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Résumé : L’espace social urbain se crée dans la jonction entre les actions publiques et pri-
vées relatives à l’espace public et à l’expérience quotidienne de cet espace. L’élément qui lie
l’« espace public » et l’« espace social » est l’accessibilité, c’est-à-dire la capacité de l’espace
urbain physique de communiquer avec les citadins, de se faire accepter et de participer à la
vie urbaine. Dans cet article sont présentés les résultats d’une recherche menée sur les com-
mandes des monuments post-communistes de Bucarest, dans cette perspective relation-
nelle. La notion de « sphère publique » est aussi investiguée en relation avec la production
des monuments.
Mots clés : ville, monuments, Bucarest, espace public, espace social.
Abstract : The social urban space appears at the junction between public and private
actions on the public space and the daily experience of it. The ingredient that links “the phys-
ical urban space” to “the social space” is the accessibility, namely the physical urban space
capacity to communicate with the inhabitants, to be accepted and to participate to the urban
life. My article will present the results of a research conducted on the post-communist mon-
uments of Bucharest, starting from this relational perspective. “The public sphere” is another
notion I will investigate in relation to the monuments’ production.
Keywords : city, monuments, Bucharest, public space, social space.
de l’espace public et, plus précisément, sur la constitution de l’espace social. L’argu-
ment de ma démarche sera centré sur la liaison entre l’espace public en tant qu’éten-
due physique et l’espace social comme espace signifiant. Dans cette relation, les
monuments jouent un rôle important, dû à leur forte dimension symbolique. Le cas
des monuments post-communistes de Bucarest sera présenté dans la lumière de
cette perspective duelle.
L’élément qui lie les deux dimensions est l’accessibilité, c’est-à-dire la capacité
des monuments de communiquer aux citadins, de se faire accepter par eux et de par-
ticiper à la vie urbaine. Seule la « consommation » de l’espace public permet l’émer-
gence de l’espace social.
“town” was the life center of civil society not only economically ; in cultural-political
contrast to the court, it designated especially an early public sphere in the world of
letters whose institutions were the coffee houses, the salons, and the Tischgesells-
chaften (table societies) » (Habermas, 1989, p. 30). La sphère publique décrite par
Habermas est née dans le milieu bourgeois, où les individus se rencontrent en met-
tant entre parenthèses leurs spécificités et où la rationalité est le dénominateur com-
mun qui permet l’existence des discussions publiques. Cette sphère publique est
formée des individus en tant que personnes privées, elle est une sorte de commu-
nauté imaginaire ou virtuelle qui n’est pas nécessairement située dans un espace
identifiable.
Dans la même filière de pensée, le philosophe Charles Taylor précise la notion
de « sphère publique ». À la fin de mon analyse, je reprendrai sa définition pour
examiner l’éventuelle participation des monuments post-communistes à la consti-
tution de la sphère publique.
La sphère publique, telle qu’elle se manifeste aujourd’hui, présente quelques
traits particuliers, radicalement nouveaux. Premièrement, la sphère publique, comme
le montre Charles Taylor, est « métatopique » : un espace commun, non localisable,
qui se compose de divers espaces topiques, c’est-à-dire localisables du point de vue
territorial et temporel (Taylor, 2004, p. 86). Deuxièmement, elle est distincte du
pouvoir politique et en même temps le contraint, grâce à une légitimité issue de
son enracinement dans la rationalité et la moralité du peuple. Finalement, une
autre caractéristique de la sphère publique est la sécularisation, c’est-à-dire le rejet
du temps sacré et le positionnement dans un temps profane : dans la sphère publi-
que, il n’y a pas d’événements ou de personnages fondateurs en dehors desquels
l’existence même de cet espace ne serait pas possible. En somme, la sphère publique
est « a new metatopical space, in which members of society could exchange ideas
and come to a common mind. As such, it constituted a metatopical agency, but one
that was understood to exist independent of the political constitution of society and
completely in profane time » (Taylor, 2004, p. 99).
reconnaît ainsi l’importance de tout objet non utilitaire pour l’espace public, en
renvoyant à la charge des institutions publiques le processus de vérification et
d’approbation.
En tant qu’objets publics, les monuments participent au dessin urbain. Ils ne
marquent pas simplement les espaces, ils les créent et en ce sens la construction
des monuments représente une pratique de production d’espaces publics. Ce qui
fait leur caractère spécifique, par rapport à d’autres objets urbains, c’est leur poids
symbolique prégnant et l’absence de toute dimension utilitaire. Néanmoins, comme
dans le cas des espaces publics en général, leur participation à la production du sens
social, donc à la construction de l’espace social, dépend de leur capacité à s’inté-
grer dans la vie des citadins, à se faire accepter, interpréter et assimiler dans les pra-
tiques quotidiennes et dans l’imaginaire social.
Dans un livre dédié à l’espace public compris comme espace physique, symbo-
lique et social à la fois, les auteurs – architectes et urbanistes – observent que « the
goals most often cited by the producers and managers of public spaces include public
welfare, visual enhancement, environmental enhancement, and economic develop-
ment. Not always stated but also key in many settings is enhancement of the public
image of the corporate or government producers and managers » (Carr et al., 1995,
p. 10). Selon ces auteurs, l’espace public doit être « responsive », « democratic » et
« meaningful ». Être « responsive » signifie que l’espace public doit accueillir les divers
besoins des gens. Au contraire, le caractère « démocratique » se réfère à l’ouverture
physique et sociale de l’espace public à tous les gens. La dernière qualité « meanin-
gful » présuppose sa dimension symbolique. On peut étendre ces attributs aux monu-
ments, en tant que créateurs d’espace public, et rechercher ces propriétés dans le cas
des monuments post-communistes de Bucarest. Est-ce que ces monuments sont édi-
fiés afin de remplir un rôle social donné ?
L’ouverture physique et sociale de l’espace public signifie l’accès que les gens ont
à l’espace public où ils vivent, accès qui, une fois généralisé pour toutes les catégories
d’habitants, représente une condition nécessaire pour l’existence de l’espace par-
tagé. En ce qui concerne les monuments, eux-mêmes créateurs d’espace, l’ouverture
physique peut être réalisée de plusieurs manières : le placement des monuments
dans des zones accessibles, visibles, donc des monuments ayant des dimensions pro-
pices à leur perception. Ainsi, l’ouverture physique tient du caractère d’objet phy-
sique et public des monuments. L’ouverture sociale porte sur les thèmes des
monuments : cela signifie que toutes les personnes ont un accès interprétatif aux
thèmes que les monuments incarnent et ils peuvent être acceptés par quiconque.
Ce type d’ouverture est spécialement réalisable par la promotion de personnalités,
d’événements, d’idées et de valeurs permettant à toute personne de les compren-
dre et de les accepter.
À travers l’analyse des monuments et des interviews de onze responsables des
institutions commanditaires, j’essayerai de vérifier si les monuments post-commu-
nistes soient aptes à constituer un fondement commun pour les habitants de Buca-
rest, dû à leur ouverture physique et sociale.
86 Les monuments post-communistes de Bucarest entre « espace public » et « espace social »
La thématique
Si on prend uniquement en considération les thèmes des monuments post-commu-
nistes de Bucarest, on peut observer le degré de leur ouverture sociale. On compte :
– neuf monuments de personnalités étrangères, politiques ou culturelles ;
– huit monuments de personnalités culturelles roumaines ;
– sept monuments de personnalités politiques roumaines ;
– cinq monuments décoratifs ;
– quatre monuments dédiés à la Révolution de 1989 ;
– deux monuments dédiés à l’Europe ;
– deux monuments dédiés aux soldats roumains des deux guerres mondiales.
On observe ainsi que les monuments nouveaux les plus présents dans l’espace
bucarestois sont dédiés aux personnalités étrangères. Sept d’entre eux sont mis en
place par la municipalité et deux n’ont pas un commanditaire connu, ils sont sim-
plement apparus dans l’espace public 2. Les sept monuments installés par la muni-
cipalité représentent des dons des ambassades aux institutions roumaines.
Parmi les personnalités politiques roumaines représentées, on trouve deux
représentants du Parti national paysan de la période d’entre les deux guerres mon-
diales, qui représentent aussi des symboles anticommunistes : Iuliu Maniu 3 et Cor-
neliu Coposu, l’assistant de Maniu 4. Les autres monuments évoquent Alex I Cuza,
le premier souverain de la Roumanie, symbole de l’unité des pays roumains (deux
monuments lui font hommage) ; Barbu Catargiu 5, Premier ministre sous Alex I
Cuza ; Ion Ghica, Premier ministre sous Alex I Cuza et Carol I ; et Vlad Tepes, sei-
gneur du pays Tara Romaneasca, reconnu pour sa résistance contre les Ottomans.
La statue de Ion Ghica n’a pas les avis nécessaires et le commanditaire n’est pas
connu. Au contraire, le monument de Barbu Catargiu fait partie du programme de
la mairie visant à la récupération des monuments démolis pendant le régime com-
muniste. Les commanditaires sont le ministère de la Culture et des Cultes, la muni-
cipalité et le Parti national paysan.
Les monuments des personnalités culturelles sont dédiés à George Enescu, le
compositeur roumain le plus célèbre, à George Calinescu, écrivain et critique litté-
raire réputé (sans avis ni commanditaire connu), à Constantin Brancusi, le sculp-
teur roumain le plus illustre, à Nichita Stanescu, poète, à George Stephanescu,
Les emplacements
Une ligne d’analyse liée à la question de l’ouverture physique des monuments con-
cerne leur capacité à devenir, du point de vue physique, des lieux d’agrégation
sociale. Cette capacité est liée à leur visibilité, à leur accessibilité et à l’ampleur de
l’espace qui les entoure.
Un lieu favori des commanditaires semble être les parcs. Dix monuments et
ensembles monumentaux sont installés dans les parcs centraux de la capitale :
Vasil Levski, Bela Bartok, C-tin Brancusi, Ion Ghica, Ion Voicu, Nichita Stanescu,
les ouvrages Apostu, les héros américains de la Seconde Guerre mondiale, l’infan-
ANDREEA LAZEA 89
Les interviews
À travers les interviews, j’ai examiné la manière dont les commanditaires envisa-
gent l’intégration des monuments dans l’espace public urbain et dans la vie des
habitants. Les thèmes les plus récurrents qui apparaissent dans les entretiens sont
les suivants :
a) La société dans son ensemble doit respecter l’installation des monuments, telle
qu’elle est mise en œuvre par les institutions publiques. Il me paraît ici signi-
90 Les monuments post-communistes de Bucarest entre « espace public » et « espace social »
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