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Albert C.

de Veer

Rome et la Bible arménienne d'Uscan d'après la


correspondance de J.-B. van Neercassel
In: Revue des études byzantines, tome 16, 1958. pp. 172-182.

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de Veer Albert C. Rome et la Bible arménienne d'Uscan d'après la correspondance de J.-B. van Neercassel. In: Revue des
études byzantines, tome 16, 1958. pp. 172-182.

doi : 10.3406/rebyz.1958.1185

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rebyz_0766-5598_1958_num_16_1_1185
ROME ET LA BIBLE ARMÉNIENNE D'USCAN
D'APRÈS LA CORRESPONDANCE
DE J.-B. VAN NEERCASSEL

Richard Simon fut mal inspiré lorsqu'il écrivit au sujet de la Bible


arménienne, imprimée à Amsterdam par les soins d'Uscan : « Les
Arméniens sont plus instruits des affaires qui regardent le commerce
que des matières de Théologie. La grande dépense que l'Évêque Uscan
a faite, tant en Hollande qu'à Marseille, pour l'impression de leur
Bible et de plusieurs autres Livres, n'a pas tant été un effet de sa
charité que de l'espérance qu'il a eue de bien vendre ces Livres à
ceux de sa Nation : et c'est ce qui me fait croire, qu'il ne les a pas
altérés ; au lieu que s'ils avaient été imprimés à Rome, et qu'ils eussent
été revus par les Inquisiteurs, il y aurait sujet de craindre qu'on
n'y eût réformé quelque chose (1). »
Manifestement R. Simon n'a pas contrôlé la version publiée par
Uscan; il aurait été aussi sévère pour elle que pour la version arabe,
imprimée à Rome en 1671 par les soins de la Propagande et à laquelle
il reproche d'avoir été faite sur la Vulgate (2). Les critiques, en effet,
sont unanimement d'accord sur le fait qu' Uscan a retouché et comp
lété son édition sur la Vulgate : il y inséra le verset des Trois Témoins
(I Jo., v, 7); il traduisit lui-même sur la Vulgate le 4e Livre d'Esdras
et Γ Ecclésiastique; son Apocalypse aussi, bien que publiée d'après
un manuscrit arménien d'un certain âge, n'en est pas moins une
traduction de la Vulgate (3). Cette constatation, qui contredit la
conclusion de R. Simon sur la valeur du travail d'Uscan, énerve
du même coup son jugement porté à la légère sur les intentions plus
ou moins intéressées de l'éditeur, qui lui servaient d'appui. Quoi qu'il
en soit de ses intentions, en se servant de la Vulgate pour retoucher
et compléter sa Bible, Uscan a agi de sa propre initiative ou sur l'ordre

(1) Richard Simon, Histoire critique du vieux Testament, Rotterdam, Leers, 1685, p. 291.
(2) Ibid., p. 282.
(3) H. Hyvernat, Arménienne (version) de la Bible, dans Vigouroux, Dictionnaire
de la Bible, I2, 1013. Cité DB ; Ermoni, Étude critique de la version arménienne de la Bible,
dans Compte rendu du 4e Congrès scientifique des Catholiques, Fribourg, 1898, 322.
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de son patriarche Jacques IV : les « Inquisiteurs » de Rome n'y sont


pour rien. Cela ne veut pas dire que Rome ait ignoré cette affaire
ou qu'elle s'en soit désintéressée. J'ai trouvé dans la volumineuse
correspondance du Vicaire apostolique des Provinces-Unies,
Jean-Baptiste van Neercassel, 1662-1686, conservée aux Archives
du Chapitre métropolitain d'Utrecht (4) et partiellement éditée dans
les Rijks Geschiedkundige Publication (5), quelques lettres qui ont
trait à ce sujet. Il n'est pas inutile de les verser au dossier ouvert
par R. Simon.

***

Le 3 mars 1663 Girolamo di Vecchii, internonce à Bruxelles, 1656-


1665, ordonna à Neercassel de faire une enquête auprès des impri
meurs hollandais, surtout ceux de Leyde et d'Amsterdam, pour
savoir s'il existait un projet d'éditer une version arménienne de la
Bible, comme les autorités romaines en avaient été informées. Ce
serait probablement des commerçants arméniens qui financeraient
l'entreprise (6). Le 22 mars Finternonce renouvela sa demande. Cette
fois il ajouta que c'était la volonté expresse du Saint-Père d'empêcher
à tout prix la publication d'une Bible par des arméniens schisma-
tiques. Neercassel pourrait solliciter l'intervention des ambassa
deurs de France ou d'Espagne... voire même des États Généraux
ou des Régents d'Amsterdam, qui, en tant que protestants, devaient
eux aussi avoir à cœur de maintenir la pureté originelle des Livres
Saints (7). Malheureusement il ne nous reste que peu de lettres de
Neercassel à l'internonce de cette année. Le vicaire apostolique a dû
protester de son zèle (8), mais faire comprendre en même temps qu'il
lui était impossible d'empêcher cette publication. Dans ces conditions
l'internonce serait heureux de recevoir un exemplaire de la Bible
pour l'expédier à Rome (9). Mais en 1663 il ne pouvait être question
de cela. Et voici pourquoi.
Par défaut d'imprimerie, les Arméniens ne possédaient pas encore
(4) J. Bruggeman, Inventaris van de archieven bij het metropolitaan Kapiitel van Utrecht
van de Roomsch Katholieke Kerk der Oud Bisschoppelijke Clerezy, 1929. Cité OBC, suivi du
n° du volume et d'une date.
(5) R. R. Post, Romeinsche bronnen voor den kerkelijken toestand der Nederlanden onder
de apostolische vicarissen 1592-1727, Deel II, 1651-1686, Rijks Geschiedkundige Publicatiën 84,
La Haye, 1941. Cité RGP, suivis du n° du volume et du n° du document.
(6) OBC, 109, 3 mars 1663.
(7) OBC, 109, 22 mars 1663.
(8) OBC, 109, 12 mars 1663.
(9) OBC, 109, 26 avril 1663.
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au xvne siècle de Bible en langue vulgaire. Ils lisaient les Livres


Saints dans des manuscrits incomplets, rares et coûteux. Sepher Abgar,
secrétaire du patriarche Michel (10), envoyé comme ambassadeur
pour affaires religieuses auprès de Pie IV, profita de son séjour en
Italie pour faire graver et fondre les premiers caractères arméniens.
Il édita en 1565 à Venise le Livre des psaumes qui est l'édition prin-
ceps de la littérature arménienne (11). Cette édition connut de nomb
reuses rééditions, mais elle n'aboutit pas à une publication complète
de la Bible.
C'est l'une des gloires du dynamique patriarche Jacques IV, 1655-
1680 (12), d'avoir pris des mesures efficaces pour combler cette lacune.
En 1656 il envoya son diacre Matthieu de Dsar en Europe pour équiper
une imprimerie. Matthieu se fixa à Amsterdam en 1660, mais il mourut
avant d'avoir rien publié de l'Écriture. Il y trouva sans doute, ou
réussit à y installer, un embryon d'imprimerie arménienne, puis
qu'il y publia lui-même un volume en 1660 et qu'en 1661 Avetis y
réédita le Livre des psaumes d'Abgar (13). Le patriarche cependant
ne se découragea pas. A la suite d'un concile tenu en 1662 il envoya
Uscan (14), évêque de Saint-Serge d'Ouschovank près d'Ërivan,
avec l'ordre exprès de réaliser une édition complète de la Bible en
langue arménienne. Uscan partit dans l'année même. Emporta-t-il,
outre des manuscrits (15), un programme complet prévoyant le recours
à la Vulgate pour des corrections et des compléments éventuels?
Je l'ignore, mais cela me paraît fort probable. Uscan alla d'abord à
Rome, où, dit-on, il fut fort bien reçu par le pape Alexandre VII (16).
Songea-t-il à s'y installer, comme certains auteurs le prétendent?
C'est possible. Je pense plutôt que dès le début Uscan avait l'inten
tion,sinon l'ordre, de s'installer à Amsterdam pour profiter de l'im
primerie dont Matthieu de Dsar, son prédécesseur, avait jeté les bases.
Les mêmes auteurs ajoutent qu'Uscan ne reçut point la permission
de s'établir à Rome (17) parce qu'il avait retouché sur la Vulgate

(10) Michel de Sébaste, coadjuteur de Stephanos V, 1542-1564, et catholicos d'Edsch-


miadzin de 1564-1570. Fr. Tournebize, Arménie dans Dictionnaire d'Histoire et de Géo
graphie ecclésiastique, IV, 373. Cité DHGE.
(11) DB, P, 1011. Cf. Histoire de V imprimerie arménienne, Venise, 1895.
(12) DHGE, IV, 325-326.
(13) Karekine, Bibliographie arménienne (en arménien), Venise, 1883, p. [xvii].
(14) Uscan n'est pas un nom de famille. Il est dérivé d'Ouschovank, siège episcopal,
vulgairement appelé Ouchy = Usci, d'où le nom latin Uscanus = Uscan. Uscan se dit lui-
même Uscanus, Episcopus Sancti Sergii vulgo Usci, OBC, 123, 1er janvier 1669 à Clément IX.
(15) Voir p. 178.
(16) Moreri, Diet, historique..., Paris 1732, VI, Uscan.
(17) Cornely, Historica et critica Introductio, I, 388.
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l'ancien manuscrit qu'il avait apporté d'Arménie (18). Cette raison,


me semble peu probable, quand je vois la Propagande elle-même,
quelques années plus tard, publier une version arabe faite sur la
Vulgate (19). Je ne crois pas d'ailleurs qu'Uscan soit resté à Rome
pendant quinze mois comme le dit Moreri (20). A ce compte il serait
arrivé à Amsterdam au plus tôt vers le début de 1664. Or, le 3 mars
1663 l'internonce de Bruxelles, alerté par Rome, ordonna déjà à
Neercassel d'ouvrir une enquête au sujet d'une éventuelle publica
tion de la Bible par des arméniens schismatiques. Ceci pouvait viser
l'entreprise de Matthieu de Dsar : bien que Matthieu fût mort, son
imprimerie continuait à publier des livres arméniens (21). Je pense
plutôt que c'est le projet de Uscan qui est ici visé. En effet, si Uscan
s'est présenté à Rome comme envoyé du catholicos d'Arménie
pour réaliser l'édition complète d'une Bible en arménien, Rome ne
pouvait pas manquer de surveiller de près son activité : il était de
son ressort de veiller à la transmission pure du texte des Livres Saints.
En s'établissant à Amsterdam, au cœur même d'un pays hérétique,
qui avait tant fait pour introduire en Orient des Bibles pro
testantes (22), Uscan a pu donner l'impression de vouloir se sous
traire à cette surveillance et éveiller ainsi le soupçon d'être schisma-
tique. De fait, Rome parle d'une édition entreprise par des arméniens
schismatiques. Nourrissait-on également à Rome des soupçons au
sujet de l'orthodoxie du catholicos Jacques IV, dont Uscan se disait
l'envoyé? C'est fort possible. Dans le passé l'union des arméniens
avec Rome avait été peu stable. En l'occurrence, Jacques IV avait
été mêlé à des intrigues de succession au patriarcat arménien de
Constantinople au sujet desquelles Rome n'a pu se faire que diffic
ilement une idée exacte des diverses responsabilités. En réalité, Jac
ques IV était bon catholique. Rome cependant n'en acquit la cert
itude qu'en 1680 par la profession de foi que le catholicos renouvela,
pour la troisième fois d'ailleurs, à Constantinople, quelques jours
avant sa mort, en présence du vicaire apostolique Gasparini et du
Père François Guilly S. J. (23). Pour toutes ces raisons la méfiance

(18) Kaulen, Einleitung in die heilige Schrift. § 174, 143.


(19) DB, P, 324.
(20) Op cit., VI, Uscan.
(21) En 1661 : Psaumes, éd. Avetis; 1662 : Livre liturgique, éd. Avetis. Voir Karekine,
op. cit., p. [xvii].
(22) S. Vailhè, Constantinople, dans Diction, de Théol. cathol., Ill2, 1426. Cité DTC.
(23) DHGB, IV, 326.
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de Rome au sujet d'une édition arménienne de la Bible à Amsterdam


était parfaitement compréhensible.

Chose curieuse, jusqu'en 1668 la correspondance de Neercassel


ne parle plus de cette affaire. Il est vrai : cette correspondance peut
avoir des lacunes. Il s'y trouve cependant des preuves que Neercassel
n'avait pas perdu de vue la présence de l'évêque arménien à Ams
terdam ni le but de cette présence. En 1665-1666, Antoine Arnauld
était engagé dans une âpre lutte avec les protestants à propos
du livre : La perpétuité de la foi de Γ Église touchant Γ Eucharistie
(1664). Ses amis mettaient toutes leurs relations à contribution
pour lui procurer des armes contre ses adversaires. Simon Arnauld
de Pomponne, ambassadeur de France à Stockholm, obtint des info
rmations sur la croyance des Russes par Lilienthal, résident suédois
à Moscou (24). De son côté de Pontchâteau s'adressa à Neercassel :
puisque l'univers entier se rencontre en Hollande pour les affaires
commerciales, dit-il, il devait être aisé d'y obtenir des informations
sur la foi des Grecs, des Russes, des Arméniens, des Coptes, etc., dans
la Présence réelle (25). Neercassel se mit en relation avec Uscan et
obtint de lui une attestation, dont de Pontchâteau était si enthous
iaste qu'il voudrait faire la connaissance personnelle de l'évêque
et exprima le désir qu'Uscan traduisît en latin les ouvrages qu'il
avait déjà édités au profit de ses compatriotes (26).

* **

En effet, grâce à l'aide de commerçants arméniens, Uscan avait pu


donner à son imprimerie un équipement en hommes et en matériel
qui lui permettait une productivité intense. Dès 1664 il publia lui-
même divers livres arméniens qui eurent un franc succès auprès de
ses compatriotes émigrés et dans sa lointaine patrie (27). Mais son
principal objectif restait la Bible. Or, le 20 juillet 1668 Neercassel
adressa à la Propagande un rapport sur ce sujet, qui pour n'être pas

(24) V. Grumel, Ligarides Paisios, dans DTC, IX, 755. Voir aussi OBC, 123, 18 janvier
1669, Neercassel à Leslaeus.
(25) OBC, 110, 22 janvier 1666; 24 septembre 1666.
(26) OBC, 110, 22 octobre ,,1666.
(27) Karekine, op. cit., p. [xvn]. De 1664 à 1669 il publia pas moins de 13 volumes sur
divers sujets : liturgie, grammaire, littérature, calendrier, et même le Roman du renard.
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exact, ne manque pas d'intérêt. « L'évêque arménien, qui s'appelle


Uscan, écrit-il, est toujours en plein travail à traduire la Vulgate
latine en arménien. Cette entreprise me semble pleine de dangers;
aussi me suis-je employé à l'en détourner, d'autant plus qu'il ne me
paraît ni expert en latin ni grand théologien, et qu'en outre il lui
manque de recourir aux commentaires des Pères et des exégètes
catholiques. Il s'acharne néanmoins à achever l'œuvre commencée.
En Arménie ses livres sont lus avec beaucoup d'avidité et j'ai cons
taté moi-même en quelle vénération et estime le tiennent tous les
hommes de sa nation. Je pense aussi qu'il s'applique à cette traduc
tion sur l'ordre et au nom du patriarche d'Arménie. J'ignore l'armé
nien;je suis donc dans l'incapacité absolue de porter un jugement
sur son travail et sur la fidélité de sa traduction. C'est pourquoi je
n'ose condamner l'œuvre. Il prétend d'ailleurs bien comprendre le
latin à la lecture, mais il ne le parle pas correctement; en plus, les
autres arméniens louent hautement ses travaux. Il ne pourrait avoir
à sa disposition sa propre presse, ses propres caractères et ses propres
ouvriers, s'il n'était soutenu par un effort financier commun de ses
compatriotes. C'est surtout cette aide empressée que les arméniens
apportent à l'homme qui me retient d'oser critiquer son œuvre, bien
que je ne puisse m'empêcher de suspecter sa traduction quand je me
représente qu'il est lui-même son propre et unique censeur, qu'il
ne s'aide pas des écrits des Pères et qu'il n'est peut-être pas tell
ement au courant de la tradition ecclésiastique. J'attends d'apprendre
de vos Eminences, mes Seigneurs, à qui je me souviens d'avoir fait
parvenir quelques-unes de ses traductions, ce qu'Elles désirent que
je fasse (28). » II valait la peine de citer ce rapport, parce qu'il mett
ait déjà le doigt sur des défauts que les critiques postérieurs repro
cheront à l'œuvre d'Uscan; mais ce rapport était inexact en tant
qu'il laissait entendre qu'Uscan traduisait toute la Vulgate en armén
ien. En réalité Uscan imprimait des manuscrits arméniens et ne
se servait de la Vulgate que pour combler les lacunes (29).
Neercassel ne devait pas tarder à découvrir lui-même son erreur.
Informé par Leslaeus, son procureur à Rome, que les autorités
romaines se montraient de plus en plus soucieuses au sujet de cette
Bible, Neercassel décida d'aller voir Uscan en personne. Il se fit accom
pagner par des hommes qui entendaient l'arménien et par un armé-

(28) RGP, 84, 476. Je n'ai trouvé aucune trace d'un envoi de traductions avant 1668.
(29) Voir p. 178.
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nien qui parlait le hollandais, pour lui servir d'interprète. De cette


visite il rendit compte le 24 août 1668 dans une longue lettre au secré
taire de la Propagande, Mgr Baldeschi (30). Uscan ne traduisait pas
la Vulgate; il imprimait des manuscrits en usage chez son peuple.
Le texte des Septante, disait-il, avait été traduit en arménien dès
l'époque du Concile de Chalcédoine, sous Théodose le Jeune (31);
ses auteurs étaient Mozes Choreanazi, David Merkinazi, Iesnach Goach-
pazi et Lazar Pharibezi, le premier étant évêque, les autres prêtres (32).
Uscan montra un ancien codex arménien, dont Heton, roi d'Arménie,
se serait servi (33). C'est d'après ce codex royal qu'Uscan édite sa
Bible, mais il en divise le texte en chapitres et en versets d'après
notre Vulgate. Il tient pour canoniques les mêmes livres que nous,
mais il ajoute les deux derniers livres d'Esdras. Uscan travaille sur
l'ordre de son patriarche, dont il est le vicaire. Ce patriarche habite
dans les montagnes de l'Ararad, où s'est posée l'Arche. Sa résidence
s'appelle Ezmiadzin, qui se trouve en Perse, mais sur la frontière
turque. Deux autres patriarches arméniens vivent en Turquie : l'un
à Sis en Cilicie, l'autre à Achtamar. Uscan est orthodoxe : il accepte
tout ce que le pape Eugène IV a proposé à croire aux Arméniens lors
du concile de Florence. Il n'y a donc pas lieu de s'inquiéter. Au con
traire! il serait bon d'aider Uscan par des subsides, car il a de gros
frais et la guerre entre la République et l'Angleterre lui interdit d'en
voyer ses livres à Smyrne. Heureusement un commerçant d'Amster
dam s'intéresse à lui.
La Bible sortira des presses au mois de septembre; Neercassel
prendra soin alors d'en expédier un exemplaire à Rome, l'Ancien et
le Nouveau Testament (34).
Comme on le voit, la visite de Neercassel à Uscan n'avait pas été
inutile : elle lui fournit une masse de renseignements qui pour l'essent
iel semblent en accord avec ce que nous savons par ailleurs. Ces
informations cependant n'infirmaient en rien les réserves que Neer-

(30) OBC, 123, 24 août 1668.


(31) Théodose II (le jeune) mourut en 450; le concile eut lieu en 451 sous Marcien.
(32) La transcription des noms arméniens par Neercassel est très défectueuse; nous,
a maintenons telle quelle, de propos délibéré, dans toute cette étude. Qu'Uscan nomme
dans un même souffle ces quatre personnages comme traducteurs des Septante montre
qu'il n'eut qu'une connaissance superficielle du problème. Mais sommes-nous tellement
mieux renseignés?
(33) Haiton II, fin xme siècle : DB, I2, 1011 et DHGE IV, 317.
(34) En lisant superficiellement la correspondance de Neercassel sur la Bible d'Uscan,,
on a l'impression que la Bible entière ne parut qu'en 1668 en deux volumes, l'un pour l'An
cien, l'autre pour le Nouveau Testament. D'après Karekine, op. cit., p. [xvm], l'Ancien
Testament parut en 1666.
ROME ET LA BIBLE ARMÉNIENNE D'USCAN 179

cassel avait exprimées dans son précédent rapport (35) et Rome


exigerait sans doute un contrôle plus sévère. Aussi Neercassel suggér
ait-il à tout hasard quelques noms de personnes aptes à ce travail.
A Leyde, écrivit-il, habite un arménien appelé Candius, qui a tra
vaillé avec feu Golius, professeur de langues orientales, à la compos
itiond'un lexique arabe (36). Cet homme pourrait collationner la Bible
d'Uscan sur les manuscrits arméniens et sur les codices grecs et latins
de la traduction des Septante. Dans ce travail il pourrait être aidé
par un de nos prêtres, qui, ayant appris le grec et l'hébreu en un
temps record, tant sa mémoire est excellente, pourrait bien aussi
apprendre l'arménien. Il est en plus très expert en Théologie et serait
donc tout indiqué pour contrôler cette Bible (37). La visite de Neer
cassel eut encore un autre effet, apostolique celui-là. Neercassel avait
rencontré chez Uscan le neveu de celui-ci, Joannes Leoninus, déjà
diacre, jeune homme fort intelligent, qui avait commencé d'apprendre
le latin, mais avait dû abandonner faute d'argent. On lui avait signalé
encore un autre jeune homme, né d'un père arménien et d'une mère
hollandaise, qui désirait se faire prêtre. Il suggère donc à Baldeschi
de recevoir ces candidats, et éventuellement d'autres arméniens, au
Collège de la Propagande pour en former des missionnaires pour
l'Orient (38).
Au reçu de cette lettre le secrétaire de la Propagande se hâta de
remercier Neercassel de son zèle. En même temps il ne cacha pas son
inquiétude au sujet de la Bible arménienne et supplia Neercassel
de lui en faire parvenir le plus tôt possible un exemplaire avec la
liste des remarques faites par les hommes compétents auxquels Neer
cassel voulait confier le contrôle : Rome tenait à examiner le tout
à son tour. Quant aux jeunes gens, candidats au Collège de la Pro
pagande, il faudrait envoyer un rapport circonstancié sur les dispo
sitions intellectuelles et morales, qui les désigneraient à recevoir cette
grâce (39).
Déjà le 24 septembre l'ensemble de cette affaire fut traité par la
Congrégation. Les décisions qui y furent prises au sujet de la Bible
confirment les directives que Mgr Baldeschi venait d'envoyer à Neer-
(35) RGP, 84, 476 et p. 177.
(36) Lexicon arabicum 1659. Sur Jacques Golius 1596-1667, voir Moreri, op. cit., V.
Golius. Jacques avait un frère Pierre, devenu carme, sous le nom de Célestin de Sainte-
Lydwine; également très versé dans les langues orientales, il aida Sergius Riflus pour sa
version arabe de la Bible, éditée à Rome en 1671. Voir Moreri, V.
(37) Ce prêtre doit être Justus Modersohn, voir Batavia Sacra, II, 410.
(38) OBC, 123, 24 août 1668.
(39) RGP, 84, 499.
180 REVUE DES ÉTUDES BYZANTINES

cassel deux jours plus tôt. Les Pères étaient disposés à accueillir
les jeunes arméniens au Collège si les rapports demandés leur étaient
favorables. En plus, ils allouèrent des subsides d'un montant de
60 écus à Uscan, que Neercassel lui transmettrait à condition qu'il
ne se trouvât pas d'erreur volontaire dans sa Bible. Ces décisions
furent expédiées au Vicaire apostolique le 29 septembre 1668 (40).
En quelle mesure Neercassel a-t-il pu exécuter ces ordres précis
de la Congrégation? Le 18 octobre il annonce à Mgr Baldeschi qu'il
va expédier un exemplaire de la Bible à son adresse, suivi bientôt
de quelques livres liturgiques arméniens. Malheureusement il ne peut
y joindre des remarques critiques, parce que d'une part son théologien
doit encore apprendre l'arménien et que d'autre part Candius, le
savant de Leyde, n'est pas encore disponible. Néanmoins Neercassel
fera tout ce qui est en son pouvoir pour obtenir de Candius qu'il
compare le texte arménien d'Uscan avec le texte grec des Septante.
Il ajoute que la Polyglotte de Londres prétend que saint Jean Chry-
sostome aurait traduit les Saintes Écritures du grec en arménien lors
de son exil en Arménie; si cela était vrai, la Bible arménienne aurait
une grande autorité (41).
Le 26 octobre cependant il doit annoncer au cardinal Barberini,
qu'il n'avait pu envoyer toute la Bible, mais seulement le volume
du Nouveau Testament. Uscan en effet avait cru bon de déléguer à
Rome son prêtre Garabed (42) pour remettre personnellement le
volume de l'Ancien Testament aux cardinaux, Aujourd'hui Neer
cassel envoie un catéchisme édité par Uscan : c'est une exposition
de la foi de ceux d'entre les arméniens qui acceptent et vénèrent le
pape de Rome comme Chef suprême de la religion catholique. Il est
un peu déplaisant d'y voir que le premier commandement est scindé
en deux parties, à la manière des protestants. Interrogé s'il avait
fait cela avec l'intention de condamner le culte des images, Usean
répondit que lui et son peuple admettaient et vénéraient les images.
D'ailleurs, ajoute Neercassel, sur l'autel de son oratoire privé il se
trouve un crucifix et des icônes. Il serait peut-être possible de répandre
en Arménie, par le service d'Uscan, un catéchisme plus développé.
La traduction latine du catéchisme d'Uscan (43) a été faite par Théo-

(40) RGP, 84, 499, appendice.


(41) La Polyglotte de Londres parut chez Thomas Roycroft à partir de 1654.
(42) Garabed (Karapett) réédita à Amsterdam le Livre des Psaumes d'Abgar, en 1664,
Yoir Karekine, op. cit, ρ [xvn].
(43) Karekine, op. cit., p. [xvin] signale en effet en 1667 un livre de Ιά Doctrine chrétienne
en arménien et en latin.
ROME ET LA BIBLE ARMÉNIENNE d'USCAN 181

dore Petraeus (44). C'est un danois, qui a fait jadis un voyage en Orient
aux frais de son roi. Il doit avoir récemment surveillé à Londres
l'impression d'un grand lexique. Actuellement il séjourne à Ams
terdam. Bien qu'il soit luthérien, on pourrait peut-être lui confier
la collation de la Bible arménienne sur le texte grec des Septante.
Neercassel n'ose plus recommander les candidats arméniens au Collège
de la Propagande; sans doute ne répondaient-ils pas à son attente (45).
Il promet enfin de ne transmettre les 60 écus alloués à Uscan qu'après
un nouvel examen de son orthodoxie (46). Ce fut chose faite avant
Noël. Uscan reçut les 60 écus et en remercia le Pape Clément IX
par une lettre autographe dans laquelle il inséra une profession de foi
qui finissait ainsi : Merito ergo a S0 Paschasio in Chalcedonensi Synodo,
cuius décréta fidemque sequor, et cum qua Eutichetis impia dogmata
Dioscorique sacrilega detestor, Romanus Pontifex Apostolicus et
Catholicus sive Universalis vocatur Episcopus (47). Je pense que
Neercassel a dû surveiller la composition de cette lettre, ne fût-ce
que pour le latin... Le même jour il écrit au cardinal Barberini sur
le nouvel entretien qu'il a eu avec Uscan, l'évêque de Saint-Serge
en Arménie. Il Fa sérieusement examiné sur les erreurs des Grecs
et des Arméniens. Uscan professe que le Saint-Esprit procède du
Père et du Fils; il se sert de pain azyme; la consécration se fait par
les paroles du Christ et le pain et le vin sont changés vraiment en
Corps et en Sang du Seigneur; il embrasse la foi de Chalcédoine, loue
la condamnation de Dioscore, est fidèle au Siège de saint Pierre et
reconnaît sa place exceptionnelle au-dessus de tous les sièges épis-
copaux du monde ainsi que sa stabilité dans la foi... Uscan se déclare
prêt à imprimer un catéchisme pour les arméniens qui soit entièr
ementécrit d'après les indications du Saint-Siège. Il assure que son
Patriarche serait heureux de l'adopter, car il est très favorable à
l'Église latine; il a été jadis instruit solidement dans sa doctrine par
un certain évêque Paul, de l'ordre des Dominicains (48). Uscan tra
vaille en ce moment à composer un dictionnaire latino-arménien,
pour que ses compatriotes puissent apprendre le latin; il a sous presse

(44) Petraeus est mort en 1673. Il succéda à Golius comme professeur de langues orien
tales, à Leyde : Moreri, VIII.
(45) Neercassel, disciple de saint Charles Borromée et ami des Messieurs de Port-Royal,
était très sévère pour l'admission des candidats au sacerdoce; toute sa correspondance
en fait foi.
(46) OBC, 123, 26 octobre 1668.
(47) OBC, 123, 1er janvier 1669.
(48) II s'appelait Paulus Piromalli, O.P. du couvent d'Edschmiadzin. Voir DB, P, 1013.
182 REVUE DES ÉTUDES BYZANTINES

un livre de géographie, fait des plans pour une histoire de sa patrie


et rêve d'éditer de nouveaux livres liturgiques. C'est donc un homme
qui peut contribuer énormément au développement de la vérité ou
de l'erreur parmi son peuple. C'est pourquoi Neercassel fait tout son
possible pour l'aider, lui et son peuple... Le neveu d'Uscan apprend
le latin d'un de mes prêtres les plus instruits, qui à son tour apprend
de lui l'arménien. Ce prêtre sera bientôt capable de contrôler les
travaux d'Uscan, car Théodore Petraeus, après tout, n'est pas l'homme
qu'il nous faut : il est luthérien et très orgueilleux et pourrait de ce
chef introduire des hérésies (49).
Ce jour-là encore Neercassel écrivit à Mgr Baldeschi au sujet du
catéchisme projeté. Je crois y lire qu'Uscan espérait recevoir de Rome
un texte tout fait, car Neercassel donne l'avis de composer ce texte
en langage très simple en évitant les termes scolaires. Pour cet avis
il demande des excuses : Zelus habendi aliquem in Armenis fructum
et congenitus mihi candor Belgarum me facit loquacem (50).

***

De ces plans apostoliques rien ne s'est réalisé en Hollande. En 1670


Uscan transporta son imprimerie à Marseille, où il mourut quelques
années plus tard. Ses successeurs rencontraient de vives oppositions
de la part de compatriotes envieux. Les autorités de Rome et de
Paris leur rendaient finalement le travail si difficile qu'ils retour
nèrent à Amsterdam en 1783 (51). Mais ceci est hors de mon propos.
J'ignore si Garabed est jamais arrivé à Rome avec son volume de
l'Ancien Testament. Bien des années plus tard les cardinaux écri
virent à Neercassel pour en obtenir un exemplaire. Celui-ci pouvait
en juillet 1682 annoncer au cardinal Altieri que tous les exemplaires
imprimés à Amsterdam avaient été expédiés en Arménie. Un seul
exemplaire était resté, propriété privée d'un commerçant arménien.
Neercassel l'acheta et l'expédia à Rome par la première occasion (52).
Albert C. de Veer
Paris.

(49) OBG 123, 25 décembre 1668, vieux style, à Barberini.


(50) OBC, 123, 25 décembre 1668, vieux style, à Baldeschi.
(51) DB, F, 1012.
(52) OBG, 125, 10 juillet 1682.

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