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Dossier

LES MONUMENTS POST-COMMUNISTES


DE BUCAREST ENTRE « ESPACE PUBLIC »
ET « ESPACE SOCIAL »
Andreea LAZEA 1

Résumé : L’espace social urbain se crée dans la jonction entre les actions publiques et pri-
vées relatives à l’espace public et à l’expérience quotidienne de cet espace. L’élément qui lie
l’« espace public » et l’« espace social » est l’accessibilité, c’est-à-dire la capacité de l’espace
urbain physique de communiquer avec les citadins, de se faire accepter et de participer à la
vie urbaine. Dans cet article sont présentés les résultats d’une recherche menée sur les com-
mandes des monuments post-communistes de Bucarest, dans cette perspective relation-
nelle. La notion de « sphère publique » est aussi investiguée en relation avec la production
des monuments.
Mots clés : ville, monuments, Bucarest, espace public, espace social.

Abstract : The social urban space appears at the junction between public and private
actions on the public space and the daily experience of it. The ingredient that links “the phys-
ical urban space” to “the social space” is the accessibility, namely the physical urban space
capacity to communicate with the inhabitants, to be accepted and to participate to the urban
life. My article will present the results of a research conducted on the post-communist mon-
uments of Bucharest, starting from this relational perspective. “The public sphere” is another
notion I will investigate in relation to the monuments’ production.
Keywords : city, monuments, Bucharest, public space, social space.

Les monuments dans l’espace urbain participent à la création de l’espace public et


représentent des centres potentiels de la vie sociale. L’analyse de leur production
et de leur réception fait partie d’une recherche plus vaste portant sur l’émergence

1. Doctorante en anthropologie à l’Université Bordeaux II et à l’Université Babes, Cluj-


Napoca (Roumanie). andreea_lazea@yahoo.com.
82 Les monuments post-communistes de Bucarest entre « espace public » et « espace social »

de l’espace public et, plus précisément, sur la constitution de l’espace social. L’argu-
ment de ma démarche sera centré sur la liaison entre l’espace public en tant qu’éten-
due physique et l’espace social comme espace signifiant. Dans cette relation, les
monuments jouent un rôle important, dû à leur forte dimension symbolique. Le cas
des monuments post-communistes de Bucarest sera présenté dans la lumière de
cette perspective duelle.
L’élément qui lie les deux dimensions est l’accessibilité, c’est-à-dire la capacité
des monuments de communiquer aux citadins, de se faire accepter par eux et de par-
ticiper à la vie urbaine. Seule la « consommation » de l’espace public permet l’émer-
gence de l’espace social.

De l’espace public à la sphère publique


Une anthropologie de la ville est vouée à étudier les phénomènes qui sont typiques
à la ville. Les rôles segmentaires, l’interdépendance limitée, l’émancipation, l’hété-
rogénéité, l’intensification des stimuli extérieurs, la tolérance ou la sécularisation
sont des traits constitutifs de l’expérience de la ville contemporaine, mis en exergue
par les sociologues et les anthropologues. Par opposition au village, ou par une
analyse indépendante de ses caractéristiques fondamentales, il est possible de rele-
ver des types de relations sociales et des valeurs constitutives de la ville.
L’un des plus importants attributs de la ville, qui a des conséquences sur toutes
les zones de la vie sociale, est la densité de la population. Ulf Hannerz, dans son
livre capital, Explorer la ville, parle de la différence fondamentale entre les petites
communautés et les milieux urbains, différence issue des conditions démographi-
ques : « Dans une petite communauté, on peut concevoir que quelqu’un passe sa
vie entière avec les mêmes gens […] En milieu urbain, au contraire, les interlocu-
teurs se succèdent en plus grand nombre, quel que soit le domaine d’activité »
(Hannerz, 1983, p. 150). Par conséquent, « la ville peut seule en rassembler en
nombre suffisant pour leur offrir la possibilité d’échanger leurs préoccupations
communes. Parmi tous les partenaires accessibles, ces occasions leur permettront
de choisir les leurs. Ce type d’échange peut conduire soit à la stabilisation des points
de vue et des comportements concernés – puisqu’ils bénéficient alors du soutien du
groupe –, soit à leur développement cumulatif » (Hannerz, 1983, p. 151).
Hannerz fait ainsi le passage d’une coordonnée de nature quantitative – la
situation démographique – à une dimension qualitative de la vie urbaine. Le milieu
citadin favorise l’émergence d’un certain type de relations sociales, constitutif de la
société démocratique actuelle. On peut distinguer dans cette opportunité que seule
la ville peut offrir l’une des conditions de possibilité de l’existence d’une société
civile, au sein de laquelle la formation d’une opinion publique devient possible.
À la suite d’une argumentation différente, Jürgen Habermas, dans son exposé
sur l’histoire de la formation de la sphère publique, parle du cadre spatial du XVIII
siècle – la ville – où émerge un type d’espace public jusqu’alors impossible : « The
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“town” was the life center of civil society not only economically ; in cultural-political
contrast to the court, it designated especially an early public sphere in the world of
letters whose institutions were the coffee houses, the salons, and the Tischgesells-
chaften (table societies) » (Habermas, 1989, p. 30). La sphère publique décrite par
Habermas est née dans le milieu bourgeois, où les individus se rencontrent en met-
tant entre parenthèses leurs spécificités et où la rationalité est le dénominateur com-
mun qui permet l’existence des discussions publiques. Cette sphère publique est
formée des individus en tant que personnes privées, elle est une sorte de commu-
nauté imaginaire ou virtuelle qui n’est pas nécessairement située dans un espace
identifiable.
Dans la même filière de pensée, le philosophe Charles Taylor précise la notion
de « sphère publique ». À la fin de mon analyse, je reprendrai sa définition pour
examiner l’éventuelle participation des monuments post-communistes à la consti-
tution de la sphère publique.
La sphère publique, telle qu’elle se manifeste aujourd’hui, présente quelques
traits particuliers, radicalement nouveaux. Premièrement, la sphère publique, comme
le montre Charles Taylor, est « métatopique » : un espace commun, non localisable,
qui se compose de divers espaces topiques, c’est-à-dire localisables du point de vue
territorial et temporel (Taylor, 2004, p. 86). Deuxièmement, elle est distincte du
pouvoir politique et en même temps le contraint, grâce à une légitimité issue de
son enracinement dans la rationalité et la moralité du peuple. Finalement, une
autre caractéristique de la sphère publique est la sécularisation, c’est-à-dire le rejet
du temps sacré et le positionnement dans un temps profane : dans la sphère publi-
que, il n’y a pas d’événements ou de personnages fondateurs en dehors desquels
l’existence même de cet espace ne serait pas possible. En somme, la sphère publique
est « a new metatopical space, in which members of society could exchange ideas
and come to a common mind. As such, it constituted a metatopical agency, but one
that was understood to exist independent of the political constitution of society and
completely in profane time » (Taylor, 2004, p. 99).

Les monuments post-communistes à Bucarest


Pour comprendre le processus d’édification des monuments dans l’espace buca-
restois après 1989, quelques remarques préliminaires sont nécessaires. La période
d’après la chute du communisme a entraîné la nécessité de reconfigurer les valeurs
sur lesquelles se fonde la société. En ce qui concerne les villes de Roumanie, cette
reconfiguration a impliqué un processus de reconstruction et de remodelage de
l’espace public. Après un régime totalitaire, sous lequel les espaces et les pratiques
publics ont été soumis à la politique de construction d’un « homme nouveau » et
d’une « société nouvelle », dès les années 1990 jusqu’à présent, le pouvoir politi-
que et administratif d’un côté et la société civile de l’autre, mais de façon moins
visible, ont participé au remodelage du paysage urbain, qui devrait répondre aux
nouvelles provocations du présent.
84 Les monuments post-communistes de Bucarest entre « espace public » et « espace social »

L’installation de nouveaux monuments dans l’espace public fait partie de ce


processus de reconfiguration entrepris par les institutions dirigeantes et par la
société dans son ensemble.
Au cours d’une recherche anthropologique portant sur les monuments post-
communistes de Bucarest, réalisée au cours de l’année 2005-2006, j’ai investigué
les commandes publiques (des institutions publiques) et privées (des organisations
de la société civile ou des individus) dans leur volonté de (re)créer l’espace urbain
(physique) ainsi que l’espace social (signifiant). J’utilise la dénomination « monu-
ments post-communistes » dans un sens strictement temporel, pour désigner les
monuments édifiés après 1989. Je n’emploie pas ce syntagme dans le sens de rup-
ture avec les valeurs ou les idées du régime communiste, pour éviter tout jugement
sur le contenu idéologique.
Je me suis ainsi raprochée du thème du monument en tant qu’objet public
« intentionnel » – dans l’acception qu’en donne Alois Riegl (1984) – objet qui reçoit
cette qualité a priori au moment même de son initiation. Le monument peut être
étudié sous deux aspects : sa commande et sa réception/perception. En d’autres
termes : l’intention que le monument porte et l’influence qu’il exerce sur les indivi-
dus et sur la société dans son ensemble. J’ai choisi d’analyser le côté volontaire :
l’intention du commanditaire. Cette intention s’exprime à travers un processus
complexe qui comporte plusieurs étapes : le choix d’un thème, la délimitation des
conditions que les projets des monuments doivent respecter, l’analyse de divers
projets et la sélection du projet gagnant.
Françoise Choay (1992) a fait remarquer que les monuments commémoratifs
ont perdu de leur impact et qu’en outre, dans les sociétés occidentales, ils sont en
voie de disparition. Les causes que Choay identifie sont, d’une part, la renonciation
à l’idéal de la mémoire en faveur de l’idéal de la beauté et, d’autre part, la prolifé-
ration des modalités artificielles d’archivage de la mémoire. Néanmoins, même à
présent, surtout suite aux révolutions politiques et sociales, l’appel au passé à travers
l’édification de monuments reste une pratique permettant de gagner de la légitimité
et d’orienter l’avenir vers une certaine direction. L’élimination des anciens monu-
ments du paysage bucarestois dédiés aux personnalités ou aux événements dits
communistes, a représenté aussi le début du processus d’édification de nouveaux
monuments et de remplacement des anciens monuments enlevés. Une dizaine de
monuments communistes ont été enlevés de Bucarest en 1990 et trente-sept monu-
ments y ont été installés depuis 1990 jusqu’à présent.
Les monuments post-communistes de Bucarest ne sont cependant pas néces-
sairement destinés à commémorer le passé, ils sont des objets du présent et char-
gés de fonctions différentes, selon les intentions des commanditaires. Leur poids
de mémoire n’est qu’une des significations à côté de leurs fonctions d’embellisse-
ment, pédagogique ou idéologique/conceptuelle. La législation roumaine d’après
1989 désigne ce que je nommerai au cours de mon analyse « monuments » com-
me « monuments des places publiques », en les définissant comme « constructions
non utilitaires, ayant un caractère décoratif, commémoratif et de signe ». La loi
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reconnaît ainsi l’importance de tout objet non utilitaire pour l’espace public, en
renvoyant à la charge des institutions publiques le processus de vérification et
d’approbation.
En tant qu’objets publics, les monuments participent au dessin urbain. Ils ne
marquent pas simplement les espaces, ils les créent et en ce sens la construction
des monuments représente une pratique de production d’espaces publics. Ce qui
fait leur caractère spécifique, par rapport à d’autres objets urbains, c’est leur poids
symbolique prégnant et l’absence de toute dimension utilitaire. Néanmoins, comme
dans le cas des espaces publics en général, leur participation à la production du sens
social, donc à la construction de l’espace social, dépend de leur capacité à s’inté-
grer dans la vie des citadins, à se faire accepter, interpréter et assimiler dans les pra-
tiques quotidiennes et dans l’imaginaire social.
Dans un livre dédié à l’espace public compris comme espace physique, symbo-
lique et social à la fois, les auteurs – architectes et urbanistes – observent que « the
goals most often cited by the producers and managers of public spaces include public
welfare, visual enhancement, environmental enhancement, and economic develop-
ment. Not always stated but also key in many settings is enhancement of the public
image of the corporate or government producers and managers » (Carr et al., 1995,
p. 10). Selon ces auteurs, l’espace public doit être « responsive », « democratic » et
« meaningful ». Être « responsive » signifie que l’espace public doit accueillir les divers
besoins des gens. Au contraire, le caractère « démocratique » se réfère à l’ouverture
physique et sociale de l’espace public à tous les gens. La dernière qualité « meanin-
gful » présuppose sa dimension symbolique. On peut étendre ces attributs aux monu-
ments, en tant que créateurs d’espace public, et rechercher ces propriétés dans le cas
des monuments post-communistes de Bucarest. Est-ce que ces monuments sont édi-
fiés afin de remplir un rôle social donné ?
L’ouverture physique et sociale de l’espace public signifie l’accès que les gens ont
à l’espace public où ils vivent, accès qui, une fois généralisé pour toutes les catégories
d’habitants, représente une condition nécessaire pour l’existence de l’espace par-
tagé. En ce qui concerne les monuments, eux-mêmes créateurs d’espace, l’ouverture
physique peut être réalisée de plusieurs manières : le placement des monuments
dans des zones accessibles, visibles, donc des monuments ayant des dimensions pro-
pices à leur perception. Ainsi, l’ouverture physique tient du caractère d’objet phy-
sique et public des monuments. L’ouverture sociale porte sur les thèmes des
monuments : cela signifie que toutes les personnes ont un accès interprétatif aux
thèmes que les monuments incarnent et ils peuvent être acceptés par quiconque.
Ce type d’ouverture est spécialement réalisable par la promotion de personnalités,
d’événements, d’idées et de valeurs permettant à toute personne de les compren-
dre et de les accepter.
À travers l’analyse des monuments et des interviews de onze responsables des
institutions commanditaires, j’essayerai de vérifier si les monuments post-commu-
nistes soient aptes à constituer un fondement commun pour les habitants de Buca-
rest, dû à leur ouverture physique et sociale.
86 Les monuments post-communistes de Bucarest entre « espace public » et « espace social »

L’analyse des monuments

La thématique
Si on prend uniquement en considération les thèmes des monuments post-commu-
nistes de Bucarest, on peut observer le degré de leur ouverture sociale. On compte :
– neuf monuments de personnalités étrangères, politiques ou culturelles ;
– huit monuments de personnalités culturelles roumaines ;
– sept monuments de personnalités politiques roumaines ;
– cinq monuments décoratifs ;
– quatre monuments dédiés à la Révolution de 1989 ;
– deux monuments dédiés à l’Europe ;
– deux monuments dédiés aux soldats roumains des deux guerres mondiales.
On observe ainsi que les monuments nouveaux les plus présents dans l’espace
bucarestois sont dédiés aux personnalités étrangères. Sept d’entre eux sont mis en
place par la municipalité et deux n’ont pas un commanditaire connu, ils sont sim-
plement apparus dans l’espace public 2. Les sept monuments installés par la muni-
cipalité représentent des dons des ambassades aux institutions roumaines.
Parmi les personnalités politiques roumaines représentées, on trouve deux
représentants du Parti national paysan de la période d’entre les deux guerres mon-
diales, qui représentent aussi des symboles anticommunistes : Iuliu Maniu 3 et Cor-
neliu Coposu, l’assistant de Maniu 4. Les autres monuments évoquent Alex I Cuza,
le premier souverain de la Roumanie, symbole de l’unité des pays roumains (deux
monuments lui font hommage) ; Barbu Catargiu 5, Premier ministre sous Alex I
Cuza ; Ion Ghica, Premier ministre sous Alex I Cuza et Carol I ; et Vlad Tepes, sei-
gneur du pays Tara Romaneasca, reconnu pour sa résistance contre les Ottomans.
La statue de Ion Ghica n’a pas les avis nécessaires et le commanditaire n’est pas
connu. Au contraire, le monument de Barbu Catargiu fait partie du programme de
la mairie visant à la récupération des monuments démolis pendant le régime com-
muniste. Les commanditaires sont le ministère de la Culture et des Cultes, la muni-
cipalité et le Parti national paysan.
Les monuments des personnalités culturelles sont dédiés à George Enescu, le
compositeur roumain le plus célèbre, à George Calinescu, écrivain et critique litté-
raire réputé (sans avis ni commanditaire connu), à Constantin Brancusi, le sculp-
teur roumain le plus illustre, à Nichita Stanescu, poète, à George Stephanescu,

2. « Ouvrage répertorié sur site. Il ne se connaît pas d’informations concernant l’installa-


tion » : telle est la formule que le directeur de la Direction pour la Culture, les Cultes et le
Patrimoine culturel national de Bucarest a employée dans la liste des monuments des places
publiques installés après 1989.
3. Trois fois Premier ministre, emprisonné en 1947 et décédé en 1953.
4. Détenu politique pendant 17 ans, il a refondé le parti en 1990.
5. Assassiné en 1862.
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fondateur de l’Opéra de Roumanie, à Nicolae Paulescu, l’inventeur de l’insuline


(sans avis ni commanditaire connu), à Ion Voicu, chef d’orchestre (sans avis ni
commanditaire connu) et à Petre Tutea, penseur et philosophe 6. Les commandi-
taires sont l’Université de Musique, la municipalité, l’Opéra National de Roumanie
et l’église Popa Soare.
Les monuments à caractère esthétique sont des œuvres d’auteur (placés pour
honorer leurs créateurs) ou font partie du programme de récupération des monu-
ments démolis pendant le régime communiste. Leurs commanditaires sont soit
inconnus, soit il s’agit de la municipalité.
La Révolution de 1989 est aussi un thème privilégié et cette constatation est
cohérente avec le rôle de fondement que ce moment revêt dans la construction
d’une société renouvelée. Cet événement est le moment où elle émerge.
Finalement, les objets dédiés aux valeurs européennes sont commandités par
le ministère de la Culture et des Cultes et par la municipalité, tandis que les deux
monuments consacrés aux soldats roumains sont commandités par le ministère de
la Défense nationale.
Les référents des monuments post-communistes sont, dans leur majorité, des
sujets communs à l’histoire et à la culture nationale. Exception faite pour la caté-
gorie des monuments dédiés aux personnalités étrangères, moins connues des
habitants bucarestois, mais qui ne représentent pas des thèmes discutables ou des
sources de conflit social. Les thèmes de ces monuments sont neutres, relativement
aux intérêts des habitants de Bucarest.
Les personnalités politiques représentées par ces monuments sont, à deux
exceptions, étrangères à tout débat et contestation, vu leur enracinement dans une
histoire nationale indiscutable et assimilable par tous les Bucarestois. Les deux
exceptions sont Iuliu Maniu et Corneliu Coposu, deux personnalités assimilables à
la lutte anticommuniste et au sacrifice au nom des valeurs anticommunistes. L’ini-
tiative du premier monument appartient au Parti national paysan chrétien et démo-
crate (PNTCD), dont C. Coposu avait fait partie. L’autre monument a été installé en
1999, à l’initiative du ministère de la Cultures et des Cultes et de la municipalité. On
observe l’importance de la conjoncture politique si on prend en considération le fait
que, quoique le monument de Coposu n’avait pas l’avis nécessaire, à cette heure le
PNTCD étant en opposition, le maire de Bucarest qui faisait partie du PNTCD a par-
ticipé à l’inauguration du monument. Ainsi, un monument situé illégalement dans
l’espace public a été assumé politiquement par un officiel du plus haut niveau. Dans
l’autre cas, en 1999, le PNTCD était au pouvoir, ainsi les institutions de l’État ont pu
initier et financer le monument de Iuliu Maniu et tous les avis légaux ont été obtenus.
Les personnalités culturelles incarnées sont, à leur tour, représentatives au
niveau national et, quoiqu’elles ne soient pas toutes très notoires, elles peuvent
constituer un héritage commun, partagé par tous les Bucarestois et même par tous

6. Reconnu pour son attachement aux valeurs de la droite, au conservatisme et aux


valeurs chrétiennes.
88 Les monuments post-communistes de Bucarest entre « espace public » et « espace social »

les Roumains. Généralement, en ce qui concerne les personnalités roumaines


représentées, on observe la présence massive des thèmes qui concernent le niveau
national, et beaucoup moins des thèmes qui tiennent du niveau local.
Les monuments décoratifs sont, du point de vue de l’ouverture sociale, non
problématiques. Du point de vue de l’expression plastique, les difficultés de com-
préhension ne sont pas grandes, mais le degré d’entendement peut différer relati-
vement au degré de l’éducation des gens.
Le thème de la Révolution représente un fondement commun de la société
roumaine, en général, et de la société bucarestoise plus spécialement, du fait qu’il
s’agit d’une expérience commune, d’un événement vécu par toutes les personnes
âgées de plus de vingt ans. Ainsi, elle représente un noyau de sens privilégié, autour
duquel la société peut se rassembler. Cet événement est évoqué par quatre monu-
ments qui, dans le temps et au fur à mesure que la société s’éloigne de l’année 1989,
sont de plus en plus grands. Une clé de compréhension de cette évolution plastique
peut être la patrimonialisation de la Révolution même. La naissance de la société
actuelle au moment de la Révolution est, au cours du temps, monumentalisée dans
une logique de grandeur. L’effort des institutions commanditaires apparaît comme
la transformation d’une mémoire vive en une histoire officielle. Les contestations
de la Révolution roumaine sont mises entre parenthèses, et de toute la période
1989-1990 il demeure la mémoire d’une révolution populaire que tous les Buca-
restois ont partagée. Les multiples significations de cet événement se restreignent
à un élément simple, indivisible qui devient porteur de sens : la Révolution comme
événement populaire, fondateur de la société démocratique et légitimant le pou-
voir post-communiste. On peut dire que le plus bas dénominateur commun de
sens de la société actuelle est la Révolution de 1989.
Le thème de l’Europe est, en général, familier aux Bucarestois. Les discours
politiques regardant notre destin européen sont, pour la plupart des gens, intério-
risés et assumés. Ainsi, les valeurs européennes peuvent constituer un repère social
des Bucarestois et peuvent aider à la cohésion sociale.
Les héros militaires représentent un thème auquel les Roumains sont depuis
longtemps accoutumés. Vu leur lien au thème de l’indépendance nationale, ces
thèmes sont les moins problématiques du point de vue de l’assimilation sociale.

Les emplacements
Une ligne d’analyse liée à la question de l’ouverture physique des monuments con-
cerne leur capacité à devenir, du point de vue physique, des lieux d’agrégation
sociale. Cette capacité est liée à leur visibilité, à leur accessibilité et à l’ampleur de
l’espace qui les entoure.
Un lieu favori des commanditaires semble être les parcs. Dix monuments et
ensembles monumentaux sont installés dans les parcs centraux de la capitale :
Vasil Levski, Bela Bartok, C-tin Brancusi, Ion Ghica, Ion Voicu, Nichita Stanescu,
les ouvrages Apostu, les héros américains de la Seconde Guerre mondiale, l’infan-
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terie roumaine, les fondateurs de l’Union européenne. La rencontre avec ces


monuments se limite bien sûr aux passants qui ont choisi le parc pour passer leur
temps libre. En même temps, ce type d’emplacement permet l’organisation de fes-
tivités, d’événements publics autour d’eux.
Les autres lieux font partie des zones les plus fréquentées de la ville. Les croise-
ments des rues, les squares, les jardins de diverses institutions ont été choisis par des
commanditaires pour les autres monuments. Dans quelques cas, l’accès au monu-
ment est très difficile, comme pour les monuments de la Croix du Siècle, située dans
une intersection à haute circulation, et le monument du Kilomètre 0, fermé par une
grille afin de le protéger d’éventuels vandalismes.
On constate que les emplacements de ces monuments rendent possible, à dif-
férents degrés, leur perception et leur utilisation lors d’événements publics et, par
conséquent, leur intégration dans la vie bucarestoise.
Un autre point que je voudrais souligner est la préférence manifestée par les
commanditaires pour les lieux centraux. À cette constatation j’ai ajouté les maté-
riaux issus des entretiens, afin de déchiffrer les raisons explicites et implicites qui
font que ces espaces centraux ont presque toujours été préférés pour les monu-
ments de Bucarest. Les entretiens confirment que ce choix n’est pas aléatoire, mais
intentionnel. À partir de la simple observation de la centralité des monuments, se
soulève une interrogation concernant l’équation monument-espace public, telle
qu’elle a été envisagée par les commanditaires. Cette relation m’apparaît comme
unidirectionnelle, dans le sens que ce sont les monuments qui se nourrissent de
l’espace où ils sont placés, et donc qu’ils sont moins voués à nourrir, à leur tour,
cet espace. L’installation des monuments dans le centre-ville, dans la zone histori-
que et dans les beaux quartiers de la ville peut être comprise comme la manifesta-
tion de la volonté des commanditaires que les monuments soient ennoblis par le
milieu. L’absence de monuments dans tous les autres quartiers (avec deux excep-
tions) témoigne de la rupture entre l’espace public et l’espace social. La seule valo-
risation de la beauté et de l’ancienneté, pratiquée par les commanditaires, laisse de
côté le rôle social de l’espace public et le rôle intégrateur des monuments. Les parcs
choisis pour y placer des monuments tombent dans la même logique : la grande
majorité des parcs sont centraux et appartiennent aux beaux quartiers de Bucarest.
Il semble qu’à travers les monuments post-communistes se perpétue une ségréga-
tion entre le centre et la « périphérie », ségrégation qui peut être le résultat de
l’absence d’une vision sur le rôle social et le rôle de catalyseur des monuments.

Les interviews
À travers les interviews, j’ai examiné la manière dont les commanditaires envisa-
gent l’intégration des monuments dans l’espace public urbain et dans la vie des
habitants. Les thèmes les plus récurrents qui apparaissent dans les entretiens sont
les suivants :
a) La société dans son ensemble doit respecter l’installation des monuments, telle
qu’elle est mise en œuvre par les institutions publiques. Il me paraît ici signi-
90 Les monuments post-communistes de Bucarest entre « espace public » et « espace social »

ficatif de rapporter ici la manière dont un responsable de l’Administration des


Monuments et du Patrimoine touristique a parlé de l’installation du monument
d’Alex I Cuza, personnage qui a apporté des transformations majeures défavo-
rables à l’Église : « L’Église ne peut pas protester quand il s’agit d’un ordre. »
Ainsi, l’une des plus importantes représentantes de la société civile est laissée de
côté dans la prise des décisions regardant les monuments, d’autant moins que
la statue d’Alex I Cuza a été installée dans sa proximité. L’emplacement du
monument face à la Patriarchie peut être interprété comme une affirmation
de force, de pouvoir de l’État à l’égard de la société civile ou, en outre, d’une
potentielle source de pouvoir qui pourrait entrer en compétition avec le pouvoir
étatique. En ce cas, l’espace public sert au discours autolégitimant de l’État et
demeure son apanage.
b) L’incapacité des citadins de percevoir les objets de l’espace public a pour cause
« l’éducation dans la famille et dans l’école ». La relation que les individus
établissent avec le milieu urbain est une conséquence de leur formation anté-
rieure. La relation avec l’espace urbain ne serait que le résultat et non l’une des
causes de la formation des individus. L’espace public est un cadre de vie dans
lequel on devrait se sentir chez soi, il n’est pas un formateur des relations socia-
les. La formation reste l’attribut de l’éducation en famille et à l’école.
c) Le temps est le seul facteur qui accomplit la mission mémorielle des monuments.
La stabilité du monument dans l’espace public et sa qualité artistique sont con-
sidérées comme suffisantes pour remplir son rôle.
Généralement, l’espace public demeure passif et sa participation à la vie des gens
dépend de ceux-ci, de la façon dont ils sont éduqués à recevoir et à comprendre
les stimuli externes. Le potentiel cohésif des monuments et leur intégration sociale
ne sont pas pris en considération. Au mieux, les relations sociales que les monuments
peuvent engendrer sont des relations de voisinage. Il ne s’agit pas de rapports sociaux
fondés sur des idées et des valeurs communes, mais il s’agit de rapports locaux et
réduits aux rencontres occasionnelles.
Mon argument est que, pour remplir des rôles sociaux, les monuments ont be-
soin de bien davantage que d’un bon emplacement et d’une bonne visibilité et
qu’une intégration plus vivante et attentive au contexte urbain est nécessaire. Le pay-
sage urbain, comme l’ont démontré des auteurs classiques comme Georg Simmel ou
les représentants de l’École de Chicago, offre des stimuli visuels et auditifs de plus en
plus agressifs, face auxquels les citadins se protègent par une indifférence crois-
sante et par une attente sélective plus ou moins consciente. Ainsi, les monuments,
comme tout objet public, encourent le risque de rester un simple équipement ur-
bain sans visibilité réelle et sans conséquence au niveau de la vie individuelle et
sociale des citadins. Les démarches proposées par les situationnistes sont, à cet
égard, pertinentes quant à la préoccupation de resituer dans la vie citadine des
objets qui, de manière traditionnelle, ont leur place dans des espaces clos et auto-
suffisants, comme les musées. Resituer les monuments dans des cadres nouveaux
de perception signifie leur donner la force pour être capables de parler à nouveau
aux gens.
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Les monuments post-communistes de Bucarest encourent le risque de l’indiffé-


rence ; même si leur ouverture physique et sociale est suffisante, leurs commandi-
taires n’ont pas pris en considération leur intégration réelle dans la vie quotidienne
des gens. Le potentiel reste important, mais pour faire le passage du potentiel à
l’actuel, un effort est nécessaire afin d’attirer l’attention sociale vers les monuments.
Les inaugurations publiques des monuments ou leur insertion dans diverses publi-
cations, l’emploi des monuments en divers types d’usages comme les commémo-
rations, les festivités, les discours officiels publics, les fêtes nationales ou locales ou
les circuits touristiques, sont absents, pour ne prendre que quelques manières envi-
sageables pour les faire participer à la vie urbaine.

Les monuments post-communistes de Bucarest dans la perspective de la sphère publique


Je voudrais, pour conclure, revenir brièvement au concept de « sphère publique »,
tel que l’a défini Charles Taylor et dont les dimensions principales sont le caractère
métatopique, le caractère extra-politique et contraignant vis-à-vis du pouvoir poli-
tique, et la sécularité, c’est-à-dire le positionnement dans le temps profane. Comme
l’a confirmé la présentation des commanditaires, le processus de production des
monuments reste toujours l’apanage des institutions publiques, donc du pouvoir
politique. La faible représentativité de la société civile dans la production de l’espace
public ne nous permet de parler ni d’un caractère extra-politique, ni d’une contrainte
envers les acteurs politiques. Pareillement, la présence des monuments dédiés aux
personnalités et aux événements fondateurs de l’État national et de la société actuelle
invoque une mémoire et un temps d’une qualité supérieure au temps actuel. C’est
un temps sacré, un temps vertical qui présente toutes les caractéristiques d’un temps
mythique.
Ainsi, les monuments post-communistes de Bucarest ne sont pas voués et ne
peuvent pas participer à la construction d’une sphère publique et d’une opinion
publique. Ils restent des signes du pouvoir politique, des essais d’autolégitimation.
Et même si, comme je l’ai montré ci-dessus, ils ont un potentiel social, les comman-
ditaires ne les font pas valoir dans la vie urbaine.

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