens considèrent aujourd'hui
quoiqu'ils le soient fréquemment et que l'action sur « l'auto- comme régissant leur science. C'est ce que font souvent les
mate » qui entraîne l'esprit sans qu'il y pense, comme dit tenants d'autres disciplines. Le juriste américain Cardozo (2),
Pascal (2), soit la plus efficace. par exemple - peu sus
( 1 ) P A S C A L , OEuvres, éd. La Pléiade, « De l'art de persuader », p. 375.
( 2) PASCAL, OEuvres, éd. La Pléiade, Pensées 470 (195), p. 961 (éd. B R U N - (1) Berthold STOKVIS, Psy chologie der suggestie en autosuggestie, Lochem, 1947.
SCHVICG, 252). (2) Benjamin N. CARDOZO, Th e pa ra d o xe s o f l e ga l S c i e n c e , Columbia Uni-
versity Press, 1928, p. 8, p. 67.
RHÉTORIQUE ET PHILOSOPHIE n'apparaît pas non plus en logique formelle.
Si cette analyse des sciences formelles a
pect de ne point apercevoir le côté mouvant été si féconde, ne pourrait-on entreprendre
du droit et le rôle que joue l'ambiguïté de ses une analyse semblable dans le domaine de la
concepts - dira que la « logique déductive » philosophie, du droit, de la politique et de
s'applique à certains groupes de raisonnements toutes les sciences humaines ? Cela n'aurait-il
juridiques : il semblerait que, dans son esprit, pas pour résultat de soustraire
les innovations juridiques seules entraînent des l'argumentation utilisée dans ces sciences à
argumentations extra logiques, tandis que une assimilation à des phénomènes de
seraient logiques les raisonnements basés sur sugges-
l'interprétation traditionnelle. Beaucoup de
juristes utilisent ainsi le terme « logique » dans
une acception large et imprécise. Or cette
extension du domaine de la logique n'est plus
compatible avec les conceptions de la logique
moderne. C'est donc, au lieu de faire la part trop
grande à la suggestion, faire à la logique
une part que les logiciens actuels ne sont
plus disposés à accepter.
Cet examen nous incite à conclure que
l'opposition conviction-persuasion ne peut
suffire quand on sort des cadres d'un
rationalisme étroit et que l'on examine les
divers moyens d'obtenir l'adhésion des
esprits: On constate alors que celle-ci est
obtenue par une diversité de procédés de
preuve qui ne peuvent se réduire ni aux
moyens utilisés en logique formelle ni à la simple
suggestion.
tion entre l'affirmation et la personne qui l'émet ne joue loy et que les autres doivent juger en ce cas qu'ils se sont
pas; c'est, d'une part, lorsque l'énoncé concerne un fait trompés (1) ».
objectif ; d'autre part, quand la personne qui affirme est
considérée comme parfaite. « Une erreur de fait jette un On voit donc que, pour Leibniz, si Dieu s'oppose à ce
homme sage dans le ridicule », nous dit La Bruyère (1) ; « que l'on considère comme fait, celui-ci sera qualifié d' « ap-
un fait est plus respectable qu'un lord-maire » nous dit le parences », c'est-à-dire que nous sommes ici en pleine argu-
proverbe. Le fait - à condition d'être reconnu unanimement mentation rhétorique. Au lieu d'adopter la solution de
comme tel, soulignons-le - s'impose donc sans subir de choc Leibniz, on pourrait argumenter de manière inverse et soutenir
en retour. Il constitue une des limites où l'interaction entre que - ce Dieu n'est pas Dieu et qu'i l s'agi t d'une attribution
personne et jugement ne joue plus. C'est aussi le point où trompeuse de la qualité d'Être parfait.
nous sortons de la rhétorique, car l'argumen tation cède le Notons ici l'intérêt que présentent pour notre étude tous
pas à l'expérience. Mais l'autre limite à l'interaction existe les raisonnements mettant en cause l'Être parfait. Ce sont
aussi : tout ce que Di eu dit ou fai t ne peut être que le toujours des raisonnements à la limite qui permettent de
meilleur possible ; l'acte ou le jugement ne réagissent donc discerner la direction de raisonnements plus usuels.
plus sur la personne. A cette limite également nous sommes L'interaction entre l'orateur et ses jugements explique à
en dehors du champ de la rhétorique. suffisance l'effort que fait l'orateur pour gagner, en faveur de
Mais qu'advient-il lorsque ce qui est qualifié de fait sa personne, les sympathies de l'auditoire. On comprend ainsi
s'oppose à ce qui est qualifié de divin ? Leibniz nous en l'importance de l'exorde en rhétorique, spécialement lorsqu'il
propose l'hypothèse. Voulant prouver que la mémoire ne doit s'agit d'argumentation devant un auditoire non universel, alors
pas nécessairement survivre à l'homme, il imagine que « on que - en logique - l'exorde est inutile.
pourrait former une fiction, peu convenable à la vérité, mais Cette int eracti on ent re cel ui qui parle et ce qu'il dit
possible au moins, qui seroit qu'un homme au jour du jugement n'est qu'un cas particulier de l'interaction générale entre
crût avoir esté méchant, et que le même parût vray à tous les autres l'acte et la personne qui non seulement affecte tous les
esprits crees, qui fussent à portée pour en juger, sans que la participants au débat mais qui constitue le fondement de la
vérité y fût : osera-t-on dire que le supreme et juste juge, qui sauroit plupart des arguments utilisés ; ceux-ci ne sont, euxmêmes,
seul le contraire, pourroit damner cette personne et juger qu'un cas particulier d'une argumentation plus générale
contre ce qu'il sait ? Cependant il semble que cela suivroit de encore portant sur l'interaction de l'acte et de l'essence. On
la notion que vous donniés de la personalité morale. On dira retrouve ici toute la philosophie traditionnelle concernant ces
peutestre, que si Dieu juge contre les apparences, il ne sera rapports fondamentaux.
pas assez glorifié et fera de la peine aux autres mais on Les techniques utilisées pour dissocier l'acte et la per-
pourra repondre qu'il est luy-même son unique et supreme sonne - dissociation toujours limitée et toujours précaire - et
visant donc à freiner l'interaction, seront d'intéressants
(1) LA BRUYÈRE, OEuvres, éd. La Pléiade, Les caractères, Des jugements, 4 7 , objets d'étude. Nous avons vu qu'il existe deux limites où
p. 379. l'interaction ne joue plus, le fait et la personne divine.
1932, p. 284,
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imposer ou de nous présenter comme nécessaires. Ces, si l'on raisonne à l'intérieur d'un système déductif univo-
techniques sont celles qui, chez l'individu, doivent aider à la quement fixé.
solution des conflits psychologiques (1). Le dilemme classique Cette délicate notion de compromis, qui n'est pas un
du général obligé de perdre ses bagages ou de capituler, contrat mais une modification réciproque des jugements de
longuement commenté par les anciens (2), s e ramène à une valeur admis par les interlocuteurs, on ne saurait mieux
incompatibilité posée et présentée comme nécessaire. Pour l'exprimer que ne l'a fait le poète Robert Browning à la fin
présenter l'incompatibilité comme nécessaire, on affirme de Bishop Blougram's Apology. Dans un long monologue, qui
généralement qu'elle est posée par quelqu'un d'autre, c'est-à-dire est en réalité un dialogue, chef-d'oeuvre d'argumentation,
qu'on lui attribue le statut d'un fait auquel la volonté ne peut l'évêque sans la foi a tenté de se justifier devant son
s'opposer. interlocuteur qui le méprise. L'un et l'autre sortent
Si donc l'incompatibilité peut toujours être levée, si on modifiés de cette confrontation, bien que l'un et l'autre
peut toujours espérer modifier les conditions du problème, on puissent paraître triompher.
n'es t j am ai s en rhét ori que accul é à l'abs urde. Il y a, L'évêque conclut, suivant le poète
toutefois, une notion qui, en rhétorique, joue le même rôle que
l'absurde en logique : c'est le ridicule. Dans l'exemple de M. On the whole, he thought, I justify myself
Nicole, cité par Leibniz, il n'est pas absurde que le magistrat On every point where cavillers like this Oppugn
sage et grave parcoure les rues de la ville tout nu pour faire my life : he tries one kind of fence -
rire, mais cette hypothèse est ridicule. Si donc l'adversaire I close - he's worsted, that's enough for him ;
parvient, par son argumentation, à nous convaincre de He's on the ground ! if the ground should break away
I take my stand on, there's a firmer yet Beneath
ridicule, il aura presque gagné la partie. Celui qui affirme que, it, both of us may sink and reach (1).
pour rien au monde, il ne tuerait un être vivant, et à qui on
montre que sa règle l'empêchera d'absorber un antiseptique Puisque, en logique, l'argumentation est contraignante,
de peur de tuer des microbes, devra, pour ne pas se laisser une proposition une fois prouvée, toutes les autres preuves
acculer au ridicule, limiter la portée de son affirmation. Et il sont superflues. Par contre, en rhétorique, l'argumentation
le fera d'une manière que l'on ne peut préciser d'avance. n'étant pas contraignante, un grave problème se pose à chaque
C'est ainsi que, dans une discussion, deux adversaires interlocuteur : celui de l'ampleur de l'argumentation. En
cherchant à se convaincre l'un l'autre peuvent voir leurs principe, il n'y a pas de limite à l'accumulation utile des
opinions à tous deux modifiées à la suite de l'argumentation arguments et on ne peut dire d'avance quelles preuves
de leur partenaire. Ils aboutissent à un compromis qui sera seront suffisantes pour déterminer l'adhésion. On sera ainsi
aussi différent de la thèse de l'un que de celle de l'autre, ce justifié à faire usage d'arguments, qui seraient
qui ne peut arriver
(1) Robert BROWNING, Poems, Oxford Univ. Press, 1919 Bishop Blou-
gram's Apology, p. 152.
(1) Cf. un intéressant chapitre dans Florian ZNANIECKI, de Dans l'ensemble, pensa-t-il, je me justifie
l'Université de Poznan, The laves of social psychology, University of Sur chaque point où des chicaneurs comme celui-ci Critiquent ma
Chicago Press, Printed in Poland, 1925. " vie : il lente une sorte d'escrime - Je pare - it est défait, en
(2) Cf. Rhétorique à C. Herennius, liv. I, Chap. XV ; CICÉRON, De Inventione, voilà assez pour lui; Il est à terre. Si le sol cédait
liv. II, chap. XXIV. Sur lequel je m'appuie, il en existe un plus ferme encore Par-dessous,
que, tous deux, pourrions atteindre en descendant.
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non seulement inutiles si l'un d'eux était admis, mais qui résulter de l'accord d'un groupe de savants spécialisés dans
s'excluent en quelque sorte. C'est ce que fait, par exemple, une science déterminée, l'ambiguïté subsistera toujours. La
M. Churchill, jugeant la politique du gouvernement de condition même de l'argumentation contraignante est
Baldwin, lorsqu'il nous dit l'univocité, alors que l'argumentation sociale, juridique,
politique, philosophique, ne peut éliminer toute ambiguïté.
Les partis ou les hommes politiques doivent accepter d'être Pendant longtemps on a cru que la confusion des notions
renversés plutôt que de mettre la vie de la nation en péril. Par et que la polysémie des termes, étaient des tares. Un
surcroît, il n'existe pas d'exemple dans notre histoire qu'un sociologue aussi préoccupé du confus que Pareto (1), et
gouvernement se soit vu refuser par le Parlement et l'opinion les quoiqu'il se défende à chaque page de toute appréciation
mesures de défense nécessaires (1). péjorative, ne peut se résoudre à étudier les notions confuses
sans ridiculiser leur usage. D'où la faible puissance
Il existe toutefois, en rhétorique, un danger plus grand
"constructive de ses analyses opposée à leur valeur critique
qu'en logique dans l'utilisation de mauvais arguments. En
indéniable.
effet, en logique, la fausseté d'une prémisse ne modifie
A l'heure actuelle, dans différents domaines, on considère
nullement la vérité d'une conséquence, si celle-ci est prouvée
que l'indétermination des concepts est indispensable à leur
par d'autres voies. La vérité de cette dernière proposition
utilisation. Le problème de l'interprétation, en droit, est
reste indépendante de ces fausses prémisses.
aujourd'hui étudié en connexion étroite avec les problèmes
du langage (2).
En rhétorique, par contre, l'utilisation d'un mauvais
En raison de sa portée philosophique, l'analyse que M. E.
argument peut avoir un résultat néfaste. Dire, par igno-
Dupréel (3) a faite de la notion confuse sera parti-
rance ou maladresse, à un auditoire qui est partisan d'une
culièrement féconde pour notre objet. Elle sera, avec l'ana-
révolution, que telle mesure, à laquelle l'auditoire serait
lyse du jugement de valeur, un des indispensables instru-
enclin par ailleurs à adhérer, diminue la probabilité d'une
ments d'étude de la rhétorique. Mais nous pensons que,
révolution, peut avoir un effet exactement contraire à ce
réciproquement, l'analyse de l'argumentation pourrait
que l'on avait espéré. D'autre part, avancer un argument
apporter quelque clarté sur la genèse et sur la, dissociation
que l'auditoire estime douteux peut nuire, nous l'avons vu,
de certaines notions confuses. En effet, nous n'aimerions
à la personne de l'orateur et, par là même, compromettre
toute son argumentation.
Si l'argumentation rhétorique n'est pas contraignante, (1) Vilfredo PARETO, Traité de sociologie générale, trad. Pierre BOVEN, 2 vol.,
Payot, 1917-1919.
c'est parce que ses conditions sont beaucoup moins précises (2) Cf. R. L. DRILSMA, De woorden der wet of de wil van de wetgever, Proeve
que celles de l'argumentation logique. Dans la mesure même eener bijdrage tot de leer der rechtsuitlegging uitgaande van Raymond Saleilles en
où elle n'est pas formelle, toute l'argumentation rhétorique François Gény, Amsterdam, N. V. Noordhollandsche uitgevers-Maatschappij,
1948.
implique l'ambiguïté et la confusion des termes sur lesquels L'auteur prend appui sur les travaux des linguistes et notamment de
elle porte. Cette ambiguïté peut être réduite à mesure que Anton REICHLING S.. J., Het woord, Numegen, 1935; Het handelingskarakter van
l'on se rapproche du raisonnement formel. Mais, à défaut het woord, De Nieuwe Taalgids, XXXIe, 1937, pp. 308 à 332.
(3) E. DUPRÉEL, La logique et les sociologues, Rev. de l'Institut de Sociologie,
d'aboutir à un langage artificiel, tel qu'il peut Bruxelles, 1924, extrait de 72 pages ; La pensée confuse, Annales de l'École des
Hautes études de Gand, t. I11, Gand, 1939, pp. 17 à 27. Reproduit dans Essais
(1) Winston CHURCHILL, Mémoires sur la deuxième guerre mondiale, Paris, Plon, pluralistes, Paris, Presses Universitaires de France, 1949.
1948, t. 1, p. 112.
32 RHÉTORIQUE ET PHILOSOPHIE LOGIQUE ET RHÉTORIQUE 33
pas que l'affirmation que le confus est indispensable, ou lecteur de M. Benda une instance de plus s'introduit : il
irréductible, puisse être considérée comme un encouragement peut juger M. Benda pair le jugement catégorique que porte
à le soustraire à toute investigation. Au contraire, notre celui-ci sur La Bruyère qui juge les hommes qui jugent leur
effort vise à comprendre comment la notion confuse est siècle, et ainsi de suite, en raison de l'interaction entre la
maniée, quel est son rôle et sa portée. Cet effort aura personne et ses jugements.
surtout pour résultat, pensons-nous, de montrer que des
notions que l'on considère généralement comme absolument Les considérations qui précèdent nous paraissent suffi-
claires ne le sont que par l'élimination de certaines santes pour pouvoir affirmer que le domaine de l'argumen-
équivoques déterminées. Loin donc de se complaire dans la tation rhétorique ne peut être réduit par un effort, quelque
confusion, il s'agit de pousser l'analyse des notions aussi poussé soit-il, pour ramener celle-ci, soit à l'argumentation
loin que possible, mais avec la conviction que cet effort ne logique, soit à la suggestion pure et simple.
peut aboutir à une réduction de toute la pensée à des La première tentative consisterait évidemment à faire de
éléments parfaitement clairs. l'argumentation rhétorique une logique du probable. Mais
Non seulement déterminer le sens des notions, mais aussi quels que soient les progrès que peut encore faire le calcul
l'intention de celui qui parle, la signification et la portée de des probabilités, l'application en est limitée à un domaine
ce qu'il dit - autant de problèmes fondamentaux de la dont les conditions ont été déterminées avec une précision
rhétorique dont la logique formelle, basée sur l'univocité, n'a suffisante. Or, nous l'avons vu, en rhétorique, il faut exclure
pas à se préoccuper. cette détermination.
Prenons un exemple bien simple et suffisamment clair. Il La seconde tentative consisterait à étudier les effets
s'agit d'un passage de La Bruyère suggestifs produits par certains moyens verbaux d'expression,
et à ramener à ces effets toute l'efficacité des procédés non
Si certains morts revenaient au monde, et s'ils voyaient leurs logiques d'argumentation. Tentative qui peut être féconde,
grands noms portés, et leurs terres les mieux situées, avec leurs mais qui laisserait échapper l'aspect d'argumentation que
châteaux et leurs maisons antiques, possédées par des gens dont nous voulons précisément mettre en évidence.
les pères étaient peut-être leurs métayers, quelle opinion pourraient-ils
avoir de notre siècle ? (1). Ce qui est exact, c'est que parmi les procédés d'argumen-
tation que nous rencontrons, un certain nombre sont proches
M. Benda, dans sa préface à l'édition de La Pléiade, des procédés d'une logique de la probabilité : ce sont
interprète ce passage comme une déclaration nette en faveur notamment la preuve par l'exemple, les arguments basés sur
de l'immobilité des classes. Peut-être. Mais, comme dans le normal, sur la compétence.
toute affirmation de ce genre, c'est-à-dire qui porte sur une A l'autre extrémité, nous trouvons une série de procédés
appréciation posée par autrui, nous pouvons y voir, soit un destinés surtout à augmenter l'intensité de l'adhésion par ce
jugement défavorable sur le siècle où triomphent les nouveaux que nous appellerions l'impression de présence ou de réalité.
riches, soit un jugement défavorable sur les morts qui C'est dans ce groupe que nous placerions l'analogie sous ses
jugeraient défavorablement ce siècle ; pour le différentes formes, et notamment la métaphore. Leur rôle en
rhétorique est primordial. Nous y trouvons aussi la plupart
des procédés que, sous le nom de « figures »,
(1) LA BRUYÈRE, Œuvres, éd. La Pléiade, Paris, Les Caractères, Des biens de CH. PERELMAN ET L. OLBRECHTS-TYTECA
fortune, 23, p. 202, et note de J. B E N D A , p . 7 0 9 .
34 RHÉTORIOUE ET PHILOSOPHIE LOGIQUE ET RHÉTORIQUE 35
36 RHÉTORIQUE ET PHILOSOPHIE
qui pourrait être considérée comme une sorte de cliché, tire
En matière sociale, la conscience du fait que quelque son prestige et sa dignité de sa répétition même, et de ce
chose est un procédé suffit souvent pour enlever à celui-ci qu'elle est perçue comme procédé.
toute efficacité. L'homme vertueux est respecté ; mais si l'on De m êm e l e sujet peut , dans un t rait em ent psychia -
se rend compte que son comportement est déterminé trique, souhaiter la suggestion qui lui sera faite. Et le soldat
uniquement par le désir d'être respectable, on qualifiera qui part au combat peut volontairement se soumettre au discours
celui-ci non de vertueux mais d'ostentatoire. Proust nous dit patriotique très peu original qui lui est adressé, de même que
à la fois ce qu'il faut faire et l'inutilité de le faire si la chose le promeneur fatigué se laissera entraîner par une marche
est perçue comme procédé : « De même si un homme chantée.
regrettait de ne pas être assez recherché par le monde, je ne On observerait, peut-être, que le cas où l'argumentation
lui conseillerais pas de faire plus de visites, d'avoir encore un rhétorique perd le moins de son efficacité, lorsqu'elle est
plus bel équipage, je lui dirais de ne se rendre à aucune perçue comme procédé, est celui du discours épidictique ou
invitation, de vivre enfermé dans sa chambre, de n'y laisser de ce qui s'en rapproche, c'est-à-dire le cas où il existe déjà
entrer personne et qu'alors on ferait queue devant sa porte. une certaine adhésion aux conclusions et où celle-ci doit
Ou plutôt je ne le lui dirais pas. Car c'est une façon assurée seulement être renforcée. Il y aurait, pensons-nous, lieu de
d'être recherché qui ne réussit que comme celle d'être aimé, rechercher quand, et selon quelles conditions, l'argumentation
c'est-à-dire si on ne l'a nullement adoptée pour cela, si, par rhétorique perçue comme procédé peut garder son efficacité.
exemple, on garde toujours la chambre parce qu'on est Notons, à cet égard, qu'un acte est perçu comme procédé
gravement malade, ou qu'on croit l'être, ou qu'on y tient une lorsqu'on ne lui trouve pas d'autre interprétation ou que
maîtresse enfermée et qu'on préfère au monde (1). » celles-ci sont moins plausibles : il faudra donc se servir de la
Tout l'art est guetté par cette disqualification. Nécessité rhétorique pour combattre l'idée que c'est de la rhétorique.
du procédé, danger du procédé, justification et rejet du Un premier procédé - bien connu et bien usé, mais très efficace
cliché, terrorisme et critique du terrorisme, nul mieux que M. - est d'insinuer dès l'exorde que l'on n'est pas un orateur (1).
Paul han n'en a sent i l e va- et -vient subti l (2). Il semble que Encore que, ici aussi, il faille quelque prudence, et que ce
les renoncements en art soient nécessités, en grande partie, n'est pas sans raison que Dale Carnegie critique ses jeunes
par cette inefficacité qui frappe le procédé dès qu'il est perçu élèves qui débutent maladroitement en annonçant qu'ils ne
comme tel - encore que d'autres raisons profondes y savent pas s'exprimer (2). Notre classement des procédés
concourent également (3). d'argumentation - échelonnés de la logique à la suggestion -
permettrait peut-être de justifier ces divergences d'opinion :
Toutefois, si la perception du procédé diminue son plus les procédés se rapprochent
efficacité, ce n'est point là règle absolue : la formule rituelle,
(1) Cf. QUINTILIEN, Institution oratoire, trad. Henri BORNECQUE, Paris, Garnier,
(1) PROUST, A la recherche du temps perdu, N. R. F., Paris, 1923, t. VI, 2 La liv. IV, chap. I, 8.
prisonnière, p. 228. (2) Dale CARNEGIE, Public Speaking and Influencing men in Business, P. 207 de
(2) Cf. J. PAULHAN, Les fleurs de Tarbes, Paris, N. R. F., Gallimard, 1941 ; Braque la traduction française de Maurice BEERBLOCK et Marie DELCOURT, Liége, Desoer,
1950.
le Patron, Genève-Paris, Éditions des trois collines, 1946.
(3) Cf. E. DUPRÉEL, Le renoncement, Archives de la Société belge de Philosophie,
fasc. n° 2, 2e année, Bruxelles, 1929-30. Reproduit dans Essais pluralistes, Paris,
Presses Universitaires de France, 1949.
LOGIQUE ET RHÉTORIQUE 39
38 RHÉTORIQUE ET PHILOSOPHIE
rhétorique, nous l'avons dit, n'est jamais
de la logique, moins leur perception comme procédé indiscutable.
serait néfaste ; plus ils se rapprocheraient de la Quelle sera donc la garantie de nos
suggestion, plus elle serait nuisible. raisonnements ? Ce sera le discernement des
La perte d'efficacité des procédés auditeurs auxquels s'adresse
d'argumentation est particulièrement sensible dans l'argumentation. Dès lors, on voit l'intérêt
l'activité littéraire. L'alternance des procédés n'est que présente, pour la valeur des arguments,
point contradiction ou paradoxe ; parmi ceux-ci nous le souci de les adresser à un auditoire
comptons évidemment la soi-disant absence de universel. C'est cet auditoire que l'on vise dans
procédé, la spontanéité qui succède à l'attendu les raisonnements les plus élevés de la
lorsque celui-ci a perdu sa force persuasive. Car la philosophie. Nous avons vu que cet auditoire
spontanéité, elle-même, perd son efficacité dès universel n'est, lui-même,
qu'elle est perçue comme procédé, et doit être
remplacée par autre_ chose.
Toute rhétorique qui s'attache aux formes
particulières de pensée ou de style, et qui ne tente
pas de généraliser autant que possible ses
conclusions et d'embrasser l'ensemble de
l'argumentation sur les valeurs, risque donc de
devenir rapidement périmée.
Nous dirons que ce que la correction est
pour la grammaire, la validité pour la logique,
l'efficacité l'est pour la rhétorique.
Que l'on ne croie toutefois pas que notre but
serait d'indiquer des moyens de tromper
l'adversaire, de déjouer son attention, de le priver de
son contrôle par des tours de passe-passe plus ou
moins ingénieux.
Mais si l'efficacité seule entre en ligne de
compte, aurons-nous un critère qui nous permette
de distinguer la réussite du charlatan et celle du
philosophe éminent ?
Ce critère ne pourrait évidemment fournir de
norme absolue étant donné que l'argumentation
qu'une fiction de l'auteur et emprunte ses caractères aux notions (1) L'induction étant, à notre avis, un raisonnement complexe, combinant
des procédés rhétoriques avec des inférences logiques et un appel à l'expérience,
de celui-ci. Toutefois, s'adresser à cet auditoire, nous n'en avons pas tenu compte dans nos analyses préliminaires, estimant que
son examen ne peut être fructueux qu'après un exposé détaillé des moyens de
constitue, dans le fait d'un esprit honnête, l'effort preuve rhétoriques.
maximum d'argumentation qui puisse lui être
réclamé. Les arguments que nous analyserons seront
donc ceux que les esprits les plus droits, et, dirons-
nous, souvent les plus rationalistes, ne peuvent pas
ne pas utiliser quand il s'agit de certaines matières,
telle que la philosophie et les sciences humaines.
Contrairement à Platon, et même à Aristote et à
Quin-tilien, qui s'efforcent de retrouver dans la
rhétorique des raisonnements à l'instar de ceux de
la logique, nous ne croyons pas que la rhétorique ne
soit qu'un expédient moins sûr, qui s'adresse aux
naïfs et aux ignorants. Il y a des domaines, celui
de l'argumentation religieuse, celui de l'éducation
morale ou artistique, celui de la philosophie, celui du
droit, où l'argumentation ne peut être que rhétorique.
Les raisonnements valables en logique formelle ne
peuvent s'appliquer dans le cas où il ne s'agit ni de
jugements purement formels ni de propositions
ayant un contenu tel que l'expérience suffise à les
étayer (1).
La vie quotidienne, familiale ou politique, nous
fournira à foison des exemples d'argumentation
rhétorique. L'intérêt de ces exemples journaliers
sera dans les rapprochements qu'ils permettent
avec les exemples pris dans l'argumentation la
plus élevée des philosophes et des juristes.
Ayant ainsi tenté de délimiter le champ de
l'argumentation rhétorique, de voir son but et les
caractères qui la différencient de l'argumentation
logique, nous compren-
40 RHÉTORIQUE ET PHILOSOPHIE fût l'évidence personnelle du protestantisme,
l'évidence rationnelle du cartésianisme ou
drons mieux, semble-t-il, les causes du déclin de la l'évidence sensible des empiristes, ne pouvait
que disqualifier la rhétorique.
rhétorique.
Leibniz croit que « l'art de conférer et
Du moment où l'on croit que la raison, disputer auroit besoin d'estre tout refondu (2) ».
l'expérience ou la révélation, peuvent trancher Mais il voit dans la rhéto-
tous les problèmes - au moins en droit, sinon en
fait - la rhétorique ne peut être qu'un ensemble (1) CICÉRON, De Oratore, liv. 111, 16.
de procédés pour tromper les ignorants. (2) LEIBNIZ, Œuvres, éd. Gerhardt, 5e vol., Berlin, 1 8 8 2 , Nouveaux essais sur
Si la rhétorique a pu être, pendant toute l'entendement, p. 399.
42 RHÉTORIQUE ET PHILOSOPHIE 43
Cette logique doit nous permettre, notamment, de sur ce qui est essentiellement l'oeuvre de l'homme, sur les
préciser la notion même de jugement de valeur. Nous croyons, valeurs et les normes qu'il a créées, et que la discussion
en effet, de plus en plus, que le problème des valeurs ne se conçoit permet de promouvoir. L'étude des procédés de cette
qu'en fonction de l'argumentation à l'égard d'autrui. discussion peut développer dans l'homme la conscience des
La rhétorique est immorale, a-t-on dit, parce qu'elle techniques intellectuelles dont se servent tous ceux qui
permet de soutenir le pour et le contre - et combien ce élaborent sa culture.
reproche embarrasse Quintilien (1). C'est parce qu'elle est une oeuvre vraiment humaine que la
Mais ce n'est pas parce qu'il y a des arguments pour et rhétorique, croyons-nous, a connu son maximum d'éclat aux
des arguments contre, que ces arguments ont même valeur. Un auteur époques d'humanisme, aussi bien dans la Grèce antique que
aussi classique que J. Stuart Mill insiste sur la nécessité de dans les siècles de la Renaissance.
peser les arguments. Si notre siècle doit se dégager définitivement du posi-
Les opinions les plus opposées peuvent faire montre d'une tivisme, il a besoin d'instruments qui lui permettent de
évidence plausible quand chacune s'expose et s'explique elle- comprendre ce qui constitue le réel humain. Quelque éloignée
même ; ce n'est qu'en écoutant et comparant ce que chacune qu'elle en paraisse, notre préoccupation rejoint, peut-être, par
peut dire contre l'autre et ce que celle-ci peut dire pour sa défense son mobile, les dernières tentatives de M. Bachelard ou les
qu'il est possible de décider quelle est celle qui a raison (2). recherches des existentialistes contemporains. On y trouverait
Le juge éclairé est celui qui décide après avoir entendu le un pareil souci de l'homme et de ce qui échappe à la
pour et le contre. Nous pourrions dire que la rhétorique, juridiction d'une logique purement formelle et de
plutôt que de former le plaideur, doit former le juge. Ce qu'il l'expérience. Nous croyons qu'une théorie de la
y a de déplaisant dans l'idée de plaidoyer, c'est que celui-ci connaissance, qui corresponde à ce climat de la philosophie
est unilatéral, fermé aux arguments de l'adversaire, si ce n'est contemporaine, a besoin d'intégrer dans sa structure les
pour les réfuter. Pour le plaideur, les conclusions sont connues procédés d'argumentation utilisés dans tous les domaines de la
et il ne s'agit que de trouver les arguments qui les appuyent. culture humaine et que, pour cette raison, un renouveau de la
Mais ce plaidoyer ne peut être séparé de son contexte, du rhétorique serait conforme à l'aspect humaniste des
plaidoyer de la partie adverse. Dans une ambiance aspirations de notre époque.
relativiste, il n'y a plus de pour et de contre indépendants :
il y a une formation incessante de systèmes nouveaux
intégrant ce pour et ce contre. C'est là le sens de la
responsabilité et de la liberté dans les affaires humaines. Là
où il n'y a ni possibilité de choix ni alternative, nous
n'exerçons pas notre liberté. C'est la délibération qui distingue
l'homme de l'automate. Cette délibération porte'
Institution oratoire, liv. II, chap. XVII, 30 et suiv.
(1) QUINTILIEN,
(2) J. Stuart MILL, Système de logique, tract. sur la 6, éd. anglaise
par Louis PEISSE, 2 vol., Paris, 1866, t. 1, Préface, p. xxii.