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apparaît comme une singulière erreur, une mélancolique injustice. Pourquoi, en effet, des dons si précis concernant la
science de l'histoire naturelle ont-ils été semés dans le cerveau de ce modeste Breton, fils et petit-fils de
pêcheurs, incapable de les utiliser pleinement parce qu'obligé de gagner sa vie dès son enfance, comme pêcheur
lui-même ?
Et notre Breton passe son enfance en tête à tête avec la mer, le ciel et la solitude, à découvrir des animaux qui
provoquaient son étonnement ou son admiration, excitaient son imagination, enrichissaient sa pauvre petite cervelle
d'enfant malheureux et privée d’instruction.
Mais les animaux marins n'émerveillaient pas Jézéquel tout seul. Il y avait là aussi des « Messieurs » de Paris qui se
passionnaient pour la pêche et s'interpellaient avec des cris de triomphe quand ils avaient découvert quelque
spécimen curieux de la faune maritime. Et ces messieurs, c'étaient... tout bonnement, M. H. de Lacaze-Duthiers,
membre de l'Institut, professeur d'anatomie comparée et de zoologie à la Sorbonne, qui devait fonder et diriger les
fameux laboratoires de zoologie expérimentale à Roscoff même, ainsi que la station de Banyuls sur mer, dans les
Pyrénées- Orientales (laboratoire Arago); Edmond Perrier, devenu depuis directeur du Muséum ; Giard, futur professeur
d'embryologie, biologiste remarquable...
Le petit Joseph avait dix ans. Les « messieurs de Paris», frappés de l'intelligence du gamin et de sa
connaissance des animaux de mer, le chargeaient de missions difficiles :
« Va nous chercher tel mollusque, telle variété de coquillage... »
M. de Lacaze-Duthiers, en particulier, s'intéressait à lui. Et de cette rencontre hasardeuse devait dépendre tout
l'avenir du jeune Breton illettré jusqu'à l'âge de vingt ans, il fut le fournisseur attitré du professeur de zoologie.
Dès que les vacances arrivaient, Joseph Jézéquel allait rechercher pour son maître les animaux qu'il nommait
de leur nom familier en langage breton, mais dont, parfois, il apprenait, pour ne plus l'oublier, l'appellation
scientifique.
Enfin, la vingtième année sonne. Jézéquel n'est guère instruit, ni riche. Mais c'est un rude gars plein de
courage et d'intelligence et qui connaît sur le bout du doigt la faune maritime des parages bretons. Il décide
d'élargir son champ d'observation ; il veut rouler sa bosse, voir du pays et des ciels nouveaux...
Il s'engage dans la marine de l'Etat, pour cinq ans. Et le voilà qui court les mers, aborde en Chine, au Japon, au
Kamtchatka, en Océanie, à Sumatra, Bornéo... Son intelligence s'aiguise, son acquit augmente. Il devient un
homme.
A bord du navire breton, le Kerguelen, où il passe cinq années, son activité, son besoin de s'instruire se
manifestent encore. Le voici dans la timonerie ; le voilà quartier-maître, torpilleur Il revient au pays avec des
galons. Il se sent à l'abri de l'incertitude où il auparavant, où vivent tous les humbles pêcheurs. Sa situation se
dessine ; ses chefs l'encouragent. Il songe à rengager.
Le jour où il devait signer, il manque le tramway : « Ah ! se dit-il, ce sera pour demain. »
Il arrive à Paris en novembre 1881. Il a 26 ans. Il prend possession de son emploi, dans ce laboratoire où il est
encore aujourd'hui. Pendant quinze ans, il trime pour un salaire infime. 79 francs par mois. Certes, son maître,
Monsieur de Lacaze-Dutlliers, est pour lui plein de bontés, mais que peut-il sous ce rapport ?
Déjà son remarquable don d'observation scientifique s’était révélé. Dès 1882, il avait dans la tête les principes
d’un procédé destiné à conserver vivants les animaux marins, procède qu'il ne devait oser révéler que de
longues années après, mais qui est au j ourd'hui universellement employé sans que l'on sache, bien souvent,
qu'il est dû à Joseph Jézéquel.
Jusqu’à cette période là, les animaux conservés dans des cuves d'eau de mer mouraient tous au bout d'un
certain temps, variable selon leur espèce. Les expériences dont ils étaient l'objet s'en ressentaient fâcheusement.
Néanmoins, il continuait,
comme il lui était prescrit, de
changer souvent l'eau des
cuves.
Son peu d'instruction ne lui permit pas de se l'expliquer. Mais l'intuition l'avait mis sur le chemin de la vérité. A
partir de ce jour il ne changea jamais plus l'eau de mer contenue dans ses cuves et bocaux.
Et, depuis ce jour, les animaux ne moururent jamais plus avant leur heure.
Son maître resta rêveur. Mais il adopta la méthode de Jézéquel, se loua de son modeste auxiliaire, et il en fit
publiquement l’éloge dans plusieurs communications officielles à des réunions scientitïques. Jézéquel ne trouvapas
seulement le moyen de faire vivre plus longtemps les animaux dans de l'eau de mer non renouvelée (il en a qui n'a pas été
changée depuis trente ans). Il réussit, comme nous allons le voir, à rendre transparents les corps opaques et à faciliter
ainsi les études des élèves (et même des professeurs) sur les organes en place. Ses préparations s'étendirent aux
carapaces d'oursins qui, grâce à la technique employée par lui et connue de lui seul (nouveau Bernard Palissy),
transforme ces carapaces en véritables objets d'art. Débarrassées de leurs piquants, les carapaces deviennent aussi
dures, aussi vernies et colorées que de la porcelaine. Mais elles sont transparentes et, placées autour d'une ampoule
électrique, elles constituent des veilleuses aux dessins et aux couleurs ravissantes.
A la mort de Lacaze-Duthiers, le professeur Yves Delage fut nommé, en 1885, directeur du Laboratoire de Zoologie de
la Faculté des Sciences. Sous l'influence de cet admirable savant, l'intelligence de Jézéquel se développa encore.
Yves Delage était un travailleur acharné et son exemple constituait pour son entourage un entraînement
irrésistible. L'habileté de Jézéquel fut pour Yves Delage d'un grand secours. Aussi le maître éprouva-t-il un jour le
besoin de le proclamer. Le 15 mars 1918, il fit une communication à la Société Zoologique de France, où il dit tout le
rôle joué par son modeste et si remarquable collaborateur.
Un jour, dans le creux de sa main, Jézéquel me montra un peu de terre grise et desséchée, provenant d'une boîte en
fer-blanc. Cette terre contient des oeufs que des Apus, il y a huit ans, y ont déposés. Il suffit de jeter cette terre
dans l'eau pour assister, une dizaine de jours après, à l'éclosion des jeunes Apus. On voit l'oeuf, semblable à une
petite bonbonnière, s'entr'ouvrir et laisser apercevoir, à l'intérieur, l'animal, d:une jolie couleur orangée. Cette terre
peut se conserver presque indéfiniment. Et l'on peut, à son gré, en la jetant simplement dans l'eau douce, donner
naissance à de nouveaux Apus ; on peut faire renaître de la vie selon son. caprice !
...Aujourd'hui, Jézéquel a 67 ans.
Maurice MONTABRÉ.